lundi 7 mars 2011

Jean-Paul Sartre, évoqué par Alfred Tomatis

Il y eut, en revanche, un professeur qui malgré son renom, son charisme, n’exerça aucune influence sur moi. A tout ce qu’il nous raconta – et Dieu sait qu’il parlait facilement, et d’abondance ! – je ne compris rien du tout. Il serait plus exact d’écrire, pour utiliser une terlinologie dont le lecteur a déjà deviné qu’elle m’était chère, que je n’entendis rien du tout. Reprenant des années plus tard, alors que j’achevais mes études de médecine, meds cahiers de l’époque, je tombai sur celui qui m’avait servi à prendre des notes pendant ses cours. Sur la première page, dans la marge, j’avais écrit :
J’ai eu Jean-Paul Sartre comme prof. de philo. Je crois que j’ai eu la chance de ne rien comprendre à ce qu’il m’a dit.
Exceptionnellement brillant, Sartre était alors obnubilé par l’obligation qu’il s’était faite de devenir existentialiste, ce qu’il n’était pas du tout au début de sa carrière philosophique. Il nous faisait du Heidegger à longueur de cours, sans d’ailleurs nous citer ses sources. Sans aller non plus jusqu’au bout de la pensée heideggerienne puisqu’il ne tenait aucun compte de l’évolution du maître allemand vers l’essentialisme qui, plus que l’existentialisme, est au fond de sa philosophie. Cela posé, la vitalité et l’éclat de son intelligence, le brio de ses improvisations faisaient de lui un homme capable de se montrer persuasif en parlant sans préparation sur n’importe quel sujet. C’était extrêmement impressionnant. Si impressionnant qu’en prenant au sérieux et au pied de la lettre tout ce qu’il disat, une partie de la classe sombra dans le désespoir, allant chercher une solution à son angoisse dans la drogue et même en certains cas extrêmes dans le suicide. L’autre partie, à laquelle j’appartenais, ne s’en sortit que parce qu’elle ne « mordait » pas au langage et à la pensée philosophiques (moi-même, qui devais passer ma vie là-dedans, je m’étais bien juré de ne jamais m’intéresser à rien de ce qui était philo ou psycho !). Pour nous, toutes ces considérations alambiquées, ces raisonnements d’un type nouveau, représentaient le comble du saugrenu. Un jour de composition, j’avais été inscrire au tableau noir, par dérision, trois sujets complètement farfelus. Je me rappelle encore leurs titres : « Il n’y a pas de rideau sans tringle. Discuter. », « L’amour chez les nègres », et « Les pensées d’une escalope crue ». Lorsque Sartre entra dans la classe, il jeta un coup d’œil au tableau… et nous demanda de traiter ces trois sujets-là ! Personnellement j’étais d’autant plus désarcçonné par ce type d’nseignement que suivant à la fois les cours de math-élém. et ceux de philo., j’avais pour m’initier aux mêmes questions un autre professeur qui se nommait Bastide et qui était pour sa part la rigueur et la logique incarnées.
En réalité, il m’arrivait de saisir certaines choses dans les exposés extraordinairement riches de Sartre. Mais ces choses-là se trouvaient être aux antipodes de mes propres conceptions. La métaphysique sartrienne (c’était l’époque de La nausée) étrait trop exclusive d’espérance pour opérer sur moi la moindre séduction. L’homme, il n’empêche – ce qu’on pouvait en connaître à travers le professeur et le professeur lui-même – était par sa vitalité et sa pénétration d’une stature exceptionnelle.
Je ne pouvais le suivre, en tous les sens du terme, parce que j’étais alors ce que je suis toujours resté : un croyant et un idéaliste.

Alfred Tomatis, L’oreille et la vie (Robert Laffont . dépôt légal 1977 & éd. Février 1982 . 315 pages) pp. 37-38

au même lycée Pasteur, l’auteur (1er Janvier 1920 + 25 Décembre 2001) eut comme professeurs d’histoire successivement Auguste Bailly et Petiot (alias Daniel-Rops)