dimanche 29 août 2021

 

la folle du logis

 

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2008
https://doi.org/10.3917/inli.584.0020



2006/4





1En guise d’entrée en matière, pourquoi ne pas relever une bévue lexicographique qui, par sa persistance même, nous mène au cœur de notre problématique ? Sous l’entrée « fou » du Robert, on lit en effet : « Fig. et litt. “la folle du logis” : l’imagination (Malebranche) ». Or c’est là une attribution erronée qui en répète une autre, tout aussi fantaisiste : c’est proprement Voltaire qui invente la métaphore tout en l’attribuant à Malebranche [2][2]Voir la mise au point de G. Rodis-Lewis dans Malebranche,…, reformulant à sa façon l’association de la folie et de l’imagination attestée sous la plume du philosophe [3][3]L. II (ER), P. III, chap. I, p. 155.. Ainsi, le discours malebranchiste aurait si fort impressionné l’imagination de Voltaire que celui-ci a cru avoir lu ce que Malebranche n’a jamais écrit ! Plus encore : en vertu de la force contagieuse de l’autorité savante des lexicographes, cette fausse citation se serait propagée et installé dans les esprits... Ne tient-on pas alors la preuve par l’exemple de la validité des critiques malebranchistes dont on retrouve ici les termes essentiels ?

2Mais une telle preuve n’est-elle pas foncièrement ambivalente ? La citation fictive lancée par Voltaire n’atteste-telle pas aussi la force impressive de l’écriture de Malebranche lui-même ? Car à la lecture de certaines pages de notre corpus, il faut bien reconnaître une fécondité imaginative bien proche de celle qu’il décrie… Est-ce à dire que la puissance de l’imagination est telle qu’il n’a pu s’y soustraire ? Finalement, Malebranche aurait-il cédé, comme l’ont pensé certains de ses contemporains, à cela même qu’il a dénoncé avec une constance exemplaire [4][4]L’ensemble de son œuvre témoignant de cette préoccupation… ? La question est donc de savoir s’il y a moyen de lever ce qui apparaît à première vue comme une flagrante contradiction.

3Pour y répondre [5][5]Pour un examen plus approfondi de ces questions, voir notre…, il convient de passer rapidement en revue les principales pièces du procès qu’il instruit contre l’imagination. Elles s’ordonnent sur trois plans : épistémologique, moral et théologique. À quoi s’ajoute le plan linguistique dont on constate qu’il fédère tous les autres. Et nous verrons que c’est en envisageant la critique de l’imagination selon cet axe-là qu’il est possible de comprendre pourquoi Malebranche s’autorise à user de la puissance de l’imagination contre elle-même, à « aller contre le vent par la force même du vent », pour reprendre une formule d’Alain [6][6]Alain, Vigiles de l’Esprit, propos du 25 mai 1912.. La contradiction levée, il s’agira de rendre compte de la « manœuvre » en examinant ce qui éclaire au mieux ce qu’entreprend Malebranche dans le Livre II : le recours à l’ironie.

​I – Le procès de l’imagination

4« L’erreur est la cause de la misère des hommes » : telle est l’affirmation sur laquelle s’ouvre De la recherche de la vérité. Et à l’ouverture du Livre II, c’est à l’imagination que Malebranche attribue d’abord la puissance de tromper. Encore faut-il préciser que notre faculté de (re)produire des images à l’occasion de mouvements corporels n’est devenue falsificatrice qu’une fois l’union de l’esprit et du corps muée en assujettissement, le primat de l’intelligible ruiné par le péché. Originellement ordonnée, comme les sens, à la conservation du corps, elle poursuit certes son office d’avertissement, mais elle échappe aussi, sans crier gare et même avec « une malignité particulière » [7][7]Traité de morale (TDM) (1684), Œuvres II, P. I, Ch. XII, § I,…, à la juridiction de la raison. Débridée, égarante, hors de toute mesure, elle jette la confusion dans l’esprit rendu incapable, sans un effort d’attention coûteux, de discriminer bien du corps et bien de l’esprit. C’est pourquoi, elle afflige chacun de nous d’« une espèce de folie » [8][8]L. II (ER), P. III, chap. I, p. 155. (ne variant qu’en dégré selon les individus), et se montre d’autant plus « fourbe » que, comme le dit Pascal, « elle ne l’est pas toujours » [9][9]Pascal, Pensées, éd. de Ph. Sellier, coll. Agora, Paris,…. Reste ce « grand principe » : « l’imagination […] ne parle que pour le bien du corps » [10][10]TDM, P. I, chap. XII, § X, p. 531..

5À partir de là, le procès de l’imagination se déroule selon les plans mentionnés plus haut et dont on verra qu’ils sont étroitement liés.

​1 – Plan épistémologique : l’imagination s’oppose à la connaissance vraie

6Incapable par définition de fonder la connaissance vraie, l’imagination leurre d’abord l’esprit en faisant passer ce qui n’est qu’une conviction sensible pour une conquête de la raison. La difficulté où nous sommes de distinguer ce qui est du corps et ce qui est de l’esprit a permis que s’établisse une épistémologie en tous points fallacieuse, fondée qu’elle est, non sur des idées claires, mais sur le témoignage ténébreux des sens puissamment corroboré par l’imagination. Ainsi, méconnaissant que Dieu est seul dépositaire de toute efficace, attribuant aux corps une puissance d’agir, l’homme a échaffaudé une pseudo-physique proprement chimérique.

7D’abord, en renonçant à critiquer ce que suggère la « voix du corps », à savoir que « les sensations sont dans les objets » [11][11]RDV, Œuvres I, L. I, chap. XVI, p. 125. Et, selon Malebranche,… : témoin de ce « faux principe » [12][12]Ibid., un énoncé comme « le feu brûle » ou comme « cette fleur embaume ». Or, à strictement parler, des énoncés de ce type, qui constituent à nos yeux les fondements solides et élémentaires de nos discours sur le monde, sont « des paroles vides de sens ». Les sensations sont des « modifications » de l’âme, les corps n’en sont que les causes occasionnelles : ce parfum, c’est Dieu qui me le fait sentir et il appartient à mon âme. Or, la généralisation du « faux principe » se conjuguant à la propagation par l’usage linguistique de ce type d’énoncés impertinents, l’homme ne s’avise plus du fait qu’il prête à des entités imaginaires des qualités sensibles, la « force d’agir » et « quelquefois la puissance de « raisonner » [13][13]Ibid., L. I, chap. XII, p. 101., et qu’en cela, il témoigne d’un esprit a-scientifique et, pout tout dire, païen.

8En outre, avocate éloquente du corps et de ses valeurs, l’imagination les impose à notre esprit non seulement comme la principale partie de nous-mêmes, mais encore comme le centre par rapport auquel le reste de l’univers prend place et signification : anthropocentrisme – et même égocentrisme – qui signe la démesure orgueilleuse de l’homme [14][14]« Certainement si on se regarde comme le centre de l’univers,…. On comprend alors qu’aux yeux de Malebranche, la science de l’homme qui s’y rattache soit à la fois caduque et périlleuse. Et de Montaigne, par exemple, réputé pour être fin connaisseur en la matière, il faudrait enfin admettre que « ses discours sont mal raisonnés, mais bien imaginés » [15][15]L. II, (ER), P. III, chap. V, p. 197. Sur Montaigne, voir infra., que son anthropologie est un pur galimatias inspiré par l’amour-propre et l’orgueil.

9Au total, loin d’avoir forgé une science, l’homme n’a façonné qu’un monde illusoire à sa convenance et à sa mesure.

​2 – Plan moral : l’imagination entretient la confusion du bien et du plaisir

10Cependant l’attribution indue de l’efficace aux corps – ceux-ci, s’imagine-t-on, « sont les causes véritables des sensations » [16][16]RDV, L. I, chap. XVII, p. 129. – a aussi de lourdes conséquences morales. Pour en prendre la mesure, il faut d’abord rappeler cette idée capitale pour le philosophe : Dieu nous anime du désir invincible d’être heureux [17][17]« J’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur,… et le plaisir (dont Il est seul cause) a été institué comme un moyen et non comme un fin : manifestant sensiblement de la présence du bien, il doit nous porter à Dieu, aviver notre amour pour Lui, et non nous ramener aux corps. Or, l’on voit bien tout le parti que peut tirer l’imagination quand elle domine un esprit incapable de discriminer cause véritable et cause occasionnelle, et partant, de reconnaître le véritable statut du plaisir : redoublant et intensifiant les sollicitations des sens, elle attache l’homme aux corps et lui inspire une axiologie tout entière structurée en fonction des plaisirs et des déplaisirs qu’ils lui procurent. Car que l’on soit épicurien ( et qu’on se laisse aller à « toutes sortes de voluptés ») ou que l’on soit stoïcien (et que l’on nie orgueilleusement pouvoir être dominé par ses sens [18][18]Sur la vision malebranchiste de l’épicurisme et du stoïcisme,…), l’on pense la vie morale en fonction du sensible et l’on enclot la recherche du bonheur dans un cadre étroitement terrestre.

11Ainsi, l’on s’en tient, vertueusement croit-on, à une recherche du plaisir immédiat, et l’on tient pour morale une existence livrée à tous les appétits : appétit de jouissance, de savoir ou de pouvoir.

​3 – Plan théologique : l’imagination nous sépare de Dieu

12On l’a compris : à tous égards, l’effort philosophique de Malebranche tend vers l’appropriation de toutes choses à Dieu. On ne saurait trop y insister car c’est dans ce cadre que prend sens le procès que le philosophe chrétien instruit contre l’imagination. Car il ne suffit pas de dire que l’imagination travaille à l’hégémonie du sensible ; encore faut-il préciser que lui cédant, l’homme hypothèque funestement son salut. Maîtresse ès simulacres, elle tend à masquer la fin dernière de la destinée humaine et éloigne l’homme de Dieu – Dieu qui « veut l’homme tout entier, ses pensées, ses mouvements, ses actions » [19][19]TDM, P. I, chap. XII, p. 535.. Or, sous l’empire de l’imagination, l’homme n’est pas seulement enclin à oublier sa vocation : le voilà tenté de nier sa finitude. C’est ainsi que l’imagination sait inspirer aux uns une auto-sacralisation impie et aux autres, une admiration idolâtre. De ce point de vue, si la posture du « bel esprit » et de ses fanatiques peut être tenue pour le point d’aboutissement de cette attitude blasphématoire, il est clair qu’aux yeux de Malebranche, tous les hommes, à des degrés divers, sont touchés par la tentation d’usurper dans l’esprit d’autrui une place qui n’est due qu’à Dieu. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ces lignes du Traité de morale, précieuses, nous le verrons, pour saisir ce que Malebranche a entrepris dans le Livre II :

Au lieu de prendre la posture d’un homme qui adore, et de tourner les esprits et les cœurs vers celui-là seul qui veut être adoré, il [le bel esprit] s’élève dans l’esprit de l’homme : il y prend une place honorable. Il entre dans le sanctuaire de ce Temple sacré, la demeure principale du Dieu vivant ; et par l’éclat et le faste sensible qui l’environne, il prosterne les imaginations faibles à ses pieds, et se fait rendre un véritable culte, un culte spirituel, un culte qui n’est dû qu’à Dieu[20][20]Ibid. Nous soulignons. Voir aussi L. II (ER), P. II, chap.….

Cette dérive cultuelle est aussi, pourrait-on dire, une dérive culturelle entretenue de siècle en siècle par la tradition : depuis l’Antiquité païenne, ne propose-t-on pas à l’idolâtrie de tous « le divin Platon » ou bien Aristote, « le génie de la nature » [21][21]L. II, (ER), P. II, chap. VI, p. 127. C’est Malebranche qui… ? Car, répète-on avec une désastreuse crédulité, « ce sont des hommes tout divins » [22][22]Ibid.. Ne s’est-on pas aussi paresseusement voué à redire, réécrire, recopier à l’infini des contre-vérités cultivées par les imaginations les plus folles et reçues sans examen critique ? Or, Dieu, dépositaire de toute efficace, l’est aussi de toute autorité, parce qu’il est Auteur de toutes choses et unique source de vérité : la connaissance vraie est affaire de réception et non de création – réception dont la cause occasionnelle est notre « attention », définie comme une « prière » de l’esprit à Dieu que Malebranche, à la suite de saint Augustin, appelle « le Maître intérieur ». L’on comprend pourquoi Malebranche voit dans la tradition culturelle, ses valeurs, ses discours et ses prétendus grands hommes, un exemple majeur de l’imposture entretenue par l’imagination.

​4 – Plan linguistique : l’imagination fait du langage « un galimatias perpétuel » [23][23]TDM, P. I, chap. VI, p. 475.

13Tout ce qui précède l’atteste : la puissance de l’imagination est étroitement liée à au langage et à l’usage qu’en font les hommes.

14En lui-même, le langage témoigne de mille façons de la confusion dans laquelle l’imagination tient notre esprit. Nous avons mentionné l’erreur qui consiste à prêter aux êtres et aux choses des qualités sensibles : or, la débusquer suffit à invalider une grande partie du lexique [24][24]Par ex. les noms de qualités (« l’amertume »), les adjectifs…. À y regarder de près, notre langage fourmille d’impropriétés, d’approximations [25][25]Voir par ex. le mot « vin », L. II, (ER), P. II, chap. VIII,… et nombre d’« anthropologies », selon le mot de Malebranche, entachent jusqu’à l’image que l’on se fait de la puissance divine : lui donnant « un corps, un trône, un chariot, un équipage, les passions de joie, tristesse, de colère », on projette sur Dieu les « manières d’agir ordinaires aux hommes » [26][26]Traité de la nature et de la grâce (1680), Œuvres II, « Ier…. Très largement inspiré par les sens et l’imagination, notre langage constitue aux yeux de Malebranche un système d’erreurs institutionnalisées. Et l’image ( la métaphore, dans l’exemple cité ci-dessus) joue un rôle prépondérant dans cette imposture.

15Cependant les sortilèges de l’image n’agissent pas seulement dans notre langage ordinaire. Leur puissance est démultipliée par la rhétorique (et ses figures) et généralement par l’usage qu’en font ceux qu’on pourrait appeler les professionnels de la parole : les orateurs, les beaux esprits, les commentateurs, les savants et, en général, tous ceux qui « s’érigent eux-mêmes en auteurs » [27][27]L. II, (ER), P. II, chap. VII, p. 134.. Quoiqu’ils ne travaillent, dit Malebranche, qu’à magnifier l’erreur, on leur accorde d’autant plus notre crédit et notre admiration qu’ils font impression sur notre imagination et nous procurent du plaisir. Plus encore, la puissance d’enchantement est telle chez certains qu’elle anéantit tout exercice de la raison :

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… ceux qui les écoutent, étant beaucoup plus touchés par la mesures de leurs périodes, et par le mouvement de leurs figures, que par les raisons qu’ils entendent, ils se laissent persuader sans savoir seulement ce qui les persuade, ni même de quoi ils sont persuadés [28][28]RDV, L. VI, P. I, chap. III, p. 601..

17L’on voit par là que l’empire de l’imagination trouve un puissant adjuvant dans le langage. C’est pourquoi la problématique linguistique est centrale dans ses écrits, articulant, aux dires mêmes de Malebranche, les trois plans que nous venons de distinguer : « Leur langage [des hommes] est corrompu comme leur cœur : il ne fait naître dans l’esprit que des idées fausses, il n’inspire que l’amour des objets sensibles » [29][29]TDM, P. II, chap. VII, p. 582.. Mais, conformément à l’économie [30][30]Les trois premiers Livres examinent successivement les erreurs… de la Recherche, c’est dans le Livre II que se manifeste le plus clairement l’urgence qui s’impose au philosophe chrétien : combattre l’emprise profonde, intime du langage sur l’esprit, ruiner l’« édifice » discursif entretenu depuis des siècles par la tradition et proposé à la vénération crédule des hommes.

18L’ennui, c’est que le langage est le seul à pouvoir livrer ce combat. Il convient donc d’en user de telle sorte qu’il se retourne contre l’imagination. Il s’agit d’ébranler les esprits et même les « frapper » [31][31]Méditations chrétiennes et métaphysiques (1683), Œuvres II, XV,… car, reconnaît Malebranche, « comme les choses sont présentement, il n’y a plus humainement parlant de remède qui ne soit violent » [32][32]Conversations chrétiennes (1677), Œuvres I, VIII, p. 1278.. D’où le travail de sape auquel il se livre délibérément [33][33]Il faut lire à cet égard le « IXe Éclaircissement » qui en… dans le Livre II, d’où le déploiement d’une écriture propre à renverser les idoles de toutes sortes qui tiennent l’homme sous le joug du corps : il lui faut en proposer une autre image, ce que le philosophe appelle « changer la face que les choses ont prise dans son esprit, dans son imagination, dans ses sens » [34][34]Voir par ex. MCM, XVIII, p. 391.. Et tout particulièrement, il s’agit de les faire paraître sous un jour ridicule[35][35]Jamais ce mot (associé à d’autres termes du même champ lexical…. Dans sa faiblesse, l’esprit dispose contre l’imagination et sa puissance d’un arme redoutable : l’ironie, dont la force dévastatrice éclate dans le Livre II.

​II – La « dissection des choses majestueuses » [36][36]Nous empruntons à V. Hugo ce titre de L’Homme qui rit.

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Sganarelle
Aristote, là-dessus, a dit… de fort belles choses !
Géronte
Je le crois.
Sganarelle
Ah ! C’était un grand homme ! [37][37]Molière, Le Médecin malgré lui, Acte II, sc. IV.

20L’ironie est une notion délicate à manier, cependant c’est en toutes rencontres ce qui démembre, lamine les discours reçus, ce qui introduit le désordre dans toutes nos mises en ordre langagières, morales, scientifiques ou encore religieuses ; l’ironie inquiète, déconcerte en ce qu’elle éclaire d’un jour nouveau cette « réalité » à laquelle nous croyons et nous « collons ». Bref : l’ironie, parce qu’elle suspend les fausses évidences, réouvre l’esprit à la question du sens. C’est de cette vertu éminemment libératoire que Malebranche entend jouer.

21Précisons ici qu’à ses yeux, l’ironie ne s’oppose en rien à l’esprit chrétien [38][38]Sur ce point, Malebranche rejoint Pascal ; cf les Provinciales,…. Au contraire. D’abord, parce que sa finalité est d’amener l’homme à ré-ordonner sa vie selon Dieu en lui découvrant ses extravagances. Ensuite, parce qu’en tout cela, il n’est question que de stigmatiser des actes (non des personnes [39][39]Sur la dissociation de l’acte et de la personne, voir TDM, P.…) et de désigner aux rieurs ces « choses » prétendument « majestueuses » devant lesquelles on fait révérence. S’il s’autorise à produire dans le Livre II une plaisante galerie de ridicules, c’est que les auteurs qui y figurent sont autant de métonymies désignant au lecteur des pratiques humaines déréglées [40][40]C’est pourquoi, par exemple, la personne d’Aristote importe…. Ce sont elles qu’armé d’une écriture démystificatrice Malebranche ironiste [41][41]Il importe de préciser que Malebranche ne s’exclut pas du… entend viser.

22Il s’agit principalement pour le philosophe de s’en prendre à des pratiques qui signent la victoire du corps sur l’esprit. Ou, pour le dire autrement et dans le cadre de sa conception mécaniste du corps héritée de Descartes, à tout ce qui manifeste, tout en la légitimant, la tyrannie du matériel et du machinal sur le spirituel. À cet égard, tout le Livre II constitue le tableau général d’une humanité gagnée par le machinal. Au reste, cette vision de l’homme est si prégnante qu’on la retrouvera au fil des œuvres et nombreuses sont les pages où l’essentiel du propos de Malebranche dans Livre II est repris, ainsi dans ces lignes des Entretiens sur la métaphysique et sur la religion :

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C’est que l’homme est une machine qui va comme on la pousse. C’est beaucoup plus le hasard que la raison qui le conduit. Tous vivent d’opinion. Tous agissent par imitation. Ils se font même un mérite de suivre ceux qui vont devant, sans savoir où [42][42]EMR (1688), Œuvres II, V, p. 759..

24Et compte tenu de ce que nous avons établi plus haut, on ne s’étonne pas que l’ironiste s’en prenne spécialement à des pratiques machinales à la fois intellectuelles et langagières.

25Il convient à présent de donner quelques exemples. Mais on ne peut ici qu’ouvrir des pistes d’étude : il est impossible d’envisager tous les effets d’ironie (et leurs enjeux) qui peuvent se loger dans des détails modestes, peu voyants au premier abord, mais qui n’en contribuent pas moins à l’entreprise générale de sape.

​1 – Figures de l’accumulation

​La polymathie

26C’est d’abord la mise en liste d’éléments hétéroclites qui signale chez ceux qu’on tient pour savants une tendance compulsive à accumuler machinalement. Disséquant la marotte érudite que sont la collection ou le « cabinet de curiosités », le philosophe y découvre un agrégat disparate et proprement insignifiant que l’imagination présente à l’esprit des savants comme autant de signes d’un savoir éminent et d’autant plus profond qu’il est obscur :

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On recherche les médailles anciennes quoique rongées de rouille, et on garde avec soin la lanterne et la pantoufle de quelque ancien, quoique mangées de vers : leur antiquité fait leur prix. Des gens s’appliquent à la lecture des rabbins parce qu’ils ont écrit dans une langue étrangère, très corrompue et très obscure [43][43]L. II (ER), P. II, chap. III, p. 112..

28Cependant les érudits ne se contentent pas d’entasser ainsi au mépris du bon sens, ils font aussi de la rétention d’opinions – pathologie particulièrement bien illustrée dans le chapitre V de la seconde Partie à propos de la question de l’immortalité de l’âme [44][44]Ibid., chap. V.. Il n’est question là encore que de collectionner les opinions, même les plus incompatibles, et d’établir des « généalogies ridicules » dont Malebranche se plaît à restituer, tout au long du chapitre, le tracé aussi embrouillé que dérisoire [45][45]Ibid..

29Au total, ce qui passe pour une élite intellectuelle a toutes les allures d’une collection de Trissotin, chargés eux aussi d’un bien « ténébreux butin » [46][46]Molière, Les Femmes savantes, Acte IV, sc. III.

​L’accumulation argumentative

30Nous touchons ici au fonctionnement automatique de l’esprit quand il reproduit, par un effet simultané de raideur et de vitesse acquise, une même structure argumentative. C’est là la manifestation d’un appareillage mental de réitération d’autant plus efficace que ses « réglages » ont été parfaits par toute une tradition discursive. Le cas exemplaire est celui de Tertullien qui justifie l’adoption du manteau de philosophe par tous les changements sublunaires [47][47]L. II (ER), P. III, p. 171-172.. Empruntant aux Livres II et III du De Pallio, Malebranche produit une version grotesque de l’expolition qui révèle en Tertullien une véritable machine à faire des phrases, capable, à partir de l’analogie posée, de se saisir de tous les changements sublunaires pour accumuler à sa fantaisie de tels énoncés en série. D’où la « chute » qui semble s’imposer d’elle-même :

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Peut-on de sang froid, et de sens rassis tirer de pareilles conclusions, et pourrait-on les voir sans en rire, si cet auteur n’étourdissait et ne troublait l’esprit de ceux qui le lisent ?

​2 – Figures de la répétition

​Les perroquets de Malebranche

32Si le philosophe a malicieusement suggéré que les érudits ne sont qu’une sous-espèce des psittacidés [48][48]Voir dans RDV, L. II, P. I, chap. VII, p. 188, l’analogie…, il apparaît qu’à ses yeux, le psittacisme [49][49]Phénomène d’imitation qui, sur le plan social, se traduit par… est fort répandu et produit notre ordinaire galimatias. Il n’est de meilleur exemple ici que le passage consacré à ceux qui, médecins ou pas, diagnostiquent tous azimuts le scorbut [50][50]L. II (ER), P. II, chap. II, p. 106-107. Faute de place, nous…. Dans ces lignes, Malebranche entend saisir à sa source le processus mécanique qui aboutit à l’annulation d’un signifiant dès sa création. Dans le cas de « scorbut », l’emballement machinal, rendu sensible par la concaténation et la répétition, lui donne immédiatement une extension illimitée puisqu’on l’accole à toutes les maladies (présentes…et futures). Au fur et à mesure que le mot est répété dans le passage, il gagne en impertinence par rapport au réel, acquiert même une sorte d’autonomie et se résoud en une inanité sonore dont l’écho se multiplie. Et comme la visée satirique est évidente, l’on ne peut qu’avoir en tête le « personnel » moliéresque, ses médecins d’abord (Sganarelle, Diafoirus…) mais aussi tous ses monomaniaques : n’entend-on pas ici la gent médicale hoquetant « scorbut » à tout propos comme Harpagon hoquette compulsivement « sans dot » ?

33À peu de choses près, on peut conduire la même analyse à propos de l’« entêté » d’Aristote, qu’il soit l’illustre Averroès [51][51]Ibid., chap. VI, p. 127-128. ou qu’il demeure un pédant anonyme, tel celui dont Malebranche précise qu’il « n’a plus tout à fait ce qu’on appelle le sens commun » [52][52]Ibid., chap. VI, p. 131. :

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Ainsi un homme entêté d’Aristote ne peut goûter qu’Aristote : il veut juger de tout par rapport à Aristote : ce qui est contraire à ce philosophe lui paraît faux : il aura toujours quelque passage d’Aristote à la bouche : il le citera en toutes sortes d’occasions, et pour toutes sortes de sujets ; pour prouver des choses obscures que personne ne conçoit, pour prouver aussi des choses très évidentes, et desquelles les enfants même ne pourraient pas douter ; parce qu’Aristote lui est ce que la raison et l’évidence sont aux autres.

35Le recours à la répétition joue doublement ici : il dénigre l’autorité du philosophe grec « réduit » à trois syllabes mécaniquement réitérées et rend presque audible la voix de l’aristotélicien qui parle moins qu’il n’émet des sons. Vacuité d’esprit d’autant plus sensible que Malebranche prend soin, ironiquement, de mêler le lexique du jugement au pur phénomène acoustique qu’est devenu « Aristote ». Un effet d’ironie supplémentaire se produit à la faveur du voisinage de ce passage avec la périphrase désignant Aristote comme « le génie de la nature »… Signalons au passage que ce n’est là qu’un exemple de l’usage de la « proximité humiliante », qui n’est pas la moins efficace des armes de l’ironiste [53][53]Averroès fait les frais de son voisinage avec sa réplique….

​Le ramage polyglotte

36Dans le même ordre d’idée, il faut faire place à la question des emprunts aux langues étrangères : latin, grec et arabe pour l’essentiel, c’est-à-dire les langues dites savantes. C’est là aussi l’apanage de la gent érudite que de déployer sans retenue une rhétorique des citations valorisée par la tradition humaniste. À cet égard, l’admirateur d’Euclide qui « entasse du grec » [54][54]Ibid., chap. VI, p. 130-131. est une figure paradigmatique propre à éclairer l’attitude des « commentateurs » et de tous ceux qui se piquent de « science » :

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Il y a bien des gens que la vanité fait parler grec, et même quelquefois d’une langue qu’ils n’entendent pas […]. Mais le dessein de la plupart des commentateurs, n’est pas d’éclaicir leurs auteurs, et de chercher la vérité ; c’est de faire montre de leur érudition […] Ils ne parlent pas tant pour se faire entendre ni pour faire entendre leur auteur, que pour le faire admirer et pour se faire admirer eux-mêmes avec lui. Si celui dont nous parlons n’avait pas rempli son livre de passages grecs, de plusieurs noms d’auteurs peu connus […], qui aurait lu son livre, qui l’aurait admiré, et qui aurait donné à son auteur la qualité de savant homme et d’homme d’esprit ? [55][55]Ibid.

38La « farcissure » polyglotte (et généralement la rhétorique des citations) ne signe pas seulement la défaite de l’esprit critique : elle met aussi à nu un fétichisme du mot ou du discours, une allégeance aveugle à la parole humaine sacralisée – allégeance ambigüe, sans doute, puisqu’il s’agit en réalité pour les auteurs d’instrumentaliser l’héritage discursif (déjà suspect en soi aux yeux de Malebranche) afin de satisfaire leur vanité. Au vrai, ce qui est convoqué ne l’est que dans la mesure où cela fonctionne comme une signal d’érudition partant, de distinction ; signal émis à seule fin de déclencher des applaudissements. Les langues « savantes » n’ont alors plus le statut de langue à proprement parler : les citations connotent la « science ». Par leur obscurité même, elles sont destinées à tracer une frontière entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Pire encore, à conforter le public dans l’idée que ceux qui savent, véritables élus, sont dépositaires d’une vérité pour lui inaccessible.

39Et dernière cette comédie du faux-savoir, que l’ironiste s’acharne à nous dévoiler en nous livrant quelques échantillons du boniment savant, nous retrouvons des enjeux de taille. En effet, s’il ridiculise la rhétorique des citations, c’est qu’elle institue et ritualise le recours aux livres de « maîtres » alors que la vérité ne peut s’apprendre qu’auprès du Maître intérieur. C’est pourquoi maint page du Livre II visent à disséquer de telle manière cette « chose majestueuse » qu’est l’érudition en général, qu’elle apparaisse finalement non seulement comme un véritable analphabétisme spirituel, mais encore comme une pure et simple mystification car il n’y a, en matière de vérité, ni élection ni autorité humaine. Travailler à le faire croire est probablement le méfait le plus funeste dont l’imagination soit capable.

​3 – Montage de citations

40Une autre manière de faire échec à cette superstition auctoriale qui insulte à l’autorité de l’unique Auteur est justement de retourner le rhétorique des citations contre elle-même : de prélever dans les textes censés faire autorité et offerts à l’admiration de tous de quoi les congédier. Il s’agit donc pour l’ironiste de procéder à des montages en sorte que, laissant « parler » l’auteur qu’il convoque dans un champ discursif déjà miné par ses soins, cet auteur se disqualifie de lui-même, en et par son propre discours.

41Mentionnons d’abord le traitement dévasteur qui est réservé à l’ouvrage du savant anglais consacré aux Éléments d’Euclide [56][56]Ibid., chap. VI, p. 128-130. La technique du collage [57][57]On peut faire une analyse semblable du traitement réservé à… de citations est propre à jeter une lumière démystificatrice sur la glose de cet « illustre entre les savants ». Sa fatuité et son ridicule éclatent dans cette prose emphatique malicieusement recomposée par Malebranche. C’est notamment la répétition mécanique des compléments d’« explicare » et d’« explicavi » qui caricature le phrasé pompeux des louanges que le savant s’adresse. Le latin lui-même, pris dans cette mécanique, n’est pas s’en éveiller des échos moliéresques, tout correct qu’il soit. Et le coup de grâce est donné quand, par la seule vertu du montage, s’impose à l’esprit du lecteur non pas l’image d’un géant du savoir que le savant voudrait luimême lui présenter, mais celle d’un lilliputien de l’esprit, écrasé par l’élémentaire, par ce qui, par définition, n’a pas à être expliqué et qui, pour être appris, ne demande « pas une heure à un esprit médiocre »! Accorder à ce « grand homme » le congé auquel il aspire ne fait donc pas difficulté…

42C’est cependant contre le livre de Montaigne que le dispositif révèle toute son efficacité. Malebranche en use, dans le chapitre [58][58]Ibid., P. III, chap. V. qu’il lui consacre, comme d’une machine de guerre. La virulence du procédé est à la hauteur de la réputation dont jouit Montaigne et que le philosophe interprète, lui, comme la manifestation en quelque sorte hyperbolique de la force de l’imagination. Les quelques vingt-cinq citations prélevées dans les Essais (du simple mot à l’extrait de six à sept lignes) font l’objet d’un montage qui les défigure sciemment et sans équité. Mais avant de comprendre ce qui motive cette caricature outrée, restituons en quelques mots le « bricolage » auquel se livre Malebranche.

43Tout se joue dans la manière dont Malebranche inscrit les citations dans son propre texte tout en estompant l’identité de Montaigne.

44En fait, il se livre à une véritable réécriture des Essais, y prélevant des passages qui, décontextualisés, perdent ce qui leur donnait forme et signification, aboutant des fragments initialement séparés, et parfois de plusieurs pages. Ainsi le passage qui met en présence l’araignée et l’homme [59][59]Ibid., p. 196-197. : Montaigne est enclin à accorder à l’animal « délibération, pensement et conclusion » (encore doit-on préciser qu’il adopte la tournure interrogative). Mais accoler cette citation à la suivante (extraite trente pages plus loin), celle qui affirme que la supériorité de l’homme ne tient qu’à « sa beauté », n’est-ce pas une façon de suggérer insidieusement que Montaigne nous engagerait à nous distinguer dans un domaine (la beauté, le culte de soi) où, au moins, l’araignée ne peut nous faire concurrence ? Quelle conclusion s’impose, si ce n’est celle tirée par le philosophe tire lui-même ?

45En outre, et dans le même temps, l’on observe que le nom propre « Montaigne » s’efface au profit d’une désignation générique (« un homme ») complétée par une série de propositions chargées d’exhiber ces citations pour le moins arrangées. Locuteur devenu anonyme, dépouillé de tout ce qui peut le distinguer, sinon ses paroles, l’auteur des Essais ne doit être jugé que sur ce qu’on nous rapporte de son livre… Texte piégé, fabriqué de toutes pièces par Malebranche qui use des italiques comme des signaux d’ironie destinés à mettre en relief les propos sur lesquels il veut arrêter le regard du lecteur, mis en demeure d’en juger.

46On ne peut alors que s’interroger les raisons de cette virulence. Malebranche lui-même nous met sur la voie. D’abord, il s’agit pour lui de détromper des lecteurs trop complaisants : ce soi-disant contempteur de la pédanterie cache un pédant accompli et vaniteux ; et ceux qui lui prêtent une particulière pénétration ne sont que les dupes de son subtil langage d’imagination [60][60]Ibid, p. 190.. Le philosophe ne saurait rompre ce charme maléfique autrement que par l’outrance. C’est aussi le disciple de Pyrrhon qu’il veut dénoncer, et d’autant plus vivement que Montaigne lui semble dangereusement dogmatique, avançant sur la nature de l’âme des assertions qu’il ne peut admettre [61][61]Ibid., p. 195-196.. Mais c’est sans doute dans la première citation qu’il fait des Essais qu’il faut chercher son mobile profond : « C’est moi que je peins […]. Je suis moi-même la matière de mon livre ». Non seulement Malebranche y voit une vanité sans exemple, mais encore et surtout, il voit dans l’entreprise des Essais une exploration de l’intériorité sans Dieu. Le philosophe chrétien considère Montaigne comme un écrivain de l’intériorité mais qui, trop occupé de lui-même et asservi au sensible, n’a pas compris que l’intériorité révèle Dieu, qu’elle est le « lieu » du Maître intérieur et que la seule justification de l’acte d’écrire est de travailler à y « conduire » son lecteur.

47C’est pourquoi le contre-exemple de Montaigne incite Malebranche à expliciter en contraste son propre projet d’écriture :

48

Toutes les créatures ont une obligation essentielle de tourner les esprits de ceux qui les veulent adorer, vers celui-là seul qui mérite d’être adoré ; et la religion nous apprend que nous ne devons jamais souffrir que l’esprit et le cœur de l’homme qui n’est fait que pour Dieu, s’occupe de nous, et s’arrête à nous admirer et à nous aimer. […]
Montaigne n’a fait son livre que pour se peindre, et pour représenter ses humeurs et ses inclinations : il l’avoue lui-même dans l’avertissement au lecteur inséré dans toutes les éditions : C’est moi-même que je peins, dit-il. Je suis moi-même la matière de mon livre. Et cela paraît assez en le lisant : car il y a très peu de chapitres, dans lesquels il ne fasse pas quelque digression pour parler de lui, et il y a même des chapitres entiers où il ne parle que de lui. Mais s’il a composé son livre pour s’y peindre, il l’a fait imprimé afin qu’on le lût. Il a donc voulu que les hommes le regardassent et s’occupassent de lui [62][62]Ibid., p. 191-192..

49Cette mise au point est d’autant plus importante qu’on peut y lire la justification indirecte du recours à l’ironie. S’offrant impudemment à l’admiration idolâtre des hommes, Montaigne est de ceux à qui il est urgent d’arracher leur masque, de ceux dont il est littéralement salutaire de faire éclater la vacuité.

50Si Montaigne ne dépare pas la galerie de ridicules [63][63]Notons que Montaigne n’est pas non plus indemne de psittacisme… que nous venons d’examiner, c’est que tous ont en commun de tenir sur le monde des discours également impertinents, et que tout est chez eux vaine gesticulation, babillage creux et vaniteux : ils tiennent tous, d’une manière ou d’une autre, de la machine parlante, puisqu’en eux c’est « le jeu de la machine » qui domine. Automates érudits, cuistres « entêtés », adeptes du ramage polyglotte, auteurs révérés ou pédants anonymes, tous sont les protagonistes d’une comédie du faux-savoir aussi dérisoire que dangereuse et que l’imagination dirige avec maestria.

51Pourtant, si, faisant sonner avec une verve toute molièresque les hochets dont les hommes se divertissent, l’ironiste en éclaire l’inanité sous un jour à la fois plaisant et cruel, sa visée va bien au-delà. Emplissant à dessein le Livre II des vains échos de la parole humaine, il veut éveiller en son lecteur le désir, l’attente d’une autre parole, de la seule Parole qui soit pour le philosophe : celle du Maître intérieur qui ne peut s’entendre, répète à l’envi Malebranche, que dans le silence des sens, des passions et de l’imagination. Sans doute l’ironiste est-il impuissant à « installer » en son lecteur un tel silence. Mais orchestrant avec brio la cacophonie des machines parlantes (dénudant aussi les rouages de la mécanique sociale), il peut espérer interloquer si vivement son lecteur que celui-ci pourrait se mettre en quête de la Parole vraie. Aussi bien, la force de l’imagination, quand elle est retournée contre elle-même, a son prix.

​Notes

L’édition de référence (ER) du Livre II, « De l’imagination » (P. II et III) de De la recherche de la vérité (RDV), est celle d’A. Minazzoli, coll. « Agora », Paris, Presses Pocket, 1990.

Voir la mise au point de G. Rodis-Lewis dans Malebranche, Œuvres II, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1992, p.1225. À l’exception de celles extraites du corpus étudié dans l’édition de référence, les citations sont prises dans l’édition de G. Rodis-Lewis, Œuvres I (1979) et Œuvres II (1992).

L. II (ER), P. III, chap. I, p. 155.

L’ensemble de son œuvre témoignant de cette préoccupation constante, il nous paraît indispensable pour éclairer les enjeux du Livre II, d’élargir notre corpus en nous référant à d’autres textes, même postérieurs.

Pour un examen plus approfondi de ces questions, voir notre Écriture et philosophie chez Malebranche, coll. « Lumière classique », Paris, H. Champion, 2004.

Alain, Vigiles de l’Esprit, propos du 25 mai 1912.

Traité de morale (TDM) (1684), Œuvres II, P. I, Ch. XII, § I, p. 527.

L. II (ER), P. III, chap. I, p. 155.

Pascal, Pensées, éd. de Ph. Sellier, coll. Agora, Paris, Pocket, 2003, p. 105.

TDM, P. I, chap. XII, § X, p. 531.

RDV, Œuvres I, L. I, chap. XVI, p. 125. Et, selon Malebranche, le mérite revient à Descartes d’avoir prouvé que les corps ne sont susceptibles que de figures et de mouvements.

Ibid.

Ibid., L. I, chap. XII, p. 101.

« Certainement si on se regarde comme le centre de l’univers, sentiment que le corps inspire sans cesse, tout l’ordre se renverse, toutes les vérités changent de nature », TDM, P. I, chap. V, p. 469.

L. II, (ER), P. III, chap. V, p. 197. Sur Montaigne, voir infra.

RDV, L. I, chap. XVII, p. 129.

« J’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heureux […]. Je sais même que Dieu ne fera jamais d’esprits qui ne désirent d’être heureux », RDV, L. III, P. II, chap. VII, p. 352 et passim.

Sur la vision malebranchiste de l’épicurisme et du stoïcisme, voir RDV, L. I, chap. XVII, p. 131.

TDM, P. I, chap. XII, p. 535.

Ibid. Nous soulignons. Voir aussi L. II (ER), P. II, chap. VIII, p. 140.

L. II, (ER), P. II, chap. VI, p. 127. C’est Malebranche qui souligne.

Ibid.

TDM, P. I, chap. VI, p. 475.

Par ex. les noms de qualités (« l’amertume »), les adjectifs correspondants et les énoncés prédicatifs qui en usent (« ce fruit est amer »).

Voir par ex. le mot « vin », L. II, (ER), P. II, chap. VIII, p. 146- 47.

Traité de la nature et de la grâce (1680), Œuvres II, « Ier Discours », P. II, art. LVIII, p. 56.

L. II, (ER), P. II, chap. VII, p. 134.

RDV, L. VI, P. I, chap. III, p. 601.

TDM, P. II, chap. VII, p. 582.

Les trois premiers Livres examinent successivement les erreurs des sens, de l’imagination et de l’entendement.

Méditations chrétiennes et métaphysiques (1683), Œuvres II, XV, art. IV, p. 336.

Conversations chrétiennes (1677), Œuvres I, VIII, p. 1278.

Il faut lire à cet égard le « IXe Éclaircissement » qui en constitue une manière d’exégèse.

Voir par ex. MCM, XVIII, p. 391.

Jamais ce mot (associé à d’autres termes du même champ lexical comme « impertinent », « vain » ou « bagatelles ») n’est aussi fréquent que dans le Livre II.

Nous empruntons à V. Hugo ce titre de L’Homme qui rit.

Molière, Le Médecin malgré lui, Acte II, sc. IV.

Sur ce point, Malebranche rejoint Pascal ; cf les Provinciales, « Onzième lettre ».

Sur la dissociation de l’acte et de la personne, voir TDM, P. II, chap. VII, p. 585 : l’ironisé mérite « compassion », seuls ses dérèglements appellent une cinglante réprobation.

C’est pourquoi, par exemple, la personne d’Aristote importe peu : voir L. II, (ER), P. II, chap. V, p. 119.

Il importe de préciser que Malebranche ne s’exclut pas du nombre des ironisables possibles. Sur ce point, voir notre Écriture et philosophie chez Malebranche, éd. cit., p. 125-28.

EMR (1688), Œuvres II, V, p. 759.

L. II (ER), P. II, chap. III, p. 112.

Ibid., chap. V.

Ibid.

Molière, Les Femmes savantes, Acte IV, sc. III.

L. II (ER), P. III, p. 171-172.

Voir dans RDV, L. II, P. I, chap. VII, p. 188, l’analogie établie entre les perroquets et leurs petits et les savants et leurs enfants.

Phénomène d’imitation qui, sur le plan social, se traduit par une forte tendance à l’imitation, comme le montre le chap. II de la Partie III : dans ces pages, Malebranche met à nu la mécanique sociale et fait se mouvoir les figurants en fonction d’un seul principe : le mimétisme.

L. II (ER), P. II, chap. II, p. 106-107. Faute de place, nous ne reproduisons pas ce passage.

Ibid., chap. VI, p. 127-128.

Ibid., chap. VI, p. 131.

Averroès fait les frais de son voisinage avec sa réplique grotesque, l’« entêté d’Aristote ».

Ibid., chap. VI, p. 130-131.

Ibid.

Ibid., chap. VI, p. 128-130

On peut faire une analyse semblable du traitement réservé à Sénèque : faisant alterner des citations latines avec sa propre traduction condensée, il ruine efficacement le dispositif métaphorique qui permet à Sénèque de porter Caton « jusque dans les nues ». Il peut ensuite insinuer que, « ne pouvant ou n’osant tirer de vengeance réelle de l’offense », le sage stoïcien ne manifeste que lâcheté et orgueil. Voir L. II (ER), P. III, chap. IV.

Ibid., P. III, chap. V.

Ibid., p. 196-197.

Ibid, p. 190.

Ibid., p. 195-196.

Ibid., p. 191-192.

Notons que Montaigne n’est pas non plus indemne de psittacisme comme le prouvent la liste des quatorze noms d’« anciens philosophes » dressée par Malebranche et la mention « de plus de cinquante noms d’auteurs différents avec leurs opinions » en l’espace de « trois ou quatre pages », p. 194-95.