samedi 14 février 2015

tentative d'élucider en manière et en but ce que je veux écrire



L’écrit que je tente… je le voyais sous deux aspects. L’approfondissement et la systématisation de mon expérience de la vie, à travers d’apparentes diversités, pas seulement la continuité en tous domaines dont j’ai pris conscience il y a peu : façon d’aimer, façon de me disperser, façon d’échouer à écrire du comestible et convictions autant qu’appétits en politique et pour des sujets précis, le gaullisme ou plutôt DG, la Mauritanie, mais une façon d’en jouir et de vouloir en témoigner, la faire partager, le spirituel comme source et comme communion en inspiration et en expression. La mobilisation de deux séries de matériaux : les personnages de ma vie, les thèmes et situations. Avec peut-être la réflexion sur ce qu’est réussir, ce qu’est l’unité d’une vie et d’une conscience, ce qu’est l’amour et ce que sont les grandes situations et les grands sentiments, grands au sens d’englober, de rendre compte, de fonder.  J’ai commencé sans véritable préméditation ni en méthode ni en plan ni en prévision d’aboutissement, d’un point d’aboutissement. C’est le point de départ qui m’est venu. Celui qui écrit et ne serait pas moi assemble ses matériaux pour régler un problème de couple, celui qu’a diagnostiqué au début de cette semaine : MCC, problème de couple avec l’écriture, parabole de l’impuissance et de la stérilité qui sont à présent miennes sauf les précautions ou les adjuvants que permettent la médecine et que JPD il y a quinze ans et maintenant m’a fait découvrir. Et j’ai vite eu envie de détailler des situations ou des aventures, tout simplement l’une d’à présente, le dialogue de pas une minute avec L. Intervenant : je, au lieu d’écrire : il, j’ai peut-être trouvé le scenario. Une théorisation et une recherche d’un côté, des illustrations et des aveux, illustrations par le passé, des aveux au présent. Il pourrait ainsi y avoir une liste de personnages, décrits explicitement par le ou les moments qu’ils m’ont donnés, une liste et une typologie de situations : le succès, l’échec, l’impuissance, la fécondité tant littéraire qu’amoureuse et plus encore charnelle, la paternité, les rencontres de mentors par le livre ou par la fréquentation directe, humaine, vécue. Il y aurait la continuité de comportement et de convictions, le spirituel, le politique et avec des addictions   : longtemps la drague, longtemps les achats de tableaux et de livres, la photo de nu, le nu féminin, mais aucune de celles qui lient à jamais (jeu, alcool, vol) et dont j’ai reçu la grâce d’être protégé. L’inclassable mais le décisif, trame de vie : la prière et la lectio divina, la maison ou l’appartement, la résidence, la sensation des continuités et dépendances généalogiques, notre nom, mes ascendances, curiosité et réalité ne portant plus seulement sur les miens et des deux « côtés » maternel et paternel, mais sur ma belle-famille et sur les suites, notre fille. Ce qu’il adviendra de cette maison et de cette propriété, lutte et coût obsessifs. Ce qu’il adviendra de mes livres et de mes manuscrits ou papiers, sans y enfermer ma femme et notre fille survivantes. Les batailles et suspenses : concours, disgrâces, procès. L’émotion des intimités qui commencent, des rencontres en fortes sensations d’affinités, jeunes filles ou jeunes femmes pour la plupart, mais des partages intenses avec certains aînés, gens politiques ou religieux et prêtres. Le bonheur inexprimable, très longtemps répété, de plus en plus savouré à mesure que je discernais combien c’est une grâce que « cela marche », la place donc dans la vie, individuelle, dans la vie du couple, dans la relation au monde et pour la foi en la beauté. La vie de groupe, la fratrie, les tentatives en politique, en classes d’âge et promotion scolaire. Le recevoir d’apprendre, l’auto-formation de  certaines époques, la recherche documentaire à d’autres, les années de lecture, celles d’écriture. Le rapport à l’argent, le rapport à la maladie, la santé. Les affleurements de la mort, il y a vingt ans, puis il y a quinze ans, puis maintenant, si différents dans leur succession, celle-ci imprévisible autant qu’exclue.

Alors, une façon de bataille entre il et je pour régler cette crise du couple : l’écriture et moi, qui dure sans doute depuis 1968 et mes deux premiers échecs amoureux, les fiançailles convenues puis brisées, la présentation qui me séduit mais dont toute suite m’est aussitôt refusée : N et L. Et une autre manière de résoudre la crise : y ajouter un matériau totalement nouveau si je parviens à réaliser le projet que je n’énoncerai pas dans ce texte, car je veux l’écrire comme si ma vie avait cessé et qu’il ne me restait, pour un peu de temps, que les moyens et la disposition de récapituler, de comprendre et donc de rendre la copie. A l’éditeur, et plus encore à moi-même. Serai-je content de ce qui aura ainsi surgi ? et de quoi suis-je aujourd’hui constitué ? de ce qui me rend si heureux de le posséder (mon unité intime, mon retour pour chaque instant à l’amour, principalement à l’amour de ma chère femme et de notre fille,  vivre et partager dans le même temps et à l’âge que j’ai l’extrême jeunesse et le cramponnement commencé de la vieillesse) et me fait donc insensible à ce qui me captait autrefois immanquablement, et dont je sens bien souvent que cela n’a pas disparu, sauf que le lien possible, je le rejette et que si même il commençait de se nouer, je me l’arracherais du tour de moi. Voilà où j’en suis, ce soir. – Tout cela, cependant, peut-être sera mis en cause demain… Depuis mes premières lignes mercredi, j’ai bafouillé et surtout je me suis dépris de mon travail puis y suis revenu le trouvant, au moins en structure, pas inintéressant. Il y a donc le défi de produire quelque chose, et si je devais ne pas y arriver ces jours-ci, ce serait le signe (comminatoire ?) que décidément ce ne me fut jamais possible, un mirage et un projet comme d’autres, irréaliste et ne me correspondant pas, faute que j’en ai les moyens. Donc vraiment passer désormais à autre chose. Et enfin la difficulté que le matériau surtout pour le présent, ne m’appartient pas en propre ni exclusivement. Dans ma vie, ce que j’ai laissé passer, en quoi très précisément j’ai déçu et qui ? mes grands péchés au vrai.

jeudi 12 février 2015

écrit - suite 4 de l'esquisse

journal d'il y a cinquante ans


nuit du vendredi 12 au samedi 13 Février 1965                           03  heures




« Le soir est femme »  Valéry.

Dîner dansant chez Catherine C.. Bonne. Souriante. Simple. Fait la connaissance de Henriette B. que j’ai admirée dès que je l’ai aperçue, un peu inaccessible d’apparence. Mais sympathie profonde. Cheveux très blonds et naturels. Robe noire. Bras nus. Collier de grosses perles argent. Des yeux bleus, verts. Souvent levés, qui ont souvent rencontré les miens. C’est peut-être la première fois que j’ai regardé une jeune fille dans les yeux en dansant. 2° année licence en droit. Licence es letttres classiques. Sainte Marie des Invalides. Un frère à peine aîné (Sciences-Po et Droit). Une sœur en philo brune. Deux autres frères. Père X. Sympathie profonde. Trouble, car possibilité de rencontre vraie.

« Et nous, qui avons tout quitté pour Te suivre ? »

Sentiment que je ne peux me donner à elle, car je suis appelé à me donner totalement à Dieu, et qu’en choisissant le Christ, je choisis tout. Mais renoncement.

Son visage va flotter en moi, tous ces jours-ci. Je n’aime guère son prénom, mais sa silhouette, son visage, tout elle-même. « Il le créa homme et femme ». « Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ».

Comme l’homme est fait pour faire route avec la femme. (D’ailleurs, H. disait que le choix de sa femme par un homme, est bien révélateur de cet homme). Vocation bien spéciale et bien eschatologique pour ne pas épouser une femme.

Isabelle, très occupée par le ski. J’ai surtout aimé en elle, même ce soir, l’Isabelle d’autrefois : mélancolique et boute-en-train, maternelle et espiègle. Existe-t-elle encore ?


*
*      *


Déjeuner seul avec l’ambassadeur de la R.I.M. [1] . De plain-pied. Amitié qui est en train de naître. L’estime est réciproque. C’est d’ailleurs le premier Mauritanien qui m’accueille pour moi-même. Les étudiants m’ayant accueilli, pour faire plaisir à madame Darde, très probablement. Mais quand même avec beaucoup de gentillesse

Comme la diplomatie est tentante, qui – avec mon tempérament, mes goûts et mes possibilités – me donnerait tant d’occasions de dialogue et de découverte. Renoncement.

« Et nous qui avons tout quitté pour Te suivre ? »

Je ne sais où tu me mènes, Seigneur, mais la Croix n’est pas loin.



[1] - il s’agit toujours d’Abdallahi Ould Daddah, aîné d’Ahmed – opposant « historique » depuis 1991, des militaires au pouvoir depuis 1978 jusqu’à présent, sauf quinze mois de tentative démocratique par le seul élu à la tête du pays au deuxième tour d’un scrutin pluraliste et internationalement contrôle – tous deux sont demi-frères  du Président Moktar Ould Daddah

écrit - suite 3 de l'esquisse



Je délibère d’intervenir, mais je choisis de respecter mon compagnon à l’ouvrage, de ne pas le commenter. Ou seulement  lui dirai-je ce qu’il m’apporte. Il me fait comprendre que jusqu’à son travail, les situations, les événements constituaient mon gisement tandis que maintenant ce sont les personnes qui se dégagent ou plutôt ce que je n’ai su connaître d’elles, alors qu’elles seules m’intéressaient, me suscitaient mais je ne le savais pas. Je ne regrette pas qu’elles me soient restées mystérieuses à leurs époques respectives. Côte à côte, périodiquement, à heure fixe ou par hasard, à longueur d’années ou pendant quelques minutes, la communion ou l’étreinte – le furtif d’une perspicacité d’âme que je croyais jumelle de l’autre parce qu’il constituait soudainement tout le paysage ou la grâce de l’étreinte qui est danse des profondeurs, vertige dont on peut revenir, mais cela n’est pas su d’emblée, ni peut-être même souhaité – me suffisaient.

Quelque chose – ce temps-ci dans le défilement de mon existence, dans ce que je vis comme de l’extérieur – a changé. Age ou sacrement. Ce qui m’eût ébranlé est une simple salutation. Ainsi hier en fin d’après-midi, la conclusion d’un échange entre quelques-uns sur une page d’évangile se faisait difficilement. Certains s’accrochaient à leur façon de comprendre le texte, d’autres arguaient de variantes surprenantes pour la traduction, on ramait sans se pénétrer de la solution, regarder ce Christ singulier, homme de dialogue s’il en fut quand arriva la fille d’un des particicpants. Je fus soudain dans ce qui avait pendant des décennies donné à mon existence et à sa course sans décision, une continuité, celle de ma vulnérabilité. J’ai toujours été sensible au charme féminin, indépendamment d'ailleurs de la beauté conventionnelle ou de mode, ou de l'âge, ou même de l'attitude réserve ou de disponibilité. Ce qui m'a conduit à des épisodes ou à du partage. Les personnages de mon compagnon, mais que je ne rencontrais et n’accompagnais qu’en situation et qu’en circonstances. Je jouissais plus de celles-ci que d’eux. Cependant, surtout quand ce n'est que l'instant de la mutuelle présence, si partielle soit-elle, j'étais émerveillé que ce charme existe, action de grâces donc. Je l’ai reconnu aussitôt à sa prise sur moi, à un enveloppement m’isolant de tout ce qui m’occupait à l’instant et me faisant oublier les témoins de mon extase. Seul, le prêtre qui avait proposé notre exercice, remarqua ma concentration et la transformation de ma voix, de mon visage. Je disais à la jeune fille ce que je voyais : elle donc. Elle répondait par le nombre de ses enfants, me faisait déduire l’âge que je ne lui aurais pas supposé. Son texte ne correspondait pas au teint de son visage qui avait lui aussi changé, comme le mien. J’avais conscience de lui donner ce qu’elle allait garder longtemps en elle, un talisman contre la suite de sa vie, le vieillissement de ses affections et de son corps, la garantie qu’elle s’était attachée un instant quelqu’un d’autre que ses habituels personnages, à elle.

J’ai voulu expliquer à notre unique témoin la perfection de ce moment, revenant malgré moi à ce comportement de toute ma vie, la sensibilité à la situation, à sa dialectique sans aller à l’impossible divination de ce qu’en regard de moi vivant celle dont je reconnaissais qu’elle me pénétrait. Un aveu et une interrogation dont je ne sais non plus comment un célibataire par état de vie et de consécration de soi, a pu les recevoir. Je ne suis pas un converti à l’impassibilité, en lieu et place d’une fidélité dont j’ai été incapable pendant des décennies. Simplement, j’ai été guéri à un moment précis et par un moyen précis. Plus que le mariage qui, par lui-même, ne protège d’aucune tierce rencontre ni d’aucune nostalgie rétrospective, il y a eu une prise de moi parce qui continue de me surpasser, sans que je puisse savoir comment, pour elle, ma femme l’a vécu et si elle l’a discerné en moi. Si nous avions dû délibérer notre mariage, nous ne l’aurions jamais décidé, l'un et l'autre réfractaires à l’invisible mais si sensible contrainte. Saurons-nous, comprendrons-nous jamais comment nous arrivâmes à l'instant d'échanger nos consentements ? j'ai alors quasi-physiquement eu la sensation, grâce insigne et palpable, que de mon engagement je recevrai toujours le soutien et la force de le maintenir et que la fidélité – suite d'une longue histoire que je ne pouvais imposer à celui qui avait remarqué mon dialogue avec la jeune femme et ne s’en étonnait d’ailleurs qu’en ne regardant que moi – allait désormais être ma vérité, mon chemin et mon socle. Ce qui est. Transformation instantanée et heureuse de ma vie et de ma psychologie. Guérison peut-être... Don Juan et le volage indécis m'ont quitté comme un vêtement qui ne va plus ou que l'on n'a jamais vraiment choisi ni apprécié. Voilà pour l’aveu, une explication.

L’interrogation est plus aisée car elle n’aboutit à aucune réponse, que l’expérience ou la récurrence valideraient. Comment se constitue  un  charme et même une certaine beauté ? dans le cas de la nouvelle arrivée, ce peut surprendre. Elle est tout le portrait de son père, qui est pourtant laid au sens morphologique, quoique les yeux soient d'une grande bonté et d'une vraie demande. Et elle, c'est sans doute l'âme qui affleure, qui cille et frémit, mais elle doit être appelée. Lui dire ce que je voyais lui faisait plaisir, beaucoup plus et durablement que bien d'autres choses banales ou dangereuses. Elle rougissait et, comme dans un scenario, elle nous a fait changé de registre et passé de la métaphysique à l’aventure virtuelle puisque, me rappelant notre fille et donc notre mariage, ce dont je n'avais pas besoin, elle nous amenait à retoucher terre. Son prénom était celui d’une héroïne d’un écrivain qui en avait fait son journal d’amour conjugal. Et tout a cessé que ma formulation du vœu vrai qu’elle soit heureuse dans la suite des jours et des nuits qui lui sont donnés.

Que pouvait penser notre prêtre ? vivre ce qu’il avait surpris. Se réjouir comme moi de la possibilité qu’autrui nous gratifie tellement par un seul instant d’apparition et en y ajoutant plus une réplique, un acquiescement qu’une durée ? Vérifier tranquillement la force en lui du sacrement initial pour un état lui interdisant, sans cependant l’en faire souffrir, d’en imaginer un autre. Pourrai-je vérifier si, en lui, c’est un choix, une préférence ou de la prudence ? J’ai tenté souvent d’écrire ce que je venais de vivre, ainsi emporté jusqu’au souhait indicible qui ne s’exauçait pas à cause de l’autre, ai-je cru longtemps, à cause de moi, ce que je comprends maintenant. Mais j’ai bien plus densément entendu la respiration de religieux voués au tout autre qu’ils me faisaient seulement cotoyer ou ce hoquet de larmes que je devinais sans qu’elles perlent, larmes de celles et ceux qui ne suscitent pas la rencontre.

Situation que j’ai vécue, au point que ce fut le rythme-même de ma vie, en tête à tête avec qui ne me voulait pas ou me quittait.

Ainsi se groupent et se retrouvent les personnages dont beaucoup allaient lui revenir quand il identifierait les premiers à se manifester pour la revue qu’il organise, appelée à résoudre cette crise, désormais insupportable.

Je ne les crois pas de même sorte. Tous ne sont pas rencontre et femme. Et l’échec ne fut pas qu’amoureux dont je vois aujourd’hui qu’il me procura la chance de réaliser ce qui m’avait été si longtemps impossible : la stabilité du désir et de ses défis, l’unité du cœur et le penchant constant, joyeux de l’imagination, la consécration profane qui est l’un des versants par où venir à l’éternité. L’échec de carrière m’a également favorisé, puisqu’il m’a dispensé d’un drame d’amour dont je ne me serai pas dégagé comme des précédents. J’eusse été désarmé à mort. Il me laisse l’interrogation à laquelle j’espère encore pouvoir répondre. La réussite de l’ambition nous abîme-t-elle par son exaltation ou par la confirmation que certains chemins y ont amené, même si la reprise de ces chemins ou de les suivre nous assèche progressivement. J’eusse davantage appris des fonctionnements de nos pouvoirs en société humaine. Aurai-je fait le vrai usage de cette familiarité pour favoriser le bien commun ? je ne le sais pas. Serai-je devenu autre ? Le saint a-t-il la nécessité d’une ambiance particulière ? J’ai été amené par défaut à la situation qui est irrévocablement la mienne sauf à réussir un projet considérable mais hors de ma portée selon toute raison. L’espérance est la même qui me faisait attendre la mobilisation par une femme – et ce fut : malgré l’inattendu, le presqu’anodin inital comme pour endormir ma peur du définitif, envisagé en forme de pierre tombale, et malgré d’ultimes et énormes traverses -  et qui aujourd’hui me fait anticiper le possible et l’impossible, bonheur égal puisque ce sera soit ma tentative soit ma sagesse. L’amour m’ayant porté sans que je l’ai sollicité, choisi comme je l’ai été en dispense d’opiner et de comparer, de soupeser moi-même, je crois à d’autres dénouements, tous heureux malgré la persistance de deux décennies d’astreintes et de limites auxquelles s’adjoignent maintenant ce que l’âge et l’inertie infligent au corps et à chacune de nos facultés courantes. Je n’ai jamais consenti le pari de longues servilités pour de place en place parvenir. L’amour et la rencontre ont aussitôt leurs fruits et la déception a pour palliatif les rechanges, tandis que la carrière, si les circonstances font défaut, me paraît à regarder celle des autres, même très parvenus, comme une course à l’impasse, à l’interruption. L’assouvissement par la gloire, par les apparences ne sont pas de ce registre. Il y faut du travail, et même sans aucun fruit ou presque jusqu’à présent, je m’y suis adonné. J’en ai reçu du plaisir.

Contredire cette présentation de l’échec et la présente résignation lui paraissait nécessaire. La crise de couple qu’il lui fallait résoudre avec ce qui était à sa portée, était liée à ce consentement de n’avoir pas réussi. D’autres, moins doués, beaucoup moins doués s’étaient organisés avec autant de sang-froid, de méthode pour réussir. Des horaires, des sujets, et surtout la concentration. Il voyait bien sa propre tendance à la dispersion, presqu’une tare. De toujours quitter pour une autre la tâche pourtant commencée avec plaisir et même du talent, de laisser en plan le moindre objet pour visiter autre chose. Le vice de l’infidélité et de l’inconstance ne réside pas dans ce quoi l’on se consacre mais dans un mouvement auquel rien ne permet de résister. Il avait réussi, au moins quant à lui, son mariage puisqu’il y demeurait. Ce constat pouvait-il inspirer le remède à la présente crise. Celle-ci était durable, très antérieure au couple qu’il avait formé sur le tard. Il avait, d’innombrables fois, ou presqu’innombrables, tenté, commencé, continué et achevé avec foi et dans l’expérience d’une capacité qu’il croyait productive. Repoussé, il avait admis de l’être et ne revenait jamais sur ce qui n’avait pas abouti.

Trois personnages, à se présenter, disaient chacun, et avec une grande force, l’alternative qui eût tout changé. Un quatrième avait deux qualités, l’une de confirmer le témoignage des trois premiers, l’autre d’expliquer beaucoup de conclusions, très factuelles qui l’auraient peiné s’il n’était arrivé entretemps à bien mieux qu’un port ou au camp de base.

jeudi 12 février 2015 – 14 heures 37 à 16 heures 47
(pause évaluation etr recherche de la suite, choix de la suite : 15 heures 54)

Avant toute entrée en scène et de qui que ce soit, la situation.

L’impuissance. L’expé rience de l’impuissance, l’impuissance productrice de crise, reproductrice d’impuissance. L’insuffisance, l’incapacité, le silence et l’inertie du réel par disproportion avec les souhaits du vivant. Il en a connu beaucoup de versions, elles n’ont pas toujours un visage, elles ne sont pas toutes d’ordre relationnel, mais toujours elles imposent une évaluation de soi, l’impossibilité éprouvée de changer la route, de contourner l’obstace, de faire céder ou apparaître la possible ouverture. Il a été lui-même contraint de s’avouer un manque absolu de moyens.

 Première expérience, si durable qu’elle lui a paradoxalement  donné une grâce qu’il n’attendait ni ne souhaitait, dont il pensait n’avoir besoin ni dans l’instant, ni à longueur de ces années douloureuses, ni pour l’avenir. La grâce de la foi, la foi religieuse, pas un déterminant psychologique mais le discernement d’un accompagnement, d’une présence. Evidence rétrospective depuis qu’il était arrivé à ce pays d’une douceur calme que sont la stabilité et le contentement du cœur. Il n’avait pas cherché Dieu, de naissance il était et respiré dans le sein de Celui-ci, sans dévotion spéciale, sans pratique liturgique particulière que la prière du soir en famille dès ses premiers, l’aîné à son côté, les parents derrière eux et debout, lui la mainà un grossier berceau de bois le long de son propre lit et où l’ours en peluche cousu par une marraine sachant récupérer sous l’Occupation. Le berceau faisait l’ambiance en grinçant, la formule récitée ne changeait pas, il la réciteraait au chevet de sa mère mourante puis l’apprendrait à leur fille, laquelle peut-être la transmettrait encore une fois. Se donner, obtenir quelque amélioration de son propre comportement, invoquer une protection générale. Une piété sans lassitude aux messes dites en latin, donc incompréhensible. Cela avait perduré. La question l’avait obsédé au point d’être tout le narcissisme de son adolescence, quel état de vie, celui de religieux, celui d’un ministère sacerdotal. Il ne demandait pas une proximité plus sensible de Dieu ni le moyen de Lui correspondre davantage. Il ne changeait pas de formule, celle-ci était une auscultation, une recherche de patrimoine : avait-il la vocation ? il ne définissait pas mieux celle-ci qu’en une interrogation et attendait la parole qui le délivrerait, qui le ferait venir, l’appellerait. Les homélies de fin d’enfance évoquaient « le plus haut service », il en rougissait, convaincu d’être particulièrement concerné, plus que les centaines de ses camarades dans l’immense chapelle à plusieurs étages d’un établissement confessionnel jouxtant l’immeuble d’un ancien président du conseil, aussi laïc que glorieuxdans un Paris heureux et beau. Rien n’était venu qu’une autre version de l’impuissance, de la prière qui ne fait rien céder, à croire qu’elle n’est pas entendue. Une déception amoureuse, la première. L’adolescente, sœur d’un de ses condisciples, une robe rose, un sourire. Toujours demeurerait le souvenir du charme alors que la silhouette, le visage n’étaient pas exceptionnels. Très tard puis à présent, une fidélité qu’il n’avait pas eu à manifester recevrait sa justification puis quelques images et confidences dont il n’avait pas été le destinataire d’origine. Il n’avait pu se déclarer qu’au frère mais il savait maintenant la coincidence en date de son aveu avec l’engagement de la jeune fille pour un autre. Et de celui-là, qui lui apporterait du récit et de quoi voir – car elle était morte grand-mère mais jeune encore – il aurait l’écho de sa propre cour si impuissante à l’époque : oui, elle avait hésité, oui, il avait eu des chances, le mari pas encore veuf l’en avait assuré quand fortuitement il avait rencontré le couple, les avait aussitôt reconnus mais, quoique lui faisant face et pouvant lui parler, n’avait pas été identifié par celle qu’il avait tant pressée mais sans jamais la tenir ni l’embrasser. Supplication sans accueil ni espérance. Il n’était qu’allusif, se montrait, pensait séduire en distrayant, la robe d’été n’était pas rose mais jaune. Dans les soirées d’adolescences à la garde d’aînés et de parents réfugiés en fond d’appartement ou ne s’absentant que pour les commencements jamais troubles, il lui manquait une compétence pour la valse qu’il aurait presque, un soir de grâce, mais tellement ailleurs dans le temps, dans la suite de sa vie et dans un tout autre lieu, celui où elle règne depuis la révolution des nationalités et des uniformes blancs et rouges, antan. Il lui était resté de cette période où commencent de se formuler plus de questions que d’évidences, mais pas encore d’envies ni de désirs précis une sorte d’enjambement de deux réalités généralement bien concrètes. Dieu existe-t-Il, qui et comment est-Il ? et l’autre a-t-il un corps, existe-t-il en sorte qu’on puisse l’apercevoir et l’aimer autrement qu’en rêve et en aveux dialogués de ce qui s’appelle l’amour mais dont on ignore le sens, la portée, la pratique. Il était plus certain de Dieu dont il attendait un appel qu’il ne se permettait pas d’anticiper, que du corps féminin inimaginable par lui-même autant qu’en relation avec le sien. Etait-ce sa première expérience de l’impuissance et des limites aux capacités de sa prière ou de sa séduction ? un chemin courait parallèlement dans sa vie comme s’il se dédoublait, des études supérieures assez heureuses et sanctionnées par la réussite à l’un des deux concours les plus prestigieux du pays, des bouffées de chaleur au cœur et à une partie plus physique de lui-même arrivant d’un autre monde quoique banal : celui des vacances et celui d’une école pour gens bien nés. Les tempes insistant l’une contre l’autre, le brouillard à fixer le regard d’une élève à laquelle il servait passagèrement de tuteur. Le féminin ne s’assemblait pas encore, les morceaux du puzzle se trouvaient par hasard sans qu’il les cherchât, l’une, puis une autre, une troisième, des présences, des durées, des existences se signifiant et ne demeurant qu’au stade du frôlement, la place Vendôme, une salle de fêtes à Royan, des premières dans une vie qui ne sont pas aussitôt rangées comme telles dans l’ordre des souvenirs tellement elles sont d’abord vécues.

Non, ce n’était pas encore l’impuissance, seulement une immaturité qui ne le lassait pas de lui-même mais ne l’envoyait nulle part. A tort, est-il dit à toutes époques que le vacarme y domine. Non, les ébauches d’amours putatifs et sans chair, la prière d’abandon à une volonté divine dont il voulait autant qu’il craignait qu’elle soit autre, étaient chacune aussi silencieuses que les précédentes et que seraient, de même facture, les suivantes. Rien n’arrivait, beaucoup se ressemblait. Un changement radical en mode de vie, de subsistance parce que de pays lui donna l’impression d’une novation. C’était trop peu lié avec tout ce qu’il avait vécu jusques-là et avec ce qu’il ambitionnait comme carrière pour qu’il ne s’y immergea persuadé que rien ne serait indélébile. Pourtant, déjà, se formait en lui des structures encore existantes et aussi fortes au point il en était maintenant. Piété chrétienne et ce pays nouveau, presque totalement saharien. Structures ponctuant les journées et l’assurant d’un vis-à-vis intérieur, intime, iréductible. Pays de la fin de son adolescence et de son premier baiser, des correspondances d’amour, des enchantements de se savoir séduit. Des décennies passeraient qui ne modifieraient ni la sensation de ce constant accompagnement par bien plus que soi, ni la répétition de cette mutuelle pénétration à laquelle acquiescer ou pas. Quant au pays, quoiqu’il n’ait pu y résider durablement ni même y revenir séjourner et rencontrer fréquemment, il persiste dans ses pensées, ses mises à jour, ses réflexions écrites.

L’impuissance à désespérer, à mourir a frappé alors qu’il rentrait chez lui, en famille. Supplier d’amour et n’être pas entendu. Le premier précédent n’avait pas été intense ni blessant puisqu’aucune espérance n’avait trouvé d’aliment. Banalement, un penchant n’avait pu s’épanouir ni recevoir son cours. Et la vocation qu’il n’avait su se formuler à lui-même, ne s’était pas davantage énoncée d’En-Haut. Le premier baiser n’était pas oublié mais n’avait initié aucune intimité. Il n’avait pas su les lier ensemble par des découvertes, la découverte de ce que l’amour fait découvrir dans l’ombre ou dans la lumière, clandestinement ou ouvertement. Elle l’avait pourtant reçu, assuré qu’ils seraient seuls assez longtemps et sortait d’une douche la faisant douce et disponible bien plus que dans les duos avec témoin sur les plages rectilignes à perte de vue du sud au nord et retour à l’identique, ou dans les bâtisses et cours à murs blancs contre la nuit noire et chaude. Couché sur elle, il n’avait su ni faire ni être, elle s’était dégagée, avait diagnostiquée une ignorance égale à la sienne, mais des décennies ensuite elle lui avait envoyé – seulement par internet – son fils aux nouvelles. La relation n’est que virtuelle, il ne reçoit pas son adresse ni même, du fils, un accusé de réception. Elle n’est seule de celles qu’il garde en mémoire, à refuser d’être vues au présent. Orgueil de chacune ou indulgence pour l’amour d’autrefois : ne pas changer le souvenir, ne rien perturber. Il n’a donc pas cet expérience du tout autre qu’est devenue la même. Il l’a eue pour la capitale de dix mille habitants semée dans un sable rouge entre des euphorbes et des chèvres broutant du carton qui semblaient promises à plus d’éternité que les petites bâtisses en coquillages concassées. Devenue une agglomération sans plan ni personnalité, infidèle à tout un environnement : le grand désert, et aux populations que la sècheresse a poussée en elle, c’est tellement de ce qu’il a connu que cela ne touche à rien dans sa mémoire. C’est autre. Qu’en serait-il d’une femme autrefois aimée ? réponses vécues. Près de vingt ans ensuite, le visage défait de peau et de chevelure par une vieillesse de bien plus de vingt ans : comment et pourquoi ? ou bien sa mère au visage habituel de soixante ou soixante-dix ans lui rendant étrangère au premier regard la jeune femme photographiée parfaitement à ses vingt ans. Ses parents à leurs vingt ans, beaux mais sans lui, et son aîné tellement enfant. Ce sont bien eux puisque les albums sont de famille de même que la piste sur laquelle roule jusqu’à s’immobiliser l’énorme avion, est bien voisine de quelques mètres d’une autre de trente et quarante ans. Mais c’est tout différent.

écrit - suite 2 de l'esquisse






Je délibère d’intervenir, mais je choisis de respecter mon compagnon à l’ouvrage, de ne pas le commenter. Ou seulement  lui dirai-je ce qu’il m’apporte. Il me fait comprendre que jusqu’à son travail, les situations, les événements constituaient mon gisement tandis que maintenant ce sont les personnes qui se dégagent ou plutôt ce que je n’ai su connaître d’elles, alors qu’elles seules m’intéressaient, me suscitaient mais je ne le savais pas. Je ne regrette pas qu’elles me soient restées mystérieuses à leurs époques respectives. Côte à côte, périodiquement, à heure fixe ou par hasard, à longueur d’années ou pendant quelques minutes, la communion ou l’étreinte – le furtif d’une perspicacité d’âme que je croyais jumelle de l’autre parce qu’il constituait soudainement tout le paysage ou la grâce de l’étreinte qui est danse des profondeurs, vertige dont on peut revenir, mais cela n’est pas su d’emblée, ni peut-être même souhaité – me suffisaient.

Quelque chose – ce temps-ci dans le défilement de mon existence, dans ce que je vis comme de l’extérieur – a changé. Age ou sacrement. Ce qui m’eût ébranlé est une simple salutation. Ainsi hier en fin d’après-midi, la conclusion d’un échange entre quelques-uns sur une page d’évangile se faisait difficilement. Certains s’accrochaient à leur façon de comprendre le texte, d’autres arguaient de variantes surprenantes pour la traduction, on ramait sans se pénétrer de la solution, regarder ce Christ singulier, homme de dialogue s’il en fut quand arriva la fille d’un des particicpants. Je fus soudain dans ce qui avait pendant des décennies donné à mon existence et à sa course sans décision, une continuité, celle de ma vulnérabilité. J’ai toujours été sensible au charme féminin, indépendamment d'ailleurs de la beauté conventionnelle ou de mode, ou de l'âge, ou même de l'attitude réserve ou de disponibilité. Ce qui m'a conduit à des épisodes ou à du partage. Les personnages de mon compagnon, mais que je ne rencontrais et n’accompagnais qu’en situation et qu’en circonstances. Je jouissais plus de celles-ci que d’eux. Cependant, surtout quand ce n'est que l'instant de la mutuelle présence, si partielle soit-elle, j'étais émerveillé que ce charme existe, action de grâces donc. Je l’ai reconnu aussitôt à sa prise sur moi, à un enveloppement m’isolant de tout ce qui m’occupait à l’instant et me faisant oublier les témoins de mon extase. Seul, le prêtre qui avait proposé notre exercice, remarqua ma concentration et la transformation de ma voix, de mon visage. Je disais à la jeune fille ce que je voyais : elle donc. Elle répondait par le nombre de ses enfants, me faisait déduire l’âge que je ne lui aurais pas supposé. Son texte ne correspondait pas au teint de son visage qui avait lui aussi changé, comme le mien. J’avais conscience de lui donner ce qu’elle allait garder longtemps en elle, un talisman contre la suite de sa vie, le vieillissement de ses affections et de son corps, la garantie qu’elle s’était attachée un instant quelqu’un d’autre que ses habituels personnages, à elle.

J’ai voulu expliquer à notre unique témoin la perfection de ce moment, revenant malgré moi à ce comportement de toute ma vie, la sensibilité à la situation, à sa dialectique sans aller à l’impossible divination de ce qu’en regard de moi vivant celle dont je reconnaissais qu’elle me pénétrait. Un aveu et une interrogation dont je ne sais non plus comment un célibataire par état de vie et de consécration de soi, a pu les recevoir. Je ne suis pas un converti à l’impassibilité, en lieu et place d’une fidélité dont j’ai été incapable pendant des décennies. Simplement, j’ai été guéri à un moment précis et par un moyen précis. Plus que le mariage qui, par lui-même, ne protège d’aucune tierce rencontre ni d’aucune nostalgie rétrospective, il y a eu une prise de moi parce qui continue de me surpasser, sans que je puisse savoir comment, pour elle, ma femme l’a vécu et si elle l’a discerné en moi. Si nous avions dû délibérer notre mariage, nous ne l’aurions jamais décidé, l'un et l'autre réfractaires à l’invisible mais si sensible contrainte. Saurons-nous, comprendrons-nous jamais comment nous arrivâmes à l'instant d'échanger nos consentements ? j'ai alors quasi-physiquement eu la sensation, grâce insigne et palpable, que de mon engagement je recevrai toujours le soutien et la force de le maintenir et que la fidélité – suite d'une longue histoire que je ne pouvais imposer à celui qui avait remarqué mon dialogue avec la jeune femme et ne s’en étonnait d’ailleurs qu’en ne regardant que moi – allait désormais être ma vérité, mon chemin et mon socle. Ce qui est. Transformation instantanée et heureuse de ma vie et de ma psychologie. Guérison peut-être... Don Juan et le volage indécis m'ont quitté comme un vêtement qui ne va plus ou que l'on n'a jamais vraiment choisi ni apprécié. Voilà pour l’aveu, une explication.

L’interrogation est plus aisée car elle n’aboutit à aucune réponse, que l’expérience ou la récurrence valideraient. Comment se constitue  un  charme et même une certaine beauté ? dans le cas de la nouvelle arrivée, ce peut surprendre. Elle est tout le portrait de son père, qui est pourtant laid au sens morphologique, quoique les yeux soient d'une grande bonté et d'une vraie demande. Et elle, c'est sans doute l'âme qui affleure, qui cille et frémit, mais elle doit être appelée. Lui dire ce que je voyais lui faisait plaisir, beaucoup plus et durablement que bien d'autres choses banales ou dangereuses. Elle rougissait et, comme dans un scenario, elle nous a fait changé de registre et passé de la métaphysique à l’aventure virtuelle puisque, me rappelant notre fille et donc notre mariage, ce dont je n'avais pas besoin, elle nous amenait à retoucher terre. Son prénom était celui d’une héroïne d’un écrivain qui en avait fait son journal d’amour conjugal. Et tout a cessé que ma formulation du vœu vrai qu’elle soit heureuse dans la suite des jours et des nuits qui lui sont donnés.

Que pouvait penser notre prêtre ? vivre ce qu’il avait surpris. Se réjouir comme moi de la possibilité qu’autrui nous gratifie tellement par un seul instant d’apparition et en y ajoutant plus une réplique, un acquiescement qu’une durée ? Vérifier tranquillement la force en lui du sacrement initial pour un état lui interdisant, sans cependant l’en faire souffrir, d’en imaginer un autre. Pourrai-je vérifier si, en lui, c’est un choix, une préférence ou de la prudence ? J’ai tenté souvent d’écrire ce que je venais de vivre, ainsi emporté jusqu’au souhait indicible qui ne s’exauçait pas à cause de l’autre, ai-je cru longtemps, à cause de moi, ce que je comprends maintenant. Mais j’ai bien plus densément entendu la respiration de religieux voués au tout autre qu’ils me faisaient seulement cotoyer ou ce hoquet de larmes que je devinais sans qu’elles perlent, larmes de celles et ceux qui ne suscitent pas la rencontre.

Situation que j’ai vécue, au point que ce fut le rythme-même de ma vie, en tête à tête avec qui ne me voulait pas ou me quittait.

Ainsi se groupent et se retrouvent les personnages dont beaucoup allaient lui revenir quand il identifierait les premiers à se manifester pour la revue, appelée à résoudre cette crise, désormais insupportable.

Je ne les crois pas de même sorte. Tous ne sont pas rencontre et femme. Et l’échec ne fut pas qu’amoureux dont je vois aujourd’hui qu’il me procura la chance de réaliser ce qui m’avait été si longtemps impossible : la stabilité du désir et de ses défis, l’unité du cœur et le penchant constant, joyeux de l’imagination, la consécration profane qui est l’un des versants par où venir à l’éternité. L’échec de carrière m’a également favorisé, puisqu’il m’a dispensé d’un drame d’amour dont je ne me serai pas dégagé comme des précédents. J’eusse été désarmé à mort. Il me laisse l’interrogation à laquelle j’espère encore pouvoir répondre. La réussite de l’ambition nous abîme-t-elle par son exaltation ou par la confirmation que certains chemins y ont amené, même si la reprise de ces chemins ou de les suivre nous assèche progressivement. J’eusse davantage appris des fonctionnements de nos pouvoirs en société humaine. Aurai-je fait le vrai usage de cette familiarité pour favoriser le bien commun ? je ne le sais pas. Serai-je devenu autre ? Le saint a-t-il la nécessité d’une ambiance particulière ? J’ai été amené par défaut à la situation qui est irrévocablement la mienne sauf à réussir un projet considérable mais hors de ma portée selon toute raison. L’espérance est la même qui me faisait attendre la mobilisation par une femme – et ce fut : malgré l’inattendu, le presqu’anodin inital comme pour endormir ma peur du définitif, envisagé en forme de pierre tombale, et malgré d’ultimes et énormes traverses -  et qui aujourd’hui me fait anticiper le possible et l’impossible, bonheur égal puisque ce sera soit ma tentative soit ma sagesse. L’amour m’ayant porté sans que je l’ai sollicité, choisi comme je l’ai été en dispense d’opiner et de comparer, de soupeser moi-même, je crois à d’autres dénouements, tous heureux malgré la persistance de deux décennies d’astreintes et de limites auxquelles s’adjoignent maintenant ce que l’âge et l’inertie infligent au corps et à chacune de nos facultés courantes. Je n’ai jamais consenti le pari de longues servilités pour de place en place parvenir. L’amour et la rencontre ont aussitôt leurs fruits et la déception a pour palliatif les rechanges, tandis que la carrière, si les circonstances font défaut, me paraît à regarder celle des autres, même très parvenus, comme une course à l’impasse, à l’interruption. L’assouvissement par la gloire, par les apparences ne sont pas de ce registre. Il y faut du travail, et même sans aucun fruit ou presque jusqu’à présent, je m’y suis adonné. J’en ai reçu du plaisir.

Contredire cette présentation de l’échec et la présente résignation lui paraissait nécessaire. La crise de couple qu’il lui fallait résoudre avec ce qui était à sa portée, était liée à ce consentement de n’avoir pas réussi. D’autres, moins doués, beaucoup moins doués s’étaient organisés avec autant de sang-froid, de méthode pour réussir. Des horaires, des sujets, et surtout la concentration. Il voyait bien sa propre tendance à la dispersion, presqu’une tare. De toujours quitter pour une autre la tâche pourtant commencée avec plaisir et même du talent, de laisser en plan le moindre objet pour visiter autre chose. Le vice de l’infidélité et de l’inconstance ne réside pas dans ce quoi l’on se consacre mais dans un mouvement auquel rien ne permet de résister. Il avait réussi, au moins quant à lui, son mariage puisqu’il y demeurait. Ce constat pouvait-il inspirer le remède à la présente crise. Celle-ci était durable, très antérieure au couple qu’il avait formé sur le tard. Il avait, d’innombrables fois, ou presqu’innombrables, tenté, commencé, continué et achevé avec foi et dans l’expérience d’une capacité qu’il croyait productive. Repoussé, il avait admis de l’être et ne revenait jamais sur ce qui n’avait pas abouti.

Trois personnages, à se présenter, disaient chacun, et avec une grande force, l’alternative qui eût tout changé. Un quatrième avait deux qualités, l’une de confirmer le témoignage des trois premiers, l’autre d’expliquer beaucoup de conclusions, très factuelles qui l’auraient peiné s’il n’était arrivé entretemps à bien mieux qu’un port ou au camp de base.

jeudi 12 février 2015 – 14 heures 37 à 16 heures 47
(pause évaluation et recherche de la suite, choix de la suite : 15 heures 54)

mercredi 11 février 2015

le charme, explication et légende pour un aparte avec témoin

sera expliqué et développé

j'ai toujours été sensible au charme féminin, indépendamment d'ailleurs de la beauté conventionnelle ou de mode, ou de l'âge, ou même de l'attitude réserve ou de disponibilité. ce qui m'a coinduit à des épisodes ou à du partage. Mais toujours, surtout quand ce n'est que l'instant de la mutuelle présence, si partielle soit-elle, j'ai été émerveillé que ce charme existe, action de grâces donc. Notre mariage, il y a dix ans et huit mois, a été un événement à bien des titres car si E. et moi avions dû délibérer, nous n'aurions jamais décidé, l'un et l'autre "réfractaires" au mariage ou apeurés, etc... ce fut, tout simplement, et à l'instant de l'échange de nos consentements, j'ai quasi-physiquement eu la sensation, grâce insigne et palpable, que de mon engagement je recevrai toujours le soutien et la force de le maintenir et que la fidélité - suite d'une longue histoire que j'ai garde de vous imposer et que je n'ai pas (encore) écrite - allait désormais être ma vérité, mon chemin et mon socle. Ce qui est. Transformation instantanée et heureuse de ma vie et de ma psychologie. Guérison peut-être... Don Juan et le volage indécis m'ont quitté comme un vêtement qui ne va plus ou que l'on n'a jamais vraiment choisi ni apprécié.

Comment se "fait" un  charme et même une certaine beauté ? dans le "cas" de L., née B., ce peut surprendre. Elle est tout le portrait de son père, qui est pourtant laid au sens morphologique, mais dont les yeux sont d'une grande bonté et d'une vraie demande. Et elle, c'est sans doute l'âme qui affleure, qui cille et frémit (Giono : l'âme de l'univers était comme un rayon de soleil dans l'eau) et le lui dire certainement est lui faire plaisir, beaucoup plus et durablement que bien d'autres choses banales ou dangereuses. Elle rougissait et, comme dans un scenario, elle a "botté en touche" en me rappelantr notre fille et donc notre mariage, ce dont je n'avais pas besoin, mais qui ajouta encore (finesse de son texte, même si ce fut involontaire et seulement réflex). Il y a en littérature les amours-passion habitant toute une vie :
La porte étroite, Climats que vous avez sans doute lus, mais il y a les journaux et récits d'un amour, d'une perte et d'une communion par-delà le provisoire de la séparation pour mort de l'un des deux : Anne Philipe et le temps d'un soupir, Bertrand de Jouvenel et revoir Hélène, l'oeuvre presqu'entière et le journal d'Henri de Bourbon-Busset : une Laurence aussi, qu'il appelait, mon lion.

ce premier moment, commençant d'écrire

écrit - esquisse 1



Maintenant

que j’en ai vécue une,

qu’est-ce que la vie ?









Depuis leur mariage, il n’avait plus qu’un seul problème de couple. Il comptait le résoudre maintenant. Il avait tous les éléments en mémoire. Les personnages, nombreux, souvent intenses, disparus pour la plupart, introuvables ou refusant quelque relation ne faisant pourtant rien risquer, du moins de son propre point de vue. Il se savait protégé par dix ans d’une vie, la sienne, plus que celle de sa femme plus sensible que lui à leurs multiples astreintes matérielles, financières. S’ils portaient les mêmes deuils, ils ne les vivaient pas tous deux, de la même façon. Il avait la souffrance affichée des tombes et la mémoire des derniers instants supposés. Il ne les disait pas. Elle avait un autre courage, elle ne se plaisait ni là où ils existaient ni dans la vie en général, les lieux l’enfermaient et l’amour qu’elle éprouvait ne lui faisait ressentir aucun sens ni justification pour ce qu’elle n’avait pas choisi. L’amour était là pourtant, se disant avec insistance mais humilité en termes de sollicitude. Il était pesant, elle était présente. Protégé, lui, tout simplement par la responsabilité qu’il se savait d’elle. Quelque chose de surnaturel lui était advenu au moment d’échanger le oui sacramentel de la liturgie catholique, le oui sans doute de toute liturgie nuptiale. Physiquement, il avait ressenti qu’il recevait la grâce et le goût de tenir parole, et que cela durerait. Et cela avait tenu. Depuis dix ans, il n’avait plus été tenté par personne, soit en rencontre ou cotoiement de hasard, soit rétrospectivement par le souvenir d’un bonheur, d’une alternative manqués. Ce qui pendant des décennies l’avait empêché de se consacrer à un couple, à une personne, à une femme, semblait avoir disparu. Ils n’avaient pas délibéré leur mariage, il eût peut-être une fois de plus reculé, fui, et elle avait  acquiescé au diagnostic maternel : aucune vocation ou aucune aptitude ni au mariage ni à la maternité. Nature ? allure ? conformation ? c’était simplement et sans motif, la négation. Or, ils s’étaient mariés, l’un à l’autre. Mieux valait constater : l’un par l’autre, ils avaient pleine conscience.

Personnage principal, elle donc. Personnage mystérieux. Il ne savait guère son histoire, il avait l’usage de ses goûts et de ses refus mais pas le secret de ce qu’elle voudrait ou aurait voulu vivre, encore moins de ce qui l’attachait à lui. Le souci permanent qu’il lui causait, il le savait en fait et en multiples raisons. Il ne la connaissait pas alors qu’elle était à présent, et de beaucoup, la femme avec laquelle il avait déjà le plus longtemps vécu, et le plus intimement. Sans aucune diversion : personne d’autre dans sa propre vie, et elle l’exercice successifs de plusieurs métiers, les heures de son absence lui donnant, à lui, encore plus le goût et l’occupation de penser à elle.

Second personnage à la complexité très différente.  Leur fille. Seconde ancre pour sa fidélité d’homme et souci de correspondre, moins à une liberté qu’il avait pressentie dès la conception de leur enfant, qu’à la responsabilité – seconde forme – et à la gloire – gratification – ou à la culpabilité de fournir et travailler, ou pas, le terreau des souvenirs, les apports faisant de la petite enfance la force de tout avenir. Sa femme le surprenait par l’amour qu’elle avait pour lui et par ces fulgurances de beauté ou de communion, l’assurant non des fondements de son choix, mais de son bonheur d’homme, de mari. Leur fille l’étonnait par ses dires, par ses refus et par ses retours – affection puis raison – à des accords qu’il pensait ne plus recevoir. Il était plus le témoin de cette vie à laquelle il comparait parfois la mémoire de ses propres premières années, que l’instigateur. Mémoire des faits et des sentiments qu’il avait lui-même vécus antan et suite, multiplication quotidienne de ce qu’il voyait de sa fille, des confidences, des constats, des constructions, des questions qu’elle lui disait. Il apprenait d’elle bien plus qu’il n’avait jamais appris. Parce qu’il l’admirait, l’aimait ? était intensément disponible sauf quand il était à écrire. Papa, as-tu du temps ? Il répondait affirmativement. Il échangeait progressivement ou d’un coup sa propre vie contre celle d’un enfant. Son enfant, un réflexe ? ou un enfant dont chaque jour, chaque soir il refaisait, confirmer le choix. Ce n’était pas une préférence à tout autre, et les entrées et les sorties de l’école primaire lui réservaient des habitudes et des rencontres de charmants visages, d’autant plus attirants qu’il leur était indifférent, connu : le père de telle camarade. Le grand-père ? Parfois, leur fille qui n’aimait pas le prénom qu’ils lui avaient donné, souffrait de cette apparence paternelle, étiquetée jusqu’au démenti. Refus de la généalogie ? Si elle devait en être handicapée, en souffrir, l’âge lui pesait mais comme un vêtement ne convenant pas. La sensation de sa fille n’était pas récurrente, il comptait la lui faire transcender par la fierté de son père, qu’il lui donnerait. Ainsi qu’à sa femme. Pour elles deux, il avait commencé tard et petitement. Mais il savait bien que sans elles, il n’aurait jamais commencé, elles n’eussent jamais existé, elles justifiaient chacune de ses attentes, chacun de ses refus et palliaient chacun de ses échecs.

journal d'il y a cinquante ans



Avertissement : à mon affectation en service national français, comme enseignant au Centre de formation administrative de Nouakchott (ce ne sera l'Ecole nationale d'administration mauritanienne qu'en Novembre 1966), je tenais déjà un journal manuscrit depuis Août 1964. 
Je commence ici la mise au net de ces notes en tant qu'elles racontent mon premier séjour en Mauritanie : Février 1965 à Avril 1966. J'y fête mon 22ème anniversaire et y vivrai un amour malheureux qui occupera beaucoup de ces pages : elles seront parfois omises.
Les notes sont écrites à la mise au net, c'est-à-dire cinquante ans plus tard. L'ensemble serait évidemment à nuancer, surtout pour les personnes dont beaucoup ont eu de l'époque à parfois jusqu'à nos jours, de l'importance.
Mon affectation m'avait été confirmée le 13 Janvier 1965. J'avais été auparavant reçu au concours d'entrée à l'Ecole nationale d'administration française, le 18 Décembre 1964, après avoir "fait" Sciences-Po. et le Droit. 

 
Jeudi 11 Février 1965


Depuis que je suis rentré de Frileuse [1], je n’ai pas arrêté : rendez-vous avec des Mauritaniens, conférences au ministère de la Coopération, ou ailleurs, courses avec Maman. Et dans quelques jours, c’est l’envol vers Nouakchott, autant dire l’inconnu total, bien que j’ai pris tous ls contacts possible à Paris, et qu’à travers les gens que j’ai rencontrés, j’ai pu avoir – je crois – tous les points de vue possibles.

Je regrette de n’avoir pas noté chaque soir, ce qui avait été dit dans la journée. Mais maintenant – et avant d’aller déjeuner demain chez l’ambassadeur de la R.I.M. [2], quelques impressions se dégagent.

+ conférence de la Coopération
Travail plus humain qu’intellectuel, à faire là-bas. Trouver méthodes pédagogiques tout à fait nouvelles : imagination . De toutes façons niveau très faible des élèves. Le français est pour eux une langue étrangère. Ne pas leur enseigner nos défauts. Faire des travaux pratiques le plus possible.
Impression fréquente que ces conférences – dont j’ai pris note par ailleurs, ne cadrent pas avec la réalité :
- travail à faire beaucoup plus humble, et moins « influent », au lieu de grandes divagations sur les « E.N.A. »,
- réalité de la Mauritanie très différente de celle du reste de l’Afrique.

Mais bien au fait de la politique de la France et de la mentalité des initiateurs de cette politique, cf. Triboulet.

+ rencontre de Mauritaniens chez madame Darde, dimanche 31 Janvier.
Conversation facile avec Ahmed Killy, et Abdallah (I.H.E.O.M.). Impression de garçons sérieux et ouverts. Abdallah très francisé. Mais Ahmed killy, sur la défensive, accusant gentiment madame Darde de donner une vision trop folklorique et carte postale de la Mauritanie, et des hommes

Madame Darde m’a parlé avec enthousiasme : vérité de ces hommes, franchise parfois déroutante, humour, accueil magnifique dans le désert. Désert où l’on attend tout de Dieu.

+ déjeuner au Paris-Luxembourg avec des amis d’Abdallah. Conversation amicale, aucune défience ou complexe de ces gens, que l’on a somme toute pacifiés sans les soumettre. Fait la « connaissance » de Abderrahmane, fonctionnaire à la Radio, et de Ahmed (dont j’ai su plus tard, qu’il s’appelle Ould Daddah, et est donc frère du Président et de l’ambassadeur à Paris). Nous nous sommes attardés et avons parlé librement d’à peu près tout : la Mauritanie et ses problèmes économiques, la politique française, de Gaulle, les prochaines élections présidentielles.
M’ont fait l’impression d’être modérés et ouverts.

(( Ceci me fait rappeler un autre point relevé par Mme Darde, leur discrétion. Toujours prêts à accueillir, et à faire quelque chose pour nous, mais aller vers eux.))

Impression qu’il n’y a guère de problème politique. Le Président étant bien accepté. Le problème des Noirs étant escamoté dans la conversation avec les Mauritaniens, ou réglé par l’ambassadeur qui souligne qu’un certain % de ministres sont Noirs, et que Moktar met des préfets noirs dans le Nord, et des Blancs dans le Sud.

+ j’en viens déjà à parler de l’ambassadseur, d’Abdallahi Ould Daddah. Le Mauritanien qui m’a – finalement – le plus frappé tous ces jours-ci, et avec qui je me réjouis beaucoup de déjeuner demain. Type d’homme formidable. Mince et un peu frêle. Mais une tête magnifique et d’une grande noblesse (d’après des photos d’ailleurs, le costume européen lui va mieux que le vêtement traditionnel). Hôtel particulier meublé sobrement – à la française, mais avec goût.

Malheureusement, Madame Darde a beaucoup parlé et la discrétion de l’ambassadeur a rendu la conversation moins multilatérale. Visiblement, il était heureux de me recevoir. Je lui ai dit combien j’arrivais en demandeur dans son pays, et combien j’étais heureux de le connaître, que les contacts que j’avais eus jusqu’alors, m’encourageaient. Que j’avais « choisi » la Mauritanie pour le désert et l’austérité.

(A vrai dire, je mettais Madagsacar en premier, au mois de Novembre, en remplissant ma demande. Mais Madagascar était impossible à obtenir. D’emblée, j’ai écarté les grandes villes : Dakar, Abidjan. Creyssel m’a proposé Tchad ou Mauritanie, relevant le fait qu’un « scout » serait utile en Mauritanie, pour des déplacements éventuels. Maman, sur le conseil du Père Boulanger, m’a fait choisir la Mauritanie. Et depuis, je me suis ancré et consolidé dans mon choix, le ratifiant plus chaque jour
. spiritualité du désert : austérité, et silence
. le fait que je sois le seul E.N.A. Pas de « faisandage » de combine, pas à voir, toute une année, des gens avec qui je ne sympathiserai guère.)

L’ambassadeur a souligné qu’il comptait sur moi pour fertiliser le désert. Autrement dit, voir les deux côtés, et apporter au pays. Dans cet ordre d’idées, pour que la coopération culturelle en soit vraiment une, je prendrai des leçons d’arabe à Nouakchott [3]. Comment faire reespecter nos idées et notre culture, si nous ignorons les idées et la culture de notre interlocuteur. Je crois d’ailleurs que cet effort peut me faciliter bien des contacts.

M’a fait part de sa foi dans son pays. Au début, il y a cinq ou six ans, était sceptique (a d’ailleurs été communiste, ou marxiste dans sa jequnesse). Premier conseil des ministres à Nouakchott sous la tente. N’y croyait pas. Mais maintenant sait que cela est possible, que c’est en route, que son pays a de l’avenir. A foi en lui. J’aime qu’il m’a amené à partager cette foi.

A une question de monsieur Darde sur le parti unique [4], il a répondu très clairement et très simplement.
* nécessité armature et colonne vertébrale pour le pays. Pas le luxe ni les moyens d’une opposition.
* rôle d’information. D’où nécessité d’une non-identification avec l’administration. Administration traditionnellement mal vue (souvenir colonial), d’où information apparemment non engagée. Au fond, parti à la fois canalisation et courroie de transmission.

M’a demandé avec beaucoup de franchise, si je pensais que le régime capitaliste était plus adapté que le régime socialiste à la Mauritanie. Je lui ai dit que je partais en Mauritanie sans aucune idée préconçue, ne connaissant pratiquement rien du pays. Mais que je le tiendrai au courant de mes impressions. Qu’en retour, je lui demandais de me faire confiance, et de me guider un peu.

M’a paru plus informé par Le Monde que par son gouvernement. Je touche là – je crois – un des problèmes essentiels de la diplomatie.

(Petit scandale que j’ai constaté hier à la Coopération, et qui rejoint mon observation précédente. Un rapport sur les possibilités de recasement en Mauritanie des travailleurs mauritaniens en France, fort intéressant, et qui intéresserait au premier chef les autorités mauritaniennes, ne leur pas été distribué, faute de crédits.
D’ailleurs, un autre fait frappant : toute la documentation, même officielle, est de source française. Au moins celle de base. Indépendance ?
Que le rôle des dirigeants mauritaniens doit être dur parfois tant de telles conditions, de parler en Mauritaniens et de connaître leur pays et son intérêt…

àC’est d’ailleurs un des côtés par lequel je peux aider la Mauritanie, c’est faire connaître et aimer aux Mauritaniens, leur propre pays.)

Le dîner avait lieu le mercredi 3 Février.

+ thé au Copar, chez Mohamed Ould Daddah, avec les Darde. Ahmed et Hamdi (que je connaissais de vue par le Droit, mais avec qui je n’avais guère parlé…) étaient là. Rite du thé. Petits verres. Thé amer, puis de plus en plus sucré à mesure des « resucées » (au sens propre, car les verres sont mélangés à chaque fois) que l’on verse dans les verres de très haut. Petite théière jolie. (Claude m’a appris l’autre dimanche qu’elles étaient en vente au Prisunic. Dommage…, cf. la rose artificielle de Sacha Guitry).

Conversation détendue mais banale. Le moins qu’on puisse dire est que les contacts sont faciles. Mais peuvent-ils être vraiment profonds ? Mon séjour à Nouakchott, le dira peut-être ?

Dans l’auto., en me ramenant à la maison, les Darde m’ont parlé du problème de la femme
. excision dès la naissance (conséquences surtout psychologiques)
. Mauritaniens se marient plus volontiers avec Européennes, dès qu’ils sont évolués (problème de Mme Moktar)
. conception du mariage dans l’Islam, pas polygame dans l’espace (une femme à la fois) mais dans le temps

+ lundi dernier, 8 Février
Conversation fort agréable, chez Miss Cha. [5] avec le colonel Chalmel, qui a passé deux ou trois en Mauritanie, dans les méharistes vers 1925-1930. Description très vivante des combats, mission essentiellement militaire. Convergence avec Madame Darde sur la beauté et la spiritualité du désert, qu’on ne pénètre qu’avec le temps. Notions sur les points d’eau et les pâturages. Insiste et j’en ai été frappé) sur la liberté des Maures. Vont où ils veulent. Pas le canal des mers et des maisons. A aussi souligné que le Maure n’était pas travailleur.

+ juste après, à la Rhumerie.
Entretien avec Creyssel (et aussi ceux qui partent en R.C.A., au Sénégal et en Haute-Volta). Est revenu en passant sur l’idée de non-travail des Maures. M’a parlé longuement de l’Ecole, de Widmer [6] (cinquantaine bien passée, marié à Américaine), goût de l’efficacité, du rendement. A reparlé de mon double travail : enseignant à Nouakchott, et « messageries » culturelles pour ressourcer les fonctionnaires.

+ mardi après-midi, à la Miferma.
Reçu cordialement par M. Paoli, bourlingueur, qui a fait la guerre dans le Pacifique. Société florissante. Toujours impressionné par l’infrastructure de la société sur place. A paru être un peu tendu vis-à-vis de la Mauritanie. Conscient de créer un Etat dans l’Etat. Les brochures qu’il m’a remises, montre les installations et même l’investissement social. De toutes façons, il me faudra bien connaître le dossier Miferma.
A un peu peur du désert. Mais reconnaît combien il est majestueux. Néant. Vide. Il n’y a rien. Je serai bien reçu à la Miferma.

+ hier, déjeuner avec Dumont-Martin (fonctionnaire à la Coopération) et avec M. Cornu, conseiller à la Fonction publique  Nouakchott. A jeté beaucoup d’eau sur le feu. C’est peut-être bon, car je me faisais peut-être une trop belle idée de mon séjour là-bas : week-end en brousse, contacts multiples, etc… voire voyages.
. sceptique sur les contacts, n’en a pas personnellement. Estime que c’est question de don et de personnalité.
. trouve le Mauritanien paresseux, peu ouvert au porogrès, dissimulateur et faux. On croit être de plain-pied alors qu’on ne l’est pas.
. a insisté sur le problème des crédits. Tout étant absorbé par la construction de l’Ecole, rien ou peu pour l’enseignement. Pour aller en brousse (brousse = ce qui n’est pas la capitale), il faudra probablement me débrouiller par moi-même.
. m’a donné l’impression que les Français vivaient repliés sur eux-mêmes. Ne cherchent pas les contacts avec les Mauritaniens.

J’espère ne pas être coupé, par un écran de Français et ne pas avoir à choisir entre les Français et les Mauritaniens. Risque de recevoir de belles idées et d’être enthousiasmé à Paris, et d’être enterré complètement à Nouakchott. Nécessité si je veux connaître le pays, et ceux qui l’habitent, de sortir de Nouakchott. Espoir que le contact sera amical et facile avec l’ambassade et que je pourrai avoir des liens avec les hauts-fonctionnaires mauritaniens.

Donc ensemble de points de vue, notes discordantes sur la Mauritanie. Je pense que toutes deux sont vraies. L’amitié et la vérité sont possibles avec les Mauritaniens, mais avec beaucoup plus de temps, peut-être, que les apparences ne le laissent croire.

Réflexion commune du colonel Chalmel et de madame Darde : intuition étonnante du Mauritanien, et promptitude à juger et à estimer. Ce peut (toute modestie mise à part) être une force pour moi, qui aime jouer cartes sur table, et parle franchement.




[1] - près de Saint-Nom-la-Bretèche, aux environs de Paris : j’y ai effectué « mes classes » militaires, sans grade

[2] - abréviation pour République Islamique de Mauritanie
[3] - je ne l’ai malheureusement pas fait

[4] - il vient d’être constitutionnalisé par une loi du 12 Janvier 1965
[5] - première agrégée d’anglais en France, 1911 – cinquante ans au lycée Racine – amie de mes grands-parents maternels depuis leur séjour à Saint-Quentin au début des années 1920, avant leur participation à l’occupation de la Rhénanie

[6] - la Mauritanie doit certainement les fondements statutaires et matériels de son Ecole nationale d’administration à cet homme exceptionnel de ténacité, de patience, de revenue à la charge. Grand, toujours costumé et cravaté, chapeau, place du mort dans un combi bleu à toit blanc, il va recueillir lui-même les signatures ministérielles pour cette entreprise. Parcours antérieur que je n’ai pas su sinon qu’il était du côté de la France libre, au Levant – la mission laïque – pendant la guerre. Egotiste et autiste, il n’est pas sympathique, mais il a l’acharnement