jeudi 30 août 2012

L'écharpe grise - récit attendant son commencement et ses points de suspension









L’écharpe grise




début d’un récit












              Je t’aime toujours,  je t’espère encore. Selon toutes les apparences, je ne t’atteins pas et tu ne me cherches pas. Tu vis ailleurs,  sans pensée pour moi ni pour nous, ce couple que nous n’avons pas formé mais que – il me le semble encore –  nous avions décidé de constituer. Déjà, les mots sont ce qu’ils sont, difficiles à prononcer, insuffisants, traîtres. Comme tu l’as expérimenté – mais convient-il de dire ainsi, n’était-ce pas un spectacle, un divertissement, un étonnement, qui devint une habitude, l’habitude  pour toi d’une ambiance et, pour moi autant, l’habitude de te les donner, peut-être même l’obligation afin de ne pas te décevoir, de  ne pas être inférieur à la tâche ? oui, je parle beaucoup, j’écris beaucoup, mais je ne sais pas dire et je ne t’ai pas atteinte. Jamais. Tu ne me fus proche, tu ne t’approchas de moi, tu ne me voulus que de ton propre chef. Sans que je susse jamais pourquoi, ni à présent que ce n’est plus, que tu es celle qui voulus ne plus m’épouser, ni dans les époques et les circonstances où tu le voulais, l’avais résolu, où tu suivais les événements dans leur file.

              Tant que je tenais pour certain ton amour pour moi, je ne m’interrogeais pas sur le point de savoir si je te correspondais, si ce que je te disais t’atteignait, te plaisait, te correspondait. Je tenais pour acquit notre alliance, l’être que nous allions être ensemble puisque tu l’avais choisi, m’avais fait prendre conscience du bonheur que j’attendais et que j’éprouvais, déjà et sans le savoir, que tu me choisisses et qu’en sus tu me donnes la simplicité et la force, la prise sur moi-même d’accepter ton choix, ce choix que tu faisais  de moi. De moi tel que j’étais.eJe parlais donc à la cantonnade, la cantonnade et la foule merveilleuse, docile mais demeurant  conquérir, qu’à nous deux nous formions depuis que m’avais choisi, que tu avais jeté ton dévolu sur moi. Cette expression est toute faite,  dit-on, elle n’est ni tienne ni mienne, et comme nous ne l’inventons pas l’un pour l’autre, mais l’emoruntons à de vieilles coûtumes ou attitudes d’âme qui ont formé les mots et la grammaire de ma langue, elle convient mieux que d’autres.

              Aujourd’hui, si je parviens à écrire et à aller au bout de ce qui suit, c’est que je ne cherche plus à t’atteindre. T’aimer et t’espérer ne signifie plus que je puisse quoi que ce soit pour provoquer ou réveiller en toi ce que ni toi ni moi n’avons déjà vêcu, n’avons en tout vas vêcu ensemble. Il y a peu encore, quand mon espérance était une attente, une supputation, l’imagination de détails, de causes, d’effets et de délais, j’aurais craint de manquer une phrase, d’avoir placé un mot qui t’indispose juste dans l’instant où tu allais te tourner vers moi. Il n’en est rien, et depuis longtemps. Il est possible que j’existe, chronologiquement, pour toi, associé à une année ou deux de ta vie, une vie qui te paraît sans doute déjà longue, mais qui n’est que de quelques années d’autonomie et de liberté, si tant est que ces deux termes recouvrent quoi que ce soit. Nous aurons, pendant cette conversation à laquelle ton souvenir me convie et que je te propose à mon tour, bien des batailles à livrer avec la grammaire et le vocabulaire, non pas parce que tu es enseignante de profession et d’études originelles,  et enseignante de langue et de civilisation, mais parce que les sentiments, quand ils ne débouchent sur rien, qu’ils ne sont pas partagés, mais qu’ils persistent pourtant et malgré les années et les évidences, manquent alors de tout ce qui pourrait les exprimer et les situer. Or, je ne veux pas te parler de moi, ni de mes sentiments, mais de toi, de ce que j’ignore de toi. Je voudrais te dire longuement, pour provoquer tes réponses et m’apporter quelque clarté sur toi, te dire bien sûr que je t’aie, mais que t’aimant je suis passé à côté de tout examen de qui tu étais. C’est notre séparation et ton silence, le très peu de choses, de souvenirs que je garde a priori de toi, le très peu que tu m’aies donné de toi-même, sinon quelques mois de ton acquiescement ou de ton initiative pour que nous nous mariions, qui m’ont fait te regarder, t’examiner objectivement. Mais je ne vois, de la sorte, que le creux d’une absence. Ses effets en moi, certes, et ce que cela peut m’apprendre de toi.

          Car tu sembles n’avoir posé, me concernant, que deux actes. Celui de venir à moi, de le signifier, de me le dire en très peu de mots, posément, calmement, apparemment sans émotion. Et celui de me quitter. Encore n’est-ce qu’un acte que partiel, en ce sens qu’il ne me concerne que partiellement. Eloignée de moi, revenue dans ta famille selon des circonstances sur lesquelles nous avons ensemble à revenir, c’est l’un des objets certainement de notre entretien de maintenant, tu t’es éprise d’un autre. Je n’ai que deux faits qui te révèlent,  ces deux faits, et ils s’annullent. Tout ce qu’il se passa entre,  je ne l’ai vu que comme une introduction, un très pâle pressentiment, un très vague reflet de ce que serait notre vie commune. Voilà trois mots qui ne conviennent pas. Je le sais, et je te crois de mon avis. Vivre ensemble ? S’aimer ? Faire des choses ? dont des enfants ? Réussir, ne pas s’ennuyer l’un avec l’autre, ni l’un de l’autre. Qu’avons-nous projeté de cela. Nous n’avons pas eu les mots, c’est ce qui faisait, je le crois encore, l’exceptionnalité de ce qui nous a uni dès que nous nous sommes entr’aperçus. Il n’y aurait pas de qualificatif, pas de précédent, ni de modèle, même si naturellement nous avions chacun un atavisme et des fantasmes. Je te disais les miens, mais sans y insister, car tu m’importais tellement et j’étais tellement certain de toi et de notre union, que j’étais prêt à tout lâcher de ce qui ne t’aurait pas, de moi ou en moi, convenu. Certes, dès cette époque, tu considérais souvent et tu savais le dire et je savais l’entendre, que l’attitude en intention et en parole n’est pas forcément l’attitude perçue, vêcue, mal supportée par l’autre. Mes défauts étaient apparents, tu ne les disais pas, tu les remarquais. Les tiens aussi, mais ils te caractérisaient et je les adorais. Ta susceptibilité, ta mauvaise humeur, cet air de souveraineté que tu savais arborer et promener entre les regards et les silhouettes de gens nous accueillant et qui ne t’importaient pas, et dont tu ne savais heureusement pas qu’ils ne t’apprécieraient que de mine, et selon que tu serais ma femme et fidèlement ma femme. Les miens, que je ne mis au courant qu’au seuil de leur porte et à ton bras, n’en revenaient pas que j’eusse été capable de décider de me marier. Mots mal agencés ! car j’avais seulement accepté de me donner à ta demande. De décision, je n’en avais prise aucune, j’en eusse été incapable. Trente ans d’un célibat soutenu par des liaisons parallèles et des rencontres ou aventures perpendiculaires ne m’avaient apporté qu’un seul discernement, celui – assuré – qu’aucune des femmes qui m’avaient accepté un temps dans leur vie et qui avait apprécié mon lit, car on vivait plus chez moi, selon mes affectations diplomatiques successives que chez elles, seulement en passage parisien, n’était celle que j’attendais. Là, les mots conviennent, ceux d’une adolescence chrétienne fiévreuse d’une vocation religieuse ou à tout le moins d’une grande mission  n’accomplir qu’à force de générosité : la femme de ma vie, celle préparée de toute éternité par la Providence, mieux par un Dieu personnel mariant ses enfants comme Isaac envoya son serviteur quérir Rébecca ou donna à Tobie, pour compagnons de voyage,  Raphaël et son chien, jusqu’à ce que le maléfice dont pâtissait Sarah se dénoue par l’arrivée du fiancé véritable.

              A aucun moment, à aucune époque de notre saison d’amour ou d’ensuite, tu ne m’as donné de signe d’une semblable attente, d’une telle intervention des astres et de leur Providence, dans notre rencontre. Il en fallait pourtant, que je sois nommé ambassadeur, ce qui n’était pas l’aboutissement normal de la carrière que j’avais dû choisir, comme la plus proche de celle qui porte majuscule comme des personnages la particule ou le titre, républicain peu importe du moment qu’il y en a, courbant autour de soi l’alentour entier. Que ce soit au Kazakhstan, ce que je voulus expressément, quoiqu’on m’ait « proposé » l’Estonie puis la Slovénie, supposa un : que ton pays d’adoption, ou au moins de naissance fût devenu indépendant, et deux : que le poste me soit accordé. Tu sais qu’en Conseil des Ministres, le Président d’alors, François Mitterrand, refusa de signer le mouvement diplomatique préparé pour le 4 Mars 1992 parce que mon nom n’y figurait ni à la bonne case ni du tout d’ailleurs. Le 11, c’était en ordre ; entretemps, mes amis aux Finances, dont le ministre, Pierre Bérégovoy, m’avaient averti d’avoir à réitéterer mon souhait, ce que je fis depuis Zagreb, où je me trouvais en exploration à titre personnel mais que les Croates croyaient de service commandé. Il fallut enfin que tu sois l’une des protaonistes amateurs à jouer Les parents terribles, sinon comment t’aurais-je repérée parmi tes trois cent condisciples  en faculté de français à l’Université  dite des Langues du monde, et pas n’importe quel rôle. Eusses-tu été la jeune maîtresse à la fois du père et du fils, c’eût certes présagé ce qui nous est d’une certaine manière arrivé, puisque tu es passée en quelques semaines  des baisers d’un quinquagénaire à ceux d’un jeune ingénieur, à ce que tu m’as servi un jour à ma demande d’une quelconque identité de l’heureux rival, mais je ne t’aurais pas vue comme je te vis : une jeune femme assurée, expérimentée, faisant tourner plusieurs totons, la quarantaine sensuelle et frustrée, impérieuse. Ce rôle dit bien ta propre apparence, celle d’une femme « faisant » plus que son âge dans la plupart des circonstances, sinon toutes, car même au lit, tu me parus sinon expérimentée, du moins peu joueuse et encore moins étonnée. Ces points sont secondaires, et ils confirmaient sur le moment, et dans mon esprit et mon appréciation de nos choses et de ce qui nous a mûs depuis notre rencontre cette fin d’après-midi-là, aux « vestiaires », c’est-à-dire dans l’étroit bureau de la Doyenne où nous fûmes réunis à boire du champagne. A savoir que tout était tranquille et assuré dans ta démarche et dans ta personnalité. Tu trouvais tout à fait naturel d’épouser un homme fait, l’ambassadeur du pays dont tu avais la vocation et le goût d’enseigner la langue, et tout à fait normal que celui-ci te remarquât et t’adoptât. Le théatre nous fît nous rencontrer, aurait pu nous séparer, puisqu’il semble bien qu’en Avignon, ou avec les deux autres rôles féminins, tu eus l’opportunité d’aller peu après, tu rencontras quelqu’un. Plusieurs mois ensuite, quand en voiture nous n’en fûmes pas loin, tu me fis sentir – malgré toi ? – ta nostalgie d’un revoir qui semblait presque possible, mais ne s’arrangeait pas, même au téléphone, un jeune Américain de ton âge, c’est-à-dire de celui le moins durable, l’âge des commencements. Pour que tu l’atteignes juste au moment de ta montée sur scène – modeste – il fallut aussi que tu aies une déception amoureuse. Au lycée avant l’enseignement supérieur, tu n’étais pas parvenue à attirer Volodia, la coqueluche de toutes tes compagnes. Tu m’arrivais, mais je ne le savais pas, en convalescence d’amour. En deuil aussi d’une femme âgée, longtemps ton professeur de français et de celui d’une parente, dont le lien avec toi ne m’est pas resté. A quelques mois près et plusieurs fois dans l’agencement progressif qui rendit inévitable notre rencontre, celle-ci aurait pu, aurait dû ne pas se faire.
                          Tu tranchas sur toutes les femmes que j’avais connues avant toi, et même sur ce qui eût été de ton âge, mais m’eût induit en méfiance,  en  ne brodant jamais sur ces hasards et ces merveilles. Le passé, même de la veille, ne t’intéressait pas, et ne nous concernerait plus, l’important était notre vis-à-vis. Tu taisais toute ta mouvementation intérieure, je ne savais pas tes sentiments, je ne savais qui tu étais, si tu étais expérimentée ou pas,  ton âge je l’avais appris, il m’indifférait, il eût plutôt été un empêchement à m’attacher à toi, non qu’il seserait agi d’une transgression, mais parce que ce serait trp facile. La donzelle énamourée devant quelque roi lui offrant le monde bien plus que l’amour. Je m’émerveillais quant à moi de la justesse, jamais démentie, et peut-être même cela vaut-il encore et surtout aujourd’hui où  tu m’as quitté et ne veut plus me revoir, encore moins recommencer, et quoi ? la justesse de chacune de tes attitudes, du rythme de ton approche,  et de cette sorte de secret dont tu restas enveloppée. Ta vie propre, tu jugeais n’avoir rien à en dire, à m’en dire attendu qu’elle n’avait pas d’intérêt, ni pour toi, en plein dedans, donc en pleine grisaille , ni pour moi dont la vie te paraissait riche au quoitidien et au passé, sans que je puise distinguer si ce que tu me prêtais tenait à ma profession ou à mon tempérament, mon caractère. Ton mutisme était un refus véritable de parler de toi-même, une fois racontée lapidairement l’histoire des tiens, sans détail, que leur venue de Russie, et peut-être même des marches de l’ancienne Pologne au siècle précédent, jusqu’à Alma-Ata ou plus tard, d’une autre branche, vers les « terres vierges « , une fois indiquée les années de classe, de collège, de goût pour le français. J’appris ainsi, sans que tu le répètes, que ta mère était seule avec toi et une sœur cadette, un chien aussi, Norton, puisque l’anti-virus. La sensation que produisaient tes récits dépouillés au possible,  était que tu étais partout à l’étroit, en fampille, dans votre appatement exigu et surmeublé comme la plupart de ceux de l’époque soviétique, à l’université et parmi tes camarades. Tu disposais manifestement de ton esprit, d’une grande liberté intellectuelle et mentale, mais tu n’étais pas encore maîtresse de tous tes mouvements, non que tu fus, ou parus vivre sous une quelconque autorité ou influence. Quant à l’emploi de ton temps quotidien, impossible de l’apprendre, comme si le savoir eût été, pour moi, de connaître que tes robes auraient été de piètre qualité et fabriquée par de modestes gens à avoir honte de les porter.

              J’entrais vite et aisément dans ce qui n’était pas ton jeu, mais était bien toi. Cela ne me rappelait nullement le « jardin secret »  auquel naguère m’avait dit tenir tant la première des deux fiancées que j’avais eues, et qui ne l’étaient pas restées. Vingt-cinq ans avant toi. Au contraire, c’était le signe d’une souveraineté, d’une liberté qui me plaisaient. Que tu parlas donc si peu des tiens et de qui tu es à l’époque où je commence de te recevoir à dîner presqu’une fois chaque semaine, m’est un gage, tu es secrète pour tout le monde, pour les plus proches et les affectionnés ; ce que tu me donnes de toi, les émotions que tu ne caches pas, celels de voire du bon vin, du champagne, de regarder des films en video., d’écoûter des disques-compacts, ton sourire, tes moues et mimiques, me paraissent à chaque instant, et, quand je les récapitule, aptès t’avoir ramenée au pied de l’appartement familial, autant de cadeaux insignes, particuliers, qui ne sont qu’à moi. Je te fais découvrir des choses si habituelles et mineures en Europe occidentale, et qui sont pour toi de prix rare, que tu es l’une exceptionnelle ou des très rares à aborder dans cette capitale aux marches de la Chine, innombrable, nucléaire et d’une certaine manière musulmane. En retour, tu me fais entendre une musique que je ne savais plus ni écoûter ni rechercher. Tu parles, avec une intelligence qui me ravit et qui me documente aussi, de ce que la jeunesse soviétique a ressenti des prodromes de l’effondrement, de ce dont elle témoigne selon les strates de son éducation   tu m’informes et, déjà, tu collabores à l’accomplissement de ma mission chez toi, dans ce pays. Il est alors tout à fait tien, malgré le mouvement qui se répand chez les adultes, cette crainte d’être minoritaires et gouvernés sur une terre qu’ils estiment avoir fécondée, équipée et où ils ont régné absolument depuis cinq quarts de siècle. D’ailleurs, tu le connais mal, et Paris, Avignon te seront familiers avant que tu sois jamais allée à Saint-Petersbourg ni à Moscou, non plus qu’à Akmola ou à Tchimkent. Parenthèse : le logiciel d’ortographe de mon écritoire relève les fautes de dactylographie pour ces deux noms-ci de ville,  et en surveille la correction. Ce qui fait revenir, si loin des lieux et de l’époque, le souvenir de gens, de bazars de discours et d’investigations qui sont parmi les plus chers de ma vie. L’intelligence,  une facilité d’exposé quand tu ne te sens pas directement le sujet de ce que tu dis et de ce que je souhaite apprendre, et aussitôt sortis du restaurant, de l’hôtel, quittée la chambre double qui tient lieu de résidence à l’ambassadeur, doyen du corps diplomatique de surcroît, tu me donnes autre chose, la fraicheur et l’enfance de se raccompagner mutuellement de pas très loin à pas très loin, du Dostyk à l’avenue Lénine, en passant soit par les bassins, soit par les portiques de l’Académie des Sciences. Nous parlons, mais de rien, c’est le bien-être total. Quand l’heure de rigueur pour ta mère risque d’être passée, tu téléphones, c’est le rite de quelques trois heures ensemble avec des cérémonials que nous nous sommes accordés très vite, l’apéritif au champagne dans ma chambre,  ou plutôt l’avant-chambre servant de salon et que j’ai décorée de mes encadrements et tableaux, une carte ancienne et précieuse de toute la Russie d’Asie, une autre du Kazakhstan-même, chacune du milieu du XVIIIme siècle, jamais nous n’entrons dans ma chambre à coucher, puique de cela il n’est pas question.

          J’ai d’ailleurs une charmante maîtresse, russe elle aussi, de beaucoup ton aînée quoique d’autant ma cadette : journaliste à Karavan ; elle est introduite, elle m’accueille, je l’accueille, nous soupons  chez elle depuis l’automne précédent, de plus en plus souvent, et je l’amène dormir avec moi au palace. Elle a du texte, de la joliesse, elle est pathétique quand elle dit les camps, les dénonciations, ce qu’en sa famille on a vêcu, il y a aussi des reliques, quelques photos bistres aux légendes enchanteresses ou puissantes, les années 1930 à Sotchi. Il y a son propre mariage, avec un Géorgien, la caractérisation des moeurs d’un pays, d’une race, d’un monde à l’autre, et la séparation d’avec son mari au moment d’une fausse couche et de l’implosion soviétique, de l’élimination de Gorbatchev. De la fenêtre d’une modeste cuisine, où je mange russe, des gateaux de légumes et parfois de viande, nous faisons le dimanche matin le marché ensemble, je peux voir le pic Staline, des chaînes de quelques six mille mètres d’altitude. C’est perdu et grandiose, du moins pour moi, quand je redescends, tous ascenseurs bloqués parce que l’électricité a été coupée, qu’l y a neuf étages, et du verlas à chaque mparche puisque les escaliers sont à claire-voie. Elle  m’aime, est accrochée et moi je ne sais pas, sinon que je suis bien au jour le jour, j’abuse comme les amants le font quand les situations et les jeux ne sont pas égaux. Je tiens à elle, mais je tiens à moi. D’une certaine manière, quoiqu’aucune situation ne soit la même exactement, dans chacun de mes postes, il m’a été donné une confidente de ce genre, si précieuse pour apaiser la soif  d’une confiance d’un autre ordre que celui de la coopération au travail, l’envie d’une présence sensuelle, qu’avivent le dépaysement,  la hiérarchie pesante des milieux d’ambassade et pour pénétrer un pays. Je peux ainsi parler d’autre chose, que de l’exercice de mon métier, tout en demeurant sur les lieux ,  mais pas non plus de ma vie en France, où je n’ai plus séjourné que quelques semaines par an depuis six années déjà,  sinon que j’y ai un chantier ouvert en Bretagne, deux longères à rénover, en fait à reconstruire, non loin de la mer, avec des hectares et surtout de la solitude. C’est du Kazakhstan, c’est du quotidien, que j’observe et commente d’un point de vue économique, social et politique, que je parle le plus et que je préfère parler ou qu’on me parle.

          Pourtant avec toi, il a ce thème et il y a autre chose. Tu te vexes, tu t’enfuis, je te trouve bien désagréable, nous avons des relations personnelles. Qui es-tu, ni une amie comme on peut en avoir, platoniquement ou de longue habitude, ni une maîtresse quoique je n’exclus  naturellement pas que tu le deviennes. Je ne me sens pas de responsabilité à ton égard, et tu n’en prends pas non plus vis-à-vis de moi. Nous nous voyons, nous nous regardons, nous nous téléphonons beaucoup, j’ai commencé de t’écrire. A  la relecture de ces premières lettres qui n’avaient pas souvent de réponse, mais tu avais l’art des trois lignes non cachetées sur papier-à-petits-carreaux, je me suis, pas beaucoup après notre séparation (elles étaient pour la plupart saisies informatiquement), rendu compte que déjà, presque tout de suite je fus amoureux de toi. En sorte que tu as pu me dire, longtemps après, que tu avais vite regretté cette manière-là de me lire et que j’avais de t’écrire. Je ne crois pas qu’il y eût alors un calcul de ta part ou une inconscience de la mienne. Il n’y en eût que dans l’invitation que j’adressais à vous cinq et au professeur, metteur en scène par goût, qui aviez monté la pièce. Vous êtes venus sagement et tous les six, on amangé et bu presqu’à la française, on s’est congratulé, on a le projet de recommencer le spectacle sur une scène plus prestigueuse qu’un fond de salle dans l‘Université,  qui n’a pas grand aspect. Ce fut le théatre Abaï, mais sans beaucoup de public. Je te photographiais grimée, à la sortie, l’été arrivait. Auparavant, lors de ce dîner de têtes, j’avais fait circuler une feuille de présence ou d’adresses, comptant bien sur la tienne. Une de tes partenaires, la jeune fille menacée,  de souche kazakhe, jouant moins bien que toi, mais d’une voix et d’une sorte de douceur passionné et résignée, m’avait ému, elle m’eût attiré, s’il y avait eu l’ombre d’un consentement putatif de sa part, ce n’était pas le cas, quoique j’en eusse tâté,  par la suite quand me manqua une interpête pour la revue quotidienne de presse. Tu écrivis la première et me donnas, parmi tous les présents, le maximum de détails pour te rejoindre. C‘est ainsi qu’il y eût vite une seconde soirée mais seulement entre nous, et qu’à la reprise des Parents terribles, nous eûmes notre première complicité, que tu me rejoignes sans que nous partions ensemble et que ce soit ostensible.

              Ostensibles, complices ? C’est faire arriver l’extérieur, nos entourages et le qu’en pense-t-on ? question qui serait nôtre, et le « qu’en dira-t-on ? » qui serait celle des autres. Sous cet angle de vue, nous étions déjà un couple. Tu avais l’assurance de la compagne attitrée, de l’accompagnatrice habituelle quand tu entrais dans mon hôtel, quand tu commenças de venir à l’ambassade. Je t’y avais donné un emploi qui était utile à mon organisation, le tri et le découpage, le classement des tombées permanentes de l’Agence France Presse . Tu étais badgée et passais sans encombre ni question le sas de sécurité. Ce n’est pas qu’on te disait et te réputait : «  avec moi  ». C’était plutôt un terme de protection, l’ambassadeur veillait sur toi, puisqu’il t’invitait à ses repas, t’employait dans ses bureaux. En ce sens, nous étions complices, puisque nous vivions un attrait réciproque que nous ne nous explicitions pas. Pas encore. Cela se fit insensiblement, d’un dîner à l’autre. Dès le premier où nous fûmes face à face, tu as exclu en moi toute velleité de drague d’une autre de tes compagnes du théâtre amateur ou de l’Université. Or, beaucoup me plaisaient, m’avaient plu, m’auraient plu. J’avais passé quelques heures, à plusieurs reprises, avec l’une d’elle, Oxana, pour qui je tentais d’obtenir une bourse, elle n’avait pas la nationalité du Kazakhstan, n’était pas de ma compétence : ce fut donc peine perdue. Toi, tu l’avais, et sans état d’âme. Plus tard, à tes premiers séjours en France avec moi, tu as très bien su me dire ce que représentait alors ta ville natale, Alma-Ata l’ancienne, devenue Almaty et que depuis l’indépendance, dont la date est changée pour qu’en soit brouillée la mémoire trop attachée à une revanche de la souche kazakhe sur la souche russe, on tente d’abandonner, en tant que capitale, au profit d’une ancienne Selinograd, dans les marches septentrionales du pays. De ton pays. Deux étonnements me travaillent de plus en plus, depuis que tu n’as plus voulu m’épouser. Faut-il le lier ou au moins le rapprocher ? Il n’y a pas que moi ou que notre projet de mariage que tu as abandonnés ces trois ans-ci. Ce goût du français, de cette langue qui est mienne et qui t’avait attiré dès ton enfance, selon je ne sais quel tropisme, ou fantasme, encore une chose que tu ne m’as pas expliquée, que je n’ai pas su à temps te demander de me dire, de nous dire. Ce goût du français, distinct d’une prédilection pour la France que tu n’as jamais semblé ressentir à la manière d’autres générations, antérieures à la tienne, et faisant de la capitale des « Lumières », de l’histoire de ce peuple encore plus que de son pays, une sorte de référence personnelle et amoureuse, admirative et objective. Ce goût-là, tu ne l’associais pas à notre rencontre. En quoi, nous avions la même posture intellectuelle et affective l’un envers l’autre. Nous nous regardions indépendamment de nos cultures et de nos pays, nous jouissions de différences et de complémentartés, d’attractions réciproques qui ne tenaient qu’à nous, nos écarts d’âge, notre relation homme-femme importaient bien davantage que ta slavité et ma latinité. Nous n’aurions pas dit pourtant que notre plaisir d’être ensemble était d’âme ou d’intelligence seulement. Tu cultivais et nous inculquais la situation simple de nous plaire l’un l’autre, de nous être rencontrés dans la plus parfaite banalité, puisque l’ambassadeur de France, par hypothèse s’intéresse à la francophonie, et que célibataire, il est ouvert par situation à une rencontre féminine, et qu’enfin ayant déjà vêcu et accumulé des expériences, il est par construction attentif au plus neuf, à ce qui serait nouveau, révolutionnaire pour lui, une jeune fille et le mariage avec celle-ci. C’était vrai mais ne valait pas d’être dit, puisque c’était évident. Ce qui l’était moins, et qui m’enchantait, c’était le plain-pied où tu nous avais mis d’emblée. Je ne prenais aucune précaution avec toi, ni professionnelle, ni d’homme très aîné. Nous n’en étions pas encore au point où j’aurais (trop ?) conscience de ma responsabilité envers ta jeunesse, ta fraîcheur, ta virginité, et où je me répèterais l’interdiction de gâcher tes commencements ou de fausser, par des images indélébiles, ton regard sur l’existence humaine. Avais-tu une idée a priori du bonheur, de l’amour ? Tu ne le laissais ni paraître ni entendre, et encore aujourd’hui, le peu que tu m’aies dit de ce que tu vis ailleurs et avec un autre, n’a jamais été assorti  de ces deux mots : bonheur et amour, dans tes comptes-rendus parfois cruels – ainsi un premier-Janvier où tu me récitas la chronologie d’une journée-type, avec la plage horaire de votre étreinte. Ton charme était au sens premier du terme que tu m‘exonérais, pour la première fois, et je ne pouvais m’en rendre compte bien sûr, puisque là était le secret de notre mélange – de mon interrogation habituelle. Comment qualifier la relation que je vis ? Quelle en est la perspective ? Est-ce le bonheur, est-ce l’amour, est-ce que j’attends ? Tu m’avais centré sur toi, sur ta personnalité sans pourtant dévoiler celle-ci. J’en ai déjà dit le prétexte que tu avançais contre mes questions quand je cherchais à te connaître selon toi, et non pas selon moi. Plus tard, tu revendiqueras la liberté de ne compter, surtout pour moi, que selon ce que tu veux et qui tu cherches à devenir. De ne plus compter pour moi que comme la femme qui a pris son envol hors de moi, loin de moi, avec un autre. Ce printemps-là, l’envol, il semblait que tu le voyais et le vivais avec moi, et que tu me l’attribuais. Ta reconnaissance, il était inutile que tu l’exprimasses, ta présence suffisait comme un formidable acquiescement. Tu étais dans ma vie, j’étais dans la tienne, une petite photo d’identité de moi dans ton portefeuille et que tu posais sur ta table à travailler dans la petite chambre qu’avec ta sœur tu partageas toute ta vie au Kazakhstan.

              Il est, ici, temps que je te dise comment tu m’étais apparue, et comment  à chacun de nos revoirs, l’image que j’avais de toi s’enrichissait. J’écris donc : image. Parce que je n’avais pas d’idée de toi, à l’époque, et maintenant, je crois ne pas en avoir non plus. En ce sens, je n’avais et que je n’ai jamais eu une explication globale de ton personnalité, de ton comportement, de ce que tu étais avant notre rencontre, et ce n’était pas seulement affaire de connaître ton enfance ou des épisodes de ton existence quotidienne, ou de parcourir la palette de tes goûts ou de tes fantasmes. Je n’avais pas de clé de toi, je n’en ai pas davantage aujourd’hui que tu es loin, même  si depuis le temps de notre rencontre, beaucoup de faits te précisent. Mais aucun ne te détermine dans mon sprit, ni dans mon cœur. Je  ne pense pas pouvoir t’exprimer mieux qu’ainsi, que ta liberté était ce qu’il y a de plus cher et de plus déterminant pour moi en toi. Je t’aimais nue, en quelque sorte, c’est-à-dire sans aucun truchement d’aucune apparence, d’aucun attribut, qui d’ordinaire déterminent des entrainements ou expliquent la sympathie ou le désir que l’on peut éprouver pour quelqu’un. Pas d’idée préconçue, ni rétrospective. D’autres en ont sans doute de toi, admirateurs ou, surtout, détracteurs. Il y en eut aussitôt de mon côté, pour m’indiquer que je m’engageais bien mal à propos. Je suppose qu’autour de toi, il n’a pas manqué d’explications à te donner de ton propre détachement vis-à-vis de moi et de nos projets de mariage et de vie ensemble, d’enfants. Pas d’explication de toi, donc pas de déterminismes, mais pas non plus de moyens de t’atteindre, de te contrôler, de te connaître ou de te pénétrer malgré toi. Que tu aies pu songer que l’éloignement l’un de l’autre, provisoire, auquel nous avions recours à partir de l’automne de 1996, était la chance unique qui t’était fournie de te défaire de mon emprise sur toi, me paraît monstrueux. Ce serait signifier par là que je pesais sur toi malgré mon amour, malgré mon respect de toi, malgré, surtout, ce que je viens de t’expliquer, à savoir que je te découvrais à mesure de ce qu’explicitement tu me montrais de toi, en gestes, en mots, en pensées échangées, en désirs que tu savais fort bien exprimer quand tu le voulais, et que tu présumais que je saurais y accéder, ou t’aider – toi – à y accéder. Bien entendu, cette position de contempler la jeune fille qui était entrée dans le champ de ma vie, m’ôtait presque tout moyen, me mettait à ta disposition et à ton rythme, mais je n’avais pas la sensation de m’emprisonner, de me rendre à toi. Je croyais au contraire apprendre la vie de couple et le décentrement de moi-même, ce qu’auparavant je n’avais jamais su opérer, et que – toi – tu me faisais faire si simplement. Tu m’apprenais à vivre l’instant sans inquiétude du suivant, et tu n’étais pourtant pas la femme du seul instant. Tu respirais l’équilibre, mais tu avais tes humeurs, tu étais taciturne souvent, et tu m’expliquais que ce n’était ni bouderie, ni rancune, ni mal-être, mais une sorte de mise à l’état de veille, et d’invite à ce que j’anime tout le paysage pour nous deux. Prise de relais, pour une âme embourbée, ou pas encore éveillée à elle-même et au monde ? Non plus, il me semble que cette placidité de te montrer nue ainsi, sans besoin, sans ardeur, sans engouement, avec de petites gourmandises,  de petites envies était une grande science. J’avais donc un portrait mental de toi qui t’avait rendue aussitôt exceptionnelle. Non que tu fus paresseuse, oisive , inoccupée. Explication de toi qui m‘a souvent effleuré par la suite, mais qui ne te correspond pas. Pas plus qu’une certaine aboulie. Tu sais ce que tu ne veux pas, tu l’as su. Tu n’es pas spécialement influençable, la robotique ne t’explique pas, ne te end pas prévisible. Tu m’as toujours surpris par tes gestes, tes mots, tes initiatives, capable de tou, oui, selon une morale qui t’est personnelle, qui confine à la cruauté qui est réaliste, qui pourrait faire de toi un être dangereux, mais précisément cette disposition de toi-même, cette conscience exacte que tu as de tes moyens et de tes capacités, te donnent un comportement rationnel, presque trop. Tu parais le plus souvent détachée, des autres, de toi, de tout ce qui tient à toi, de ce qui pourrait te survenir. Tu n’es ni anxieuse, ni envieuse, pas nostalgique. Sans doute, est-ce là ta faculté d’être concentrée dans le présent et pourtant ta présence n’est pas imposée, tu existes en reflet descirconstances, de l’attente que tu sens qu’on a de toi, c’est ta dépendance. Tu n’imposes pas, sinon que tu obliges l’autre, le partenaire, l’interlocuteur à s’interroger lui-même sur ses raisons vis-à-vis de toi. Je ne crois pas qu’à notre époque tu jouais aux échecs, mais il me semble – je ne suis pas du tout bon joueur, et je n’ai que peu l’expérience des possibilité de ce jeu, où je me fais plus souvent battre que je ne l’emporte – oui, il me semble que tu serais douée. Est-ce froideur ? Est-ce un certain manque de sensibilité, de spontanéité ? Ce dernier mot peut-être a sa justesse. Tu te défie plus des autres et des ciconstances que de toi-même. Non que tu te mettes en sourdine ou te rapetisses, mais tu n’es pas éocentrique, tu n’organises pas le monde ni ton existence propre autour de toi-même. Tu acceptes les faits, les choses, les personnes, les relations, tu  n’es pas à la recherche d’alternatives ni d’un souhaitable utopique. Disons que tu es réaliste, et que de beaucoup ton aîné, je ne le suis pas quant à moi. Je crois aux rêves, et que ceux-ci signifient que – quelque part – il y a un accès à l’impossible, du seul fait que nous ayons pu concevoir ce rêve et nous y placer. En cela, nous sommes fort différents, mais cette complémentarité était d’une grande ingéniosité à notre rencontre puisqu’elle multipliait les possibilités d’agencement de notre couple, l’âge et l’expérience, la masculinité aussi me faisaient naviguer en tête et demeurer à la proue, mais ta jeunesse donnait, immense, le champ à tous les élans, les élans je les avais, et tu ne demandais qu’à y être entraînée, quitte à mesurer, à nous faire mesurer sinon des sagesses, du moins des délais et des formes. Cette science qu’à nous deux, nous avions manifestement, la conscience malheureusement ne nous en fut pas claire, surtout quand il fallût se questionner sur les dispositions pratiques à prendre du fait de mon revers professionnel. Je suis convaincu qu’ensemble, nous aurions  bousculé l’échiquier car nous aurions su trouver la subsistance et l’assise dont j’eus tort, alors, de penser que les moyens, je les trouverais mieux en demeurant seul quelque temps, sans toi, qui ne me rejoindrais qu’une fois acquises les mises en place nouvelles ou restaurées.

                          J’avais donc une image de toi très adulte, très affirmée, et notre différence d’âge me paraissait comblée dans l’instant où nous en prendrions conscience, si jamais ce devait arriver, par ce surcroît de sagesse innée et voulue que je discernais absolument en toi. Je te fis donc confiance aussitôt. J’avais affaire à une partenaire de tempérament secret mais d’une seule pièce, d’une seule parole, qui saurait, qui savait dire ou ou non, et qui tiendrait ses promesses. Mieux : qui aurait l’art de les faire se réaliser. La jeune femme qui quitta le fond de la salle où vous veniez de créer, « première » au Kazakhstan, la pièce de Cocteau –, ressemblait à sa mère qui avait assisté à la représentation,  sans doute sans en comprendre un traître mot, réflexion que je me fais pour la première fois. Je vous ai alors photographiées ensemble. Il faudra que je retrouve le cliché suivant que tu seras demeurée dans ce tailleur marron, le chignon strict, selon l’imagination qu’on peut avoir de quelque agent soviétique féminin ou qu’au contraire tu seras déjà en chemisier clair, les cheveux éployés aux épaules, ce qui élargit ton visage, surtout étire tes yeux et tes narines,  j’aurai matière à élucider un point dont soudain je vois l’importance. T’ai-je abordée dès la fin de la  séance, ou seulement au sortir du bureau où la doyenne, avec mon champagne, je crois, nous avait régalés ? Notre rencontre, la toute première, s’est-elle faite sous les yeux de ta mère, toi aux côtés de ta mère, ou bien vous ai-je toutes deux entraînées une fois les réjouissances terminées dans leur officiliaté. ? Je m’aperçois cependant que l’alternative ne conduit qu’à une seule constatation, identique dans les deux cas de figure. Ou bien je me suis précipité tout de suite, ou bien tu m’avais déjà assez attiré pour que je fasse passer ta prise en photographie plus facilement en y associant ta mère. Celle-ci, en réalité plus jeune de plusieurs années que moi, paraissait de ma génération, sévère et le cheveu gris, stricte et sans sourire. Toi au contraire,  défaite de ton rôle et de ton costume, tu ne paraissais qu’enfance, gaîté et gratuité. Je me souviens très exactement, du mouvement par lequel tu défis ton chignon, libéras les cheveux, preuve que je te regardais depuis la fin du spectacle et tout le temps où nous étions allés jusqu’au bureau décanal, en petite foule. Il y faisait chaud, c’était la presse, je m’aperçus que la quadragénaire qui n’avouait jamais son désir, son dépit, sa souffrance sur scène et dans le texte, était une adolescente, moins brillante que la personnalité voulue par Cocteau, mais combien plus attirante, naturelle, offerte. C’est le geste même d’ouvrir sa chevelure en écartant bras et seins, et en souriant d’être ainsi surprise ou regardée à cet instant là.  Je ne fis pas l’association, et elle ne me vient qu’à présent, avec La Sérénité. Cette statue que tu connais, a une longue histoire dans la réalité et aussi dans ma vie. Ce qu’il en importe, tient pour le moment à ce qu’elle fut et demeure un archétype de la beauté féminine, pensive, indépendante, et esthétiquement parfaite, et que, précisément, c’est la posture d’une jeune femme, plus sérieuse et mûre que ses dix-huit ans ou dix-sept ans de l‘époque où elle fut modelée par Heinrich Faltermeier (ce fut en 1948 à Barcelone), qui a ses mains, ses bras, ses coudes, tout le mouvement de son buste occupés par le dénouement ou le réarrangement de ses cheveux en s’y prenant par la nuque. Ce fut toi, cette fin d’après-midi là. Je t’avais donc remarquée dans les deux versions, les deux emplois. L’actrice mûre et expérimentée, commandant l’action, jolies jambes, très beau port de tête, des yeux grands, un front grand, une belle allure de profil et de face, de la puissance, de la colère, de l’étonnement feint, une grande maîtrise que l’auteur certes recommande mais qui semblaient tiennes. Et puis l’adolescente, l’ingénue, l’héroîne qu’aurait chérie et distinguée Colette, presque pouponne, la bouche rouge, les oreilles mignonnes, les mains encore indécises, le teint plutôt pâle, pas très régulier, naturel donc. Tu fus ainsi, de loin et de près, les dix semaines qui allaient suivre. Notre habitude s’était prise sans que nous nous consultions ni ne nous interrogions. Je crois être venu une fois diner chez toi, chez ta mère, avant que tu n’ailles en France, pour ce stage de théâtre en marge du Festival d’Avignon. Nous ne nous entrevoyions guère que le soir, mais celui-ci tombait tard, on était en Mai, en Juin, et aux onze cent mètrs d’altitude moyenne d’Almaty, le ciel était régulièrement très pur. Vers le palais présidentiel, dans ses alentours, ou vers le Musée national, les bâtiments sont énormes et jetés à grande distance les uns des autres dans un espace qui n’avait pas de cherté. Nous nous promenions sans échanger quoi que ce soit d’exceptionnel, sinon que nous avions plaisir  à nous promener ainsi. Ou bien tu arrivais plus tard, et directement à l’hôtel et à ma chambre. Je ne discernais pas les limites de ta jeunesse et de ta maturité, je ne savais pas ton histoire avant moi, et ma main à ton genou, une fois rarement à ta cuisse, te faisait presqu’exploser d’émotion, tu pleurais. Je ne savais si c’était d’appréhension du plaisir ou de peur de l’inconnu, ou parce que tu étais empêchée de quelque chose et par quoi ? Tu ne m’en voulais pourtant pas de te mener ainsi à ce pleur que tu eus à quelques reprises. Tu lapais le champagne dans nos coupes, apportées de Paris, comme un chat son lait, tu avais le regard qui ne se détachait pas du mien, et tu buvais doucement, à petits coups inaudibles, le sourire gagnait tes pommettes, semblait épargner tes lèvres de crainte que tu manques une gorgée, et tes yeux pétillaient, nous parlions ainsi. Parfois, je mettais à l’ordre du jour des sujets dont tu te tiras impeccablement, avec la grâce et le classicisme d’un commentateur chevronné, les causes, à ton avis, de la chute de l’Union soviétique, le dérèglement du système. Nous parlions, paradoxalement, bien moins de la culture et de la littérature russes proprement dites que je m‘étais entrainé et amené à le faire avec mon interprête kazakhe. Ton antithèse vivante. Plus que la trentaine, coquette au sens de se dérober au désir ou à l’attrait dont on rayonne. Remarquablement informée sur les structures esthétiques et intellectuelles des deux peuples principaux qui font le Kazakhstan moderne, trilingue au pied levé à interprêter tout du long en kazakh le Président de la République française, venu à mon initiative en voyage officiel jusques là-bas, retour il est vrai d’encore plus loin (la Corée du sud). Une des choses, deux des choses qui pesèrent dans mon destin administratif, monter un projet, une décision de voyage du Chef de l’Etat, sans consultation préalable des bureaux parisiens : très mauvais point vis-à-vis de mes autorités de gestion, de ma hiérarchie du moment, - et pousser le Président du lieu Nursultan Nazarbaev, dans la logique de la Constitution qu’il avait fait adopter : tout l’officiel en langue kazakhe quoiqu’une quasi-majorité de la population ne le comprit pas pleinement et se fût (même si c’avait été originellement de force) assimilée à la langue et aux tournures russes. C’étaient des débats et des domaines dans lesquels tu n’entrais pas, je ne t’y faisais pas entrer non plus, comme si notre relation était tout à fait en-dehors du champ de ma profession. Tu étais une jeune fille, que je regardais comme une femme mais sur laquelle je ne mettais ni la main ni aucun projet, petit ou grand.

                          Apparemment superficielle, notre relation n’eut, alors, ni haut ni bas, mais ses éclats et ses bris.  Tu supposais n’être pas seule dans mon existence quotidienne, a fortiori dans ma vie. Je ne sais si tu te  serais étonnée du contraire, tu ne m’interrogeais pas,  je ne te disais rien de Vera, de mes fréquents dîners avec celle-ci, de nos nuits donc, du marché dominical, qui avait son pittoresque. Il fallait nourrir le chat et il était équitable que couvert mis chez elle, modestie de la pièce, de la vaisselle, mais splendeur des paysages depuis les étroites fenêtres et qualité de ce qui venait dans les assiettes, je me soucie du matériel. J’apportais le vin, du français. Comme celui que je descendais de mon petit appartement d’hôtel jusqu’au restaurant pour que nous buvions à mes seuls frais et meilleur qu’à la carte aux prix exorbitants. Pensionnaire et à tarif élevé, acquitté par mon Etat, j’avais bien droit à cela et en faisais donc profiter mes invités, personne ne s’y refusait. Pas toi, qui buvais bien : que bois-tu à présent, où dînez-vous, quel est le plan de ton appartement, est-ce spacieux, la vue, quelle est-elle depuis vos fenêtres, en hauteur, en rez-de-chaussée, quels meubles ? Je ne sais rien de toi, et moins encore des objets qui t’entourent et que tu touches. Je ne sais si c’est  dans cette époque, que venant te chercher jusqu’à ton palier, au premier étage, une porte d’entrée pour la cage d’escalier de béton brut, granuleux, les marches sans arrêtes, une fermant mal, de mauvaise tôle, que je devais forcer à demi, chaque fois que je redescendais, parce que les verrous aient été tirés, et que je commençais, pendant les quelques minutres de mon retour seul vers l’hôtel, à réfléchir à toi, à mon propre émerveillement que tu existes,  j’avançais une fois de quelques pas dans ce qui n’est ni un vestibule ni un début de couloir tant l’appartement paraissait exigu et encombré, et, toi pas encore prête, tu passas la tête hors de la salle de bains, pour me faire prendre patience. J’entrevis, de l’obscurité où j’étais,  ta silhouette, ton corps, culotte ou slip et soutien-gorge, couleur chair, et ta chair justement pâle mais que la lumière pas très décidée qui t’accompagnait depuis la pièce d’où tu émergeais, rendait étonnamment présente, érotique et pourtant calme, calmante. Je sus que tu étais belle, aussi, de corps. Ma remarque s’arrêta là. Nous dûmes partir, peu après, vers des lieux que nous avions commencé de varier. D’ailleurs nos horaires variaient aussi. Tu rentrais toujours vers la même heure, c’était une convention que tu avais probablement avec les tiens. Mais nous avions des après-midis, et des déjeuners. Une pizzeria s’inaugura sur ces entrefaites, nous y allâmes, ton départ pour la France approchait, tu l’appréhendais, tu souhaitais que je te donne des repères, des adresses, des correspondances, et tu serais munie d’argent français. Je te photographiais ce jour-là, avant que nous entrions dans la salle de restaurant. Tu me pris  toi aussi. Nous nous disputâmes, je ne sais plus à propos de quoi, mais soudain l‘inanité, le gaspillage de ce temps passé avec toi, à demeurer à ta portée, à m'intéresser à ton tour de penser et de t'exprimer, me gicla aux yeux plus qu’au cœur. Tu m’agaçais, je m’en rendis compte, et plus nous continuions nos tentatives de réparer cette première rupture, plus nous cassions de choses, c’était minuscule mais acide, très peu agréable. Je ne sais si nous nous séparâmes fâchés, ou réconciliés. Tu savais, sans doute et déjà stigmatiser, mon égoïsme ou mon peu de patience, et moi, te donnant intimement raison, naturellement, j’enrageais. En fait, l’appréhension nous était commune de ce qu’allait devenir notre relation pendant ces six semaines et à leur bout. D’autant que je serai peu à Almaty à ton retour, je t’en avertissais.  Il s’agissait pour moi de rejoindre à la mi-Août mon amie Vera, tentant d’émigrer en Russie, à Moscou, où déjà elle avait pu arrêter un appartement, non loin de ce grand espace faisant musée en plein air des répliques des principaux habitats de l’ancienne Union Soviétique, de la Russie surtout. Tu distinguais aussi que les quelques vacances que je prendrais ensuite en France ne seraient pas centrées sur toi. Nous nous échappions l’un de l’autre, par la contrainte de projets antérieurs à notre rencontre, ou plutôt, nous n’avions pas tenu compte de notre rapprochement chaque jour plus net et impérieux dans ce que nous faisions ou allions faire cet été-là. Et cela suffisait pour que nous chavirions dans des reproches informulables. Nous n’avions aucun passé à quoi nous adosser, et pas davantage de projets à mettre à exécution au-delà de cette séparation, pour notre mutuel retour. Nous étions proches de nous encombrer l’un l’autre puisque nous partions chacun ailleurs et où nous n’aurions pas à nous retrouver. Almaty et deux mois au printemps de 1994, un peu d’été à son début, ce semblait être tout. Au vrai, ni baisers, ni caresses, ni rien qui semblât une liaison. Nous n’allions plus nous voir ni nous entendre de plusieurs semaines, et nous grincions.

              Je ne peux pas te dire quels furent mes sentiments pendant notre première séparation. Sans doute, est-ce à rechercher sur documents et aussi par déduction de ce qui les caractériseraient au regard d’autres que je continuais de nourrir ou d’enrichir envers d’autres femmes. Nous n’avions rien échangé, toi et moi, de ce que nous pensions de notre rencontre et du plaisir de nous voir et revoir. Tu t’étais envolée vers la France dans l’appréhension. Ton assurance, celle que tu manifestas en compagnie d’Irène (ta « sœur » dans la pièce de Cocteau à Paris), au témoignage de ma cousine Marie-Françoise, chez qui je vous adressais toutes deux  pour les heures ou la nuit de votre passage, avant de descendre en train vers Avignon, ne laissait pas supposer cette peur de l’inconnu, de l’inorganisé et des initiatives à prendre. Car de celles-ci vous fûtes prolixes, rentrant fort tard de votre exploration pédestre de tout ce que ma capitale peut offrir en cartes postales. Vous allâtes partout, mais sans rien approfondir, à ce qu’il me semble. Le Louvre n’est encore que la pyramide d’accès au musée du même nom, tu n’y as pas mis les pieds, encore moins la tête, même quand je t’en proposais d’y faire une brève incursion pendant que je serai en rendez-vous les deux étés qui suivirent et où nous y séjournâmes quelques heures puis deux nuits. Qu’en déduire ? Rien de conclusif. Superficialité que de dédaigner tout approfondisement d’un monument ou d’un site ?  Art déjà consommé, inné chez toi, de vivre, c’est-à-dire d’humer des ambiances et dans une ville, ce n’est pas en y stationnant ou en prenant ce qu’elle a de commun et de rival avec d’autres capitales, son trésor matériel si riche esthétiquement qu’ils soient. Ce sont encore des trophées raportés d’ailleurs ou conservés d’autres temps. Tu préfèras donc courir, parcourir,  passer du temps dans les cafés ou regarder des perspectives, des endroits. Une photographie de toi, très réussie et avec une physionomie que je t’ai peu vue, quand nous sommes ensemble, te présente assise et gaie, contente d’être à ces terrasses du Trocadéro d’où l’on regarde la tour Effel. Toi, enjouée. Je ne me souviens pas si tu m’adressas une carte postale d’Avignon, n’eût été que pour me remercier de la bourse qui t’y faisait séjourner. Ton esprit pratique dût t’affirmer que tu serais rentrée à Almaty et m’aurait revu bien avant que le bristol m’ait atteint et sur lequel tu en aurais forcément moins écrit que ce que tu me dirais de vive voix. Je ne crois pas t’avoir écrit, faute d’une adresse certaine. Nous vérifierons. Ton retour te ramena aussitôt à moi, nous le célébrâmes en allant, avant de dîner, ce fut le plein été, le mois d’Août, jusqu’au barrage au-dessus des patinoires et installations sportives de Medeo. Là-haut, tu te haussas encore en prenant pied sur le parapet supérieur. Delà, il y avait des pics qui m’étaient devenus aussi chers et familiers que ceux que j’ai tant de fois contemplés depuis le fond de vallée à Argentière, et où nous fûmes ensemble. Ce qui me permet aujourd’hui d’envisager d’y faire pèlerinage autant pour nous y évoquer que pour y retrouver le souvenir de ma mère et de nos nombreux étés, plus encore auprès d’elle qu’en fratrie.

                          Ce fut un beau récit, tu me racontas ce que tu avais fait et vêcu, ce que vous aviez fait toutes trois, car Alia, la jeune kazakhe à voix sourde et toujours émue, qui me tenta un temps, même après que nous nous soyons avoués la réciprocité toi et moi de notre attrait, était de cette partie en Avignon. Ce n’avait pas été très commode, vous étiez hébergées dans un lycée hors les murs, il y avait du chemin à faire jusqu’aux divers ateliers et quelques spectacles auxquels vous étiez conviées. Irène eut de multiples passades ou amours, selon toi. Tu mentionnas quelques rencontres, dont celle de cet Américain qui t’intéressa. Tu étais enthousiaste du théâtre, de la langue, du pays. Tu parlais avec vivacité, véhémence, je crois qu’à cette époque je ne t’interrompais pas et donc tu n’avais pas matière à t’impatienter. Ce que tu disais m’attachait, sans que je susse pourquoi. Le reflet de notre coopération linguistique, soit ! La personnalité que je découvrais ? Non, car j’en savais déjà beaucoup,  une maturité, une aisance, un plain-pied qui me faisaient te regarder comme une femme à part entière, un peu extérieure à mon métier et à ma culture, mais y pénétrant volontiers, sans gêne ni forfanterie, la note juste. Tu étais jolie, jeune, en train – sur ce fond de très hautes montagnes, que le soleil mettait bellement en scène. C’est alors que prit place un jeu de ta part qui allait être la parabole de beaucoup de ce qui, entre nous, de toi à moi, suivrait. La voiture avait été garée au début de l’ouvrage, encore sur le terre-plain avant qu’on vienne sur la chaussée au sommet du barrage. Tu choisis de redescendre au niveau inférieur à pied, en courant, en dégringolant avec agilité, jambes nues, en short, me semble-t-il ? Non, car cette tenue où je t’ai adorée de manière trouvbe, c’est-à-dire que je t’y ai désirée dès le premier regard, tu l’eus quelques jours après, ou dès le lendemain, en reprenant ton menu travail à la chancellerie, les découpes d’agence et leur classement, tes jambes que je découvrais, tes cuisses et tes genoux, découverts par la brièveté de la culotte courte de toile beige, et sans doute un « tee-shirt » de même teinte, tes cheveux abondants et déliés tombant à tes épaules, du bronzage au visage depuis vos après-midis de plage et de rochers dans les calanques, tu me les avais racontées. Ce soir-là, le premier depuis ton retour de France et du midi, tu descendais gaiment, plus probablement en pantalons, et je ne parvenais pas  te rejoindre, tu coupais, en ligne droite, les méandres et tournants en épingles à cheveux, que faisait la route.  A chaque tournant et virage, je descendais posément de voiture et courais à toi, mais tu avais un niveau d’avance, tu me hélais, tu riais, tu me défiais, je continuais, sans cependant abandonner la voiture, car nous aurions eu tout à remonter, en soufflant et en devant grimper ou marcher beaucoup. Revivant cela, ce que j’ai fait assez souvent, car cette acidité de ton comportement jouxtait la limite qui eût fait de la distance et de l’éloignement entre nous, à ton initiative, selon ta volonté, ton caprice enfin, je vois différement aujourd’hui. La parabole n’est plus une explication de ton comportement d’alors ou d’ensuite, quand nous fûmes séparés et que ç’allait devenir définitif, mais bien celle du mien. Alors comme à l’orée de l‘automne de 1996, je choisissais ce que j’évaluais  comme la voie la plus facile, le confort, et c’est par là-même que je te manquais cet été qui était de l’année 1994, et que je t’ai perdu, en dialectique, l’été de 1996. Je ne m’associais pas  ta descente dans les éboulis, à ta joie de jouer avec moi, et restais dans mon matériel, à ma voiture et à l’organisation la plus judicieuse ou prudente de notre soirée. Je ne faisais pas « couple » quoique tu m’y invitasses. Et je ne t’associais pas davantage à ce qui, en 1996, n’était pas un jeu mais un défi, auquel cependant en t’y associant, j’aurai donné la dimension de notre couple, d’un couple. Et cela change tout. Dans l’esprit puis dans le comportement des joueurs, désormais donnés à l’association, et écartés par conséquent de leur quant-à-soi chacun. Et même davantage, dans l’enjeu qui change de nature ; il n’est plus un objet dont il faut triompher ou se prémunir, il est le prétexte à se jouer d’un autre, il eût contribué à notre couple, et produit le cadre de notre naissance à l’amour vêcu, échangé, réciproqiue, mutuel. Théorie après coup ? Je ne le crois pas.

                          Ce que je t’écris, en écrivant et me souvenant, en réfléchissant de cette manière, n’a pas de visée claire, sinon que j’ai senti que le moment en était venu. La tristesse des premiers temps de notre séparation, qui fut si vite ton éloignement, a passé ; elle est domestiquée et je la trompe complètement en me remettant à une époque où, certainement, tu étais de cœur et de tous tes sens, tournée vers moi ; je retrouve le couple et le projet que nous étions en train d’élaborer inconsciemment et encore sans en parler. La crainte d’un mot ou d’un rappel qui gâteraient tout de la magie peut-être qu’aurait soufflée en toi mon récrit, n’est plus. Tout simplement parce que tu es tellement loin, parce qu’il est tellement logique après tant de silence et aussi des précisions telles sur ta vie en ce qu’elle m’exclut et m‘oublie, que je n’ai rien à perdre. Tout est accompli, je n’ai aucune prise sur toi, et si, me lisant, tu trouves matière à te dire que tu avais bien raison de me quitter, je n’ajouterais rien à mon infortune et à ta détermination. Le pire est déjà là, déjà loin même. Ce qu’il peut arriver, par cette écriture dont je ne connais ni ne décide à l’avance le débouché – te l’adresser en bloc et telle quelle aura été achevée, car j’ai l’intention d’aller au bout, jusqu’à maintenant, jusqu’à l’ultime reste et intense persistance de ta présence en moi, ou le proposer à des éditeurs, mais dédié à toi, naturellement – il me semble que c’est imprévisible et très divers. Tu auras plaisir à lire cette évocation, tu la contrediras ou tu la complèteras, sans doute n’en saurais-je rien. Cela peut provoquer en toi quelque goût, quelque spontanéité suivant les circonstances de ta vie intime au moment où le paquet de pages te parviendra. De ta nostalgie éventuelle, je n’attends rien de constructif, du moins pour  retrouver notre relation. Ce que tu me dis au téléphone, après avoir passé quelques moments au logis familial dans les phographies de notre époque et de nos gestes, fut affreux ; rien ne te ramenait à l’envie de reprendre et continuer ce que nous avions commencé, rien ne te ré-attirait. Tu me l’écrivis même, nos vêtements analogues, la beauté de certaines choses ou de certaines ambiances, tu  concédais que cela t’émouvait, que c’était, que ce serait le plus beau souvenir de tavie, mais justement un souvenir, car te regardant comme je t’avais regardée, à travers l’objectif du photographe, tu t’analysas. Tu découvris que tu te sentais alors – avec moi, sous mes yeux – interogative, dubitative : prisonnière et les images, la distance t’en donnaient la certitude, tu n’aurais pas été heureuse, même si, demeurée avec moi, tu ne l’aurais réalisé que plus tard ou jamais, tellement mon influence ou l’atmosphère qui sourd de moi où je suis, où nous nous trouvions ensemble, sont fortes. De cette force d’ailleurs, tu as le plus souvent déduit, que j’étais de capacité à surmonter la peine et la culpabilité de notre échec en couple,  le chagrin que continue de me distribuer, à ration égale et énorme chaque jour, ton absence et l’absence de ta préférence. Ce récit, cet inventaire de nos moments tels qu’ils me reviennent et me reviendront par le jeu, l’automaticité associative et questionneuse de l’écriture, construit une nouvelle image de ce que nous avons vêcu et sas doute conduit à des perspectives nouvelles. Je prendrai certainement bien davantage part à ta vie intime, malgré que tu m’en disais si peu quand nous vivions ensemble. Je découvrirai des arrêtes, des erreurs, les ratés de mes sentiments et de mon désir pour toi. Par cette voie,  je n’escompte aucune découverte d’un accès nouveau à ton cœur et à ton envie, mais je gagne du temps, j’en trouve, je te regarde mieux, davantage, plus longtemps, et peut-être en étant plus objectif. En me détachant de moi-même aussi. A partir de tout cela, l’imprévisible a autant de chances de se produire entre nous, ou seulement en moi, que si je ne m’étais pas lancé dans cette narration. Du moins, suis-je à y inscrire ma volonté de te retrouver et de t’accueillir, mieux que je n’ai su le faire à notre première fois, dont nous ne pensions pas que c’était d’abord une chance. La première, et rétrospectivement, selon ce qu’il se passera  à la suite de cet écrit, la dernière. Tu le sais, j’attends notre seconde chance.

                          La course-poursuite eut sa fin, soit que tu te sois lassée, soit que tu aies compris que je me lassais et commençais de peiner. Notre dernier garage fut au début de ce chemin qui longe longuement sur la gauche, depuis le bas de Medeo, mais encore au-dessus de la patinoire, le flanc de la montagne, et va vers des rochers, des végétations alpestres, étonnamment semblables à celles de mes Alpes, à ceci près qu’on n’y entend pas la sonnaille des brebis. Le soleil tombait de plus en plus, tu t’assis la première dans la voiture qui lui faisait face, tu fus belle, très belle, la lumière, l’alacrité du jeu,  le bien-être d’arriver à terme te donnaient un rayonnement,  une apparence indicible où il y avait de la transparence, de la diaphanité, où il y avait ton âme, et dans ton âme, il y avait que tu étais heureuse de te sentir heureuse, parce que tu m’aimais et que tu te sentais belle sous mon regard. Je t’ai photograpiée en rafales. Nous embrassions-nous déjà ? Je veux dire, lèvres à lèvres, bouche à bouche ? Je ne sais pas, je ne crois pas. Notre union me sembla, me semblait, me semble dans mon souvenir continûment,  telle qu’elle n’appelait aucun geste, ne nécessitait aucune culture ou marque plus précise. C’était ce temps de l’amour où s’entre-regarder, dans le silence, dans l’immobilité suspendue de tout, suffit. Je ne sais plus ce que nous fîmes ni où nous fûmes ensuite. Dîner au Dostyk ? ans un autre restaurant ? Mon journal intime ne s’interrompait pas, mais je ne l’ai pas relu, et si j’en ai assemblé ce qui avant le soir où tu  me parlas de nos fiançailles, acquises selon toi, peut en expliquer ou en laisser prévoir l’éclosion, je n’ai encore rien situé chronologiquement. Et les photos, les vidéos., il y en a tellement que je ne les ai pas encore « exploitées » pour te regarder, comprendre d’une autre manière. Ainsi que pour cet écrit, longtemps j’étais trop triste de toi pour aller aux archives. J’ai fait quelques agrandissements, des portraits, trop peu de nus, que tu as, toi aussi. Je veux dire, qui se trouvent dissimulés et jamais visités, chez tes parents. Chez moi, c’est de même, je n’y suis pas encore retourné.

                          Il est temps que je te donne le portrait de toi que je vois alors. Si j’y viens, tant de temps déjà après notre première rencontre, plusieurs semaines,  trois quatre mois, c’est que notre contact n’est pas visuel, du moins de moi à toi, je te regarde certes, mais que tu sois belle est, à ce moment, indifférent. Je  ne vais m’apercevoir de ta beauté qu’à compter de ces instants où je prendrais conscience de ma chance, la chance que j’ai de t’avoir, au sens le plus concret du terme, t’avoir parce que tu viens à moi, que tu me choisis, que c’est de l’ordre de l’acquis, tu m’as pris, tu es la maîtresse de mon cœur, de la suite de ma vie, et je constate que je ne perds pas au change de ma liberté et de mon avenir, une très belle jeune fille en échange, en sus de cette intelligence, de cette maturité, de cet à-propos, de cette sorte de fierté de toi-même qui te donne du prix. Tu ne vas pas à n’importe qui, tu ne dis pas n’importe quoi. Tu es réservée, tu es peu accessible, tu ne l’es que pour ceux que tu discernes et acceptes : tu fais entrer chez toi, on n’y entre pas de soi-même. C’est encore vrai aujourd’hui où tu m’as fermé ta porte. Il n’y a pas de clé, il n’y a que toi. Comment es-tu physiquement, si j’ai à te décrire à quelqu’un qui me demande de lui parler de toi, de cette jeune fille dont le prénom va être tellement à mes lèvres que l’on est proche des embrouillaminis que va causer mon lapsus  bien des reprises, quand je décroche le téléphone, m’attendant à toi, ou étant, me trouvant, demeurant dans la pensée de toi. Je mentirai tout l’automne à venir à mes plus proches, appelant de Paris. Une cousine, une nièce qui venait juste de m’appeler, et c’est pourquoi… Tu es jolie, ce m’est naturel. Puisque je tu m’attires, puisque j’ai plaisir à t’accueillir, à t’accompagner, à me faire accompagner de toi, à entrer et à m’asseoir où l’on peut nous voir ensemble, il serait étrange que tu ne sois pas, de mon point de vue, parfaite, parfaite d’apparence ce qui est le moins qu’on puisse attendre de qui l’on éprouve tant le charme d’âme, de cœur, de voix, de comportement. Tu es grande, blonde sans que ce soit trop clair et donc artificiel ou maladif, je ne regarde ni ne connais vraiment tes jambes, tes épaules, je ne t’ai pas encore vue nue, et cela tardera, tu ne me dis pas non plus ce que aimes moins en toi. C’est un portrait de visage, où j’ai peine à dire les traits, parce que ton genre, ta manière l’emportent sur ce que je perçois de morphologique. Evidemment, tu es slave, tu as le teint plutôt pâle, les lèvres plutôt vives, les yeux clairs, souvent en amande, ni enfoncés ni exubérants. Le plus vivant est le jeu de tes pommettes et de ta bouche, c’est le jeu de ton sourire, de ta gourmandise, de ton acquiescement. Tes cheveux correspondent au fétichisme masculin le plus banal et courant, ils sont longs, épais et toujours propres, bien peignés, un véritable châle à tes épaules, sans que tu en fasses une coquetterie,  une mouvementation affectée comme il est fréquent chez les femmes ou les filles cultivant une chevelure abondante, la chignonnant, l’écartant, la relevant, la nouant et l’arrangeant sans cesse. Tu es nature, peu ou pas fardée, en tout cas rien ne jure ni ne fait contraste, en somme rien ne me gêne ni ne me rebute dans ton aspect physique. Je puis dire qu’il me permet de jouir de te regarder et de te savoir à mes côtés en face de moi, sans retenue. Ta beauté me libère des ultimes interrogations qu’aurait quelqu’un qui penche vers la prédilection, mais trouve à temps quelque défaut pour s’en garder. Tu ne t’imposes pas, tu n’es pas distinguée par ton physique, ni par rien de toi, si tu n’as pas été remarquée déjà par ailleurs. Je le comprends à l’écrire maintenant. Et c’est, je crois, un attrait de toi très particulier. Tu ne rayonnes pas d’une façon qui te place au centre d’une assemblée, d’un passage de gens, de jeunes gens, de jeunes filles. Il faut donc que tu ailles à quelqu’un ou que l’on aille à toi, mais aussitôt en ta présence, on jubile tout simplement parce qu’on est en pleine réalité, en pleine nature, que rien n’y manque dont la beauté, le charme, la personnalité doucement physique et sensuelle qui sont généralement attendue d’une femme par un homme. Tu gratifies. Là gît aussi une part de ta faiblesse, s’il s’agit de compter les crampons par quoi un être en retient un autre ou lui fait faire retour. Tu peux entrer dans une ombre ni noire ni colorée, une non-lumière où tu parais alors banale,  à faire douter de la qualité, de l’exceptionnalité de ton âme, une sorte de reflet passe qui supplante quelque temps la chaleur, le volume que tu dégageais l’instant d’avant. Je n’aurais cette sensation douloureuse – car rien n’est pire que de soudain se sentir en dépréciation de ce que l’on avait le plus valorisé – que plus tard et guère qu’une fois, mais celle-ci fut de trop, puisqu’elle engagea notre amour sur une mauvaise pente, où nous ne sûmes plus le rattraper, le retenir. De cela, je crois que tu es consciente et depuis que tu te connais toi-même. Quand je te donne de l’adjectif : belle, tu réponds invariablement, belle-pas-belle… et interroge une sorte de néant. Tu me renvois donc d’instinct à cette partie plus haut de ton portrait. Etre avec toi d’âme, et de là, bien implanté en toi, ou plutôt ayant bien assuré ton implantation en moi, prendre pour du supplément, du gratuit, ta beauté. Pour l’heure, celle de ton visage, de ta démarche, de cette sorte d’exactitude placide qui est la tienne, debout, assises, semi-allongée. Ce sera bien plus tard, la semi-nudité des sous-vêtements, du costume de bain ; ce ne changera pas, ta beauté n’est pas dissociable d’une sensation personnelle, à ressentir personnellement, de ton âme, de ta sensibilité. Epoque donc où je n’ai pas sujet à parler de ton corps, parce que je ne le désire pas, non que tu ne sois désirable, mais – déjà une marque de ton exceptionnalité dans ma vie – je ne pense en rien à une étape suivante, je n’ai aucune hâte, tu me fais cadeau du présent, je vis à l’heure que tu me donnes, que les circonstances, toutes favorables, me donnent de te voir et de t’entendre plusieurs fois par jour. Je n’ai pas même conscience de faire quelque réserve de mon désir, d’une entente pour le plaisir dont je sais qu’ils seraient bientôt exaucés ; je n’y pense pas, je ne fais aucun projet, je ne constate rien, je me suis dépris de moi-même et de mes façons usuelles de me repérer dans la rencontre que je fais de quelqu’un. Je ne parle pas même de cette attente dont j’ai d’ailleurs oublié qu’elle m’habite depuis plus de vingt-cinq ans, attente de la femme de ma vie, expression usée, mais qui dit bien la nécessité d’en avoir une, de la rencontrer et de faire avec… Cette correspondance entre des fantasmes, des mécanismes subtils et intimes de l’imagination ou de la vulnérabilité, et la personnalité d’une personne qui nous devient le monde, le filtre à travers quoi regarder tout, dans quoi tout consommer, une personne qui est l’altérité en soi, et qui pourtant nous est familière, nous pénètre et peut se prendre, s’ingérer, s’assimiler. Irréductible et accessible, bienveillante et indocile pour que toute poursuite soit légitime, toute course ait son trophée, et cela sans cesse, que passent les années et ce que la jeunesse donne de vierge au visage ou au corps dont aucun trait ne se surajoute, aucune part ne sèche ou s’ammollit. Je ne dis rien de ces hantises, un peu toutes faites, un peu lues ailleurs, mais qui sont assez miennes pour que jusqu’à cet été-là, je ne me sois pas encore marié. M’as-tu posé la question du pourquoi… Je n’en ai pas souvenir. Vraiment, nous marchions alors dans le plus pur contentement que cela soit ensemble.

                          Un incident, minuscule, me rappelle ton âge et m’apprend ce qui est déjà très acidulé en toi. Ta vivacité, ta susceptibilité quand l’intrus fait un pas de trop dans ton territoire. Nos scènes sont violentes par le défi méchant de  nos regards, du tien en tout cas, du mien ? tu ne me l’as pas dit,  mais  elles durent peu, puisqu’elles consistent à s’écarter l’un de l’autre brusquement, pour ne rien conclure mais tout rompre. J’ai déjà dit notre mécontentement mutuel, peu avant que tu t’envoles pour le stage de théâtre en Avignon, quand à propos de je ne me souviens plus de quoi, et le souvenir dût m’en quitter fort vite, nous nous querellâmes. Ton réflexe est d’impatience, ta pensée ou ton souhait, ton expérience peut-être sont qu’une compréhension ne doit pas se faire selon des mots, mais directement, en embrassant l’autre en totalité, et en lui offrant une totalité de coïncidence. Quelle exigence ! mais quelle justesse ! Je tombe à plat quand te voyant un milieu de matinée ou de journée, si jolie, en culottes courtes kaki ou beiges, à faire ton office à l’ambassade. Je te demande  si cela marche comme tu le veux, je te regarde faire, tu es la gravure d’une mode adolescente, un peu boudeuse, un peu souriante de visage, les cheveux ne faisant rideau que sur une seule joue, tes mains s’affairent que je regarde rarement et que je n’ai pas encore étudiées contrairement à mes habitudes ou aux clichés de divination du caractère, de la distinction de quelqu’un. Et je te prénomme, Martine. Ta colère est instantanée, froide, muette, tu ramasses ce que tu as à prendre avec toi et tu quittes à grande allure mais sans gesticulation ou perte de sang-froid, les lieux, comme si tu avais depuis très longtemps médité et attendu cet instant, ce prétexte pour t’enfuir et effacer tout ce qui l’a précédé, notre rencontre donc, ce que nous percevons parfois déjà comme notre relation.  Je m’efforce de te retenir, de t’expliquer surtout que je ne m’explique pas, précisément, ce lapsus, car je ne connais aucune Martine, qu’aucune n’est dans ma vie présente ou récente, qu’il n’y en a pas qui permette quelqque association que ce soit. Et c’est vrai. Les Martine sont fort loin dans mon passé. A l’examiner maintenant, je ne vois toujours pas ce que t’avoir donné indûment ce prénom signifiait, ou pouvait symboliser. Tu retenais quoi, quant à toi ? Que je pensais à quelqu’un d’autre que toi, en entrant dans tes lieux, des lieux que tu sentais t’être concédés, mais pas donnés. Et ce qui valait pour la petite pièce où sont nos machines et notre reprographie à la chancellerie,  résonnait bien davantage en termes de ta place dans ma vie. Nous n’en avions pas parlé encore, rien ne se précisait qui nous poussent à en parler, à moins que tu n’aies eu, toi, le désir qu’on aborde enfin ce point. Tu m’entendais te confondre, t’oublier, te mettre ailleurs que là où tu te croyais, te voulais ? Confiance que je bafouais, ou volonté que tu avais et qui n’aboutissait pas ? De Martine, il y en avait eue, mais sans rapport évident avec la situation que nous étions en train de vivre. Une amie d’une de mes sœurs, le prénom de mon initiatrice, une initiation tardive et dont il n’y avait pas lieu que je te parle, d’ailleurs tu n’es pas de celle qui prenne plaisir à connaître autrui - en tout cas tu ne fus pas comme cela avec moi – en écoûtant leur histoire et en s’appropriant, par documentation orale ou rêves éveillés qu’on échange, un passé où tu ne fus pas. C’est le présent qui compte. Une autre Martine encore, un peu plus tard, rencontre évanescente quand  j’étais en stage de préfecture, au début de ma scolarité à l’Ecole nationale d’administration. Il me semble bien que je ne te parlais que peu de moi, encore moins de mon passé, et que ce que nous nous disions l’un à l’autre était du neuf entièrement, donc du commun, de l’assemblage avec les matériaux dispos du moment à vivre.

                          Tu t’enfuyais donc, je courrais après toi, une seconde fois après celle à dégringoler les pentes sous le barrage de Medeo. Il y avait là matière que je ne discernais pas, mais qui te pesait et dont, en courant vers l’appartement familial, tu voulais te débarrasser. Etait-ce pour garder contenance, ne pas paraître admettre trop aisément ma confusion ? Maintenir une certaine hauteur vis-à-vis de moi, ce qui est tolérable et ce qui n’est pas pardonnable ? Je te rattrapais, te redis ma courte phrase, qu’il n’y avait lieu à rien, aucune matière à jalousie, puisqu’aucune Martine ne m’habitait depuis des décennies. Mais peut-être en connaissais-tu une, proche de nous, que tu pouvais supposer dans mon champ visuel. Nous n’élucidâmes pas ce point, quand nous nous revîmes. Le premier instant n’était pas à renouer avec ce qui nous avait séparé, et la suite le fit oublier. J’ai dû t’écrire, protester et rajouter. Peut-être te téléphoner trop vite après la chose, et tu dûs me raccrocher au nez, ce qui ne t’est pas inhabituel. C’était un trait qui se confirmait, ton impatience qui n’est ni impulsivité, ni susceptiblité. Une sorte de cohérence qui te caractérise, tu n’es pas ici et ailleurs. Je te crois, même si je dois en pâtir aujourd’hui et depuis trois ans au moins, quand tu m’affirmes ne pas être a femme d’une double vie, de deux hommes concurremment. Mais tu quittes vite, tu passes vite à autre chose, tu épouses vite un tout autre paysage. Comment as-tu si vite adopté la Russie, ton atavisme alors que tu m’en rendais compte si peu quand nous étions ensemble ; même à Almaty, encore plus en France, et qu’au contraire tu ne voulais comme ambiance de nos conversations et de nos projets que la France et le français. Je ne suis pas habile pour parler des langues qui ne sont pas la mienne, même si je parviens assez rapidement à leur compréhension passive dans le milieu de mon immersion par affectation diplomatique. Que je me mette à étudier le russe, l’eussè-je voulu ou y eussè-je de vraies dispositions, que cela ne t’aurait pas fait particulièrement plaisir. Et à présent, où en es-tu avec ce pays, et cette langue, qui se trouvent être les miens, mais qui, dans ton propre parcours, préexistaient à notre rencontre et lui furent nécessaires ? Oui, d’une seule pièce, sans grande nuance, alors que tu as un physique nuancé, stable, disponible pour le déguisement, la duplicité ou l’expression. Comme tu revins et raccrochas, je ne m’appesantis pas sur cet incident, j’y vis que j’aurais à me surveiller et que tu méritais encore plus d’égards que je ne t’en donnais.

                          A vrai dire, tu es dans ma vie quand tu es quotidiennement présente, contemporaine de ce que je vis, fais. C’est-à-dire quand nous sommes l’un et l’autre à Almaty, même lieu, des horaires connus l’un de l’autre, une disponibilité de portée de voix ou de toucher de la main et des lèvres, les miennes sur tes joues, sans doute déjà souvent à ton front, ou dans le cou, pas encore ailleurs, aux tiennes.  A cette époque, que dans un lointain avenir tout diférent de celui que j’imagine, si, alors, j’en imagine un, tant je vis, tu me fais vivre au présent, dans la structe actualité, je ne sais pas que la relation de notre lien avec le temps et la contemporanéité jouera tellement en ma défaveur quand tu seras loin de moi, après en avoir été si près. Pour l’heure, ce ne sont que peu de jours, ce mois d’Août-là de 1994, à passer ensemble. Tu n’es revenue d’Avignon et de France qu’au milieu du mois, et je dois aller à mon tour à Paris, appelé « par ordre » selon le jargon administratif quoiqu’à mes frais (manière du nouveau ministre, Alain Juppé). Jusqu’à présent, tout a été complice de notre entrée en matière, puisque je n’ai jamais eu à choisir entre mes relations autres ou d’antan, et toi. En sorte que je n’ai eu à m’expliquer de rien, et que tu as pu me rendre vierge de toute affection pour le moment où nous commencions de nous être l’un à l’autre très fréquents. Gertrude, que j’avais aimée quand j’étais en Autriche, et dont ma mère avait posé la main dans la mienne sur son lit de mort, est bien venue au Kazakhstan, près d’un mois. Le prétexte en avait été de participer à une mission, longue à mettre sur pied et que je jugeais essentielle, d’experts en mines et géologie – sa propre passion, en dépit de sa professionnalisation dans les services français du commerce extérieur. Avec elle, deux de mes collaboratrices de l’ambassade s’étant relayées pour l’interprêtation, et avec mon attaché de défense et sa femme, nous avions « fait » un Kazakhstan peu connu, même de ses habitants, voyageurs nomades pour la souche d’origine, mais jamais au point d’aller si vite d’un site minier à une industrie d’affinage ou de différenciation comme nous le fîmes. Balkach, sa petite gare époque 1900 russe, sortie encore fraîche de quelque gravure illustrant Michel Strogoff, de fabuleuses nappes, montagnes, plaines, excavations de cuivre, bordées d’amas des détritus les plus variés que j’avais jamais vus, tel une jambe articulée laissée là sans son maître parmi des blocs grands et verts. Oust-Kamenogorsk, où nous avions pour cible, les usines stratégiques préparant le combustible nucélaire, sans équivalent dans le reste de l’Union Soviétique, et où nous découvrîmes – sur le même site – que c’était aussi celui d’une des plus importantes fonte d’or de l’ancien empire. Deux très jeunes femmes, se présentant comme des professeurs de français dans un proche avenir, vinrent à notre hôtel de « nomenklaturistes », nous entretenir à plusieurs reprises. La trame habituelle de mes déplacements, par construction officiels, était que je rencontre beaucoup de gens, les gouvernants, les dirigeants, et parfois les passants, et souvent de fort jolies filles, je ne pouvais aller à elles que le temps d’un mot aimable, et encadré comme je l’étais de collaborateurs ou collaboratrices,  et résidant dans des endroits pulics et gardés, il m’était impossible de donner suite. Je ne pouvais qu’accumuler des regrets, pas même des images et à peine des voix. En ce sens, tu étais ma première rencontre, à la fois hors programme et accessible, cultivable. Ce voyage était, en soi, très occupant, l’arrivée à Gesgasgan était lunaire, elleme faisait revenir dans la Mauritanie de mon adolescence, la couleur des sables, le turquoise d’une eau étrangement prisonnière et persistante dans un tel désert – c’était encore des gisements de cuivre, et nous fîmes beaucoup de voiture, après le plus gros des trajets en avion. Mon chauffeur, joli garçon à tête minuscule et épouse ravissante que je ne vis qu’une ou deux fois dans nos moments festifs à l’Ambassade (j’en organisais beaucoup pour la bonne ambiance de bureau et aussi pour apprendre à chacun un morceau de France, d’abord par l’esprit, le vin et ce qui se mange – tu l’as très vite su – et c’était un de nos lieux mentaux et affectifs que de prendre un repas, que de boire du champagne ensemble). Gertrude m’aimait et je lui avais donné tous les signes extérieurs de l’amour, penant les quatre ans très vivaces, très remuants intellectuellement que j’avais vêcus à Vienne avant d’obtenir – ce que je croyais un honneur et qui n’était qu’une place, qu’un emploi…– celui d’ouvrir notre ambassade au Kazakhstan. J’étais arrivé en Autriche à l’issue d’une disgrâce, mais moins durable que celle que je vis maintenant, presque depuis le début de notre relation. J’étais épuisé par de longues liaisons qui se terminaient mal, par abandon de femmes d’habitude, de chair, de complicié, de partenariat, qui s’étaient lassées que je ne me décide pas, que le mariage ou l’exclusivité au moins, ne leur soient pas donnés.Gertrude fut presqu’aussitôt, non pas une compensation, mais, l’ensemble mental et géographique de l’ancienne Autriche-Hongrie aidant, l’invite à de tous autres paysages. Je les parcourus complètement, avec assiduité, enchantement de l’esprit, perplexité et curiosité politiques, pendant près de quatre ans, avec elle, en cicerone d’abord, en compagne ensuite, en maîtresse enfin. Mais justement, cet aspect-là, auquel elle n’avait consenti que tardivement et peut-être après avoir compris que je pouvais d’une manière ou d’une autre la quitter – au printemps de 1990, j’avais été opéré d’extrême urgence d’une péritonite appendiculaire, j’avais frôlé la mort, celle qui semble l’instant à suivre quand la douleur est telle qu’on ne peut que mourir parce que plus rien ne peut continuer, durer – cet aspect-là, celui de la chair et du corps, qu’elle m’avait enfin permis, donné, rompit l’enchantement. Pas aussitôt. Mais progressivement, je percevais que je n’aimais pas son corps, et elle s’en apercevait : grâcieuse, fine, élancée de silhouette, de port de tête, de démarche et de manière de poser ses pas, de ne pas distraire ses mains, elle était, nue, mal faite de buste et de hanches. En elle, je jouissais, et d’elle je savais à l’archet tirer ce qui fait le plaisir féminin, en tout cas ce qui en provoque les mots de reconnaissance ou de constatation qu’on est exact au rendez-vous. Mais je n’avais pas ce à quoi m’avait accoûtumé tout particulièrement, une femme que j’avais pleuré plusieurs années à Vienne-même, où elle ne m’avait pas rejoint. Violaine, rencontrée à ses vingt-quatre ans, état non seulement une chair, un sexe délicieux, proportionnés, adéquats aux miens et copieux, c’était une jeune femme pathétique parce que mal-entendante et je fus longtemps seul avec qui elle put communiquer presque couramment – que de phrases et de poèmes écrits sur les nappes en papier du Portugal, de Bruxelles, au Brésil ou en Bavière – mais qui retrouvait une souveraineté absolue quand elle était nue. Plus belle qu’une statue et gardant d’autant plus la pose que l’étreinte amoureuse dans ce que celle-ci a de plus physiologique, de plus extatique, de plus extravertissant et communiant, la laissait tomber aussitôt que nous nous étions déliés, dans un sommeil cataleptique. Elle était alors pelotonnée, couchée à demi « en chien de fusil », les genoux aux seins, le sexe barbouillé et entr’ouvert encore. A la première vue, dans une chambre d’hôtel de second prix, c’était obscène, mes mains et ma bouche marquaient de rouge et de sombre une peau laiteuse, pâle et très vivante, sans qu’aucune veine n’y batte visiblement. Pas beaucoup après, je la photographiais en pied, avec le contre-jour des fenêtres à stores des années 1950, square Latour-Maubourg, à quatre numéros, mais un seul immeuble de celui qu’habitaient en appartements jumeaux, communiquants mais verrouilés côté masculin, le Maréchal Pétain et celle qu’il épousa sur le tard. Les mains au sexe, les seins petits, hauts et pointant, un peu déhanchée, c’était la mariée idéale, quand elle expose tout ce qu’elle, puisqu’elle est femme, à celui qui ne l’a encore jamais regardée que de vêtements et d’imagination, peut-être de toucher et de timides explorations, ce à quoi ma génération avait à se plier, tant la promiscuité, le concubinage, les expériences et aventures étaient impensables et surtout très compliqués à mettre en scène dans le milieu dont je suis. De dos,  un dos très droit, elle n’était cambrée, qu’à la chute des reins, fossettes jumelles, les homoplates ressortant un peu, c’était la pré-adolescence avec un derrière renflé, rebiquant, touchant de non dissimulation. Des années durant, ce fut un délice, un spectacle que nous nous donnions l’un à l’autre, quand je la photographiais nue. Ce fut partout, les plus belles sur les pentes du Mont Parnèse (à ne pas confrondre avec le Parnasse au-dessus de Delphes), c’est aux environs d’Athènes, des garrigues, de menus arbres, un soleil très chaleureux dès le printemps, sa mauvaise humeur et son enfermement à lire un « policier » dont elle me recommanda, à juste titre, la lecture, les récits à fresque et suspense de Ludlum. La matière de notre dispute devait être l’unique qu’il y eût jamais entre nous, que je ne l’épousasse toujours pas, ou que je conserve correspondance et quelques jours par trimestre pour une autre femme, qui l’avait devancée de quatre ans dans ma vie et m’avait initiée à l’indépendance et à quitter l’appartement familial, sauf le déjeuner quotidien avec ma mère tant que je fus à Paris et chaque fois que j’y revenais, depuis mes affectations diplomatiques. J’eus tout le temps de faire des images, cette fois-là, dedétail, c’était autant de paysages, de reliefs, ou de creux, d’adoucissement ou de grandes étendues lisses à grain peu perceptible. C’était beau, couleur sable sur un ciel très foncé avec parfois, floue, la verdure qui nous environnait et nous dissimulait, pas très abondante.  L’habitude et le goût de photographier le nu,  je l’assouvissais aussi avec d’autres. Deux femmes furent encore mes modèles, l’une rencontrée à Lisbonne, à la table de son père, notre attaché militaire. Lui posant ma main sur la sienne, l’ayant emmenée presqu’au bout du monde, non loin du cap Saint-Vincent, j’y vis une grande différence d’âge et de condtion, ma peau n’avait pas la jeunesse de la sienne, mes veines se voyaient, j’étais vieux quoique n’ayant que trente ans ou à peine plus. Elle effaça dans l’heure cette infériorité et cet attristement, en murmurant, au clair de la lune qu’apportait sur mon lit la fenêtre grande ouverte d’une fin de Juillet, les accords que j’amenais de ses épaules à ses genoux, tandis qu’elle s’arquait, montait au plus haut un sexe roux que j’attisais de la main. Nous fûmes longs à ce que je trouve aussi délicieuse que celui de Violaine, la touffeur de son intimité.Il me semblait que cette part d’elle-même était roide, peu hospitalière, puis à Patmos, dans des circonstances que l’évocation de Jean, écrivant sous son rocher le livre de génie qu’on a appelé l’Apocalypse, ce fut la douceur qui l’emporta, elle aussi était délicieuse à prendre, à pénétrer, et à y rester jusqu’à mourir. Elle peignait des aquarelles du port, je grattais des impressions, des réminiscences sur mon carnet,  et un jour, en plein midi, au pied de murs blancs et frondaisons de pierre grises, elle eût envie que je la déshabillasse sur ces chaussées à degrés dont chaque élément du pavement est entouré, souligné de la même chaux blanche que les murs s’élevant en semi-courbe et qui couvrent plus qu’ils ne forment des maisons, des alvéoles d’habitations sans qu’on distingue ce qui est toit de ce qui est escalier ou ruelles, et qui, au sommet de la chora, est un monastère orthodoxe. Nous prîmes là des images d’elle, avec le goût acide et qui nous faisait haleter d’une véritable transgression : à tout instant, un touriste ou un autochtone pouvait arriver d’en haut, d’en bas, de côté, car la ruelle à degrés irréguliers, nous en étions presqu’à sa diviosn quand elle va entourer toute la périphérie du monastère, et elle descendait bien droite jusqu’assez bas, pour qu’on ait des perspectives. Nous avions fait, mais sans ce danger ni cette excitattion, autant de photographies dans un appartement à terrasse que nous avions loué quelques jours auparavant, à même le rempart, le rocher de Monemmvassia, la fortereresse médiévale des Vénitiens ou d’autres possesseurs croisés, chrétiens et surtout marchands : de là partait le vin de Malvoisie.Une immense pièce, peu de meubles, des tapis, et des divans, une lumière d’un seul ton au-dehors, des dorures, des chaleurs, des tendresses, des libertés calmes du corps de Xa (surnom dont je ne sais pas le pourquoi) qui se donnait à tous mes souhaits ; les photos n’étaient pas banales, tant elles étaient chaleureuses, et lecorps je le connaissais bien d’intérieur et de modelé. J’ai voulu ensuite amener Violaine dans les mêmes lieux et y prenfdre, d’elle, les mêmes photographies. C’était une profanation, sans doute, elle en avait peut-être une vague science, car elle ne se laissa que peu faire tant à Monemvassia, même en intérieur, qu’à Patmos où nous ne fûmes, à ce travail, que sur une petite terrasse du village, sans guère risquer d’intrusion. Je discernais mal l’interdit de ce qui ne l’est pas, si j’étais enveloppé de cette convoitise de la beauté à susciter, à fixer, à conserver, à prendre de la pire manière, c’est-à-dire aux fins d’en jouir seul, d’en re-jouir… après. Gertrude, pure, aux yeux marrons avec tant de points dorés, à la bouche qui a de l’humour, n’eût pas aimé ces jeux, sauf à se permettre une fois seulement quelque chûte luciférienne, peut-être l’a-t-elle souhaité cet abîme dont on peut cependant en revenir en ajustant sa robe et en re-peignant ses cheveux, une fois le sexe essuyé et le lit arrangé. Nous n’en étions pas loin à Cracovie, un hôtel au début de cette grande promenade le long d’anciens remparts qui ont peu de surélèvement, pusique le lieu-fort est évidemment le chateau Wavel pour la cathédrale et pour le roi. Nous étions ivres avec légèreté, et nous avions joué, je ne sais comment nous y étions parvenus, avec sa boîte à maquillage. Peut-être avais-je la réminiscence d’un étonnant album de photographies prises par une femme d’un homme nu s’étant peint coimme les Indiens de nos enfances, tout le corps, le nez et le sexe surout. Le tour des yeux à se rendre féroce. Ces temps-là étaient passés depuis longtemps, Violaine et Xa m’avaient quitté, la seconde s’étant mariée, et la première ayant résolu de ne plus me suivre puis de ne plus même me recevoir. Gertrude était au Kazakhstan comme un singulier rappel que j’avais encore un passé. La mort de ma mère au moment où débutait ma mission d’ambassadeur m’avait jeté dans ce qui était très différent du chagrin. Une sorte de célibat nouveau. Pendant une année, je ne touchais plus aucune femme et n’en désirais que peu. Mon interprête kazakhe, quoique je fusse conscient d’entrer dans beaucoup de complications et de prêter le flanc aux manipulations dont on croit, ce qu’on appelait encore « les pays de l’Est », capable pour « tenir » un diplomate ou quelqu’autre missionnaire de l’étranger. Nous ne fûmes de nouveau dans les bras l’un de l’autre que la veille de son envol, de son retour en Autriche. Ce ne fut pas conclusif, mais les caresses mutuelles et habiles renouaient avec de l’ancien et nous disaient qu’à le vouloir, nous arriverions à beaucoup. Je lui confiais les films de notre voyage d’études à développer à Vienne, chez un marchand dont j’avais encore l’habitude. Ce qu’elle fit, pour découvrir des images de Vera, nue. Quand je lui téléphonais, la sachant à partir, après quelques jours de répit, pour un court séjour à Vérone, des concerts avec sa tante, piquée de mélomanie, je fus accueilli par des malédictions et – surtout – je compris ce qu’est le péché. Et que d’abord il n’est pas pardonné. Qu’ensuite il y faut du temps, qu’enfin il laisse plus de cicatrice dans l’âme et le corps du pécheur que chez l’offensé ou la femme trahie. Tu as vêcu cette situation, mais sans intensité, quand le hasard, pendant le troisième de tes séjours (le dernier, mais nous ne le savions pas encore), chez moi, te fit tomber devant moi sur une enveloppe de photos de deux ans et plus, peut-être les mêmes, Vera encore. Tu crias, tu articulas ces reproches que tu te faisais d’abord à toi, comme toutes les femmes le font, croyant que l’amour n’est que la relation qu’elle se permette avec autrui, la réciprocité ne leur venant à l’esprit qu’une fois des conditions réunies, qui doivent exister, mais que je n’ai pas encore, pour moi-même, vraiment vêcues. Tant de garçons fous de toi, et auxquels tu n’avais pas répondu, l’année qui coula de l’été de 1995 à celui de 1996 et moi, donc, qui… et que… Ou était-ce Anne ?


                          En fait, c’est mon dernier été sans toi. Depuis, il n’y en eût plus aucun. Ta présence et notre chemin les deux suivants, ton absence et ton silence les trois derniers, m’ont occupé, requis, façonné, comme jamais je n’eusse pensé pouvoir l’être. Sans discerner qui de toi, objective, sereine, calme le plus souvent, détachée et imprévisible d’humeur, ou moi, vite replié dans des supputations à proportion que tu creusas l’écart entre nous après le dernier de tes ré-envols pour l’Est, dessinait le plus le paysage qui m’a fait passer en cinq ans et demi du futur au passé, de la réalité à une nostalgie impossible à dire ni écrire. Ce premier été de notre relation – je ne sais, ouvrant là une parenthèse, s’il me viendra un mot plus adéquat pour indiquer ce qu’il y eut entre nous, qui n’est ni de l’ordre de l’événement, ni de celui de l’engagement, nous n’avions rien proféré ni avant, ni depuis, ni pendant – cet été-là, tu n’existes que sous mes yeux et à mon bras. Je veux dire que tu ne m’as pas fait sortir de moi-même, encore. Je continue de vivre comme depuis trente ans peut-être, quoique plus paisible, et d’une certaine manière moins rapidement. Je me sens bien où je suis. Gertrude n’est pas entrée en collision avec Aïgul, mon interprête dont il s’en fallut de peu qu’elle devînt l’été, ou l’année d’avant, ma maîtresse. Sitôt le voyage officiel du Président de la République passé, je lui avais procuré des équivalences lui donnant de reprendre des études, mais en France, à Rennes ville jumelée avec Almaty. Je l’y rejoignis un matin, la vis dans une sorte de cloître qui m’attendait, très sur ses gardes, j’ai visité alors sa petite chambre, j’y ai vu du dénuement et des besoins que je pourrais combler en partie, je lui offrirai peu après un petit joueur de disques-compact et quelques-uns de ceux-ci, mais je l’emmenai aussitôt sur ce qui était en train de devenir mes terres, le Morbihan, nous passâmes là vingt-quatre heures. Ma cousine y a une petite maison, en renfoncement d’une rade, c’est à Port-Navalo, côté golfe et côté océan, des paysages d’eau davantage que de terres et d’horizons, des arbres et des bateaux qui dansent, du vent et des couleurs qui ne sont pas violentes. Je l’entrevis nue dans la salle-de-bains, la porte semi-ouverte, elle se cachait de devant, oubliant une glace en pied, son dos, sa peau mi-mate, mi-cuivre clair m’avaient enchanté, troublé, j’avais tâché de la prendre, je ne pus la séduire à un moment où elle s’y attendait trop. Quand, après des mois de périple estudiantin et probablement amoureux, dont je ne sus rien et dont je n’avais aucune qualité pour qu’elle m’en dît quoi que ce soit, je l’attendis un matin à l’aéroport, moi l’ambassadeur, piétinant car l’avion eut du retard. J’avais souhaité n’être que seul. Nous nous retrouvâmes dans la chambre que tu connais après un dîner où elle m’avoua n’être pas digne de moi, je ne savais à quoi elle faisait allusion, quoique la prophétie fut exacte et c’est elle-même qui la disait et qui l’accomplirait : elle m’a bellement trahi auprès de tous ceux qui pouvaient mutliplier sa calmonie et la rendre efficace. Elle avait ce côté, que plus tard, j’observais chez toi, mais sans en rien craindre pour nous, quoique cela te diminuât non à mes yeux mais vis-à-vis des tiers, ce côté soviétique où le protocole, l’apparence, l’opinion des autres et celle qu’on produit donc sur eux, importent indistinctement et énormément. Vous ne discriminez pas, il vous faut avoir fait bonne impression, il vous faut être estimées de partout et sans cesse, la représentation ? Non, quelque doute intime sur vous-mêmes, l’aveu – terrible – qu’un univers, que trois quart de siècles méthodiques et anonymement gérés en vue d’un système et d’une apogée perdus de vue depuis longtemps, ont produit effectivement un homme nouveau, une femme nouvelle. Des personnalités se défiant de tout et de tous, des parentés, des alliances, et de soi-même. La spontanéité interdite, si dangereuse, l’évidence qu’il vaut mieux se taire, beaucoup réfléchir avant de poser que ce soit à l’extérieur de ses lèvres, à l’extérieur d’un périmètre intime, lequel doit être défendu absolument. D’autant que la pauvreté matérielle ambiante, le kitsch des plus luxueux établissements donnent aux rencontres avec l’étranger, celui qui arrive de l’au-delà – de l’au-delà du rideau de fer, que vous n’avez jamais vu, dont peut-être même vous ne savez pas l’existence – une sorte de son creux et factice. On joue la comédie, avec des habits, des monuments, des statistiques d’emprunt, on ment par nécessité, sans péché ni culpabilité, surtout par omission. L’amour dans de telles conditions ne peut être que froid, ce qui n’empêche rien pour l’instant et peut créer de l’imprévu, mais du feu, non ! qu’en paroles, et encore, ce ne sont que des citations, du moins pour l’étranger, qui ne pratiquant pas votre langue, ne sait rien reconnaître. C’est une intense misère des sentiments, c’est un peur d’avoir déclenché quelque mécanisme répressif inattendu mais certain. N’as-tu pas, les premières semaines, les premiers mois, où – éloignée de moi de notre commun accord et pour ce qui ne devait être qu’un sursis, tu commenças une tout autre histoire sans pouvoir te résoudre à m’avouer que la nôtre tu l’avais close – n’as-tu pas craint l’exercice de quelque pouvoir sur-puissant par lequel je t’aurais retrouvée, contrainte, punie. Tu eus peur… Est-ce que je suis loin de la vérité, n’approchè-je pas là quelques-unes de tes pensées d’alors ? Je ne devins dominateur et fascinant rétrospectivement dans tes raisonnements pour le désamour, qu’une fois que tu fus à peu près certaine que je n’avais jamais eu aucun pouvoir sur toi, et que je ne pourrai jamais, à supposer que je voulusse – mais tu le supposas – te nuire, te dénoncer. A qui et pour quoi ? Nous n’étions que seuls et censés nous aimer, nous entr’attendre. Tu trouveras singulier que je fasse un tel rapprochement et m’attarde sur cette analogie entre toi, jeune Russe de famille émigrée sans doute de force dans les marches méridionales des Tzars, pas dix-huit ans à notre premier regard mutuel, et une de mes collaboratrices, pas éloignée de la quarantaine, kazakhe de souche et qui m’avouait d’ailleurs qu’elle avait eu un amant à Paris – mais pas encore qu’elle me trahirait, colporterait à la présidence de son pays que j’étais homosexuel, et je ne sais quoi sur mon peu d’introductions locales, sans doute, ou ma manière de travailler pas assez ceci, ou cela…au vice-président de l’Assemblée Nationale du mien, avec qui je l’avais mise en rapport tant pour l’aider dans une carrière qui devrait continuer après que se soit achevée ma mission chez elle, que pour le fonctionnement dans le moment de ma chancellerie. Ce qui créait l’ambiance, faisait parler de la chose, et l’inclina à ne pas se défendre sinon à se donner quand nous fûmes remontés chez moi. Comme il m’est arrivé certaines fois, à penser que la providence me retient à l’ultime mouvement qui, sans elle, me précipiterait dans l’infernal, ou bien des complications, je ne pus l’honorer, elle nue sur le tapis, épaisse et dense, fine pourtant, souriante et enfantine, menteuse sans doute, et moi nu et incapable, quoique la trouvant fort belle de corps. Elle a également une voix juste et très agréable quand elle chante, interminablement, s’accompagnant à la dumbra, et le visage, que lui donnent d’insoupçonnables associations d’idées, de sentiments d’images, d’émotions au ventre et à la tête quand s’exécutent de ses compatriotes, et j’en provoquais souvent lors de nos déplacements en province, je ne pourrai pas l’oublier. Est-ce une forme de patriotisme ?  Aïgul donc ne vit pas Gertrude, je la vis, elle, au bras de l’homme politique français qui prétendait, après me l’avoir prise malgré des mises en garde que je lui avais faites puisqu’elle était encore mon employée, celle de l’exécutif et non du législatif, l’accaparer aussi pour quelques entretiens prétendûment officiels dans la capitale. Or, notre investigation des potentiels miniers et stratégiques commençait juste, je l’attendais depuis des mois, je n’avais pas à choisir, encore moins à obtempérer. Aïgul a fini là son histoire dans ma vie. Je la ré-entendrai, plus tard, c’est-à-dire plus récemment quand elle aura écho d’une rencontre fortuite de l’ambassadeur du Kazakhstan à Paris faisant queue chez le Nonce apostolique, à quelques rangs de moi. La supputation que je rentre en grâce, que je retrouve quelque pouvoir a le même effet, quel que soit le pays, quelles que soient les coûtumes, les mentalités humaines. On retrouve soudain de l’intérêt à qui va se retrouver en selle, qu’on dédaignait depuis des mois ou des années quand il était à terre, à ne plus pouvoir, pensait-on, jugeait-on, évaluait-on, jamais se relever. Tu as connu cela quand Volodia, dont tu me racontas le chagrin qu’il t’avait causé en te comptant pour si peu dans vos classes terminales au lycée «  français  », entreprit une cour empressée, et presque fficace, dès lors qu’il savait que tu allais épouser l’ambassadeur de France, et il se peut bien qu’apprenant par la rumeur ou de moi, que revenu à de telles fonctions, ton ancien fiancé reprenne quelque poids dans tes réflexions. Je le dis pour ne plus l’écrire, car je ne le crois pas. Je ne crois pas en effet que tu aies eu d’un bout à l’autre de notre histoire, ou à quelque moment que ce soit de celle-ci, des idées de manœuvre. Si cela avait été, tu m’aurais épousé pour divorcer à ton heure et la pièce de rechange trouvée, sans doute aucun : bien plus affriolante, argentée et ouvreuse de portes et d’opportunités que le partenaire à visage et à tout de sa personnalité inconnus de moi, qui t’aie donné la facilité pratique de me quitter, me remplaçant au préalable en je ne sais quoi, mais cela t'a suffi puisque tu ne sembles manquer de rien. Sinon, je le saurais, et de toi ?  N'est-ce pas ?

                          Autant il est déraisonnable de t’attendre à présent (les trois ans et plus de notre séparation, et les trois ans déjà de ton entrée en amour d’un autre, quand tu t’établis à Saint-Petersbourg, au lieu de seulement m’y attendre, mais cela, précisément, tu le trouvas déraisonnable), autant à l’aube de notre propre amour, tout était raisonnable, y compris de ne pas te pressentir encore. Je ne t’ai jamais demandé, en te pousant à la précision, ce qui eût été difficile à l’époque comme depuis… quand tu commenças de m’aimer, ou du moins d’en prendre conscience. Le peu que tu m’aies dit là-dessus t’appartient et te dépeint, tu ne dates pas mon début en toi. Je crois bien qu’en revanche tu dates ma fin : dès que tu pris conscience, à ton retour, non escompté, en famille qu’il y avait, que tu avais donc, mieux à faire et plus à vivre que de m’attendre, que de supputer ce redressement professionnel et financier dont j’avais fait le motif du sursis à nous marier. Tu n’eus pas le coup de foudre et moi non plus. Tu entras dans l’évidence – j’espère n’avoir jamais à écrire : dans l’opportunité – sans t’en rendre compte et sans délibérer. Ta manière me serait contagieuse, mais au milieu de ce premier été, le fait que tu ne m’occupasses point, et que je sois à plusieurs fours et moulins à la fois, le fait surtout que tu ne sois ma maîtresse, l’une de mes maîtresses putatives ou effectives, te plaça,  te maintenait hors du commun.

                          Gertrude et Aïgul, ce qui signifie en kazakh : pierre de lune, en retour de quoi, mais à ma demande, elle avait imaginé de parfois me nommer, quand je la raccompagnais chez elle, petit appartement toujours co-occupé par sœurs ou frères ou neveux : peuplier, mon peuplier. Il y avait un conte où le fantasme de la prospérité attachée à l’eau, dans son peuple, fait apercevoir et désirer cet arbre. C’est beau. Avec elle, j’ai accompli mes premiers voyages dans ton pays de naissance, c’est-à-dire que j’y ai découvert ce que j’attendais, quoique sous une autre forme. Le dépaysement mental de se trouver au milieu d’une nature, d’esprits et de personnages mythiques inconnus et cependant foisonnants, inconnus parce que ma culture n’en avait jusques là jamais appréhendé ou soupçonné l’existence, foisonnants parce que cela me mettait au seuil d’immensités à jalonner et auxquelles me livrer.Le Kazakhstan m’avait appelé dès que l’Union Soviétique fut définitivement ébranlé par la palinodie à Moscou à la fin d’Août 1991 d’une reprise des événements, du cours des choses et de ce qu’il restait de pouvoir au parti fondateur. Roland Dumas, notre ministre des Affaires Etrangères, s’était aussitôt déplacé dans les pays baltes et y évoqua l’ouverture d’une ambassade unique ou commune, précurseur des trois à y établir. J’étais alors à crapahuter au-dessus de la vallée de Chamonix, j’avais dicté à quelques quotidiens, un article en faveur de Gorbatchev, complètement à côté de la réalité soviétique et russe que je ne connaissais pas encore et, revenu au châlet que louait chaque année ma mère, avec qui cet été-là je me trouvais seul à seul, j’appris que j’avais été appelé par ma hiérarchie, m’encourageant fortement à la candidature pour cette ambassade. L’idée n’avait plus d’attrait dès qu’on décida les trois ouvertures, sans  autre délai ni transition. L’Ukraine donnerait lieu à une représentation chez elle seule, un petit livre, ancien mais toujours vrai, de Benois-Méchin, réédité justement, exposait les circonstances de l’indépendantisme des années 1917 à 1920. Le poste serait beau, mais il me paraissait sans ambiance propre : jouxtant la Russie proprement dite, ayant en partage comme des sœurs siamoises, trop de territoires, de biens et la seule mer au sud de l’ensemble, trop de souvenirs et surtout trop de sang en commun, on pouvait prévoir, qu’autant que la Biélorussie, cette nouvelle République indépendante ne le serait jamais vraiment. Pas assez de facteurs pour se différencier à jamais. Le Kazakhstan présente cette masse critique, et je m’en expliquais avec Nursultan Nazarbaev dès la première audience qu’il m’accorda, retour de Sotchi et de la Mer Noire, quelques semaines déjà après que j’eusse présenté mes lettres de créance à son vice-président, Asambaev dont l’accès facile et la vue des choses, sinon des gens, tout le temps que dura ma mission, m’ont été très précieux. Rien que l’image – une masse critique –  dépassait le maître que supporte ton pays de naissance, depuis précisément Gorbatchev, dont il devait être l’héritier, sinon l’alter ego préposé à une politique intérieure que le dernier «  numéro un soviétique » manifestement n’a jamais su gérer avec autant de perspicacité que les relations extérieures de l’ancien ensemble. Nazarbaev sait qu’à lâcher quoi que ce soit, on perd tout, mais que les apparences, en revanche, se prêtent à beaucoup de changements qu’au dehors ceux qui ne savent que la confirmation de leurs opinions a priori, prendront pour une véritable mûe et autant de gages de parenté avcec la démocratie, l’indépendance et ce qui a fait la mode contraignante pour tous les nouveaux venus à l’identité nationale, cette fin de siècle et de millénaire. Le Kazakhstan reste une dictature, bien davantage encore qu’à l’époque communiste, puisqu’elle n’est plus collégiale, qu’elle tend à l’affaire de famille comme on le vit en Roumanie et le voit à Belgrade, mais la façade a son modernisme. Le Kazakhstan m’attirait, pas tant pour son caractère asiate, de cela je n’avais que peu l’idée, sinon celle inexacte d’un métissage politique et technique, mais pour sa parenté de situation historique et géographique avec un autre pays, lui aussi désertique aux trois quarts, lui aussi bien doté en sous-sol, lui aussi musulman de tréfonds, lui surtout ayant cherché à rompre le lien colonial avec une métropole que je connais bien, la France. Donc la Mauritanie. Elle avait eu des leçons à m’apprendre quand j’y fis mon service militaire, comme professeur à tout enseigner aux fonctionnaires que devait se donner le nouvel Etat. J’y avais pratiqué ce que j’avais à faire, en ne comptant que sur les réalités, nouvelles ou traditionelles de ce peuple peu nombreux mais très typé, et j’avais entrepris de donner valeur intellectuelle et positive à des institutions encore immatures et à une économie encore assistée mais pouvant se développer à terme autrement. Je présentais l’ensemble – qui n’était encore ni documenté, ni systématisé - exactement comme je l’aurais fait des manières et du droit de mon propre pays. Faisant face à Nazarbaev, interprêté par un Tchétchène, ce qui m’a donné, dès les premiers jours de mon entrée dans l’ex-Union Soviétique, une sensibilité à un conflit qui n’est pas près de s’éteindre, je jouais ce que j’ai toujours considéré la meilleure carte de la France dans les relations internationales actuelles : encourager tout un chacun à l’indépendance, étant démontré par nous-mêmes qu’un peuple et un territoire de taille moyenne, une nation au passé prestigieux mais à l’actualité relativement diminuée, peuvent fort bien se développer, s’organiser, renouer avec qui elle veut,  se comporter sur son seul mode sans péricliter ni manquer aucune rencontre importante avec qui que ce soit ni sur quelque sujet que ce soit : technique, scientifiuque, idéologique ou moral. Les sites stratégiques et nucléaires, le potentiel spatial de l’ancien empire se trouvant matériellement sur le sol du Kazakhstan, la démonstration est encore plus aisé à faire. Le seul handicap est la claustration géographique, mais si on ne perpétue pas celle-ci par une préférence trop ouverte donnée à l’ancienne métropole, Moscou, à sa langue et à son protectorat militaire, on a de quoi échanger avec le reste du monde et se trouver peu à peu, avec ingéniosité et imagination, de quoi respirer librement. L’indépendance… Cette perspective n’avait de chances qu’à deux conditions, que le maître du moment le voulût, et je suis convaincu que le pluralisme ethnique n’était pas un empêchement, encore moins l’évolution démocratique à laquelle il avait à perdre, puisque lui-même avait l’âge, la santé et l’envergure qui se prêtent davantage à une confirmation de l’existant qu’à son renversement. Il m’a semblé que, l’été de 1992, Nursultan y était prêt pourvu qu’il y ait quelque répondant ailleurs qu’à Moscou. L’effacement provisoire de la Russie ne durerait pas, du moins dans l’enceinte qu’avait mentalement balisée le « rideau de fer » ; mais pour l’heure, tout manquait du fait de sa faiblesse, de son absence. On n’investissait plus nulle part, et par conséquent pas dans les grands centres industriels et militaires d’Akmola, d’Oust-Kamenogorsk, de Tchimkent, de Semipalatinsk et de Baïkonour. A supposer que ces sites continuent à débiter ce pour quoi ils avaient été installés, le maché russe n’était plus solvable ni organisé ; la place est donc à prendre quand j’arrive à Almaty. La France, l’Union Eiurpéenne ont là une chance très voisine de celle du Kazakhstan ; en aidant ce pays à s’émanciper de la Russie par des investissements-relais et surtout des offres d’achats et d’approvisionnements, mon pays, ses partenaires d’émancipation du Vieux Monde, trouveraient, pour beaucoup de matériaux et de techniques dits « sensibless, une alternative à leur propre dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Là est ma mission telle que je l’aperçois quand je me convaincs de n’accepter d’ambassade que celle à ouvrir au Kazakhstan. Si plus tard, je tombe en disgrâce, c’est très éviemment à cause de ce dessein, et surtout de son commencement d’exécution. Ce ne sera pas dit par la hiérarchie qui mit sa douteuse efficacité à suborner le pouvoir politique. En organisant notamment une escale du présient kazakh, à Paris, en vol de retour des Etats-Unis, j’ai donné au premier de quoi faire monter les enchères à Washington à propos des sites nucléaires et spatiaux, et à mon pays des sources d’approvisonnement en métaux rares qu’il n’avait jamais eues que sur facture américaine. Certain d’avance que les « services » s’y opposeraient, parce que ce serait trop déranger les habitudes (je veux penser qu’on n’y cultivait pas, par système a priori, l’obédience atlantique), je jouai tout en direct avec l’Elysée, cela pour la prise de rendez-vous mais pas pour la rédaction du fond de dossier. Nazarbaev –échauffé, disposé – entendit vite que François Mitterrand ne lui proposait aucune alternative, comme si la France, contrairement à l’image qu’elle cherche à entretenir d’elle-même à ses propoes yeux et pour l’extérieur, avait peur de contracter librement et d’imaginer quelqu’autre chose.

                          Je te donne là toute la dialectique du moment où j’étais à Almaty et où nous nous rencontrâmes. Dialectique valant pour mon propre sort, autant que pour l’évolution du Kazakhstan et de mon pays. Je ne pouvais croire que la diplomatie ne soit plus qu’une figuration laborieuse et annonnante «  en multilatéral « , que  notre indépendance soit à jamais – alors qu’il y avait eu de Gaulle, et aussi Couve de Murville, leurs réflexes et leur art – une sorte de suivisme qui ne nous a jamais réussi. Or, il se trouva que ce qui, à la lecture peut paraître abstrait, « tiré par les cheveux », et bien loin d’un réalisme consistant à sauvegarder avec prudence et modestie une carrière d’ambassadeur qui ne faisait que débuter, tu t’intéressas à en converser, que tu n’étais pas indifférente aux plans que je tirais sur la comète, n’en envoyait-on pas de Baïkonour, au fin fond des steppes n’en retombait-il pas alentour d’Aralsk où j’arrivais un soir, dans une pénombre jaune et gris sales, le sable et le sel que le vent levait à chaque tombée du jour ? Tu m’arrêtais davantage à ce qui était jeu intellectuel quand nous étions attablés à l’étage du Dostyk, au dos des colonnes à troncs carrés – une construction française des années 1970, qui gardait la majesté dont mes compatriotes, heureux du contrat de « B.T.P. » qui leur avait ouvert ensuite le marché encore plus important du palais présidentiel destiné  marquer une indépendance nominale, avaient compris que leurs clients sont férus. Le très grand et fier hôtel «  de l’amitié ». Oui, nos repas, nos conversations, les opinions que je te demandais de me donner, comme cela, au déplié des serviettes ou entre les deux plats à suivre, étaient d’amitié. Nos cervelles avaient plaisir à s’agencer. Tu donnais des couleurs, une manière d’expression à ce que je voyais et constatais à mesure de mon temps de séjour et témoignant par toi-même, adolescente du camp communiste, tu me faisais pénétrer dans ce qui a été la psychologie d’un Etat que son totalitarisme n’explique ni ne décrit entièrement. Je revenais à une autre Russie que celle de l’impéralisme et du simplisme, et c’est toi, qui sans nationalisme, sans chauvinisme, au contraire d’Aïgoul et de Vera, sœurs enemies, pas seulement ni premièrement à cause de moi pour qui elles rivalisèrent, m’emmenait vers la véritable considération de ta nation et de ta culture d’origine. Sans approche politique ou économique, sans culture estudiantine sur ces sujets, tu jouais dans le registre le plus personnel, le plus profond, le seul qui persiste en toutes circonstances d’une vie personnelle ou de celle d’un peuple. Tu m’apprenais la sensibilité russe, la tienne, et sans savoir que c’était t’aimer et te choisir, j’appréciais, je me délectais, j’en redemandais de cette sensibilité si nouvelle, colorée, multiforme, pudique et extravertie pourtant. Toi…

                          Ton calme faisait notre amitié et le tour personnel qu’a ton intelligence, me surprenait parce que tu raisonnais et exprimais juste. Moins que jamais j’avais conscience de ton âge, de ta quasi-enfance encore, et encore moins que nous soyons d’âge différents, si éloignés l’un de l’autre d’époque de naissance. C’était plutôt notre communication d’une civilisation et d’une histoire à l’autre qui, dans nos conversations de table, m’émerveillait. J’avais, tu le vois et je dûs te l’avouer, trop de choses à recevoir de toi ou par ton truchement, pour m’apercevoir – aussi – de ta beauté. Notre décor, celui que nos habitudes nous appropriaient, était devenu en peu de semaines ma vraie vie. La steppe, les visites dans les oblast, je fus reçu dans tous, j’essaimais dans chacun une petit centre de documentation et de videothèque en français, j’y étudiais la forme qu’avait pris, là, le pouvoir politique : nomadisme, patriotisme, tribalisme, communisme, dictature, délation, pénurie, fermeture à l’étranger l’encadrant et le contraignant tellement. J’en arrivais fatigué, la tête pleine des chants langoureux ou hurlés qu’en concert de table ou en accueil sous la yourte, on me donnait ainsi qu’à mes accompagnants d’Aktioubinsk, pleine aussi de ce qu’on y suposait de gisements pétrolifères à Balkach, de ces abords quasi-Alpes suisses à la mer Caspienne. Je t’en racontais peu, tant je préférais t’écouter, tu était en train de devenir à toi seule, par toi-même, pour moi à te regarder, t’entendre, la civilisation du retour et celle du départ. Hors du cercle de mes autorités parisiennes, hors d’un passé lointain ou récent, dont je ne savais pas encore que j’étais en train de faire vœu de le quitter pour toujours, hors de l’exercice quotidien de ma fonction de représentation et d’autorité, tu étais sans âge et sans mémoire, parfaitement assortie à cette liberté qui me prenait de me sentir enfin bien dans le moment et dans ma peau, un corps dont je n’avais plus conscience, du temps dont le cours ne m’inquiétait plus. Cette sorte de pause que commande le chef, gagnant sous les applaudissements le pupitre, quand il faut ordonner l’orchestre, le lancer tout en le retenant, et qu’il convient que le public disparaisse en tant que tel pour n’être plus qu’une partie du corps entier que la composition, dans quelques instants, va donner pour tous à l’unisson.

                          Contraste total avec les aspérités, les questions que suscitaient chroniquement Aïgul et Vera. La première en étant aux scènes publiques, à l’issue ou à l’entracte de réceptions ou de dîners que je donnais, au petit couvert, ou pour un grand nombre, encore au Dostyk. La seconde que j'avais exaucée d'un premier baiser, un déjeuner de l'automne précédent, où – précisément – Aïgul me la présentait davantage. L’instant que la première fut aux toilettes, j’embrassais l’autre ; le soir-même, dans le vestibule minuscule de ma petite suite, sans que l’électricité fût donnée, celle-ci était nue, déshabillée par sa passion plus encore que par mes mains et le désir qu’elle savait, ensuite, chaque fois, toujours, réveiller, attiser, rappeler. Petit corps attendrissant, joli, mûtin et sexe, bouche toujours avides, toujours propices. Une histoire triste, d’une famille comme il dût y en avoir tant pendant qu’on afficha et vêcût soviétique. Quelques rares photos racontant, aussi maigres qu’un arbre généralogique, et de couleur bistre, plus de cinquante ans de très exigus bonheurs. J’avais le cœur serré, et son souvenir me reste, plus qu’une culpabilité, comme l’incarnation-même du mérite et du malheur associés. Elle n’a pu vivre une féerie qu’en certitude d’une trahison de ma part. Quinze mois, tandis que j’étais au Kazakhstan, où de plus en plus elle faisait ménage commun, c’est-à-dire notre cuisine avec les courses alimentaires et les commandes de ré-ameublementr où je l’accompagnais, pour l’argent et pour la voiture que je lui procurais, mais surtout pour le couple qu’elle aimait et constatait que nous formions. Il y eut une apogée précisément cet été-là, et comme si tu n’avais pas existé. Quelle étrangeté ! Quelques jours sur le lac Issik-Oul, les Russes bien plus  à l’aise sur les plages de cette mini-mer Noire avec les Kirghizes qu’ils ne le sont avec les Kazakhs. Vera y respira quelque chose qui ressemblait au bonheur, il y avait une allée de bouleaux menant à l’eau, j’y voyais les robes blanches des femmes et les chapeaux des hommes, leurs moustaches et les barbes des uns et des autres qui s’arrondissaient pour s’accrocher, ballet d’antan, écrits des premiers écrivains d’un monde qui disparaissait. Elle tentait d’émigrer à Moscou, tellement elle prévoyait la mise en minorité de votre nationaolité à tous deux au Kazakhstan. Des Kazakhs, elle détestait la langue, et surtout les yeux, perdus, assurait-elle, répétait-elle, noyés, invisibles dans des visages laids, sauvages, des faciès… eût-elle dit si elle avait parlé français – nous communiquions par télépathie, par les lèvres appliquées à celles de l’autre, et par un mauvais allemand que nous avions en commun, découverte faite au déjeuner qu’Aïgul avait organisé pour notre meilleure connaisance mutuelle.

Tu n’as jamais connu l’histoire de Vera, l’occasion nous en a manqué. Mariés, eussions-nous ensemble trouvé pour elle une solution, que toute jalousie bue, nous l’ayons fait venir en France ou en Europe occidentale ? elle y aurait créé quelque réseau d’information et de correspondance sur la suite des événements en Russie, sur les échanges possibles. A Karavan, à la fête de quoi elle m’emmena un dimanche matin, elle avait une position indéfinie, comme celle qu’elle avait eue, juste avant que je ne prenne mes fonctions, à la télévision. Fragile et vulnérable, courageuse à pouvoir être indépendante, sensitive à se contenter de la chaleur du moment, anxieuse jusqu’à la superstition, elle est cultivée, elle sait ce qu’est une dictature, elle sait l’histoire par le menu, l’histoire de ceux qui souffrent et l’histoire de ceux qui jouissent en piétinant. Elle comprit ta présence dans ma vie, ton invasion de mon existence assez tard, quoiqu’avant que nous n’ayons échangé quoi que ce soit qui signifiât un accord sur notre relation et la projection que désormais nous en ferions. Elle me savait aimé facilement des femmes, et étant facilement attiré par elles. Vera me voyait généreux, avec elle, et aussi avec d’autres ; elle respirait après tant d’années dificiles : un mariage qui s’était consommé mais avait éclaté, une fausse couche dramatique avait coïncidé avec une émigration brutale de son mari repartant en Géorgie, où elle-même n’eût pas été acceptée surtout qu’il y allait ne plus avoir d’Union Soviétique. Toi, tu ne connaissais les mécanismes de l’ancien empire que les affectations et mutations de ton père, ingénieur électricien, pour l’époque, habitant dans l’Oural, et ne revenant à vous que de loin en loin. Je crois me souvenir qu’un de tes grand-sparents avait été du Parti. On était a-politique chez toi, à ce qu’il m’a semblé, mais pas éloigné du pouvoir en place. Ta mère travaillait au Kazakhstan dans les institutions de planification, elle eut une mission dans l’ex-Allemagne de l’Est au temps où nous étions déjà ensemble. Peut-être est-ce cette ambiance qui te fît naître et mûrir dans un certain mutisme relativement au fond des choses. L’évidence, rétrospective, est la richesse de Vera, femme ravaudée par la vie, qui m’emmena jusqu’aux tombes de ses parents et peut-être d’une grand-mère. Un des cimetières, non loin de l’aéroport, l’emplacement à peine figuré et indiqué, qu’elle reconnut assez vite, dans des broussailles, à portée d’une brèche dans le mur croûlant. Nous tombâmes en panne au moment de repartir et rentrâmes en stop. C’était son père qu’elle avait peu connu. L’autre cimetière est à quelques dizaines de kilomètres, paysage âpre mais qui peut sourire, des montagnettes, des villages, on est déjà nulle part, la capitale a disparu, il y a cependant des cheminées énormes d’une centrale d’alimentation en énergie. Le champ des tombes est immense, on a un carré à soi, entouré de fer forgé, elle tenta d’y acclimater quelques fleurs, des plantes autres que l’herbe qui sèche vite, nous n’y parvînmes pas. J’eus la pensée, à quoi je n’eus pas le temps de donner suite, de lui offrir une dalle de marbre pour recouvrir la demeure des siens. Elle minaudait de chagrin et d’émotion, les lèvres en cœur et priait à haute voix, joyeuse que je sois là, pétrie de tristesse que tout soit mort bien avant qu’elle connaisse le bonheur, car, de moi, elle pensait le recevoir puisqu’elle en avait déjà tant de moments et de cadeaux précurseurs. Je revins de Paris à Almaty au printemps de 1994 où j’allais t’applaudir en comédienne amateur, tout chargé de présents pour elle, des vêtements, mais sa taille est si fluette qu’elle flottait dans la grande veste bleue que je lui offrais, et que je dus faire reprendre toute la jupe noire que je lui achetais dans nos grands magasins du boulevard Haussmann. Sa joie, sa surprise, l’éclat de de sa gaîté, sa complicité à faire de tout un bonheur, un sentiment m’auraient fait mal si j’avais su la suite et que tu viendrais pour que je la trahisse et la déçoive. Je ne planifiais rien avec elle, ni à son sujet, sinon les déplacements que nous fîmes cet été-là. Elle tentait de s’installer en Russie et y avait une raison supplémentaire de se hâter. Son mari, sans emploi et sans avenir en Géorgie, projetait de revenir et de se réinstaller dans l’appartement de pauvreté qu’elle avait héritée de sa mère, où elle était née, et qui commençait d’être assez mien. Revenir et ré-épouser, mais il le signifiait en des termes qui la terrifiait. Elle jugeait qu’il apprendrait la vérité et qu’elle s’était complètement consolée, sinon de l’enfant mort-né, mais bien de l’époux. Elle m’en montra des photos, elle avait des amies qui posaient en groupe, certaines à la sensualité et à la beauté de corps évidentes mais qui avaient déjà eu de tristes destinées, achevées. Lui-même sortait du XIXème siècle, je n’ai pas retenu sa profession, ni même son prénom. Fuir donc mais, si elle avait des solutions d’accueil à Moscou, peut-être aussi à Saint-Petersbourg, il lui faudrait vendre son appartement d’Almaty pour pouvoir acheter en Russie. L’opération serait diffciile, le coût de la vie et de l’habitat étant sans commune mesure. J’étais décidé àl’aider, mais mon propre investisement en Bretagne s’était essoufllé financièrement, elle était prête à me donner le produit de la vente du peu qu’elle avait, appartement compris, pour m’aider. C’était la générosité d’une enfant qui ne connaisait la vie que seule, et qui avec moi, mettait tout entre parenthèses et se donnait à elle-même la persuasion de vivre une légende. Nous en échangeâmes deux. D’abord un séjour à Moscou. Je l’y rejoignis, chauffeur de notre ambassade me manquant à l’aéroport, ce signe d’un régime totalitaire que les aréoports intérieur et international soient si éloignés l’un de l’autre que c’est quasiment d’une évasion qu’il s’agit rien que pour accomplir la distance entre les deux sites, c’est-à-dire traverser tout Moscou, en évidence, donc appréhendables par quiconque le voudrait. Elle habitait depuis plusieurs semaines en grande banlieue, non loin de ce musée en plein air de l’habitat de toutes les Russies. Nous parcourûmes aussi des rues marchandes et la capitale qui commençait de s’occidentaliser, surtout l’avenue Kalinine. Je faillis acheter un chiot, déjà énorme mais mou comme une peluche de grande qualité, assoupi au possible, il ne s’était éveillé que pour tomber dans mes bras, les pattes avant m’entourant le cou et calmé aussitôt à choir de nouveau dans son sommeil. La ville immense fonctionnait alors comme toutes celles de l’ancien ensemble soviétique, les restaurants étaient rarissimes, chers et à payer en toutes monnaies sauf en rouble, on était servi avec cérémonie, à l’ancienne, dans l’emphase mais l’on mangeait sans choisir ce qui se présenterait, seuls les vins passaient. J’avais déjà eu quelques habitudes, à mes venues, pour le service, à notre ambassade de Dimitrovna, carrefour, relais, trémis pour  toutes les autres qu’on avait ouvertes dans les Républiques anciennement fédéres et qui n’avait donc ni ancienneté ni logistique ; l’ambassade, par culture mais aussi du fait de l’ambassadeur, précédemment directeur des affaires politiques au Département, persistait, à mon grand mécontentement, à prétendre les tenir en tutelle et légitimerait à terme, que je prévoyais proche, toutes les reprises en mains de Moscou. Etrange complicité de la politique d’autrui et des appétits d’organigramme de quelques diplomates de carrière préférant les empires à toute imagination d’une suite différente. J’aimais acheter des icônes dans un petit magasin rappelant davantage les bouquinistes quais de Seine qu’un haut-lieu pour antiquaires et connaisseurs. Des matriochka merveilleuses figuraient non loin du Métropole. Nous visitâmes le Kremlin dans une ambiance, des sensations que nous nous étions instillées d’avance l’un à l’autre : la terreur. Nous entrions par la petite poterne, pratiquée à travers les imposantes murailles de briques rouges, presqu’à l’heure de fermeture. Nous ne pénétrâmes nulle part sauf dans la cathédrale et aussi dans le logis de l’archevêque. C’était imposant, mixte, on allait de l’orthodoxie au communisme, cela sentait plus les bureaux, le secret, le militarisme que quelque gloire à ciel ouvert. Dehors, à l’opposé de l’entrée, il y avait la place Rouge, donc Saint Vladimir presqu’en contre-bas ce qui donnait un effet de perspective plus vaste à l’oeil qu’en réalité. Mais c’est, comme dans beaucoup de capitales communistes, le grand magasin qui en fait la vraie façade : il nous régalait. Comme le métro, c’est là le chef d’œuvre d’une époque et d’une architecture. Il y eût enfin Sergueiev Passad, l’ancienne Zagorsk…puisque tout s’inversait dans la chronologie russe, que le passé était l’actualité, au moins pour la toponymie retrouvée du temps des Tzars, et que l’actualité postérieure et abolitionniste, d’à peine cinq ans révolue, était désormais de la préhistoire. Là me vinrent les plus fortes impressions, peut-être parce qu’on y entre dans l’histoire vraie, et la religion vraie. Boris Godounov et les tombeaux de son éphémère dynastie, l’église de Saint-Serge et la fameuse icône en deux versions de la Trinité de Roublev y sont pour beaucoup.

J’ai retrouvé là l’émotion que j’avais éprouvée, moins la peur de l’inconnu, quand j’atterrissais pour la pemière fois dans l’ex-Union Soviétique à l’ex-Leningrad, et que je disposais – le temps de la correspondance - un après-midi pour connaître la Neva, Saint-Pierre-et-Saint-Paul, m’approcher de la perspective Newski et du palais-d’Hiver. Je ne pouvais soupçonner que ces quelques heures seraient les seules à m’être accordées pour imaginer ce qu’après une éphèmère rencontre, la femme (elle non plus hors de toute imagination, alors…) qui voulut  ne plus m’épouser, aurait, tout le début de sa vie conjugale avec un autre, à voir et à respirer comme parfum de ses souvenirs de jeunesse. La Neva si large, la gaîté gris clair d’un ciel qui était immense, le gigantisme de tout à Saint-Isaac, les prix exorbitants de l’hôtel international qui en est proche, et la statue de Pierre le Grand, son cheval écrasant le serpent suédois. Je n’irai pas à Tzarskoïe Selo, j’ignorerai ces automnes de la Baltique dont tu ne m’écrivais qu’une seule fois les teintes quand on regarde vers la Finlande ou qu’on s’approche d’un monde voisin, si diffrént de cobscience morale, politique, indiducuelle, mais si analogue de paysage. Quoique l’ancienne capitale demeure un des hauts-lieux du monde contemporain comme elle le fut aussitôt au XVIIIème siècle, tout me parut sauvage et étrange. Des avenues si larges et si longues de Moscou, des immeubles gigantesques à l’étoile rouge, du monument aux morts magnifique qui, au seuil de la ville, commèmore la bataille de Leningrad, de la symphonie n° 7 de Chostakovitch que je découvris – signe précurseur, quand j’étais encore à Vienne – j’ai fait depuis un mélange qui me fascine. Je sais ne pouvoir m’en nourrir qu’avec toi, qu’accompagné et introduit par toi. Vera me faisait tâtonner sans m’offrir une vie de rechange à celle qui avait été la mienne depuis ma naissance sous les bombes américaines à Boulogne-Billancourt, au temps du Maréchal Pétain, je voyais avec elle quelques rues, quelques aspects, je ne m’installais pas mentalement, je restais de passage cet été de 1994 où je revins avec elle de Moscou, pour que le chat passât plus facilement les douanes intérieures à l’aéroport.

On n’entre dans une civilisation qu’en l’épousant de sang, de sexe, alors l’intelligence peut pousser son cri, mais bien après, son exclamation devant l’étrangeté devenue fraternelle. Il me semble que ton peuple, ta civilisation, les mœurs des tiens depuis des siècles, leur histoire sont aux antipodes des miens, et c’est ce qui m’attire, car entre la Russie et la France, entre toi et moi, il y a ces deux versions, ces deux écritures, ces deux façons de vivre la même émotion existentielle, la même torture que procurent à ceux qui s’y adonnent des sentiments, des sensations, une humanité dont on a conscience, une conscience exacerbée. Le Français, déjà structuré que je suis, sait pouvoir contenir le fleuve trop foirt de ces imlmensités jouxtant autant le rafinerie, l’équilibre, le bon sens que la déraison la steppe, la taïga, des climatys infernaux de froid ou de fournaise sèche. La Slave, calme, sculputurale, énigmatique de sourire, qui avance sans se retourner, se connaît assez elle-même pour n’y aller regarder que le plus rarement possible, elle ne goûte peut-être que du dehors les à-plats, les symétries, les domestications de toutes sortes que produisent les architectures d’Europe occidentale et que la France, plus que d’autres nations, a su nommer, équilibrer, faire se répondre. Beaucoup de mariage franco-ruses ont réussi, aussi communément, voluputeusement, emportés et admiratifs que ton prénom est répandu. Chaque jour, je l’entends ou je le lis, partout il m’arrive. Tant d’Hélène… et toutes ayant en commun ce trait d’incarner la parfaite féminité dans son vêtement de douceur pour un corps, une chair, des cœurs et des regards plus mystérieux, plus hésitants entre égocentrisme et indifférence qu’on n’aurait cru à première rencontre. Ces couples, je ne les ai pas connus au présent, ce sont des hommes, des veufs, des amoureux encore adolescents au vieil âge qu’ils ont atteint, c’est une littérature de plusieurs pays qui m’en ont parlé. Ton absence m‘offre une immense fresque où toutes les femmes s’appellent Hélène, se laissent nommer Hélène et je sais n’en saisir aucune, puisque je n’ai su te séduire durablement. J’avais commencé mon parcours initiatique d’amoureux tardif et de puceau plus longtemps encore par un autre pérnom, celui de Béatrice et des poètes latins. A mon début d’après-midi de vie, l’Orient a été toi, Hélène de toutes les légendes.Vera est la religon, n’est-ce pas ? dans votre langue. J’avais approché l’orthodoxie par la Grèce et le Mont Athos, une forme spirituelle du baroque, où le ciel est plus contemporain, plus concret que la terre et l’existence humaine. A Almaty, faute de savoir qu’une paroisse catholique, tenue par des Franciscains de toutes nationalités et quelques sœurs avec, j’ai pendant deux ans fait mes dévotions à Saint-Nicolas. Ma compagne, menue et apitoyée, donnait les billets que je lui passais à tous ceux qui faisaient haie avant et après l’office, mendiant avec une science certaine du rite. A l’instar de ces saints longilignes et amplement drapés, des siècles de l’origine, elle touchait le dallage du dos de la main, murmurait beaucop de mots en allumant les bougies, ne manquait aucune icône, et les triples signes de croix en faisaient une danseuse à serrer le cœur tant il y avait de grâce et de foi évidentes en elle. Nous avons beaucoup prié elle et moi. Tu n’as connu avec moi que le rite latin, tu as su presqu’aussitôt chanter le Notre-Père dans ta langue avec les Polonais et les Germains du fin fond d’Almaty, tu as apprécié le grégorien sur mon rivage breton, mais tu n’émeus pas quand tu es dans une église. Ce n’est pas de dévotion que tu manques, c’est – alors – de présence. De présence à Dieu, car tu sais rendre ma main et me dire que tu es émue, que tu es avec moi, que je puis compter sur toi. Tu es incarnée, charnelle, gourmande, impatiente, jeune et vivante au possible.

                          L’autre séjour avec Vera, cet été-là, fut celui que je lui retournais en symétrie de la brève immersion moscovite qu’elle m’avait permis. Je venais de trois jours de participation à la réunion des ambassadeurs, j’avais entendu le président de la République expliquer très longuement notre positon sur deux sujets qui me paraissaient bien éphèmères, et loin de nos sujets, l’intervention à laquelle nous tenions au Ruanda, et les développments de la guerre civile ou du terrorisme, selon le point de vue, en Algérie. Je l’avais vu – François Mitterrand – arriver, affectant l’indiférence à tout et à commencer par nous, les quelques deux cent serviteurs qui lui faisaient occasion de parler. A son côté Edouard Balladur, le Premier ministre régnant. L’allocution terminée que – bravant tout procotole, mais de celui-ci et des gens de la « sécurité », j’étais presque nativement connu pour avoir participé à bien des voyages officiels de François Mitterrand en tant que son invité personnel, j’avais filmé en video. –, il y eut du silence et de l’indécision. Les buffets étaient disposés, le chef de l’Etat et celui du gouvernement s’étaient écartés l’un de l’autre mais aucun courtisan ne voulait se risquer le premier. Je fus celui-là, et cette aisance, qui devrait seulement marquer qu’on est –  en République – des égaux, si élevé soit le rang de quelques-uns par élection et textes majoritairement approuvés, m’a depuis toujours été imputée à grande charge. Je vis que Mitterrand était content de mon avance, je ne m’incrustais pas mais j’avais voulu que ce soit à lui que je donne la première main. Ce fut la dernière fois que je le regardais, et qu’il me regarda. Dans quinze mois, il sera mort, j’assisterai à ses obsèqures en compagnie d’Anne, tu n’auras pas voulu me rejoinre pour Noël (catholique) en France, j’aurai oublié ma casquette grise sur la tombe de Pierre Bérégovoy et je tâcherai de pénétrer le cercle des anciens intimes du pouvoir, les Lauvergeon, Attali, et Bianco qui ne me souriraient plus jamais, je serai à terre et tu désireras bientôt me revoir, parce qu’il y a l’Espagne qui te fait désirer de l’inconnu et du savoureux où nous somems invités pour Pâques (catholique) à un mariage en famille d’anciens collègures d’Almaty. L’avenir semble – cet après-midi-là – le présent, sous les lumières multiples des plafonds de la salle des fêtes de l’Elysée, c’est-à-dire que  la suite de ma carrière d’ambassadeur dépend du Premier ministre. Je l.’ai déjà rencontré avant qu’il accède à ce poste mais après qu’il soit tombé dans l’opposition de nouveau, passés deux ans comme ministre de l’Economie et surtout des privatisations. Plus que quelques mots de déférence et qu’une réponse distraite et stéréotypé, la main et les yeux déjà ailleurs, nous avons, Balladur et moi, une conversation. Qu’il serait bon qu’il écrivît lui-même les éditoriaux de la lettre dite de Matignon, qu’il marquât davantage la communication gouvernementale, ce qui revient à souhaiter sa candidature présidentielle, dont on ne parle pas encore. La réponse est que – au Vatican – nous n’avons qu’une suite d’ambassadeurs peu contents d’y être, peu dévôts pour n’être point lassés des cérémonies qui y sont forcément religieuses. Je l’ai amené à ces considérations et rappelé, ce qu’il sait, que mes études ont été faites chez les Jésuites, que je continue de fréquenter les églises, et que si j’étais nommé près le Saint-Siège, je ne demanderai à en partir que retraité. Je me donne sur le champ un mythe personnel à répandre. A Rome, sans avoir beaucoup dépassé les cinqante ans. Le faiseur de notre épiscopat, l’arrangeur des querelles scolaires, le confident d’un Pape.

                          Tandis que j’entraîne Vera, qui vient d’atterrir là où tu as déjà débarqué le mois précédent et où tu reviendras à trois reprises encore, rien du futur proche ne m’effleure. Je donne à la jeune femme la potion agique, la Bretagne, des toits que j’emprunte à ma cousine, à une ancienne maîtresse quand nous passons la dernière nuit à Paris et parcourons le Louvre selon son angoise de manquer l’avion. Ai-je même souvenir, autrement qu’en termes d’échénces financières, de cette tapisserie que j’ai comandée à une artiste kazakhe Il s’agit de reproduire une fresque de format carré sur papier d’emballage que j’ai fait maroufler. Le Christ, srs plaies et les instruments de la Passion au milieu des arbres de l’Ile-de- France, qu’entourent des anges et des cathédrales. Il m’est venu dans l’antre de la tisseuse, d’abord visitée l’hiver, qu’une autre image pourrait s’improviser sans patron, cette fois. Du chantier qui me ruine et pour lequel je cours après de nouveaux crédits, presque chaque automne, a surgi, s’impose une vision. Les deux longères dont un four-à-pain effondré peut figurer la charnière de la sorte de double battant qu’elle font sur un plan cadastral, ont maintenant leurs murs, leurs toitures, leur dallage pour la première que j’appelle Aoulie Ata, on me dit à Almaty que cela signfie en kazakh, la demeure du vieux sage. Mais voilà que du pignon méridional que j’ai ouvert pour une immense baie en anse de panier regardant vers l’eau, le Penerf qui coule, se retire avec la marée et revient au bas bout des prés, pour former tantôt mer tantôt vasière, il me semble regarder, partant vers cet horizon, se fondant déjà dans ce paysage, une silhouette. Elle est nue, elle est de femme, elle avance tranquillement, la maison est à elle, et elle est à moi, je veux dire qu’elle entraine à sa suite, comme les deux pans d’un voile de transparence et d’une pure joie, des enfants, eux aussi nus, jeunes et dont je ne distingue pas s’ils sont garçon ou fille, deux peut-être trois. Car j’ai deux existences parallèles, bien réelles, bien précises, bien astreignantes, depuis que je suis le premier ambassadeur de la France au Kazakhstan. Haut fonctionnaire faisant l’inter-face entre les deux pays, m’occupant sans doute et trop de davantage que ce dont je suis strictement chargé. Les opposants, les critiques mais aussi les troubadours et les vendeurs d’objets sont souvent à ma chancellerie, un journaliste, peu reconnaissant du vin de Bordeaux ou de Bourgogne dont j’assaissone mes conférences de presse et tout le remeuement que je fais,  pour – sans moyens ni finance – étaler la puissance américaine ou les flux de négociations que le Kazakhshan doit avoir avec l’Allemagne pour retenir sur place une partie de ses cadres, retrouvant inopportunément une identité plus lucrative que celle de leur génération, a même décrit mon bureau comme un « cabinet de curiosité » - en français dans le texte. Vera s’en est offusquée et mon attaché de Défense, me signalant l’article, ne l’a pas commenté. C’est plutôt péjoratif, mais comment aurai-je vêcu ces deux ans déjà, si, orphelin et veuf à la fois de ma mère décédée pendant que je prenais mes fonctions à sept mille kilomètres de son lit d’hôpital,  sans maîtresse une grande année, je n’avais eu des choses et des engoûements, en sus de la rédaction des télégrammes et de la frustration d’être si peu considéré de mes autorités. L’autre existence, c’est cette propriété, gerbe de projets et de dépenses dont je n‘ai pas, réellement, les moyens. Mes fonctions comme cette acquisition m’ont fait entrer dans un mode de vie où je ne peux continuer et survivre qu’en fermant les teux, et en priant que je ne perde pas l’équilibre. Et voilà que surgit une racine, un lien nouveau, c’est l’épouse, c’est le lendemain qui se précisent et que je vois survenir, quoiqu’encore de dos et à s’éloigner, mais qui furent proches. La projection est impérieuse. Je ne passe pourtant pas la commande.

                          A Vera, en Bretagne, succède Anne. Ni l’une ni l’autre ne sait cet agencement de calendrier et je ne souffre pas de ce manque de transition. D’une certaine manière, j‘accomplis des devoirs et rembourse des dettes. Des dettes d’affection, des dettes de toute une année. Comme si je savais, sans me le dire ni même le discerner mentalement, que je suis à la veille de changer de vie du tout au tout, je solde mes comptes, je ferme des volets, des portes, je quitte des maisons et j’inspecte un chantier, je crois m’être posté pour plusieurs éventualités d’ambassade après celle au Kazakhstan. La Turquie au bas mot puisque les Kazakhs sont de son univers, que Constantinople, l’ancienne et la permanente, est une des escales entre Francfort ou Paris et les confins d’Asie centrale. Le Vatican si je dois être élevé. J’ai le souvenir attristant d’avoir longé en voiture, pour lui montrer les berges et la Conciergerie, la Monnaie illuminée, la Seine de nuit avec Vera. La camera que je lui confiais pour achever le film de notre légende en France, c’étaient ses mots répétés presque chaque jour, elle ne sut pas la faire fonctionner, je la grondais, elle s’effondra, après avoir longtemps brandi vers le vide, en aveugle, le petit engin qu’elle ne saisissait pas du tout. Je n’ai su la consoler, il y avait aussi la perspective de notre séparation et de son retour à Almaty, sans emploi assuré et avec la crainte que son mari survienne et enquête. J’ai quitté à mon tour, par les mêmes antichambres, sas, et en franchissant les murailles vitrées, ce pays où je suis né, que je représente et où je continuais de penser que je ne résiderai jamais bien longtemps d’affilée avant ma retraite, à un âge encore bien éloigné. Anne me regardait partir, me regardait tête penchée qui ne la dévisageait déjà plus, qui l’oubliait, elle encore vivante et présente. Avec toi, les départs, et les arrivées sont sans émotion. Tu t’étonnes de mon retard, souvent effectif, et que j’ai encore oublié la rose, ou les roses pour la bienvenue selon un protocole qui te semble absolument nécessaire. Peut-être d’ailleurs l’attachement que tu as pour ces moments de culte valorisent-ils, contrairement à mon impression désolée, tes appels de ces années-ci à chaque anniversaire ou fêtes d’importance, les miens et celles de l’eglise catholique. Mais la rose que tu as aperçue enfin à ma main avant que tu t’avances et m’embrasse sur la joue, tu ne sais pas la garder, la louer puis la mettre dans l’eau, le verre à dents, dès la chambre d’hôtel atteinte, et encore moins la dissimuler pour une mémoire uniquement et persvéramment amoureuse, entre deux sous-vêtements quand le scond jour commençant de ton nouveau séjour en France, tu fais ta valise pour notre destination de pérégrins.

                          Je me suis attardé, comme à l’époque, dans ce qui était depuis presque toujours mon existence : une profession et des quêtes d’amour, aucune ne m’emplissait, certaines me flattaient, une très jolie jeune femme à regarder s’ouvrir dans mon lit ou du jour au lendemain, devenir consentante et probable et les fonctions d’ambassadeur, quoique j’eusse depuis ma nomination ou à peine après, à subir un tir constant de barrage pour toute suite dans mes projets sur le Kazakhstan ou dans une carrière qui n’aurait plus alors que le ministère des Finances pour point de chute, de re-chute en fait. Chaque rencontre de femme, quelle qu’elle fut provoquait l’interrogation : est-ce elle, il s’en fallait d’un instant ou de quelques mois d’expérience pour que d’instinct, souvent avec égoïsme et injustice, je me récrie intérieurement. Une liaison commençait alors – le mot n’a pas de beauté – mais je regardais déjà devant ou ailleurs, plus à mon épaule où se posait parfois des lèvres timides ou une main très amicale, intelligente. Anne avait déjà passé ces deux stades de présence à mes côtés et la correspondance que nous maintienions depuis dix-huit mois, puisqu’elle travaillait à la banque où se tenaient mes comptes et un prêt, à Paris, n’avait plus rien avancé. Une curiosité d’abord pour cette grande jeune femme, maîtresse d’elle-même et indépendante, avait été partiellement assouvie par quelques réponses écrites avec pathétique et beaucoup de distance par rapport à toute idée d’amour ; elle n’était habitée de personne, me semblait-il, elle se remettait de quelqu’un, d’une séparation, ce qui diffère, elle peignait. Nous avions dîné ensemble, j’avais cru entrevoir cette étoffe à déplier indéfiniment et qui aurait toutes les moires de mon imaginaire et toute la chaleur dont je ne sais me passer vraiment, chaleur immédiate et située de ce qui entoure et concentre, protège. Sans que ce fût un baiser, elle avait eu, avec la pénombre qui y aidait de l’habitacle de ma voiuture, au sortir d’un restaurant pas loin de la gare de l’Est, presque tous les visages qui m’étaient passés des yeux à la mémoire. Je crus à elle, mais, la fois suivante, qui vint vite quoique sans hâte, je la regardais s’asseoir dans la voiture encore, une lumière rasante me montra un profil qui me déçut, qui me sembla ne plus être celui de la plus belle femme du monde, de la seule femme au monde à être belle, autant dire destinée depuis toujours à être ma femme. Il y eut des jours, d’abord ce jour-là jusqu’à la nuit, et la nuit jusqu’au petit matin, du monologue : le mien, pendant la journée où nous avons roulé jusqu’en Bretagne, j’en étais rentré peu avant, il me semble me souvenir, car j’y avais juste traité, quelques heures déjà racontées, Aïgul. Comme tu le vois, et tu l’as vite su, je pouvais poursuivre de l’une à l’autre la même épreuve de qui serait ma femme, au sens d’en être possédé mais de ne rien discerner. Il y eut la nuit, et ce fut elle, fine et exigeante, n’aimant pas mon sommeil qui fut trop bruyant, j’étais fatigué, ni que nous nous assoupissions puisque nous n’avions pas encore épuisé la joie âcre et dépossédante – précisément – de l’épuisement. Une année se fit à peu près comme cela, sauf qu’il n’y avait plus eu de question, elle était tranchée, et j’étais donc à formuler ce vœu, dont je ne sais plus la date, mais dont l’objet, j’allais bientôt te le dire, en réponse à toi.

                          Le vœu, c’était toi, sans que je le dise, sans que je le sache. Au moment – car je crois que nous le fîmes – où nous nous racontâmes comment nous nous approchions l’un de l’autre depuis des mois, peu nombreux, mais tout de même des mois, j’ai reconstitué les choses et il me sembla que ma prière datait du printemps, de mon anniversaire, le cinquante-et-unième. Que Dieu, Sa providence me fassent rencontrer à date rapprochée,  d’ici l’été de l’année à suivre, la femme de « ma » vie. Si ce devait ne pas être, qu’alors Il me donne la force de la franchise, d’une attitude claire, que j’accepte mon célibat, le fasse mien vraiment et n’ai plus ces liaisons parallèles à ambiance conjugale, que la succession se termine des attentes tromppées, la mienne dès la rencontre, la leur, les femmes m’accueillant en elles et dans leur propre parcours d’existence. Nullement, un vœu de chasteté, mais la promesse intime de la sincérité explicite. Jusques là, elle était implicite, à ne pas promettre, à ne pas davantage prononcer certains mots, à ne conjuguer rien de sacré, je m’étais souvent dédouané en conscience ; on avait cru, dans mes bras, face à moi, que des choses, un chemin se faisaient, mais je ne les avais jamais validés, voulus, ils n’étaient que dans la foi que l’on m’accordait, pas du tout dans mes intentions. C’était spécieux, cela se renouvelait à l’identique, mon attente et leur attente, mon attente d’une autre qui n’était que la suivante, leur attente que je me résolve, me simplifie et contemple ce qu’elles, chacune en son singulier, m’apportaient. La durée, l’intensité, je les avais connues ; la beauté, la sensualité, la docilité, le compagnonnage, la complicité, je les avais reçus, expérimentés, éprouvés ; j’étais convaincu que le couple est ce qu’il y a de plus beau, conséquent et efficace, pour le salut éternel, la joie et les découvertes quotidiennes, l’équilbre et l’altruisme, mais je ne voyais personne qui me convainquit d’y être plus apte que les autres, au point de renoncer à toutes, au passé, au présent et à l’éventuel. Je vivais dispersé et ne m’en sortais que par la distraction d’écrire, de travailler, de me soucier d’avenir, et parfois d’autrui. Cela ne faisait ni une existence ni une fécondité, à la longue, je sentais l’érosion se propager en moi. Il me semble donc que ce vœu – assorti de la promesse depuislongtemps latente, mais pas encore énoncée, de me rendre à pied à Lourdes depuis Lisieux, de Thérèse-de-l’Enfant-Jésus à la Sainte-Vierge, beaucoup de femmes, là aussi – dût se faire dans ma tête et dans une prière soudaine, quand reprenant l’avion de Paris pour Almaty via Francfort, cette fin d’été ou ce début d’automne de 1994, je perçus que j’étais tombé en récidive, après un temps de désert et aussi d’une certaine paix à compter de lamort de ma mère.
                         
Il arrivait manifestement que je me voyais à l’heure du choix, la pretentaine avait repris. Anne et Vera depuis un an sonné, mes regards vers bien des étudiantes de français, dont toi, et même certaines des jeunes collaboratrices, recrutées localement, à l’ambassade. Il aurait été beau et enjolivant que mon vœu ait été dit sur la tombe de ma mère en Avril précédant, et que sitôt revenu à mes pénates professionnelles, il y ait eu ton apparition, c’est-à-dire que je t’aperçoive, te remarque, te vois, te filme sur les planches sans élévation de ton université. La réalité est plus forte. Tu as fait partie du passé, ce qui te donnait une des qualités, et sans doute la bonne position, pour parler d’avenir. Un passé que je voulais quitter parce que je ne l’appréciais plus. Etait-ce aussi l’envie de fonder et de me reposer à cela. Bréac, le chemin breton, à débroussailler, dégagé et beau, rectiligne jusqu’à l’eau dans la vision que j’avais eu de ma femme-mère et des enfants lui faisant farandole, elle en étrave, eux en sillage et de chaque côté des ondes de chaleur, de lumière et de beauté allant très loin jusqu’à arroser et reprendre dans leur mouvement toutes les attentes et possibilités de ma vie. Je ne me faisais aucun portrait d’une personne à rechercher, je n’avais aucun idéal ni physique ni mental. J’articulais posément une foi d’adolescence qui ne m’avait jamais quitté, que quelque part existait, existerait la femme rêvant de moi, sans m’avoir connu, aussi fortement et tranquillement que j’avais escompté sa venue et avais, depuis toujours, résolu d’écarter toutes celles qui ne le serait pas. A quoi, la reconnaîtrais-je, je ne me posais pas non plus cette question. J’étais certain que j’en aurai l’assurance et l’évidence. A vrai dire, je jouais plutôt perdant, je ne considérais pas mon âge en cela mais je voyais bien que rien ne s’étant produit toutes les décennies que j’avais déjà vécues, il y avait très peu de chance statistique que quelqu’un advienne. La sérénité de ce vœu était donc la prière d’être désormais franc et loyal, de ne pas induire en espérance d’un mariage auquel je ne me résoudrais pas, celles – je prévoyais encore le futur au pluriel – qui m’apporterait du feu, de la chair, des histoires, du voyage et de l’amitié. J’aurais à découvrir et pratiquer, ce que je n’avais pas su faire jusques-là : ne pas jouer à ce que je ne vivais pas, le grand amour, l’amour, la durée consacrée et promise.

                          Je quittai, comme déjà souvent depuis un an révolu, Anne,  à l’aéroport, ou bien y étais-je allé seul, ce que je crois pour cette fois-là. Son appartement sous des combles d’un petit immeuble phlippard, non loin du bassin de la Villette me plaisait, nous savions nous correspondre très bien dans l’étreinte amoureuse, elle ne m’atteignait pas, pourtant, autant qu’aujourd’hui. Je l’empruntais, elle ne me demandait rien et croyait tout, tout ce que je ne disais pas. Nous menions des batailles ensemble, celle du financement de mon chantier, et j’oubliais que l’agence de sa banque allait fermer, qu’elle aurait des décisions à prendre pour  la suite de sa carrière. Il est plus probable que je fus amené, surchargé et encombré de paquets, éléments de décoration encore et toujours pour ma chancellerie ou ma double chambre d‘hôtel, livres, disques et quelques cadeaux aussi, peut-être un pour toi, ce sac immense à porter en bandoulière ? par un de mes neveux par alliance, ramenant ma voiture au garage de ses parents où elle était en sécurité et où l’on faisait tourner son moteur, non par sur place, mais dans les allées-venues vers la Bretagne, puisque c’est là aussi que ma cousine a son lopin et sa maisonnette. L’escale à Francfort, quand ce n’était pas Stamboul par la  ligne turque, était le moment où je changeais de condition, moyennnant le traînage de trop de bagages à mains, une fois, celle-là, j’en eus quatorze avec la chance que le patron de l’Alem Bank un peu francophone, et très francophile, quoique travaillant de préférence avec les Allemands et pour la bonne raison que l‘accès aérien à l’Europe occidentale se fait du Kazakhstan en Allemagne et que les émigrants des anciennes « terres vierges  », ainsi que les crédits distribués par Bonn pour les dissuader de leur propension à revenir après deux siècles… génèrent de fructueux courants de capitaux. Le financier était accompagné, et j’eus donc assez de mains pour tout convoyer à travers cet aéroport, chroniquement saturé et dont les architectes ont ignoré qu’il pût être de transit. Placé dans l’avion, généralement surclassé et donc abreuvé au pétillant, je redeviens l’ambassadeur qui va le lendemain matin être attendu et prendre à nouveau les manettes. On dort peu et mal, tu le sais, quoique tu aies peu pratiqué la ligne, quatre fois ? mais l’arrivée à tourner depuis les nuages au-dessus des crêtes blanches de neige, de glace, puis à faire une vaste courbe en épousant les collines couvertes de maisons, la plupart en bois, puis à apercevoir, réduit à ses justes proportions au regard de celle de la planète, les principaux monuments gouvernementaux, est toujours un grand spectacle. Ce qui aide à affronter le dépaysement et la reprise de vie professionnelle, contrainte et quotiditienne, qu’on soit chef ou au bas de la hiérarchie. L’attaché de Défense m’attend, le jeune chauffeur, à joli regard, tête trop petite et corps dégingandé, aussi, il y a deux voitures, la mienne et celle de mon collaborateur, l’une attendra que sortent mes bagages, ceux que j’ai censément à la main suffisent à remplir celle qui nous emmène par les avenues habituelles, on voit d’abord des arbres, puis sur fond des montagnes survolées à l’instant, les maisons de bois, une à une, cet habitat d’un siècle antérieur au nôtre, et pour peu qu’on arrive en hiver, ce sont les vitres partout opaques de la glace qui se forme à leur contact, de l’extérieur. En général, les nouvelles sont que rien ne change mis qu’il y a quelques réponses à donner à Paris. L’évocation de la capitale dont je viens ne m’est jamais agréable, c’est le rappel du collier étrangleur que je porte depuis plus de deux ans, et qui me fruste, m’inquiète et m’épuise. Paris n’est plus la ville de mon enfance, je n’y ai plus de point de chute et de recueil qui soit à moi, comme l’était l’appartement de ma mère, quoique j’y vécus mal les derniers jours où j’y logeais. Quelques-uns de mes frères prétendirent m’en faire décamper, moi qui au contraire d’eux, n’avait pas où aller. Pour que rien ne soit distrait, éventuellement, - me dit-on - de l’héritage mobilier qu’on allait bientôt se partager, ma mère agonisait doucement et avec tendresse pour chacun de nous, à l’hôpital Foch, en toute proche banlieu, qu’on atteint depuis son appartement de l’ouest parisien, en traversant le bois de Boulogne et en évitant le Mont-Valérien, haut-lieu d’un double souvenir, les fusillés de la Résistance et cette unique fois où j’aperçus le général de Gaulle venant y faire silence. A mon chevet, dans la chambre-salle-à-manger où j’avais pris tant de repas tête-à-tête avec elle, je posais chaque soir le réveil-matin doré de ma mère, d’une facture déjà ancienne, le moderne des années 1950,  et presque chaque jour, mon frère, que nous ne savions pas encore préposé à l’exécution testamentaire venait, comme si cétait l’objet de son inspection quotidienne, le prendre pour le réajuster à sa place du vivant de la future défunte. C’était triste et, pendant des mois, j’avais eu la mémoire sereine, de ne penser qu’à cette présence intérieure qui ne se défaisait pas, de ma mère aux yeux clairs, qui m’aimait et s’était inquiétée des conditons dans lesquelles je vivais dans « mon » ambassade et allais continuer mon parcours. Il avait été trop tard, pour que nous en parlions, elle comprenait qu’on m’avait aussitôt tenu grief de rester trop à son chevet alors que nos burreaux étaient à installer là-bas. Le directeur du cabinet de Roland Dumas me le fit observer, sans bonheur ni de style ni de sentiments, je reçus en revanche beaucoup de condoléances quand mon deuil eût à commencer, celles du ministre délégué entre autres, une célébrité du barreau parisien. Le contraste entre tant d’années de dispersion et de jeux au masculin-féminin-pluriel, et celle où je ne fis que travailler, que m’acharner pour que la France commence autant que le Kazakhstan dès l’indépendance de celui-ci, a été certainement l’origine de mon voeu.  Seule, l’épouse dissiperait le passé, exorciserait mes tendances à ne pas choisir, à cumuler, et à gaspiller, me fixerait.

                          L’existence reprit, très vite, très dense au début d’Octobre. Toi, Vera, Vera et toi, surtout du travail et des entretiens, des papiers, des télégrammes. C’était la fin des combinaisons gouvernementales ayant valu depuis la déclaration d’indépendance du Kazakhstan ; l’automne précédent, ce l’avait été pour l’ancien Soviet Suprême. Nazarbaëv passait d’un système collégial où il était politiquement né à un régime présidentiel sans le contrepoids d’un pluralisme de partis, que la crainte , d’une surprise qu’éprouve tout dictateur en sa solitude. Je pensais depuis plusieurs mois que sa santé pouvait y donner matière, on chuchotait aussi de possibles scandales conjugaux et familiaux ; il y avait en fait une explication tribaliste à presque tous les changements de ministres ou à cette vale-hésitation pour transplaner la capitale nationale du sud-est au centre-nord. Cela ne me dépaysait pas, j’avais appris la vie politique pratique non en France mais en Mauritanie, et que le pouvoir a pour manière principale de survivre, la sauvegarde de ce qui le soutient, donc l’aménagement continu de nouveaux équilibres. Au Kazakhstan – au bout de deux ans, à ta rencontre – , je connaissais tout le monde, du moins en politique, c’est-à-dire les disgrâciés, il y en avait beaucoup, les éventuels et les probables,  ils n’étaient pas très faciles à discerner et les propos qu’ils me tenaient ne faisaient pas prévoir de futures allégeances à raison d’une proximité, sinon du partage du pouvoir, et les gens du moment, que je voyais es fonctions. Beaucoup de choses se passaient en public, le président de la République ayant accès au Parlement, siégeait face aux députés, quelques degrés plus haut que le président de l’Assemblée, plus proche aussi de la sortie. Il était passionnant de regarder les jeux de scènes, de voir qui domptait qui, qui redoutait qui, et la partie était généralement à l’avantage de l’hémicycle pendant les sances, Nursultan qu’on applaudissait à proportion qu’on l’avait mis en difficulté ou qu’on l’avait fait se contredire ou imprudemment s’avancer, reprenait la main dans des enceintes ou par des intermédiaires que je ne savais pas, un peu plus tard et obscurément. Cela ne produisait pas beaucoup de décisions, l’ambiance était constament à la révision constitutionelle, à la manière dont la Communauté des Etats indépendants reportaient ses conférences « au sommet », fait signer une énième fois les mêmes solidarités, engagements et vœux monétaires ou militaires. On restait soviétique parce qu’on ne connaissait pas autre chose, et que des visites d’experts à l’Ouest, des stages encore peu nombreux, ou les voyages officiels gouvernementaux ne faisait rien voir ni approfondir. Pierre le Grand, à lire Saint-Simon, avait eu plus de fond et de méthode, parce que plus d’envie. Il n’y avait pas de culture démocratique et il y en avait très peu pour vouloir une réelle émancipation mentale vis-à-vis de l’ancien système et de Moscou. J’avais un confident des mieux placés, le ministre de la Justice. Il connaissait quelques mots d’allemand, avait fait ses études juridiques auprès des maîtres principaux de l’idéologie soviétique, tant que celle-ci fut officielle et obligée, il avait l’intuition qu’on pouvait développer beaucoup dans le domaine qu’il connaissait en s’axant sur d’autres écoles et surtout en s’inspirant des expériences et de la rigueur dont les régimes totalitaires n’ont pas l’habitude. Nous nous sommes aimés autant qu’on le peut, entre hommes ne parlant la même langue que par connivence du regard et par prescience des joies d’amitié et de découverte ensemble. De lui, je tins les éléments de l’analyse  la plus précise de la manièe dont fonctionnait l’intellect du pouvoir absolu au Kazakhstan. Ilm’était facilende brider autour. Quand Teretchenko, le Premier ministre, minoriitaire de fait au Parlement, quelles que soient ses moutures, fut démissionné et que la nouvelle équipe s’annonça, dont on devait constituonnellement débattre en séance publique du Soviet suprême, chaque nom proposé par le président de la République donnait lieu à examen et votation, je vis, soudainement, se couronner tous les efforts, encore plus d’espérance que je n‘en avais jamais eues pour les relations entre nos deux pays. Je connaissais, intimement si l’on peut dire dans mes fonctions et dans un pays encore peu ouvert, les principaux nouveaux ministres, ceui des Affaires étrangères, celui des Finances, celui des Industries et Technologies de pointe. Doyen du Corps diplomatique, dispsoant de telles relations, j’étais – abruptement – hissé sur le pavois. Je télégraphiai à Paris l’heureuse disposition que les changements apportaient. Dans le même temps, l’Ecole d’administration, que j’avais fait promettre par Pierre Bérégovoy s’adressant à Narzabaëv lors de son voyage d’Etat à Paris au début de ma mission et de l’ouverture de nos relations diplomatiques, voyait enfin le jour, son directeur était nommé, il avait été mon interlocuteur à la présidence et à la vice-présidence de la République, sur le sujet, depuis un an. J’étais comblé, je décidai de savoir au plus tôt si tu serais ou non  ma maîtresse.

                          Tu gardais beaucoup de mystère, de ce point de vue. A la période des dîners et des conversations d’avant l’été, avait succédé celle de nos chassés-croisés en Août et Septembre. Tu m’avais demandé à t’occuper pendant les vacances universitaires, et je t’avais proposé ce semi-emploi au service de presse. Nous nous voyions là tous les jours, mais dans une ambiance professionnelle, où je ne pouvais que te sourire, que m’émerveiller que tu aies de si belles jambes, bronzées et pleines – chair douce et lisse, rafraichissante – , quand tu les avais nues en culottes et chemises courtes. La rentrée scolaire s’était faite, tu étais parmi beaucoup des jeunes gens de ton âge, à faire queue pour les autobus antédiluviens, fumant noir et surpeuplés, je te savais roulant en masse d’avenues en avenues, ces voies en cadran d’Almaty, avec des alternances d’immeubles, d’espaces que l’automne rougissait déjà, tapis de feuilles, arbres qui ne craindraient pas l’hiver, maisons anonymes et si peu de lieux conviviaux, pas un café de plein air, pas de terasses de restaurant, pas vraiment de kiosques à journaux, aucun de ces endroits où l’on prend les nouvelles, bavarde, se retrouve, c’était voulu par l’ancien régime, que rien ne puisse s’assembler, que tout soit terriblement difficile, dangereux à qui voudrait susciter des attroupements. Qand il y en avait, on ne le savait qu’après et par hasard. L’anniversaire qui compte, je le suppose, encore au Kazakhtan est celui d’une émeute étudiante le 16 Décembre 1986. Gorbatchev, qui a réputation d’être amène et démocrate, inaugurait ses fonctions en imposant un secrétaire général de souche étrangère à un parti communiste local sur lequel avait régné longtemps en débonnaire relatif Kounaëv. J’avais rencontré celui-ci, et peu avant sa mort, noué une réelle amitié, la rumeur qu’on avait su de nos entreteins m’avait apporté du prestige, des relations nouvelles mais probablement aussi une physionomie peu sympathique au pouvoir auprès duquel j’étais accrédité depuis Paris. C’était vieux de plusieurs mois. Dans ces périodes de surmenage, d’enthousiasme un peu fébrile, on perd le discernement et l’on n’a plus aucun pressentiment. J’étais si encombré par ma fête intérieure, par ce qui me paraissait un grand dénouement politique, que je voulais l’exutoire d’une nouvelle et joyeuse aventure, celle que je te demanderai de m’accorder. Tu étais très jeune, je le savais de tête, j’avais la date de ton anniversaire en mémoire, elle approchait. Ta jolie tête ronde et réfléchie, les reflets de bronze et de patine de ta belle chevelure, si pleine et si naturelle, m’occupaient de plus en plus. Je n’étais pas affoléde désir, pressé de te connaître intimement mais je trouvais naturel que nous sachions nos sous-entndus, et à quoi nous étions en train de jouer. Enfantine quand tu bois le champagne, et me regarde au ras du gobelet que tu lapes, pathétique quand sans que je le comprenne, tu pleures à ma caresse sur ta cuisse, qui monte plus haut sous ta jupe vers ton ventre, tu me semble apte à dire non ou oui, et à désirer ce que je désire. As-tu déjà eu un amant ? Je ne sais plus si je le suppose alors. Tu m’as raconté ton chagrin d’amour, Volodia, le dédaigneux et la main que tu retires : lamienne, de ton genou, de ta cuisse, le dessus de ta cuisse à peine passé le genou, je peux croire que tu en as peur ou qu’elle éveille trop fort ton envie, ou qu’elle te rappelle ce que tu ne veux plus. Plus jamais. Mais nos conversations, nos revoirs, nos rendez-vous sont légers, nous avons maintenant de plus en plus d’habitudes et mes dimanches se partagent entre Vera, la cathédrale orthoxoe et le marché toute la matinée et le déjeuner puis c’est l’après-midi, jusqu’au soir, avec toi. Le samedi, départ de la valise diplomatique chaque semaine, je suis à ma chancellerie tout le matin, et je me repose, écris l’après-midi. Nous allons parfois au cinéma ensemble, mon attaché culturel organise des semaines, des périodes françaises ; sa femme, d’origine kazakhe, et lui-même, assez relationné dans le milieu artiste et créatif, s’y prennent bien. Nous sommes parfois très en vue, il arrive que ta classe à l’université, vienne en corps et que j’aille à toi, si tu fais partie du groupe. Nous feignons une amicale distance, j’ai d’autres béguins possibles. Parfois aussi, c’est avec Vera que tu peux m’apercevoir. A des années de mon adolescence et des milliers de kilomètres des scènes parisiennes ou j’ai joué le rôle de la drague et de la séduction, des espérances qu’on provoque et des douceurs qu’on obtient oarfois, je n’ai pas le sentiment d’être dépaysé. Je t’aperçois parmi d’autres, mon voeu est oublié, là-bas quelque part dans la partie sérieuse de ma vie.

                          Ces moments de passer le seuil, je ne m’en souviens plus bien. Parce qu’il est également possible qu’après ce passage, tout ne se soit pas autant solidifié et établi, d’un seul tenant, que je ne l’ai ensuite cru. De tête, de projet je fus pris, mais d’habitudes, de comportements spontanés, de sensibilité au charme et à l’éventualité, je n’ai que progressivement changé, pas tant de ton fait que de ton entrée, mieux signifiée, dans mon existence, quand tu vins en France depuis un Kazakhstan dont j’avais été chassé. Alors, je crois bien que tout se concentra ; tu fus dès lors ma joie unique, ma seule réussite, la voie qui m’était propre et que personne ne pourrait m’arracher. Sauf toi, et encore…

                          Dans ce mois d’exaltation où aboutissaient la plupart de mes projections sur l’évolution du pays dont j’avais cru avoir, par procuration de mes autorités et par la confiance que me faisaient beaucoup de tes concitoyens, Russes, Kazakhs, Allemands, j’avais souvent à figurer dans les locaux de ton université, j’y avais poursuivi un cycle de conférences sur la France, j’y allais recevoir le premier diplôme de docteur honoris causa et curieusement, je ne t’y rencontrais jamais. Séchais-tu les cours ? Tu me rendais pourtant souvent compte des effets que ma présence ou des propositions venant de l’ambassade, produisaient, tu te cachais, pour mieux voir, pour que ne s’aperçoive pas notre complicité ? Peut-être. Ce fut net, une fin d’après-midi, tu étais dans l’assistance, j’ai, du regard, passé les rangs un par un, à ta recherche, sans t’apercevoir. Tu appartenais à un petit groupe, toujours le même, que je n’identifiais pas, peut-être la compagnie de théâtre amateur qui s’était formée et dont je consolidais quelques-unes des structures par un peu d’argent donné à votre metteur en scène, mais vous n’appréciiez que peu celle-ci. Il y avait Volodia, Antoine parmi vous, c’était donc ton entourage, car si tu me fis entrer dès avant l’été, donc dès les premières semaines de notre rencontre, chez ta mère et ta sœur, par une sorte de politesse que tu rendais pour les dîners que nous avions ensemble, tu ne m’as pas introduit parmi tes camarades d’université. Celle-ci avait pris le nom ronflant d’ « Université des langues du monde », et il était manifeste que peu à peu le français perdait sa place parce qu’on lui donnait moins d’avenir.

                          Il y eut deux  événements, l’un révélateur d’une situation devenue tangente, et l’autre préparant l’équilibre que nous allions trouver. Le 3 Octobre fut la célébration de la fête nationale allemande. La date avait changé, elle était lourde de bien des significations que certains pouvaient appréhender, et dont d’autres se réjouissaient. Mon collègue Eicke Bracklo donna une réception importante dans le hall d’un des théâtres, j’y pris la parole, tenant à cautionner, donc à marquer de certaines limites l’événement qu’avait été la signature du traité d’union par absorption de l’une par l’autre des deux Républiques allemandes nées de la dernière guerre. Vera m’avait accompagné, mais je t’avais fait inviter. Tu étais venue par tes propres moyens, tu te distinguais de toute la foule, tu t’étais avec naturel avancée parce que tu te situais évidemment par rapport à moi et non selon le protocole ou le hasard, je te voyais, te regardais, debout, isolée, silencieuse, droite et attentive, cette physionomie qui n’est ni tristesse ni gaîté, ni réflexion excessive non plus (sourions…), une pose. La statuaire, le buste droit et beau, une éloquence par ta seule présence, ton immobilité si nette, tu étais vêtue de marron clair ou plus foncé, tu ne bougeais pas. Curieusement, je ne me faisais toujours pas la remarque que tu étais très belle, si belle… Il était naturel, depuis le début, c’est-à-dire depuis le moment où je t’avais vue, puis regardée une première fois, que tu fus belle, si belle… du moins à mes yeux, car ta beauté a été discutée par tous ceux qui ne t’apprécièrent ni ne t’aimèrent dès l’instant que je leur montrai que je t’aime et continuerai de t’aimer, indéfectiblement et quoi qiu’ils en jugent, présagent ou cancannent. Ce qui a fait du monde. Mais n’a rien modifié en moi, sans doute est-ce aussi de cela, de cette contradiction en chœur universel, qu’a surgi cette opinion, puis cette certitude que tu es la plus belle femme que j’ai jamais tenue dans mes bras, que j’obtiendrai jamais dans mon lit et dans cet endroit qui est plus intime que le cœur, l’intelligence, la sensualité ou le rêve chez l’humain, cet endroit que l’autre, que toi nous font découvrir par la permission donnée de nous y rendre, l’endroit où se recueille et d’où va sourdre l’amour. L’incident eut lieu au retour, je l’avais voulu, sans penser à rien compliquer, collectif. Ma voiture t’embarquerait en même temps qu’une autre de tes compagnes d’université, que Vera, que moi. On déposa Vera en premier, on alla jusqu’à chez toi, et j’avais combiné de venir rechercher ma maîtresse une fois le circuit bouclé. J’y reçus une scène. Tu étais connue de tous pour te mettre en avant, jouer de ta silhouette, de tes seins, attirer et provoquer les hommes, surtout ceux qui sont bien placés, je tombais dans un piège repéré par toute la rumeur publique. C’était le drame, pas encore les pleurs, mais la dénonciation que la fraicheur que je savais tienne, était un leurre. Assurée encore d’être seule dans la pensée et pour mes sens et le lit qu’on ouvre, Vera tapait fort, contre toi, pas encore contre moi. Elle n’imaginait pas, et moi non plus, la suite. Je pris ta défense, elle n’avait aucune qualité pour savoir quoi que ce soit sur toi, il n’y avait aucune rumeur, je te connaissais en vérité, tu rendais service à l’ambassade, tu étais jolie et ce n’était pas la question. On continua, nous fîmes, comme presque chaque soir, ce qu’on appelle l’amour, mais qui ne l’est pas toujours ni tout à fait s’il n’est que l’agrément attentionné de deux corps. Comme l’on dit, cela marchait bien avec Vera, son petit corps était agile et tendre, elle avait l’obscénité et le geste direct si jolis, enfantins, elle souriait tellement de joie et de satisfaction quand mon sexe s’érigeait au premier jeu de ses mains, alors que j’étais à lire ou que je n’avais envie de rien, elle aimait toutes mes caresses, elle appréciait toutes les façons d’aller de la bouche l’un de l’autre au sexe l’un de l’autre et d’y attacher du temps, d’y prendre du plaisir, elle jouissait en exprimant sa jouissance, elle m’amenait avec régularité et sans monotonie à de la jouissance, à des images triomphales et exaltantes d’un ensemencement gigantesque et merveilleusement fort, puissant dont j’étais l’auteur cosmogonique, et, elle, l’objet, l’immensité à étreindre, à pénétrer, à bouter et fouler, à s’en emparer. Tout fondait puis s’en allait doucement au repos, nous dormions bien ensemble. Le matin, le réveil était tôt, j’allais la déposer  chez elle, au pied de son immeuble, plutôt, passant ainsi une première fois devant les ambassades européennes, sans qu’aucune voiture soit encore garée à leur devant. Cet aller et retour à monter puis redescendre l‘avenue Furmanova, était notre rite, notre convention de nous revoir le soir, ou le lendemain soir, il me fallait toujours expliquer pourquoi on ne se reverrait que le lendemain quand c’était le cas. Le cas, c’est toi.

                          Comme tu le lis, je t’écris longuement sur qui me donnait ou me donne beaucoup, plaisir, régularité, assurance de moi-même, celle que l’on a quand on se sait apprécié, aimé, héros d’une femme. Vera et Anne, la première tous ces derniers temps du Kazakhstan, tous ces commencements avec toi, et il y aura de plus en plus souvent Anne, prophétesse permanente de toi, car les années ont beau passer, elle me rappelle, par sa tristesse et par l’assurance qu’elle a de me regarder être encore à toi, que tu continues de m’habiter, que je continue de préférer t’avoir choisie, plutôt qu’elle. C’est terriblement injuste et d’une manière que je comprends, tu es de leur côté, puisque mes sentiments te sont à charge quand tu en reçois l’expression, et que ne m’aimant pas, ou ne m’aimant plus – point de discussion qui finira par s’élucider à mesure de ce récit – tu as la vue la plus pratique de la relation homme/femme, qui est de prendre ce qui se présente et depuis longtemps se maintient offert, quand c’est de toute évidence fort bon. Pour toi, la vie n’appelle pas de choix, elle retire les plats de la même façon qu’elle les présente, on ne peut pas grand chose, on ne peut rien, on n’a de prise sur rien et il n’est pas sain de donner prise sur soi. Souvent, tu m’as donné l’impression d’avoir ce système. Pour l’heure, je n’en sais rien et c’est moi qui en ai un, celui d’avancer toute relation avec une femme vers un autre palier, le lit et l’intimité. Je crois l’intimité physique, il me semble et j’ai toujours expérimenté qu’elle fait passer la rencontre à un autre stade, qu’elle amène à découvrir, qu’elle attendrit, qu’elle responsabilise, ce n’est pas d’être nu, de se déshabiller devant autrui, de se laisser toucher et embrasser, un peu partout, partout tout à fait, qui change et qui ouvre, fait parler aux amoureux, aux amants qu’ils deviennent une langue nouvelle, plus silencieuse, plus connaisseuse, plus assurée des permissions et des désirs indiqués par l’autre, plus reconnaissant des limites qu’on a, ensemble, premier et décisif compagnonnage, transgressées. Ce qui change et émeut, conquiert, séduit et responsabilise, c’est de sentir le plaisir qu’on s’entre-donne, c’est d’entendre et voir, surtout les yeux fermés, ou tout de même les yeux immensément ouverts, avec tant d’attention, quand cela commence et ne se finira plus qu’on ne soit allé au bout, c’est connaître qui l’on aime, quand il est prisonnier de sa chair et en est délivré par notre chair. Pamoison et remerciements, vœux de réitération, commencement des projets, tous destinés à retrouver et célébrer à nouveau, et à jamais, ce qui a été initié, qui ne tient ni à la nature, ni aux personnalités et capacités individuelles, mais au couple latent qui se trouve, auquel on consent ensemble quand la tete et le corps s’accordent et par le sexe et le sourire, l‘étonnement et les pleurs se joignent en esprit, dans ce souffle qui s’exhale et la jouissance résonne encore qui remue, ou nous donne la sensation de continuer à remuer des vagues, des ondes, du bonheur, de la présence. Se retourner, se faire face, reposer le regard l’un de l’autre dans une intériorité si calme, qu’on s’est arrêté de respirer. Ne nous relevons pas si tôt. Tu le fis quand nos habitudes étaient venues, puis tu ne le fis plus, tu demeuras et cela m’ouvrait cette voie de certitude que nous irions par étapes tranquilles et jamais dubitatives vers une union indicible, en progrès et intensification constants, sans forcer ni avoir à attendre, ce ne serait que nous et bien nous. Tu m’appris, en revanche bien naturelle, que trop de prolégomènes te lassaient irrémédiablement, te coupaient de l’envie première que mon sexe soit dans le tien, tu m’appris à plonger aussitôt que tu m’avais montré le vouloir, tu ne m’y préparais pas, tu souriais, t’ouvrais et la grâce fut que je n’étais pas défaillant, sauf en une circonstance qui n’eût rien d’inquiétant, d’envoûtant pour nous faire redouter que ce devienne chronique de moi à toi, mais qui montra que ton désir et mon érection ont comme stimulateur ou initiateur commun, notre amour, et l’assurance que c’est bien d’amour qu’il s’agit entre nous. J’ai beaucoup anticipé, parce que notre étreinte sexuelle était la plus naturelle, la moins enjolivée qui soit, que je connusse et qu’elle me paraissait capable de toutes les virtualités qu’allait nous ouvrir nos gestes mutuels ds lors que nous aurions, ensemble, le vœu d’un enfant, ce que je n’avais jamais vécu, ni toi non plus. Combien le vœu et la crainte sont flèches et ouverture en sens contraires ! Anticiper, je le faisais pourtant quand je résolus de voir ce qu’il en était, si tu accepterais d’être ma maîtresse. Je ne redoutais pas la complication certaine que la mûe de notre liaison allait entraîner dans mon existence, et notamment vis-à-vis de Vera, pas non plus que tu fusses décevante ou que je te déçoives et qu’à avoir voulu avancer, nous reculions et mettions, ayons mis sciemment un obstacle entre nous. J’étais plutôt à penser qu’une femme, même si jeune fille, il est normal qu’elle se donne physiquement à un homme qui l’entoure et qu’elle considère comme un homme. J’allais faire avec toi comme j’avais fait avec toutes, j’étais à cent lieues de réfléchir que je m’enferrais davantage encore dans ces existences parallèles, m’écartelant entre plusieurs intimités, plusieurs habitudes de l’autre toujours pluriel, toujours à oublier en passant d’une individualité à la suivante ou en revenant à la précédente, ôdeurs, touffeurs, texte et regard différents mais que je ne hiérarchisais donc pas.

                          L’autre événement se prêta à mon projet. Faute que mon administration entrât dans ma logique qui était que l’ambassadeur de France dispose à Almaty d’une résidence telle que la qualité de son accueil pour des hôtes multiples pallierait ce que nos irrésolutions de fond politique et notre moindre capacité à acheter, fournir, payer que nos principaux concurrents au Kazakhstan, je me rangeais à la location d’un appartement, à titre provisoire. La maison, encore en construction, que j’avais, presque dès ma prise de fonctions, repérée, était la dernière en saillant d’un quartier de barraques en bois et de jardinets, vers une montée en plusieurs hectares de pommiers – symbole éponyme de l’ancienne Alma-Ata – jusqu’au décor splendide de la chaîne montagneuses aux neiges persistantes. J’y avais vu fêtes et haut niveau, à vrai dire ce que dans la plupart de nos représentations à l’étranger, nous avons su faire et maintenons. Ce m‘était refusé, comme beaucoup d’autres choses auxquelles je tenais, pas par gloriole, mais pour seulement correspondre à l’idée que nos partenaires et nos interlocuteurs, nos rivaux aussi, se font de la France. Je savais bien que nous sommes un pays mesquin et peu généreux, mais raison de plus de faire croire le contraire, surtout s’il est avéré que nous n’osons plus avoir une vue propre, la nôtre, du monde tel qu’il évolue, et au Kazakhstan on le voyait évoluer plus nettement qu’ailleurs. L’appartement serait dans un immeuble petit, deux fois trois appartements, avec emplacements pour la voiture derrière des grilles à cadenasser. Un escalier pas trop laid, des voisins qui avaient du prestige localement, quelque ancien très haut gradé de cette spécialité soviétique du renseignement ou de la propagande ou du contrôle en douce des autres, c’est-à-dire de tous, généralement des gens de qualité : ceux qui, par ce métier, comprennent  la relativité des étiquettes et des agissements et qui, pour rester performants, doivent se cultiver et acquérir quelque psychologie. Je brode car je crois n’avoir jamais rencontré ce général en retraite. Pendant des semaines, mon régisseur, Pascal Dupont, celui qui expliquait nos difficultés à tous avec mon interprête de la première année, Aïgul, par la séduction non assouvie que j’avais exercé sur elle, triompha, il allait régulièrement, avec un traducteur gratifié de sa poche, contempler le repos et les repas d’ouvriers carapaçonnés de blanc, encombrés davantage de leur popotte que de leurs outils et qui n’en finissaient donc pas. Il y eût cette séance du 12 Octobre au Parlement, je descendis dans l’hémicycle, ce qui ne se fait pas, pour embrasser et féliciter ceux qui étaient devenus, dans l’affaire du principal remaniement gouvernemental depuis l’indépendance et la chute théorique du communisme, mes candidats, parce que mes amis, : affaire d’estime personnelle et aussi d’organisation de leur agenda pour m’être, avec constance, accessibles et n’avoir pas, dans nos conversations, la langue de bois. Nous projetâmes qu’en fin de ce dimanche après-midi là, qui était aussi le jour de ma fête dans le calendrier catholique ayant précédé l’actuel, nous irions visiter l’appartement, que je te consulterai sur ce qu’il était possible d’en faire.  Tu en étais d’accord, d’ailleurs il était exceptionnel que tu n’acquiesças point à ce que je te proposais et avais projeté. Il  me semble que nous déjeunâmes ailleurs qu’au Dostyk, que j’avais plus de temps que d’habitude, que le marché avec Vera se faisait, depuis quelque temps, la veille, le samedi. Avais-je déjà eu la visite du Nonce apostolique ? dont j’avais tant souhaité, et aussi – assez – préparé la venue. J’expliquais aux Kazakhs de tous bords que la représentation du Vatican sur place, chez eux, ne serait pas un centre prosélyte mais un supplément de souveraineté internationale et la disposition, peut-être salutaire quelque jour, d’un observateur indépendant d’évolutions brusques. Pouvoir témoigner des circonstances d’un coup d’Etat et en désigner les instigateurs, je pensais surtout au retour en force de l’ancienne capitale impériale à ses systèmes vis-à-vis des satellites, et le décanat du corps diplomatique m’avait aussitôt paru la qualité la plus propice pour que je tienne éventuelement ce rôle. Que s’y joigne l’habileté diplomatique de l’Eglise dont je fais partie, ce que je ne cachais pas, au contraire, dans mes tournées en province, et nous aurions contribué à mettre le pied contre la porte si l'aventure la faisait refermer sans que l’officialité de ce qu’on n’appelait pas encore aussi vaguement et indûment «  la communauté internationale  »,  s’en émeuve efficacement.

                          Marian Oles arrive d’Irak presque directement et il est de nationalité polonaise, on ne peut penser à mieux pour représenter le Pape régnant et pour avoir l’expérience des situations scabreuses. Je l’accueille avec joie, nous nous donnons de l’Excellence, il m’apprend l’existence d’une paroisse catholique, et j’y vais à son instigation, pour une première cérémonie depuis sa prise de fonctions, des confirmations que l’on donnent, à deux mitres, dans un hangar pitoyable et touchant, à de la population fervente et archi-emmitouflée. Jouxte le bâtiment de bois, pas loin de l’avenue faisant quitter la ville pour Bichkek, un autre local faisant lieu de réunion et de subsistance pratique aux quelques religieux et religieuses venant là pour l’animation du dimanche, les catéchismes aussi, tout en ayant ailleurs et séparément, la vie commune, régulière selon l’Eglise mais aussi qu’impose l’économie locale. C’est sympathique, très émouvant, la francophonie y existe un peu, les prêtres sont irlandais, tchèque, américain, les religieuses sont baltes ou d’Europe centrale. Ainsi que la plupart des desservants dans les villes du nord du Kazakhstan, ceux que je rencontre finalement, après avoir visité tous ceux de la diaspora allemande ou polonaise, ont fait des années, des décennies de prison, ils n’en sont ni affaiblis, ni frustrés, la piété et l’obédience au Pape, le sens du relatif mais aussi l’enthousaidme y sont des évidences. Je prends cette destination chaque dimanche matin. Je n’ai évidemment pas pensé à t’emmener, je joue la pemière fois – là – un rôle semi-officiel, mon pays ne se targue-t-il pas, en dépit de la laïcité proclamée en forme constitutionnelle, d’être «  la fille aînée de l’Eglise  ». Je n’y emmène pas non plus Vera que j’ai accompagnée, lui faisant plaisir, pendant toute l’année d’avant à Saint-Niclas, pour la messe othodoxe. Ce mois d’Octobre inaugure beaucoup des éléments pratiques d’une vie quotidienne à Almaty, que j’ai désormais intégrée complètement, avec de plus en plus d’agrément, et dont je projette qu’elle me convient parfaitement à se prolonger de quelques mois et années, si rien ne m’est proposé en affectation suivante, d’ici l’élection présidentielle. La nôtre, prévue pour le printemps de 1995.

                                      Nous y voici, c’est sans hâte que cet après-midi coule, la lumière est d’automne, vive, chaleureuse. Nous explorons des quartiers que tu ne connais guère et que j’ai découverts dans les allées et venues pour la réception du 14-Juillet. Tu y avais été invitée, une sorte de parc presque classique, un grand bâtiment sans visage d’où nous avions fait pendre d’immenses drapeaux jumeaux du Kazakhstan et de la France, ma yourte avait été montée, j’avais été comblé de cadeaux pour la meubler, la garnir, la remplir, tu étais venue avec les deux ou trois de tes compagnes également invitées, à la veille de votre départ pour Avignon, c’était l’équipe de théâtre. Je n’ai pas de photos prises de toi, ou du groupe de vestales que vous formiez cet après-midi de plein été. Je me rattrape ce dimanche, le fond est flou de maisons en bois, russes, colorées, vivantes mais silencieuses. Ton visage prend bien la lumière sans rosir ni luire, tu es de teint posée, peu tangible, tu souris, je prends beaucoup d’images, nous sommes tous deux contents, nous sommes à l’aise, tout va bien, la durée est acquise, elle nous est favorable, nous nous sommes installés dans notre rencontre, nous n’y guettons aucun mouvement ni novation, tout nous est naturel, si tranquille et apaisant que les disputes que nous avions l’été avant et après ton séjour français ne se présentaient plus, il n’y avait plus d’impatience, c’était le temps calme, béni, comme pour la politique du Kazakhstan qui était le tout de mes réflexions et de mes rédactions, je ne songeais plus à la France sauf à attendre le bouclage d’un troisième financement pour mon chantier breton. J’étais sans inquiétude et tu étais sourire. Nous avions déjeuné ensemble, probablement pour que je réserve le dîner à Vera ? Non, toute la journée était à toi puisque ce soir-là j’ai dormi seul dans ma chambre du Dostyk. Je n’y aurai pas réfléchi ni mémoriser par écrit comme je le fis, c’est certain, si Vera avait été là., nue à mon côté, à ma gauche, alors que presque toujours le corps répliquant et donnant répartie au mien, c’est moi qui suis à sa gauche. Nous irions jusqu’à l’appartement, ma future résidence, et je t’en ferai les honneurs, tu me dirais ton opinion et ce que tu y ferais. Disais-je ? ce que tu ferais à ma place ? ou seulement : ce que ferais. Le conditionnel n’était pas l’identique. Nous sommes montés, les clés et verrous étaient un jeu de patience, mon régisseur me l’avait enseigné, sous le regard un peu filou de celui dont il payait les traductions, il fallait tenir une serrure, en approcher une autre, et le pompon était surtout à la première entrée, un coup à prendre mais qui ne partait pas souvent, alors on carrillonnait aux autres étages, parfois on descendait nous ouvrir, parfois il fallait parvenir soi-même dans le froid qui serait venu d’ici quelques jours.

                          Nous sommes entrés, il y avait déjà les meubles, commandés sur catalogue en Scandinavie, je finançais sur ma cassette une grande bibliothèque à vitrines latérales, j’avais pu tout choisir moi-même, au contraire de ce qui m’avait été imposé pour la chancellerie, mais ne faisait au total pas trop mal, surtout que ma décoration était multicolore, intense, inattendue et très chaleureuse, figurative aussi. Dans l’appartement, c’étaient les ampoules nues, les murs de plâtre, les parquets épais d’un bois qui paraissait reconstitué. Il y avait surtout du silence, le tour était vite fait, on allait vers le fond à une salle-de-bains dont la baie à petits panneaux faisait songer à un jardin d’hiver, elle était grande. Deux chambres, l’une à donner, traditionnellement il y a en a une dans chaque résidence, prévue pour « le » ministre, ce ne serait pas le cas ici, quoique nous ayons eu du passage depuis l’ouverture de nos relations diplomatiques. On avait logé les excellences dans une des « villas » du gouvernement avec salle-à-manger pour repas, déjeuners et surtout le rite des toasts et le jeu de charades que sont les repas soviétiques version kazakhe ; elles avaient généralement été satisfaites, sauf la plus impportante, point que je ne réalisais toujours pas puisque je me fiais à ma correspondance avec le président de la République. Alain Juppé, en effet, m’avait fait réveiller pendant les vingt-quatre heures du voyage officiel de Septembre 1993 auquel il participait avec deux de ses collègues, contraint et la mine figée, il voulait que ses œufs sur le plat, apportés au lit, soient bien mollets et pas durs du jaune ! En pleine nuit, les soucis se précisent, forcément. Justement, nous étions, pour finir, dans l’autre chambre, la plus grande, celle à coucher pour moi. Le lit était déjà monté, avec une tête très bordante de façon à avoir de quoi ranger à son chevet et au-dessus de soi. Nous nous assîmes, matelas et sommier étaient bons. L’idée me revint, puisque nous étions maintenant dans les lieux et à pied d’œuvre, voir si… et comment… tu te donnerais. Je ne me souviens plus de quelles caresses, je soutins le progrès de ma pensée et, probablement aussi, de mon imagination. L’appartement était chaleureux, déjà chauffé sans doute, pour que sèchent peintures et plâtres, enduits aux parquets, le silence continuait, nous respirions sans parler, il me semble que cela dura, j’étais à ta gauche, tous deux nous étions assis, serrés l’un contre l’autre comme sur une banquette dans le sens d’une marche indiscernable mais qui se faisait et propageait en nous, quelque chose. Je t’entourais l’épaule qui m‘était opposée mais se prêtait, tes cheveux étaient déliés, nous étions sans gêne et les minutes passèrent, je ne progressais que lentement, sans imprudence ni tentative, mais le moment y était.

                                      De ta part, ce ne fut pas brusque, cela ne semblait pas non plus émerger d’une réflexion soit ancienne, soit produite sur le champ, tu te relevas comme pour passer à autre chose, sans qu’il y ait à conclure, tu ne me fixais pas, mais tu parlais de ce que tu savais.  Tu savais ce que nous étions au bord de faire. Serait-ce, était-ce : au bord de vivre ? Tu m’as dit, posément, comme si c’était la fin d’une phrase déjà commencée en toi-même et dont tu me livrais la suite et la chute, la promesse en fait qu’elle contenait. Pas avant que nos fiançailles soient publiées. Les mots étaient si simples, sans écho, sans répétition, sans appeler ni contradiction ni addition, encore moins le commentaire, du moins de ma part. Je t’ai écoutée comme s’il s’était agi d’un immense discours, mais, si bref qu’il fut, en réalité, il était décisif. Il ne décidait pas de la suite de nos gestes, qui n’étaient ni interdits ni à reprendre. Nous sortîmes de la chambre, je marchais silencieux derrière, tu passas ton anorak, nous ne nous étions pas déshabillés, tout s’était passé en peu de minutes, assis là, comme dans une salle d’attente, l’une en jupe droite, l’autre en veste et pantalon de fin de semaine, cravate peut-être aussi. Nous fermâmes la porte, refîmes, clés et cadenas, les essais, les jeux, les tentatives et la conclusion, vérifiâmes, nous avions donné de la lumière pour redescendre, un seul étage. Tu me dis que la définition des fiançailles et de leur publication, nous pourrions en parler, ce n’était qu’une formalité sans genre a priori. Tu étais calme, tu posais les mots, tu alignais les choses, tu prophétisais des événements, tu réformais le passé, tu descendais tranquillment l’escalier aux marches vastes et pas trop laides ni grossières pour la moyenne d’Almaty, je te suivais. La voiture était garée en oblique à l’avant du passage entre le seuil de l’immeuble qu’abritaient les étages, et les emplacements à grilles lourdes où stationner plus longtemps, et surtout sans  risquer de se faire démonter tout ce qui peut s’emporter sans que littéralement l’automobile soit volée, simplement on grugeait la machine de tous ses accessoires y compris les roues, qu’on retrouvait parfois à prix élevé dans les environs de la capitale où se tenait une gigantesque foire aux puces chaque dimanche. Je t’ouvris la portière, et, debout entre  celle-ci entrebaillée et la banquette où tu allais t’asseoir et avais ton habitude, tu m’as dit, comme si le troisième élément de ton affirmation était nécessaire mais avait dû attendre une nouvelle disposition de chacun de nous par rapport à l’autre, ni le lit, ni l’escalier, mais la voiture : d’ailleurs, je suis sûre que je serai heureuse avec vous. Je n’ai rien répliqué, je n’ai pas même songé qu’en d’autes circonstances, c’est-à-dire avec quelqu’un d’autre et dans le passé, j’aurais surtout ragé de la bêtasse compliquant les choses là où elle avait certainement envie, déjà, d’aller. Tes paroles faisaient plus que me pénétrer, elles étaient si naturelles, si évidentes, ne s’agrémentaient de rien, pas même d’un geste, d’un baiser, d’une chaleur que la main donne à sa partenaire, que j’étais sans voix, qu’oreilles et cœur. J’entendais, tout simplement. Nous n’allâmes nulle part ailleurs, j’ai totalement oublié ce qu’il se passa, ce que nous fîmes entre cette visite de l’appartement et le moment où je me retrouvais, somnambule commençant de réaliser ce qu’il lui arrivait, assis dans mon lit, à l’hôtel de ces deux ans qui finissaient puisque d’ici peu, j’emménagerai dans l’appartement que je venais de te montrer. Il me revient cependant que toute notre visite se passa selon une convention tacite que je je n’avais pourtant pas prévue, mais à laquelle je consentais, tant elle était – déjà - naturelle. Tu visitais des lieux où tu allais habiter ! Et je n’avais évidemment pas d’autre raison de t’y introduire, encore moins de te consulter pour l’affectation des pièces ou la décoration, par transvasement de mes accumulations au Dostyk, à quoi devaient s’ajouter des encadrements et de l’électro-ménager que j’avais rapporté de Paris ou acheté sur catalogue, une sorbetière notamment, des accessoires de gymnastique en chambre.

                          Je ne crois pas que nous ayons mis un intervalle, pendant lequel nous aurions parlé et peut-être développé ce que tu venais de dire, entre le moment de quitter l’appartement et celui de te laisser au seuil du tien. Mais il est possible que nous soyons repassé au Dostyk et que nous y ayons dîné comme souvent. J’aurais alors brodé sur ce que je comprenais, aurais acquiescé des lèvres, du sourire, de la caresse, mais en me réservant et tu n’aurais rien dit de plus et tu te serais contentée que moi non plus je n’ai pas fui. Le son de ta voix, à écrire ces phrases, ne répond pas à ma convocation, étais-tu douce, étais-tu décidée ? Tu étais toi, je découvrais ta détermination, ta disposition de toi-même, ta tranquillité de discernement, ton assurance qui ne renvoyait aucune question et ne m’appelait à rien, qu’à ce que nous continuions, mais justement, tu avais nommé, qualifié, transformé en volonté et en projet, en perspective ce que je vivais comme cela était venu et se faisait. Ce n’est que de retour à moi-même, que la considération se fit, elle m’étonna tant elle était indépendante de toute décision, de tout examen des lieux. Je n’avais aucune alternative à trancher, je n’avais pas même à consentir à une proposition, aucun délai n’apparaissait, je n’avais à m’inquiéter de rien. Rien à dire ni à faire, que m’endormir comme tous les autres soirs, mais la pensée me vint qu’il était – pour moi si rétif à tout engagement, si incapable d’une décision quand elle me concernerait en totalité – tout à fait extraordinaire, sans aucun précédent que j’accueille cela à la manière d’une évidence. J’étais passé en quelques instants d’une évaluation de ce que tu m’avais dit au plaisir de l’avoir entendu et à la réflexion, sans prologue, que le plus banal venait de m’arriver. Oui, nous allions nous marier et nous le savions depuis des semaines, probablement depuis que je t’avais vue sur les planches, et c’était archi-naturel, convenable au possible. C’était, enfin, mais sans fatigue ni recherches prenant toutes les décennies au cours desquelles j’étais resté multiple, incertain et divisé, ce que ma mère m’avait souhaité, les quelques fois où je lui dessinais la quadrature de mes cercles d’amours et de mensonges par mutisme : faire du neuf. Une jeune fille, étrangère de surcroît, de trente-quatre ans ma cadette, on ne pouvait concevoir plus neuf dans la vie d’un célibataire, du genre qu’on dit endurci ou donjuanesque, et qui passé cinquante ans. Cependant, j’avais si souvent dévisagé ma compagne du moment avec cette interogation de savoir quel signe me ferait comprendre qu’elle me soit destinée, que je m’endormis, à peu près certain d’avoir changé d’avis à mon réveil. Or ce lundi qui suivit commença une longue suite de jours, puis de semaines, et de mois, sans que je changeasse d’avis. Là fut la révolution et que je n’en sois en rien perturbé, me parut le signe attendu, demandé. Le voeu s’exauçait, sans le truchement du serviteur qu’Abraham envoya dans son pays d’origine pour en ramener Rebecca aussitôt  promise à Isaac et l’aimant a priori d’amour, dès qu’ils s’entrevirent de très loin, d’un chameau de caravane à l’une des tentes du campement paternel. Toi, Hélène, qui devenait mon-Hélène, trait d’union de rigueur, avais créé le monde, l’aventure et leurs fins en trois mots et cinq inutes. Je t’en sus gré, longtemps ce devait être mon talisman contre tout doute que ton comortempent, ton caractère, mes déboires et mon âge relativement au tien, élèveraient par la suite. Tu m’avais choisi, je ne m’en étais pas aperçu et j’étais content que tu me le dises. C’était si nouveau, si absolu, si paisible que je demeurais silencieux, sans sentiments, à l’orée de toutes les faveurs que le ciel allait nous accorder, puisque tu me faisais entrer dans une telle nouveauté, et que je me sentais tellement à l’aise, tellement moi-même, tellement accordé à toi et toi à moi, quoique ce fut sans dimension, ni modèle, ni la moindre spéculation. J’étais, pour moi-même, devenu un fait et c’est de toi que je le tenais.

                                      Je me suis donc éveillé, étonné de la persistance de mes sentiments de la veille. Ce devenait une constatation. Tu étais belle : celle que j’avais attendu, implicitement le plus souvent, parfois expressément, et je le reconnaissais à la paix que tu m’avais donnée, aussitôt tes paroles dites. Des paroles qui n’étaient pas les miennes, qui n’étaient pas prévisible et dont jamais l’anodin ne m’interrogea. Deux réflexes que j’eusse pu avoir, en logique, à t’entendre, je ne les avais pas eus, sur le moment, et ensuite j’avais changé de planète, de regard sur la vie, pour qu’ils me reviennent, et ils auraient d’ailleurs été intule, car on ne peut renoncer à ce qui comble. Tu avais eu le don de contourner ou de périmer en moi la période dont, dans mes liaisons et à mes rencontres, je ne sortais jamais : l’hésitation. Celle-ci s’expliquait. Devais-je renoncer au mieux puisque j’étais mis en possession du bien et du passable. Une sagesse dont je ne savais pas les fondements me soufflait la raison, autant que la déraison, je m’installais dans l’attente et autrui finissait par s’en aller, j’en souffrais, mais je savais que c’était justice, je n’avais rien choisi, que d’attendre. Réflexe, puisque tu te relevais et te refusais, selon les usages d’une jeune fille bien élevée ou qui tout simplement n’a pas envie d’un amant de plus ou de sauter déjà le pas, je laissais tomber. Je te disais, fort bien, mais je te pensais disposée à ce que nous allions plus loin. Le plus loin n’étant que proche et quotidien, le lit dont tu nous faisais nous relever. Eusses-tu été ma maîtresse à compter de ce jour-là que, quittant le Kazahstan, quelques mois après, je n’aurais gardé de toi que le souvenir d’une mignonne, intéressante et jolie jeune fille, ayant fait quelques armes avec moi et moi avec elle, flatteuse, par son extrême jeunesse et par la spontanéité, le naturel de son don physique. Et l’oubli se serait fait de part et d’autre, tu aurais continué autrement et avec quelques-uns de mes successeurs, camarades te revenant, ou d’autres personnages du corps diplomatique, où je t’avais introduit, dans toutes les réceptions et formes d’adieu qui nous furent prodigués, tu y assistas, participas, en femme déjà établie, l’épouse de l’ambassadeur partant, ce qui faisait d’ailleurs taire tous les commentaires. On t’eût invitée après que j’ai disparu, puis consolée. En tout cela, tu aurais été manoeuvrière, gagnante d’une certaine manière. Nos vies auraient-elles changé ? Dans la perspective où nous entrions parce que, précisément, je n’avais pas eu ce réflexe, et qu’au contraire tes paroles m’avait ouvert bien plus que tes bras, lesquels étaient d’ailleurs promis pour encore mieux et avec assez de prolégomènes pour que nous nous y entremêlions, tout échauffés : évidemment oui. Mais avec le recul et ce que notre relation est devenue, non ! Simplement, tout eût été plus facile. Je t’aurais oubliée parmi d’autres jolis souvenirs, tu aurais pris quelques habitudes volages, mais il semble que ce ne soit ni ta nature ni ton genre. Tu n’es ni intéressée ni multiple. Je te crois volontiers, quoique ce soit encore plus désolant, quand tu me dis n’avoir pas changé de partenaire depuis que tu en élus un, en m’écartant, moi, le premier en date. Troc singlier, celui qui devait être le mari n’est plus qu’un partenaire à la présence révolue, juste un pan de mémoire faisant piédestal pour l’autre, portant nom, appellation et ayant prérogative d’époux, alors qu’il n’eût dû être que partenaire antérieur à notre rencontre : un Volodia bis, de ton âge, de ta civilisation, de ta sortie d’adolescence. Tu bâtis ta maturité avec un de tes contemporains. Soit ! Pour moi, tes paroles, qui remontent à présent à plus de cinq ans sont demeurées longtemps un talisman, le socle de toutes mes certitudes. Pourquoi ? Le second réflexe eût été, de ma part, de m’étonner et me récrier. Quoi donc pouvait te faire croire, alors, que tout était déjà dit, scellé et engagé entre nous ? Quel aveu, t’avais-je donc fait ? Sans doute, mes lettres de ces mois-là étaient caressantes amoureuses, ouvertes à tout. Elles devaient avoir déjà la marque, le parfum d’un presentiment, je m’y ouvrais sans crainte, ni réticence, sans logique non plus, à la progression que nous faisions l’un dans l’existence de l’autre, mais j’étais si occupé de mes liaisons diverses et surtout de la gestion de mon ambassade, que je ne m’arrêtais pas à examiner le point où nous nous trouvions sur la carte du tendre, sauf à soudain décider que je verrai, dès que possible, si tu étais aussi bonne à manger qu’à fréquenter.

                          Il est certain que ton savoir-être et ton savoir-faire ne furent pas tout, ce dimanche-là. D’autres femmes auraient pu le dire à ta place, quoique personne n’en ait eu l’esprit et l’ambition. On en savait sur moi bien plus que je ne t’en avais dit, puiqu’il m’avait semblé inutile que je me raconte beaucoup, et l’on acceptait le lit et la liaison dans l’idée que cela se fait. Pas toi ! Comme nous n’avons jamais vraiment débattu ni de cette date ni de tes paroles, qu’en revanche je t’ai assommé du récit de leur effet en moi, je ne sais toujours pas si, en somme, tu voyais notre mariage à si court terme que non seulement il était certain, mais que nous n’aurions pas, à attendre pour nous consommer. Dans l’instant, je ne fis aucun projet. Tu trouvais et prenais ta place dans ma vie, d’une telle manière qu’il n’y avait rien à dire ni à ajouter. Nous étions désormais en chemin unique, je ne m’en étonnais pas, et mon existence continua telle quelle. Tu me tutoyas presqu’aussitôt, ce qu’auparavant tu ne pratiquais pas, quoique, moi, je t’ai vite dit : tu… J’en fus un peu déçu. Etre ton seigneur et ton maître, recevoir de toi cette révérence me plaisait, la distance entre deux êtres, et surtout deux cœurs, permet de se considérer, de se regarder, de jouir l’un de l’autre davantage. J’en serais bien resté là, mais puisque tu avais eu le génie de défaire en moi ce nœud de vingt-cinq ans d’indécision, j’admettais que tu saches mieux la suite, et la manière de faire et de vivre que moi. Ce qui me conduisit, sans aucune délibération et sans en souffrir non plus, à laisser passer tout ce qui de toi, venant d’une autre, m’aurait lassé ou fait me rebiffer. Ta personnalité, chacun de tes gestes et de tes mots, ton rythme biologique, tes humeurs, tes silences, tes bouderies, les imperfections objectives, le peu de coïncidence souvent de beaucoup de tes réactions, rien ne me faisait regarder en arrière, rien ne me rebutait. C’est toi que j’aimais (que j’aime encore) et j’avais à prendre, accepter ton intégralité, en joli mélange. Je ne conjecturais pas qu’à la longue, notre accordance mutuelle se perfectionnerait, userait de tes aspérités et susciterait d’autres douceurs, encore latentes et inaperçues. Je ne désirais rien au-delà de ce que tu me donnais déjà. Et ce don, c’était, le vieux mot, ta foi. Tu l’avais dit de cette façon-là. Je crois bien que je serais heureuse avec vous. Je suis sûre que je serai heureuse avec vous. C’était la remise totale, heureuse et confiante de ton destin entre mes mains. Tu apportais, l’objet, le combustible et la partenaire pour le grand travail d’amour et d’une vie à laquelle tu délivrais son aboutissement. Je voyais le jeu égal. Ta jeunesse, ta beauté, il était naturel que tu les eusses, que par toi je les reçoive. Ma femme, tant attendue, ressemblant si fort à tous mes souhaits et fantasmes parce qu’elle les mettait à bas et les remplaçait par elle-même, me surprenant chaque jour, m’achalandant chaque nuit dans l’attente du matin suivant, où je trouvais ponctuellement confirmation que j’avais toute raison d’avoir ainsi choisi de me laisser choisir. Je n’étais pas sur un petit nuage, expression de maintenant, je sentais qu’il y aurait des difficultés, nos écarts d’âge nous situaient de part et d’autre de beaucoup de frontières naturelles, mais ce seraient des obstacles qui n’étaient en rien attachés à nos personnalités, celles-ci en étaient indépendantes et avaient décidé. Nous gagnerions s’il y avait à combattre puisque nous n’aurions jamais à hésiter à propos du fondement de notre union. Parce qu’elle était si simple, l’histoire était merveilleuse. Je reconnus là que mon vœu, dont je ne savais plus la date, mais dont l’ardeur m’était présente à chaque action de grâces que désormais je faisais si souvent, avait été entendu, exaucé. Je ne sais s’il te plaisiat tant que cela d’être pour moi un cadeau de la providence, un aboutissement de vie, et bien des abstractions spirituelles et morales ; ta détermination, ton bon vouloir étaient l’origine de tout et le maintien quoqitidien. Tu ne me contredisais pas et je te félicitais moins que je ne me félicitais de la justesse de ton comportement, rétrospectivement, le soir aussi où tu m’avais dit si posément ta pensée, donc ta résolution, et surtout depuis ce moment-là. Tes réparties, tes propositions, tes initiatives me paraissaient la sagesse-même et j’y trouvais matière à raison supplémentaire que nous convolions. Un second signe, tout aussi intérieur, mais encore plus objectif me fut donné, peu après.

                          La veille de ton anniversaire, tes dix-huit ans, ta famille m’invita à dîner, ce n’était pas le premier repas chez toi, dans ta famille, c’est-à-dire ta mère et ta jeune sœur. Je n’ai jamais rencontré ta grand-mère qu’au téléphone, plus tard et notre séparation se consommant, elle te couvrit jusqu’au printemps de 1997, me disant rituellement et du même ton apitoyé que tu étais encore à l’institut (prononcé : innestitutoute), alors même qu’on avait dépassé les 22 heures à Saint-Petersbourg. Quelle ardeur au travail ! Je n’y voyais rien de subtil, pensant que tu profitais de la bibliothèque pour d’arrache-pied assimiler en heures supplémentaires un programme que tes gagne-pains dans l’ensemble français et aussi à l’hôpital où nous avions des coopérations nécessitant des traductions et de l’interprêtariat, ne te laissait pas assez étudier dans la journée… J’ai toujours cru ce que tu me disais, sauf l’annonce de ton mariage quand tu l’improvisas pour me faire entrer dans la tête, chemin du cœur, pensais-tu, que tu ne reviendrais pas cet été-là. Mais deux automnes avant, les choses sont différentes et la venue de ton père est annoncée, quelques jours, depuis l’Oural et ses cités, dans des conditions de travail qu’il va me décrire par ton truchement. Ce soir-là, un vendredi, me semble-t-il, c’est ton pré-anniversaire, je ne suis pas de la famille, c’est avec ta grand-mère qu’on fera la vraie célébration, mais on m’associe déjà. La conversation est quelconque, quoique ma situtaion ait changé du tout au tout. Je viens de recevoir l’instruction, par télégramme censément «  pour l’ambasadeur seul », de présenter mon successeur aux autorités de mon lieu. A toi, comme à ta mère, j’ai dit l’événement, qui signifie, à m’entendre, une promotion mais au prix de mon départ prochain. A le considérer comme cela, mon rappel, dont j’ai aussitôt su quant à moi, que c’en est un, sonne plutôt bien. Je me fais confiance à moi-même et j’ai tous les précédents pour moi ; l’élection orésidentielle approche, je me débrouillerai dans les couloirs et serai vite rétabli. J’ai reçu le choc, Vera à mon bras, nous quittions mon appartement de résidencve, à peine installé, et qui me plaisait, te plaisaiit aussi, pour nous envoler à Moscou, peu d’heures, car précisément je voulais être de retour pour ton anniversaire. C’était un mardi matin, et nous allions chercher la copie, dans un monastère de femmes, aux environs de la capitale russe, de l’icône de la Trinité. J’y tenais absoluement et avais tenté, vainement, d’en passer commande à un copiste dont je pouvais évaluer le talent, puisque j’avais uacheté un « œuf » de lui à Zagorsk, cet été-là. Mon chiffreur m’apporta le télégramme, accompagnant le chauffeur qui nous emmenait à l’aéroport. Je supose qu’il regarda ma physionomie pendant ma lecture, fort brève, tant le message était bref. Aucune indication biographique sur mon successeur dont je n’avais donc aucun élément de présentation : cas fait des autorités auprès desquelles l’accréditer ! Pas la moindre non plus sur mon propre sort. Je gardais le papier avec moi, et je le relus de temps en temps, pendant les trois ou quatre heures de trajet dans ces cercueils volants que sont les énormes Ilyouchine à deux ponts, assurant le trafic intérieur de l’ancienne Union Soviétique. On y est serré par rang de quinze ou vingt, à peine éclairicis par deux allées. Vera était là, mignonne et petite. Nous passâmes ces deux jours en avion et en train, dormant en salle d’attente à la gare après avoir dîné au monastère, visité une chapelle votive plutôt que l’église qui était fermée, nous arrivâmes à la nuit tombée et sous une neige épaisse, après avoiritraversé une grande ville endormie, le déut de l’expédition s’étant fait à l’une des gares de Moscou, sans doute dans la même apparence qu’à l’époque des Tzars. L’ambiance était étonnante et me correspondait tout à fait : recevant l’édit de ma condamnation, à laquelle j’aurais dû m’attendre depuis des mois, puisque le directeur du cabinet du ministre me recensait comme l’un de ceux dont on peut alléger la barque de notre diplomatie, et que le secrétaire général assurait avoir de plus en plus peine à me défendre ! tant mes communications provoquait l’ire du maître et l’hilarité de ses proches… j’allais à mes dévotions selon un programme arrêté d’avance et auquel je ne touchais pas. Dans la nuit, entre les bâtiments conventuels, deux moniales cheminèrent tenant à quatre mains un paquet qui me parut rexigu. La copie n’était pas grandeur nature, elle n’était pas non plus d’après-nature, j’étais déçu, je payais, et nous partîmes. Plus tard, j’aurais la réponse du peintre que je sollicitais, verserai deux accomptes et me ferai voler l’œuvre sans doute vendu au premier chaland venu, et payant à son tour. Je suis encore à l’attendre, contre toute raison, exactement comme je persiste à t’espérer, et je verrai comme un signe de faveur céleste qu’on m’annonçât, la retrouvaille, la livraison et la disposition de l’icône : mon ancien attaché de Défense, que tu connais, continue de s’en occuper mais l’artiste a levé le pied.

                          A l’époque m’importait  bien davantage le signe que je reçus et qui fut analogue au premier qui avait été ton savoir me toucher. Il fut convenu que je rendrai l’invitation et recevrai tes parents, puisqu’ils seraient réunis quelque temps, ta sœur et et toi, dans mes nouveaux lieux. J’étais content de cette perspective, et l’appartement, que j’avais bien arrangé et décoré, avait de la chaleur et de l’apparence, quoique fort loin d’avoir l’allure d’une de nos résidences  palatiales et à mobilier national, dans nos ambassades de date ancienne, ou même dans quelque pays nouveau mais considéré au point de valoir quelqu’investissement, ce fut le cas paradoxal à Tachkent, poste à mon sens de moindre importance que le mien. On prit date pour peu après, mais, la veille ou l’avant-veille, tu m’exposas longuement, nous étions dans l’appartement qui semblait déjà un de nos lieux propres – tu ne savais pas, ou tu ne cherchais pas à savoir si Vera n’y dormait pas presque chaque nuit… – que tes parents souhaitaient que je me déclare, et leur indique mes intentions. Je fus navré de ton discours, l’identifiais aussitôt comme n’étant pas le tien et te répondit que jusqu’à présent, notre parcours était sans faute, que tu m’avais délivré – un miracle vrai – de mes hantises passées, que je ne me sentais pas contraint et que cette ambiance était décisive. Qu’on me fît confiance, qu’on ne se mêlât pas de nos choses, qu’on soit assuré sans que j’ai à le dire, non seulement de notre bonheur mais aussi de son officialisation, de sa célébration à court terme. L’important était qu’il n’y eût aucun tiers entre nous, aucune influence pesant sur toi et te donnant un comportement que spontanément tu n’aurais pas eu, n’avais pas eu. Tu eus la souplesse, ou déjà l’amour véritable et confiant, d’entrer dans mes sentiments, et d’en voir la logique. Nous décidâmes donc d’un scenario qui serait spontané mais tu aurais prévenu tes parents que ton propre aveu, à leur endroit, de nos intentions, suffisait sans que j’y ajoute moi-même. D’ailleurs, les recevoir chez moi, mais dans ce qui était ma résidence officielle, avait du sens. Le signe, le second, que le ciel et toi, jusques-là et pour longtemps encore, indissociables, me donnèrent, fut cette joie tranquille à faire les préparatifs de notre soirée. Aucun des antécédents de fiançailles et de belles-familles, certes lointains, mais tous catastrophiques, ne me venait à l’esprit pendant que je sortais les nappes, alignais les verres et préparais le repas, dosais les éclairages, allumais les bougies. J’étais seul pour le dernier moment d’avant votre venue, car tu viendrais avec eux, les éclairant sur le chemin, ce n’était pas loin de chez vous. Seul et heureux, tu venais… et ensemble nous donnions une fête aux tiens.

                                      Et ce qu’il se passa m’étonna encore plus que cette absence de réaction qui fut la mienne à t’entendre affirmer que nos fiançailles étaient un fait acquis, constatable au moins pour nous. Un mois avait passé, j’étais décidé à n’avoir avec tes parents que du texte amical, mais informatif en un seul sens, d’eux vers moi, et m’apprenant davantage les tiens, ton milieu de vie et qui tu étais pour eux. Ce n’est pas ainsi pourtant que roula très vite la conversation, ta sœur, Marine, était également présente, il y eût aussitôt la visite de l’appartement et des photos de vous quatre, précisément sur le canapé de cuir gris que regardaient de leur balançoire ce jeune couple du nord minier, un garçon brun et une fille blonde, à queue de cheval. Un tableau que j’avais acheté à Karaganda, qui m’avait aussitôt plu comme la description-même d’un amour heureux et juvénile entre races et histoires si différentes. Ton père lança alors le cri de son émotion, il te retrouvait si différente de la fillette que tu étais à son dernier séjour, à son départ pour deux ou trois ans, je ne me souviens plus de la durée de cette absence-là, et tu étais entretemps devenue une femme, il le disait, s’en émerveillait et ne le regrettait pas. J’eus la sensation très vive qu’il s’en réjouissait et pensait me le devoir, ta beauté si nette, ton indépendance qu’affirmaient chacun de tes gestes et l’autorité de tes paroles, il est vrai celles souvent d’une traductrice de nos propos à chacun, faisaient de toi une femme. Une femme par destination, par circonstances, celle de notre mariage déjà convenu entre nous, celles de notre rencontre si naturelle. Je phrasais donc avec bonheur et en dis alors bien plus qiue ce que tes parents m’avaient fait savoir par toi qu’ils attendaient que je leur apprenne pour leur confirmer. Je parlais à déborder, la joie et la reconnaissance me donnaient un allant que je ressentais moi-même comme si ce repas de famille, avec les tiens, m’avait dédoublé, me faisait quitter quelque figure de moi-même désormais périmée, j’entrais dans une autre identité, celle d’un homme heureux, comblé et qui n’avait pas assez de mots pour chanter son bonheur et la beauté de sa promise. Cette identité-là, que tu venais de me donner, dont tes parents étaient les témoins enchantés mais étonnés, allaient me coller à la peau, m’irradier le cœur, bloquer ma raison raisonnante au point où nous étions venus l’un l’autre dans chacune de nos vies. Nous étions déjà unis, cela modifiait tout et je parlai alors, en toute confiance et assurance, des perspectives de mon départ d’Almaty, mission éclatamment remplie, séjour passionnant et pasionné, puisque j’y recevais leur fille, et donc les alternatives que nous réservait, toutes heureuses, un avenir proche, une nouvelle ambasssade, d’autres pays et mentalités, une vie qui allait commencer tout de suite et à laquelle ils participeraient, bien sûr, en nous visitant fréquemment. Peut-être investirai-je, si ce pouvait être le mot ici, au Kazakhstan, à deux ans seulement d’un relatif abandon des normes juridiques communistes, dans un appartement, une maison, en sorte que nous reviendrions au pays qui avait vu notre rencontre, assez régulièrement. Je parle en homme ivre et transfiguré, l’appartement était beau, chaleureux, mien, la jeune fille qui s’était avancée vers moi avec les mots simples et éclatants : je suis votre femme, n’est-ce pas ? et mon silence avait été la mimique de toute une existence humaine qui aboutissait.

                          A la réflexion écrite d’aujourd’hui, je réalise que je ne sus, ni à cette première rencontre avec ton père ni a fortiori par la suite, puisque je le revis fort peu et qu’il repartit sans grande cérémonie, ce qu’était l’histoire des tiens, de ta famille, de vos ascendants. J’en retenais très peu, c’est-à-dire tout ce que toi-même m’avait, en quelques évocations, donné à reconstituer. Sans doute, une origine polonaise, de plusieurs siècles – cela me plaisait fort, nous irions là-bas nous y serions peut-être en ambassade et nous trouverions le rameau des débuts. Il semblait que vous vous étiez installés au Kazakhstan au début du siècle, et pas tout de suite à Almaty, que cela valait pour les deux branches, peut-être y avait-il un peu d’allemand dans tout cela, d’ailleurs je crois que ta mère a quelques notions de cette langue, puis vous étiez descendus encore plus vers le sud. Dans ta parenté il y avait eu des membres du parti, ce qui, pour l’ensemble soviétique, a une portée toute différente de celle que la carte et la militance ont eue en Europe occidentale ; appartenir au parti a été une dignité, une distinction, la réponse émue et reconnaissante à des propositoins très mesurées, très balancées, très sérieuses et surtout très fondées de la part d’une hiérarchie ouvrant ainsi la porte à quelques rares promus. L’histoire était globalement heureuse, au contraire de celle de Vera où des dénonciations, des injustices, du camp de concentration, des divisions familiales, des morts précoces et très peu de bonheur, de joie, d’enfance faisaient tout le récit. Ma jolie et frêle maîtresse était orpheline à tous points de vue, tandis que tu avais, net encore, tout le cercle de famille. La soirée passa gaîment et de plus en plus chaleureusement. Ton père contemplait les vitrines de bibelots, de médailles votives ou de la République française, mes livres ; il s’intéressait, il paraissait bien plus jeune et surtout ouvert que ta mère ; il était présent sans état d’âme, sa joie d’entendre l’énoncé et la fresque de nos projets et de ce que je méditais pour toi n’avait pas de mélange, il était d’un seul mouvement. Il m’offrit sa montre, celle qu’il portait, pas un cadeau préparé, et je lui donnais aussitôt deux des médailles qu’il avait regardées. Je ne sais comment sonnaient dans ta langue nos phrases et nos échanges, je me sentis frère de ton père, il est plus jeune que moi.

                          Arrêtons-nous un instant à ce tableau, si tu le veux bien, maintenant que la distance est là, comme un écran opaque et aussi que nous avons la suite, sinon la fin de cette histoire, la nôtre qui commençait alors. Est-ce de la psychologie, une approche mécaniste et déterministe des sentiments amoureux, et une conception pessimiste de notre intimité et de nos choix, non seulement réversibles par lacune tenant à nous-mêmes, l’oubli, l’effacement des valeurs, les inversions de beaucoup de sentiments quand l’usure ou la proximité sont intenses puis se détendent, mais aussi parce qu’ils seraient encadrés par des paramètres qui ne nous appartiennent pas et qui nous vainquent. Fatalisme ? Etait-ce le tien ? quand tu me redisais, assez souvent, dans la partie, belle, de notre histoire que le passé on n’y peut rien, l’avenir on n’en dispose pas, qu’il n’y a guère que le présent, et encore. Comme j’étais assuré de notre survivance mutuelle, je t’écoûtais en femme que le bonheur, et peut-être un début de foi chrétienne convertiraient. J’avais tendance, et je l’ai eue longtemps après notre séparation, à projeter sur tout les effets, que je croyais cohérents et logiques, tels que je me les exposais, d’une éducation marxiste et totalitaire, répandue en toi et dans l’esprit de tes parents pendant plusieurs générations. Une éducation à la défiance, défiance de soi et défiance des autres, un apprentissage de la délibération par déduction, par raisonnement que ne faisait pas éclater durablement l’épanchement du cœur, la détresse ou la découverte. L’expérience donc que la liberté n’est qu’intérieure, compte tenu cependant de bien des déterminismes, et qu’au-dehors il y a plus de dangers que d’avantages et de gratifications à se découvrir et à se donner. C’était la sensation que tu me donnais et que tu as longtemps continué de me donner, peut-être jusqu’à ces jours-ci où je découvre, sans anticiper trop sur la suite de ce récit, que tu étais à l’époque par beaucoup de côtés, et par ta conditon en famille, une enfant encore ou presque. Ce prélude donné, disons ma thèse d’à présent et d’il y a quelque temps déjà, au moins pour ce qui te concerne. Ce qui est de moi, est plus nouveau et tient à ces jours-ci où j’ai entrepris à la fois de revenir le plus concrètement et intimement possible dans ta compagnie et de comprendre pourquoi tu es venue dans ma vie bouleverser celle-ci en deux coups décisifs, ton offrande qui m’ouvrit à tout ce que je n’avais jamais connu et éprouvé, et ton retrait qui me ferma à ce que j’avais entrevu, goûté par avance et que je n’aurais donc jamais, puisqu’il n’y a que toi qui avait fait l’ouverture et qui tient l’huis que je veux franchir.

                          Tu allais épouser ton père, tu me rencontras, tu m’apprécias, tu me regardais, tu m’entendis tandis que tu devenais femme, comme l’homme qu’il te fallait, parce que j’étais l’homme qui te manquait. Mais quel homme étais-je ? L’amant ? Non, puisque c’est précisément de ne pas y toucher qui t’avait poussée à te déclarer et que nous eûmes donc la convention, non débattue ni délibérée, mais induite par la manière dont nous engagions l’un envers l’autre, dont nous nous donnions l’un à l’autre, de ne
« rien faire » avant… J’étais le susbtitut de ton père, et celui-ci était assez équilibré et surtout assez jeune d’esprit pour voir d’abord l’amour qui nous faisait nous rencontrer et nous unir, et ensuite une différencve d’âge, mon âge plutôt que rachetaient mes hautes fonctions et l’assuarnce données par celles- ci que j’allais te procurer une existence inespérée. Comme il t’aime et te chérit, mais sans doute avec un pudeur que la relative sévérité de ta mère et la forme de couple que ses absences du foyer ont forcé entre eux, il m’a compris, il me comprenait, il voyait et admettait, jugerait inévitable que je t’aime. D’une certaine manière, nous étions tous deux tes amants muets et angéliques, alors que, toi, tu pouvais penser avoir enfin ton père et à la puissance deux, les retours de celui-ci et une proximité plus grande selon les projets que vous commenciez d’avoir en famille, d’une émigration-retour en Russie, et cet homme mûr et accompli, complet qui allait t’emmener. Quant à moi, j’accomplissais beaucoup de vœux en m’étant soudainement aperçu, grâce à ton charme et à ta façon de t’être plantée devant moi, en moi. Sur son lit de mort, ma mère avait joint ma main à la sienne tenant celle de Gertrude, ma collaboratrice si personnelle pendant le temps de ma mission en Autriche. Celle-ci y avait vu une bénédiction certaine de notre relation et l’injonction de la parfaire en une union qui ne se démentirait plus. Je n’avais pas reçu la même chose, c’éait pour moi une sorte de réponse de ma mère aux dangers qu’elle discernait et que j’allais courir depuis ma nomination aux fonctions d’amabssadeur et dans un pays, pour elle (et pour moi aussi à l’époque de sa mort) si lointain et si étrange, si étranger ; Gertrude saurait  me protéger de moi-même et des circonstances, de tous les autres. Elle m’a dit quand je lui ai annoncé, j’en raconterai probablement les circonstances et le fait plus loin, que j’allais me marier et avec toi, qu’elle – elle eût dû me forcer la main et que j’en eusse été content, à l’époque où nous étions dans une telle communion, une telle collaboration, une telle connivence en tout : un enfant qu’elle eût attendu de moi et la prison m’eût été douce. C’était se méprendre, je n’eusse pas accepté que l’attente de toute ma vie se conclut par contrainte. Je l’aimais mais je ne l’épousais pas. Je n’avais eu envie d’épouser personne jusqu’à toi, que dans mon adolescence, à son sortir et cela avait mal tourné. La crainte du mariage m’avait passé, la sensation d’aller au tombeau en devenant le mari d’une femme qui saurait me prendre pour me garder, m’enfermer avait passé, elle aussi, je savais par ouï-dire et par intuition de la chose, que le mariage peut être heureux, que la patine réciproque des époux, passés les enchantements et les heurts donne à beaucoup des circonstances quotidiennes, une grande douceur, on fait œuvre commune, et l’on se retourne pour trouver que la rétrospective est réussie, jusques dans ses inaccomplissements. Soit ! mais je n’avais rencontré personne qui me donne l’envie d’y aller, en fait une envie profonde de quelqu’un d’autre que je préfèrerai à toutes, à tous, et d’abord à moi-même, que je pourrais aimer sans la moindre réticence, sans le moindre regard en arrière ou ailleurs. Ma mère avait vu cela et avait diagnostiqué devant tant de portraits posés à plat pour la nourriture de notre discours à propos de mon mariage à venir, qu’il me faudrait faire du neuf, puisque rien des propositions du passé ou du moment, ne m’amenait à la décision heureuse. La formule me revenait :comment faire plus neuf qu’en t’épousant, la nouveauté de notre relation dans toute la chronologie de ma vie, tu étais la plus récente, la plus jeune, la plus vierge, pas tant au plan anatomique et physiologique, mais vierge dans ma vie à moi, tu n’étais chargée d’aucune connotation négative, aucun péché n’avait été commis par moi ou par toi qui portât préjudice d’avance à ce que nous allions perpétrer. Le futur n’était ni proche ni immédiat, il n’était que plus certain, mais c’était notre écart d’âge qui me chrgeait de la responsabilité du calendrier, des précautions avec lesquelle je devais, si l’on peut écrire, te manier, c’est-à-dire te receoir. D’infinies précations, ne pas te blesser, ne pas imposer dans une matrice immaculée et pas encore complètement constituée, des traces de lourdeur, de déception, de laideur. J’étais responsable de toi, du moins je m’en donnais l’image et je croyais que c’était l’échange auquel tu nous conviais, tu te donnais et fort de toi, je ne pouvais plus disposer pour n’importe quoi, suelement pour le bonheur, la candeur, la transparence. La chasteté que nous avions décidée, le signifiat nettement. J’étais convaincu que ma mère eût été heuruse d’apprendre la nouvelle, et t’eût bénie. Oui, son fils faisait du neuf. Je ne vis, pas sur le moment, qu’elle en aurait aussi déduit un mode d’emploi pour notre renconre, bien moins inopinée et corruscante que je ne la jugeais.

                          Je dois te dire où et comment, donc pourquoi je t’écris une si longue prose, pensant d’ailleurs, au point où je nous ai amenés, toi mon souvenir et ma nostalgie, et moi si lourd d’avoir été ramené (par toi ? ou par moi-même, ce que ce récit devrait élucider après discussion et appel des faits à témoin) que j’en suis seulement à un petit quart de la longueur dont j’ai la perspective depuis le début. Le début du récit, bien différent du début que fut notre notre rencontre. Ce récit aura une fin, notre rencontre ne devait pas en avoir. Je veux savoir. Savoir quoi ? Si nous aurions pu réussir, nous aimer, durablement, indéfiniment, différemment, toujours. Toi et moi. Toi-moi. Nous, écrit-on banalement et pense-t-on si rarement. Comprendre où nous nous sosmmes trompés de voie. Si nous nous égarâmes à la fin de notre histoire, quand –après plusieurs jours du silence de ma résolution, sur la route des Landes nous faisant remonter droit vers Bordeaux, Niort et chez moi (tu n’arrivais manifesement pas, cette année-là, notre dernière année, à articuler chez nous, et à faire, à être toi-même comme chez nous, chez nous !) –,je t’ai dit qu’il valait mieux que tu repartes chez les tiens, c’est-à-dire n’importe où, mais ailleurs qu’à mes côtés, la brutalité assassine du type qui se noit, je me noyais et je ne savais pas t’appeler, je tapais sur mon sauveur, toi mon « moi » féminin. Toi, simplement. Ou bien si nous nous sommes trompés dès l’origine, dès le premier regard. Mon interrogation, le point où j’applique la lampe si faible de ce récit à une voix mais qui aurait dû en avoir deux, ce qui l’eût par le fait même rendu inutile, puisque nous eussions alors été ensemble, et le bonheur se passe de récit, de même qu’une vie conjugale et un amour permanent, grâcieux, jouissif et offert d’un homme pour le corps de la nuit et pour le regard du matin et pour le ventre qui prend des enfants en pension et les met au monde, se passe de journal intime. Il n’y a plus rien à se souvenir puisque tout est sans cesse présent.

                          Je t’écris dans un parc, parmi d’autres écrits qui me sont venus et dans des événements intimes ou ouverts à beaucoup de public lesquels présagent mon retour à je ne sais quoi, mais un retour qui est la récupération de ce don, particulier, à chacun de nous : vivre sa vie. Celle pour laquelle nous sommes de ce monde, itinéraire pour lequel tout a été tracé en nous, mais pas toujours de façon aussi visible pour ce qui est du dehors. Or nous marchons du dedans de nous-mêmes au dehors que sont la terre et les autres. La compagnie est décisive en l’affaire. Tu l’avais choisie, discernant son importance. J’avais choisi d’accepter que tu me choisisses.

                          Je reprends donc. Tu épouses ton père à deux degrés. J’en ai l’âge et l’expérience, plus que l’âge, mais peut-être moins que l’expérience car je n’ai aucune idée du mariage, sinon la conception toute faite, par qui ? qu’une fois acquise la rencontre prévue de toute éternité, tout en découle sans carrefour ni hésitation des héros, ni chausse-trappe, du destin qu’on n’attrape pas en une seule happée de l’air ou un saut vers le soleil. Et moi, qui épousè-je en acceptant ton initiative, sans laquelle, une nouvelle fois je te le dis et l’écris, rien ne se fût passé, en tout cas rien de nouveau, de mutant, en moi. Jolie maîtresse sans plus, capricieuse comme aucune, belle comme beaucoup, peu déchiffrable comme tout ce qui ne nous aime pas et dont nous dépendons sans l’avoir décidé, nous-mêmes à projeter le mystère sur autrui. Toi et un de mes plus chers et anciens amis, Michel Jobert, que de fois vous me l’avez dit. Rien à comprendre, à  chercher, à imaginer. Figurez-vous, figure-toi que je suis tout simple, simple, banal sauf que vous croyez, que tu crois parce qu’il s’agit de moi, que ce doit être compliqué, compliqué à pénétrer à atteindre. Lui et toi, vous me l’avez dit et redit. Tout simple, je pense, je suis sûre que je serai heureuse navec vous. Bon ! on s’épouse. Et s’il y a de la traverse, et que tu crois ne pas y suffire, tant il y a d’eau à étaler, on se lâche, et voilà, cela passe bien mieux que c’est venu. Moi, j’épouse ma mère, c’est pour cela que c’est si compliqué. Cela s’est vécu pendant la Première Guerre mondiale. Pas loin du front, mon grand-père maternel dirige quelques jours le train du général-en-chef, Philippe Pétain. Pas commode et pas bavard, les moustaches gauloises, l’air narquois seulement dans sa vieillesse, et à Vichy au champ de courses ou pour dire à ceux qui le pressent de faire ceci, de s’envoler là, de virer un tel (on voit qui…), vous voyez bien, et alors ! hein ? vous n’avez pas de solution puisque la réalité, c’est cela. Deux ans avant cette scène, le mimétisme de Weygand, généralissime quinze jours avant l’armistice de 1940 parce qu’il avait été le chef d’état-major pour l’autre armistice, le précédent, celui de 1918. Son dialogue avec de Gaulle. Je m’égare, ce sont les lieux où je t’écris, par lesquels je t’écris, l’interstice par où glisse cette missive, sans doute, peut-être la dernière. A la lire, tu comprendras qu’enfin j’ai accepté que tu ne sois pas revenue, ou bien, tu décideras que tu avais toujours voulu ne pas partir. Au choix. Ce récit en décidera. Peut-être… Donc à Crépy-en-Valois, presque sur le front, d’ailleurs à l’époque les avions n’ont qu’un si faible rayon d’action, il n’y a pas d’armée de l’air non plus, mais le champ d’aviation, Guynemer et ses officiers en noir, une SS sans crimes, et française, l’élite, qui fait flipper les femmes et les adolescents. Une petite fille aussi, de six ans peut-être, à peine. A-t-elle été emmenée voir les avions ? A-t-elle vu sans savoir qui c’était, l’importance qu’il aurait dans la légende de cette France, aujourd’hui encore, pourtant à trois quarts de siècles seulement de perdre toute conscience et envie de continuer en tant que telle. Guynemer courtise sinon la plus jolie, du moins la plus riche des dames locales. L’aristocratie de la betterave à sucre, les usines planquées comme les villages dans des creux, le plat pays avec des creux qu’on ne voit qu’en y tombant. Fait ou presque pour les tranchées, la montagne de Reims, les cotes comme autant de côtes au thorax d’un pays qu’on presse et désosse. Indubitablement la plus belle, c’est sa mère, la mère de la fillette ma mère plus tard. L’officier, vingt ans de plus qu’Huguette, vient souvent. Il visite, il fréquente. Se passe-t-il quelque chose de plus, certainement pas de mal ou de défendu, entre son arrivée et son départ, la maison place du Pilori comme les autres de ce côté qui donne à pic sur la vallée, sur la continuité du pays, et on y entre par les pavements, en tournant le dos de l’alignement en face, à l’identique, des demeures patricienens, celle notamment où va l’as des as. Ma mère, à ses six ans, tomba amoureuse de l’amant de cœur ou de davantage, mais le cœur n’est-il pas tout, à ces âges et dans ces circonstances, la guerre et pas cinquante ans à trois, mère, fille et chevalier ? de l’amant de sa mère. Elle ne me l’a jamais dit, comme cela. La dernière année de sa vie, qu’elle ne savait pas être la dernière, elle annotait avec rage la biographie du héros, parce que Jules Roy, le biographe, salissait la plus belle image qu’elle eût jamais gardée, reçue. Elle allait me la transmettre, expressément et à moi seul, sous le sceau du secret, dans une enveloppe ni grande ni petite. Le capitaine de R. obtint inopinément, brusquement d’être muté, renvoyé à son corps d’origine, l’infanterie et se fit donc tuer. L’ordonnance apporta les souvenirs, l’image dont j’ai hérité. Mon gtrand-père restait méditatif dans son wagon à combiner les déplacements des trains de l’état-major, le ravitaillement se faisait davantage par camions, ces camions au moteur ridiculement apparent et petit, aux roues ayant encore moyeu et rayons comme les charrois de la guerre précédente. La « voie sacrée ». Clemenceau, la victoire, les bâtons de maréchaux, un bâtard bien sûr reconnu par l’époux chez les seigneurs de la betterave et ma grand-mère qui tombe en langueur, elle n’en sortira qu’au vieil âge, celui que je lui ai connu, les lits sont désormais jumeaux, mon grand-père est taciturne, il ne sourira, deviendra bon, chaleureux et contingent qu’à son vieil âge, à lui aussi, en fait quand il rajeunira du décès de ma grand-mère. Celle-ci m’avait, non en affection, mais en estime, l’intelligence, elle était prophétesse. Ma mère ne m’aima que tard quand je devins son chevalier protecteur, ce qui diffère assez du rôle d’un fils. Enfant j’étais demandeur, adulte je fus entourant, précautionneux, j’ai aimé ma mère. Je ne l’épouse pas en percevant soudain que tu es – là – plantée au centre de ma vie, là où tout palpite et se fait, peut se défaire. Mais je réalise lesouhait qu’avait ma mère, qu’elle m’avait confié, quand mon père chûta et ne se récupéra pas, la laissa avec un modèle brisé, inadéquat : le charme et le compagnon qu’il avait été. Elle se dit alors qu’elle eût dû épouser un chef, une tête qui la dompta, qui la fît n’être que petite. Le capitaine de R. évidemment. Bien plus âgé qu’elle, le bonheur que les peintres classiques et la Bible répètent. Ces hommes dans la vigueur de l’âge, de la pensée et du sexe, trente ans, pas quarante mais à qui l’on donne l’ornement d’une barbe magnifique, dressée en serviette de gourmet sur des pectoraux impeccables (et enviables). La sculpture du corps masculin que l’adolescente hume de la main, le marbre des David, les esquisses et les gigantismes du pédéraste que fut Michel-Ange ; sans ce goût qui lui sourdait de partout, et de là où cela sort quand le paroxysme arrive, est atteint, vient au devant du sexe au fourreau –, il n’y aurait eu que peu de chefs-d’œuvre. C’est une thèse, elle me paraît plausible, te l’ai-je dite ?. A Florence, à deux ans en avance du point où je nous arrête si longuement dans notre récit, nous ne sommes pas allés le voir : pas le temps ou fermé. Nous regardâmes Benvenuto Cellini. C’est au-dessus de l’Arno, où tu te montrais presque nue, après que nous nous soyons étreints, que tu m’aies avoué que je m’y prenais mal, maintenant que nous avions l’usage de nos corps : pas de caresses ni de préludes, cela t’ôte l’envie, mais tout de suite, en toi. Bon ! j’appris quelque chose, que je n’ai pas oublié. Tout de suite. Le contraire de mon éducation et de ce que je croyais le tout de mon expérience, la durée et la longueur par anticipation, à n’en plus pouvoir, effectivement. A n’en plus vouloir… Donc la différence d’âge, le rôle non du père mais du protecteur, de celui qui enfante d’abord sa femme, de fille en mère, il la façonne. Pymalion, ai-je cru. Ce qui me perdit et nous dissocia. On ne peut être Pymalion, c’est requérir de soi trop de force et de persistance. Et ce fut l’été de 1996 inscrit dans l’automne de 1994. Oui, et non. Je puis maintenant continuer et parler de toi. Qui es-tu, comment es-tu pour moi que tu as choisi et que tu laisses t’aimer ? Nos baisers, dans la pénombre, à la nuit, si ardent que c’est l’orgasme, un baiser où je me donne et me perds totalement en toi, ta bouche et je suis à genoux devant toi, ma reine assise sur le canapé moderne de l’Etat. L’ambassadeur et la jeune fille, le disgrâcié et la superbe.

                          Pardonne-moi d’insister et de ré-examiner devant toi, le point où j’en suis, et de te dire combien il me serait utile de savoir, par toi, où tu en es non seulement dans la lecture de ce récit, de cette méditation, mais où tu en étais à ce moment que je décris. Me l’as-tu jamais dit ? Ai-je été inattentif à ta confidence ? Probablement, quoiqu’il me semble que tu étais entrée dans cette vie nouvelle avec autant de naturel que si tu y avais toujours vécu, et tu t’en es probablement retirée avec la même aisance : inentamée. Le but de ce récit, quand je l’ai commencé, dans ces circonstances si particulières d’une dépression complète à n’avoir plus conscience ni envie d’aucun avenir, en tout cas pas du mien, puisqu’il m’apparaissait fermé, achevé au point le plus bas où j’avais été mis –, était de voir clair, de débrouiller ce qui m’occupe le plus, toi, l’énigme de notre histoire, c’est-à-dire la qualité et les promesses de notre rencontre, la réserve et la souveraineté que j’aimais tant, que j’appréciais, de ta personnalité et de ton comportement, et en regard, en contraste, notre séparation d’à présent et depuis trois grandes années, pourquoi l’une et l’autre, quel sens, celui d’un échec, celui d’une construction mais laquelle, pour toi, pour moi, à défaut d’un couple que nous avions envisagé, sur l’imagination duquel nous avons d’ailleurs peu échangé, convaincus que nous étions que les choses se créeraient sans être dites ni prévues, plus belles à leur réalisation que selon tous nos mdèles, nos images. Ce récit est vite devenu un rendez-vous quotidien d’amour, des retrouvailles de quelques quarts d’heure dans un endroit où j’eusse aimé que nous nous promenions ensemble, que peut-être évoquerait assez bien le jardin au sortir de la bâtisse médiévale, à Angers, abritant la tapisserie de l’Apocalypse, un jardin d’ordre et de volupté selon le poète, disposé à tout pour nos ébats, nos silences, nos regards, nos échanges, nos étreintes, notre avenir, notre sommeil ensemble et toutes les suites possibles qui nous seraient données, sans qu’il y ait à les inventer puisque l’amour à ses débuts est plus ingénieux que toutes nos prévisions et tous nos vœux. A ce rendez-vous a succédé, ces jours-ci, une réflexion en forme de lettres, où allons-nous en faisant ce récit, moi l’écrivant, toi le lisant, sans que j’ose espérer que tu y répondes et encore moins que quelque echantement se produise, ta voix au téléphone, coment n’as-tu pas deviné que j’ai rétabli la ligne pas deux mois après l’avoir coupée, seul événement que je pouvais créer depuis la rive où je me trouve si loin de toi, de celle où tu te trouves, à ma connaissance, et que s’amorce ton retour, avec une maturité plus grande du fait de l’expérience d’un autre amour, et plus encore d’un choix, cette fois opéré en connaisance de cause, quitter à nouveau, porter le regret et la nostalgie d’un autre et pourtant choisir, opter, et tu me retrouverais très changée, et tu serais très changée, mais ce serait nous et notre nécessité mutuelle nous apparaîtrait comme jamais nous n’aurions su le prévoir ou nous l’inculquer à force de caresses, de vie ensemble et d’efforts patients, minuscules et amoureux. Où vais-je, au moins du point de vue de celui qui tient la plume, est à l’écritoire… A analyser la fin, la chute, l’été de 1996, en ayant décomposé et revu tout ce qui y mena, inventorié les germes depuis le départ de l’échec final ? Je l’ai cru, chercher l’erreur, la méthode scientifique à laquelle le régime sous lequel tu naquis avait voulu tout soumettre, camouflant libido, circonstances, impéritie et en fin de compte la nature contingente des hommes, des femmes, des générations et de leurs mariages respectifs avec le pays, l’existence, la mort et les victoires, des ingrédients qui produisent de l’imprévisible et le plus beau n’est jamais ce qu’on a voulu créer et obtenir, mais bien ce qui apparaît au total, quand soudain la conscience nous vient qu’il faut finir, accepter, regarder, se reposer, sabbat du dimanche qui peut être le temps de l‘étreinte, de la coupe de campagne et de ton regard entre sourire et dégustation. Je suis venu à croire ces jours-ci que l’erreur, s’il y en eût de ma part – , présomption de mes forces, intuition que tu n’irais pas jusqu’au bout d’une épreuve trop précoce au début de notre vie conjugale – , n’aurait pas été perpétrée, dans le trouble où tu me vis chuter, pendant notre dernier mois, celui d’Août 1996, mais bien avant, en somme à l’instant de notre rencontre que je qualifiais autrement que je n’eusse dû. C’était, en posant l’interrogation de cette manière, te perdre dès ce moment-là, anéantir toute la suite, en prendre une autre, plus salubre, la maîtresse ou l’amitié, peu de durée et un oubli à mon envol quelques mois ensuite du pays où tu aurais continué de vivre. Ou autrement, un autre départ, mais fait d’une nouvelle initiative de toi, m’épousant et me souhaitant alors que tu m’aurais su dépouillé, lointain, perdu de tout, de moi-même et de tout projet. Ton apparition, quelques lettres, du téléphone et ton arrivée pour ne jamais repartir, eût été plus qu’une tentative mais la réussite sculptée, forte, parfaite de ce que tu n’aurais posée que timidement et sans assurance en te refusant de corps tandis que je te priais, moi aussi de corps, à l’heure où nous avons pris une autre direction. Aujourd’hui, j’ai résolu de n’avoir plus aucune anticipation du résultat, de l’aboutissement, de ce que mettra au jour la poursuite et l’achèvement de ce récit. Je repars à zéro et ne vais poursuivre que selon les faits, la mémoire que j’ai gardée ou qui me reviendra de leur enchaînement, des émotions qui allèrent avec, en cherchant plus spécialement par le regard que je veux prioritairement maintenir sur toi, à savoir ce que tu vivais de ton côté, comment t’apparaissaient et retentissaient mes acquiescements, mes emballements et les insuffisances de ma compréhension ou de mon comportement vis-à-vis de la jeune fille que tu étais et qui, avec ses mots, ses retenues, ses gestes, s’était proposée à m’accompagner et voulais ma main dans la sienne.

                          L’époque est singulière car elle n’est marquée d’aucune arrête, d’aucun événement à partir de ce soir où tes parents sont venus chez moi, chez nous… et où j’ai confirmé tout ce que tu leur avais dit à notre sujet, le projet de mariage. Encore que je ne sache pas ce que tu leur as dit, avant de venir chez nous avec eux, les guidant, ni ce que tu avais commencé par faire pressentir ou exposer quand nos dîners se firent habitude et série. Questions interdites, réponses réservées ? C’est probable, ce serait bien toi. Je ne me souviens pas de la matière de nos dialogues, sinon que chaque jour, à chacune de nos petites séparations du soir pour le lendemain, je m’émerveillais que tu fisses ainsi un parcours sans faute, c’est-à-dire en sorte que jamais, en aucune ocurence, je ne me sente enlevé par les circonstances, par quelque projet de tiers qui m’ôterait à moi-même, me rendrait prisonnier, m’inspirerait les mouvements désordonnés de la peur, de la panique et ceux d’un nhomme qiui veut se dégager, se dépêtrer, fuir. Fuir le mariage, la femme, la vie, la réalité, l’amour objectif. Tu étais d’une justesse, d’une adéquation m‘assurant d’une science de la vie que je n’ai jamais eue et que tu aurais pour deux, notre couple étant donc ton affaire par ton savoir-vivre. Comment me connaissais-tu à ce point pour être si différente de toutes celles à qui je m’étais refusé, obstinément, par tous les truchements du mensonge, des liaisons parallèles, des restrictions de langage. Ce n’était pas pour autant un défoulement auquel, adolescente encore, tu m’aurais invité. Je te voyais comme ma co-équipière et ma partenaire, nous jouions peu, mais c’était délicieux. Des parties de cartes tous deux dans le salon qui nous plaisait. Nos baisers, les tiens rapides et éclaboussants, nets pourtant, enlevés aussitôt que posés, et moi te pénétrant d’âme et de cœur, de toute ma bouche dans la tienne, à couper nos souffles et déjà, au moins pour moi, atteindre l’orgasme, la transformation électrisante et conclusive de nos gestes, ayant offert, comprimé et relâché tout notre corps. J’en sortais fourbu, essoufflé, la pénombre, l’ombre, ton visage, la maternité d’une femme qui sort du baiser et qui regarde l’homme qui vient de le lui donner, les seins penchés comme la tente qui abrite, tes mains à ma nuque. A mes vingt ans, jamais je n’avais vécu ainsi.

Un soir, l’hiver approchait, les feuilles étaient davantage au sol, qu’aux branches, tu en ramassas pour le souvenir, nous marchions dans les bosquets qui entourent encore la statue de Lénine devant le Parlement, il y avait quelques quinquets, nous parlions d’avenir, les chromos. de l’avenir, c’est-à-dire du voyage de noces, d’un dépaysement qui te plût. Je voulais au moins que la surprise entrât dans un registre qui te convienne, que tu aies choisi. Tu écartais l’Afrique, raciste sans connaître, comme beaucoup de tes compatriotes, je te disais la Mauritanie et mes constructions affectives et mentales, ce que j’y avais appris en politique, quoique ce fût impossible à reproduire ailleurs et que cette sainteté, ce silence, cette manière de tout faire mûrir jusqu’à la décision soudaine, surprenant chez un homme à la voix aussi pondérée et basse que Moktar Ould Daddah, avaient cependant amené à une impasse, l’affaire du Sahara anciennement espagnol, et à la chute du père fondateur, passé en quelques mois d’un des cadets de l’Afrique francophone à la statue d’un sage internationalement révéré, mais pas de ses colonels. Comme au Portugal de la « révolution des œillets », ses militaires n’aimaient pas faire la guerre, surtout celle d’usure. Ces récits, tu les écoutais mais sans en tirer la conviction qu’une virée au Maroc, par exemple, te plairait. La mer, tu n’appréciais pas du tout, tu prétendis d’ailleurs que tu ne savais pas nager, ce que démentît ton aisance relative le long de la plage dite de Tahiti, aux environs de Saint-Tropez, où nous allâmes avec un de mes frères et sa femme, le printemps suivant. J’avais pensé paquebot et mer de toute la journée et de toute la nuit, le énième film à suspense sur le naufrage du Titanic n’avait pas encore été tourné, d’ailleurs quel rôle aurais-je joué dans ce scenario ? On écartait, et la soirée passait doucement, il ne faisait pas encore froid. Je décidais sans te le dire que nous irions, je savais où. En France certes, mais dans le rêve, de l’eau mais d’une autre sorte. J’ai pensé à Tahiti, aux heures d’avion, à des escales, à la paresse amoureuse, alourdissant nos corps et nous posant à plusieurs reprises dans la chaleur des journées, sur un lit où nous nous serions entre-pénétrés de partout, de tous côtés, dévorés et happés, mâchés lentement jusqu’à la gourmandise et à la lassitude pour redevenir beaux et habillés, enviables et impeccables, prêts au repas qu’on prend aux chandelles… Beau programme, mais nous le vivions déjà, je posais des décors, je voulais des images, j’imposais notre luxe et tu jouais Claudine à l’école, col blanc et ouvert, chemisier bleu soutenu, les joues rosies par la conversation, le plaisir de boire et la chaleur de nos mains l’une sur l’autre ou la mienne à ta cuisse. Il y avait peu de témoins, il n’y en eut pas jusqu’à Noël.

                                      J’avais passé la roche Tarpéïenne, j’étais déjà précipité, mais je continuais en lévitation. C’est l’époque des conversations téléphoniques avec Anne, depuis Paris, où je n’ai plus que ton pénom aux lèvres, tu m’appelles quand tu peux, quand tu veux, ma ligne directe, et je ne peux imaginer que quelqu’un d’autre me tire de cette contemplation éveillée, le bonheur d’amour. Pourtant, je dissimulais, Vera était censée ne pas se douter de grand chose, au plus de quelque répétition de tes venues chez moi ou de dîners, de repas ailleurs. J’avais dans une commande sur catalogue, non seulement fait rentrer vins, champagnes et spiritueux pour une nouvelle année de mes fonctions, ici, au Kazakhstan, mais aussi une sorbetière, les glaces étaient ta passion, sans jeu de mots qui m’éveillât. D’ailleurs, tu n’es pa froide, tu es réservée mais immédiate. Une scène se produisit ces mois-là, avant ou après Noël : Vera était convaincue désormais qu’il y avait quelqu’un d’autre, qu’il y avait toi dans ma vie, elle en voulait l’aveu, la certitude coléreuse. Justement, elle m’appela alors que nous étions ensemble, à l’appartement. Je la détrompais, il n’y avait ni projet ni liaison au sens où elle pouvait l’entendre et que la rumeur commençait de propager. Quelle était l’origine de celle-ci ? Nous n’affichions encore rien, ce ne fut que l’effet du dernier mois, lors des réceptions de mes adieux, et Vera encore moins que toi n’était prisée de mes colaborateurs féminins, ma secrétaire notamment. Ce n’était pas, de sa part, jalousie instinctive et goût de me garder pour elle seule. Au contraire, mais je ne le sentais pas encore, c’était nous associer toutes deux dans une haine inexprimée qu’elle avait pour moi, et dont ma disgrâce allait enfin autoriser l’épanchement. Titulaire au Quai d’Orsay alors que je n’y étais que détaché à raison de mes fonctions, elle était supérieure à moi quant aux possibilités de répandre du bruit, du fiel et de préparer ces menus pièges qui font les vrais désastres. Je l’avais accueillie sur la recomandation de Jeanne, celle-ci voulant probablement n’avoir pas de concurrente sur place, me l’avait choisie, me dit-elle pour sa débrouillardise, son ancienneté dans les emplois de confiance et d’exécution discrète mais éclairée. J’avais acceptée, bien à tort, car j’avais eu la proposition antérieure, avancée par notre représentant à Vienne aux conférences sur le désarmement qui avait auprès de lui une jeune fille, enceinte d’un Autrichien, à ce qu’elle m’indiqua d’entrée de jeu. Mignonne, pas grande, russophone, elle voulait quitter l’Autriche puisque le père ne s’était pas décidé. Elle m’eût plu physiquement, c’était l’époque où je me croyais protégé de tout sauf de mes penchants habituels, auxquels il serait bon que je renonçasse, je déclinais l’offre de service, comme aussi d’une protégée de Jean-Pierre Chevènement me paraissant, quant à elle, trop introduite déjà dans les affaires qu’elle aurait à gérer si elle devenait mon attaché culturel au Kazakhstan. Je commettais là deux fautes majeures, qu’un routier de la monotonie des carrières, cette monotonie précautionneuse et sourde qui en fait la sûreté et l’ininterruption, n’aurait pas commises. C’était désobliger deux personnages que, comme de juste, j’ai retrouvé quand je fus à bas. Le futur ministre de l’Intérieur n’était au printemps de 1992 que l’ancien ministre de la Défense, démissionnaire au déclenchement des opérations dans la guerre du Golfe, qui avait bien peu d’avenir, s’il devait désormais l’attendre du Mouvement des citoyens qu’il fondait et pour quoi je l’avais félicité, quoique je ne me fisse aucune illusion à l’expérience, vingt ans ou presque auparavant, que j’avais vue tenter par Michel Jobert. Mais cela donne au moins un portefeuille linistéreil, et cela m’eût donné, par ce service rendu à sa protégée, un gage que je n’ai pas eu, quand j’ai voulu le ré-atteindre. Quant à Perrin de Brichambaut, détaché du Conseil d’Etat au ministère des Affaires étrangères, il ne quitta Vienne que pour en devenir le directeur des affaires juridiques et donc, entre autres, peaufiner les opinions et réparties du Quai d’Orsay en réponse au recours que j’introduisis contre le fond et la manière de mon éviction. Tu le vois, je ne fus jamais habile, et dans ces lignes que tu parcours et reposes avec agacement, car ce que tu attends d’y lire, tu ne le lis toujours pas… tu dois voir aussi que même avec toi, et surtout avec toi, je ne sais ni m’y prendre, ni avoir cette habileté qui contourne et qui rencontre enfin le point sensible, d’où tout se fera, se rouvrira.

                                      De la fenêtre presque à mon chevet dans la chambre, où je vis depuis maintenant un mois, je vois un arbre… pas un sapin, transi et frémissant comme une jeune fille, comme la jeune fille que tu fus, sous la caresse, l’approche et l’inconnu de la caresse, pas la caresse en elle-même inconnue, ce sont ma caresse et ma main, mais l’inconnu de ton corps, de ton ventre, de ton sexe vers lequel ma main a avancé. Un sexe, un ventre, un corps de femme, je sais, je connais et tu sais que je connais, mais ton sexe, ton ventre et ton corps de femme, toi, tu ne connais pas ce qu’il leur arrive quand une main d’homme y avance, l’homme que tu as choisi et tu es avec lui dans une chambre, sa chambre, la chambre où d’ailleurs il dort, la nuit, avec une autre, mais tu ne t’y attardes pas, même si peut-être tu le devines, mais tu ne m’en parles pas. C’est un mercredi, nous n’allons pas plus loin, tu frémis et tremble de ce que ton corps t’apporte et te dis, te révèle de toi-même. Quelques jours après, tu me demandes de t’écrire ce que cela produisait en moi de te caresser ainsi, d’avancer ma main dans l’inconnu de ce que tu allais ressentir, et que ni toi ni moi ne savions par avance, tu as tremblé et frémi comme cet arbre, aux feuilles que le gel peut-être déjà, la fraîcheur de la nuit, l’avancement de la saison, fait pendre. Mais ce n’est pas cette pendaison triste des feuilles de tilleul qu’a abîmées un froid au début de cette semaine, c’est une sorte de danse de l’arbrre, je n’en connais pas le nom ni de l’arbre ni de cette danse, une danse immobile qu’exécute chacune des feuilles, vivante et indépendante mais donnant  à l’ensemble de l’arbre une fraîcheur qui dément l’approche de l’hiver et tous ses signes maintenant. Je me suis assis sur le banc dont j’ai pris l’habitude, c’est le milieu de la matinée, je suis passé à l’oratoire, les lectures de la semaine coïncident tout à fait avec une cure psychiâtrique sur le point de s’achever, ce sont des rêves et des énigmes que Daniel explique et dénoue à trois générations de rois, là-bas, en Babylonie, en Perse. Je viens à la petite salle des cultes, chaque matin, pour ne pas m’enorgueullir, pour ne pas oublier, pour demander de me tenir seulement en présence de Dieu, puis je viens à toi, un rendez-vous d’amour, entre amoureux. Je n’écris malheureusement que seul, pensant à toi, conversant avec toi, mais selon des images, des souvenirs et des suppositions qui ne peuvent, par elles-mêmes, me délivrer de l’égotisme, que toi et d’autres, et toutes et tous me reprochent. Générosité et égocentrisme, dispersion et prédation : le mariage, la paternité, tes leçons jour après jour, devaient en opérer la mutation, la pierre philosophale dont tes yeux ont la couleur, dont tes lèvres, ta bouche et tes dents ont l’éclat. Ou plutôt cette pierre imaginaire transformant le vil et l’incertain en éternel et parfait, ce serait toi. Ton pétillement d’instinct et du regard, quand la bijoutière de ma famille, après plusieurs bagues, montures et gemmes, te présenta celle qu’aussitôt nous avons choisie. L’essentiel se fait vite, quand c’est pour le bien et la lumière,  nous n’en percevons pas même l’évidence tant nous avons sauté dessus, quand c’est l’erreur, le recroquevillement et la peine, nous allons aussi vite, mais pour oublier que nous courrons ailleurs qu’à notre accomplissement et à la fidélité pour nous-mêmes.

                                      Nous accomplissons ce mois qui suit nos promesses et nos échanges, aucun mot ne convenant vraiment puisque l’implicite et les gestes n’avaient pas de modèle, ni, en nos vies respectives, de précédent, beaucoup de travail. A Vera qui m’appelle, en ta présence, à l’appartement, tu répliques l’ayant rappelée sur ma demande que nous ne sommes liés en rien qu’une chaste amitié, que nous n’avons aucun projet, qu’elle peut revenir à sa tranquillité. C’est ce que tu me dis lui avoir dit. Le démenti total et si serein, que je suis bouche bée à constater ton aplomb pour sauver la bonne cause. Je ne songe pas à l’ambivalence, que tu aurais en fait dit la vérité à la rivale qui a déjà compris et désespère, mais pas encore assez pour que cela dépasse le trépignement et arrête les flux de l’espérance. L’habitude et le rite se sont pris du dimanche ensemble, je passe te prendre pour la messe, souvent en retard, mais tu n’en manifestes que peu d’humeur, tu as acheté de mes deniers une pelisse brune locale, avec capuchon fourré aussi, qui te va bien. Vera a la même, mais vous ne vous rencontrez jamais dans une tenue identique, et vous la portez si diféremment que je n’emmêle ni les images ni les mots d’amour. D’ailleurs, toi et moi, nous ne parlons que le français ensemble, je te donne du mon chéri et du mon amour, puisque ma langue n’a pas le neutre et que par le neutre, je voudrais signifier une totalité, tu es pour moi, tu me donnes et le permets, la totalité du chérissement, la totalité de l’amour d’un homme pour sa femme, la femme.Toi. C’est au fin fond d’Almaty sur la route de Bichkek, donc, ces maisons carrées et sans étage, ces toits colorés, des villages entiers sous la neige qui font les faubourgs, on est dans toutes les Russies, et l’église en barraque tu t’y sens très vite à l’aise, l’homélie, les textes, les chants sont dans ta langue. Tu prie et tu chantes, tu récites de mémoire ou de lecture dans les livrets comme si tu étais baptisée de naissance, tu voudrais communier pour être plus proche de moi, ou pour faire comme tout le monde, ou pour n’être pas en reste, je t’observe parfois durant la liturgie, nous sommes souvent séparés par l’allée centrale ou quelqu’un, les places sont pratiquées en forçant les premiers arrivants à se serrer pour les suivants, puis pour les retardataires. A la sortie, nous parlons avec tous, avec une jeune femme me demandant quelque service, il y a parfois des francophones. L’un des franciscains, d’origine tchèque ou plus exactement morave, parle le français, il devient notre aumônier, nous convenons que progressivement tu seras initiée par une des religieuses, vous vous verrez, je suis sur le nuage de la félicité, on prend quelque chose, parfois un semi-déjeuner après la messe dans la salle-à-manger minuscule et surchauffée des clercs. Images pieuses, le Pape en chromo. On sera à Noël ici, rien ne m’appelle à Paris où ma mère n’est plus et la Bretagne n’est encore prête à rien. Etre avec toi à Noël, nous emmènerons Marine avec nous.Ta sœur m’émeut, je la sens très différente de toi physiquement et moralement. D’une certaine manière, son caractère dont la réserve n’est pas du tout la tienne, c’est une réelle réflexion sur l’existence et sa précarité, elle n’a pas ta superbe ni ton assurance, elle intériorise et réfléchit, elle est sans doute plus apte au religieux, elle est en ce sens spirituelle, l’amour, la philosophie de l’existence, on sent qu’elle y est déjà, elle te regarde vivre, c’est-à-dire m’avoir choisi et faire les premiers pas dans l’amour d’une femme pour un homme ; pour le moment, elle voit qu’elle va te perdre et qu’elle restera seule avec ta mère, ton père peu souvent avec elles. Je la rassure, elle voyagera, nous rejoindra fréquemment, elle sera la marraine du premier, elle sera à elle seule toute notre famille du côté russe, mobile, présente et fine. L’anglais est sa langue étrangère, mais nous ne nous voyons que peu, nous abordons peu. Le déjeuner du Nouvel An et une video de « My fair lady » que nous regraderons ensmeble, jusqu’à être interrompu par le téléphone, Vera périssant d’angoisse, de jalousie, de ressentiment du désastre, moins le sien que le mien, peut-être.. et déjà … ? Les dimanches se continuent dans l’appartement, nous nous cuisinons des bonnes choses et nous babillons comme des enfants, de nos textes je n’ai aucune mémoire ni trace. Je suis absorbé dans le bonheur, ta beauté de visage, ta force de personnalité, de caractère m’entourent, me comblent, je me meus dans un paysage nouveau mais dont rien ne m’étonne. Pour avoir tant attendu, pour avoir consenti si aisément, c’est bien que j’entre dans la réalité, c’est-à-dire dans la perfection. Nul n’est au monde pour la médiocrité, l’échec, le gris, la pleine lumière de ta jeunesse et de ton choix de vivre avec moi m’illumine.
                                      Je vais à Paris, cependant. Ravitaillement à rapporter pour Noël, tentatives de voir la suite à court terme de ma carrière et – idée qui m’est venue, sans préavis et que, convenablement exécutée, j’en aurais immédiat profit – je songe et consulte pour une candidature à la présidence de la République. Bien entendu, je ne serai pas élu, bien entendu je n’aurais pas le compte des parrainages requis par la Constitution, mais j’aurai attiré l’attention sur moi, j’aurai un poids propre et les candidats, ceux qui prendront la tête du pays et décideront la suite de ma vie professionnelle, viendront me solliciter, tout va se jouer sans doute à quelques milliers de voix entre eux. Je me hausse jusqu’aux planches où eux marchent avec expérience et beaucoup de moyens, et je peux leur faire signe efficacement. J’en fais part à notre capucin, je t’en parle, nous ne doutons, aucun de nous trois, que l’idée soit excellente, géniale et surtout bénie d’avance par la Providence.

                                      Hier, je te parlais en rouvrant cet écritoire des feuilles, qui tombent, aujourd’hui, je suis frappé qu’il en est qui tombent, très jeunes, toutes fraîches, la saison l’emporte sur la santé et l’âge-même de certaines de ces feuilles. J’avais comparé le frémissement d’un des arbres, sans savoir son nom, tellement il avait évoqué le sien, ou plutôt le tien, celui de ta chair, de tes réflexes, de ta relation avec ton corps, donc avec toi-même par cette approche mystérieuse, comme toutes, qu’est l’approche de nous-mêmes par le corps. Mystère que nous négligeons mais que nous exposons aux autres, cette entrée-là. De grosses feuilles de platane tombaient par vagues, puis l’une, l’autre, deux sont tombées exprès sur moi, lourdes et vivantes à recevoir, mais les feuilles de platanes, quand elles se détachent sont à demi-mortes, fanées, pas celle des tilleuls. Je t’écris sur nous, je poursuis notre récit, sans être sûr qu’il soit déjà totalement et donc irréversiblement constitué quelque part où l’inspiration, la méditation, la pensée de toi, ton image, ma nostalgie iraient le chercher, le mettre au jour, j’écris avec des associations d’idées et de figures, comme tu le vois, mais je souhaite surtout écrire par association avec les faits, la mémoire que j’en ai gardé, et peut-être provoquer la tienne. En attendre un écho, écrit de toi serait beaucoup demander, tu ne m’y as habitué à aucune époque de notre amour, pourquoi cela te viendrait-il, ainsi que ton retour, maintenant ? J’écris sans espoir ni espérance mais avec le contentement chaque jour de cette retrouvaille, à travers le temps, de ce que nous fûmes, et de ce que, d’une certaine manière, nous sommes encore, quoiqu’il se soit passé ensuite ou pensé pendant, puisque ce fut. Réellement.

                                      A Paris, où je vais quelques jours au milieu de Décembre 1994, il y a Anne, je pense à toi et je songe qu’il sera bien que nous ayons quelque chose à Paris. Ce n’est que plus tard, redevenu seul, que j’ai songé, si ma carrière diplomatique reprend, que n’importe quelle capitale européenne, Saint-Petersbour entre autrres, fera l’affaire. Je te l’ai dit et écrit, comme un signe que ta famille et ton équilibre dans ta famille, m’importent beaucoup. Il me sembla, dans notre dernier été ensemble, que la séparation, la distance t’ont pesé, mais seulement à partir du moment, où il fut acquis que tu allais revenir à celle-ci. Nous étions dès lors dans deux univers mentaux puisque l’avenir proche ne se pensait plus ensemble, même si nous dormions enore dans le même lit, et faisions l’amour naturellement, sans effort ni méditation, pas non plus par hygiène ou liturgie, simplement parce que nous étions ensemble. Nous ne le sommes plus à l’heure où jécris, chacun de ces matins, repris peut-être un mois. Et je n’en suis arrivé qu’à nos prémices, où allons-nous ? à cette époque-là. Il est singulier rétrospectivement que tellement asurés de nous-mêmes et de notre destin solidaire, nous n’ayons pas déjà marqué quelque part la date de notre mariage, et que je ne me sois ouvert de notre rencotre, décidément, carrément aux autres femmes qui étaient alors dans mon existence et dans ma pensée quotidienne. Réserver, le plus longtemps, la surprise à les frères et sœurs, était naturel et joyeux ; ils n’en revindraient pas, de ta beauté, de ta jeunesse, de la force et de la cohérence de ta personnalité malgré ton jeune âge, et du coup ils compendraient qu’il me soit si aisé, si doux d’avoir pris cette résolution, imprévisible dans ma vie depuis des décennis, de me marier. Mais Anne ? et Vera ?  Avais-je donc plusieurs vies ? En apparence, oui, mais ni toi ni moi n’en percevions la novicité à terme. Cela ne nous paraissait pas non plus une marque d’indécision. Je crois encore mainteannt, même à y réfléchir sans chercher d’excuse ou tenter des reconstitutions de mes raisons, que nous voulions, tant nous étions sûrs l’un de l’autre et de notre adéquation l’un à l’autre, vivre sans projets, sans avenir, sans nous dévoiler, rien qu’ensemble et dans le moment présent, puisque projets, avenir étaient certains et viendraient au-devant de nous, à l’heure convenable. Tu ne me posais pas de question sur ce que je vivais, faisais, appréciais quand nous étions l’un et l’autre, chacun à nos affaires, tes études, ta famille et moi la marche de l’ambassade, la suite de ma carrière, le porojet d’une candidature à la présidence de la République, les caresses et repas partagés avec Vera à Almaty et avec Anne à Paris. Quand d’ailleurs les genres pouvaient tant soit peu se mêler, c’était le retrait aussitôt d’une des parties, emmenant Vera dans le groupe qui se forma au sein du corps diplomatique pour aller visiter Baïkonour, que je connaissais déjà pour y avoir été invité à plusieiurs reprises, au titre de la coopération spatiale franco-russse, Aïgoul qui eût pu venir, se désista. Je ne disais rien aux autres femmes, et pour moi le fait de ne rien leur dire était surtout celui de ne rien leur promettre qui soit l’avenir et l’amour au sens convenu, c’est-à-dire d’un engagement pour le futur, pour la durée, pour la fondation. Ces définitions sont maintenant très brouilléres dans mon esprit, et t’écrivant, j’en suis surtout à ne plus savoir si aimer supppose la récprocité à peine de narcissisme ou de schizophrénie – pensée qui n’est pas nouvelle puisque mes amours ont été tous sans exception, soit malheureux, soit impossibles de ma part à dénouer en forme de mariage ou d’une séparation amicalement consentie de part et d’autre – et si aimer commence par un choix, ou au contraire n’est qu’une prise de conscience de ce qui est possible et loisible. Aimer est un état de vie, ou aimer est une personne, aimer une relation à un cadre de vie ou aimer en association, en dépendance et en préférence avec un autre. Je ne sais pas et je le formule certainement très mal, aussi mal que j’assumais et gérais le tout plein que tu m’avais offert.

                                      A Paris, c’est partout le flou. La politique hésite entre l’histoire, la gestion, l’avenir et le présent où se meurt un président, où aucun héritier ne se présage à gauche et où l’on ne sait pas encore qu’il y aura deux candidats de la même famille politique pour une élection, très proche, mais si différente de l’actualité. C’est cette tétanisation qu’avaient connue les commentateurs et la plupart des acteurs quand de Gaulle, assurément fondateur, prit de l’âge comme il est naturel et qu’on devait, sans pourtant le pouvoir, envisager la suite. Dans de telles circonstances où la psychologie individuelle l’emporte sur la sociologie à qui elle  apportera des matériaux et de quoi s’accrocher, accrocher ses modèles et ses constances, celui gagne est celui qui continue dans la logique d’un destin qu’il s’est progresivement découvert. On eut ainsi Georges Pompidou et l’on va avoir Jacques Chirac. Je ne parviens à entrer dans aucun couloir. Matignon d’où Edouard Balladur lancera sa propre campagne, ce qui gâchera aussitôt ses chances, m’est inaccsesible, les agendas débordant d’engagements de ceux des colaborateurs qui font de «  la politique » auraient dû me montrer ce qu’il allait se passer. A l‘Elysée, je suis reçu par mes interlocuteurs habituels, le conseiller diplomatique Jean Vidal et le chef de l’état-major particuliet, Christian Quesnot. Aucun des deux ne m’averti, en fin d’été de ce qui avait été décidé à mon sujet et qu’on ferait signer au président, aucun non plus n’a dû parler à celui-ci pour moi. Comment ai-je pu croire à l’époque, puis encore ces années-ci, quand je suis enlisé dans mon attente et une manière de faire improductive de quoique ce soit, que ces gens m’aideraient. La logique était de passer par une voie exceptionnelle, celle de cette candidature politique, mais il s’avèra aussitôt qu’elle serait assez crédible pour qu’on m’empoche ou prenne prétexte, mais trop peu réaliste pour que rien ne se fasse finalement. La rumeur que j’en laisserai filtrer à Almaty a probablement organisé le piège dans lequel je suis tombé, les derniers jours de mon règne : les papiers de bureau, la collection des télégrammes reçus par l’ambassaseur et par ailleurs archivés en X copies dans les services et au bureau d’ordre, auraient pu recéler quelque élément inoppoortun à sortir pendant la campagne, pensa-t-on au cabinet du minitsre, lui-même si hésitant en dernier instant entre le probable vainqueur de l’élection présidentielle, le Premier ministre en place, et le candidat permanent qu’était le maire de Paris, désormais privé de la plupart des pronostics. Il m’eût été si simple d’en emmener la collection semestrielle à mesure de mes voyages en France et de les serrer quelque part, discrètement, mais je ne doutais pas que cette rétention soit légitime, c’est un point de vue juridique que je continue de soutenir. Le piège a fonctionné – si bien puisque m’en dépêtrer concentra, là-dessus toutes mes énergies, alors que je n’avais pas quitté encore d’un mois le Kazakhstan et qu’il devint par la suite le seul reproche – dont on avait besoin – qu’on pût m’oppposer explicitement pour empêcher tout retour en nouvelle affectation de l’ambassadeur, désormais mis, bien plus en accusation et conviction d’être mauvais agent public, excérable fonctionnaire, qu’au rebut, ce qui avait été le mouvement initial.

                                      De ces choses, je te parlais peu, aussi bien tandis que nous sommes encore à nous voir quotidiennement, dans le cadre où nous snous somes aperçus puis re ncontrés, qu’ensuite une fois notre vie de couple figurée par tes séjours successifs en France et par notre correspondance. Tun étais l’esentiel, tu étais le présent et l’avenir et les quelques mots par lesquels tu concluais mes pensées ou mes plaintes et fureurs à voix haute, étaient fins, tranquilles, confiants et amoureux. Tu ouvris rétrospectivement le « livre d’or » de ma résidence d’ambassadseur, en empruntant à l’évangile et surtout à saint Paul, une belle assurance : ne crains pas ! je suis pour toujours avec toi. Comment ne pas le croire au point de n’avoir pas conscience qu’il soit possible de ne pas te croire et de ne pas croire à l’avenir ? alors que tu le crois si fort.  Nos échanges à ce moment-là comme durant l’été suivant, quand tu te résolus à revenir après avoir plusieurs semaines projeté le contraire, ont été cette pression de main qu’entre deux personnes, on se donne et reçoit, comme si l’une était aveugle, le regard totalement empêché par les larmes, la panique et le doute, et l’autre prend tout en charge, répond de tout, des velléités de fuite, de séparation, aux hantises de l’venir proche ou loitain. La liberté ne se reprend que dans ses instants, c’est-à-dire que pour se rejoindre soi-même, l’autre, aimé de nous, est le seul truchement possible, et quand il nous a ainsi aidé à nous retrouver, la manière dont il a usé, et qui n’était que naturelle puisqu’amoureuse, nous émerveille, nous rend la confiance perdue dans le couple, qui désormais ne sera plus seulement pour le plaisir, mais pour vivre, pour ne pas périr, pour ne plus s’égarer. On comprend que cette main, ce visage, cette parole qui nous ont éré donnés, offerts sans contrepartie aucune, ne seront jamais emprisonnantes qu’elles seront, en revanche, toujours secourables, toujours – et surtout – efficaces. Nous voilà guéri de la part de nous-mêmes et rétrospectivement de cette crainte d’être liés par ce à quoi nous avions consneti si joyeusement et qui nous a paru affreux, impossible, hors de nous-mêmes, à l’heure où le doute s’abat comme un nuage incapable de crever en pluie et en orage, rôdant sans cesse, obscurcissant tout jusqu’à la folie de celui qui en est ainsi recouvert. Tu eus cette attitude de femme, d’amie, de partenaire, de co-équipière, absolument, à ces premiers signes de ma débâcle, ce qui retarda la conscience que je devais en prendre, et changea tout. Je continuais sur un chemin où j’aurais dû m’éveiller à tout ce qui était devenu menace et avertissement, et ce chelin n’était que fleurs et assurance. Tu multiplias alors mon assurance, était-elle cécité ? Oui, s’il avait été possible que je fis quoique ce soit pour ma remise en selle, avant d’être complètement hors de portée du cheval qu’on me retirait, oui, s’il s’avérait que notre amour et ta personnalité ont joué un rôle dans mon éviction, dans mon isolement, puis enfin dans ma dépressivité. Je persiste à croire  ou plutôt je reviens à croire qu’au plan professionnel, c’est-à-dire de la consolidation pour l’avenir de ma carrière en tant qu’ambassadeur, il était écrit que je ne plairai pas à la corporation et que sitôt déclinant le prince et son règne qui m’y avaient nommé, je serai expulsé. Si j’y reviens dans les mois qui viennent, ce sera par un autre chemin, moins éclatant mais plus sûr. L’aveu de nos projets ne transparut que bien après qu’ait été résolue et publiée la décision me concernant. Et comment aurai-je pu ne pas accepter ton offre de vie ensemble, quand celle-ci répondait tellement à des envies et des souhaits que tu te limitas à réveiller, te réservant pour la suite, pour ce que nous vivrions ensemble, ai-je pensée, et continuè-je aujourd’hui de penser dans la perspective qui ne me quitte toujours pas complètement que tu puisses revenir. Dans ce domaine aussi, l’épreuve aura été la meilleure mise au monde, l’arrivée la plus sûre à un port qui, pour nous, tels que nous sommes ensemble, ne sera jamais que d’attache et d’inscription, car nous bougeons et nous avons tout à connaître de nous-mêmes, et du monde. Connaître, faire et vouloir ensemble, à deux, cela ne m’est jamais arrivé, tu le sais. Et je te le disais. Je t’avais donc convaincu de l’exceptionnalité, de l’inédit de notre rencontre et de notre couple. Mes intimités et ébats avec Anne et avec Vera ne te soucièrent pas.

                                      Tu me regardais et me scrutais, rétrospectivement je le crois. Nous étions de culture, d’éducation sentimentale, d’âge et de civilisation si différents que ton regard d’âme s’éveillant à l’amour, et heureuse de s’engager, était et demeure pour moi inconnaissable. Je ne peux que le supposer tout à fait autre que le mien sur toi. Je te regardais et levais les yeux au ciel, quelle chance qu’une telle perfection de personne et de relation me soit proposée, offerte, quelle pédagogie céleste et la tienne aussi, que tout soit autre, dans notre vie d’amour, que ce à quoi je m’étais si longtemps attendu que j’en avais perdu la capacité d’accueil, d’imagination. Plus j’étais dépaysé, plus j’étais heureux. Le fondement était que tu m’aimais, que tu te comportais et étais de manière telle que je n’avais jamais à vivre la souffrance de douter et de surmonter un doute. Comment me voyais-tu ? Je te voyais, moi, en jeune fille, déjà femme, et que seraient ta beauté, ta maturité, ton intelligence de la vie sentimentale et de la vie pratique quand tu aurais l’âge et les atours d’une épouse de dix ou de quinze ans de mariage. J’étais émerveillé, sidéré et je te sentais, à la fois inconnaissable en tant que femme, femme idéalisée et désirée, femme dont l’homme estime qu’elle est son triomphe, sa conquête, sa victoire sur tout ce qui n’est pas le bonheur, sur tout ce qui est la mort et la médiocrité, et pourtant de la même chair et du même sang que moi. Oui, je t’avais aussi considérée comme la plus proche parenté mentale, et physique qui puissse se rencontrer. Avant que nous ne le signifions et que nous le cultivions, tu étais déjà ma chair et mon corps. Que voyais-tu et que pensais-tu de moi ? Je ne te supposais aucun des clichés que j’ai prêtés à des femmes m’aimant ou aux fiancées de mon adolescence attardée. Tu ne m’admirais pas, tu ne me devinais pas, tu ne m’inventoriais, tu ne me constatais pas. Je te plaisais sans que tu éprouves le besoin de te dire pourquoi. Du soir pour le matin, tu n’arrivais pas à notre premier baiser du jour avec un projet médité et retourné toute la nuit, tu n’avais pas de découvertes à me dire, quant à nous, quant aux pensées ou images que suscitaient, après nos adieux pour quelques heures où tu retournais chez tes parents, où tu allais suivre tes cours, ta contemplation ou la construction de notre amour. Tu étais si raisonnable que je ne te croyais ni imagination, nu souffrance, ni appréhension, ce qui me préparait au plus chaleureux étonnement quand, précisément, tu me faisais part de ce à quoi je ne m’attendais pas, parce que tout, venant de toi, devait être autre que l’hétéroclite et le conventionnel entassés à foison dans ma mémoire et dans mon expérience. Tes mots m’enchantaient, tes phrases de tes lèvres ou sur papier, chaque fois de format nouveau et improvisé, me paraisaient d’une justesse à toujours savourer. Je ne te détachais pas de toi-même, je ne t’analysais pas, j’étais stupéfait que tu existes et que tu sois toi-même, c’était ma plus grande joie, puisque celle de l’amour et de ton goût, de ton envie pour notre amour, pour m’aimer, pour t’apprécier et t’approuver toi-même de m’aimer, était antérieure, si fondatrice, si évidente et englobante qu’il n’y avait plus même à la ressentir. On allait ensemble ailleurs.

                                      Dans ce piétinement du récit, qui dure, je découvre que cette période où il s’est arrêté de lui-même, n’a pas de relief, pas de faits, aucune de tes paroles ni un quelconque trait nouveau de ton comportement. C’est ce qui est appelé souvent l’histoire des gens heureux, ceux qui précisément n’ont pas d’histoire. Nous sommes l’un à l’autre, nous ne dissertons pas, nous vivons ensemble.Tu te souviens que j’ai écrit plus haut et que j’ai dû, à l’époque et ensuite quand nous cheminions vers nos promesses, vers ce qui nous était promis, te dire qu’une fois arrivés tous deux au bonheur, au commencement de la vie, je serais si occupé de continuer, de t’aimer et de rendre grâces pour ce bonheur, cette arrivée et donc ce commencement, et de pouvoir continuer d’aimer – miraculeusement, puisqu’auparavant je ne l’avais jamais pu –, d’être heureux, de fonder, de t’apparteneir, que je n’aurais plus rien à écrire, ni à méditer. La vie sans journal intime, sans notation, sans rétention, sans commentaire : la vie, toi. Moi permis et suscité par toi, en un état que je n’avais, que je n’aurais jamais connu. Il m’apparaît aussi, à cette étape, où je nous fais demeurer, et qui ne t’engage à rien, ni maintenant où tu es loin selon toute apparence (les mois se succèdent, se multiplient, ton silence augmente puisqu’il ne se rompt pas et je suis préparé à un nouvel assaut, accès de réalité, l’annonce que tu me ferais d’un nouveau développement de ta vie, de ton bien-être, c’est-à-dire et à prévoir l’annonce que tu es enceinte, que tout va bien, et que tu lui dois donc beaucoup, à celui par qui tu m’as, si avantageusement pour toi, remplacé ; tu as eu la main heureuse qui t’a rendu conscience qu’avec moi, tu n’allais à rien, qu’à l’amondrissement de toi-même, sous de faussse couleurs, un temps, celles de la gloire et un temps, qui continue pour moi, celui de la misère, de la dépression). Face à cette annonce à laquelle je dois maintenant m’attendre, tu t’établis chaque jour et selon chaque étreinte de vos corps, plus solidement et densément. Moi, je n’ai que ce récit, pauvre, qui se mouvemente dans mon âme et n’apparaît que lentement à l’écriture. Ne t’inquiète pas, les certitudes que j’en retire, la légitimité de t’avoir rencontrée, et aussi d’avoir eu foi que le sursis à notre mariage ne ferait qu’augmenter l’énergie et la créativité de nos retrouvailles, ces certitudes-là n’ont pas la prétention ni le pouvoir d’être contagieuses. C’est le chemin du fou qui espère, s’il n’espérait plus, s’il ne vérifiait pas de cent manières, celle du solitaire qui prie, qu’il a raison d’espérer, qu’il est légitime et fondé qu’il continue d’aimer et d’attendre, alors il ne serait que lui-même dans sa folie, irrémédiablement et insupportablement seul, à l’arrête de la mort qui délivre. Au contraire, ce récit n’est pas seulement le rendez-vous quotidien avec toi, cher amour, il est la constatation que jusqu’au point où il en arrive, c’est solide, j’avais raison, je n’étais pas fou de t’aimer et de me fonder pour une vie neuve sur ton choix de m’aimer et de me prendre pour mari, père de tes enfants, amant de ton corps, découvreur de toutes constructions les plus intimes, existantes ou à faire, amoureux de la vie humaine parce que c’est notre terrain et notre chair, notre temps de rencontre. Nous vivons donc pacifiquement ces deux derniers mois où je suis encore ambassadeur et encore au Kazakhstan.

                                      Les fêtes que je suis censé pour les miens à Paris, et pour Anne aussi, passer seul et laborieusement à Almaty, je les vis – pour la première fois, et aussi pour la seule fois, mais nous ne le savons et ne pouvions alors le prévoir –, ensemble, avec toi, et avec ta sœur que nous associons à la messe de minuit du Noël catholique, et au réveillon qui suivra et pour lequel j’ai apporté fois gras et mobilisé champagne et fromages français. Nous aurons aussi le déjeuner du Jour de l’An, celui-ci coincide  dans nos deux civilisations qu’on vive selon l’orthodoxie ou selon le Vatican, selon l’agnosticisme ou selon une religion. Nous serons à nouveau séparés pour l’Epiphanie et les Rois : ce sera une ultime époque de nos débuts, systématiquement, de manière hallucinante, chaque fois que nous les « tirerons » ensemble, dans quelque cercle que ce soit, l’un de nous aura la fève et choisira l’autre pour souverain. Marine, nous voulons lui signifier que ton départ loin d’elle et des vôtres, notre mariage est une chance et un surcroît d’intimité pour elle avec toi. Elle va s’en souvenir ; à ce que j’ai compris elles sera de ceux et celles qui t’accompagneront dans la ré-analyse de notre rencontre et approuveront, encourageront que tu me déclares forfait et forclos, mais ensuite, quand elle aura à voir quotidiennement la préparation de ta nouvelle union, qu’elle-même, sans doute, aura de son côté commencé d’aimer et donc de savoir la précarité et la force de ces sentiments, de cette condition nouvelle (celle d’être dépendant en bonheur et en angoissse, en impuisance) que nous confère l’amour, dignité considérable et vénérable, alors elle souffrira pour moi, et regrettera que tu t’amoindrisses et ne saches ni me revenir  ni me dire… quoi ? au moins quelque chose, au moins quelque chose, quelque mot, quelque geste qui me donnerait encore un peu de toi, un peu de chaleur, de ta tendresse, de loin et de la rive où il est impossible désormais que je te rejoigne, celle où t’aimer le plus serait de consentir à ne plus t’aimer, du moins d’un certain amour qui jouis, qui reçoit la permisison de prendre et de se donner, alors elle a eu pitié de moi et elle pleura quand, moi au téléphone et elle aussi, elle entendit ma prière d’obtenir le numéro du téléphone de ton domicile, de ton chez toi avec l’autre, .et que les tiens, ta mère ? ta grand-mère ? ta mère donc le lui interdire, lui interdire de me le donner. Ce que tu vêcus et ce qui devait cesser entre le second mois de notre séparation et le jour où, pour parachever ce que tu m’avais enfin dit, un mardi soir au téléphone avec les mots contournés forcément que mes précautons et mon espérance m’avaient fait prendre pour habitude et que tu avais donc contractée toi aussi : ma détermination est négative, et au bout de deux jours, n’y tenant plus, je t’avais appelée là où je supposais que tu continuais de vivre, c’était une fin de matinée, un jeudi,  tu n’y étais pas, mais tu me rappelas, d’où tu étais, de là où tu vivais, pour, avec un vocabulaire qui n’avait jamais été le tien, qui n’était plus que de ton âge d’état-civil, et vulgairement tu me crias, ou presque : je me suis barré de chez mes parents. J’insistais, croyais encore à une chance, celle que tu nous avais donnée, que tu t’étais donnée, et que tu m’avais donc donnée, l’été de 1995 – on était désormais vers l’été de 1997 –, que tu reviennes et l’on verrait, sans engagement, sans perspective mais l’on verrait, on serait ensemble, l’on verrait, l’on vivrait, l’on aimerait, on verrait … Tu arrêtas la plainte et annéantis le projet : tu veux que je vienne avec mon mari ? Il y avait si peu de mois que tu vivais ainsi et m’avais dit le contraire. Tu inventas sur le champ, à ma demande de précisions sur ton mariage, une cérémonie bâclée en février et un portrait sonnant le faux, un ingénieur de vingt-trois ans, naturellement rencontré au billard et au ski de fond, engouements dont je m’étais étonné, peu après ton retour en famille, que tu les découvrissse et surtout y ai pris tellement goût. Mariage avoué pour me faire lâcher prise, que je ne sois plus livré qu’au désespoir et à la certitude. Tu mentis mal, pour la première fois depuis que je t’avais rencontrée, je ne te crus pas, ce qui commença une nouvelle ère entre nous, tu m’avais fait comprendre l’essentiel, que tu ne reviendrais pas, parce que tu ne le voulais pas et tu ne le voulais pas parce que tu vivais avec un autre, auquel, paradoxalement, tu devais éragrd et reconnaissance, cela même que tu n’avais guère conservé longtempps pour moi, ton futur et ton choisi.

                                      Marine nous photographie devant la crèche, c’est le milieu de la nuit, image composée de notre couple, la première ensemble, il y en aura beaucoup d’autres, à Almaty tout le mois de janvier, puis en France. Je ne m’y suis pas encore plongé, l’inventaire, la confection des albums restent à faire, je vais m’y mettre avec plaisir. Tu m’avais surpris, quand repartant à la fin de l’été de 1996, tu ne pris que peu de nos photographies alors que tu pouvais les empporter toutes puisqu’elles avaient été, à dessein, tirées en double. Le réveillon me met dans une humeur, dont peut-être tu n’avais pas encore eu l’expérience et qui ne t’est évidemment pas sympathique. Nos hôtes, religieux et religieuses, peut-être quelques laïcs aussi, ne savent rien des suppléments de roi que j’ai apportés. On sert au choix le champagne et les vins rouges avec le jus de fruit local, on propose les fromages en même temps que les foies gras avant que ne passe la soupe, j’en suis indigné, je ne sais pas encore donner, on ne le sait d’ailleurs jamais assez. Je me souviens combien le visage toujours grave de Marine, donnant toujours la sensation d’émotions intenses et tues, me retenait. Ai-je parfois songé que ta sœur, à ta place, si elle avait été toi, mais ce n’eût pas été toi et ce n’eût as été elle, ne m’aurait pas abandonné, qu’elle m’autrait probablement donné cette inspiration et cette espérance que je n’eus pas quand je te renvoyais à ta famille jusqu’à mameilleure fortune, celle de comprendre qu’elle a la force de recevoir en partage, bien plus la pauvreté, l’angoissse que la gloire, les hautes fonctions et la vie agréable. Je ne puis savoir si tu en eus été capable, puisque –  maintenant que je vis le chemin de retour à la surface, mais pour émerger dans un autre monde que celui que j’ai quitté en apnée et dépouillé de tout, et de toi – , notre nouvelle rencontre, si elle a lieu, se jouera dans des conditions de maturité pour chacun de nous, nous faisant aptes à nous, et nous aimant hors de tout contexte ou en tout contexte. Nous réveillonnons donc chez les religieuses, c’est une maison carrée comme toutes celles d’alentours, sans étage, le toit à quatre pentes, mais une fois à l’intérieur, la vie monastique affleure et se respire partout, il y a un oratoire, il y a des images, il y a des odeurs. Ces femmes sont appétissantes de sainteté, nous allons d'ailleurs les inviter quelques jours plus tard chez nous, dans l’appartement-résidence de l'ambassadeur que je suis, elles et un ou deux de nos capucins. Un déjeuner, de la bombance et l’ordonnance que j’eusse voulu pour Noël après minuit. C’est toi qui me calmes et me ramènes à la logique d’apprécier et de mettre à l’aise nos hôtes. La nuit passe ainsi. Le déjeuner du Nouvel An à trois avec la vidéo. ensuite sera de même ambiance. Avec en contrepoint, le même déesspoir de Vera. Celui de ne pas m’accompagner, et pour cause, à cette messe de minuit, elle a tenu à l’arbre de Noël, aux guirlandes, mais c’est fait dans les larmes, les supplications, les minuscules chantages de l’enfance malheureuse, j’y résiste, le cap est décidé et je n’y reviendrai pas. Je craque à moitié quand elle m’appelle, pendant que nous sommes devant l’écran de télévision, le premier jour de la Nouvelle Année, j’explique que je ne peux pas ne pas lui donner quelques satsifactions, tu connais la relation, tu l’as rangée dans le subalterne, qui va finir, tu admets sans commentaire et expliques à ta sœur, je vous ramène chez vous et vais, au-delà des bâtiments du président et du « peuple » jusqu’aux immeubles qui semblent toujours en chantier ou en attendre l’ouverture d’autres. Ces descentes dans l’obscurité, les marches verglassées quand l’ascenseur est en panne, les claires-voies de tout l’escalier, les séances avec Chucha, perdu à nous inquiéter, Vera et moi, toute une journée, et que nous allons quérir au sommet de l’immeuble ou dans les caves, et qui tout simplement dort dans des couvertures, celles d’une étagère d’armoire refermée sans vérifier qui y est ou n’y est pas. Il y a d’ailleurs dans la vie quotidienne de Vera et dans celle où je persiste avec elle, un autre tiers que son chat roux et sympathique, boîteux d’avoir sauté de leur neuvième étage : le-chien qui vaut l’histoire à elle seule, à commencer par les circonstances de sa venue au monde puis de son retour à l’appartement où sa mère avait mis bas, juste avant de se faire écraser par la circulation, en ayant voulu, pouvons-nous croire rétrospectivement, suivre l’autobus où était montée Vera allant au travail. L’animal passe la journée dehors autour des immeubles, comme le faisait sa mère putative, car rien n’est tout de même assuré qu’elle soit de cette portée que nous parvîmes à nourrir au lait condensé. Puis à la tombée de la nuit et du froid, la neige est partout depuis des semaines, et la glace, elle gravit les neuf étages et attend le retour de Vera et surtout mon arrivée :oh ! Vater, Vater ! dit et pleure d’amour la petite bête selon l’interprétation de Vera. Je conçois que n’aimant en général pas les chiens, quoique tu sois préposée à la promenade verspérale de Norton avenue Lénine, jusqu’aux abords de l’hôtel Kazakhstan, tu ne te sois pas attaché à celui, version au féminin, que j’ai ramenée d’Almaty. Je n’ai pas eu le choix, encombrement pratique et inorientation de Vera pour la suite, d’autant que celle-ci pense être convoquée sous peu à me rejoindre en France : nicht bleiben mich, c’est : ne m’abandonne pas ! dans  notre sabir germanoïde, langue de notre communication par laquelle nous nous sommes tout dit pendant vingt mois, sauf le mensonge et l’avenir qui n’ont besoin d’aucun mot pour se proférer d’eux-mêmes et être reçus avant tout dire et en conclusion de toute autre parole, car cela seul compte : la promesse tenue, les bienfaits antérieurs à la trahison s’effacent rétrospectivement, pire que s’ils n’avaient pas eu lieu. Cet animal, de toi aussitôt à Reniac, reçoit rebuffades et peut-être des coups de pied, en tout cas vous avez toujours des mots quand vous êtes l’une livrée à l’autre. Je t’abandonnerais mes biens, ma maison, mon identité, mon avenir, ses chances si tu me les demandais, même par caprice et pour voir, j’y fus résolu quand je ressentis, plusieurs fois, à tes reprises de possession des lieux (mais cette possession tu n’en eus le goût qu’avant de connaître mes lieux, ensuite, ils te cernaient et ne te plaisaient pas, ils pesèrent contre moi dans ton souvenir, ils m’avaient amené à t’imaginer, je l’ai déjà raconté plus haut, encore anonyme, nue et de dos, une traine d’enfants pour sillage quand tu descendais, selon mon imagination, vers la rivière, l’avenir et peut-être à ma rencontre, toi et moi venant de loin, toi de chez moi, et moi de chez toi, toi de la maison qui s’était construite et les enfants que nous aurions et moi de ton pays, de ta civilisation ,de ta jeunese et de ces semaines où nous nous aperçûmes et reçûmes, sans tout savoir, sans trop savoir, de nous aimer. Par choix. Mais je ne t’abandonnerais, je ne sacrifierais pas sur un autel, qui en serait devenu abominable, ce petit chien femelle qui ne demande qu’à aimer qui j’aime. Tu l’as donc regardée comme la présence ancrée dans ma vie de Vera, puis d’Anne. J’interprète… contre moi, contre toi, en fait te donnant ainsi raison de m’avoir quitté pour n’avoir pas à partager, ce qui ne fut jamais ce que je te propsoais puisque je rompis explicitement avec chacune et t’ai annoncée avant ton retour, mais contre moi surtout puisque ce rappel en induit d’auttres, et qu’il fut une époque, ou qu’il y eut des moments où tu pouvais croire, rageusement, que ta fidélité n’avait pas été, en ton absence de onze mois, de l’été de 1995 à celui de 1996, payée de retour.

                                      Nous n’avons pas pris le temps du jeu : tu te rappelles ? et de nous attendrir sur un passé récent. Pas le temps, parce que nous avions devant nous l’éternité, mais l’éternité englobe aussi le présent et le passé, elle n’est pass eulement ni principalement une offrande illimitée et inconditionnelle du futur, dont, d’ailleurs, il nous resterait à faire de l’avenir. Nos plus beaux souvenirs étaient devant nous, je le pensais, et de toi, je peux supposer que le passé, de nos déjà quelques mois, depuis que nous nous étions avisés l’un de l’autre, n’avait pas de structure autre que le présent, pas de date que celle du jour. Aussi, maintenant que tu es loin dans le temps plus que par la géographie, je n’ai aucun talisman à sortir de mon fonds et à contempler de temps en temps pour t’y voir et t’entendre. Comme si, dans ma vie, tu n’avais eu qu’un mouvement en partie double, venir, apparaître puis vers un lointain auquel je te confiais proivisoirement, très provisoirement pour que tu m’y attendes à l’abri, tu partis. Tu t’aperçus que tu étais partie, ou bien tu t’aperçus qu’il t’était facile de partir, sauf à me le dire tout de même : quelques semaines pour me quitter, te détacher de moi mais des mois pour me l’avouer. Crainte de me peiner, de me tuer ? ou peur de représailles que le régime sous lequel tu es née, ou que les fonctions que tu m’avais vu exercer, tout-puissant, avais-tu pu croire, me permettrait d’exercer à ton encontre, terribles et prévisibles. Il n’y eut rien. Comment même aurai-je pu venir te chercher par la peau du cou ? expression que je suppose exister également dans ta langue. D’adresse et de téléphone que ceux de tes parents, y aller, y arriver, avoir infiniment de peine à me faire comprendre, apprendre ce que tu m’avais déjà dit, que tu n’habitais pas là, et recevoir après des heures d’attente, genoux joints sur un quelconque canapé ou fauteuil, une scène de toi par téléphone. Au mieux, faire le pied de grue à toutes les heures où plausiblement tu rentrerais chez toi, encore une scène et la porte de l’immeuble qui se claque. Ce ne pouvait être possible qu’à la condition d’un minimu d’attente de ta part, je le crus il y a un automne, mais ta phrase à peine articulée, tout s’évanouit, tu coupas le téléphone, ouvrit à je ne sais qui puisque je ne savais d’où tu m’appelais, avec si souvent un fond de cris de nouvau-né ! et tu ne me rappelas pas. Jouer notre chance d’amour sur l’impression que se feraient nos corps l’un à l’autre, à supposer que nous arrivions jusqu’à cet endroit d’une carte du tendre si froissée qu’elle est devenue illisible. Peut-être. En cela, l’avenir a de la surprise encore en réserve. Moins agréable, tomber sur toi, non en sosie, ou en silhouette qui t’évoque, mais en vrai, tandis que je conduis, marche dans Paris. Tu n’y serais pas seule, tu ne m’aurais en rien souhaité puisque tu ne m’aurais pas prévenu. Effet ? ta gêne, et moi tétanisé. D’un coup, mieux qu’en trente six mois de séparation, ton regard et mon impuissance tireraient l’addition, je t’ai perdue il y a longtemps, ce serait une poignée de main et je repartirai amputé de toi au bras d’un autre.

                                      Ces jours-ci, je n’ai pas que ce récit pour te rencontrer. Il y a, ce que je n’eus jamais de ton temps, du temps où nous nous réservions pour l’acte d’amour plus tard, du temps où nous le pratiquions avec aisance mais peu de sacralité, je ne m’en désolais puisque tu n’en paraissais pas mécontente et que je faisais confiance à la nature, à la physiologie, au mariage, à l’absence de « précautions » pour qu’autre chose nous cueille en cours de notre étreinte et nous enlève ensemble ailleurs –, ces temps-ci il y a mon propre corps, il me parle très souvent de toi et en détail. Ainsi, cette manière que tu avais de lisser ton jean, de le tirer de la ceinture, de chaque côté de ton ventre, de ton nombril, pour aller au creux des cuisses, à la naissance d’un autre centre, une sorte de toilette tactile. J’ai ressenti par association d’idées ou d’images que je ne saurais te dire, à cet instant-ci, ce mouvement que tu faisais habillée et je l’ai vêcu, allongé seul dans mon lit, nu. J’ai alors reçu une autre sensation, celle peut-être qui est la tienne, quand le sexe de l’homme que tu aimes et reçois, pénètre en toi. Il y a plus quotidiennement le jeu des miroirs, bien laid, je me suis vu veillir, enlaidir et me défaire de partout et je trouvais dans mon reflet d’homme masculin vieilli et nu d’une chaîr pâle qui s’affaisse, la réponse à mon attente de toi, qui ? une belle jeune fille, une femme très jeune et qui a pris l’habitude d’un autre amour dans sa chair et dans ce qu’elle voit venir à elle, qui ? voudrait de ce corps qui a pris mon identité et m’a imposé un âge, pour faire oublier le regard et la joie de te regarder m’accepter. Puis, parfois, le miroir se retourne, je t’y revois, plus humble, moins parfaite, tellement plus mienne, contingente, ma future épouse, et la fille dans mon lit, et à tes côtés, nous avons pris des photos, un corps qui peut encore aller et qui va. Aujourd’hui, le tube de crème après rasage, hydratant, exprime beaiucoup trop d’onguent, je m’en barbouille le visage et il m’en reste, je l’étends de chaque côté de moi, de la poitrine aux fesses, et je te sens avoir peut-être ce geste, quelque soin de beauté, et tu es là.

                                      Le mois de Janvier 1995 devait être le dernier mois que je passerai au Kazakhstan, visites d’adieux qui étaient de moins en moins gratifiantes, le vide se faisait autour de moi. Narzabaëv, à mes beaux jours de décanat diplomatique (qui lui plaisait tenu par un pays important, la Turqie ne l’avait pas satisfait davantage mais pour des raisons ayant moins de mon équation personnelle), m’avait assuré qu’au cas de mon rappel, il obtiendrait mon maintien, tellement il m’appréciait. Je n’eus pas son audience mais l’espérance légitime que j’en avais, permit à ses sbires de me tenir quelques dragées encore hautes. Cela se savait. Je ne le comprenais que si lentement. Avec mon attaché de Défense et sa famme nous partîmes pour une dernière fois dans le nord-est, des adieux mais peut-être aussi une ultime tentative de voir des objets dont nous savions l’importance et le nombre, mais ni la matérialité ni le secret stratégique. Je t’emmenais avec nous, centralement, tu m’interpréterais, ainsi les billets et les frais étaient couverts, surtout nous serions ensmeble et c’était l’occasion pour toi, paradoxale, d’aller dans l’intérieur de ton pays de naissance que, bien mieux que toi, j’avais déjà parcouru en tous sens. D’Oust-Kamenogorsk, on nous refit la comédie, pour que nous n’ayons plus le temps de visiter le site convoité, du sanatorium, que nous connaissions déjà. Il y avait une piscine souterraine, à la romaine, plus profonde que large, sinistre. Il fut décidé qu’on s’y relaierait et je ne fis pas partie de ton groupe, ou je n’en avais pas le goût ou le temps, ayant peut-être des urgences, mais lesquelles ? Je songeais que d’autres, peut-être pas seulement des femmes, Sa femme par exemple, verraient ton corps, toi en maillot de bain, toi nue, toi dont je ne savais rien nue. A force de me réserver la surprise, j’étais entré dans l’étrange, tu m’appartiendrais d’autant plus que nous avions décidé de nous réserver. Mais cette décision qui la maintenait ? Tu ne m’en parlais plus mais tu je t’offrais pas. Pourquoi, nous étions-nous ainsi arêtés, au seuil de la nature ? et moi au tien ? Les deux épisodes que peut-être mon récit a déjà esquissés, eurent leur place dans ce voyage. Ils ne me revinrent que peu à l’époque. Sont-ils plus significatifs rétrospectivement ? Combien j’aimerais que tout cela nous nous le racontions l’un à l’autre, que tu me dises quels événements immenses ou petits te frappèrent, t’ont marquée et dont je n’ai peut-être rien su alors même que j’en étais l’instigateur. Te firent-ils m’aimer davantage ? te retinrent-ils et de quoi ? Quels sont-ils ? Nos yeux, nos mains voyaient-ils, prenaient-ils le contact de la même réalité ? Où étions-nous, au monde ou au-dedans de nous ?
                                      Si peu de lumière, du jour à peine, les arbres sont ici comme des bouquets, deplus en plus nus et pauvres, mais dont le mouvement vers le ciel s’imprime et se lit davantage, les couleurs ressortent, on peut ne plus regarder qu’eux et en recevoir un vrai contact. Les bâtiments de l’abbaye royale deviennent, eux aussi, plus lisibles, la contemplation est plus intellectuelle, elle a moins de texte. Tu me parais à cette époque-là, ainsi, un visage qui en société a de l’enfance, et aussi une personnalité un peu péremptoire, comme si avec d’autres, tu n’étais pas avec moi. C’est presque l’incident de l’interprétation qu’à table tu laisses tomber, sans m’en donner le signe, parce que tu préfères argumenter toi-même avec ton voisin à qui je m’adressais avec ton aide. L’incident se répète et je te le fais observer, tu t’impatientes, mon collaborateur, mon ami te relaie, tu n’es pas instrumentale, tu es d’abord toi-même, ensuite ma fiancée, nous ne disons jamais le mot, tu es ma future femme, mais cela ne change rien à la disponibilité que tu as de toi-même ; je n’ai barre sur toi ni professionnellement ni conjugalement. C’est bien, en un sens, c’est-à-dire pour l’avenir. Est-ce le moment où je commence de te répéter que ce qui me plaît le plus en toi, c’est ta liberté, parce qu’ainsi je jouis davantage de ton choix, de ta dilection pour moi, parce que j’y vois la marque d’une personnalité s’affirmant, ayant du répondant et de la structure, que tu es donc une femme déjà à aimer, complètement, en partenaire, en différente de moi ? Mon insistance sur ta liberté, je n’y prends alors pas garde, induira l’espace inattendu mais logique de ton hésitation et de la réévaluation de ce que tu étais en train de faire et de vivre ; je ne le compris que tard mais presque aussitôt, quand notre relation ne fut plus que téléphonique et mes appels une source d’appréhension pour toi, que tu tarissais par l’expression de ton impatience, ou par le début d’une série de mensonges par omission. Je fus pris à un piège que j’avais monté moi-même, à force de valoriser ton choix, notre couple par la liberté que tu en conservais de le nier, je pensais obtenir avec constance et toujours plus de force un consentement délicieux et dont je ne me lassais pas. C’est toi que j’ai lassée. Quant à l’énervement que nous nous donnions l’un à l’autre tandis que nous voyagions et pérorions en officialité, il tint surtout à ce que je vivais encore et me comportais, bien à tort, sur la lancée de ces trente mois où je suis l’ambassadeur. Ce trait – à Oust-Kamenogorsk - a permis deux autres qui gardent tout leur charme et ajoutaient beaucoup à la chance que je contemplais et me répétais, de t’avoir rencontrée et que tu m’aies arrêté.  A Akmola, la place entre les bâtiments du gouvernement régional, la haute tour logeant les ingénieurs des «  terres en friche » et enfin l’hôtel où nous étions, est immense. Elle était glacée, il y avait deux ou trois agrès pour enfants, ils se groupèrent à notre sortie et tu fus la plus entourée parce que d’instinct ceux-ci avaient reconnu en toi l’experte. Dans l’entre-deux-étés où tu étais encore au Kazakhstan et ne me quittais pas, mais où nous fûmes durablement séparés, tu te passionnas et tu m’en faisais part à mesure, pour les classes que tu as animées en stage en vue de tes diplômes professionnels. C’étaient aussi des petits, tu me parlais de contes et de menus travaux, de saynètes à inventer et à faire jouer. Je t’ai trouvée savoureuse, délicieuse, c’était tellement ce que je pouvais espérer, les enfants, et que tu les aimes, et qu’ils t’attirent et que tu sois par eux appréciée. Et, dernier moment, je l’ai déjà raconté, mais je ne l’avais pas à l’époque senti comme une des données de ce que nous avions à vivre et à ne pas négliger ; tu sus d’ailleurs me le rappeler, m’en donner le mode d’emploi et en faire un chemin entre nous où nous rejoindre. Ta fatigue d’enfant, d’âme très jeune qui soudain n’a plus besoin que de chaleur, de tendresse, de sécurité ; ce qui difère tout à fait des égards d’un homme pour une femme, pour sa femme. Nous étions à Karaganda, l’habituel « hôtel des cosmonautes », le couloir à l’étage, nous ne pouvions évidemment faire chambre commune, nous ne le fîmes jamais à Almaty et ce ne vint que progressivement, par la nécessité de notre tour de France au printemps qui allait venir, dans un contexte tout opposé. Au seuil de ta chambre, tu pleurais de détresse, j’y entrai un moment, je te consolais, je te caressais, je te disais des riens, tu pleurais et souriais, tu étais une enfant, à peine dix-huit ans, nous nous le redisions, j’étais là, tu étais là, si loin de ta famille, de ton enfance, en représentation tout le jour, le poids de l’interprétariat, la distance que tu voyais par anticipation se creuser entre tout ce que dont tu avais la chaleureuse habitude et ce qui allait commencer, puisque la vie de mariage, c’est d’abord une telle rupture. A Saint-Petersbourg –, même s’il faut traverser la ville, de «  chez vous » à chez tes parents, à ce que je crois que tu m’as dit, une fois –, tu n’es loin de personne, d’aucune de tes racines, tu n’es loin que de moi, y compris quand tu passes, de hasard, quelques minutes ou heures dans la chambre où tu fus à ton retour en famille, et où sont restés les souvenirs auxquels tu ne tins qu’un seul mois, peut-être six semaines.

                                      Les derniers jours à Almaty, je les vis en somnambule. Que vivais-tu ? le départ de ton fiancé ? l’enchantement qui se prolongeait de notre rencontre, et que manifestaient les réceptions et invitations auxquelles je t’associais, accueillant ou accueilli. Tu fis mon admiration, notamment au petit couvert de l’ambassadeur des Etats-Unis, ausitôt de plain-pied avec celui-ci et sa femme, tu n’avais fait que « représenter » toute ta vie, tu étais faite pour le métier diplomatique, tu te gardais, tu t’avançais, tu servais notre couple, ton pays d’adoption, tu avais le mot juste, la tournure de tête et la présentation d’une véritable professionnelle de cette fonction innommée et maintenant rétribuée, du moins par la France, d’épouse de l’ambassadeur. Aux côtés d’Eike Bracklo, mon homologue, mon ami allemand, tu brillais en face de moi de tout l’éclat d’une jeunesse extrême mais assurée sans forfanterie, et l’Allemand s’amusait au point que Dominique ne sut pas  cacher à un revoir où je fus seul avec eux que ce ne pouvait être sérieux un tel projet, un tel écart d’âge. Sérieux, parce que c’était trop enviable ? pour les tiers. Je ne me croyais pas indigne d’une telle chance et si cela n’avait été exceptionnel, aurai-je senti que là est bien ma vie : t’épouser. Dans l’appartement, censément ma résidence officielle, nous offrîmes les derniers repas, les religieux de notre paroisse d’adoption, les parents d’élèves qui pourraient constituer un quorum pour la création d’une école locale, on réunit ton corps professoral, les principales éléèves, tes amis aussi. Votre groupe théâtral se maintenait, je le souhaitais malgré vos réticences pour la metteuse en scène, vous donnâtes une représentation en lecture des rôles du Fils de personne, Alia, Antoine, Volodia, Irène furent à l’ambassade, on se photographia sur la neige devant la bâtiment. Je ne situais pas encore Volodia comme celui dont tu avais cherché l’attention quelques mois avant notre propre rencontre, encore moins comme un rival possible qui te ferait à ton retour de notre circuit de présentation à ma famille, hésiter entre lui et moi. Je ne pris garde à rien, en tout cas pas à l’avertissement que me donna mon attaché militaire au moment, peu après, où nous avions tout décidé toi et moi. C’était à Aktau, sur la Caspienne, non loin des frontières du Turkménistan et de l’Iran. Lieu stratégique s’il en est, champ d’aviation, champs pétrolifères, seule voie par laquelle le Kazakhstan pourrait échapper à la gravitation de l’ancienne Union Soviétique dont j’étais persuadé que celle-ci ne subissait qu’une éclipse, d’autant que les Occidentaux, les Européens surtout n’en profitaient pas pour donner aux Républiques fédérées l’air libre sans lequel on n’apprend jamais à respirer par soi-même. Nous y étions allés une première fois pour accompagner, sinon évaluer (assez négativement) la mission de coopération qu’y menait le Commissariat français à l’énergie atomique, à en voir les représentants, censément les experts, il était clair qu’ils n’avaient pas mis les pieds où nous entrions, auparavant. Une coopération, ancienne sur le papier, qui n'avait vraiment eu lieu que par procuration de Moscou et selon d’autres sites. La mer entaille là une côte à falaises jaunes, c’est un paysage minéral, je songeais à Nouadhibou et à la Mauritanie. En voiture vers l’aéroport, je m’ouvris de notre projet à mon collaborateur. Il ne le pensait pas si avancé ni déterminé. Il admit ta grâce, Sa femme parlait de fraîcheur avec un dépit analogue à celui de Dominique, le quinquagénaire qui néglige sa tranche d’âge ne fait pas plaisir à ceux qui y restent à demeure et selon ce qui fut conclu autrefois dans une autre tranche, précisément. Il me mit en garde, mais d’une manière générale et qui ne te visait pas particulièrement. Ta jeunesse attirerait les hommes, parce qu’ils me verraient bien plus âgé et trop vulnérable dans un bonheur tardif. Tu cèderais tôt ou tard à l’un de mes collaborateurs en ambassade. Ce n’est pas le mal du pays qui te ferait me trahir, mais l’implacable nature, ton âge, le mien.

                          Ce beau programme, je l’ai eu, à ma propre adolescence, sous les yeux, avec pourtant des différences dans le scenario, certaines en faveur de celui que nous voulons.  Jean-François Deniau est l’ambassadeur de France en Mauritanie, il est inspecteur des Finances, il arrive du cabinet du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Maurice Couve de Murville, il abrège son prénom, qui n’est que Jean, sa mère le visite, d’origine australienne, nez d’aigle, allure exceptionnelle d’une femme sans âge mais sachant la vie, les rapports de force. L’ambassadeur est très jeune pour son emploi, quelques trente-cinq ans, nous sommes lui et moi seuls « énarques » à Nouakchott, ville en train de se faire et qu’on ravitaille en eau par rotation de camions-citernes depuis le fleuve Sénégal, la seule distraction immédiate est la plage, on ne peut y aller qu’en voiture bien que ce ne soit qu’à cinq ou six kilomètres à vol d’oiseau, mais la route sinuant entre des dunes et des étendues plus solides, également sans couleur qu’un blanc aveuglant. Les tournées en brousse supposent des accueils et des véhicules. La société est restreinte si l’on veut vivre «  à l’européenne ». L’existence est catastrophique mentalement si l’on n’est  pas attaché à son conjoint, si l’on n’est pas aiguillonné par quelque découverte amoureuse, et si l’on n’a pas de quoi s’occuper, un travail, une passion, de l’intérêt au minimum pour le pays où l’on se trouve. Deniau est seigneurial, aristocrate au possible, intarrissable d’anecdotes, on le sent très ambitieux, juge de tout y compris du général de Gaulle alors régnant sur la France. On n’est qu’en 1965, et un pays décolonisé par nous ne pèse rien, la France a les moyens de renverser qui que ce soit à qui elle a confié, souvent faute de choix, un pouvoir qu’elle n’a pas transféré mentalement. Là-bas, ces dix-huit mois qu’y dure mon service national et où je suis censé enseigner les futurs fonctionnaires selon un modèle français . Souvent à un âge ne méritant plus qu’égards, on les astreint brutalement à se plier à des normes que la décolonisation aurait dû abolir. Notre relation me passionne, j’apprends bien plus que je leur apprend. Je vis une existence bousculée. Je tombe amoureux et aussitôt malheureux, je perçois que je n’ai pas de vocation religieuse, je me donne à écrire une thèse sur le pouvoir politique dans cette jeune République islamique, je me fais des amis, l’ambassadeur  notamment et le président de cette République, que toi et moi irons visiter dans son exil de Nice, dès ton arrivée en France dans la perspective de notre imminent mariage. Le sage est alors jeune, et au prestige grandissant. De tout cela, Dominique Deniau, l’épouse… n’a que faire, elle s’ennuie, elle est belle, elle est plus jeune que son époux, peut-être de six ou sept ans, pas considérablement, mais elle a besoin de s’amuser. Des réceptions sont données par un majordome de la présidence mauritanienne, « conseiller technique » français et plutôt amateur de petits garçons, dit-on. Cela ne suffit pas à Dominique qui prend plaisir à m’accueillir  à la piscine de l’ambassade, qui à l’époque, est privée, réservée aux hôtes du seul ambassadeur ; en fait, les protégés sont multiples, je viens aux heures les plus chaudes, nous bavardons, je reviendrai quelques fois avec la première fille que j’ai embrassée (je suis un tardif des premiers émois comme du conjugal), je pousserai à l’eau le « majordome ». et regarderai surtout la catastrophe arriver. Un bellâtre, faisant les lignes de la main, et j’aurai aussi cet art du boniment qui est facile, puisque l’autre est toujours flatté qu’on s’intéresse à lui, surtout si ce masculin de la grammaire française est un neutre et qu’autrui convoité est une femme. C’est le conseiller culturel qui devient l’amant de l’ambassadrice, sous les yeux du chef de la mission diplomatique française. Dominique me raccompagnait à mon « immeuble », pour m’éviter, de la piscine, un retour accablé par le soleil. Nous nous attardions à parler de je ne sais plus quoi, elle était belle, jeune, plus âgée que moi, j’étais niais, je ne sautais ni sur l’occasion ni sur l’initiatrice possible ; s’offrait-elle pour ce rôle, je ne le jurerai pas, mais elle s’ennuyait et la suite l’a montré. S’amouracher d’un « coopérant » n’eût pas mis le couple en désunion et eût désennuyé une femme que son mari ne semblait plus honorer, on racontait que le climat ne lui convenant guère, qu’il avait des troubles intestinaux permanents ce qui ne rend pas les choses intimes et conjugales prioritaires ni privilégiées. Bref, Jean Deniau ne fit rien, non seulement pour conserver sa femme et la mère de ses deux enfants, mais au moins pour détruire le rival, le faire rappeler, l’humilier et donc signaler au monde entier et à l’épouse en particulier qu’il était capable de jalousie, c’est-à-dire d’intérêt pour elle. Il perdit la partie, parce qu’en ce domaine, c’est son genre de la perdre ; il ne s’y prit pas mieux pour son second mariage, contracté il est vrai avec une avocate qui pouvait n’avoir plus aucune curiosité des hommes puisqu’elle les avait presque tous eus pour ceux passés dans sa ligne de mire ; c’est ce que l’on racontait, à Paris, cette fois. Je continue d’admirer Jean-François Deniau, mais je n’aurais pas aimé sa vie ni son parcours. Comblé par la fortune à tous les sens du terme, ayant fait une carrière administrative et politique de quasi-premier rang, fin et indépendant assez pour que la médiocrité le déteste et lui tresse donc une couronne, il a pratiqué le défi faute de l’emporter en amour, la mer selon tous les sens que peut prendre le mot en français, quand on est seulement à l’entendre, l’écriture et la maladie. Mais au total, la faille n’a jamais été comblée qui explique sa déconfiture sentimentale. Lui manquet-il ce sens qui fait une personnalité et conduit à s’investir ? ne sait-il pas se donner vraiment, car la multiplicité des causes défendues, toutes libertaires et archi-dignes qu’on combattît pour elles, ne tient pas lieu de ce qu’une affection, une chaleur rayonnent sans parole ni acte, que selon une présence. Les défis, le risque vital en exorcisme permanent d’une capacité qui manque et qu’on n’élucide pas. Il n’a jamais souhaité me revoir en sorte qu’une complicité, une confidence s’établissent entre nous, je les eusse beaucoup appréciées, tant l’homme est élégant à tous égards, mais il sait que je l’ai compris, que je le regarde comme un homme au bout du compte et de l’existence, aussi blessé et vulnérable qu’un tendre enfant ; aucun théâtre, aucun succès de plume ou de réputation, aucun cercle des plus hautes relations ne pourront donner cette consistance qu’un homme d’exception ne peut pas ne pas avoir, à peine de décevoir, car au doué, on ne pardonne rien, aucune lacune. Dominique le quitta parce que cette lacune lui était apparue et que son mari ne l’avait pas protégée d’elle-même. La parabole que me raconte ce militaire avec qui je partage mon gouvernement et mes relations professionnelles, je l’ai déjà vécue donc, mais selon autre rôle, celui qui eût pu sauver l’amour conjugal en organisant de menus plaisirs, apprendre à un jouvenceau ce qui fait jouir une femme ce qui la fait se rendre par curiosité et par goût de la volupté, par ennui à un homme. Je ne l’ai pas compris, je ne m’y suis pas attaché, j’ai certainement perdu l’opportunité d’une aventure qui n’eût été ni ordinaire ni médiocre, il est même possible que ma carrière en eût été changée, car la relation avec un homme puissant n’est jamais neutre dans la vie de ceux qui l’approchent à un titre quelconque. Jean-François Deniau rectifia les notes exécrables que me donnait le directeur de l’école où j’avais à faire des heures, et ce fut tout. Dominique alluma la rumeur d’amours que je n’avais pas et ne considèra pas le chagrin qui avait aussitôt assorti les quelques armes que je fis dans ce genre là-bas. La jeune fille, en âge du baccalauréat, avait le prénom de l’héroine de Pétrarque, je lui voyais des cheveux encore plus longs et beaux qu’elle ne les portait, jusqu’aux fesses, elle était eurasienne, Béatrice me donna huit jours de baisers, beaucoup de pages d’un journal intime à l’époque manuscrit, et un mauvais départ dans la course d’amour, je ne la vis jamais nue et elle me le reprocha. En somme, l’ingénu que j’avais été serait le cocu idéal dans la prochaine capitale où je serai envoyé dans les mêmes fonctions que celles où nous nous rencontrâmes. Ta beauté, j’en serai fière puis en porterai la croix, la jalousie m’habiterait à toute heure de bureau, dans toute réception que nous donnerions ou à laquelle nous irions, forcément invités de toutes parts. Nulle femme ne résiste à la tentation, et la tienne serait forte, je ne pourrai t’entourer à toute heure sans te procurer une sensation d’enfermement, tu aurais envie de connaître ta génération dont notre mariage allait t’exclure, et surtout il y a foule d’enjôleurs dès que la cible est dessinée. Trente-quatre ans de différence, sans cesse, ferait sourire dans notre dos, et tu serais seule de nous deux à te retourner de plus en plus, puis à faire signe, de là la connivence.
                         
                                      Tandis que nous quittons les berges escarpées de la Caspienne méridionale, c’est le tableau que me fait mon principal collaborateur. Je n’ai rien à défendre que d’opposer à la prophétie, le fait. Celui de notre amour, c’est-à-dire de ton choix délibéré et libre, de ma confiance. Remontant de la Côte d’Azur vers Paris, où tu dois prendre l’avion du retour, nous avons terminé chez le second de mes frères, la tournée de présentation à la famille. Tu y as été d’une habileté consommée, sachant comment séduire chacun des miens, leur conjoint selon le cas, leurs enfants s’il en existe de ton âge, puisqu’en somme, tout se passe comme si j’allais épouser une de mes nièces, c’est ce que souligneront, horrifées l’aînée de mes sœurs et la femme de mon cadet, celle-ci t’a trouvée trop blanche et pâle de teint pour être belle, et celle-là juge que ce que je projette ne se « fait » pas, c’est impudique, seul mon beau-frère me trouve dans la logique de toute ma vie, ne pas faire comme les autres, aller à l’extraordinaire. Ce que craint, pour moi, mon attaché de Défense, c’est le contraire, que je ne fasse pas exception. Je n’ai pas encore l’argument qui me viendra plus tard, peut-être même quand déjà je n’aurais plus aucune carte en mains, que tu m’auras déjà trahi sans que je le sache encore, l’automne deux ans ensuite. Quelques années d’un bonheur conjugal qu’on n’a jamais goûté ni même approché auparavant, quelques enfants irréversiblement donnés au barbon, après tout, me suffiront pour le restant de mes jours. Je ne pèserai pas sur toi, quand tu voudras me quitter pour plus jeune ou plus beau, ou pour un amant davantage doté et habile. Tu partiras, nous conviendrons à propos des enfants et suivant tes besoins, leur mère ne perdra pas à se remarier. J’ai été prêt à ce mariage réduit aux seuls débuts, puisque je m’y prends si tard. Paradoxalement, c’est toi qui sera bien plus pressée par le temps, que moi. Moi t’ayant épousé, je suis devenu éternel, on change moins entre cinquante-cinq ans et soixante-quinze ans pour un homme, qu’entre dix-huit et trente-huit ans pour une femme.La quarantaine te paraîtra la fin de tous tes pouvoirs, non sur moi, mais sur le remplaçant qu’il te faudrait trouver.

                          Sur l’ « autoroute du soleil », le second jour de Mai 1995, si proche de l’élection présidentielle dont je suis convaincu qu’elle inaugurera mon rétablissement d’ambassadeur, je plaide avec précision contre moi pour que tu évalues une dernière fois ton choix et tes raisons, je t’aime libre puisque c’est ta liberté qui te fait pleurer d’un désespoir d’enfant, celui de n’être pas crue dans ton amour irréfragable, total pour moi. Je te console, nous nous sourions, j’ai confiance en toi, je te demande pardon, comment puis-je jamais douter qu’à rencontre si exquisement, si judicieusement exceptionnelle ne corresponde pas une constance sans mérite ni combat, simplement naturelle, tu m’aimes, et les autres avec leur fausse sagesse d’une vie qu’ils n’ont pas menée, et pour cause, nous emm… Pendant mes dernières semaines, mes derniers jours au Kazakhstan, je ne suis qu’à ces amours, celui que je quitte, Vera que j’abandonne, terrassée d’inquiétude mais aussi de quelque espérance encore, et celui vers lequel je marche en toute assurance, toi. Nous ne nous séparons que pour deux mois. A Paris, je prendrai tous les vents, puis en Bretagne je préparerai la maison dont je t’ai montré bien des images. Tu m’offres au moment des fêtes une écharpe grise, magnifique et chaleureuse, aux dessins géométriques inspirés des tapis locaux. Ce présent m’a entouré le cou les trois quarts de l’année depuis que tu me l’as donné ; l’écharpe est laintenant effilochée, on en voit la trame, elle n’est pas loin de se déchirer, elle signifie notre amour et en montre à présentr l’usure extrême. Continuant notre récit devant un autre paysage que celui où je l’ai ouvert, l’anse de sable et de rochers que tu as connue à Port-Navalo, l’horizon bossu d’un îlot à l’ouverture du golfe du Morbhan, la cale dont la balise de bois a perdu son cône métallique, tu connais l’endroit. Les premiers jours de ton retour ici à l’été de 1995 où tu arrivais pour me dire que tu ne m’aimais plus, car la plage, les maillots de bain avec qui tu voudrais passer pour un vieil oncle, ton âge et selon ta beauté, c’est insupportable. Une nuit, dans ce contexte que tu ne m’avais pas encore dit mais qui te rendait constamment maussade, le regard méchant et soiffrant sur toutes les photos de groupe que nous prîmes ou celles où nous figurâmes, je te poursuivis sur les dalles que la mer avait engluées ; j’avais commis la maladresse de te donner un avant-gout d’une soirée de mariage dans les conditions locales, de vieux avinés, une mariée congestionnée et fagotée, une foule d’inconnus, le garde-chasse de mon endroit invitait pour les noces de sa fille, nous en partîmes presqu’aussitôt pour que tu puisses fuir les propositions de valse ou de tango, interprétation rurale, qui te venait du maître de maison et eussent été suivies de beaucoup d’autres. Tu voyais l’horreur dans ce qui me semblait être un enracinement quelque part, le paysage t’indifférait, j’avais perdu la partie autour des dates qu’à Almaty nous avions conjecturé pas du tout prématurées pour notre propre épousaille : tous les rôles successivement t’étaient allés admirablement, sauf sur place celui auquel te destinait ta déclaration de fiançailles déjà effectives dans notre intime.

                          Les tout derniers jours dans mon emploi et dans ton pays, tu es ma femme assurément, c’est le seul souvenir constant que je garde. Tu tiens un rôle jamais appris mais que je suis heureux de te voir jouer avec un tel naturel, tu surclasses les épouses de carrière, tu ne détonnes jamais, ton âge importe moins que ta beauté, ton sérieux, ta retenue, la fraîcheur de tes éclats de rire, le sérieux que tu arbores pour écoûter ce qui n’a aucun intérêt. Je continue de vivre avec toi et dans mes fonctions, comme si rien n’allait arrêter très prochainement les trajectoires. La date de mon départ a été arrêtée, à peine pour me donner le maximum d’espérance d’une audience ultime de Narzabaëv, que je n’obtiendrai pas, et surtout pour ne pas avoir encore quitté Véra fêtant son anniversaire le 6 Février. Je laisse mes papiers et cartons de déménagement à la discrétion de ceux qui vont m’enfermer dans le fait avéré que je détourne des documents publics, selon une loi sur les archives dont on ne peut me faire application comme à celui qui aurait falsifié des pièces d’état-civil, emporté les rôles d’imposition ou volé des « cartes-grises ».


                          Au moment de quitter le Kazakhstan, il y aura bientôt cinq ans, et à présent dans ce récit, peut-être dois-je dire ce qui m’y avait plu et m’y aurait retenu avec bonheur, si j’en avais eu la possibilité professionnelle. C’était pour un Occidental la terre vierge à tous points de vue, les cartes géographiques étaient fausses en Europe et aux Etats-Unis, et pour celles éditées en Union Soviétique, elles étaient vagues : Leninsk, la cité des cosmonautes apparaissait à plus de deux mille kilomètres de l’endroit où on la construisit il y a près de cinquante ans ; on la croit invisible, inaccesible, et elle est photographiable, avec le réseau de ses accès  ferroviaires depuis l’une des routes les plus importantes du pays. Les stations de surveillance-radar de la frontière chinoise sont accessibles en une demi-heure de voiture depuis Almaty, et ladite frontière est poreuse tout le long de l’Altaï. Il en est de même de l’histoire contemporaine, la mémoire de tes concitoyens kazakhs est précise des famines organisées par Staline, celle des Allemands ou de certains Russes, des Coréens en tout cas se maintient des déportations de l’époque de Nicolas 1er à Brejnev, et, sans qu’elle circule jamais dans les journaux, la rumeur de telle maîtresse du président régnant, avec quasiment son adresse dans le village natal, est accessible à n’importe qui mettrait de bonne humeur un dignitaire du régime, futur adversaire ou ancien adversaire, puisque Nazarbaëv règne tribalement, c’est-à-dire avec prudence, en écartant périodiquement les seconds rôles, en dotant les chefs de l’opposition, d’ambassades ou de postes d’apparence, et en enrichissant les siens en ligne directe. Pourvu qu’on soit sur place, le pays se parcourt et se comprend à livre ouvert. Le peu de liberté qu’y a la presse, l’absence de journal officiel faisant connaître et rendant opposables les textes législatifs ou réglementaires, font de la vie d’un observateur des sociologies politique et ethnique un paradis où glaner tous les fossiles et toutes les déviations biologiques imaginables du phénomène totalitaire.J’avais cette curiosité intellectuelle, sinon littéraire, en prenant mes fonctions, elle n’était pas encore assouvie quand je partis ; j’avais vu comment on étrangle un parlement, comment on tient à huis clos des séances censément publiques, comment des hebdomadaires peuvent faire chanter la « mafia », et comment se font les élections, se défont les adversaires. Là n’était pas le plus passionnant. Je voyais, dans l’esprit de mes principaux interlocuteurs, devenus souvent des amis, des partenaires, se disputer une certaine conscience politique, nationale et même parfois religieuse, assez analogue à celle de l’Ouest européen, et les reliques encore tièdes du système juridique et psychologique soviétique ; la bonne foi était certaine, les éléments de culture et de comparaison manquaient, que ne pouvaient donner les voyages officiels ou les stages à l’étranger, mais qu’une familiarité comme celle qu’ils m’accordaient, pouvaient, petit à petit, à longueur de temps, apporter.  Ceux que Nazarbaëv avait un temps chargé, qui des réformes juridiques, qui des concepts stratégiques et des méthodes de renseignements sur le monde ambiant, qui de la remise en route des grands investissements soviétiques sur le territoire asiate, me donnèrent leur confiance. Je ne leur proposais pas des coopérations infimes d’effet et demandant des efforts et des ténacités prodigieuses de la part de l’ambassadeur qui en a l’idée – la France est prodigue de cette avarice administrative – mais je leur faisais part de ce que je savais par moi-même et de ce qui évoluait dans la logique des principaux acteurs de la nouvelle époque, encore sans nom, celle succèdant à la « guerre froide » puis à la « coexistence pacifique » ; j’apprenais ainsi les réflexes et les empêchements de ceux qui avaient été formés sans avoir à le choisir ni à le répudier, aux normes soviétiques ; je sentais qu’eux et moi, ton pays de naissance comme lemien, qui devait être celui de ton mariage et de ton adoption, nous étions du même bord face à l’hégémonie qui venait, d’apparence américaine, et de réalité extraordinairement cynique, matérialiste, spéculative. On allait partout vers des groupements occultes d’intérêts maniant les gouvernements, étouffant les idées contestataires, excluant des populations et des générations entières du vrai progrès qui ne peut être que la liberté des âmes, l’accomplissement des destinées personelles, des histoires nationales. L’enjeu me fasciait d’autant plus qu’il se mesurait chez des gens, quelle que soit leur souche ethnique, qui avaient le sens de l’hospitalité, de la littérature du repas, et que la langue russe avait ouvert à des sensibilités que la steppe ouvrant aux étoiles, à l’espace,  la promiscuité des vies nomades, n’aurait pas inculqué aux habitants de la région s’ils n’avaient été envahis. Les Russes étaient formés par l’immensité des paysages et les autres populations, natives ou déportées antérieurement à l’arrivée des Slaves, s’étaient ouvertes à un internationalisme qu’on ne rencontre pas ailleurs en Asie centrale et occdentale. J’aimais ces conversations jusqu’à l’obscurité venue sous des yourtes, ou dans des maisons rudimentaires que décoraient des tapis rouges et bleus très foncés, pendant des murs ; j’aimais les talents de musique, de plain-chant, la poésie innée de tous ceux que j’ai rencontrés là-bas et qui me rappela souvent mon adolescence en Mauritanie, voire les transpositions de mon ancêtre éponyme, l’ermite militaire du Sahara, ce début de siècle. Je pensais ne pas vraiment les quitter, surtout si ta famille continuait de résider à Almaty, ce qui – à l’époque – semblait encore le plus probable. Je ne m’envolais donc que pour peu de temps,  nous ne nous séparions que pour quelques semaines, j’avais marché comme ces anges naïfs qui ne croient pas à Lucifer et contemplent Dieu en face ; j’étais heureux, et n’avais de regret que de laisser  un successeur que tous les indices annonçaient pâle, l’œuvre que j’avais commencée, et l’équipe qui m’avait entouré. J’étais ivre d’une vaste synthèse, la réussite d’une première ambassade dans des terres où l’on n’accédait pas, ou qu’à peine, deux ans auparavant, et la perspective d’un mariage avec l’entier d’un autre monde que le mien : toi, femme, Russe, jeune, amoureuse et n’ayant pas encore reçu d’homme ni dans ton coeur ni dans ton corps. Toi m’aimant, toi tout autre que moi, nous à l’unisson, le cosmos et l’histoire humaine, nous ayant choisis pour les résumer et en démontrer la bienveillance originelle. Je te le disais par paraboles, je te racontais mon amour et nos projets come on entretient un enfant, je te donnais à choisir des filières, des perspectives comme à une équipière de toujours, je nous faisais tenir cent rôles, je t’écoutais, tu ne me détrompais jamais, tu avais des joies et des manières de savourer les instants, ou d’en raisonner le produit en termes de notre couple, qui m’enchantaient. Je t’embrassais, la veille de mon départ qui serait matinal, en fin d’après-midi ; au lieu de consacrer ma dernière nuit à ranger cartons et papiers, je donnais celle-ci au compte-à-rebours avec Vera, qui allait passer deux semaines en Inde pour oublier son attente d’un signe de moi pour qu’elle me rejoigne. Je mentais par omission, je mentais en ayant dit à tous notre projet, sauf à elle, et sitôt arrivé à Paris, je ferai de même vis-à-vis d’Anne, mettant chez elle pied à terre, sans lui annoncer qu’à l’été je serai marié avec une autre, toi venue de l’Est et de ton enfance.

                          A Paris, en France où je reviens, tout change d’un seul coup et, selon toutes apparences, à l’avantage de notre amour, sinon de nos projets. Tant que j’étais ambassadeur au Kazakhstan, j’avais charge de beaucoup de gens, de choses et d’intérêts ; la journée était occupée sans choix, le bureau, l’animation d’une équipe ; Vera m’occupait, tu m’occupais ; l’affection et la profession se partageaient mon temps et mon énerge, tu ne conquérais que lentement les régions de l’âme et du corps où naissent et s’amoindirssent les obsessions. Par force, celle de mon emploi disparaît soudain. J’atterris à Paris le mardi 7 février au soir, et le vendredi suivant, le 10, je subis la première manifestation de ma disgrâce. Auusitôt… La réunion, à laquelle je suis conviée selon des dispositions nouvelles au Quai d’Orsay mais qui sont judicieuses, est censée se tenir à telle heure. J’arrive en avance, préparer en nombre suffisant l’entier de mon rapport de fin de mission, y donner le maximum d’analyses, non tellement pour illustrer ce que j’ai fait avec mes collaborateurs, mais pour que soit archivée une expérience sans précédent, l’ouverture de nos relations, l’ouverture de tous les dossiers, l’ouverture de l’Ambassade-même, m’a requis jusqu’à mon envol. Une partie de la nuit, bien avant le petit matin, j’ai dactylographié, édité, mis au point d’ultimes notes documentaires. Quand je suis dans l’antichambre du secrétaire général, l’autorité hiérarchique la plus haute après le ministre, celle qui donne les instructions à l’ambassadeur partant rejoindre sa terre de mission, je suis avisé que les choses ont commencé depuis près d’une heure. L’horaire a été modifié sans que j’en sois averti, et il l’avait déjà été à plusieurs repriss, quand j’étais encore à Almaty. On a voulu, c’est clair, m’écarter de tout débat de substance ; quand j’entre dans la grande pièce décorée sur un panneau d’un annuaire historique paru tout le XIXème siècle, et sur les trois autres panneaux de cartes des grandes régions du monde, peintes en trompe-l’oeil et à l’ancienne, on ne dispute plus que sur les affaires culturelles. Ostensiblement, les égards vont à mon successeur à qui il est demandé s’il se sent assez doté. J’ai copie, cependant, des instructions qui lui sont données ; elles sont très en retrait des mienens, d’une part parce que toutes les voies, je les ai ouvertes, et notamment des préalables d’engagements et de ratifications auquel nous tenions de la part d’une République dite nucélaire parmi toutes celles qui étaient nées de l’Union Soviétique subclaquante, mais surtout parce que l’on ne considère pas le Kazakhstan comme je crois qu’il devrait l’être. Rapprochés, les textes c’est-à-dire nos intentions, de 1992 et de 1995, sont en net recul l’un par rapport à l’autre ; le poste de l’attaché de Défense sera supprimé au départ de mon collaborateur. Je sens le vide se faire autour de moi quand je cherche les regards ou tend la main, Alain Richard qui ne se sait pas encore homonyme complet d’un futur ministre de la Défense, que de félicitations ridicules il dût recevoir aux premiers jours de Juin 1997, arrive d’Alger, il est surtout soucieux de ses congés et de ne pas prendre les choses trop vite. Il ne prendra ses fonctions qu’a la mi-mars, alors qu’on m’avait tant pressé de détaler. Sans que je le sache encore, la machine s’est mise en route, mes cartons de bureau, laissés ouverts pour certains et à compléter par ma secrétaire, qui a à se venger de ce mal-être où je l’ai plongée pendant deux ans, un ambassadeur travaillant à fond et elle-même faisant dans les œuvres et l’animation d’un secrétariat bilingue franco-russe, cela va m’être tenu à crime, et sera qualifié pénalement. Le jour-même de la saint-Valentin, notre fête, le directeur des rchives «  au département » signe une lettre ne me donnant pas mon titre honoraire et me sommant d’accepter une fouille et un tri de mes papiers sur place par le triste Patrick Daniel. Mon attaché militaire et notre homme des renseignements ont tenté de dissuader celui-ci. Le tout frais chargé d’affaires peut d’une part protrster de son admiration et de son dévouement en m’adressant le dernier sorti du bulletin d’informations de l’ambassade, publication périodique à laquelle je tenais particulièremnt, et d’autre part me faire passer pour un brigand, un espion. Je ne le sais pas encore, puusque je ne vais trouver sa lettre qu’à mon retour de Rome. Alors, ma méfiante prise de langue téléphonque se heurtera à la bêtise haineuse de quelqu’un, lui aussi, tenant sa revanche, car, dirigeant le « comité de lecture » des télégrammes, au nom du ministre (j’imagine le cabinet de lecture, croqué par Daumier), il m’a jugé au poids, c’st-à-dire émettant bien trop pour un site si peu intéressant. Je ne me sortirai plus de là, l’affaire traînera jusqu’à l’été, mes affaires seront épouillées sans inventaire, on considèrera l’album oùje faisais signer nos amis et dont tu as écrit la première page, comme un des journaux réglementaires de l'ambassad, les cadeaux rapportés de Vera depuis l’Inde me seront volés, une parure de table en cuir de Millau aussi. Bouygues censé financer mon déménagement, s’en débarrassera sans assurance dans un convoi éventrant et pillant mes objets, abîmant mes gravures, camionnage vicieux de quelqu’intermédiaire faisant la navette entre les colonies allemandes du nord du Kazakhstan et l’ancienne République démocratique de Pankow. Piteux et pitoyable.

                          J’avais songé à une candidature à la présidence de la République, c’est la rumeur de celle-ci qui a fait craindre le ridicule pour l’un des principaux soutiens des candidats de la droite à cette élection, le ministre des Affaires étrangères qui tarde à choisir entre le maire de Paris et le Premier ministre, mais qui ne veut pas que paraissent au jour certains de ses commentaires sur la politique intérieure française, ou le nouveau code de la nationalité. Du moins, c’est la supposition que je me suis faite pour qu’on se soit tant acharné contre moi, à ce propos. La suite va montrer que tous mes circuits sont grillés, je ne parviendrai pas à l’audience du nouvel élu, le directeur du cabinet au Quai d’Orsay, devenu secrétaire général de l’Elysée, Dominique de Villepin ? lui-même qui avait songé à haute voix, devant moi que je serai facile à virer et n’exciterait aucune pitié, veille depuis bientôt six ans à ce que son patron, ainsi chambré, n’ait pas vent de moi. Une relation commune, anciennement responsable des relations internationales de la ville de Paris, et qui, depuis, a eu le secrétariat général à la Mer, puis la place de député d’un gaulliste authentique, fils d’une des héroïnes de la Résistance, fit l’intermédiaire entre moi et le président de la République, l’abordant lors d’une réception à l’Elysée. Jacques Chirac, alors au faîte (qu’il ne subodorait pas aussi précaire) se défaussa aussitôt sur son secrétaire général. Villepin a aussi à son actif la dissolution et de fortes réactions ou d’antipathie ou d’ironie dévastatrice que cultive la presse et qui ne servent pas l’actuel Chef de mon Etat, mon employeur en dernier ressort. Le but de ce récit, tu le sais, d’autant que tu suivis par notre correspondances tout le ressac et les allées et venues d’une espérance qui fut longue à me quitter, n’est pas de raconter mon histoire administrative d’ambassadeur mis dehors. Je veux ici te dire qu’en très peu de jours, à mon retour en France, tu es devenue la seule lumière qu’il me restât au monde, tu étais le sourire de l’avenir, tu étais la vie au-delà des difficultés quotidiennes, tu m’appelais d’une autre rive où tu m’avais précédé rien qu’en m’ayant distingué pour ton futur époux. C’était une lumière intérieure, je ne parlais pas de toi, mais je t’appelais presque tous les jours au téléphone, de cabines en pleine rue, ou au Bois de Boulogne, ou au bord de la mer, là où à présent je t’écris, après t’avoir si souvent raconté notre amour et mis sur papier, via mon écritoire informatique, d’immenses lettres qui se répètèrent, plusieurs fois par semaine pendant nos années de sentiments réciproques. Tu as su tout cela, et ton laconisme pour me répondre au téléphone ou dans tes missives rares et courtes, fut, pour le début, le plus encoureageant des signes que tu pouvais me donner. Les difficultés que j’essuyais et qui s’amoncelaient, s’accumulaient, se dissolvaient dans la perspective de notre mariage et de la pensée que tu me consacrais de si loin, mais dans des lieux et selon des horaires que je n’avais pas à imaginer, que je connaissais parfaitement. Ni Anne qui m’accueille les trois premiers jours dans les hauts d’un petit immeuble philippard, donnant sur une impasse très fleurie et beaucoup des toits de zinc qu’a encore Paris, ni Geneviève qui me reçoit deux semaines ensuite à Rome où elle est consul général adjoint, ne reçoivent ma confidence, mais à toi je murmure chacun de mes faits et gestes. Ce dont je prends possession, le chantier qui va s’interompre à Bréac, mais l’une des deux maisons déjà habitables, ce que je revois et apporofondis dans la capitale des Papes, tout s’ordonne en offrande, en corbeille de noces, à disposer à ton prochain atterrissage. Ce n’est pas encore la griserie imaginative de notre lit, c’est déjà l’impétueux mélange de souvenirs que je vivais seul depuis des décennies et sans personne de fixe avec qui en parler, et que je bascule maintenant vers un futur où tu feras récolte, où je t’emmènerai à travers tous ces champs de ma mémoire et de mes fantasmes. Je projette des voyages dans chacun des pays où j’ai été affecté, je combine l’aménagement de l’autre maison, que ma panne financière laisse forcément en plan, je me grise de l’air que tu m’a donné, notre mariage semble un portail magnifique ouvrant sur un monde si beau, si naturel, si mérité par mon attente et ta beauté, ton enfance, ta future maturité, que les travers du moment, la vanité de mes tentatives pour retrouver pied me paraissent anachroniques, un rêve court et mal tourné qui va s’évanouir. Les difficultés, l’évidence comptable de mon impécuniosité au regard de charges mensuelles qui n’étaient, dans mon emploi au Kazakhstan que les deux  cinquièmes de mes émoluments et qui dépassent à présent d’un tiers mon traitement brut, rien ne m’arrête, je pense à toi, je vis ainsi.

                                      Je suis à constater que dans le passé, les traces de notre amour sont incertaines. Tant que j’étais au Kazakhstan, ce n’était pas mon seul sujet, et notre vie commune ne se faisait qu’en projection, des miennes je me souviens à peu près, je ne doutais de la réalisation d’auun des fantasmes qu’avait réveillés ton approche, mais des tiennes je n’ai aucun souvenir. Je n’ai pas un geste à noter qui m’ait dit ce que tu attends de la vie, ce que tu attends de moi, ce que tu attends de toi, n’avons-nous pas parlé d’enfants, ni des lieux où nous aurions à nous établir ? Nous fîmes à l’époque comme si tout allait venir dans une parfaite logique et comme si cette logique devait se dérouler en dehors de nous. Que contemplions-nous ? Une fresque abstraite ? Nous n’avions pas fêté Pâques avant les Rameaux, c’est-à-dire que nous avions érigé en gloire le fait de ne nous désirer qu’en transition des baisers à ce que nous nous permettrions plus tard, nous célébrions avec certitude une probabilité, rien de plus. Nous étions tout à fait déistes. Notre séparation, à mon départ du Kazakhstan, ne marqua aucun changement, je n’entrais pas dans le détail de ma vie pratique, puisqu’à Paris, j’étais hébergé par Anne, qu’à Rome où j’allais presqu’aussitôt das la perspective d’une audience du Pape,je l’étais par Geneviève, et qu’enfin en Bretagne, je continuois de coloniser la petite maison de ma cousine, puisque la mienne, si grande, n’en avait encore aucun des attributs qui permettent que soit habité un lieu. J’empruntais à profusion sur l’avenir, je ne réduisais pas mes dépenses, renouvelais ma garde-robe, et, si le chantier de Bréac tombait en plan, ce n’était pas ma faute, mais celle des banquiers dont j’avais épuisé toutes les faveurs. Comment me jugeais-tu à l’époque ? Me croyais-tu invulnérable, et marqué pour toujours par la bienveillance divine qui nous avait fait nous rencontrer. Je ne me souviens pas que nous ayons délibéré ni sur ton installation au plus vite à mes côtés en France, ni sur l’éventualité que ma disgrâce soit durable. Peut-être à mesure t’ai-je raconté les misères que l’on me faisait subir au Quai d’Orsay quoique j’en sois sorti et ne dépendis plus d’une hiérarchie qui n’avait pas voulu me recevoir au moment de me débarquer.

                                      Ces misères étaient cependant telles que je ne pus aller dans le projet d’une candidature à la présidence de la République. Scenario fou qui visait à me valoriser auprès des candidats ayant des chances réelles de l’emporter, et à me rendre le jeu des cartes dont j’avais disposé à mes débuts professionnels, toutes celles d’une équation extr-administrative. Occupé de mes projets et non de leur environnement, j’étais déjà à marquer le pèlerinage que je ferai à pied, en action de grâces, pour notre mariage de Lisieux à Lourdes et j’écrivis à chacun des maires de ces deux villes qui ne sont pas sans importance politique, qu’il serait symbolique de me recevoir et de me parrainer ; l’intervention du ciel pour qu’ils signent le papier en attestant et dont j’avais, entretemps, compris les circuits tels qu’aucun amateur, sauf à promettre la lune et à tomber sur des naïfs, ne peut courir la chance sans que ce soit celle d’abord d’une machine et ensuite d’une destinée déjà très en vue. La mienne ne l’était que de toi et des femmes avec qui je vivais dans la perspective de ne plus, très bientôt, consommer quoi que ce soit qu’avec toi. D’une officine, qu’avait présidée un moment Edith Cresson, après qu’elle ait été vidée de Matitgnon, faute d’y être adéquate dès que l’excellente idée de l’y nommer la relègua, aussitôt réalisée par François Mitterrand, au plus bas des cotes de satisfaction populaire, j’attendais quelques conseils et même l’embryon d’une logistique ; je fus écouté par un de ces hauts-fonctionnaires qui, ayant pantouflé, astucieusement, amassent des fortunes balzaciennes sans se faire prendre ni en concussion, ni en trafic d’influence, ni en délit d’initié ; il y a en a quelques-uns qui ne président aucune de nos grandes entreprises ou banques d’affaires, et ne font donc que de l’argent personnel, sans le détour des stock-options et de salaires faramineux, faisant plutôt mal en correctionnelle ; Jean-Pierre Souviron avait été au cabinet de Michel Jobert, il faisait alliance depuis peu avec Abel Farnoux, le conseiller trop écouté d’Edith Cresson, dans l’année de son pouvoir, et dans quelques-unes de celles qui avaient vu son ascension. Tous deux furent convaincus par mes argumentations, mais n’en tirèrent qu’une seule conclusion ; la campagne présidentielle qui s’était ouverte, était donc si bancale pour que des amateurs aient envie d’y aller aussi. André Rousselet qui avait mis de l’argent, venu de son invention de Canal +, avait un journal, qu’il sut liquider à la mort physique de Mitterrand quand il devint l’exécuteur testamentaire de l’ancien président : prétexte et coincidence qui avaient de l’apparence, mais cachaient surtout que l’opération médiatique avait raté. C’est de lui, qui me reçut, dans un de ces bureaux de derniers étages autour des Champs-Elysées avec vue sur l’Arc de Triomphe et le moutonnement de verdure de ce qu’il reste du Bois de Boulogne, que je tiens le chiffre de six millions de francs pour une campagne d’affichage sur les murs de Paris – ce qu’il avait payé pour lancer son journal. Cela donne le tarif très minimum de quelque promotion que ce soit, pendant une petite semaine, et donc ce que coûterait une présence de candidat politique dans la capitale. Un amiral, dans les environs de la ré-élection de François Mitterrand en 1988, qu’on n’avait pas auguré aussi triomphale, tenta la chance de cette manière mais uniquement dans les beaux quartiers. François Léotard, aussi, ayant emprunté le blouson d cuir de son frère comédien, assez connu et plus talentueux que lui. J’avais écrit à un de mes anciens adjoints, nous avions travaillé ensemble à Brasilia pour qu’il dirie ma campagne sur le plan légal, sa réponse amicale me montra qu’il en était tombé de stupéfaction. Il n’y eut qu’au Conseil Constitutionnel, et au Quai d’Orsay qu’on prit les choses au sérieux ; le préposé à la délivrance de quelques circulaires sur la question, avait lu mes articles de presse, naguère et continuait de me croire habile et important ; pour le cabinet d’Alain Juppé, encore ministre des Affaires étrangères, et, dont loin de tout et surtout de la rumeur, qu’elle me concernât ou pas, je ne pensais pas qu’il eût immédiatement un tel avenir, j’étais surtout importun et pouvait produire quelque portrait gênant, si j’avais une ouverture dans la campagne. Je te rappelle ces circonstances pour te montrer comment, pour la dernière fois, jusq’à ces temps-ci, ceux d’à présent, je pouvais être entier dans une idée et n’en démordre que la tête dans le mur. Le mur, c’était le harcèlement du directeur des archives tenant absolument à me détacher des doubles ou des décuples de télégrammes arrivés à l’ambassade, et dont je n’avais lu presqu’aucun, puisque, comme la plupart de mes homologues, je n’étais intéressé que par ce qui concernait mes soucis d’être instructionné et doté pour ce que j’avais à faire localement. Les réponses étaient presque toujours négatives, j’en avais fait le tour et ce n’était pas pour peu dans une tristesse ambiante dont tu m’as relevé, malgré que j’avais les apparences au Kazakhstan de la gloire. Bref, j’eus un parrainage, un seul, mais qui me fit plaisir, celui du maire de la commune où j’étais à rénover mes deux longères.
                                      Désormais, je n’avais plus que toi comme perspective, mais pourquoi n’en ai-je pas tiré les conséquences ? Pourquoi me suis-je obnubilé sans pressentiment aucun sur une ligne simple, mais dont j’allais constater qu’il était désormais hors de mes moyens de plus jamais la tracer, la ligne d’une reprise de carrière, après une interruption de quelques mois. Ni à ce moment, ni quand nous convînmes du sursis à notre mariage, je n’ai envisagé ce qui rétrospectivement était une solution, que nous nous établissions ensemble en officine d’intermédiation entre la France et les pays de l’Est, ceux surtout de l’ancien empire soviétique. Nous aurions analysé la presse du pays où tu as finalement émigré, ton don des langues et mon expérience de quelques entreprises et du financement des exportations nous auraient vite placé. Nous aurions fait la navette entre Moscou et Paris, le portefeuille de nos relations eît valu embauche dans une banque d’affaires ou une société de services, et placé en disponibilité de l’un et l’autre de mes deux employeurs que sont les Finances et les Affaires étrangères, je me fusse fait oublier, puis désiré à nouveau. Je m’enfonçais dans le contraire avec la gaîté de qui ne voit pas que le printemps et l’été annoncent l’automne et l’hiver. Je voulais rééditer les exploits de mes ascendatnts, le mariage familial, le foyer du haut fonctionnaire sans fortune mais sans déficit, et arriver vierge de toute caresse tant soit peu intime à une belle cérémonie religieuse. J’étais entré dans toutes les dépendances qui peuvent amener l’existence humaine a quia. Anne commençait de boucher les trous, qu’elle voyait mieux que personne puisqu’elle gérait mon compte à la banque où elle venait d’entrer, celle par laquelle nous nous étions connus ayant fermé son guichet parisien. Sans logement à Paris, je dépendais d’elle dès lors que j’étais arrivé directement de l’aéroport à la rue du fauboug Saint-Martin, que je l’avais embrassée et que nous avions fait l’amour, que nous continuions de le faire régulièrement, avec une santé qui de ce point de vue, n’a fléchi que quelques semaines du printemps de 1997, quand il s’avèra que tu m’avais quitté, que je le sentais inérieurement mais ne l’acceptais pas encore, et que tu n’osais me l’avouer non plus. Mon enthousiame à me sentir tellement habité par toi, retentissait sur tout mon comportement financier, sexuel, mental. J’étais ivre alors que les banques me passaient la corde au cou, que l’interruption des travaux à Bréac n’était pas assez franche pour que je ne fasse pas, à ce titre, des dettes dont je n’avais pas le financement.

                                      A Rome, à peine arrivais-je, mon audience du Pape fut fixée. J’aurai à me présenter à telle heure, à pied et devant telle porte. Mon costume était bleu foncé, j’apportais à Jean Paul II une médaille commémorative de mon ambassade, la seule qui me restât et du fait que Nazarbaëv à qui je la destinais, lui, ne m’avait pas reçu ; une image de deuil de ma mère, qui était belle, mais je portais une chemise presque rouge, plus seyante et joyeuse que du gris et du blanc. Les gardes suisses avaient la hallebarde de toujours, mais aussi une arme automatique moins visible, on monta par des ascenseurs, on marcha de salles en salles, toutes plus ornées que la précédente de tableaux Renaissance ou baroques dont je ne connaiaais aucun, les meubles, tables, sièges, les parquets étaient dans le ton, c’était silencieux et les visiteurs attendant ou repartant, se comptaient sur les doigts d’une main. J’arrivais à l’avant-salle d’attente pour y être acueilli par le secrétaire particulier dont je ne sus que dans les heures suivantes, l’influence qu’il a pour que s’ouvrent ou ne s’ouvrent pas les portes. Nous fîmes connaissance, je parlais de l’Asie centrale, du clergé local, il était polonais, il l’est resté et bien des prêtres de ces paroisses sous baraquements dans le limes russe, sont de ctette nationalité ou tout comme, l’évêque est balte. J’étais en surnombre à l’audiencier, c’est-à-dire qu’on improvisait que je sois reçu à la suite de ce qui était prévu de date assez longue. Ce fut ma chance, j’allais demeurer trois quarts d’heure devant un personnage habillé de blanc, comme tout le monde le sait, recroquevillé sur un siège, à son propre seuil. Une vaste table sans presque rien dessus qu’un crucifix, une sonnette, Jean Paul II, la canne à une main, ressemble dès cette époque à son prédécesseur des années napoléoniennes ou romantiques que Claudel a mis en scène dans sa trilogie, Le père humilié. Nous parlâmes dans ma langue, le Saint-Père était vif, intéressé, précis das ses questions, chef d’Etat écoutant la descriptions de terres qu’on pourrait peut-être analyser, la catholicité face à l’Islam et à l’orthodoxie dans des populations quittant le communisme et ayant besoin d’un autre air, mais aussi d’un air qui vienne résolument du dehors, avait ses chances, beaucoup de chances. Je développais, je pensais à ma mère et à toi, et fis tourner l’entretien qui avait duré, vers elle et toi : quel était son conseil pour mon plein emploi maintenant qu’il était douteux que je reparte aussitôt en ambassade. La bibliothèque privée du Pape portait-elle à ce point au réalisme ?

                                      Je crois t’avoir aussitôt écrit la scène, et que nous en ayons ensuite parlé, car elle a son merveilleux. Faisant part au Saint-Père de notre projet de mariage et du seul obstacle qu’on pourrait apercevoir, notre différence d’âge, il opine : cela ne marchera pas, les jeunes Françaises sont trop indépendntes. Mais non ! Saint Père, elle n’est pas française, elle est slave, elle est russe… Oh alors ! si elle est communiste, cla marchera. Nous rions tous deux, c’est sérieux. Il me semble avoir pour nous sa bénédiction, le lendemain, ce n’est plus le chef d’Etat m’interrogeant sur les relations entre son institution et les gouvernements d’Asie centrale, mais le prêtre de village qui attend quelques paroissiens pour une messe très matinale. Je suis le seul laïc à y assister, très ému. Tu viendras avec moi, la prochaine fois, comme les souverains ou les prétendants en exil à des couronnes que portèrent leurs ancêtres, nous présenterons au chef de mon Eglise les prémisses humains d’une éclatante réussite humaine. Je souhaite alors tout partager avec toi, te faire rattraper mes cinquante ans de vie avec leurs hauts, leurs expériences et leurs aventures, que tu puisses te les approprier et qu’ainsi, nous soyons ensemble à égalité de mémoire et de bonheur, pour écrire la suite du livre. Nous irons de fait ensemble à Rome, sans que le contexte apparemment ait changé. Le nonce apostolique en Asie centrale qui, autant que Geneviève par l’ambassade, a arrangé l’audience, me traite ensuite à déjeuner non loin  du Vatican, dont de notre table d‘estaminet, nous voyons les murailles rosese et oranges dominer les avenues pavées qui l’entourent. Il est curieux de mes impressions sur son souverain, puisque le Pape c’est aussi cela, et tout évêque que soit mon commensal, il est homme de carrière, la même que la mienne, la carrière diplomatique. Je termine mon compte-rendu par toi et la boutade de Jean Paul II : Marian Olès est alors beaucoup plus catégorique, et montre une connaissance de la psychologie humaine, de la jeune fille en particulier, il est Polonais comme sans doute certains de tes ascendants, point de l’histoire de ta famille qui m’a été ausitôt cher. Mariez-vous tout de suite, au plus tôt. Pourquoi donc ne le faisons-nous pas ? Quelques années auparavant, quand je commençais ma pénétration affective et mentale de l’Autriche, mon poste précédent, j’ai marché avec mon amie Gertrude aux côtés d’un ancien ministre du prestigieux chancelier socialiste que fut Bruno Kreisky, un juif anti-sioniste ! Le Grundlsee a s’élargir dans le pied des montagnes aux flancs gris et verticaux, l’espace d’un à-plat qui se prête à quelques groupes de châlets et à un petit bois. Nous marchions dans un décor à y tourner un film et ma compagne avait mis son dirndl pour honorer le vieil homme, qui en était ravi. Contrairement à tant d’observateurs trop pressés de faire des amalgames simplificateurs, et surtout aux pétitions, jamais tout à fait éteintes de beaucoup d’Allemands, Erich Bielka a tenu, toute sa vie, que l’Autrichien et l’Allemand sont fondamentalement différent parce que le premier s’est métissé à l’est et au nord-est et qu’au sud il est celte, germanique sans doute mais pas de pure souche, et donc bien plus élaboré par l’histoire et par les gènes que le Rhénan ou le Prussien. Cette thèse me paraît juste et n’est pas seulement propre à éclairer la rivalité longtemps à armes égales, entre Berlin et Vienne. Il se maria sur le tard, à peu près à l’âge où tu m’as rencontré. Une juive hongroise, peut-être un peu tzigane aussi, superficielle, vivante, généreuse et firnalement ayant une très sage pratique de la vie : vivre, c’est fêter chaque jour, et ce faisant cette femme – sa veuve à présent –, lui donna quantités de jours et d’années d’un vrai bonheur de vivre. Il fallait au moins cela pour effacer le regret qu’il eût de la fausse couche. Une femme, on l’épouse quand elle est enceinte, conclut-il l’histoire de sa propre vie, c’est ainsi qu’il s’était marié, non du tout par contrainte, mais par joie, pour fêter l’événement, pour marquer au ciel et sur terre la reconnaissance qu’il éprouvait de sa fécondité tardive. Nous ne somms pas entrés par ce chemin dans notre vie de couple, finalement nous avons fait comme tous ou la plupart, nous éttreindre et prendre des précautions, bien avant nos noces, et c’était restreindre d’emblée notre union aux seules dimensions d’une relation dans l’instant. Toi et moi en ne risquant pas l’enfant, en en reportant le désir à plus tard, sous notre commandement, avons changé  le sens de notre réserve initiale, ne nous connaître de sexe qu’une fois mariés. D’alleurs, qui en eut l’idée ainsi renforcée, sinon moi, car tu tenais au préalable des fiançailles pour devenir ma maîtresse, mais non à celui du mariage, et quand, de retour en France, une nouvelle fois, tu me parlas de simplifier les cérémonies pour y parvenir au plus vite, et que tu t’offris – aussitôt que se présenta un lit - dans la position la plus obscène parce que la plus pratique, comme si’l ne s’était écoulé qu’un instant et non près d’une année entre notre première et la seconde dont tu avais hâte, n’étais-tu pas dans le vrai ? L’enfant tout de suite, puisque le mariage nous y étions décidés, et que, pour ce qui te concernait, tu en avais apporté toute la documentation à fournir pour la publication de nos bans. Toi et l’Eglise, des sagesses d’instinct, et moi qui raffinait par orgueil ? ou parce que celui qui, de nous deux, douta le premier, ce fut moi ? Comme tu le vois, je mène dans mon exposé une recherche des responsabilités et acceptant les miennes, m’en truvant même davantage que sur le moment ou dans le passé, je vais vers toi et t’exonère de tout reproche. Je n’ai pas su prolonger l’élan que tu avais donné à notre rencontre. Puisque tout était exceptionnel, nous devions ne plus jamais quitter cette tonalité, ce registre, et vivre par conséquent sous tension d’un pari que l’aventure était notre seule voie.

                          Je restais rivé à mes soucis professionnels et t’écrivais des contes pour enfant. Avant que tu n’arrives, me suivant de deux mois du Kazakhstan en France pour mon anniversaire, je suis retourné en Italie et avec Geneviève qui y avait à faire, j’ai parcouru l’ouest de la Sicile, enchanté et vivant mentalement ce circuit et les découvertes des ruines grecques, des villages anciens dans les figuiers, dans des plaines africaines, ou haussés au-dessus d’inoubliables à-pic en forteresses des Normands ou des Croisés, comme si déjà tu étais avec moi sur ces routes, entre les colonnes et les arbres, au printemps si coloré et odorant. Je t’écrivais des images que nous phographierions de toi, nue à adorer quelque dieu oublié sauf de nous, à Ségeste, je te raconterai mes versions latines d’enfance, nous commencerions ta culture grecque par Agrigente, je repérais les chambres et les hôtels où descendre et lesquels choisir. La fête par anticipation, et notre album de souvenirs avant même que tu sois entrée dans des pages où j’avais déjà tout positionné. En quelques semaines, j’avais perdu tout jugement,  je ne m’employais pas à mon rétablisement professionnel, je ne pressais pas notre mariage. J’enquêtais auprès d’un vieux prêtre chargé de ce genre d’affaires à l’évêché de Vannes sur les dispenses pour disparité de culte, qui nous étant accordées permettraient notre mariage religieux, quoique tu ne fus pas encore baptisée. De ton côté, nantie d’un catéchisme officiel et ayant noué relation avec l’une des religieuses de la paroisse franciscaine que nous avions fréquentée tout l’automne et le début de l’hiver, tu prenais des leçons, sans beaucoup m’en parler ni m’en écrire. Le temps eût été plus long et moins déterminé qu’il ne le fut entre mon envol d’Almaty et ton atterrisssage à Paris, que certainement tu eusses déjà lâché prise. A-tu aimé ce verbeux qui phrasait et noircissait des pages sur nos fêtes futures et t’écoutais, te provoquais si peu ? Pensais-tu, à mon instar, que le temps et la consommation du mariage, de la vie commune, me rendraient plus simple, plus immédiat, davantage à toi et non à mes seuls projets, que nous cessetrions de vivre par projection et que nous serions banalement et librement ensemble ? M’aurais-tu fait ce reproche de tant d’abstraction, que je l’aurais compris, et non pas ressenti comme une marque – déjà – d’un début d’éloigenment ? Rétrospectivement, je te reproche de ne pas m’avoir cabré et de n’avoir pas pris énergiquement notre destin en mains, sans pétition d’expérience, mais par instinct, jouer, nous aimer, nous marier. Tu m’as laissé pontifier et tu n’étais vraie qu’en colère, quand la soumission était impossible, alors tu explosais, splendide et féline, tu griffais et boudais, tu signifais ton existence et enfin nous avions à parler vraiment et moi à t’accepter au lieu de te former ou de te contempler selon mes idées et selon mes projets.