lundi 5 décembre 2011

Coeur bien

Cet éveil au flanc plus grand, épais, vrai que moi et le monde,
flanc féminin, femme mienne, corps mien
sans être moi
donc plus que moi, étranger et familier,
toujours sans habitude pour ma main ou mon imagination,
corps de relief, de couleur, de frémissement,
aube encore noire d’un jour qui s’éveille brumeux,
mon lever maintenant a la douceur de ne plus souffrir de rien,
pas même des limites du temps, de la vie avancée, du sexe,
de tout sexe et de tout cœur,
quand j’aime – moi et mille – plus que je ne peux, moins que je ne veux.

N’avoir que toi comme monde, océan et montagne,
toi de flanc dont la respiration à peine murmure,
pour ma seule oreille.

Tout depuis a chanté, l’essentiel si léger,
ma silhouette idéale trouvée je sais où et par qui,
et quand vous êtes mère et fille, plus que femmes, si humaines,
générations de la promesse,
au seuil de la porte ouverte à l’instant,
au point de partir pour le rite de l’école ou quelque autre,
notre trinité a reçu tout le ciel en rouge et rose
avant que se lève la grosse étoile du plein air de notre terre

Sans se laisser nommer, le soleil de ce jour n’est pas venu
mais ton sourire, toi mon aimée quotidiennement vêtue,
naguère et tout à l’heure nue comme l’ivoire parfait,
et ton regard, ton front et ton âme, toi notre fille,
ensemble vous êtes cet astre par qui je tiens et reçois tout.

J’ai dit à mon cœur : tu es bien,
parole neuve à conserver, montrée en ostensoir,
joie d’homme dont se date l’heure de l’avoir reçue.


à Reniac, début de matinée, le lundi 5 décembre 2011

vendredi 25 novembre 2011

vérité, action de grâce - II

vérité, action de grâce - I jamais qu'au présent

Allongé sous le drap et l’édredon, la tête au repos,
les mains loin du ventre que j’ai nu si nous sommes au lit,
contraire à elle toujours à veste, pantalon, chaussettes
plus tard ou pas ôtés, rebroussés, lourdeur alors du corps se rasseyant,
blancheur du bas et douceur de la coulée vers le plus fendu,
et les mains poussant les coudes en ailes éployées de papillon
pour défaire l’ultime armure soutenant encore des seins le silence.

Je savais et sais tout, depuis quelques mois ou années
quand le vent des gestes et l’étincelle des yeux,
la salive au goût copieux gonflant bouche et lèvres,
entonnent l’acquiescement – et ils ne venaient plus,
s’étaient éteints, depuis des jours sans nuits qu’en rêve,
déjà dix ou vingt, lendemains à ne plus espérer.

L’heure intermédiaire en saison d’avant nos hivers,
elle est venue à son tour s’allonger, elle est ma femme,
je suis l’homme de sa vie, dont elle dit qu’il lui prend la vie,
mais arrivant au drap, jambes nues pour rien de plus,
un chant doux est venu qui n’a aucune parole et que je vis.

J’ai murmuré que, pour ne rien faire, le corps essentiel sien
nu me ferait doucement le fredon immobile du bonheur quand même.
Le maquillage de tissu bleu, à anse blanche élastique, fut effacé,
entre les cuisses ne posant la main qu’à plat sur la plus vaste surface
j’ai mis mon cœur et mon silence sans demande ni attente
au plan du repos où nul ni rien ne frémit.

La seconde et dernière demande était sœur de la première,
du trait aussi de ma main au blanc intime de la cuisse pas serrée,
de sa joue dans ma paume et de ses paupières closes déjà.

Mon sexe commença de respirer, fraternel et paisible dans sa main
comptant les coups de mon cœur, sans qu’elle resserra ou coula
l’étreinte dont je ne voulais pas plus qu’une évocation
anticipant une autre fois et rêvant du passé dont je ne me souviens jamais qu’au présent.

Le bonheur pulsait dans sa main, au bas de mon ventre,
de tout mon cœur, de toute ma chair, sans que rien ne chavire…
entre ses cuisses avancer au large de la surface
jusqu’à davantage qui offre des paysages, des humeurs, des idées
je ne voulais pas à cause du bonheur, à cause du moment,
à cause de nous et de la main libre des gestes,
je reçus sa caresse à mon front
que n’attendait pas un sexe devenu ciboire de mon émoi
et de sa douceur.

Il y avait allongé, se mouvant lentement pour faire repli qui emboîte,
le corps en deux versions qui était redevenu notre couple.
Le pouls ne battit plus, le sommeil venait signer notre union
les minutes durèrent, elle laissa longtemps ma main
venue envelopper comme d’un coque le sexe qu’elle revêtait
du bleu et de l’anse blanche d’avant
et ses assises avec la vallée médiane dont l’ombre et le bois
sont plus loin à l’orée du devant que je n’avais pas vu,
rayonnèrent un grand instant pour me promettre ce soir.

Elle partit, tout demeurait, mes mains revenues à mes cuisses
sans bouger rien ni reprendre plus ou moins
écrivirent ce que gisant et éperdu j’avais reçu et qui durait.

Alors j’entonnai le cantique de la grâce insouhaitable,
de l’impatience miraculée,
de l’aventure différente,
de l’âme trouvant sa sœur, chair aimée d’en face,
chair aimée d’une enfance d’amour et de patient désir
sans étape ni arrivée ni début, que la venue,
les mains qui s’échangent et qui se permettent,
les ventres et le sourire qui promettent
en écoutant la tranquillité nouvelle
qui nous avait indiqué le chemin jusqu’à plus tard,
car j’avais traversé le doute et l’oubli :
l’union toujours à deux avait déposé à ma tête,
à mon front, à mon bras où elle abandonnait toute veille,
toute réserve, tout refus
le baiser qui dit tout et n’a besoin de rien qu’un instant
où tout reste, arrêté, vivant.

au lit, l’heure de la sieste à Reniac, vendredi 25 Novembre 2011

vendredi 18 novembre 2011

jeudi 17 novembre 2011

La vérité

l'échec



J’ai souvent connu l’échec. J’ai parfois connu le succès. L’échec seul m’enseigne et me rapproche de la réalité. Le succès : une nomination attendue, naguère la parution d’un article dans un grand journal, une démarche qui aboutit dans l’exercice de ma profession ou pour mes auto- gestions, une séduction déployée et acceptée avec quelque marque incontestable à la clé… m’a toujours attristé, dépaysé. Je me suis senti figé dans une atmosphère vaporeuse et dangereuse, comme si le pays du succès ne m’était pas convenable, comme si par avance je sentais que je ne m’y maintiendrai pas, que j’en serai chassé. Le succès m’isolait et me faisait perdre ma propre vue. Où aller maintenant que… et alors. Souhaits indistincts ou précis qui trouvent leur aboutissement. Je n’en ai joui et ils gardent leurs effets dans ma vie jusqu’à l’instant présent de cette méditation, de ce recueillement, que quand ils furent une rencontre. Le succès qui appelle une suite me dégrisait aussitôt enregistré.

L’échec en tout domaine, y compris celui de mes projets les plus légitimes par eux-mêmes : élaborer une œuvre, communiquer ce que la vie et le regard qui m’est donné sur elle, m’apprend. L’échec à chaque année ou jour de ma vie d’enfance à aujourd’hui. La nature de l’échec est longtemps l’arrangement hostile des circonstances, l’incompréhension d’autrui. Elle apparaît ensuite comme le résultat, la sanction d’une inadéquation entre mes projections et mes moyens, je me suis mal inséré au monde, je me suis mal utilisé, j’ai évalué tout à côté.

J’ai découvert et je vis depuis quelques années tout autre chose. L’échec est moteur, il est l’outil de perfectionnement qui m’approche de la vie et de la fécondité. J’ai découvert, pas immédiatement, mais en profondeur, et en rends grâce chaque jour, que les grandes (à mon échelle personnelle) et très douloureuses circonstances de ma chute professionnelle, des conséquences de celle-ci sur ma vie amoureuse, sur ma vie intellectuelle, sur mes finances personnelles, sur tous mes relationnements, m’ont appelé à une vérité que je n’aurai sans doute pas atteinte dans le succès : la pérennisation d’un smei-sommet de ma carrière jusqu’en 1994. L’angoisse indistincte que je vivais dans une position précaire a fait place à un inventaire de ce qui m’appartient en propre, et d’abord ma volonté de survivre et d’être enfin utile tel que je suis, et non fonctionnellement ou par la grâce d’autrui. Conclusions anecdotiques, mais si je regrette l’expérience, les rencontres, les acquisitions intellectuelles que m’auraient permis la suite d’une carrière diplomatique dont tout l’intérêt tenait d’ailleurs à l’usage que j’en faisais plutôt qu’aux opportunités habituellement attachées à mon métier, si je compare souvent à ce que je ferai encore encore aujourd’hui à la place de mes égaux, de mes contemporains ou de cadets en grande position professionnelle, politique, éditoriale, littéraire, je sais et je vis que le cœur des choses et l’âme des gens ne m’auraient pas été montrés, donnés autrement que je continue de les redevoir, et probablement moins bien. Aucu encens, aucune illusion, aujourd’hui car l’espérance est une certitude, elle n’est pas révérence pour l’attente ou pour le brouillard.

L’échec m’a mis, chaque fois, de mes désespoirs et souffrances d’amour aux pannes financières, au choc d’une interruption de carrière ou d’une mise au placard, dans la main de la Providence. Pas instantanément mais avec la patience d’une maïeutique dont je sais l’origine divine et le langage évangélique. J’ai été éduqué par l’échec. Je sais que ceux qui viennent m’amèneront à être plus jeune et plus simple, plus disponible pour ceux qui m’aiment, plus directement contemplatif de ce qu’il m’arrivera. Je comprends que le succès en Dieu et dans l’estime de qui m’aime, est bien davantage l’échec que je subis mais dont je ne meurs pas, et dont je souris même, en l’abandonnant de mémoire autant qu’ont été piétinés et réduits à ce qu’ils étaient, mes vieux souhaits et mes vœux qui me faisaient me cacher à moi-même.

Je ne compare rien, je dis et vis simplement qu’échouer rassemble et unifie, me fait me connaître et déplace enfin mon espérance vers l’essentiel. Je suis enfin rassemblé pour une suite que je ne définis plus mais dont je vais être l’instrument, l’agent décisifs. Alors ce qu’il adviendra sera partageable et pérenne.


Thème ressenti l’après-midi du jeudi 17
– tenté d’être transcrit et un peu élucidé le matin du vendredi 18 Novembre 2011

écrire en intime

lundi 14 novembre 2011

soir d'hier - plage de Bétahon seul avec mer et chiens + carnet de terrain


La plage, le soir sans soleil ni coucher


J’étais venu pour voir le coucher du soleil,
j’imaginais ce que je verrai dans tout,
et ce qui vient à ma rencontre n’est que
luisance de la mer, flou infini profond du ciel,
ce qui existe bouge et vit – figure
de vaguelettes roulant et ourlant
à la montée du rivage,
c’est leur son répété qui se fait écho
dans le seul sens de la largeur,
en étant parallèle à celui de la vague.

Jétais venu pour contempler,
je ne vois passer qu’un couple, femme côté mer,
suivi d’une jeune aux fesses
qui rebiquent et qui dansent,
très longs cheveux blonds,
jeune fille qui fait silhouette et les rejoint.

Une femme sans âge ni ligne passe
les ayant croisés sans doute,
des oiseaux que je ne distingue qu’en points noirs
léger grésil entre les perches jalons du port en bois calotté
et l’obstacle-balise lourd, bétonné, façon tourelle
d’un navire dont il serait la dernière émergence, après naufrage,
je le vois là depuis quinze ans au moins.

La marée est haute,
le soleil a seulement laissé une trace à effacer
rose, vuerge, tenace à l’endroit probable,
quelques barres dentées, sauvages – habituelles – des rochers-récifs
dépassant, en semblant dormir, en semblant guetter,
la surface plane de l’eau.

Et je suis là devant tout
et tout est devant moi,
le socle de mon passé qui frémit toujours
mais ne me dérange plus d’aucune question,
d’aucun choix ou compromis : tout est arrivé.
Je suis là devant un présent,
apparence de bataille, de soif, de compagnie
et je brave l’avenir que je veux et ne sais pas,
l’avenir dont je reçois à chaque instant la responsabilité,
dont je suis la respiration, l’automate, l’accueillant accueilli.

. . . rencontre fortuite, venue sans annonce :
un homme, un passant,
un visage, une silhouette, un premier plan,
tout se passe, nos voix d’abord pour le commentaire,
l’actualité, les pronostics,
le choc de nos cultures, première identification,
une note de lecture, Pascal et son chien, puisque les miens…
Pascal à l’impossible canonisation quoique docteur spirituel,
une biographie de Rimbaud fait le tournant,
échange de nos ignorances, récitation du poème en répons alterné,
l’enquête sur moi,
le retour de la question,
le vêtement de l’autre,
l’âge de même pour la constatation que l’un comme l’autre
nous sommes à ce qui était la vieillesse
quand j’étais très jeune et encore vague…

La balise clignote vert, ver luisant.
Les chiens ont leur pose,
mes deux de troupeau sont couchés, attentifs
les deux autres, jolie façon de pointer ou griffon minuscule,
se distraient à observer du rien, aussi de la vérité.
Tous quatre tournent leur dos au couchant.
Derrière moi, une voix d’enfant fait rumeur
sans que le probable adulte se fasse entendre.
La laisse de mer ne cesse son rythme
mais le son ne l’emporte plus sur le visuel,
tout relief s’atténue,
un coup de feu inattendu fait seul une pointe.

Il commence de faire froid,
la nuit vient sans transition et je pars.
La page de mon carnet est plus blanche que le ciel.
Que d’hommes, de femmes installant maintenant des lumières
étoiles basses aux découpures qui, noircies, font encore paysage.
Je ne pense aux morts qui les ont précédés
ni aux vivants qui me succèderont.
Les barres – soutenant l’horizon d’eau
en bras inégaux pour ouvrir ou fermer l’étal
de cette anse vaste et nue que j’aime
comme l’anse des golfes du cher et parfait Brasillach :
la mer et ses limites quand on est à terre.

Ce n’est ni une heure ni un paysage
pour les amoureux,
par manque de couleur, par unicité d’un son sans nom ?
ce sont ceux de l’âge où la vie
nous apporte à nous-mêmes la conscience
d’avoir vécu et d’avoir encore à vivre,
ce n’est d’aucun poids, que présence.

Je suis content
si qui j’aime, au pluriel singulier, est heureux :
alors je le suis aussi.
Les deux plus jeunes de mes chiens jouent et luttent
sur le sable devant l’eau qui les indiffère
et là-bas derrière le clin vert du phare
un autre point rouge, exactement à l’horizon,
sans construction.

Il y a l’heure, l’heure de vivre,
l’heure de ne rien édifier et de tout accueillir,
tout est alors improbable et précis.

Si je priais je ne dirais rien,
si je voulais je laisserais venir,
ce qui m’est donné est mieux que ce que je cherche.
Plage le soir coucher sans soleil

transcription difficile à effectuer, achèvement d’un tiers encore, remis à plus tard

plage de Bétahon, Morbihan
soir du dimanche 13 Novembre 2011

lundi 12 septembre 2011

moi quand je ne suis plus

un ciel traverse là où j’ai levé les yeux
il est fait du mutisme et de nuages
sans forme que le déplacement
de couleurs sans netteté que
de la pâleur et de l’hésitant.

la ville, non loin du muret qui m’adosse,
a des bâtiments dans ma mémoire
mais aucun dans mon regard.
elle a des bruits par allées et venues
de ce qui la peuple sans y loger,
elle attendrait si elle savait,
des moteurs la font gémir,
des passants la font dire
sans qu’elle vive.

des voix ne font qu’un mot plus
monotone que les raideurs sonores
de tant de machines domestiques

assis, des pieds devant moi,
ce sont les miens selon toute vraisemblance,
les cuisses offertes à poser un livre blanc
très petit, à titre rouge,
je vis l’aventure de cet instant
celle qui n’est ni lecture ni écriture ni surprise
je me rencontre avec un autre essayeur
dont le thème est plus réussi que l’écrit
mais qui apporte le possible de l’existence
la réalité d’une pénétration sans invasion

la rencontre est sans lieu ni temps ni matérialité
les mots tentés que je relis
après qu’un autre les ait écrits
me reprennent et ne me déplacent pas
ils m’enlèvent les qualificatifs
ils m’oublient
et je vais droit à mon cœur,
au centre vif de ce que je je suis
et qui a nom amour, bonheur,
naissance, passage à une vie
dont l’éternité m’est connue
chaque fois que j’approche de la vérité

la grande aventure se taira
comme elle avait gardé le silence
jusqu’à ce que je lui ménage cet instant
elle me sait docile que par surprise
elle me prendra dans ses dimensions
elle m’invitera à danser d’intelligence
de baisers fous et de prière
elle m’agenouille et m’ouvre
elle me redira où la rejoindre
elle m’avait attendu
elle ne me quittera pas
elle s’appelle moi quand je ne suis plus

elle me permet de penser à toi
sans plus essayer de te nommer
elle ressemble à Dieu dont elle ouvre la porte
elle a visage de toute chair
corps de toute âme
esprit de toute divination
quand le pressentiment de l’absolu
trouve grâce pour dissiper ma cécité
et me donner à voir ce qui est tout


à Vannes, fin d’après-midi du lundi 12 septembre 2011, entre patinoire et gymnase, dos à leur mur de séparation

mercredi 7 septembre 2011

toi : la mer, et moi - plage de Bétahon

Devant la mer,
dans l’existence,
leurs bruits, pas une rumeur,
mais une continuité de sons,
chacun évoquant des masses et des renversements,
des lignes et des heurts.
La répétition fait cette immobilité
qui est sans arrêt.

Si je lève les yeux, c’est-à-dire : tête et visage,
et que je m’offre au ciel,
le vent change de caresse,
le bruit devient ambiance,
l’image dissipe la distinction que
je faisais des sons.

Ici à contre-jour,
à contre-soleil, à contre-mer,
à contre-reflet, à contre cette absence
de couleur qu’est le gris et sa luisance,
ses moires, ses lignes, ses ondulations,
ses déplacements,
tout est silhouette.
Des cris d’enfants, des mots en fragments,
des pleurs ou des ordres
ne dessinent aucun texte, n’élèvent aucun décor.
La mer ne dépose ni écran ni écume,
elle se retire et avance de très peu,
elle n’est que présence et mouvement.

Devant elle, corps semi-plié en position assise,
je suis plus matérielle, minéral, lourd
que les eaux de toujours,
bien plus disjoint, bien moins cohérent
que cette masse de mer, d’océan
qui n’ont ni frontière ni limite,
qui occupent tout ce qui est à leur niveau.

Mer d’ici, mer de là-bas,
mer d’hier et de maintenant,
tu as presque l’éternité devant toi
et derrière toi.
Les dimensions n’existent pas,
tu enveloppes planète et vie,
toi et ton frère le vent,
seuls à bruisser en permanence.
Je suis lourd, compact.
Je meurs si l’on me fend ou l’on me perce.
A toi, c’est indifférent,
mon visage et mon corps s’affaissent,
les couleurs de mon enveloppe de peau
changent peu,
les tiennes sont multiples, tu es chacune,
tu te ressembles, mais ce que tu répètes,
murmures, à ton rythme si léché,
est l’écho d’un moment,
à l’arrête de la laisse de mer
ton insistance à produire, reproduire,
continuer, revenir.

Je ne cesse, tu cesses,
cela se voit de moi,
cela se sait de toi,
dans ce moment de notre face à face
Je jouis de toi
que tu m’occupes si totalement
à te regarder.

Serais-tu suprême, ô mer d’ici,
de là-bas, d’autrefois, de demain
sans doute,
refuge depuis le rivage,
je t’ai peu pratiquée.

Je ne sais pas ce qui envoûte,
ce que je comprends, entends, lis
mais qui se dit de moins en moins.
Les défis ont remplacé les marins,
le plaisir et les guerres ont remplacé
avec du métal ce qui t’était confié
en bois,
les bateaux de mon enfance
sur papier à petits carreaux,
ne sont jamais devenus mon métier.

Je ne te connais pas : mer,
je ne te connais qu’en tableau
tabdis qu’un goëland longe ton épousaille du sable,
il glise mieux en l’air ou sur terre,
il te suit en largeur,
l’horizon est la longueur,
est-il toujours à la même distance
ou, dans tes versions de mer autrefois
qui pour toi ne change rien,
était-il – l’horizon – aussi proche
devinant ce qu’après, au-delà,
on verrait du vide
de quoi ?

Quel versant me révèles-tu ?

Le soleil reste d’argent
flamboyant avec un centre d’acier
et du poudroiement raide de sa couronne.
Tu en prends le reflet,
tu l’apprivoises, tu le roules à ma portée,
tu l’étales sur tout,
il devient avec toi un chemin du sable
à un cap.
Tu as su laisser une marque,
ajouter une traverse d’ombre mate.


Il me semble que la frontière proposée par toi
et le camailleu de sons,
tu t’y répands avec plus de variances,
tu es déserte mais tu parles,
sans doute avec une grande lenteur
pour qu’aucun mot ni verbe
qu’une phrase immense éperdue
dont je ne devine pas le commencement
ni le final,
ne me heurte.

Tu ne t’adresses à moi ni à personne,
tu n’enveloppes même pas,
tu n’es que présence.

plage de Bétahon, fin de l’après-midi du mercredi 7 septembre 2011

mercredi 31 août 2011

suite brésilienne - la ville que nous partageons

Dans ta ville d’aubes au soleil rapide,
par les pelouses et les avenues du matin
qui a rompu les présences, fermé les portes
entrouvertes la veille, laissé le lit
à ton seul corps qui pelotonné et mat
ne s’étire plus que pour soi,
dans ta ville étrangère où je ne sais
aucun des lieux où s’asseoir et penser encore
à toi,
j’ai dû fuir dès le lendemain,
comme convenu, sans la goutte du sourire,
sans la lumière de ta bouche,
sans la certitude de ton front,
avec à la pensée la seule répétition
que nous étions unis, et que nous ne le serions
plus dès maintenant.

Le petit matin d’un même mercredi était coupant
comme l’heure qui décidait mon lever, les vêtements
réunis en apparence de mon corps,
l’hésitation que j’eus,
songeant à toi te rendormant et le retour
à ton lit que tu m’avais ouvert,
le retour à un baiser que tu pris, visage soulevé,
et à ton corps sans un mot,
sans un avertissement qui s’ouvrit
comme jamais plus dans mon souvenir.

Il y avait eu les épis d’or de tes cuisses,
au dernier moment quand il ne faut plus que
répondre à la précision de cette joie savante
que nous avions alors à cet instant et
cet aveu que tu fis, je ne sais quand, quand
en toi et immobile, tous deux formant l’étoile
primordiale à la plage du lit qui semblait
immense puisque nous le prenions de la tête aux pieds
et que faisait ton visage aux yeux clos et au front
de noire lumière, un soleil consentant et sombre
qui irradait dans toute l’heure nocturne
une densité de bonheur et de certitude
de notre accord que je n’avais plus su
depuis bien loin : c’était la prévision réalisée,
mais serait-ce la prophétie ?

La nuit avait été sans que j’en compte les minutes,
sans que je retourne de la main la preuve par ton corps
et le mien que je ne rêvais pas,
j’avais dormi comme toi,
comme si la décision était le nouveau regard
jumeau de celui de la veille, disant le
même émerveillement et le même sourire,
l’assurance donc que le feu ne serait pas cendre,
et que la tranquillité pouvait commencer,
mais dans ta ville il me fallait te quitter,
il me fallait seulement supputer ce qui en moi
allait porter ta trace, ta cicatrice,
il me fallait seulement jouir de la certitude
de t’avoir rencontrée et ne mesurer en rien
aucune attente. Je ne savais pas de science ni
de parole que ce matin était le vrai chemin,
je pouvais tout croire mais la sagesse intérieure
ne me faisait rien espérer. Je balançais
dans les aubes de ta ville, dans les mouvements
vifs du soleil aux bâtiments immenses de temps sans nuits
la précision de l’instant qui m’était donné,
l’instant où j’apprenais que je t’aimais,
l’instant si fort
que tu me donnais encore la grâce
de ne pas me demander si toi aussi…
et tes réponses auraient la tendresse
avant même les questions,
et à ton tour et depuis
tu as fui les lieux et les jours,
les prétextes et les avances,
le calendrier trouble des retrouvailles
avec d’autres
que tu m’avais dits en préambule de notre
histoire,
à peine pouvais-je le considérer,
puisque tout commençait de ce qui me semblait impérieux
depuis les répliques de l’orage,
car ce soir public en bleu et loitaine
tu avais franchi les commensaux et les froideurs
pour examiner les phrases et ne pas repousser
les chaises écartées, ma main à ton épaule, comme le signe que prochainement tu voudrais bien.

Tu m’as parlé d’unité, mais pas de ceux qui
te la donnent,
tu m’as parlé de vie et de bonheur mais pas au présent,
je t’ai vue rire à un autre qui te téléphonait
mais n’était plus rien pour toi,
je t’ai vue penchée sur moi qui t’embrassais les genoux
prendre à deux mains mon visage et ma prière
et murmurer qu’ils seraient inutiles.

Par la ville que nous partageons sans jamais nous croiser
il me vient souvent d’aller à tes fenêtres et
de compter les lumières et les étages et les pas
que tu fais de ton lit à la salle d’au pour fermer
les persiennes et faire dans la chambre que je connus
l’épaisseur du soir à goûter,
et dans la ville qui est tienne, dans l’immeuble où
tu es, il n’y aura plus pour ma ressource que l’anxiété
de n’être ni vu ni nterrogé ni aimé de toi surgie
si j’y pose, en fente de porte et en timidité définitive
la supplique de nous tous,
les simples mots de l’appel.

suite brésilienne - l'enfant s'il meurt

Messe

Tandis qu’hier s’avançaient mitrés des hommes déguisés,
qu’avaient applaudi les pauvres et les solennels
à la venue du chef soupçonneux, raide, étonné, entouré,
je te cherchais ange et tes frères,
et du plafond en gerbe de béton ne tombaient que des ailes
celles que tu portais désormais et qui t’enlevaient ailleurs.
La foule était sur pied, la foule murmurait, emplissait
de ses convenances et de ses spectacles la mémoire qui
lui faisait déjà défaut.
Tu étais déjà, pâle, encore rieur de la dernière partie,
Couché en ton dernier corps sur ton dernier lit,
Près des derniers tiens de cette terre-ci,
sans parole, sans regard que tes yeux si fermés,
qu’on pouvait sans doute croire que tu faisais effort
pour les tenir ainsi et que bientôt tu les rouvrirais
et reprendrais le jeu, l’escalade et les rires.

La cathédrale avait ses lumières et son glas,
les prélats et les présidents, les diplomates
ne pouvaient aucune prière, cette église-là
n’avait donc rien à dire
de ceux que nous couchons, de ceux dont nous défaisons
le costume qu’ils avaient passé eux-mêmes,
de ceux dont nous touchons le visage et les paupières
pour les figer au mieux de leur sommeil,
cette église-là, ces dignitaires du sacré
politique et religieux, les cités entremêlées
de ce temps où la vie ne se compte pas
tant qu’elle reste donnée,
n’avaient rien à dire à ma prière.

Un seul, nu et blanc, les bras étendus bien haut
au-dessus des autels et des éclairs des artifices
et des rites, semblait à sa place ignorer tous les autres,
un seul en croix allait dire la messe que je suivrais
de loin,
tandis que demain on va commencer de te porter
par cette campagne, vers cette église
où tu fis tous les gestes de ton enfance,
où tu riais tous les cris et les jeux encore
aujourd’hui si le temps t’avait été laissé.
Les vis et les cachets sont mis,
Toi – tu as su tomber à terre sans qu’on ait
plus tard à t’y descendre, tu as choisi le point de chute,
tu as préféré le dimanche et la pénombre peut-être,
tu avais commencé ce jour-là comme tant d’autres,
tu avais l’allégresse de ne rien préparer,
pas même un adieu, pas même un mot, pas un geste surtout
que ce seul-là qui lia tout.

Les aurores ont leur office,
dans la grisaille du sommeil qui nous quitte à peine,
à des seuils frais, dans des chambres dorées
où le prêtre se prépare et murmure,
on peut aller, tu allais sans doute certaines fois,
se prendre à genoux à regarder quelque chose en nous-mêmes
d’étrange et d’insaisissable,
un souffle frôle les épaules,
un esprit dit des mots écrits depuis longtemps
qui sentent le futur simple,
qui indiquent quelque part ce que nous serons
et ce que nous ferons.
La prière se récite peut-être, mais toi – comme tous les enfants
– que nous fîmes et que nous fûmes peut-être avais-tu
l’oraison distraite, ou bien la tête dans ton coude
comptais-tu les éclairs dans tes yeux
que produisaient la lassitude et l’attente.
La messe se disait, je ne sais si tu la suivais,
je sais que tu n’en avais pas besoin,
si peu de temps te restait que l’éternité
tu n’aurais pas à prendre l’inquiétude
ni la supplication d’ordinaire humaine.

Cette messe-là, demain, tandis qu’on te prendra
comme tu n’aurais jamais imaginé être pris, balancé, emmené
je vais la dire pour toi,
je vais t’y associer, tu viendras à mon bras,
tu auras ta place et ton livre, les genoux nus
et le regard clair que nous aimions tant, tous,
tu regarderas le sacré et les vases, tu écouterasles symboles,
tu verras celui seul qui a quelque chose à nous enseigner,
déjà à relever nos têtes et nos larmes,
toi tu seras déjà l’ange qui à notre épaule passe l’étole
et dans notre cœur souffle les braises de la présence.

Dans le cercle élevé clair du béton qu’on a façonné en gerbe,
je serai seul à la prière d’une messe dont l’heure sera autre,
entre les sièges désertés et habituels, sur les dalles blanches,
à la tombée exacte des trois esprits, je verrai ta vie entière
et j’entendrai tes pas, et la joie de ton rire quand tu m’auras
surpris, clos les yeux de ta main, arrêté ma méditation
et souri simplement d’être avec moi qui n’y pouvais plus croire.
Tu t’en iras mon enfant dans le lointain de l’édifice,
tu m’auras chuchoté quelque chose, comme un signe de te suivre,
tu t’en iras mon enfant et je n’y pourrai rien. +





*****



On ne sait jamais rien d’un enfant

On ne sait jamais rien d’un enfant que son visage,
et le visage d’un enfant c’est son âme et ses yeux
sont son son cœur et sa langue, et l’expression qu’on
ne peut saisir du lointain de notre vieillesse et
de nos consciences.

Quelle page s’écrit dans l’âme de notre enfant,
de l’enfant que nous fûmes, de l’enfant que nous regardons ;
mobile ou quémandeur, yeux clairs ou front parfois occupé,
nous n’en savons rien, nous ne savons pas même celle
que nous écrivions dans cette vie-là.

Quel visage et quel corps avions-nous, qui étions-nous
enfants ? Certains nous le disent, d’autres le rapportent
ou le fixent, notre époque a inauguré les moyens de cette identité
mais en vain cherchons-nous qui nous étions et que les autres
ont vu sans oubli ni prescience.

Nous étions en nous-mêmes, aveugles à l’avenir,
ennuyés si souvent du présent, vivant de mots et de rêves
que nous ne communiquerions que bien plus tard,
qu’à présent où nous sommes la semence de notre éternité.
Notre enfance façonnait ce présent et l’enveloppe et la graine
ont disparu dans le lointain de ces courses d’où nous arrivons
sans mémoire que celle de notre avenir.

On ne sait jamais rien d’un enfant que ses sentiments,
l’histoire file des laines et des jeux, se prépare sans nom.
Tu n’aurais pâs d’histoire, tu n’aurais été que présence,
à quoi te préparais-tu donc,
quelle était la graine, quelle était l’enveloppe
que tu concoctais pour la dépiauter à un âge que tu n’aurais jamais.
La légèreté était ton secret, oui ! tu pouvais ne rien peser
Puisque tu n’avais pas notre avenir, pas cette charge
à organiser et à prévoir, pas ces épaules qu’il faudrait courber.

C’était singulier, tu courais si vite, et tu ne paraissais
ni hâtif ni anxieux, pas même attentif,
ta présence filait comme un ciel, ton sourire comme un don fugitif,
tu étais de ta naissance à ce choix d’un soir comme éperdu,
la transparence était ta couleur et ton or pour les autres,
tu aurais aimé disparaître ainsi comme envolé.
On ne savait rien de toi parce que ton histoire était un jeu,
tu jouais de tout, tu réfléchissais la peine et la demande
d’autres que tu regardais, prenais de ton sourire et épousais
alors, comme la chienne que tu aimas, ventre à ventre,
enfants tous deux de la terre, des tapis de l’homme,
des vacances scolaires et des jours de congé.

On ne savait que visage, tes vêtements et ta voix,
on songeait que le temps peut-être bien plus tard dirait plus,
on ne pouvait deviner que l’éternité ne suffit pas à comprendre
et que l’amour avide de gestes l’est à raison
car lui seul des instants, de la présence, de la vie
craint et goûte tout le poids. Même de cela tu te passas.

Avril 1985

en médiathèque - dialogues et vérification - je cherche fortune tout autour du chat noir

vendredi 26 août 2011

suite brésilienne - 004 . La douceur était au coin de la rue

La douceur était au coin de la rue


La douceur était au coin de la rue,
la douceur je l’ai invitée à ma table,
la douceur, elle m’a souri, elle m’a suivi,
la douceur avait les jambes si longues
et le visage si étonné de mes soins et de
la tendresse qu’elle croyait impossible aux hommes,
que je lui ai parlé,
que je suis revenu à elle tant de fois,
la douceur avait le front triste
et les mains travaillées,
la douceur était immense quand elle prenait
la vie, debout, à mes côtés,
la douceur vivait le jour au grand air
et la nuit en pension,
la douceur me parla de ceux qu’elle aime,
des existences des autres,
la douceur avait des seins blancs
et le corps noir,
le profil animal et fier,
le front bombé et attentif,
la douceur n’avait pas d’autre nom
que celui-là.

Aussi dans cette ville qui ne sera plus qu’un rivage
dans d’autres siècles ainsi qu’elle fut autrefois,
je te vis intelligence et distinction
que je ne savais pas encore nommer
douceur,
et nous ne nous payâmes que de la promesse
enfantine du revoir et que la caresse
du départ.
Aux moulures d’un débarcadère, tandis que le Christ
au Corcovado perdait son soleil,
nous fûmes au dernier
presque un couple. Il est – ici – encore beau.


Rio de Janeiro, 18 Février 1985
Brasilia, 28 Avril 1985

jeudi 25 août 2011

poèmes en prose au Brésil - 002 . femme


Femme


Le sein peut-être à cet officiel déjeuner,
le bronze soupçonné de toute peau, l’allure
et le sourire, une somme à paraître composée.
La tendresse et la joie intérieure, où ?
Beauté et charme tels que difficile.

Ainsi cheminè-je de la première
à cette dernière apaproximation.
L’histoire pourtant s’emmêlait. Femme,
elle avait participé à des entrées
et des deuils, comment les sentait-elle ?

Le regard si égal, la lumière constante,
que voyait-elle de moi, des autres ?
Discriminait-elle, nivelait-elle,
se gardait-elle en fait de l’entier monde ?
Tant de grâce permanente était-ce peur ?

L’homme se proijette, mais la femme se remplit.
Par les paysages et les lacs de cette année,
je la voyais lisse, sans chronologie,
hors des âges, d’atteinte, de pleurs
et je ne savais m’expliquer cette astreinte.

Car le front et les yeux, leur brun
et le rabattant de cette marche,
de cette silhouette, cette assurance
me semblaient envelopper le rare extrême :
la femme centrale et préservée.

Culte difficile que la cotoyer,
bruit de fond que la plupart des paroles,
elle posait parfois la réponse, pas la question
et tout, si arrangé, balançait encore
la seule énigme qui me fait songer :
comment connaître sans atteindre, se blesser ?




Brasilia, 13 Mai 1985

lundi 22 août 2011

début de proses au Brésil, il y a vingt-six ans . d'abord aménagées du journal intime . puis "poèmes" en première impulsion qui devint genre


Soleil jumeau de mes ombres


Quatre heures quarante cinq du matin.

Cela ne m’arrive jamais ou presque,
ce réveil dans la nuit à ne plus pouvoir se rendormir.
Sécheresse et chaleur, les mains rêches,
les verres d’eau qui ne remplissent et ne comblent rien.
La rumeur de toute la nuit s’est tue :
pas très loin, ce qui d’autres nuits
semblait le passage d’un train le long de haies
ou de poteaux à grande vitesse,
et qui cette nuit étalait comme un chant choral,
des rythmes qui revenaient, et revenaient,
ressassaient que je ne saurais définir
maintenant qu’ils ne sont plus.
L’autre fois, c’était un permanent retour
à marquer le rythme de mes pieds nus au fond du lit :
j’avais alors la fièvre et cela seul m’animait.
Cette nuit
qui est encore noire,
je tourne et retourne
une chair à la peau lisse, fesses ouvertes,
à plat ventre dans mon désert, mon corps,
signe de mon âme.
A travers des nuages qui sont clairs sur ciel noir,
passent des étoiles brillantes
que je ne connais pas, des arrangements inconnus
qui ressemblent peut-être à l’hémisphère
figuré sur le drapeau brésilien,
les constellations de Magellan,
les constellations qu’on ne voit que depuis cinq siècle
et moi, depuis un mois.
Pourtant hier soir, sortant du dîner
où je fis la charité de ma compagnie
et le gaspillage de ma solitude,
les trois rois d’Orion,
les pectacle familier des quatre heures du matin
entre l’Hymète et ma cuisine –
là-bas dans la patrie de mes bonheurs
et de mes œuvres et pensées passées –
se voyaient miraculeusement.

Ma grand’mère me fit parfois des confidences,
celles de souffrir l’absence, le long veuvage,
et des nuits qui se trouent soudain du réveil
et plus rien ne reprend de l’oubli qu’on aime.
Après les rêves du début de semaine si doux
et habités par les silhouettes de l’amour,
plus rien ne me visite,
plus d’espérance ni de signes.
L’immédiat exaucement du désir,
pas même ou davantage : du souhait,
une silhouette nue et blanche qui passerait
dans le jartdin aux lisières de la lumière et des ombres,
vive et presque transparente, marquant la disponibilité
de la vie et la fin de l’absurde désert.
Car ce ne m’est jamais arrivé depuis quinze ans :
me voici seul et sans l’âme jumelle,
sans l’esquisse du désir,
sans tout ce qui va avec en murmures, en tendresse,
en gestes qu’on ne peut inventer seul,
en présence qui est caresse, qui est main,
qui est souvenir ici.
Nul cri en moi,
nulle possibilité d’expression, nulle tension possibles
une volonté et la persévérance d’une sorte d’épargne,
d’une sorte de concentration, d’économie et de polarisation
des énergies. Oui,
et toujours l’arrivée sur cette plage de ma vie future,
mais la vraie : la maison, la femme, les chiens, les enfants,
la régularité des amours, des gestes, de l’œuvre,
le foyer à deux par une immense tolérance,
par la pluie quotidienne dela grâce
qui renouvellerait la patience et le désir,
les couleurs seules loisibles de la vie.
Un métier qui se fondrait dans le travail littéraire
et de réflexion historique ou philosophique,
un métier de parole et d’écriture,
ces bois modernes du sculpteur sans grandes mains.
Des repas qui seraient des lits, un lit qui serait une table,
un accueil qui ne serait que choix ou envoi de la providence,
des amitiés qui ne seraient que communion,
des partages même d’amour physique qui ne tenteraient rien,
qui ne casseraient rien du principal,
et le principal serait un art à découvrir, à garder,
vivre dans tes yeux,
vivre de la paix de ton âme,
d’un certain contentement que nous aurions obtenu
l’un par l’autre. Je crois encore
à quarante et un ans bien écoulés au paradis sur cette terre,
je crois à la passion qui dure,
mais je sais mes négligences et les fautes
et avec quelle inattention, j’ai laissé ma vie couler
hors de son relief, de son lit, et des vrais creux
qui gardent en coupe le bonheur.

Je crois au monastère personnel,
au poids senti des jours parce qu’ils sont moisson.
Je crois à la méditation qui ferait avancer tout le navire,
qui plongerait en plein jour jusqu’aux étoiles,
qui ferait frémir quelque chose dans le cœur de l’autre
si l’on parvient à s’exprimer.
Je sais que l’on peur dialoguer en marchant
d’un certain pas semblable,
je sais que l’amitié a ses ondes qui peuvent enrichir l’amour,
je sais que le monde a tant de choses faites par les hommes
ou données par les siècles de la nature et de Dieu
qu’on peut le parcourir et le regarder sans jamais l’
épuiser. Alors cette matinée qui commence
est asburde si elle n’a l’instant de saisir mon âme,
d’en faire dansant le tour, d’explorer le tout de moi
et ainsi empaqueté et lové,
de me saisir et deme lancer sur cette voie que j’aime,
que je décris à longueur de souhaits et d’existence.
Je ne ressemble pas aux sceptiques, et pourtant je vis
comme eux. Parcimonieusement, me refusant à moi-même,
c’est-à-dire à la prière et à l’attente de qui m’aime.
Je cherche ce matin le secret du départ,
le secret de ce mouvement intime qui change tout
parce que soudain détaché d’entraves qu’on croyait
irréfragables, on découvre combien proche et aisé
était le seuil, combien latéral, immédiat
était ce que l’on cherchait.
Je crois au couple bien que je m’y sois encore peu consacré
en je ne sais quelle tentation de fuite ou d’autre quête.
Mais de ces tentatives j’ai su cent fois leur vanité.
Et je me sais revenir au bon endroit là
où naguère j’avais à tort bifurqué.

Le jour singulièrement m’ôte le souvenir,
m’ôte le fantasme et presque l’espérance,
ne me laisse rideaux ouverts
sur l’avenir qui ressemble à hier,
que la nostlagie. On dort mieux en plein jour,
et c’est dans la pénombre qu’on arrange
que l’amour est le mieux fait.
La nuit est pour l’éveil solitaire,
à laisser dormir l’autre aimée,
respirer la main au sein ou au sexe légèrement.
Le jour veut ses réparations, ses compensations
et ses outils lourds et contre la pesée du soleil
qui monte à nos fronts, qui promet des heures abruptes
et les déceptions de l’inachevable ou de l’inatteignable,
qu’a-t-on ? que l’attente du soir,
de la levée des étoiles et du frémissement des rêves
qui peut-être annonceront enfin l’aube et le jour différents.
Par ce que j’y ai pris des habitudes, que j’y place
Mon écritoire et l’épèlement des souvenirs et des souhaits,
qui ressusciteraient la vie parallèle à mener
au lieu de celle-ci machinale et absurde,
involontaire.

Je veux garder pourtant ces heures
car elle ne reviendront jamais,
ces sensations et ces dialogues,
cette sorte de portage en moi des femmes aimées et absentes,
puisque je vis sinautrement que je ne le veux,
et autrement que je ne suis en réalité,
contraint à des habits de deuil et de grisaille,
à m’affubler d’un fardeau sans contrepartie :
quel déguisement, quel voile, quel masque.
Comment des nuits et des jours
où sous la main, sous les yeux,
j’avais le bonheur,
n’ai-je marché avec lui qui est féminin ?
Comment ai-je pu des nuits et des lits
vivre à côté du bonheur au féminin
sans tendre la main et rouler le pain frais
de la communion amoureuse ?
Comment ai-je pu avoir les envies de l’infifférence
et du silence,
et marcher les mains dans les poches
et le visage nulle part
alors qu’à mes côtés le soleil jumeau de mes ombres
voulait tout éclairer,
et guettait l’explication et l’aveu ?
Comment ai-je pu jouer les morts et les encombrés
quand un jour cela ne serait plus à moi,
que tout serait loin, impossible
et que je serai seul dans le tombeau refermé ?
Comment ai-je pu à Naxos et à Thassos,
comment ai-je pu dans les siestes
où la sueur coule en rivière
entre les corps qui se marient
et fait à leurs hanches et aux poitrines
l’habit comun de la soudure et de l’effort
et de la chute bienheureuse à pleurer
quand va venir – certainement – le plaisir enfin,
et les mots de la suite que je ne sais pas avoir ?
Comment ai-je pu ne pas traduire ni chanter toute l’émotion
de rencontrer une fois encore l’univers
parce que nous nous sommes étreints ?
Comment ai-je pu ? et comment puis-je ?
Car elle ne passe ni ne vient cette silhouette
qui te ressemble,
nudité fine de ma mémoire et de mon habitude d’amour,
canon de mes esthétiques
et jeu de toutes mes cartes.
Je fais cette nuit crépiter la machine de ma compensation.
J’ai lu, main et livre brandis au-dessus du lit
qui ne m’apaise pas un livre que j’aime
et qui a un itinéraire semblable à celui
dont mon âme veut que je lui parle.
D’autres nuits furent semblables dans le lointain.
Celle où je me levai,
dans les nuages et une sorte d’orage,
de bord finissant d’un monde qui ressemble au nôtre
mais bien plus tard vers cette mort de l’univers
qui doit ressembler à sa naissance,
ces temps de lumière vague qui sont ceux de la nuit
quand vrament nul astre ne pointe quoi que ce soit
et que le jour qui viendra sait seulement rouler
des ciels sans teinte, qu’une luminescence.
C’était à Haliki.
Il devait y avoir des bruits que je n’entends pas ici.
J’étais nu sur un vague balcon, je savais le paysage :
le plus beau et important que j’ai jamais vu.
Ce n’était pas l’amour qui serait nu sur le marbre,
qui jouerait dans les eaux vertes des Grecs et des Romains
entre des traces rectilignes de blocs millénaires
et enlevés pour des tables et des statues,
c’était un amour muet que je ferai peut-être pleurer
le lendemain tant j’étaiss sec de caresses et d’envie.
Un amour qui dormait seule dans un lit jumeau du mien
et dont je n’avais pas ces jours-là le goût ni le fantasme.
Bien plus avant dans ma vie
j’ai eu ces réveils où l’on raconte ce qui serait impossible
à dire ou à vivre le jour plein venuy,
des songes sur la mort,
des refrains de l’amour qu’on n’a pas,
du corps qu’on n’a plus,
on alors des métaphysiques de vin ou de drogue,
des éclaircies de la conscience,
on perçoit son propre équilibre et ce qui le conditionne :
ces souhaits si précis vers lesquels on marche toute une vie
et dont on croit encore la réalisation possible,
peut-être jusqu’au lit de notre mort.
Des envies de mort – oui – à ces instants-là
car on n’en voit guère la différence avec la vie,
ou plutôt la vie si vide, si différente
de ce pour quoi l’on est fait,
on ne la ressent plus que comme un linceul,
que comme un empêchement.
Je me levais de moi-même alors
et faute de rêves dont le délice est qu’on ne les choisit
et que pourtant certains – ceux qu’on aime tant,
comme s’ils étaient de vraies promesses –
coincident si bien à tout ce que nous sommes en puissance,
en réalité.
Faute d’eux, j’écrivais d’autres songes, le passage
dans ces lieux mystérieux de nous-mêmes
qu’on appelle par commodité la tête, le cœur, la conscience,
l’imagination, qu’en savons-nous ?
puisque nous ne savons pas même nous localiser,
dire, nous dire où nous sommes ?
Nous vivons sans définition,
si machinalement que nous ne nous apercevons de rien.
Il faut le manque de la mort,
de l’absence, de la disparition des autres
pour savoir qui nous sommes
et pour quoi nous sommes faits.
Nous sommes faits pour ce jour singulier de l’amour,
pour les gestes de l’union, pour les points d’or
à nos yeux quand nous devenons compris
et comprenons, quand nous versons à deux
en l’unité indicible
celle qui nous dépasse, nous enveloppe, nous donne raison,
nous donne puissance, sève, plaisir et certitude.

J’ai – adolescent – connu ces départs
dans la nuit quand tout est rosée,
quand tout craque et que les reliefs sont des sons.
J’ai connu ces levers du soleil dans les montagnes,
et voici que derrière des arbres
qui découpent presque soudainement leur silhouette
d’autres planètes d’un autre continent,
le jour d’ici va commencer qui est déjà passé
d’un vague violet à un gris qui sera dur.
Les coqs avaient relayé la rumeur
et les musiques des hommes.
Même eux maintenant se taisent,
la chatte mouillée d’herbe et de ses chasses
de la nuit est venue se frotter à mes jambes.


J’ai l’ardent souvenir du lit creux
où nous fîmes nos premières amours dans l’appartement
de tes parents hors de France.
Le lit était creux comme un hamac, défoncé,
nous le sortions de dessous un autre,
la chambre était immense, en désordre
qui te seravit aussi d’atelier,
la fenêtre donnait sur un jardin,
une église d’un autre évangile.
Nous étions infatigabales, sans effort, sans question,
le désir revenait comme un refrain,
comme une expression des nuits, des après-midis, des faims
que nous avions l’un de l’autre.
Je venais de te découvrir, je savais maintenant,
alors, calmer le hoquet de ton plaisir,
de ta précipitation à tout exprimer, à tout pleurer,
nos faisions connaissance, c’était un printemps singulier
que nous poursuivions en chaque saison.
Me souvenais-je alors des automnes aux forêts bruxelloises,
Des avenues pavées qui vont vers Waterloo ?
Savais-je que je verrai cette nuit d’ici et de maintenant
sans toi, sans dire encore de notre réunion la date,
de notre mariage aussi ?
Ce furent là-bas les premières photographies de toi nue,
en noir et blanc, contre des rideaux d’années trente
ainsi que les parents de cette génération en ont orné
toutes leurs maisons, tu avais le port de la fiancée
qui ira à l’autel et tu étais pourtant nue,
mais nue comme une statue, sans mouvement,
sans sourire, exposée. Avons-nous fait l’amour après
ou avant ces photographies ? Avais-tu les cuisses
encore graesses de notre désir commun ?

J’ai connu avant toi ces retours au tout petit matin
de fiançailles qui n’aboutirent pas
et peut-être constituèrent la première maille
de cette chaîne qui m’entoure encore.
C’étaient les gestes de la clandestinité,
la virginité qui lambeau par lambeau cédait dans la peur
d’être surpris, si l’on était venu.
J’entrais dans la nuit et une chambre retirée,
elle m’accueillait en rose, je n’ai plus souvenir
que de l’extraordinaire harmonie des teintes du mur,
de la lampe, des draps, et de la masse de ses cuisses :
tout était orange, tout était satin, elle n’osait accepter
des caresses et des prosternations qui,
dans notre ignorance encore, pouvaient paraître impudiques.
Je vais plus loin encore dans mon enfance et entre alors
dans ces plages de certitude où je n’attendais que la suite,
que le développement des années, certain d’inventer
le meilleur monde et que celui-ci m’était promis.
J’avais les chagrins et les envies qui ne sont
presque que littéraires, de l’amour aperçu
et dont je ne savais pas même que d’ordinaire
et en fin de compte on le consomme.
J’étais chaste de cette intense envie
de tout avoir et de tout être,
qui se passe de toute expression concrète,
je croyais à la coincidence obligée de mes souhaits
et de la réalité, et je ne comprenais que peu à peu
– trouvant cependant des explications à cette rupture
du monde et de la logique que je lui avais crue –
que peut-être tout ne me surviendrait pas.

Les nuages et les cieux ont déjà leur place de lumière
et du jour. Quand ainsi je m’éveille, quand je m’arrête ainsi
je crois à quelque événement que je dois intérieurement saluer,
à quelque mort pour lequel il me faut prier,
à quelque avertissement qui m’est donné
et que je devrais savoir déchiffrer,
quelque signe que là-bas très ailleurs une chose
qui concerne directement et concrètement mon bonheur
et celui – tout joint au mien – de qui j’aime,
vient de se mettre en mouvement et aura plus tard,
je ne sais quand mais certainement,
les grandes ondes pour venir jusquà moi
et enfin m’emporter là où je dois être,
où j’attends d’être.
J’ai ainsi rêvé la mort de mon père
et l’ai peut-être vécue avec lui : ce passage
si difficile et tourmenté en douanes
d’un magnifique Rembrandt représentant un Christ en croix,
et qu’on ne parvenait pas à faire passer de l’autre côté.
Tableau d’ailleurs que je n’ai jamais vu,
je ne sais s’il existe, mais quel choc si un jour
je devais le voir : sans doute serait-ce l’avertissement
fraternel que mon tour est venu.
Ce jour qui commence et qui a maintenant découpé finement,
exactement tous les arbres, pourquoi le vivè-je ici
et pas dans d’autres champs et lieux, d’une beauté indicible ?
Même sur ce continent, dans ce pays, quelque campement,
quelque rivière qui ferait un miroir encore jaune,
des bruits et des ferveurs ?
Nous sommes plus enfermé que le chien à sa niche,
que l’enfant nourrisson dans son parc !
Avec quel sérieux, nous accomplissons ces fonctions
de la société ! Les hommes sont ainsi de plus en plus organisés
pour s’occuper collectivement et se perdre individuellement
le plus loin possible de la quête et de la réflexion
essentielles : le bonheur.

Le jour me parvient avec un brio insoutenable,
inutile.
Je me crève de sensations et de tristesse,
j’analyse à m’en enivrer ma solitude de sens et de dialogues,
comme d’autres nageraient ou galoperaient.
Je n’ai barre sur rien dans ma vie
si je ne la change pas du tout au tout,
si je ne m’évade pas, si je ne romps pas tout.
Je ne crois plus à la modification,
ou à cette inclination qui ne serait qu’intérieure,
le bonheur en heures supplémentaires
tandis que l’énergie et les heures vives seraient
en représentation et en semblance.
Voici un an à peu près que j’ai commencé
de marcher sur cette crête de l’abandon
d’une première moitié de ma vie.
Je ne veux pas que la suite lui ressemble
Car l’attente ne produit rien,
pas même une oeuvre et elle a effacé
le sourire de qui m’aime et qui s’est pendue à mon attente,
à m’attendre et en a oublié le beau visage
qu’elle avait cru – à nos débuts – être le mien.
L’hymne de la confiance et de la révélation,
celui de l’aveu, celui de cet accouchement
que sait seule pratiquer une femme aimante, amante,
les mains se joignent dans un restaurant,
sur une table quelconque et l’on peut tout dire,
et l’on est accueilli.
Il y a ces lassitudes rêvées quand on peut pleurer
sur ses lâchetés et sur ses trahisons
et être écouté et suscité.
L’amour a rassasié un temps les corps qui sont allongés
et abandonnés, et la main dans la main, la respiration
et les ventres abandonnés,
on dit les choses les plus simples
et l’on découvre la vraie compagnie de condition :
comme le vocabulaire est alors commun dans ces instants
qui sont des après-midi, des après-repas
et des avant-gaîtés et fou-rires.
Il n’est plus beau jeu que celui de notre imagination
nous regardant, nous préparant à jouer nus
le retour aux enfances, aux courses symboliques
de la grande plage, des écumes et des laisses de mer,
des espaces franchis par le rire et soi donné.
La consécration. Il n’est plus beau geste.
Et la demeure de l’âme s’appelle fidélité,
d’un bord à l’autre de la planète d’apparence,
la fidélité nous rend habité, chaque heure diffère
puisque l’autre à coup sûr existe et qui seul voit
notre visage dans son or. Je n’ai pas choisi,
je ne me suis pas consacré,
je tâtonne seulement au seuil de la fidélité.
Jusqu’à ce que je franchisse cette porte de la décision,
je ne serai qu’un pauvre homme sans âge
qui, la nuit, n’a rien venant courir à sa main et à son désir,
qu’un pauvre homme qui ne prie plus car on ne prie qu’ensemble.

J’ai libéré la chienen pointer qui vit less trois quarts
du temps dans une niche grillagée, le jour est complet,
l’herbe s’enfonce d’humidité et de disponibilité
sous mes pas, il y a déjà les bruits des hommes,
les voitures, ma machine.
Les oiseaux viennent aussi.
J’ai somme toute trois fantasmes d’ordre, de durée souhaitée,
d’importance bien différents.
Oui, la silhouette précise dans l’ombre,
la nudité de la femme que je désire
et qui fuirait pour me faire sentir
sa présence et le prix de l’union tout à l’heure.
Tableau surréaliste d’une obscurité qui n’aurait
que cette blancheur-là, obscurité d’un jardin, d’un monde,
d’un air libre avec des senteurs et des épaisseurs de nuit
et la silhouette de mon désir féminin, au féminin
donnerait à tout la perspective et la transparence.
Il y a aussi plus vécu, je veux dire : plus possible à vivre,
Comme un regret si je ne l’avais pas vécu, d’amours faciles
et nombreuses mais qui ne seraient que
peintures en album feuilletées, une sorte de jeu ou de rondes
qui ne durerait que quelques semaines de la vie
pour enterrer celle-ci en ce qu’elle avait de factice :
c’est le rêve aolescent de beaucoup de garçons
apparemment hommes, les rencontres d’aisance et de rires
à quoi de vraies et denses femmes sont peu prêtes
car on veut alors l’impossible : la vérité et la beauté
d’un don pour une partie sans lendemain et pourtanyt
sans souffrance. Ne songeons donc plus guère à ce fantadme-là,
il est irréalité et en somme que veut-on que nous ne pourrions
vivre dans la vérité de mon souhait troisième,
le plus solide mais qui requiert un vrai soin, un choix,
je crois ce hardin et cette ville au loin sur ses collines
où elle a déjà commencé de rouiller, miens et familiers.
Quelle erreur ! Je suis loin de tout, de toutes, de toi,
de la vie que je veux mener, je suis attaché à ce qui m’oblige
et le fait vieillir. Je ne sais pas encore accomplir
ce que je pressens et je laisserai encore la lumière
de ce jour m’user sans que j’ai tendu les lèvres
à ton sourire et à ta voix me murmurant de venir.

Je rentre à un second sommeil,
j’en espère la préparation du travail que je me suis promis
de faire, le travail des ciseaux sur ma vie,
le travail d’une œuvre qui fit al vie de l’été dernier,
le travail d’une nostalgie que j’attellerai à mes élans
pour en faire une beauté qui ne sera qu’à nous
car je sais bien – et nous en sommes depuis longtemps
d’accord – que notre bonheur st dans cette répartition
des tâches
et dans cette union de temps en temps
qui fait courir l’un à l’autre l’enfant et samère
de leur jeu et de leur couture ou de leur ouvrage
s’appelant l’un l’autre, qui fait courir l’un à l’autre
les amants quand ils ont su ménager entre eux
l’espace de la journée qu’on remplit chacun
d’un travail, d’une patience et qu’on rompt soudain
par le désir si simple d’une tendresse, en nous venue
et qu’on porte en procession à la nuque de l’autre,
inclinée, dégagée, racine des cheveux, pâleur
de ce qui de nous restera toujours l’enfance
et le sourire du visage qui apparaît, se tourne vers nous.

Je hais le soleil qui me répète aujourd’hui
que rien ne sera de ces gestes
qui gonflent mes doigts sans objet.
La sueur du jour commencé, inutile.
La sainteté c’est le sentiment de l’urgence, de l’immédiateté :
le départ aussitôt et sans retard.
Ah ! quelle intime lourdeur de savoir et de ne pas vivre.
Quelle certitude pourtant
que les années récentes m’ont donnée :
que la vie s’écrit et se prend
à la seconde personne du singulier.
Pour toi – pluriel ou singulier dont je sais
et caresse le visage, les fronts et les profils
quand tu te retournes sous mon effleurement –
la vie, si elle est en Europe, maintenant a des heures
d’avance sur la mienne : tu m’as toujours appelé.


Six heures trente cinq du matin.

Brasilia, 2 Février 1985

reprenant Valéry

lundi 25 juillet 2011

eroticae - Janvier . Février 1976

sous peu numérisées - retrouvées esquisses dactylographiées mais que j'avais aimé écrire

mercredi 6 juillet 2011

écrire

Quelques si fortes et si gratifiantes évidences, comme je les ressens dans l’instant. 1° Une œuvre avec notre fille, commune à nous parce que faite l’un par l’autre, l’un de l’autre. C’étaient déjà les dessins, illustration de mes communications de prière et de méditation, illustrations jusques-là sans lien puisque faites à la messe dominicale. Ce devient du texte, développant quoique dans le même registre, mais désormais conscient de l’œuvre, une œuvre qui n’est encore que don et pas erga omnes (mais une œuvre écrite, quand ce n’est pas un projet ou un message explicitement universels, une publication, est-elle jamais erga omnes. Je ne crois pas : le lecteur est second, le tiers est second pour celui qui écrit, parce que la matière de ‘écrivauin c’est lui-même par rapport autrui. L’écrivain n’est pas, quand il est écrivain et écrit sous l’évidence de l’inspiration, épistolier. Il n’y a pas de tiers. Le lecteur est un tiers, très ensuite et procuré autrement que par appel de l’écrivain. 2° L’écriture, en tout cas aussi bien mes notes suscitées par REMBRANDT, que l’avant-prière ou la prière du matin, est inspiration, c’est-à-dire transcription, elle n’est pas voulue, elle est servante.

poème improvisé d'une petite fille chuchoté à son père de retour

fin de l’après-midi du mardi 5 juillet 2011 – papa de retour, vingt-quatre heures qui nous ont semblé à tous trois des semaines et des mois
chuchoté dès que nous sommes seuls, un instant, passé le seuil de notre porte.
reconstitué ensuite… ensemble … titre donné à ma question d’intituler le fichier …phrase finale : papillon fleur tapée par Marguerite-même

Je ne sais pas !

Qui a fait la terre ?
Qui a fait le ciel ?
Qui a fait les oiseaux ?
Qui a fait les nuages ?
C’est Papa !

Qui a fait les rouge-gorges ?
Qui a fait les animaux ?
Qui a fait les enfants ?
Qui a fait l’amour ?
C’est Maman !

Qui a fait les parents ?
Qui a fait les tout petits animaux très gentils ?
Qui a fait le bonheur ?
C’est les enfants !

Papa ? FLEUR

Maman ? PAPILLON

explication

C’est parce que le papillon mange la fleur.

dialogue

Est-ce que tu trouves que je suis merveilleuse, comme petite fille ?
Et que faut-il que je réponde ?
Oui ! Je suis sûre que tu vas dire : oui.
J’étais tellement sûre que tu allais dire : oui ! que j’avais oublié le mot : non !

mercredi 22 juin 2011

une éducation jésuite - réminiscences et évaluation



esquisses soumises au débat
et aux témoignages & propositions





LE Collège
et (ou) dans la vie d’un garçon des années 50




réminiscences peu ordonnées

essai d’évaluation

projections








sur et pour une éducation jésuite . l’expérience vécue d’une pédagogie reçue
« premier jet » d’un témoignage – pour en susciter d’autres

Bertrand Fessard de Foucault, promotion 1960
de l’école Saint-Louis-de-Gonzague, 12 rue Franklin à Paris XVI
b.fdef@wanadoo.fr


16-23 Juin 2011

A.M.D.G.



Ecrire sans aller à l’autobiographie, communiquer sur un passé révolu autant avec des contemporains de l’expérience vécue qu’avec des cadets en train de clore une expérience de même cadre et de même intitulé, cinquante ans plus tard… je m’y essaye sans chercher, a priori, une comparaison puisque je ne sais rien de l’actualité et que le souvenir est criblé par le temps.

Peut-être les lignes qui suivent, susciteront-elles des témoignages venant des deux époques, l’actuelle : 2011, et l’ancienne : les années 1950. Et des appréciations concordantes ou critiques.





I


réminiscences


Famille ni notoire ni dépourvue de repères, situation paternelle très aisée mais sans patrimoine ni résidence secondaire, habitat dans l’ouest parisien : à quelques minutes du collège, du Ranelagh et de la Muette par la rue de Passy avec ses trois horloges de magasins à l’époque très divers (plusieurs librairies, trois cinémas, divers commerces alimentaires dits aujourd’hui de proximité) que nous prenions à deux¸ parfois trois ou quatre de la même division, en ayant donc nos étapes réglées de cinq minutes en cinq minutes par les horloges. La plupart d’entre nous habitait entre l’Etoile et le Bois… J’avais commencé la vie scolaire chez les « sœurs anglaises » à Neuilly, où mes parents, après une quinzaine d’années vécues en Egypte de l’avant-guerre (la profession de mon père) s’étaient d’abord établis, à ma naissance – 1943 – et mon frère, aîné de dix ans, fut toute sa scolarité à Sainte-Croix, sauf les terminales au lycée Janson de Sailly, quand nous eûmes déménagé pour le boulevard de Beauséjour, le long du « petit train » (S.N.C.F., dit de ceinture – Julein Green raconte dans le premier tome de son journal la Muette et Passy au temps des tramways en 1919, en 1950-1960, au même rond-point c’était le 32 en autobus à plate-forme extérieur et chaîne à poignée de bois pour signaler le re-départ au conducteur, isolé de tout, le contrôleur avec sa boîte métallique à manivelle soutenue cuir sur cuir par une grosse ceinture faisant militaire). Au déménagement, j’entrais à Saint-Jean-de-Passy, rue Raynouard avant la descente vers le stade d’alors qui fut cédé pour que s’édifie la « maison de la radio », malgré une vive campagne de l’A.P.E.L. Ce collège-là, tenu par le clergé diocésain et dirigé par Mgr. Dusoulier – que nous appelions le « supin ». La onzième avec Sœur Noël – je savais déjà lire et écrire en y entrant, car pendant une année, au haut de l’avenue Mac Mahon, quand nous habitions encore Neuilly, rue Parmentier, à la limite de Levallois, j’avais fréquenté le cours Hattemer avec Mme Poulet : une matinée par semaine, ma mère derrière ma chaise, une douzaine de condisciples à une grande table, B A BA et l’âne Coco avec René. Livre très illustré. Le boulier aussi. La onzième et la dixième (avec Mlle Pobble) furent sans encombre, une cour intérieure entre les bâtiments de la rue et d’autres nous séparant d’un territoire plus vaste avec un préau au sol sablé pour le sport enseigné par un professeur, le premier homme, assez âgé me semblait-il, et coiffé en toute saison d’une casquette qu’on dirait aujourd’hui tr-s « franchouillarde ». Un seul ami à cette époque dont je n’ai revu que bien plus tard le visage tout changé, la grande salle d’appartement du cours Hattemer, les deux cours, intérieure et extérieure de Saint-Jean-de-Passy, une chapelle qui n’e était pas une à l’origine, espace en longueur, bas de plafond où les petites classes – les miennes – étaient en derniers rangs, de très loin l’élévation, et le murmure qui m’avait été enseigné et que je m’étais approprié sans discussion : mon Seigneur et mon Dieu ! Du plus loin que remontent mes souvenirs d’enfance, la prière du soir se disait en famille, mes parents et mon aîné debout derrière moi, agenouillé devant mon lit.

Précisément, mon entrée à « Franklin » eut un motif religieux. Ma mère crut comprendre que j’avais « fait » ma première confession sans le savoir, et donc sans y avoir été préparé. Inadmissible pour un collège religieux. Pas d’examen d’entrée en neuvième, 12 rue Louis-David, mais une conversation à laquelle je fus en tiers, entre ma mère et le Père Longuet, préfet du Petit Collège. Maman confessait : « il a un trou un calcul », cela n’empêcha rien. Dix années commencèrent ainsi. La question de la confession se reposa. « Connu comme le loup blanc », le Père Lamande était le père spirituel de presque tout le Petit Collège, sauf des huitièmes, confiés au Père Coutant, qui arrivait de Shangaï, ou qui – archi-préparé pour la Chine dont il avait presque le physique, surtout le visage – venait d’être empêché d’y entrer et de sy établir. Octobre 1949, Mao maître du pays. Septembre 1950, j’entre chez les Jésuites. Pour donner de la chalandise au Père Coutant, débutant dans un ministère qui fut celui de toute sa vie – c’est avec lui que la promotion 60 renouvela les promesses du baptême en Mai 1954 (Dien Bien Phu), on était en sixième, au Moyen-Collège – nous étions poussés à le choisir comme confesseur. Mes parents, pour la fois suivante, non seulement préparèrent la liste de mes fautes mais m’enjoignirent de ne plus me tromper : le Père Lamande.

Le Petit Collège en 1950 était à la fois sur le modèle de l’ensemble de l’école Saint-Louis-de-Gonzague (appellation qui nous faisait « drôle ») et il s’en distinguait.

Le modèle avait sa force dans le sens du rituel. La forme de tout et en tout nous est – en pleine enfance – devenu naturel. Le rite n’était pas principalement spirituel. Il résidait, me semble-t-il aujourd’hui, dans un très fort encadrement et dans un rythme très répétitif – mais ni pesants ni monotones, parce que chaque « module » dirait-on aujourd’hui, passionnait par son contenu et par la manière de le livrer : nous noius sentions privilégiés par ce que nous recevions, privilégiés par le don mais pas par l’origine. C’était très vécu, quoique nous n’ayons tous que six-huit ans.

L’encadrement était triple. Chaque classe avait un professeur, unique au Petit Collège, sauf pour la gymnastique, le dessin, les langues à partir de la septième, l’instruction religieuse. Ainsi, j’eus – avec vingt-cinq ou trente autres garçons, nous étions tous en culottes courtes et chandail – Mme Morand en neuvième, Mlle Bienaimé en huitième, Mr. Le Callennec en septième. Gymnastique, Mr. Van Der Meulen, par ailleurs mime talentueux que nous retrouvâmes en troisième ou en quatrième au Grand et au Moyen Collège. La salle, petite, était en sous-sol, sous la chapelle. Instruction religieuse par un Père. Deux Pères spirituels à l’époque, donc : le Père Lamande et le Père Coutant. Autre personnage, la concierge, Mme Charretier, peut-être un peu infirmière – mais l’infirmerie en tant que telle, tenue par les Sœurs du Saint-Esprit, grand habit blanc, voile, front dissimulé, très belle et ample jupe ivoire, était rue Franklin. Enfin, le surveillant-général, seul de son espèce au Petit Collège. Au Moyen et au Grand, 12 rue Franklin, régnait, régna longtemps un des lieutenants de Baden-Powell, anglicisant comme il se doit, et à qui avait été concédé les classes d’anglais au Grand Collège : Mr. Boullé, maintenant l’ordre dans un ensemble de bâtiments et de population moins imposants que lui, moustache grise, impeccable, talons souvent joints, complet-veston en général marron, lunettes, regard bleu, sifflet à roulette. Mr. Cramard au Petit Collège portait aussi des lunettes, pour son malheur, puisque recevant une balle pendant une récréation, il perdit un œil. L’ensemble était dirigé par le Père Préfet. Un par collège, donc trois. Avec au sommet, mystérieux, solennel, vénérable, le Révérend Père Recteur. La promotion 60 en connut trois : Durand-Viel, Goussault, Desombre. Rarement de vue, encore moins en dialogue, mais disant la messe de collège une ou deux fois par trimestre, et – aux côtés d’un invité d’honneur – présidant la distribution des prix. Il avait peu à voir avec notre vie d’élève, il n’était que suprême. Le Père Préfet était l’autorité sanctionnant conduite et travail dont la mesure était donnée par une notation en quatre lettres, hebdomadaire, figurant sur un carnet à rapporter signé le lundi, et dont les motifs étaient donnés devant toute la classe dans la journée du samedi. Le Père Préfet entrait, sans prévenir, nous nous levions à l’unisson du professeur, cédant la place à l’estrade qui n’était pas haute, au bureau qui était une table simple avec des panneaux verticaux, devant un tableau à craie, chiffon et éponge, pas toujours d’odeurs agréables. Par ordre alphabétique, étaient données les quatre lettres ou groupes de lettres, un mot bref de félicitation ou quelques phrases de réprimande, le ton du Père Préfet variait suivant l’excellence ou les contre-performances de l’élève appelé qui se levait, pour tenter de faire face mais sans prise de parole contradictoire : le talent d’acteur était évident et le rite impressionnant. Les choses redoublaient d’apparat à chaque fin de trimestre pour la lecture des résultats d’examens, mettant au concours les trois ou quatre classes d’une même division, les professeurs rivalisaient à avoir leurs élèves parmi les premiers d’un classement sur quelques quatre-vint dix ou cent. Le rite se poursuivit, notation hebdomadaire, et examens trimestriels par division, pendant tout le Moyen-Collège. Les compositions, par matière et dans chaque classe, une par semaine à partir de la sixième, sujets donnés en début du temps dit d’étude à la fin de l’après-midi, et copies ramassées au bout de deux heures. La conduite et la composition étaient sanctionnés non seulement par les relevés sur le carnet de notes et par des classements publiés et commentés, mais aussi par la croix au ruban bleu blanc bleu pour la « diligence », rouge noir rouge pour la « composition », avec une totalisation en fin de trimestre donnant l’ « excellence » avec la croix vert blanc vert. La ou les croix, le ruban simple si l’on n’était que second, étaient portés jusqu’à l’exercice suivant, donc l’excellence pendant trois mois, la diligence et la composition pendant une semaine, quinze jours au maximum. Porter les trois à la fois était la gloire. Ces classements, ces notations, ces commentaires publics ne blessaient et ne minoraient personne. C’était la règle du jeu, accessible à chacun, et la relation avec le professeur, une femme en neuvième et en huitième, un homme en septième, était plus que chaleureuse, affectueuse. Nous étions tutoyés par les Pères et les professeurs, mais nous vouvoyions.

Le programme hebdomadaire et annuel était distribué, en un imprimé à trois volets, détaillé presque jour par jour, avec mention du saint : on disait le « règlement ». Ce document trismestriel fut la loi pendant ces dix années de collège. La dominante religieuse se manifestait par des traits bien soulignés. Evidemment, la présence de nombreux Jésuites, trois ou quatre au Petit-Collège, un Père surveillant (jeune Jésuite en cours d’études et pas encore ordonné) et un Père spirituel par division, parfois un Père professeur de lettres (le Père Dutronc en seconde, le Père Aubin en première, le Père Blanchard en grec en première) et un Préfet par collège – le Petit (onzième à septième), le Moyen (sixième à quatrième), le Grand (troisième, Humanités, Rhétoriques et les terminales : Philosophie ou Mathématiques élémentaires). Le Recteur en sus, et quelques mentors comme le Père Arlot, encore vivant, en fauteuil roulant, chenu et respecté, traitant des anciens comme il se devait, et le Père Bidard, respirant la sainteté, paraissant très vieux, alors qu’il mourut à peine sexagénaire. Préfet du Moyen Collège, Jacques Blanchard, helléniste spécialiste reconnu de Thucydide (le volume de traduction bilingue chez Budé), et du Grand, Emmanuel Lesage. Le premier déplumé, laid selon les canons d’une beauté que nous ne savions pas, timide, apprîmes-nous plus tard, déambulant silencieusement dans les couloirs, le menton rentré ; serrrurier et donnant une des « activités dirigées » ainsi qu’imprimeur. Surnommé « cul-plat », les soutanes ne faisant pas grâce. Le second, dit « souriceau » ou « puceau », très jeune, avec des tics de présentation sur les conséquences sociales de nos actes. Nous ne l’eûmes qu’à partir de la seconde, le Père Maucorps faisant sa dernière annéee tandis que nous étions en troisième : son prestige d’anglicisant et de boxeur, la sanction éventuelle était une reprise avec lui. Celui du Petit Collège prêtait moins au détail et au surnom, ce n’était d’ailleurs pas de nos âges. Chacun des Jésuites était à la fois intimidant et proche. Tous donnaient plus une image de force, d’équilibre que celle du prêtre et du dévôt. Ils l’étaient pourtant. Gens de prière assurément. Epoque des actions de grâces, visage dans les mains, regard seulement intérieur. C’était la structure sociale, le collège était le monde, la famille la récréation et l’intimité. Mais les deux communiquaient : « concertations », classes données une fois par an devant les parents et commentées à mesure par le Père Préfet, et nombreuses réunions de parents.

Les messes étaient nombreuses et obligatoires dès le Petit Collège, messe de classe et messe de collège, soit deux par semaines. Au Moyen et au Grand, jusqu’à trois par semaines, division, collège et ensemble, la « grande chapelle » le permettant. La piété était de rigueur mais elle était aisée, nous étions très à l’unisson, répétitions de chants, liturgie en latin mais tout doublé en français, chasubles, aubes, ornementations complètes sans les rigidités plastiques ou rituelles de ce qui s’appela, bien après la sortie de la promotion 60, les « intégristes ». Au Petit Collège, ces messes comme la préparation à la « première communion privée » furent des chefs d’œuvre. Le cadre était donné par l’instruction religieuse principalement dispensée par le Père Lamande. Trois talents exceptionnels, celui de conteur (le plus souvent à partir de faits de grande actualité : naufrage du Champollion, héroisme du guide Payot et parfois des allusions à la Résistance, à la « bataille du rail » – le Père avant d’entrer dans la Compagnie, avait été cheminot), celui de dessinateur (de véritables peintures à la craie, sur le tableau noir, tandis que nous étions priés de garder le visage dans nos bras sur la table, les yeux fermés jusqu’au signal de les rouvrir : émerveillement, les vitraux de la cathédrale de Chartres, une madonne…), celui enfin d’animateur (l’imitation au microphone, à chaque kermesse annuelle, des trafics ferroviaires en grande gare de voyageurs ou en triage). Le catéchisme était solide, questions-réponses par cœur selon un manuel chaque année, parallèle constant et imagé entre l’Ancien et le Nouveau Testament, grandes prières et dévotion mariale très commentée avec en acmée la messe pour la fête des mères, en plein air, célébrée par le Père Recteur sur le « perron » dominant la cour de récréation. Chaque messe était une retraite fermée à elle seule, la chapelle était une salle du rez-de-chaussée du petit hôtel particulier, à colonnades corinthiennes qui faisait le bâtiment principal du Petit Collège. Elle était ornée splendidement par d’immenses panneaux peints à la façon des faiseurs d’icônes orthodoxes, anges hiératiques, vêtements merveilleux. Un Christ, presque grandeur nature, très réaliste, des éclairages indirects, un commentaire murmuré de chacun des gestes du célébrant achevaient de donner à cette petite heure – à l’époque vécue à jeun pour pouvoir communier – une puissance d’initiation, impressionnante dans l’instant, inoubliable aussitôt jusqu’aujourd’hui. Un harmonium mais surtout des disques, ce qui avait été communiqué défavorablement par le Cardinal Feltin, visitant nos lieux. Tous les mouvements se faisaient en silence et en rang, particulièrement ceux d’entrée dans la chapelle après un rassemblement sur le perron depuis la cour de récération, le Père Lamande sortant d’une poche à hauteur de poitrine une petite trompette en bois sombre, taille de la main : petit signal, disait-il, nous obtempérions tous. L’observation des règles était naturelle. Aucun chahut généralisé au Petit Collège, rarement dans « la cour du haut » en classe de sixième ou ensuite, le Père Barberet, régent, se prêtant, je ne sais pourquoi, aux acclamations et aux mises en boîte collective, sans doute parce qu’il « marchait » et rougissait ; l’apparition et le sifflet à roulette de Mr. Boullé interrompaient net le processus, Deus ex machina.

La composition d’instruction religieuse, écrite en étude, comptait double pour le classement trimestriel. Il y en eut jusqu’en terminales. La confession, puisque cela avait été le motif de mes parents pour que je change de collège, était doublement rituelle : on était appelé à n’importe quelle heure, quelle que soit la classe, petite ou déjà proche des grandes épreuves : un billet à notre nom, signé du confesseur souhaité, de couleur crème était passé, nous étions par le fait-même autorisé à nous éclipser. Jamais le confessionnal au Moyen ou au Grand Collège, mais le bureau du Père spirituel, et pour le Petit, le sous-sol occupé par le Père Lamande avec une grande salle de jeux : le train électrique, de plus en plus perfectionné, et une salle d’attente avec la pile des Tintin. Tête-à-tête qui n’était qu’avec Dieu dont il nous était assuré, quel que soit le confesseur et notre âge biologique ou spirituel, que nous en étions totalement et bien aimé. La religion au collège n’était ni inquiétante, ni ennuyeuse, les mystères et la beauté n’étaient pas dans le dogme ou les questions-réponses, ils étaient dans la liturgie, plus encore dans les lieux et fondamentalement l’ensemble produisait une chaleureuse aisance pour prier et ressentir la présence sacrée et familière. Pour ma part, ce début de confiante relation n’a jamais été démenti et tout a continué, jusqu’à l’instant où j’écris-médite ce témoignage, dans le même sens : un approfondissement assuré.

L’émulation était partout mais surtout pour les matières enseignées, puisque la conduite et la discipline allaient de soi. Quelques-uns de nous – dont moi – avaient leur originalité et leur exubérance ; elles étaient tranquillement sanctionnées au Petit Collège. Un billet de couleur orange était à solliciter du Préfet – admittatur – si l’on était mis à la porte. Le reçu était donné moyenenant admonestation, ou heures de colle. Le système ne vaira pas de la rue Louis David à la rue Franklin, où cependant le choix existait entre le surveillant général, administrant en général un coup de laatte sur la paume des deux mains tendues : pas très agréable, et le Père Préfet, ce qui provoquait une colle, distribuée en même temps que les carnets de notes : message bleu ciel, clos avec pointillé pour ouvrir. Des collections – gigantesques – se firent de ces admittatur. Les heures de colle pouvaient se racheter par des « témoignages » : sorte de signets aux armes de saint Louis de Gonzague, rouge pour l’optime, et noir pour le bene, qui énuméraient les prix reçus et solennellement listés. Un « témoignage » au nom de celui qui voulait se racheter valait deux heures ou quatre heures, un témoignage généreusement donné par un camarade valait deux fois moins. Il n’y avait pas de trafic. Les classes – dites : sections et numérotées, comme les divisions – étaient organisées pour que chacun ait un vis-à-vis auquel se substituer si les réponses ou les performances étaient insuffisantes. Mr. Le Callenec, en septième, avait imaginé deux petits pantins, genre découpages médiévaux de Nuremberg, montant et descendant le long d’une ficelle selon les victoires ou défaites de chacune des équipes subissant ou goûtant le jeu de son champion d’une minute. Le goût de satisfaire la maîtresse ou le maître faisait le reste. Trois heures d’enseignement le matin, deux l’après-midi et après une récréation moins courte, une étude. Je ne me souviens plus des horaires du Petit Collège, je crois bien que nous sortions dès quatre heures et demi, le congé hebdomadaire n’était que le jeudi après-midi (la semaine des quatre jeudi…), donc pas d’étude, mais pas non plus de devoirs à faire à la maison. Aux Moyen et Grand Collège, les classes proprement dites : les cours, étaient précédés – nous rentrions à huit heures le matin, une demi-heure plus tôt pour les punis qui assis dans l’atrium regardaient, faute d’autre chose à contempler, le surveillant général, M. Boullé, marcher de long en large avec un rosaire dans le dos, aux perles énormes et noires – par la messe ou par un partage de temps entre une lecture spirituelle et une petite étude. Celle de la fin d’après-midi était consacrée aux devoirs sur table, et le mercredi soir était la composition de la semaine. Les études avaient lieu dans la salle de division, où nous étions donc à quelques soixante ou quatre-vingt, même cent en sixième, ce qui fit poser un panneau mobile, n’ouvrant que pour le cérémonial du samedi soir, lecture des notes hebdomadaires par le Père Préfet : nous avions donc chacun deux emplacements de travail, l’un en classe, l’autre en salle de division, avecde quoi ranger quelques livres et cahiers, seulement en salle de division. Pupitres à deux places avec banc commun dans les petites classes, tables plus allongées mais toujours pentues plus tard, chaise et table individuelle dans les grandes. Estrade avec escalier de quatre ou cinq degrés en salle de division, plate-forme de bois aussi longue que le tableau noir mural pour porter le bureau plein du professeur et la montée au tableau de quelque interrogé.

Le passage du Petit au Moyen Collège a été marquant. Changement d’adresse et de lieu, demi-pension possible dans des sous-sols de catacombes, chapelle dite grande chapelle puisqu’il y a en plusieurs rue Franklin (elle donne, vitraux visibles du dehors, sur la rue Camoëns), cour du haut et cour du bas, plus des cours au dernier niveau et faisant toit pour l’ « ancien » et le « nouveau » bâtiment. Celui-ci, dit parfois Clemenceau, se construisit tandis que j’étais au Petit Collège. Je n’ai qu’un souvenir vague de ce qui l’avait précédé, une salle de gymnastique, sablée comme à Saint-Jean-de-Passy. Les deux bâtiments, quoique de date très espacées l’une de l’autre, procédaient du même plan, une division par étage, les classe côté des cours, lesquelles donnaient – comme c’est encore aujourd’hui – en surplomb sur le boulevard Delessert, et les salles de division côté rues. Bureau du Père spirituel à l’étage de la divison dont il avait la charge. Bureau du Père Préfet pour le Moyen Collège au troisième étage de l’ « ancien » bâtiment, la grande chapelle occupant les deux premiers, dont l’étage de la division des 4èmes, celui du Grand Collège ne m’est pas en mémoire. Le premier étage du « nouveau » bâtiment complétant les accès à la salle des sports qui était sur trois niveaux dont le sous-sol, était celui du Père Recteur, du Préfet des Sports. Le surveillant-général était dans le « nouveau » bâtiment. La plus grande symétrie, le goût de l’uniformité, la rangée des vestiaires en bois sombre avec petite porte verticale, chacun ayant le sien, mais sans attribution particulière. Le long de ces boisements, deux tapis parallèles en linoléum, comme également côté mur et côté rampe dans les escaliers, c’est sur ces tapis que s’opéraient les piétinements des montées et descentes en silence et bras croisés, surveillant laïc coadjuteur du Père surveillant, et celui-ci pouvant arpenter, monter et descendre dans la partie médiane ainsi matérialisée. Ce n’était pourtant pas une prison, même si l’accès au dehors n’était qu’à la « porterie », deux concierges s’y relayaient, dont je n’ai pas retenu le nom quoiqu’ils en avaient un naturellement, l’un grave et généralement vêtu de gris, l’autre bossu, souriant et vêtu de brun. J’ai déjà évoqué l’infirmerie et les attirantes maternelles Sœurs du Saint-Esprit. Il y a aussi Maurice, le garçon des cuisines et des réfectoires, celui des Jésuites et des professeurs qui veulent prendre leur déjeuner sur place, est à peine plus avenant que celui des élèves, avec deux services et des chahuts – naturellement. Important enfin, le Père Ministre. L’un d’eux, dans la chronologie, Jacques Langlois fut l’aumônier de la troupe scoute dite du collège, tandis que j’en étais le chef : la 119ème-121ème Paris, longtemps sous la férule du Père André, l’inamovible Préfet des Sports.

Le changement réside dans la distinction – forte – des divisions, donc des montées progressivement vers les grandes classes, dans la multiplicité des enseignants qui, sauf pour le dessin et la physique-chimie, viennent dans la salle attribuée à la classe qu’ils traitent. Le professeur titulaire est celui des lettres, en terminale, le professeur de philosophie et celui de mathématiques. En sixième, commence le latin, et en cinquième le grec. Professeur de mathématique commun à la division en 6ème, Mr. Boinet (dont la femme enseigne au Petit Collège en titulaire) qui donne aussi l’allemand. Un tiers de la division jusques dans les grandes classes a opté pour l’allemand. Histoire et géographie, un par division : Mr. Sérol en sixième par ailleurs titulaire d’une des classes, il y avait quatre sixièmes, en cinquième, ma classe eut un homme orchestre assurant aussi mathématiques et histoire-géographie, nous imposant la tenue d’un « catalogue » pêle-mêle de ce que nous retenons d’un enseignement foisonnant, que chaque anniversaire ou fête met en suspens pour une lecture pendant une heure d’une série de romans de guerre : Biggles et Ginger, traduit de l’anglais capitaine Cook. Rablé et ventru, mais excellente raquette au tennis – championnat annuel des professeurs – il avait parié une cartouche de cigarettes à lui offrir, s’il parvenait à faire le trépied sur son bureau, ce qu’il fit, moyennant effondrement du meuble, mais cela se passa avant notre année : Aristophane (prénom de guerre) Georges Cassaigne. En quatrième, un trio étonnant et augmentant l’émulation entre classes : Marius Jamault, agrégé de langues vivantes, mais donnant le français-latin-grec avec majesté, tics et mimiques, jeux de règle aussi, souliers en daim, fut mon professeur. En sixième, j’avais eu avec Mr. Davoigneau, « tous les prix » mais Mr. Cassaigne ou quelque début d’une puberté précoce – quoique les vraies somnolences m’aient atteintes qu’en Humanités (la seconde) – m’avaient viré au cancre. Mr. Jamault, Xénophon et l’histoire romaine de Léon Homo me remirent à flots ; la lecture des symbolistes aussi. En troisième, Marcel Demonque, à l’élocution accentuée et précieuse, très jeune premier, que l’on disait avoir renoncé à la succession des Ciments Lafarge pour nous enseigner, nous. Il a ensuite dirigé Fénelon. En seconde (Humanités), M. Rolin, patricien athénien, gestuelle d’avocat, nous enseigna surtout la lecture latine aperto libro et la Renaissance, cours donné d’abondance, le maître de long en large dans la classe. La rédaction d’Entre-Nous lui incombait. Comme Mr. Le Strat en cinquième, il avait un « petit cours » privé de cinq ou six élèves, n’appartenant pas au Collège proprement dit, enseignement donné tandis que la division était en études. Le Père Dutronc, père spirituel des 2ème, était également titulaire en lettres de l’une des classes.En Rhétorique (première), même sytsème, le Père Aubin,, titulaire et Père spirituel. En sixième, le Père Coutant, promu du Petit au Moyen Collège en même temps que ma promotion, nous préparait au renouvellement des vœux du baptême (profession de foi) et à recevoir le sacrement de confirmation. En cinquième, le Père de Prunières, diocésain ou d’une autre congrégation, semblait en stage probatoire au seuil de la Compagnie, ne sachant pas chanter, il adaptait les messes mais explosait de façon définitive les mouvements de la liturgie. En quatrième, le Père Meifred-Devals, enseignant la physique dans d’autres divisions. En troisième, le Père Bonnet, lisant son cours (interminablement des vues prudentes et moralisantes sur l’amitié, à l’âge que nous commencions d’avoir). En seconde, le Père Dutronc donc, de grande culture, se distinguant de l’ensemble des autres Pères par sa prononciation du latin façon XIXème, alors qu’il était exigé de nous de prononcer le –um comme –oum et non comme –om et le c comme un k. Il portait aussi manchettes pour des chemises blanches et un col celluloïd très apparent. En première, le Père Aubin, physionomie de cancre, auquel je servais la messe aux petites heures avant celle de la rentrée de huit heures, nous introduisit – comme instruction religieuse – au mouvement social et aux grandes législations économiques en France depuis la Révolution. En maths-philo. François Boyer-Chammard commentait le journal Le Monde à notre génération, vouée à l’Algérie française et ne pouvant admettre qu’il y ait torture outre-Méditerranée : le Jésuite de son côté refusait que nous mettions en cause ce journal. Les discussions – c’était aussi le temps de Francis Jeanson et de Jean-Paul Sartre, de l’invasion du Tibet par la Chine – se poursuivaient dans son bureau, exigu. Nous étions plus tassés que dans le métro aux . Il commentait aussi saint Paul sur la résurrection de la chair. En histoire et géographie, Mr. Aldebert en troisième, Mr. Désert en première. M. Arnollé en seconde ? pour les deux matières et chahuté comme Mr. Désert. En terminales, Etienne Célier pour l’histoire (avec deux nièces dont l’une compta dans ma vie ensuite et dont l’autre a eu du succès sur les planches – il fut mon élève, pour des « travaux dirigés », huit ou dix ans plus tard en faculté de droit où il avait entrepris de passer une licence de sciences économiques pour en assurer l’enseignement au collège puisque de nouveaux programmes avaient introduit cette matière) et M. Laforgue pour la géographie, arrivant en blouse, chargé de bacs à craie et d’éponge, dessinant d’excellents croquis mais ganté. Eugène Detape pour la philsophie et Mr. Ponzévéra pour les mathématiques élémentaires, homme d’un certain âge donnant aussi la cosmographie et la trigonométrie à ma classe de philo. étaient nos ultimes enseignants. J’ai peu connu le second, sauf une bousculade dans l’autobus que je provoquai et qui ne l’empêcha pas de me trouver ensuite d’une éducation parfaite. Il logeait à l’année dans une chambre au-dessus du bureau de tabac au début de la rue Franklin, de même que la famille Loloum, le professeur d’anglais d’une partie de nos classes, que je n’eus pas, et Mr. Le Calennec vivaient rue Raynouard dans ce qui aujourd’hui accueille une des communautés jésuites de Paris. En revanche, Eugène Detape, enthousiaste, exubérant, mimant les arguments des principales discussions philosophiques antiques ou contemporaines, me marqua et m’avança vers l’enseignement supérieur : le fond, le raisonnement personnel importeraient moins que la forme, sa vivacité et un tour paradoxal. Jouer sur les mots, s’approprier les sujets et les textes, et appeler presque n’importe quelle question à entrer dans les cadres de notre culture personnelle à nos dix-sept ans était un secret à ne pas écrire, mais à pratiquer. Mentions très bien et bien au bac, avec des dix-neuf en philosophie n’étaient pas rares ces années-là.

La tonalité de l’ensemble était d’une grande richesse. Nous imaginions des titres et une notoriété à nos professeurs que la plupart n’avait pas. Je n’ai su qu’en 1996 que M. Lerond – aux jambes appareillées, et plus jeune agrégé de France en lettres, dans sa génération, faisant donc passer le bas à pas vingt ans, ce qu’il nous avait renconté avec joie – a été un spécialiste nationalement reconnu en grammaire. Il est mort très jeune. Nous ne vivions aucun clivage de fortune ou de classes sociales. Le système des contrats – la loi Barangé – n’intervint que dans notre dernière année d’études. Hors un seul d’entre nous, François Rochas, fils de Marcel le grand parfumeur dont il ruina l’entreprise quand il succéda à sa mère veuve, quand nous étions en cinquième, nous ne nous distinguions pas non plus par le vêtement : chandails et chaussettes reprisés, chaussures ressemellées. En homélie, le Père Bidard pouvait tonner selon Pascal ou des penseurs plus contemporains, contre l’argent, nous n’étions pas concernés. Il y avait des boursiers ou des fils de professeurs au collège, certainement une péréquation opérée discrètement. La rentrée de Septembre donnait lieu à « admittatur » contre remise du chèque sous enveloppe des parents. Les exceptions pour retard du paiement ou une autre cause, se voyaient mais ne se commentaient pas : elles étaient rares. S’il y avait – non pas hiérarchie entre nous – mais admiration mutuelle, c’était bien plus selon chacun : les performances physiques en sport (j’étais nul, le saut en hauteur ou la corde lisse me désespéraient d’avance et donc m’alourdissaient encore au possible), le bagoût (j’en avais), la beauté (nous ne savions pas la dire et personne dans l’encadrement jésuite ou laïc ne nous l’aurait fait remarquer). Il y avait les champions du jeu de paume, il y avait les cancres qui disparaissaient parfois des effectifs mais une classe ratée ne décidait pas l’exclusion : je fus ainsi « racheté par la note de valeur ». Apparemment, tout était structuré, en réalité tout était souple, très concerté, très observé. Nous étions dans l’ensemble en avance d’une classe sur la norme d’aujourd’hui, les Jésuites et les professeurs étaient eux-mêmes très jeunes, pas plus de quarante ans. Nous avions quinze ans au retour du général de Gaulle au pouvoir et, très humiliés par le fiasco diplomatique après l’expédition inopinée à Suez, nous étions fervents de ce nouveau pouvoir. Les treize tours pour élire René Coty, Dien Bien Phu aussi nous avaient fait mal. L’Eglise du silence, l’auréole de grand mystique qu’entourait Pie XII achevaient de cadrer notre culture patriotique et de politique contemporaine. Un professeur, manquant cependant l’agrégation, en quatrième sut très bien nous enseigner ce passage d’une France avec empire colonial à une France pionnière du Marché Commun.

Ces années étaient donc particulièrement structurantes mais sans qu’apparaissent quotidiennement un modèle à suivre. Rien ne s’imposait puisque tout allait de soi, d’une vision du monde nous chargeant de beaucoup de responsabilité et de témoignage, mais sans que cela écrase, providence divine apprise au collège et valeur personnelle engrangée en même temps et dans les mêmes institutions, à une acceptation chaleureuse de la vie telle que nous la vivions et la reproduirions ensuite. Sans doute, nos familles avaient-elles des différences y compris de mœurs, de force du couple parental, nous ne les percevions pas et n’en parlions pas ou guère. Pas beaucoup d’invitations mutuelles, chez les uns ou les autres, mais quand il y en a eu, elles ont été marquantes. Quelques activités sportives, le scoutisme aussi, les camps dits de formation organisés par le Père Lamande pour les neuf-dix ans en forêt de Compiègne, ceux de natation et de plongée sous-marine par le Père André à Saint-Jacut de la Mer étaient hors champ, la découverte de la Grèce des colonnes classiques sous la férule du Père Blanchard (que j’ai malheureusement négligés, ou plutôt mes parents) étaient hors champ du collège et relevaient de projets pédagogiques particuliers. Nous étions chacun nous-mêmes mais très solidaires les uns des autres. Pas d’amitiés particulières, pas non plus de relations scabreuses avec un Père ou avec un enseignant. En tout cas : pas à ma connaissance. Rien de conflictuel ni entre nous ni entre ce que nous percevions du monde et ce qui nous était enseigné en études comme en instruction religieuse. Le vocabulaire des Jésuites, les systèmes de notation, une subtile sélection par redoublement ou par conseil d’aller ailleurs donné aux parents pour le bien de leur enfant, ne nous paraîtraient élitistes qu’a posteriori. La symbiose entre l’affectif et le discernement objectif – à la saint-Ignace, ce qui n’était pas étiqueté mais pratiqué – produisait une harmonie de tous les instants et dans toutes les étapes de la vie collective.

Les grands unissons étaient religieux : retraites diverses, toujours très structurées. Celle de préparation à la profession de foi, en sixième, donc à nos dix ans, à Yerres, avec le Père de Langlade, celle dite de fin d’études à Champrosay avec le Père Letellier avaient ce trait particulier – voulu ? – que nous vivions encore davantage ensemble et qu’entre élèves, nous échangions beaucoup sur la vie, sur nous-mêmes, ambitions, tristesses, rêveries, horizons. Des affinités se trouvaient alors. La grande cérémonie de la rénovation des vœux du baptême, la distribution annuelle des prix se marquaient par la foule, foule que nous étions, foule des parents. La kermesse était aussi un grand mélange de visages connus et d’autres inconnus, puisque c’étaient les familles entières qui venaient. Ma promotion a vécu trois baccalauréats, ceux de la fin de première, en toutes matières, puis ceux de terminales avec une partie en Février permettant d’accumuler des points d’avance et une redite en Juin. L’occasion – le livret scolaire – était alors donnée d’un chef d’œuvre, la manière de pousser chaque élève par les appréciations et commentaires de rigueur, rédigées par chacun des professeurs et synthétisées par le Préfet du Grand Collège. Aussi vifs et justes que les apostrophes hebdomadaires introduisant au carnet de notes que viseraient les parents, ces portraits montrent autant de discernement que de chaleur chez un Emmanuel Lesage, décédé tragiquement et prématurément à la tête du beau collège de Yaoundé.

L’exclusivement profane était rare. Il y eut quelques présentations au concours général – réussies – mais je n’en fis pas partie. Les compétitions sportives en tant que collège n’existaient pas vraiment : un peu de compétition en natation, selon des sélections eu brillantes, du foot-ball ai-je su il y a quelques années seulement. Des rallyes dans Paris, assez ingénieux, au Moyen-Collège. Le cross au Bois de Boulogne, annuel, que dominait la voltige de Jacques Blanchard à moto.

La vie au collège, la vie en famille autant que nous pouvions le savoir les uns pour les autres – les parents entrevus à la kermesse, à la distribution des prix, ou parfois à la sortie rue Franklin, plus régulièrement rue Louis David, mais c’était perdu de mémoire – et la vie nationale étaient en continuité : patriotisme non dit, stabilité des couples parentaux, longueur des vacances d’été, trois mois à une semaine près déterminaient quand même des éléments de cloisons étanches, mais nous avions peu d’histoires extraordinaires à nous raconter à la rentrée des classes, alors même que les deux-trois jours de retraite spirituelle préliminaire se prêtaient aux aparte. Nous vivions tous de la même façon, même Spirou ou Tintin – hebdomadaires et héros à l’époque antagonistes – ne nous séparaient pas, d’ailleurs notre sixième fut l’année de la marque jaune donc de beaucoup de graffitis. Il n’y eut pendant dix ans rien de tragique, sinon la chute du camp retranché de Dien Bien Phu, ni d’extraordinaire, rien non plus de monotone.

Nos maîtres et les Pères étaient – je crois – dans la même ambiance de respect mutuel et de partage de valeurs et de hiérarchies, non dites mais naturelles au collège, les mêmes que celles qui nous étaient inculquées. La Compagnie nous faisait vivre ses propres institutions et grands moments, les projets missionnaires autant que les étapes de la vie religieuse deux des Pères qui avaient à prononcer leurs vœux définitifs. Voir son Préfet des Etudes s’agenouiller devant le Provincial pour la formule consécratoire n’était pas anodin. Une des rencontres fortes avec la pédagogie ignatienne était l’addiction au théâtre – amateur. Le grime était le Père Meifred-Devals, le metteur en scène le plus souvent Mr. Van Der Meulen, professeur d’éducation physique au Petit Collège. Comment se décidait la distrbution ? surtout s’il s’agissait d’éduquer encore ? je ne le sais pas encore et pour quoi je fus gratifié d’un rôle dans chacune des pièces montées ces années-là ; ce n’était qu’en division, à l’occasion de la kermesse, on ne jouait que deux fois.
Anecdotes, portraits – pas forcément intimistes – pourraient ici surgir. Aideraient-ils au partage et à l’écho que je souhaite provoquer.

Quelques nota bene s’imposent cependant.

Mon expérience de ces dix ans est celle d’un garçon heureux – même si l’enfance ne sait pas se dire ainsi – et rétrospectivement elle l’est plus encore. Je me suis senti, constamment – sauf peut-être en cinquième où j’étais relativement « en échec scolaire » – à l’aise. Tout me convenait des professeurs, des matières enseignées – sauf les mathématiques et en « gymnastique » où j’étais nul –, de la piété et des récréations, du prestige des Pères et des professeurs à notre égalitarisme ambiant entre garçons. J’étais « bien vu » de l’encadrement et de mes camarades. Je n’ai pas été viré. Je n’ai pas subi de déceptions. Je n’ai été mis dans aucune impossibilité de faire ou d’être. J’ai adhéré. Sans avoir à fournir d’efforts conscients ou particuliers. Bon élève, charmant, doué… mais est-ce si rare ? Le propre du collège est que ce n’était pas rare. Mais j’ai su – surtout après – que des camarades avaient souffert et n’étaient pas allés jusqu’au bout du périple des petites aux grandes classes.

La présence des Jésuites – encadrant, enseignant pas seulement en religion, surveillant, suivant et animant – tous en soutane, caractérisait le collège et notre vie quotidienne, sans que nous en ressentions l’exceptionnalité et la précarité. Ce n’était pas le décor, c’était l’âme.

Les filles n’étaient pas même un mystère, jusqu’en terminales comprises, pour la plupart d’entre nous, elles n’existaient que « sous la forme » de nos sœurs ou des sœurs de camarades qui, nous étant plus proches, échangeaient des invitations avec nous. Il y avait quelques maturités plus affirmées, il y avait en bibliothèque des grandes classes trois genres de livres, en sus des romans de grands auteurs : une typologie des vocations et des ordres religieux, des brochures d’orientation dans l’enseignement supérieur, des livrets d’initiation sexuelle avec des dessins mais pas de photos. Je ne savais rien et n’avais envie de rien de précis, l’amour que j’éprouvais sans l’avouer pour la sœur d’un de mes camarades était d’image, de soliloque intérieur, d’incapacité… Le collège n’était donc pas mixte ni en recrutement des élèves, ni en thématiques d’ouverture au monde (et à la réalité). Sans que je puisse le dire pour toute notre promotion, je crois que cela ne nous manquait pas et que, même rétrospectivement, nous ne le regrettons pas.

Les deux changements qui frappent pour celui qui revient au collège sont bien l’absence des Jésuites, la présence à parité des filles. Mais le bien-être apparent de l’ensemble de la population : élèves et professeurs –, demeure.




II


évaluations




Alors que nous vivions – dans ces années 50 d’un collège jésuite, fortement animé et structuré par une communauté d’une trentaine de Pères – en régime d’évaluation constante, il n’était demandé ni aux élèves ni à leurs parents d’apprécier cette vie, cette animation, cette structure. Nous étions demandeurs plus encore que consommateurs. Le dessein ignatien – pourtant, dès ces années-là – évoluait au mode interrogatif, puisque beaucoup de collèges « fermaient », notamment celui de Poitiers, qui donna lieu à travers toute la France à des pétitions, dont nous entendions la rumeur et sentions la passion. Ce sens, l’évaluation par les usagers que sont – d’un système d’enseignement – les parents et leurs enfants « mis au collège » – était éloquemment positive.

N’étant ni sociologue, ni professionnel de l’éducation au niveau primaire et au niveau secondaire, je ne cherche pas à établir des critères d’appréciation et dans le même rythme des associations d’idées qui m’a fait écrire – sans trop me relire – les réminiscences et ambiances ci-dessus, j’essaie de dire maintenant ce que je crois avoir reçu et ce que je constate qu’ont gardé ou développé mes camarades de cette promotion 60 – dont la vraie liste s’établirait au revers de l’image-mémoire de notre profession de foi en Mai 1954 (le miracle de l’empilement d’une centaine d’aubes, à revêtir à la queue-leur, alors qu’elles n’étaient pas interchangeables, qu’on se trompe d’une seule et le décalage f… tout en l’air tandis qu’au-dehors des sacristies et du défilé affairé, la procession avait commencé de la « fosse » à l’autel, que chants et cierges proclamaient, dans l’inconscience d’une liturgie très minutieusement mise au point avec répétitions, que tout allait bien…

Je commence par eux, les camarades… Quelques-uns d’entre nous ont maintenu le contact dès la séparation de l’été de 1960. Pas nombreux. Deux à deux ou en très petit groupe. Des repas nous réunissent depuis trois ans, entre quarante et vingt, quelques épouses viennent. Presque tous, nous sommes retraités. Nous n’avons donc pas, en très grande généralité, partagé notre vie professionnelle, nos fondations ou nos tâtons conjugaux. Il n’y a donc pas eu d’expression de solidarité, nous n’avons pas fait corps dans l’aventure. Peut-être le ferons-nous dans le bilan ? ce n’est pas sûr, chacun a un regard sur sa vie, et plus particulièrement sur son enfance, les récits professionnels (en exploits ou en humilité) sont banaux et se répètent, il n’y a eu parmi nous aucune gloire reconnue et les talents exceptionnels sont restés discrets et de l’ordre des reconnaissances tête-à-tête. Les retrouvailles sont cependant chaleureuses et très aisées. Des affinités demeurent, d’autres ont totalement disparu, d’autres enfin naissent. Physiquement, certains de nous n’ont – est-ce objectif – pas changé, et sont reconnaissables de nous tous, d’autres méconnaissables. Il y a eu des morts, peut-être la dizaine, des drames de santé, des orientations et des têtes-à-queue pas trop racontés ni partageables. Une bonne part de la promotion n’a pas vécu les dix ans d’affilée mais a rejoint ceux qui venaient du Petit Collège. Nous avons un langage commun, un imagier commun. Jusqu’à présent, nos exercices – repas du soir, trois chez un premier camarade, et le quatrième chez un autre, tous deux à Paris et avec la capacité de recevoir, fort bien – n’ont pas abordé les thèmes de la composition qui comptait double : la foi, la vie de prière, l’avancée vers la suite selon ce que nous avions, en classes et divisions, en rangs, pratiqué apparemment ou sincèrement. Un Petit frère des pauvres, un prêtre diocésain. Le P.H.S. (le plus haut service) et l’interrogation latente qu’aucun de nous ne pouvait avoir totalement éludé pendant une décennie, n’a pas débouché sur des vocations nombreuses, sacerdotales, religieuses, jésuites. Pour ma part, j’en ai été travaillé, mais sans conclusion, de nos années de Moyen Collège à la veille ou presque de mon tardif mariage, il y a sept ans. Travail qui produit quelque chose de pas programmé : l’expérience de Dieu, parce que Celui-ci résiste et ne nous ressemble pas. Qu’Il est donc à chercher et qu’Il m’accompagne autrement que souhaité, mais combien plus efficacement !

Fûmes-nous ainsi préparés à la vie ?

Ce que nous avons reçu, continue-t-il de nous lester, de nous accompagner, de nous approfondir ?

J’essaie de répondre à ces deux questions, que je crois évidentes mais que nous ne nous sommes certainement pas posées à la « sortie du collège » dans notre hâte à commencer…

Tandis que nous vivions ces années de collège, nous avions certainement conscience – et c’est une utile conscience des étapes de la vie pour n’en anticiper ni en retarder aucune, même si je n’ai pas suivi cette sage intuition, personnellement – certainement conscience que nous étions en préparation de vie, ce qui impliquait une certaine retenue aussi bien dans l’énoncé de projets, d’inclinations, que dans une réelle envie de nous émanciper. Le concept de liberté n’était pas commenté. Celui de justice, de responsabilité : beaucoup plus. Responsabilité partagée entre nous et la société. Nous avions des chances reçues, nous devions les donner à autrui, à la société, nous étions responsables pas tant de notre avenir propre, que de celui de la société : la France, l’Eglise pas nommément mais implicitement. La société, en l’occurrence nos parents, les professeurs, les Pères, étaient tout autant responsables. Nous devions travailler, ils devaient nous rétribuer en considération et en indication de notre utilité sociale. La notion de bien commun aurait pu être développée, elle ne l’était pas. Nous étions éduqués non pour gérer – nous-mêmes, nos talents, notre bagage – mais pour vivre dans une ambiance où nous aurions beaucoup à continuer et peu à contester : responsables de l’existant, de son perfectionnement, de son épanouissement. Malgré la confession fréquente, les notations publiques, le système des « colles », non plus en punitions bénignes nouss privant un peu du dimanche matin, mais en interrogatoires préparant des épreuves du baccalauréat, nous n’étions pas du tout entrainés à l’examen de conscience, à l’évaluation de nos capacités, à l’examen des causes de nos échecs et de nos succès. La question était notre conformation, notre identité, et notre destination était une mission chrétienne et sociale, allant d’elle-même, mais – au fond – assez accessoire par rapport à une conduite de la vie, normale et apaisée. Nous allions reproduire un modèle social et en cela parents et Jésuites s’accordaient, même si je ne suis pas sûr que cette ambition s’écrivait et se fondait de la même manière. Nous ne doutions pas, personne ne doutait ni des ambiances, ni du modèle, ni des suites certainement heureuses de chacune de nos existences. C’était aussi réconfortant que sécurisant. Notre envol a donc été joyeux.

L’outil intellectuel – sur lequel hier comme avant-hier et aujourd’hui, les éloges ont toujours été nombreux et choisis – était moins classique et polyvalent qu’il n’y paraissait. Sans que cela soit dit, mais c’était la réalité des classements et des passages de division en division, nous éprouvions que l’originalité, l’accent posé sur quelques-unes seulement des matières pourvu que nous les possédions, « payaient » plus en goût de travailler et en résultats que de tout faire. J’ai ainsi laissé libre cours à ma passion pour l’histoire et donc la géographie, à ma prolixité d’écriture me classant en tête même quand je ne rendais qu’un brouillon faute de temps. Le latin et le grec étant obligatoires ensemble pendant plusieurs années, même si le grec s’entreprenait une année plus tard et devenait facultatif assez vite, nous étions imprégnés de quelque chose qu’on pourrait appeler – pompeusement – les racines de note civilisation et de notre culture, mais qui a fait le terreau, sans doute, d’une certaine distinction intellectuelle pour toute la suite de nos études et de notre vie sociale. Lire et mémoriser étaient les deux mouvements constamment inculqués et contrôlés. Une expression châtiée, une diction – pas seulement pour les rôles au théâtre amateur – étaient avec la même vigilance réclamées et sanctionnées au besoin. Aucun de nos professeurs, sauf peut-être le Père Dutronc, par ailleurs viril et très équilibré, n’était précieux de langue et de gestes. On nous apprenait posément à être posé. On nous a appris à apprendre et à exprimer, exploiter ce que nous apprenions. Nous retenions, nous étions tenus en haleine, la curiosité et un certain universalisme transcendaient – même pour moi et ma nullité en mathématiques (l’absence d’intuition semblable à cette incapacité dans la plupart des exercices sportifs) – le clivage habituel entre littéraires et scentifiques. Là, sans doute : curiosité, universalité, façon d’apprendre, de retenir, de laisser cheminer en soi – se trouve le legs profane des Jésuites pour ma génération. Critère d’efficacité ? ou d’adéquation ? Il s’est trouvé – pas seulement dans ma filière Sciences-Po. E.N.A. – que pour beaucoup de nous, les études supérieures ne nous faisaient pas changer ni de méthode ni de cadre pour les contenus nouveaux que nous avions, désormais, à absorber par nous-mêmes. Il est vrai qu’à Sciences-Po., l’ambiance – juste après la disparition d’André Siegfried était avec Jacques Chapsal et Henry-Gréard – volontairement familiale : comme rue Franklin, on disait rue Saint-Guillaume, « la maison »… vrai aussi que les Jésuites « tenaient » alors l’aumônerie, ce qui demeure, et enfin Sainte-Geneviève, à Versailles, prolongeait pour les préparations scientifiques le schéma de saint-Louis-de-Gonzague : le Préfet des études là-bas était le frère du nôtre au Grand Collège, un second Boyer-Chammard, frère du nôtre, était le Père spirituel.

Nous n’avons pas été dépaysés dans les grandes écoles ou à l’université, nous n’avons pas été dépaysés dans nos débuts professionnels. L’époque, il est vrai – installation forte de la Cinquième République en tant que notre régime le plus naturel depuis longtemps, sinon la Révolution… construction européenne… croissance économique générale jusqu’au « premier choc pétrolier – portait à l’optimisme et ainsi à une sorte de vie de famille : les réalités sociales et politiques, les idéologies dominantes étaient tranquillement ambiantes, optimistes, peu conflictuelles. Mai-68 a été un choc, mais – pour ceux qui en furent contemporains à leurs vingt-vingt-cinq ans – nullement une rupture et un commencement. Le collège nous avait initié à une continuité positive. Même notre ignorance des filles, de la femme, du romanesque ou du crû, ne semble pas avoir compliqué les amours et les mariages de mes camarades, parmi lesquels il me semble qu’il y a très peu de divorces. Je ne parle pas – ici – de moi. Si j’ai vécu errance et attente pendant une quarantaine d’années, c’est davantage dû – je crois – à des circonstances familiales, quoique je fasse exception parmi les neuf sœurs et frères que nous sommes encore, et surtout à des interrogations religieuses dont le collège fut le cadre, le témoin mais ni l’origine ni la médication.

Préparés à la vie ? Oui, en ce sens qu’en y « entrant », nous n’en avions pas peur. Non, en ce sens que nous ne savions pas, mais c’était aussi le fait familial pour la plupart d’entre nous, que la vie est une lutte pas seulement pour conserver caps et idéaux, intégrité morale mais pour parvenir. Nous n’étions en effet pas du tout arrivistes, ni même ambitieux au sens tellement répandu aujourd’hui. Solidaires ? non plus. Nous n’avions aucune raison d’être révoltés de quoi que ce soit. Au mieux – en guise d’altruisme – compatissants. Nous pensions tranquillement que tout nous arriverait à point, au mérite, et le mérite nous en avions. Capacités acquises dont nous ne nous enorgueillissons pas, sachant bien – cela nous était répété – que nous avions tout reçu. Mais si bien dotés, comment aurions-nous pu ne pas réussir. Nous n’étions pas – tels quels – préparés à l’échec ni dans la suite de nos études, ni dans les choix et la vie de couple, ni dans la carrière professionnelle. Je ne suis pas au courant de naufrage – sauf du mien – et je ne sais donc comment ceux de mes camarades qui en ont subi un, ont survécu. Pour ma part, je sais que les structures religieuses, le goût et la capacité d’écrire, enfin un choix conjjugal très tardif mais heureux, m’ont sauvé. La psychothérapie aussi. Ces voies de salut, ces étais en cas de tempête ne nous furent pas enseignés, peuvent-ils l’être au monde éventuel ? Le goût de l’argent, de la réussite, de la notoriété ne nous effleura pas, puisque tout devait nous venir naturellement et sans que nous soyons étonnés. Nous n’avions pas beaucoup d’humour, mais nous n’étions pas tristes. Nous étions – enfance – dans l’instant. La France et l’Europe se relevaient, nous ne les avions pas vus abattus. Nous vivions le mouvement ascensionnel de la résurrection. L’époque est aujourd’hui totalement différente, elle appelle une réflexion sérieuse et documentée sur le monde, sur la société, sur les remèdes à l’injustice, à l’immoralité, à l’impudicité à tous égards, à la bêtise et à leur triomphe médiatique et en direction du pays et de beaucoup d’entreprises. Nous n’apprîmes pas la critique parce que les temps étaient autres. Beaucoup de camarades n’ont acquis ce regard que dans un segment seulement lié soit à l’argent soit à la morale familiale. Le collège cependant ne fabriquait pas des capitalistes ni des intégristes. Ma promotion a produit du solide, une certaine diversité et une mobilité professionnelles, une stabilité affective mais, à deux ou trois exceptions, aucune célébrité même seulement dans un domaine professionnel. Nous n’avons pas eu à lutter comme les générations précédentes et comme les actuelles l’éprouvent presque dès la sortie du collège. Quelques-uns de ma promotion ou d’une devancière ou d’une suivante proche, ont suivi des filières analogues à la mienne, ou la mienne : la haute fonction publique, certains avec « pantouflage ». Nous ne nous sommes pas aidés mutuellement, en tout cas, je n’ai pas été aidé, il est vrai que je n’ai pas appelé, au moins dans cette direction. Pour les tiers, l’ancien élève des Jésuites est très caractérisé, mais nous-mêmes nous ne saurions nous décrire, comme tel. Ce qui induit la constatation que les « bons Pères » savaient s’y prendre avec nous pour nous élever à tous égards sans que nous nous en rendions littéralement compte. Ils savaient trouver en chacun le point d’accord avec leur manière et leur projet, qui auraient pu s’appeler : liberté par l’intelligence et par la foi. Nous ne découvrions peut-être pas le monde – sauf les pays dits de mission – mais nous apprenions que nous pouvions faire quelque chose et être quelqu’un, nous-mêmes. Ce serait certainement tout dévoyer que de passer seulement un an ou deux, comme en préparation du baccalauréat, ou – mais c’est une hypohèse pas vérifiée – le temps d’une préparation religieuse. Il faut la durée. Intuition des « Trente jours », la durée prévue pour les Exercices spirituels. Il faut toujours les deux : l’équilibre, les disciplines intellectuelles, le sport, pas beaucoup à notre époque, mais des propositions d’activités en dehors des horaires scolaires, la piété. Nous constations qu’Ignace, homme de guerre ayant discerné sa vocation à la fois par lecture spirituelle et par une longue retraite bénédictine, avait fait de ses disciples des actifs contemplatifs ou des contemplatifs actifs. Cela se vérifiait, souvent aux dépens de notre jeune âge volontiers raisonneur et obstiné, dans l’art de la dialectique pratiqué par tous les Pères, quelle que soit leur implication avec nous : sujet-verbe-complément en langue française, causes et conséquences dans nos comportements. Le spirituel est crédible, praticable en version adulte si toutes les facultés humaines s’y retrouvent. Les Jésuites ont su nous le donner, à nos débuts d’exercices intellectuels et d’introspection.

D’autres formations possibles ? D’autres spritualités s’il faut vraiment distinguer ? A l’expérience des rencontres où peut surgir le spirituel, et pas seulement des opinions d’Eglise, il m’est apparu que les collèges tenus par des religieux ne produisent pas des chrétiens plus ni mieux, en France, et à Paris, que l’enseignement public. Je l’ai d’ailleurs publié – dans La Croix – au moment des manifestations contre le projet de loi Savary, récupérées par une droite à cours de thèmes puisque les nationalisations avaient été populaires. Beaucoup de nous ont rencontré d’autres prêtres ou d’autres religieux, j’ai cheminé depuis mes vingt ans jusqu’à ces jours-ci avec un Bénédictin, moine de Solesmes et ermite en Mauritanie (Dom Jacques Meugniot), été consolé et assisté par un Cistercien d’exception à la trappe de Bricquebec (Dom Amédée Hallier) mais j’ai retrouvé le trésor de notre enfance et de notre adolescence en étant souvent de 1986 à 1999, l’un des exercitants puis retraitants de Jean Laplace. Une retraite dite d’élection – donnée par Jean Gouvernaire – en Juin 1963, m’avait marqué. Donc, le collège et sa mémoire offrent des ressources. Familières et adaptées à la fois. Le conjugal était à mes époques de fiançailles classiques, tenu par l’Abbé Henri Caffarel (L’anneau d’or) et la spécialité n’avait pas encore intéressé la Compagnie. Les revues, dont Etudes qui accueillit souvent ma prose tant que j’étais également publié ailleurs, n’étaient pas annoncées au collège. Je suis de moins en moins sûr que ce soit une forme efficace du rayonnement de la Compagnie. L’amitié avec un religieux ne nous est donc venue que plus tard, hors du collège. La relation, par exemple, avec l’initiateur de mon enfance, aisément participante et émerveillée, Gilbert Lamande, changea non avec mon âge, mais avec ma sortie du collège : diagnostic sur ma vocation éventuelle à mon départ en service national pour la Mauritanie à l’automne de 1964, accompagnement du Père vieilli et mourant en 2000. Maïeutique au collège, des monastères en post-adolescence parallèlement aux initiations affectives puis sexuelles, compagnonnage offerts par la vieillesse et la mort, voies vers Dieu et surtout vers l’amitié, une certaine égalité devant l’existence et la disparition, et dans l’urgence et la profondeur d’articuler, quel que soit le passé, quels que soient les vœux, la consécration ou l’errance, l’acte de foi, celui de l’espérance. L’affection va alors de soi, l’amour fraternel jaillit enfin. Au collège, tout est resté sobre, non dit. Franklin, l’incubation.

Effet et adéquation d’une éducation dans la durée ? Autrement écrit, la pédagogie ignatienne est-elle ou non une formation ? dépassant de beaucoup une scolarité aux niveaux primaire et secondaire, avec en fond ou en sus une catéchèse et un certain art de vivre.

Des lacunes, constatées – non pendant la vie au collège – mais à l’expérience de la vie à tous âges hors du collège. Le sport de compétition trop facultatif et hors horaires. L’éducation physique pas assez couplée avec des formes de sophrologie. L’éducation artistique évidemment pas contenue par les classes de dessin qui étaient vécues davantage comme un apprentissage de soi que comme une lecture des œuvres et la compérehsnion de la créativité humaine. Observation analogue pour la musique et le chant, pas de culture en histoire de la musique ni en analyse des œuvres, même si un Père surveillant de l’époque – Jean Labarrière, pas encore le phénoménologue et le théologien qu’il fût – emmenait quelques-uns aux « Musigrains » ( ?), Honneger, Strasvinski. Pas vraiment la manière de lire et de se constituer une bibliothèque. Pas de bibliothèque d’ailleurs ni pour l’ensemble du collège avec un enseignant ou un religieux orientant les élèves, ni par division. Sans doute, les programmes publics ne prévoyaient pas, à l’époque, d’initiation sexuelle ou d’approches des politiques économiques et sociales ; ils ont manqué très vite ensuite, nos apprentissages ont été sur le tas… le civisme ou un certain regard sur la société étaient, selon le Père spirituel dans les grandes classes, donnés et commentés par celui-là seul. Paradoxalement, même la prière ne nous fut pas enseigné. Peut-être avons-nous reçu beaucoup plus et beaucoup plus mieux : une familiarité avec Dieu, telle que la prière ne nous est venue, en tant que telle, qu’à l’âge des décisions et des orientations, Dieu comme recours, puiis à longueur de vie, comme compagnon et comme horizon les plus intimes et les plus sûrs. Reste que l’ « honnête homme » n’était pas tout à fait complet, que la Compagnie – peut-être – gérait plus qu’elle ne pensait son legs et son avenir pédagogique. A parcourir aujourd’hui les couloirs des deux bâtiments, des bibliothèques et des salles d’informatique se laissent voir : les lacunes des années 50 demeurent peut-être, celles qui aujourd’hui seraient criantes, n’apparaissent pas en revanche et heureusement. Indiscutable, et dont je ne sais si elle a été palliée, la faiblesse de l’enseignement des langues, sauf l’organisation – en seconde – d’un trimestre de la section d’allemand séjournant dans le collège, sans doute des Jésuites, à Graz.

Des éléments – concertés ? mis au point ? – me paraissent décisifs, et valables pour une amélioration de la société. Sauf les séances particulières de réprimandes et observations quand nous allions – mis à la porte de la classe par l’un quelconque des professeurs – demander l’admittatur au Père Préfet (le billet orange, pas plus grand qu’une carte de visite, annoté : « vu pour sanction »), il n’y eut jamais, en tout cas dans mon expérience, d’entretien récapitulatif ou réformateur, avec un Père ou avec un surveillant ou avec un enseignant. Toutes les actions de formation, tous les conseils, toutes les évaluations étaient données en public, sans dialogue mais avec beaucoup de justesse, de regard, et chacun à son tour y passait pour le difficile ou pour la félicitation. Il ne pouvait y avoir de coup fourré, de favoritisme ni a fortiori quelque inclination de l’enseignant ou de l’enseigné, qui se puisse exprimer. Je n’ai sollicité – hors le rituel des confessions (le billet crème ou ivoire, même format que l’admittatur).

De même, une des constantes de la recommandation pour nos comportements était de ne pas nous faire remarquer. Autant l’originalité, la personnalité, la liberté étaient manifestement prisées des Pères et des professeurs en expression écrite et orale, en appropriation des contenus enseignés, autant l’exubérance ou la vanité étaient étrillées. Je l’ai souvent vécu des petites aux grandes classes, avec souvent – devant le front des troupes – l’admonestation (le Père Longuet à qui j’avais répliqué : je ne suis pas votre domestique, parce que j’écopais d’avoir à gratter des inscriptions à la craie que je n’avais pas commises) ou la paire de claques (le Père Maucorps, lors d’un des habituels et multiples défilés dans les escaliers, en rang, côté mur et côté rampe, m’ayant attrapé pour je ne sais plus quoi) ou le paradoxal reproche, vu ma piété, d’avoir bavardé à la chapelle. La discipline, matrice de la maîtrise et de la conscience ce soi, se fondait sur une surveillance et un regard que nous savions constants, sans que cela induise une mentalité de méfiance ou d’emprisonnement. Tout était visible (le carré de vitre non dépolie permettant au Préfet, depuis les couloirs, de s’assurer que la classe se déroulait comme il convient) : notre conduite, nos résultats, nos manques, la relation que nous avions avec les études, avec les camarades, avec les professeurs. En ce sens, c’était une vie communautaire, égalitaire, très réglée et pourtant absolument pas pesante. Ecole de société ? La remarque de demeurer simple et sans excentricité ni étalage valait aussi pour les enseignants, et naturellement pour les Pères ui y veillaient : sans doute, chacun avait sa manière – on ne disait pas, avant de Gaulle, équation personnelle – mais il était manifeste que même les originalités, spécialisations et différences entre nos pédagogues avaient été pesées et ajustées les unes par rapport aux autres, la sobriété de l’un compensait dans les horaires la vivacité ou la pétulance de l’autre.

Il en reste une confiance confirmée en nous-mêmes et en l’homme – moins par le catalogue personnel de nos réussites et de nos échecs en tous genres, mais par l’intuition de ce qu’est une vie juste.



III


projections



Je m’avance maintenant – pour conclure – avec une certitude, une lacune, une conviction.

La certitude est qu’il est d’un intérêt criant pour l’éducation en France des enfants et des adolescents que se réinstitue et se manifeste la pédagogie ignatienne. Elle ne peut pas l’être pas délégation des Pères Jésuites eux-mêmes à des groupes ou cercles d’enseignants, conviés avec plus ou moins d’arguments, à faire leurs la vue et le projet jésuites. Elle doit l’être par une réinsertion des Pères – dans les trois générations, de leurs études, de la maturité de leur vocation et de leur propre formation, de leur vieil âge – physiquement dans chaque collège. A Franklin, plus qu’un seul Jésuite, Père spirituel de l’ensemble. Il ne s’agit pas d’un encadrement, ni d’une substitution aux enseignants, mais d’une présence à définir et à dialoguer selon les modalités et les positions dans l’organigramme qu’elle devrait prendre. Il s’agit de rétablir le lien entre un lieu et des structures physiques et mentales d’enseignement et de formation des jeunes d’une part, et la spiritualité ignatienne si dialectique, et donc si entrainante à l’activité pour changer le monde et être soi.

La lacune est que je ne connais rien de l’existant. Quelques passages au collège depuis cinquante, très espacés, et n’ayant donné lieu – sauf une journée de colloque il y a quelques années, précisément à propos d’une réinsertion des Jésuites dans la pédagogie du primaire et du secondaire, à Franklin-même – à aucun échange avec les maîtres actuels. Je souhaite prendre connaissance de ce qu’il se fait et existe depuis une sinon deux générations maintenant, en dialoguer avec les enseignants, savoir leur projet, leur manière de se concerter entre eux, d’être dirigés, et le lien qu’ils conservent avec la Compagnie. Il est évident qu’il ne peut s’agir d’un retour des uns, d’une minoration ou d’une rétrogradation des autres, et que tout doit s’évaluer et se projeter en concertation. Une concertation qui devrait se faire entre Jésuites, enseignants selon le modèle actuel mais en présence de plusieurs générations des anciens élèves, et sans doute de quelques délégués ou représentants des élèves en cours de scolarité. Les parents informés mais sans doute moins parties prenantes à la préparation de ce nouveau cours, puisqu’ils sont les plus précaires dans le temps et que l’important est l’élève, bien davantage que les divers projets éducatifs des enseignants, des Jésuites, des parents. L’élève est au cours de ce nouveau cours, sujet et objet, mais l’art ignatien réside dans la proposition : celle-ci doit connaître à qui s’adressera la proposition et même prévoir les ajustements selon l’élève – concret autant qu’idéal – elle n’est pas une autogestion. Pas plus que n’aurait dû l’être ou l’est peut-être devenue (je ne le sait pas du tout) la prise en main du collège par les seuls laïcs.

La conviction est que l’insertion de ce renouveau jésuite dans l’enseignement doit se faire selon les acquis de la pédagogie nationale, en France, que ces acquis soient le fait du public ou du privé, et qu’ils bénéficient ou pas des expériences étrangères. La France est en mal de structures et de repères, la société se cloisonne en communautés sociales et mentales, les identités se cherchent à la marge et non en collectivité nationale et en esprit européen. Le renouveau jésuite – parce qu’il a un fondement structurant et spirituel – peut être un môle et un guide pour plusieurs générations en France, mais à condition d’écouter le dehors et de savoir s’y faire accueillir.

Ce « retour des Jésuites » ne sera évidemment ni l’aveu d’une erreur stratégique il y a quarante ou cinquante ans, ni le désaveu de ce que la relève laïque a produit, notamment à Saint-Louis-de-Gonzague. Simplement, les exigences sont de plus en plus fortes et les générations nouvelles exigent davantage que par le passé structures, repères et discernement dans une époque et un monde – notamment en France – qui en ont de moins en moins, ou qui en proposent des substituts de plus en plus faux et desséchants.

Cette réinsertion est un service demandé à la Compagnie, elle n’est pas une demande de la Compagnie en mal de récupération de quelque bien. Les collèges sont bien commun.

Quelques conditions – à première réflexion – apparaissent vite.

D’abord, la ressource humaine. La Compagnie avait déjà moins d’effectifs dans les années 50 puisque les fermetures de collège n’étaient pas uniquement un changement d’affectation des Pères adressés à d’autres ministères, témoignages ou tâches. C’est certainement un type de vocation, pas seulement religieuse et sacerdotale, que d’animer la jeunesse et les moins de seize-dix-huit ans. Y a-t-il actuellement de jeunes Jésuites en cours ou en fin d’études, et quelques-uns de leurs aînés, qui – en France – veulent se dédier à cette mûe et à ce qu’elle réussisse : exaltant retour aux sources, difficile imagination d’une actualisation adéquate. Je ne le sais pas, mais ce que je sais c’est que moins les jeunes – les élèves – voient des Jésuites à l’œuvre et à participer à leur vie, à la vie des collèges, moins il y aura de vocations. De même que l’absence de prêtre résidant, la raréfaction des messes en milieu rural, le non-accompagnement désormais jusqu’à la tombe par un prêtre qu’on ait été fervent ou agnostique du moment que la famille du défunt aurait souhaité cette présence, privent de tout exemple vécu d’éventuelles disponibilités à s’engager. Je crois à un effet d’auto-enytrainement. Plus il y aura de Jésuites dans les collèges, plus il y aura de vocations jésuites. Naturellement, l’option de mixité – sur laquelle il est impossible de revenir, et qui a certainement d’immenses avantage et peu d’inconvénients, les uns à beaucoup développer et méditer, les autres sans doute aisés à pallier – induira des vocations féminines, et donc à terme amènera la Compagnie à penser beaucoup à sa composante féminine : je ne crois pas que les « Xavières » la soient vraiment, ou si elles le sont – ce que j’ignore – qu’elles développent vraiment la Jésuite. Probablement, ce qu’a créé Mme Daniélou doit provoquer une concertation et des mises en commun, pour ce renouveau, qui dépassent la considération mutuelle – état des lieux et des affinités, dont je ne sais rien. Il est probable aussi que l’interrogation d’autres ordres religieux ayant une forte expérience de la pédagogie du primaire et du secondaire – les Bénédictins en Allemagne et en Autriche – ou les Maristes dans le monde, serait fructueuse. Les tentatives plus ou moins récentes – ainsi celles de Rose-Marie Miqueau – d’enseignement privé à forte base chrétienne, éclairée par les avancées de la psychologie moderne, sont également des ressources à consulter.

Ensuite, la réflexion sur l’étendue et la nature du champ à re-cultiver, à reprendre. Compte tenu des semences d’autrefois, et des exploitations de maintenant. Inventaire et bilan des unes et des autres. Qu’est devenue ce qui s’appelait « l’école du Père Faure » mysérieusement dans les années 50 quand le Petit Collège s’agrandit d’une annexe vers la rue de la Tour : un hôtel particulier et son jardin. Il existe en province des universités dites catholiques et d’obédience interdiocésaine. Une université catholique à Paris ? des enseignements qui ne seraient pas principalement religieux, mais une formation à la société contemporaine, française et européenne, pour contribuer à son avancée. Certainement, dans les collèges, dans le primaire et le secondaire, cette dimension-là aussi, comprenant l’analyse économique, les religions et philosophies comparées, la psychologie surtout de masse. En somme, de l’enfance à l’entrée dans la vie professionnelle, les Jésuites, leurs enseignants laïcs, le vivier d’expérience et de compétences des anciens élèves, toutes générations appelées à opiner et si possible à concourir au projet, se réadonneraient à un autre projet élitiste que celui des origines, mais de même ambition : l’école des cadres, la pose des structures, la culture des repères, l’apprentissage du discernement. Cette immense ambition dont la France et l’Europe éprouvent, sans pouvoir/savoir la formuler, l’impérieuse nécessité, un système éducatif, une pédagogie d’expérience et de fondement éprouvés et transcendants peuvent contribuer à l’assouvir.

Il ne s’agira ni de modéliser, ni de se retrancher, ni d’expérimenter pour expérimenter, mais simplement de se retrouver et d’avancer.

A tâtons et sans rien connaître de ce qu’il se passe ni à l’Education nationale ni dans les collèges, anciennement jésuites, fort simplement d’une conscience de ce qu’il manque à notre pays et de ce que les enfants – notre fille a six ans et demi, elle termine le cours préparatoire à Saint-André de Surzur – et les adolescents sont capables de donner et d’inventer, je souhaite, selon la formation que j’ai reçue, il y a soixante et cinquante ans… je vois
1° des structures fortes qui soient autant celles d’une vie et d’une formation, d’un apprentissage quotidien et collectifs, que déjà la matrice des années venant ensuite. Une école d’équilibre et d’adresse donnant le goût de la performance et le jugement des situations ;

2° une ouverture au monde, à la société telle qu’elle subit ou pratique l’économie, la politique, le droit, la morale. Un regard sur les aînés, leurs prouesses et leurs limites. Les causes et conséquences de ce qui empêche l’idéal et le souhaitable de se réaliser ;

3° la maîtrise des outils d’intelligence de la matière, de la nature, de l’époque, de l’homme. Les langues, les civilisations et les religions comparées, la finesse des sciences exactes, l’art de poétiser et créer en autant de registres que possible ;

4° le va-et-vient intime entre le jardin secret (connaissance de soi, des ressorts de l’âme et relations à Dieu, à ses saints, aux morts aimés) et le dialogue, la curiosité de l’autre, son accompagnement et l’acceptation de son accompagnement ;

5° l’habitude et l’évaluation de l’échec, de sa relativité. La richesse produite par toute dépression bien identifiée et dialoguée, par toute déception intellectuelle ou amoureuse. Discernement du propice et du possible, non en échappatoire ou en compensation, mais en perception de la dimension verticale ;

6° l’organisation de soi pour l’apprentissage, la mémorisation, l’expression menant au témoignage, au service, à l’accomplissement. Utilisation des médias actuels écrits, audio-visuels, virtuels : maîtrise pratique, mode de lecture et d’exploitation, critique du reçu, technique des apports personnels ;

7° la connaissance et l’épreuve de ce que sont le plaisir et le bonheur. L’ambition du beau et la capacité de le reconnaître autant que de le créer, en tant qu’œuvre ou en tant que notre propre vie et notre personnalité. Le respect du plaisir en soi qui ne se convoque pas mais se savoure quand il surgit de l’effort : travail, amour, déblai de l’inconnu.

Tout cela est, en fait et en expérience, courant et banal, pour chacun et en toute pédagogie non machinale. Ce n’est pas un type d’homme et de femme qui se propose, c’est la découverte et la confirmation chez l’enfant et chez l’adolescent que ce à quoi il aspire, est réalisable. L’ensemble du projet jésuite serait de susciter et équiper l’élan de chacun vers l’intégralité, souriante et dynamique, de ce qu’il peut être, d’accompagner l’élève, voire l’étudiant jusqu’à ce moment et ce point où il continue, s’étant tout approprié, s’étant inventorié, et vise alors le bonheur universel en voulant fortement et légitimement y contribuer – par son action et par l’authentique et solide beauté de sa propre existence.

Quelques moyens, à ces fins :

1° approfondissement du legs des premiers siècles jésuites : la pluridisciplinarité du profane et du spirituel ;

2° actualisation d’un mode de concertation et d’évaluation qui, restant collectif et général, ensemence et reprend les personnalités particulières, une à une ;

3° accentuation de ce qui est peut-être déjà pratiqué : les études de cas, l’expérience in vitro dans toutes les matières enseignées, des lettres anciennes ou des sciences exactes à l’apprentissage de ce que suscitent en nous les grands sentiments d’amitié, d’amour, d’oblation. Chaque matière peut être l’ouverture aux autres disciplines ou au moins une des paraboles en donnant le goût et la familiarité ;

4° faire de l’échange l’apprentissage de ce qui met en place l’enseigné. Echange avec les anciens, échange avec l’étranger – géographique, social, linguistique. Classes se dépaysant pour quelques semaines à l’étranger ou dans d’autres environnements urbains ou ruraux. Table-rondes et témoignages croisés d’élèves et d’anciens : thèmes des professions, thèmes des vocations, thèmes de la recherche, du dévouement, de l’exploration. Beaucoup d’adolescents le pratiquent, sans organisation collective ou ayant tenu à leur établissement d’enseignement secondaire. Ce pourrait être multiplié et tenté plus tôt qu’au moment du baccalauréat ;

5° immersion de quelques jours selon une dimension ou un objectif, apparemment unique, voire sectoriel, mais apportant des savoirs et une expérience généralisable par analogie : vie monastique, préparation d’une campagne électorale, connaissance d’une philosophie ou d’un auteur, faune et flore d’un milieu autre qu’urbain, chantier, manufacture. Pas un cours ni une visite-spectacle-commentaire, mais une insertion, préparée et ensuite analysée, dans un site non scolaire ;

6° apprentissage de ce qui fait source et de ce qui permet l’action indépendante des modes, des préjugés : la prière, la pensée. Deux activités de l’esprit et du cœur, que ne soupçonnent même plus la plupart des dirigeants en France. Et qui s’apprennent, s’éprouvent, s’expérimentent.

D’échanges entre élèves, anciens, Pères et parents sortiraient certainement un grand nombre d’autres moyens ou une meilleure définition de ceux évoqués maintenant.

De la présence de Jésuites – en permanence – dans diverses fonctions spirituelles, enseignantes, gestionnaires et de la densité de cette présence, même s’il est actuellement peu probable qu’elle soit analogue à celle des années 50, dans un collège comme Franklin, sortira – mécaniquement – de l’imprévisible. Même le déjà vu ou fait, parce que les circonstances extérieures au collège ont substantiellement changé, produira autre chose que le passé. C’est cette présence physique autant que spirituelle qui produira des synthèses et des inventions qui ne peuvent se formaliser par avance. Le fait d’ailleurs que soit inversé le mouvement des années 50 et 60, où c’étaient aux laïcs à pénétrer le collège et à se pénétrer des objectifs ignatiens, alors qu’ajourd’hui et demain, ce sera aux Jésuites à se faire admettre, apprécier, accueillir, et à trouver progressivement leur meilleure insertion, induira – forcément – la concertation, le bilan du passé et du présent, la discussion pour l’avenir.

Le retour des Jésuites dans leurs collèges – s’il faut titrer ainsi l’événement souhaité par quelques-uns, laïcs ou religieux – ne concerne pas exclusivement la Compagnie ou quelques collèges. C’est la prise de conscience qu’il faut organiser autrement les forces, les ressources, les vocations, qu’il faut convoquer bien davantage d’expertises, de bonnes volontés et de moyens que n’avaient suscités les Jésuites étant dans les collèges, puis, après leur désengagement, qu’ont pu susciter et que continuent de susciter les laïcs leur ayant succédé en animation et en direction. La même stratégie de prendre en charge une société, selon l’époque et la culture du temps, selon les ambiances et les ambitions propres à un pays impose – aujourd’hui – de mieux combiner des spécificités anciennes et des expériences actuelles. Celles-ci dominent tandis que l’ancien est méconnu dans ce qu’il a de plus utile : des axes pédagogiques et une spiritualité des premiers âges de l’intelligence et de l’affectivité pouvant structurer et donner cohérence aux adaptations et aux interrogations actuelles.

Education exceptionnelle, mais en quoi ? Et le rayonnement des élèves ainsi formés, la contribution à ce qu’apporte une nouvelle génération à l’œuvre commune d’une société, d’un peuple ont-ils été, ces dernières décennies, autant exceptionnels ?

Le flou des réponses à la première question, la dubitation en écho à la seconde… imposent de rebondir. Pratiquer la pédagogie ignatienne sans une présence des Jésuites dans les collèges – d’une tout autre nature qu’une représentation ou une concertation périodique et brève – est-ce intellectuellement honnête ? est-ce la pleine exploitation d’un legs et d’une expérience ? La réimplication de la Compagnie n’est-elle pas le moyen le plus concret et le moins partiel, de faire mieux qu’autrefois et d’augmenter à beaucoup d’égards ce qui semble se faire ces années-ci. En débattre permettra sans doute de préciser ce qui est oublié et ce qui est pratiqué. Qui connaît vraiment les deux ? d’expérience. Probablement plus personne, ce qui confirme que l’avenir ne peut être qu’une novation.


à approfondir et à discuter selon l’expérience de chacun

points de suspension

+