mercredi 28 mai 2014

un mariage - récit (9)





III





Journaux

 

 

Journal de Louis d’Ors




Je ne date pas mes notations, je les laisse continûment se succéder les unes aux autres, puisqu’il s’agit bien d’un paysage à nuancer sans cesse et d’un entourage dont il faut que, chaque jour davantage, je perce les carapaces, la couche de poiussière et de crasse, empêchant l’homme, la femme, les enfants de respirer de leur peau à leur cœur - depuis que j’ai commencé de tenir ce journal, après avoir lu celui d’un de mes lointains prédécesseurs. Ce travail, de préférence au moins hebdomadaire, nous est recommandé pour qu’il existe une sorte de mémoire de l’âme paroissiale. Le prêtre diocésain est bien davantage astreint aux vœux que la règle bénédictine nous propose, dans notre chemin à Dieu. Qu’on soit dans les petits papiers de l’évêque et les détachements ad extra, la participation aux conseils et prises de décision que l’on souhaite, les affectations-mêmes vont dans le sens que nous voulons, mais qu’on soit dans son nez, comme l’était visiblement ce confrère et l’on peut moisir toute une vie à se demander ce qu’est une vocation sacerdotale et ce qui la différencie d’une verfsion moderne du martyre, car rien n’y manque de la rumeur, de l’évaluation hâtive par nos voisins du diaconé, des admonestations injustifiées et non dialoguées avec celui qui censément est notre père au spirituel. Mgr. A… est déjà âgé et je crois à une certaine compassion à laquelle la vieillesse, par le détachement qu’elle impose, fait accéder. N’est-ce pas ce que ce sympathique et attachant Patrice me confiait le mois dernier, les ardeurs prédatrices, il ne s’en est pas libéré de lui-même, mais plus efficacement par la logique-même de la vie, comme si Dieu s’y prenait avec beaucoup de lenteur et de patience pour nous faire entrer dans ses voies. L’état clérical nous enlève, est-ce seulement pour résister aux « séductions du monde » ? toute cette partie affective de nous-mêmes, à laquelle je me crois, quant à moi incapable de renoncer. J’aime aimer et je me risque toujours à aimer. A K…, je ne courais aucun danger, l’Abbé est là pour recevoir la confidence à son début, mettre en garde ou s’interposer quoiqu’il n’y ait jamais d’entretien à trois mais aucune tentation ni liaison dangereuse, au moins pour ce que j’en sais, ne me paraît possible au monastère et je ne partage pas l’avis de l’Eglise quand elle se refuse absolument depuis huit siècles à considérer Aelred de Rielvaux. Ma thèse sur lui a été un traité de l’amitié selon les vertus romaines et les sensibilités évangéliques. Dom Amédée de Bricquebec m’avait suggéré de prendre sa suite et de compléter son travail en examinant le pourquoi de cette méfiance des hiérarchies cléricales, à travers les âges de notre spiritualité. Je crois comprendre, c’est d’une profonde défiance qu’il s’agit vis-à-vis de nos sens, de notre corps et de notre imagination. Or je crois impossible d’aller à la perfection avec seulement une part de soi-même, ce serait demander à un hémiplégique de marcher sans canne ni béquille et oublier complètement ce qui est le cœur de notre foi, la résurrection de la chair. Jésus lui-même non seulement aime mais a la conscience de sa propre vulnérabilité affective, c’est le noli me tangere qu’il assène à la femme la plus aimante et à laquelle il ne peut pas être insensible ; une femme spectaculaire, entière, impétueuse, prête à donner sa vie à chaque instant et qui, parce qu’elle a péché, et je devine en quoi et comment, si pudique que soit le texte, et si habile l’évangéliste qui sans doute a dupliqué les éléments de son portrait sous plusieurs personnages pour ne pas en faire trop évident et mondain, terrestre, devrais-je écrire.

Patrice et Régis se ressemblent étrangement et sont de cette facture, cela donne bien des égarements, mais c’est de ceux-là dont l’Eglise a besoin, des personnalités vivantes et à risque. On forme toujours assez bien théologiquement, mais au dialogue d’âme ? or, pourquoi sommes-nous ordonnés ? sinon pour donner les clés sur terre du paradis, que sont les sacrements et ceux-ci sont un dialogue entre hommes,  à la Cène on bavardait dans les rangs, on s’inquiétait, on se récriait et Jésus ne prenait que les comparaisons les plus immédiates quoique toute sa vie publique les ait préparées, du pain, du vin, la coupe qu’on avait déjà plusieurs fois passé, le pain qui avait servi à lécher le premier plan et surtout à identifier la bouchée qui désigna Judas et le fit sortir, poussé mystérieusement à faire ce qu’il n’avait certainement choisi librement de faire. Ce sont nos penchants, et non nos actes qui nous perdent et la théologie du péché originel continue de me troubler. On est né lacunaire et j’admire ces gens qui viennent se confesser – on me dit d’ailleurs que le confessionnal que j’ai restauré ici est bien plus fréquenté que sous mes prédécesseurs – et qui avoue n’avoir pas conscience de leur péché mais bien de leur faiblesse. Ils n’en font pas reproche à Dieu mais presque et voudraient tout de suite être absorbés dans Sa lumière, je ne les renvoie qu’au-dehors de mon modeste sanctuaire dont j’espère bien que je vais parvenir à financer la pose de nouveaux et vrais vitraux. Mais je leur prescrit une pénitence qui n’est pas un cautère. Je sais bien que d’habitude, en tout cas c’était la pratique à K… entre nous jusqu’à ce que Dom R… nous quitte pour une pourpre probable dont il inaugure les prémisses aux commandes d’un évêché dont on dit qu’il est peut-être le moins peuplé de France, mais juché sur une éminence, cruauté des religieux entre eux ? oui, des pénitences en forme de récitations de quelques prières comme si nous n’en chantions pas assez ensemble. Dom P… juge que nous pouvons nous priver et nous fustiger, je suis assez de son avis et mes pénitents l’accepte, je leur fais couper le tabac ou le vin, je leur prescris des gestes préparant leur épouse à une étreinte qui ne soit pas d’hygiène ou de soulagement du mâle sur la femelle. Cela plaît paradoxalement, on me trouve même viril. Soit …

J’ai accueilli Mirabelle et Régis avant-hier. Ils sont à la limite de mon territoire à tous égards, un appartement en dernier étage qui domine tout le val de la Seine ici, et ses méandres jusqu’à la terrasse de Saint-Germain en Laye, des arbres en océan entre eux et le fleuve, et un balcon assez large pour qu’on puisse y prendre des repas ou y faire de la bicyclette d’appartement, c’est Mirabelle qui l’a choisi et voulu, elle veut courir avec son mari dans les bois et ils se donnent un rythme de vie spartiate puisque le pont de Suresnes, matin et soir, est un redoutable embouteillage, ils partent avant le flot et reviennent ensuite, comptant déjeuner souvent chez la mère de Régis. La société de celui-ci est en cours d’agrément à la commission des opérations de bourse, il court les associations diocésaines pour prévoir déjà la chalandise des fonds communs de placement ou dédiés qu’il va devoir créer. Sa brusque technicité, dont je me demande d’où elle lui vient, m’épate. Il trouve le temps aussi de prendre des leçons de pilotage aérien, et d’étudier, avec sa mère, dans le loisir de son attente de l’agrément, de nouveaux compositeurs d’Europe centrale et orientale, dont un Autrichien contemporain. Leur bibliothèque est centrée sur ces pays ; ils pensent que c’est là l’avenir de l’Europe et que la psychologie là-bas, la sensibilité slave matinée de communisme produit une sincérité et une exigence de comportement droit que n’ont pas les Européens de l’ouest, sans pour autant que la débrouille et l’ingéniosité pour se sortir des embarras les plus concrets quittent ces gens qu’on a habitués à vivre dans l’apparence de la résignation, sinon de la soumission. Mirabelle trouve le temps de me donner deux après-midi par semaine pour tenir une permanence juridique que nous envie la mairie, l’idée et le fait.

Nous ne sommes pas ici dans la ceinture rouge de Paris mais pas non plus dans quelque annexe des « beaux quartiers », c’est entre deux où la transhumance quotidienne rend les gens difficiles à rencontrer, on est fatigué, on n’a pas le temps. C’est une grâce que ce couple me donne en partageant ma vie de prêtre, en me visitant impromptu, laissant une enveloppe punaisée à ma porte ou sur la chaise que j’affectionne à l’église pour y lire mes heures monastiques, et me donnant rendez-vous à un prochain moment. La future maman m’inquiète cependant, elle peine anormalement et cette grossesse est plus que pesante, Régis est moins spontané, je le sens également tendu. J’en ai téléphoné à Patrice qui leur a proposé d’aller dans les Cévennes attendre l’événement en se déliant de tout ici ; ils acceptent car la maisonnette qu’il leur a trouvé par un lointain cousin qui n’y met plus les pieds, d’origine modeste, il est cependant de la H.S.P. , grimpé par lui-même au plus haut des échelons dans la finance de patrimoines et anime principalement la filiale suisse qu’est devenu une des plus vieilles banques de la place, créée en 1802 et ayant fait partir du premier organigramme de la Banque de France pour la capitalisation de celle-ci ; Patrice voudrait qu’à l’occasion de leur séjour et quand l’autre leur ouvrira les portes et leur montrera où sont les couverts à servir et la réserve des draps, sans doute masque-t-elle aujourd’hui encore la cache de la grosse Bible des camisards, Régis fasse sa connaissance et puisse, pour son entreprise, le considérer comme un de ses mentors.

J’ai interrompu ces notes pendant trois semaines tant j’ai été requis, à cette seconde rentrée que je vis ici, par la tournée porte-à-porte que j’avais résolu de faire à ma prise de fonctions. Je la fais à pied, je refuse le petit alcool, je ne prends pas de café, je dépose une carte qui n’est pas pieuse mais a quelques citations à son revers avec mes horaires et mes coordonnées à son endroit, et accepte jus d’orange, verre d’eau et de demeurer tout le temps qu’on ne me renvoie pas. Je pourrai écrire des pages, mêlerai sans doute les histoires que j’entends, je ne nomme jamais Dieu, je dépiaute des contentieux de voisinage, je donne des recettes de méditation, je recommande de lire d’affilée autre chose que des articles ou les programmes de la télévision, je dis combien l’écoûte d’un disque en couple, tranquillement, à jouir de l’ordonnancement d’un salon qu’on a paré ensemble ou dont on a reçu les éléments petit à petit, par héritage, par cadeau de mariage, par chine en brocante, peut apaiser et préparer à tout. J’ai eu quelques échos en retour, une dame fort respectable m’a dit que dans un tel contexte, elle avait pu avouer une liaison à son mari, que celui-ci avait pu lui apprendre qu’il était parfaitement au courant et ensemble ils ont pu imaginer le scenario par lequel elle va pouvoir se déprendre et ne plus retomber. Ce sont les grands enfants qui prisent le plus mes médications, et qui dans la journée à Paris, aux inter-classes choisissent livres et musiques qu’ils apporteront aux parents, la jeunesse prenant en charge les adultes. En revanche, je n’ai pas de recettes quand il ne s’agit que de la rue, que des tournantes, que du foot ou du vol à la casse. Je me suis d’ailleurs fait renverser et j’ai reçu quelques coups de pieds en essaytant d’aller à un groupe qui m’avait paru accueillant, mais cela m’a permis une autre rencontre dans le café où je me suis réfugié et payé un cognac. Je circule en civil dans la journée, mais pour le chapelet matinal qui me prépare à la lecture des Vigiles, je marche le long de la Seine dans mon habit de K… Je ne me lasserai pas d’admirer le pratique du costume bénédictin, absolument isotherme et insalissable. A la table voisine, quatre métis d’Afrique mais bien d’ici, parlant une langue inimaginable et à peine compréhensible, avec suss l’accent qui élimine presque toutes les consonnes, je les ai écoûté tranquillement comme on lit quelque article de sociologie, ils respectaient les récits et les silences les uns des autres et se remémoraient surtout des ambiances de classe dans le secondaire, je ne sais où. Il y a eu un temps mort et l’un d’eux s’est détaché cherchant une autre table, pour y étaler un papier, je lui ai proposé la mienne ainsi qu’un cognac accompagnant le second que j’allais prendre, encore dans l’émotion des coups reçus. Que le lecteur des prochains siècles se rassure, je n’ai aucun goût ni don pour le martyre et je n’ai rien confessé, je m’y étais mal pris, voilà tout.

Tous ces gens, généralement assez bigots et avares, qui exposent leurs menus tracas en s’attribuant les pages du Livre sur la rétribution dans les cieux de ceux qui souffrent « mort et passion », dans l’ordre ; la réalité est oubliée, il faut avoir souffert à raison de notre foi, et non de nos petitesses. Même théologie à creuser que celle du péché individuel, le collectif et l’originel sont acceptés encore que la responsabilité historique d’une génération dans le mauvais déroulement d’une négoiciation sociale qui est allée à l’impasse ou au drame, ou dans l’arrivé d’un tyran au pouvoir, n’est généralement pas discerné, la faute aux autres et naturellement si cela devait arriver aujourd’hui, on s’y prendrait autrement et avec quel courage, mais justement qui discerne que maintenant nous vivons ce qui est analogue avec hier, qui par exemple définirait sans le nommer aussitôt, le fauteur de troubles contemporains, qui ne ratifie pas les traités, qui pratique la peine de mort, qui ment dans les dossiers qu’il fournit pour faire avaliser ses agressions et prédations, qui fait chanter les dirigeants de ses partenaires et noyaute leur presse, qui intimide le monde entier dont la coalition, tant les armes et l’argent sont aujourd’hui concentrés, ne suffirait pas à le mettre en échec, du moins chercherait-on la sourdine. Curieusement, je peux davantage en parler avec des jeunes ou avec des très vieux qu’avec la classe adulte ou bien chez des gens bien nés et qui professent en libéral sur mon territoire. Les médecins, les avocats, les pharmaciens, les experts comptables sont doctes pour analyser ce qui ne fonctionne pas dans leur ordre mais naïfs ou cyniques s’il s’agit de l’international. J’ai choqué en proposant qu’on écoûtât à quelques-uns ensemble la prochaine allocution du Président de la République, pour comme à un ciné-club, l’analyser ensuite, chacun selon son point de vue et sa spontanéité et dans un silence amical fait pour recevoir ceux des autres. On fait de la politique soit une sorte de honte à rérpouver plus qu’à guérir ou supprimert, soit un secret de famille, on n’en parle pas alors qu’elle nous fait et défait individuellement et en collectivité. Je souhaite que nous retrouvions ces conceptions que le monachisme pratique depuis ses origines, la destination universelle des biens, le communisme et la dévotion de tous au bien commun, mais mon idée – la seconde du genre, après ma proposition d’examiner ensemble ce que dit notre chef d’Etat – d’examiner à quelques-uns, déjà praticiens quant à eux de tout ou partie de ces sujets, la doctrine de l’Eglise,n enseignements pontificaux et épiscopaux, relus ensemble et commentés par chacun, a fait également fiasco. D’ici à ce que l’on me croit encarté dans quelque chose… l’évêque me l’a fait remarquer mais ne me décourage pas. Ce serait plutôt son entourage qui s’étonne qu’un Bénédictin puisse avoir en sus du grégorien qu’il réhabilite dans ses offices dominicaux, des ambitions intellectuelles et pédagogiques pour sa pastorale. On comprend difficilement que ce soit pour moi le seul moyen d’apprendre et que si j’ai quitté provisoirement K… c’est bien à cette fin. Pourtant l’accession de Dom R… mon précédent Abbé, à l’ordre épiscopal, ne plaide pas pour moi dans l’esprit de Monseigneur. Patrice m’a exposé la même tournure corporatiste entre le Quai d’Orsay et la rue de Bercy, ceux qui vont d’une maison à l’autre sont taxés soit de briguer les meilleures places de l’une et de l’autre au détriment des vocations originelles, soit de valoir ou trop ou pas assez par une pratique de deux métiers jugés différents…Il y avait aussi ce maître des requuêtes au Conseil d’Etat, préfet de l’Indre qui après ce premier mélange en avait fait un second en se faisant élire député dans le département où il avait exercé l’autorité. Quant à celui dont Dom R… a la charge spirituelle, il avait été doté, sous la Cinquième République commençante, d’un gouverneur des Colonies, préfet de la Lozère, dans chaque cas les ouailles se sentent un peu bétail.

A ma surprise, intense, mon commensal, qui accepte le cognac mais à l’eau, me parle dans ma langue, une mûe opérationnelle à vue. Il dirige une formation de rap. et est à envoyer à Patrice car il entreprend une tournée en Bretagne. Mais là n’est pas l’étrange. Mon homme, non content d’avoir deux langages à son actif, et celui de son art plus encore, car il édite, a un impresario et même de la télévision avec Ardison dont il m’apprend que celles-ci sont en différé, ce qui, dans son cas, a fait couper des passages où il se plaint des lacunes de nos programmes d’histoire dans le secondaire, mon homme a des lectures que je voudrais avoir, il possède Zweig Hesse, Mircea Eliade, discute l’ambiance dévote et religieuse de Mauriac, analyse la vente par J.J.S.S. de l’Express sans en avoir conféré avec Françoise Giroud, comme une vengeance inconsciente de ce que celle-ci soit resté au gouvernement de Giscard d’Estaing alors qu’il l’avait quitté (et le regrettait sans doute). Autant il était phraseur pour partager avec ses compagnons leur ennui des instit. et autres enseignants, autant il est précis dans ses goûts et ses références. Il me raconte, ce que je ne savais pas, malgré mes séjours à Keur Moussa non loin de la capitale sénégalaise, immergé en pleine brousse à palétuviers et autres baobabs, un véritable massacre de tirailleurs, contemporain de celui de Sétif, et uniquement pour des raisons alimentaires et de gestion du camp semble-t-il ou alors s’est-il agi d’un alignement des émoluments sur ceux de la Légion, puisqu’après tout on les considérait étrangers après quatre siècles de « quatre vieilles ». Nous avons échangé nos coordonnées internet, il doit m’envoyer de sa musique, je lui donnerai copie de quelques papiers de mon père, puisque la Mauritanie où celui-ci a servi jouxte ce Sénégal dont il est métissé, un mariage blanc, c’est le paradoxe de l’écrire car son père sitôt marié s’est empressé de disparaître, et il porte le nom tout français de sa mère avec un prénom mahométan et un autre bien chrétien. Il m’a parlé assez pour accepter de venir jouer dans mon église et pour que je le regarde sans être gênant. Il a un visage admirable de douceur auquel, si l’on ajoute quelques possibles rictus, pourrait se plaquer une violente haine. J’en ai conclu qu’il nous faut adapter l’enseignement de notre histoire nationale à cette « plus grande France » dont il vient et qui s’aggrandit chaque jour davantage au risque de se perdre dans nos banlieues et ailleurs, il faut rassembler autrement et écrire crûment ce qui nous a taché et ce qui nous rend dépendant de ces autres. Je médite un court papier dont je crois bien que Monseigneur sera preneur car il juge que l’enseignement catholique doit montrer des exemples qu’il lui est seul possible de défricher du fait de sa relative liberté pour l’établissement de certaines parties des programmes et de ce que l’on y délivre.

J’étais rentré mal en point mais heureux, quand Dom R… - ce qui n’est pas son habitude – m’a appelé au téléphone, je suis chargé du plus triste, aller au plus tôt dans la Brenne faire part à la comtesse. Je compte prier Patrice de m’accompagner, nous ne serons pas trop de deux.

La comtesse de Mahrande est admirable, et plus encore car tout me porte à croire qu’elle a su d’avance ce qui allait se passer, d’où son geste à la sortie de l’église.

Comment noter ici ces choses qui ne sont pas de l’ordre de mon ministère, mais qui sont ma peine. J’ai du mal à rédiger, quoique – à présent – les choses aient déjà une grande semaine. Mon impuissance, la nudité de ma prière, la communion de ma pensée avec Mirabelle, mais d’elle, que sais-je ?  Je ne savais guère que Régis, et je vois bien que je n’en savais rien.

Régis et Mirabelle sont arrivés sans encombre à Barre-des-Cévennes. Patrice leur avait fait l’itinéraire, le plan des lieux depuis Mende et Florac, la liste des gens à saluer car il s’agit de la patrie de Madame, ou plutôt des Bertrand, par le mari de celle-ci, des belles-sœurs institutrices inhumées là en pleine terre protestante dans un cimetière où les dalles sont posées, croirait-on, simplement sur de l’herbe, et en dessous… cela regarde toutes les Cévennes jusqu’à leur ultime moutonnement car elles déboulent soudain vers Saint-Jean-du-Tarn, après Pompidou… J’ai dû y aller pour reconnaîre le corps. Selon son moniteur, Régis était déjà expert, et il est exclu qu’il y ait pu y avoir un accident, la météo. était très favorable, le temps lumineux, clair, sans le moindre incident possible. Du relief, certes mais comme en a le fond de la mer tavelé par des vagues de surface comme si l’eau propageait tout en profondeur. L’accident impossible, alors le hasard forcé, alors un malaise ? Pas possible, non plus car le jeune homme, selon tous les témoins était tranquille, avait pris un petit déjeuner et devait ne faire qu’une simple reconnaissance en descendant vers Montpellier pour totaliser le nombre d’heures requis par le brevet qu’on devait incessamment lui remettre, il connaissait la topographie autant que son ciel pour y avoir déjà piloté chaque jour depuis leur arrivée. Partant de Mende, il allait battre des ailes au-dessus de Barre selon un rendez-vous convenu avec Mirabelle. Le troisième jour, celle-ci s’est rendu, pas vraiment en urgence, à l’hôpital régional, d’elle-même. Régis n’a appris que les choses étaient devenues difficiles qu’en étant averti d’avoir, dès son atterrissage, à la rejoindre. Il y est allé. A ce que m’a dit, encore bouleversé, Dom R. … pendant notre première conversation téléphonique, Mirabelle n’avait  plus qu’un cadavre dans le ventre sauf rarissime erreur de diagnostic intra-utérin, quand le choix s’est posé, Régis arrivait juste. Tenter de ranimer l’enfant en accélérant un accouchement qui devenait un exercice passif tant la mère exténuée et inquiète avait rendu les rênes ? ou bien aller au plus vite et sauver la mère. Il est possible que l’alternative ait été trop rapidement énoncée, Régis, sans qu’on réveille sa femme, a décidé. L’enfant a été sacrifié, or à l’accouchement, il s’est révélé qu’on eût pu le sauver à condition de risquer Mirabelle, Régis s’est enfui, on n’a pas pu le rattraper et n’est revenu, hagard que le soir pour subir de la part de Mirabelle quelque chose d’affreux qui s’est entendu dans tout le service. Admirablement, il a mieux tenu le second choc que le premier. Et les adieux, pour la nuit, à sa femme semblent avoir été aussi calmes qu’il le paraissait lui-même, au petit matin, le lendemain quand il a demandé inopinément à faire aussitôt le restant d’heures nécessaire pour le brevet de pilote. Les moniteurs n’étaient pas encore arrivés, mais ce vol en solitaire n’était pas le premier, et cette ultime probation était programmée pour le jour mais un peu plus tard. Il s’envola donc, se dispenserait de survoler Barre des Cévennes et aurait le choix entre le causse Méjean ou Saint-Jean-du-Tarn. Rien d’autre que lui et son avion n’était dans le ciel. La foudre ? on l’a vu car on le suivait à la jumelle soudain décaniller et foncer vers le sol, au milieu du Causse, on a cru qu’on le récupèrerait avec de la casse, mais non …

C’est ce que j’ai raconté à Adolphine de Mahrande, elle devinait, elle a articulé après beaucoup de silence et une rêverie qui semblait l’emporter dans beaucoup de directions à la fois, que sans doute ni Mirabelle ni Régis n’avaient pu supposter que s’éteigne ce qui les avaient fait s’épouser, et comme rien n’était clair de ce qui était imputable à la médecine ou à la décision du jeune époux, chacun avait un chemin en sens inverse. Que la jeune femme ait reproché à Régis, dont soudain elle s’était senti fantastiquement éloignée, de ne pas l’avoir fait réveiller pour qu’ils décident ensemeble, voilà sans doute qui avait été de trop pour l’ancien Jésuite, sacrifiant tout à l’appel de l’enfant. Il avait refusé et elle, aussi, avait refusé, mais le troublant était que ce ne fut pas elle qui soit partie ad extra, ou bien, le pressentant, Régis avait pris sur lui d’être de trop et de libérer la jeune mariée pour une seconde vie après lui, la sienne trop morcelée, trop divise lui devenait soudain insupportable, sans valeur. C’est plausible, ai-je des yeux acquiescé, je n’avais plus la force de parler, on n’était qu’à quelques jours encore de cette nuit magique où tout avait été tellement ordonné et beau, que c’était absolument imprévisible, impossible à organiser, le violon, l’orage, la rentrée précipitée dans le château soudain animé à trembler sur ses fondations, tant la jeunesse humaine ravivait ses vieilles pierres, allumait les étages, faisait jeter des fleurs dans les douves et entonner des chansons douces pour accompagner les dernières mesures d’une horde d’or, interprêtée avec assez de maîtrise et de liberté pour qu’elle chût dans la douceur, comme on tombe dans le giron d’une femme aimée et retrouvée.

J’ai poussé avec Patrice jusqu’à Barre-des-Cévennes, Mirabelle avait décidé d’y attendre le résultat des autopsies, elle était épuisée à tous égards, elle nous a demandé de la décharger de tout et surtout d’identifier Régis en son nom. Nous y sommes allés, on avait ramené le corps à Mende, il avait rajeuni au possible, je ne le reconnaissais pas, c’était une figure angélique aux cheveux qui n’étaient plus roux châtains, mais vraiment d’or mat et sombre, avec des boucles aux tempes et au front, il avait deux filets de sang, l’un à une oreille l’autre aux lèvres, comme si le pic du destin avait dû l‘accrocher à deux reprises pour l’arrimer à sa mort. Il était beau comme il n’aurait jamais été survivant. Nous sommes restés au garde-à-vous longtemps, Patrice et moi. J’ai coupé une mèche des cheveux, abondante, Mirabelle, Mère-Grand, l’un de ses supérieurs jésuites, le Père Ballande, quatre petits anneaux fins à confectionner, je l’ai fait sur le champ avec une faveur violette détachée de la couronne que nous avons posé sur son ventre, je lui ai donné mon chapelet, car je ne savais où trouver, certainement pas à Barre-des-Cévennes, le chapelet pontifical donné par Gilbert Ballande. En quoi je me trompais, car, à mon rapport, Mirabelle a ouvert simplement la table de nuit, le chapelet y était, et de son côté, a-t-elle précisé.

Quoi faire ? quoi être ? A mes seize ans, amoureux moi aussi d’une cousine, et celle-ci m’ayant refusé la vie après m’avoir montré ses seins, puisqu’assurait-elle, elle avait à me consoler, je crus ne pas pouvoir tenir. J’ai commencé, assez différemment de ce présent journal, à écrire cette nuit-là, j’ai balancé entre la mort et le blasphème, j’ai tourné comme de l’orage autour d’une bâtisse, le schéma du mariage de mes jeunes amis, je ne priais plus car je voyais bien que le registre amoureux et de l’harmonie en couple est curieusement éludé dans les évangiles, il y est question d’enfants, de fils, de fille, de belle-mère, de serviteur, mais le retour d’amour n’est pas le fort du Christ à la seule notable exception de ses propres épousailles avec son Erglise, ou de celle du Père avec l’humanité grâce au Fils. Dieu ne me  donnerait pas l’amour de Laurence en ce bas monde, et c’est alors que j’ai été secouru, soit disparaître, mais obtiendrai-je davantage l’amour de ma belle dans l’autre monde, tandis que je me serai séparé de Dieu et de toute chance de communion avec tous, dont Laurence. C’était d’avance plus casuistique que Bénédictin, ma vocation suivit, Laurence épousa un psy. qui la cocufia abondamment, la rendit demanderesse alors que vocable et gestes d’amour, à mon temps, la desséchait d’angoisse et de réalisme un peu bête.

Etre religieux donc ? J’y fus poussé dès le lendemain de ma nuit suicidaire quand la grand-mère de Laurence m’appela, me fit l’éloge de sa petite fille, le mien aussi et m’apprit que j’en étais aimé, ce qui changea tout car je me rendis que quant à moi je me sentais appelé à autre chose, je ne le démêlais pas sur le champ, simplement était né en moi l’envie d’une superbe stabilité amoureuse et d’être plutôt celui qui, dans le couple, n’aime pas assez et demande la faveur de savoir aimé jusqu’au sang, c’est à peu près ce qui arrive entre l’homme d’impuissance et le Dieu d’amour. Mais à K… j’ai connu une autre passe, bien plus altérante, l’ennui qui m’avait saisi durant le temps des litanies qui durent beaucoup lors d’une ordination sacerdotale, tandis que tous chantaient, que tout paraissait aller bien, j’ai été pris de toutes les tentations qui peuvent être faites par le diableà un homme qu’il n’aura plus, selon les vœux, selon le sacerdoce, du moins en principe… Je guettais l’invocation de mon saint patronymique, je réfléchissais aux richesses cahées du monastère, j’épluchais des comptes en banque car on m’avait confié l’économat et j’avais quelque idée pour transformer la gestion du monastère sous cet aspect, je me souvins même de Laurence, cette fois avec regret, bref l’étais partout sauf en ma peau couverte de l’habit bénédictin, de l’aube par-dessus, de la chasuble enfin, et ne sus pas me relever au signal qu’il fallut me répéter deux fois, j’étais au bord de demander qu’on m’excusât ce qui n’est pas le propre du rituel, en l’espèce. J’étais ahuri, j’étais ordonné prêtre dans l’inconscience, moi qui en avait fait par avance la levée de toute ma vie, et avait longtemps visualisé ce que représente ce passage d’une attitude prostrée et à celle d’un homme debout, selon la parole d’Origène : Y a-t-il un être plus opprimé que l'homme avant qu'il soit libéré et guéri par Jésus ? Toute la semaine qui suivit, je me débattis. Dom R… voyait mon comportement anomalique mais me faisait confiance. Pusillanime d’apparence et comme sûrement bon nombre de nos frères, et à présent de ses fils en Lozère, le voit disert, à l’aise et cabrioleur, c’est en réalité un homme de liberté qui confesse le juste milieu, tient qu’on ne peut assister décemment aux offices si l’on n’y participe pas avec goût, joie, dilection, triomphe même, il nous dispensait donc de chœur, avec à notre choix, quelque exercice de compensation. C’est ainsi que j’avais retrouvé Régis qui commença de m’enseigner de chic le violon, j’en jouerai quand je me dispenserai d’heures, surtout matinales. A l’abasourdissement de certains de nos familiers, il est donc arrivé qu’on entendît à K… en fond lointain mais sonore des Vigiles, l’interprêtation soliste du concerto en ré de Beethoven, que je reprenais à tâtons tandis que Régis, pourtant venu faire retraite et ne rien manquer de nos Heures, tâchait de faire de moi l’élève doué que je ne suis pas. J’avais complètement oublié ces tentatives et ces épisodes quand il nous a surpris, il n’y a pas encore un mois, avec son hymne kazakh. Et le suicide m’a passé, il a laissé parfois un relent, il m’arrive d’être fasciné par les rails du métro, et quand arrive la rame de supputer ce que ce serait subir que de me précipiter, là et tout de suite, sous le wagon de tête, aux premières roues, mais ma méditation est si longue que les portières sont à s’ouvrir quand je conjecture que je me serais fait couper en trois, ce qui doit être assez pénible. C’est ainsi d’ailleurs que j’ai médité puis obtenu mon ministère actuel, prenant quelque large vis-à-vis du grégorien et des Heures, et ne les en aimant que plus maintenant que je les propose à mes paroissiens.

 

 

Journal de Charles Villemaure




Je ne tiens pas de journal, ni non plus mes comptes, mais il est grand temps que j’en tienne.

C’est l’avant-veille du mariage de ma fille que vraiment pour une première fois je me suis senti pécheur, ou plus prosaïquement coupable. Mère-Grand comme je l’appelle à l’imitation de Mirabelle avait payé déjà deux fois mes dettes, ce qui m’avait permis de garder ma place d’associé là où j’étais, puis à la récéidive d’éviter de justesse le casier judiciaire, j’ai ainsi pu me rétablir avec ces Allemands qui me font trop confiance ; à preuve, j’ai triché sur le loyer de l’officine que j’ai organisé pour eux et notre office de tarification, et complètement à court j’ai écorné le chéquier de la société ppur Monte-Carlo. Mère-Grand me sauve, sans encore savoir comment mais elle s’est portée caution solidaire à trente jours, nous en sommes maintenant à vingt. Cette femme, je l’aime et je crois bien qu’elle m’aime, quelle différence totale entre nous, un bon ménage mais à l’ancienne où l’on se vouvoierait presque, une rigueur domestique, une tenue de soi-même au physique comme au moral. Jeune, on fait toilette pour plaire, vieille pour ne pas déplaire. Conversation remplie d’aphorismes, aime-t-elle autant ses enfants que ses prochains anonymes ? A-t-elle aimé Régis qu’elle n’a considéré que quelques heures et qu’elle a adopté sans plus, par égard seulement pour sa petite-fille unique, et celle-ci l’aime-t-elle pour elle-même, à l’usage ou est-ce encore plus mystérieux ? Dois-je avouer qu’il m’est souvent passé par l’esprit que cette femme d’honneur, de rigueur, de dignité, de lignage a peut-être un faible pour son gendre et qu’elle eût – quelque part dans sa vie ou dans sa jeunesse – aimé épouser un aventureux, en tout cas être emmenée quelque part dans un château de rêve par exemple. Ne m’a-t-elle pas proposé que nous fêtions ensemble l’extinction de mes dettes et que nous dations de la sorte ma résolution de ne plus mettre les pieds dans une maison de hasard, en l’y conduisant pour une fois des a vie. Elle a lu Dostoïewski et les lignes de ma main, elle veut voir les mains d’un joueur en train de jouer, elle veut voir si l’on est pâle, fébrile, suicidaire, drogué, enjoué, joli cœur, attentif autour d’une table de jeu, elle se fiche de mes calculs actuariels, elle croit comme toute superstitieuse au hasard et ce n’est pas un secret de famille que de dire que ni elle ni son mari ne sont de grands chrétiens ; leur morale se tient toute seule sans dogmatique parce que bon sang ne peut mentir.

Le suicide, car ce doit en être un, de Régis ne l’a pas surprise et elle lui est reconnaissante d’avoir sauvé sa fille, sa petite-fille devrais-je dire ? mais les relations entre les trois générations sont si complexes. Là encore, j’y ai ma part et c’est bien ma faute. A-t-elle compris, si les murs ont une langue, si les plans de l’étage font rétrospectivement tout deviner de ma faufilade jusques chez Amélie le soir de nos noces ? que Mirabelle n’est pas de son sang ? et pourtant. Il me semble qu’elle apprécie tous ces détours du destin et qu’elle n’a pas fâchée d’être l’une des seules à s’y retrouver en feignant ignorer ceci, en ne sachant réellement pas cela. Elle s’apercevrait que le professeur de Mahrande lui avait caché une maîtresse à Paris ou un petit garçon, qu’elle n’en serait pas marrie, elle comprendrait du coup son propre goût pour l’aventure, le compliqué, le romanesque, à la manière de ces chiens de race, au nez vibratile qu’on sent humer l’air vespéral avant de partir en course. Elle était faite pour cela, et Patrice lui plaît autant que moi, Régis tout d’une pièce, cassable et cette semaine vient de le prouver n’était pas de son sang d’adoption, nous en sommes Mirabelle, Patrice, peut-être même Dom Louis, et moi assurément. Cependant ce que je remarque et admire, c’est qu’elle a su contrôler sa pente, l’utiliser, elle a écoûté les aventures et les échecs des autres, elle a fait de la monotonie de sa propre existence un véritable triomphe de divination d’autrui et d’exploitation de soi-même, elle n’a pensé qu’aux autres dans sa famille de sang, d’adoption, d’entourage et cela a réussi à tous, y compris à elle. Les candidats aux élections du village ou du canton viennent chercher sa caution, le député vient rendre compte presque mensuellement, l’évêque se déplace et célèbre dans la chapelle minuscule et généralement peu honorée hors sa venue, elle a même des romanciers qui viennent lui demander quelque anecdote d’où ils partiront pour d’autres en toute logique mais incapable d’avoir découvert le filon originel.

Régis n’apportait qu’un enfant, pas même un nom, il s’est retiré aussi vite qu’il était venu dans la famille, la victime est sa mère. C’est de celle-ci que je veux parler car elle m’émeut et si je parviens, après notre séance de casino où j’emmènerai Mère-Grand dès que la décence le permettra, c’est sans doute à cause Madame l’hôtesse que je le ferai. Pourquoi cette appellation ? C’est celle que lui donnait le Père Ballande, leur histoire explique une partie de leur commun chagrin à présent. Gilbert entre dans la Compagnie avant la guerre et fait celle-ci en clerc, en résistant, en troubadour, on le place ministre dans un collège, emploi qui n’est évidemment pas le sien, il ne pourrait pas se faire prendre au sérieux en jouant au microphone les chefs de gare et les locomotives à vapeur. Le Père recteur s’en aperçoit, convainc le provincial et on l’improvise spirituel des petits. C’est nécessaire car un scandale, inutile de dire lequel c’est transparent, a éclaté qu’on ne peut étouffer qu’en changeant toute l’équipe. Cambré en arrière à la Foch, les pieds solidement au sol, une petite trompette en ivoire qu’il porte à ses lèvres pour opérer en deux temps le rassemblement de sa classe depuis le perron du Petit collège, il redresse en pas deux ans la situation, les méfaits de son prédécesseur et du Préfet des études qui l’avait couvert sont oubliés, un renfort vient d’ailleurs en la personne d’un quasi-Chinois tant la silhouette longue et émacié du Père Loudun, sortant par miracle de seulement un an de prison communiste à Shangaï, le faire paraître de là-bas. Préparé depuis des années pour entrer en Chine, il sera finalement toute sa vie préposé à l’organisation des communions solennelles et profession de foi pour garçons de l’élite parisienne, un peu métissée de quelques fils de famille nécessiteuses pour lesquels casquent les riches. C’est la caverne mystérieuse des sous-sols rue Louis David, le train, les bandes dessinées mais pas tant un décor et des accessoires qu’un don sans pareil pour la mise en scène et la préparation des enfants à être surpris, puis à admirer, et enfin à opérer des rapprochements, à apprendre à se souvenir. Madame C… intervient ici car son mari, mourant père d’un septième enfant qui sera posthume, lui lègue la relation forte qu’il a noué avec Gilbert Ballande. C’est Monsieur C… en effet qui a eu l’idée d’un comité de parents pour faire contre-feu aux plaintes déposées contre la Compagnie par quelques parents plus heureux de faire scandale eux-mêmes que scandalisés par ce qui, après tout, semble n’avoir pas été ni très audacieux ni très forcé. Il faudrait entrer dans la psychologie des enfants, il faudrait aussi comprendre que les choses sont manifestement inscrites dans d’autres univers quand tout se passe en paraboles et que les gestes ne sont pas même des tentatives, question de réceptivité et des enfants ne seraient en rien abîmés là où d’autres seraient marqués, pourvu naturellement que d’évidentes limites ne soient pas transgressées. Monsieur C…, au nom et aux fonctions connus, grand résistant, Compagnon de la Libération, ayant de surcroît épousé une fort jolie femme, de la famille pas très lointaine du Général de Gaulle, se porta fort de tout, expliqua presque tout de la sorte et se prodigua tant que la plainte fut classée, que la presse ne dit rien et qu’on s’en tira par une fondation au Cameroun où partirent en équipe précurseur les imprudents au cœur plus épris de bleu que de rose. Gilbert Ballande était donc endetté à la mort subite de Monsieur C… et prit sous sa protection la jeune mère de sept enfants. A eux deux, ils fondèrent une sorte d’œuvre, un cycle de formation pour pré-adolescents en bordure de la forêt de Compiègne, là où sous fûtaies on comprend comment est née la croisée d’ogives qui imite tant la manière dont s’interpellent et se répondent aux plus hautes ramues les hêtres un par un puis par milliers.

Une fourgonnette à la limite des règles de sécurité, antan moins strictes qu’à présent, trimballait à travers la forêt deux hardes – c’était l’appellation pour chaque équipe en émulation – de dix garçons chacun, les emmenait, comme les grands cerfs, aux lisières de la forêt d’où s’aperçoivent les champs de bataille de 14-18 et les cathédrales picardes, à peine plus loin est Reims, tout près Rethondes. Vibrez drapeaux, frissonnez jeunes gens, guettez les bêtes à leur abreuvement, respecteez les insectes, reconnaissez les oiseaux et sachez raconter, peindre, sculpter, mimer ce que vous avez compris de votre journée, on n’y parlait peu de Dieu et beaucoup des héros, c’est ainsi que la mythologie mène au Dieu inconnu et au Jésus de la crèche et du cœur des huit-dix ans. En son genre, Gilbert Ballande était un génie, il eut aussi l’audace d’accueillir un homosexuel dans son état-major pas tant à cause de ce trait intime que pour un talent de peintre exceptionnel. En grandeur nature, à la façon des iconographes byzantins ou macédoniens, un autre Gilbert car ils étaient de même prénom peignait à fresque ce que précisément le Jésuite déployait devant l’imagination des enfants, les cathédrales dansaient donc parmi les bois, les cerfs frayaient avec les anges et toute une flore étonnante et imaginaire décorait le restant faisant fond ou premier plan comme aux tapisseries de l’Apocalypse pendues à Angers dans la grande salle en L du château. Régis avait grandi, si l’on peut dire, dans cette ambiance féerique mais c’est le parcours qui me passionne dans l’affaire car on est suavé selon la trajectoire qu’on a prise, il y en a qui avaient tout pour réussir ou ne pas perdre, mais qui se sont trompés de martingale, ainsi moi si j’avais été prêtre qu’aurai-je fait, le jeu je l’eusse pratiqué uniquement avec le diable, à la façon de Faust, c’est-à-dire dangereux mais l’on a Dieu avec soi et les histoires saintes se terminent toujours bien : Oui, mon retour est proche. Viens Seigneur Jésus !. sauf si l’on entre en mystique où le risque est pris comme un chemin de perfection. L’incomplétude de soi palliée par la prise de risque maximale, par une tension de la volonté subjuguant les réflexes d’auto-protection, on se met à nu pour le vide, je me l’explique bien à présent que je quitte les rives de ce que je prenais pour la mer et un élément toujours accueillant et qui m’a asséché. Je ne parle pas de finances, je n’ai jamais aimé l’argent ni pour ce qu’il est ni pour ce qu’il offre, et je démontre que la part excessive prise par sa gestion en tant que tel est la cause principale du dérèglement des écéonomies et de l’appauvrissement intellectuel et technique de nos dirigeants de banque. C’est probablement encore pire aux Etats-Unis, puisque les particuliers prétendent tirer entre le quart et la moitié de leurs revenus réguliers par le seul placement en valeurs mobilières, rigidité, spéculation…

Je ne suis pas habitué à penser de la sorte, par écrit. Je viens de me verser une bière, et je me suis vu dans la glace, l’appartement que j’occupe en loft au-dessus de la rue de Turbigo n’a que deux pièces, une immense avec des poutres qui satisfait un de mes fantasmes d’enfant par ses dimensions et par la place prédominante du bois, du vieux bois, du médiéval au cœur d’un Paris de l’ancien, c’est là que je dors, que je peux recevoir, que j’attends les coups du sort et que nj’y résiste le mieux. Augustine n’a pas connu ces lieux mais m’a promis d’y venir, notre réconciliation avance. Elle et moi avons compris que Mirabelle est nôtre, qu’Amélie, comme Régis, est morte à temps, que la vie est cruelle mais belle organisatrice et j’aime ce qu’elle a fait de ma femme, un métier indescriptible mais rayonnant qu’elle invente et anime, et qui la structure. Je ne suis pas parvenu à cela pour moi, mais si j’avais un guide, je pense que je placerai ma main gauche, la native dans celle de ma femme, et ma droite, ce qui révèle ce que nous faisons de nos dons et de nos vices, dans celle de sa mère, Mère-Grand. A ces deux femmes, presque jumelles dans ma pensée – décidément, il me faut toujours deux épouses ou maîtresses à la fois, ou en parallèle – je sais que je peux confier toute ma démarche, celle d’un homme qui a tant enfoncé dans la vase qu’il ne s’en sortira pas lui-même. Augustine m’a raconté tant de fois Sacha et elle au bord de la rivière Penerf, bloqués à mort non par les eaux qui se retiraient mais par ce magmas gris et luisant comme de la matière vivante, comme l’œil éteint et glauque de quelque animal gigantesque accentuant sa succion mortelle. Si je me tire du jeu, ce sera leur faute, car il va falloir me sevrer et surtout me trouver de la compensation. Mirabelle, alors ? Lui retrouver un époux ? La sortir d’elle-même, l’aider dans ses projets ? mais qui suis-je pour intervenir dans le destin de ceux que je détruis par mon inconsistance et ma dispersion. S’aimer soi-même, premier pas de la charité, la plaisanterie est fine, car elle est fondée.

Qu’ai-je donc vu dans la glace ? Patrice me dit qu’il a pris conscience qu’il vieillissait le soir, pourtant triomphal quelques heures ensuite, où à dîner il a posé sa main sur celle d’une donzelle et a vu, qu’en comparaison, la sienne était déjà frippée, à peine ses trente ans dépassés. Moi, j’ai fait le compte depuis longtemps, la cambrure mauvaise de mon dos fait plisser la peau derrière les homoplates et même nu, je semble porter des bretelles, ce fut la première année déclive. J’ai vu mon menton cesser d’être ovale, mes joues commencer de descendre en pluie, mes yeux se souligner de traits multiples gonflant entre eux comme une secone paupière, bien inférieure, ce fut la seconde année ou la seconde décennie de mon compte de sénescence. Il y a des étapes qui se sont précipitées, mes bras ont laissé pendre comme à une hampe quand le vent n’est pas là, de la chair et de la peau presque séparément. Je me suis délors demandé comment je pouvais rester avcec un corps pareil pour m’exposer au regard et avoir le front d’un texte et d’un discours encore d’homme qui paraît et qui toujours risque. J’ai toujours fait plus vieux que mon âge, mais me voir parmi d’autres dont le corps et le visage, éloquemment, signifient qu’ils commencent leur vie et n’ont devant eux aucun reflet d’eux-mêmes à fuir, me fait m’interroger, comment supporte-t-on la vue des vieillards. La réponse est triste, si on les a connus d’amour, leur aspect indiffère presque ou plutôt on partage leur vieillesse, on y entre, on y compatit et souvent une lumière se trouve qui éclairant par le dedans fait contre-jour et l’on ne perçoit plus que l’âme, c’est rare et cela demande une longueur de temps dans l’investissement et une sorte d’espérance à rebours, rétrospective. Chez des femmes inconnues, j’ai pu ainsi discerner qu’à un autre âge de leur existence, je les eusse abordées, draguées, emportées, aimées, trahies mais traitées à la façon dont on jouit mutuellement de la prédation, de la jeunesse et des mots qui engagent, au moins l’un des deux duettistes. Mais si l’on n’a rien connu, et si tels qu’ils sont, ces corps vêtus et ces visages défaits, d’eux rien n’affleure d’un passé de soleil, alors on se demande ce que de la chair frippée a encore à dire, et une seconde réponse se forme, celle de la fécondité ou de la stérilité, l’artiste, l’écrivain, la mère ne vieillissent jamais tant qu’on ne puisse voir autour d’eux voler ce silence respectueux d’une sorte de postérité dont on est invité à faire partie. C’est peut-être la plus belle circonstance pour mourir, reconnu.

Qu’ai-je à mon actif ? Bonne question pour un financier. J’ai Mirabelle, j’ai peut-être cet écrit sur Pascal, la mystique, les mathématiques et le pourquoi d’une si bête ignorance de l’Eglise vis-à-vis de lui qui a tant et si bien écrit sur la grâce, la liberté, l’amour et si mal sur les femmes, ce qui devrait lui concilier les Jésuites, eux et lui ne connaissant en principe que leurs sœurs, bonnes ou mauvaises. En faisant un temps silence que respecte ma plume sur la rame de papier, je trouve un troisième actif, la prière. Je crois que je m’y suis beaucoup adonné, ce fut avant-hier ce qui a sauvé Madame l’hôtesse tombant dans mes bras alors qu’elle ne m’avait rencontré que furtivement avant l’entrée à l’église pour le mariage de son fils, de quel côté, comment se présenter et amener Régis à l’autel, à attendre sa fiancée, ma fille. Nous ne nous étions jamais vu auparavant, elle m’a dit à voix basse ce qu’elle devait au Père Ballande, lui avoir confié au Vieux Moulin de Compiègne ce que dans un petit assemblement de garçons encore très jeunes des hommes et des religieux ne sauraient faire : consoler, nettoyer, bercer, faire se tenir propre, provoquer la parole sur les parents, les camarades qui soudain, là où l’on se trouve, en formation, est-il dit, manquent atrocement, à pleurer. Recevoir des pleurs, les rôles étaient inversés pas dix jours ensuite, c’est moi qui recevait une femme décidément vouée au veuvage, car la perte de Régis est la mort de son second homme, et une troisième menace et qu’elle sait, la disparition du vieux Jésuite au sourire enchanteur parce qu’enfantin. Comme il n’y avait rien à dire, nous avons parlé de ce qui venait aussitôt à l’esprit et ce fut, d’elle, le récit d’une nuit mémorable où les deux hardes se succédaient, individu par individu, au fond du couloir, pris de diarrhée irrésistible et manquant vite d’eau courante, de papier hygiénique, dans une bousculade de pieds nus, pataugeant, souillant au retour les parquets, les draps et emplissant l’ensemble du dortoir d’une véritable infâmie. Elle et Gilbert, les deux Gilbert ne découvrient qu’aux aurores le désastre, la lessive fut gargantuesque et le dortoir quoiqu’en plancher à l’étage sans faux plafond pour l’isoler du rez-de-chaussée, fut passé au jet, ce qui fit dégouliner sur les tables d’en bas et sur les établis la sauce insolite que la nuit avait touillé. Madeleine C… s’en étouffait de rires car jamais elle n’avait vu ni ne revit Gilbert Ballande pester, c’était le cas de le dire, à ce point. Il y eut donc une engueulade générale de la chambrée et une douderie ostensible du Père tandis que les gamins faisaient le compte de leurs culottes et pyjamas de rechange.

Je ne suis pas sûr qu’elle eût aimé ma fille, Régis lui avait été volé, elle eût, quant à elle, admis des arrangements, peut-être pas, clairement, explicitement, une décision dictée à voix haute de l’avortement, mais elle tenait à la prêtrise de son fils, qu’elle associait ainsi au sacerdoce du vieil homme, elle préférait ce genre de reproduction et de fécondité. Ce n’est pas ce qu’elle a dit, ce qu’elle m’a dit, mais j’ai bien vu qu’elle ne savait pas, qu’elle n’aurait jamais su parler à ma fille. D’ailleurs, cette trop grande complicité entre Mirabelle et Adolphine, et ce qu’elle sent courir en va-et-vient permanent, chaleureux, délié, par-delà l’océan et le désert entre ces deux femmes et la troisième, Augustine lui est suspecte, d’autant plus qu’elle a compris ce qu’il faut comprendre, à savoir que ce n’est pas deux femmes que j’ai dans ma vie, mais bien trois, ma fille, sa mère d’adoption et partant sa grand-mère aussi, pourquoi aurai-je donc eu Amélie en sus ? C’est la même question que celle du jeu. Les inconnues se résolvent ainsi, par identité.

Suis-je précisément cette inconnue pour moi-même et pour autrui, pour celles que j’aime ?  Celui par qui tout arrive, tout est arrivé, le malheur et ses conséquences minutieuses ?  Je ne parviens ni à me détester ni à m’estimer, je ne rejette aucune faute sur qui que ce soit, je prends tout à mon compte, sauf que je ne m’identifie pas à ma faute, je suis plus, bien plus qu’elle et tout autant, bien moins qu’elle. Je me sais dans certains recoins de moi capable de bien pire encore, et je ne sais quelle force me retient de laisser se frayer jusqu’au jour de l’acte des instincts, des idées, des penchants qui ne sont pas des tares, mais qui sont des violences isolées, imprévisibles, du genre fou ou irresponsable, le genre du pyromane. Le matériau que l’on a sous la main, le plus innocent, le plus réfractaire, en faire du feu, être le premier sur place et pour cause afin de l’éteindre, m’étonner qu’on me relègue, autant que j’ai été surpris qu’Adolphine – Mère-Grand – me mande tout exprès, au dernier moment ou presque, que j’ai à accompagner, à mener ma fille, sa fille à l’autel, car pour elle le mariage de Mirabelle c’était la suite et le recommencement de tout, c’était l’enfant à suivre, à faire, et qui était fait, qu’elle accueillait, dans sa joie et sa prescience, elle me voulait là, après m’avoir quasiment banni dès que sa fille, de première génération, Augustine fût partie, qu’on la laissât donc, que je la laissasse donc seule avec sa petite-fille, qui tiendrait les deux rôles, ceux des deux générations, et tellement bien que la vieille dame en contracterait, non sans complaisance, quelque autre jeunesse pour elle-même. Voilà Mère-Grand qui me reçoit et en récompense de sa permission, de sa convocation, je lui assène le renouveau de mes dettes, l’urgence de tout assortie du rappel par mes créanciers probables de mon statut patrimonial. Mère-Grand sourcille à peine, demande davantage la précision des dates à partir desquelles les choses se découvriront ou jusqu’auxquelles on peut tout réparer encore ou à peu près, ce qui sera une troisième fois. Là-dessus, Régis meurt qui était mon frère, comment ne pas m’en rendre compte maintenant ? quittant la Compagnie, acceptant l’enfant, ratifiant le mariage, il risquait pour une mise qu’il ignorait complètement, il ne savait pas même qui jouait à sa table, il ne voyait que le croupier à deux visages, les religieux le mariant et que sa femme inconnue moins de deux mois encore auparavant. Il jouait l’inconnu pour l’inconnu avec des inconnus, seuls devant lui à peu près identifiables, ceux-là mêmes dont il avait décidé de contracter à son tour l’état de vie, le célibat et la disponibilité qui s’esnuit, autre pari, autre mise, chaque fois tout lui-même sur le plateau, quel courage et quelle inconscience jusqu’à l’heure pour laquelle il s’était avancé de naissance, l’heure de choisir entre un enfant probablement mort et une femme qui était encore si peu la sienne, il choisit et s’expulsa par là-même de toute la famille.

Il est là, il dialogue et rit peut-être avec les gens du sol… non, il songe à sa femme qu’il vient de sauver, mais à quel prix, au prix de leur union, il va mourir par amour de qui… d’une femme qui le rejette parce qu’il lui a fait perdre son enfant, l’enfant ? … d’un Dieu qui n’a pas su protéger sa vocation… d’une Eglise qui n’organise que douteusement ses pélerinages ? Seule certitude, les Cévennes qu’il va retrouver dès l’envol, l’avion léger comme ceux des années 1930 et des héros que lui racontait Gilbert Ballande, en confession particulière ou à Compiègne. Sa mère alors en grand rôle, celui d’une mère de tous et il y perdait. Il a souvent perdu, sa femme n’aurait pas été qu’à lui et sa mère n’avait pas toujours été à lui, sauf  à leur découverte commune de son don pour le violon et qu’il pourrait donc l’accompagner, lui répondre, surtout quand elle ne pourrait plus jouer en concert, ses mains trop maladroites, trop irréversiblement handicapées. Il avait eu beau la persuader qu’elle était souvent proche de disposer à nouveau de toute sa virtuosité, il ne parvenait pas à la convaincre. C’est alors seulement qu’il devint son second homme, la perfection du jeu qu’elle avait effectivement recouvré, il serait seul à la constater, à en jouir et en demander redoublement, et elle acquiescerait à son seul applaudissement, celui du soliste qui de l’archet bat discrètement le dos de son instrument quand l’accompagnant vient saluer. Voilà Régis proche du paradis qui enjambe le bastingage et qui met le contact, qui s’envole en si peu de distance et de temps, qui se libère de tout, qui tourne une fois encore au-dessus de Mende à toucher la cathédrale de Dom R…, l’évêque à éminence qu’il ne rencontrera jamais, sauf si d’aventure un cadavre, comme le veut l’usage bénédictin, peut assister – dans le sens de la marche – à son propre service funèbre, visage découvert, cercueil ouvert, puis il part vers le sud-est, bien visible, très visible, le temps lumineux, il est lumineux, et il s’abat comme un fétu, et l’appareil commence de prendre comme une alumette qu’on a craqué, et puis c’est du silence, est-il mort sur le coup, on va vite à l’endroit où il est tombé, l’appareil n’a finalement pas flambé, sinon le moteur. Il a un visage à peine abîmé, c’est ce que lui rapporte Patrice, qui a pris une photographie, belle, un ange est tombé, un filet de sang à la tempe, un autre à la bouche, comme des coches d’amour, des égratignures d’une nuit où l’amante n’a pas été ordinaire et ce n’est pas le dos qui garde des empreintes mais le visage mordu par le plaisir ou redessiné par l’extase.

Quel rapport entre moi et cet enfant ? Régis l’enfant, plus enfant que l’enfant qu’il avait consenti à procréer dans le demi-sommeil qu’a évoqué Mirabelle, car cette sorte de boule d’amour qui a passé, manifestement, de ma fille à moi son indigne géniteur, ce n’est pas par mon gendre qu’elle s’est faite ni qu’elle a été projetée, ce ne fut qu’affaire entre nous, entre elle et moi, en a-t-il été jaloux ? l’a-t-il vu ? s’est-il senti déjà de trop ? a-t-il déjà regretté d’avoir quitté ses frères en religion et le champ du monde entier pour s’ébrouer en missionnaire tranquille et harmonieux. En deux mois, une existence réglée est devenu un feu d’artifice, accumulant les événements, les signes en bouquet. Et pour ce prix, moi le père qui demeure à quai, je suis peut-être racheté et dispensé, pour l’heure, d’un grand départ. Je ne puis plus être en train sans aller à une portière et regarder le ballast courir et devenir flou ; il est vrai que nos chemins de fer nationaux dispensent de cette tentation puisque les verrouillages sont fermes et aussi parce que de moins en moins demeure dans les voitures cet agencement qui faisait le suspense des fins de film des années 1930 à 1960, la bataille à mains nues pour que l’une d’elle cède sa poignée et que dégringole finalement dans le défilement fou du convoi un corps qui va baller, sauter et rebondir, mourir comme on tape de la viande sur un étal de boucher. De la chair quand l’âme ne sait pas monter la garde.

La prière m’enfonce dans ce dialogue avec Régis, la mort rapproche, permet toutes les interrogations et d’abord un certain tutoiement, qu’a-t-il vu mon aîné dans le jeu puisqu’il m’a précédé en éternité ? quelle rafle a-t-il opéré sur la table à tapis ? c’est lui mon interlocuteur. Au mieux, mes femmes, les trois, m’accueillent et me supportent, mais que leur importe ce que je peux dire, mes actes parlent pour moi, oui, je suis supporté, aimé même, mais je n’ai pas de poids, tout leur travail est précisément de faire que je ne sois pas, que je ne sois plus un poids, tandis que Régis est disponible, si léger qu’il ne peut plus me concevoir différent de lui, autre que lui-même, compagnons de jeu en légèreté avec pour seul poids celui de se posséder soi-même au point de se tuer.

Comment réagit en profondeur une personne âgée ? A –t-elle aussi les dérèglements du vertige, du jeu, de l’alcoolisme ? se raccroche-t-elle à sa vision du passé pour échapper à celle de la mort ? Mère-Grand m’avait dit appréhender plus la déchéance que le passage ailleurs, je ne sais pas bien ce à quoi elle croit, mais après que Patrice lui ait rapporté les événements de Barre-des-Cévennes et qu’elle m’ait appelé auprès d’elle pour un dernier point de ce que je dois ou de ce que j’ai détourné, elle m’a pris à part, je m’attendais à ce qu’elle m’intime de m’éloigner à nouveau et de ne plus toucher à Mirabelle, il m’avait semblé qu’en celle-ci elle ne se rassemblait qu’avec effort, un dernier espoir comme si toute sa vie aparemment si amène avait été au contraire extrêmement tendue. Se peut-il qu’elle ait tenu, elle aussi, à une postérité dans laquelle le hasard ou la providence avait tenu tant de place que tout soudain avait été effacé par un accident de gestation, par une erreur dans le scenarion. Elle était revenue sur l’ensemble de la journée, puis de la nuit de l’autre samedi, pour me dire qu’elle avait eu un rêve, la veille du mariage. Une brebis cherchait où mettre bas et errait dans des lieux déserts qu’elle n’identifiait pas, et voilà que la mort de Régis éclairait tout puisqu’il s’était laissé tomber sur le causse Méjean et que Mirabelle n’avait pu conclure. Elle me demanda ce que j’en pensais, ce qui m’a surpris. J’ai réalisé que pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un au monde prêtait attention à mon opinion. Depuis que j’ai dû faire la manche auprès de ma belle-mère, après avoir tapé tout ce qu’il était plausible de supposer fortuné et charitable à la fois, je m’étais fait une seconde identité, infâme mais dont à force je ne souffrais plus, quémander, puis jouer pour rembourser, refaire des trous et solliciter à nouveau en sorte que la voussure de ma silhouette et de toute mon existence était en fin de compte bien davantage une sorte de mendicité balbutiante et mondaine que le jeu lui-même qui a ses allures et qui ne tue pas forcément ceux qui s’y adonne, mais moi j’étais à courir le long du cercle vicieux et à chercher les entrées (ou les sorties) par mon écriture et mes déductions en forme de martingale. J’ai étonné Dom Louis en lui disant que je priais souvent pendant mes calculs de tête, il n’en a pas été étonné, la prière suppose un support, le chapelet par exemple, pourquoi pas le calcul mental ? C’est cette image d’une brebis épuisée, sans âge et cherchant une crèche qui va me suivre, les obsèques auront lieu à Paris, elles ont tardé car l’autopsie faisait se lever le doute d’une drogue qu’aurait pu absorber Régis. Tout s’obscurcit car Mère-Grand après avoir reçu son notaire semble en peine de tenir les dates qu’elle m’a fait dire. Or, je les lui ai données au plus juste, mais qu’importe l’honneur d’un homme perdu. Le personnage de Régis m’absorbe de plus en plus, lui aussi a vécu intensément cette perte de soi, quand Mirabelle se relevant lui a dit en souriant que très probablement il l’avait mise enceinte, il était d’un même mouvement, celui d’une femme enfournant le sexe d’un quasi-inconnu dans le sien, initié à ce que l’on convient d’appeler la vie ou la chose, et exclu de la vie religieuse quoi qu’il échafauda, culpabilité à jamais et fraude, ou bien retour sur ses vœux et ses plus chères projections. L’honneur, qui en est juge ? La rumeur ? ou soi seul. Je lui donnerai un synonyme, la consistance, ce dont toute ma vie je n’ai su faire preuve, et dont j’ai maintenant tant envie, me redresser. Même si je suis seul à jamais m’en apercevoir, durant ce qu’il me reste d’existence à vivre.

Mère-Grand soucieuse de mon interprétation de son rêve, ou au moins de m’en faire partager l’image principale, m’a considéré : elle attend quelque chose de moi. Je n’ai su quoi répondre, car elle ne veut pas se contenter d’un pressentiment dont aujourd’hui il y a l’évidente réponse qu’a été la fausse couche, mais ce pourrait être aussi cette quête ultime de Régis, brebis égaré. Pas seulement l’enfant mort de Mirabelle, ou bien encore et aussi ce dernier putativement cherchant couche et linceul. Fallait-il rétrospectivement tout appréhender de la suite quand l’orage décoiffa la tente et toute l’organisation du dîner de notre noce ?



mardi 27 mai 2014

un mariage - récit (8)





III





Journaux

 

 

Journal de Louis d’Ors




Je ne date pas mes notations, je les laisse continûment se succéder les unes aux autres, puisqu’il s’agit bien d’un paysage à nuancer sans cesse et d’un entourage dont il faut que, chaque jour davantage, je perce les carapaces, la couche de poiussière et de crasse, empêchant l’homme, la femme, les enfants de respirer de leur peau à leur cœur - depuis que j’ai commencé de tenir ce journal, après avoir lu celui d’un de mes lointains prédécesseurs. Ce travail, de préférence au moins hebdomadaire, nous est recommandé pour qu’il existe une sorte de mémoire de l’âme paroissiale. Le prêtre diocésain est bien davantage astreint aux vœux que la règle bénédictine nous propose, dans notre chemin à Dieu. Qu’on soit dans les petits papiers de l’évêque et les détachements ad extra, la participation aux conseils et prises de décision que l’on souhaite, les affectations-mêmes vont dans le sens que nous voulons, mais qu’on soit dans son nez, comme l’était visiblement ce confrère et l’on peut moisir toute une vie à se demander ce qu’est une vocation sacerdotale et ce qui la différencie d’une verfsion moderne du martyre, car rien n’y manque de la rumeur, de l’évaluation hâtive par nos voisins du diaconé, des admonestations injustifiées et non dialoguées avec celui qui censément est notre père au spirituel. Mgr. A… est déjà âgé et je crois à une certaine compassion à laquelle la vieillesse, par le détachement qu’elle impose, fait accéder. N’est-ce pas ce que ce sympathique et attachant Patrice me confiait le mois dernier, les ardeurs prédatrices, il ne s’en est pas libéré de lui-même, mais plus efficacement par la logique-même de la vie, comme si Dieu s’y prenait avec beaucoup de lenteur et de patience pour nous faire entrer dans ses voies. L’état clérical nous enlève, est-ce seulement pour résister aux « séductions du monde » ? toute cette partie affective de nous-mêmes, à laquelle je me crois, quant à moi incapable de renoncer. J’aime aimer et je me risque toujours à aimer. A K…, je ne courais aucun danger, l’Abbé est là pour recevoir la confidence à son début, mettre en garde ou s’interposer quoiqu’il n’y ait jamais d’entretien à trois mais aucune tentation ni liaison dangereuse, au moins pour ce que j’en sais, ne me paraît possible au monastère et je ne partage pas l’avis de l’Eglise quand elle se refuse absolument depuis huit siècles à considérer Aelred de Rielvaux. Ma thèse sur lui a été un traité de l’amitié selon les vertus romaines et les sensibilités évangéliques. Dom Amédée de Bricquebec m’avait suggéré de prendre sa suite et de compléter son travail en examinant le pourquoi de cette méfiance des hiérarchies cléricales, à travers les âges de notre spiritualité. Je crois comprendre, c’est d’une profonde défiance qu’il s’agit vis-à-vis de nos sens, de notre corps et de notre imagination. Or je crois impossible d’aller à la perfection avec seulement une part de soi-même, ce serait demander à un hémiplégique de marcher sans canne ni béquille et oublier complètement ce qui est le cœur de notre foi, la résurrection de la chair. Jésus lui-même non seulement aime mais a la conscience de sa propre vulnérabilité affective, c’est le noli me tangere qu’il assène à la femme la plus aimante et à laquelle il ne peut pas être insensible ; une femme spectaculaire, entière, impétueuse, prête à donner sa vie à chaque instant et qui, parce qu’elle a péché, et je devine en quoi et comment, si pudique que soit le texte, et si habile l’évangéliste qui sans doute a dupliqué les éléments de son portrait sous plusieurs personnages pour ne pas en faire trop évident et mondain, terrestre, devrais-je écrire.

Patrice et Régis se ressemblent étrangement et sont de cette facture, cela donne bien des égarements, mais c’est de ceux-là dont l’Eglise a besoin, des personnalités vivantes et à risque. On forme toujours assez bien théologiquement, mais au dialogue d’âme ? or, pourquoi sommes-nous ordonnés ? sinon pour donner les clés sur terre du paradis, que sont les sacrements et ceux-ci sont un dialogue entre hommes,  à la Cène on bavardait dans les rangs, on s’inquiétait, on se récriait et Jésus ne prenait que les comparaisons les plus immédiates quoique toute sa vie publique les ait préparées, du pain, du vin, la coupe qu’on avait déjà plusieurs fois passé, le pain qui avait servi à lécher le premier plan et surtout à identifier la bouchée qui désigna Judas et le fit sortir, poussé mystérieusement à faire ce qu’il n’avait certainement choisi librement de faire. Ce sont nos penchants, et non nos actes qui nous perdent et la théologie du péché originel continue de me troubler. On est né lacunaire et j’admire ces gens qui viennent se confesser – on me dit d’ailleurs que le confessionnal que j’ai restauré ici est bien plus fréquenté que sous mes prédécesseurs – et qui avoue n’avoir pas conscience de leur péché mais bien de leur faiblesse. Ils n’en font pas reproche à Dieu mais presque et voudraient tout de suite être absorbés dans Sa lumière, je ne les renvoie qu’au-dehors de mon modeste sanctuaire dont j’espère bien que je vais parvenir à financer la pose de nouveaux et vrais vitraux. Mais je leur prescrit une pénitence qui n’est pas un cautère. Je sais bien que d’habitude, en tout cas c’était la pratique à K… entre nous jusqu’à ce que Dom R… nous quitte pour une pourpre probable dont il inaugure les prémisses aux commandes d’un évêché dont on dit qu’il est peut-être le moins peuplé de France, mais juché sur une éminence, cruauté des religieux entre eux ? oui, des pénitences en forme de récitations de quelques prières comme si nous n’en chantions pas assez ensemble. Dom P… juge que nous pouvons nous priver et nous fustiger, je suis assez de son avis et mes pénitents l’accepte, je leur fais couper le tabac ou le vin, je leur prescris des gestes préparant leur épouse à une étreinte qui ne soit pas d’hygiène ou de soulagement du mâle sur la femelle. Cela plaît paradoxalement, on me trouve même viril. Soit …

J’ai accueilli Mirabelle et Régis avant-hier. Ils sont à la limite de mon territoire à tous égards, un appartement en dernier étage qui domine tout le val de la Seine ici, et ses méandres jusqu’à la terrasse de Saint-Germain en Laye, des arbres en océan entre eux et le fleuve, et un balcon assez large pour qu’on puisse y prendre des repas ou y faire de la bicyclette d’appartement, c’est Mirabelle qui l’a choisi et voulu, elle veut courir avec son mari dans les bois et ils se donnent un rythme de vie spartiate puisque le pont de Suresnes, matin et soir, est un redoutable embouteillage, ils partent avant le flot et reviennent ensuite, comptant déjeuner souvent chez la mère de Régis. La société de celui-ci est en cours d’agrément à la commission des opérations de bourse, il court les associations diocésaines pour prévoir déjà la chalandise des fonds communs de placement ou dédiés qu’il va devoir créer. Sa brusque technicité, dont je me demande d’où elle lui vient, m’épate. Il trouve le temps aussi de prendre des leçons de pilotage aérien, et d’étudier, avec sa mère, dans le loisir de son attente de l’agrément, de nouveaux compositeurs d’Europe centrale et orientale, dont un Autrichien contemporain. Leur bibliothèque est centrée sur ces pays ; ils pensent que c’est là l’avenir de l’Europe et que la psychologie là-bas, la sensibilité slave matinée de communisme produit une sincérité et une exigence de comportement droit que n’ont pas les Européens de l’ouest, sans pour autant que la débrouille et l’ingéniosité pour se sortir des embarras les plus concrets quittent ces gens qu’on a habitués à vivre dans l’apparence de la résignation, sinon de la soumission. Mirabelle trouve le temps de me donner deux après-midi par semaine pour tenir une permanence juridique que nous envie la mairie, l’idée et le fait.

Nous ne sommes pas ici dans la ceinture rouge de Paris mais pas non plus dans quelque annexe des « beaux quartiers », c’est entre deux où la transhumance quotidienne rend les gens difficiles à rencontrer, on est fatigué, on n’a pas le temps. C’est une grâce que ce couple me donne en partageant ma vie de prêtre, en me visitant impromptu, laissant une enveloppe punaisée à ma porte ou sur la chaise que j’affectionne à l’église pour y lire mes heures monastiques, et me donnant rendez-vous à un prochain moment. La future maman m’inquiète cependant, elle peine anormalement et cette grossesse est plus que pesante, Régis est moins spontané, je le sens également tendu. J’en ai téléphoné à Patrice qui leur a proposé d’aller dans les Cévennes attendre l’événement en se déliant de tout ici ; ils acceptent car la maisonnette qu’il leur a trouvé par un lointain cousin qui n’y met plus les pieds, d’origine modeste, il est cependant de la H.S.P. , grimpé par lui-même au plus haut des échelons dans la finance de patrimoines et anime principalement la filiale suisse qu’est devenu une des plus vieilles banques de la place, créée en 1802 et ayant fait partir du premier organigramme de la Banque de France pour la capitalisation de celle-ci ; Patrice voudrait qu’à l’occasion de leur séjour et quand l’autre leur ouvrira les portes et leur montrera où sont les couverts à servir et la réserve des draps, sans doute masque-t-elle aujourd’hui encore la cache de la grosse Bible des camisards, Régis fasse sa connaissance et puisse, pour son entreprise, le considérer comme un de ses mentors.

J’ai interrompu ces notes pendant trois semaines tant j’ai été requis, à cette seconde rentrée que je vis ici, par la tournée porte-à-porte que j’avais résolu de faire à ma prise de fonctions. Je la fais à pied, je refuse le petit alcool, je ne prends pas de café, je dépose une carte qui n’est pas pieuse mais a quelques citations à son revers avec mes horaires et mes coordonnées à son endroit, et accepte jus d’orange, verre d’eau et de demeurer tout le temps qu’on ne me renvoie pas. Je pourrai écrire des pages, mêlerai sans doute les histoires que j’entends, je ne nomme jamais Dieu, je dépiaute des contentieux de voisinage, je donne des recettes de méditation, je recommande de lire d’affilée autre chose que des articles ou les programmes de la télévision, je dis combien l’écoûte d’un disque en couple, tranquillement, à jouir de l’ordonnancement d’un salon qu’on a paré ensemble ou dont on a reçu les éléments petit à petit, par héritage, par cadeau de mariage, par chine en brocante, peut apaiser et préparer à tout. J’ai eu quelques échos en retour, une dame fort respectable m’a dit que dans un tel contexte, elle avait pu avouer une liaison à son mari, que celui-ci avait pu lui apprendre qu’il était parfaitement au courant et ensemble ils ont pu imaginer le scenario par lequel elle va pouvoir se déprendre et ne plus retomber. Ce sont les grands enfants qui prisent le plus mes médications, et qui dans la journée à Paris, aux inter-classes choisissent livres et musiques qu’ils apporteront aux parents, la jeunesse prenant en charge les adultes. En revanche, je n’ai pas de recettes quand il ne s’agit que de la rue, que des tournantes, que du foot ou du vol à la casse. Je me suis d’ailleurs fait renverser et j’ai reçu quelques coups de pieds en essaytant d’aller à un groupe qui m’avait paru accueillant, mais cela m’a permis une autre rencontre dans le café où je me suis réfugié et payé un cognac. Je circule en civil dans la journée, mais pour le chapelet matinal qui me prépare à la lecture des Vigiles, je marche le long de la Seine dans mon habit de K… Je ne me lasserai pas d’admirer le pratique du costume bénédictin, absolument isotherme et insalissable. A la table voisine, quatre métis d’Afrique mais bien d’ici, parlant une langue inimaginable et à peine compréhensible, avec suss l’accent qui élimine presque toutes les consonnes, je les ai écoûté tranquillement comme on lit quelque article de sociologie, ils respectaient les récits et les silences les uns des autres et se remémoraient surtout des ambiances de classe dans le secondaire, je ne sais où. Il y a eu un temps mort et l’un d’eux s’est détaché cherchant une autre table, pour y étaler un papier, je lui ai proposé la mienne ainsi qu’un cognac accompagnant le second que j’allais prendre, encore dans l’émotion des coups reçus. Que le lecteur des prochains siècles se rassure, je n’ai aucun goût ni don pour le martyre et je n’ai rien confessé, je m’y étais mal pris, voilà tout.

Tous ces gens, généralement assez bigots et avares, qui exposent leurs menus tracas en s’attribuant les pages du Livre sur la rétribution dans les cieux de ceux qui souffrent « mort et passion », dans l’ordre ; la réalité est oubliée, il faut avoir souffert à raison de notre foi, et non de nos petitesses. Même théologie à creuser que celle du péché individuel, le collectif et l’originel sont acceptés encore que la responsabilité historique d’une génération dans le mauvais déroulement d’une négoiciation sociale qui est allée à l’impasse ou au drame, ou dans l’arrivé d’un tyran au pouvoir, n’est généralement pas discerné, la faute aux autres et naturellement si cela devait arriver aujourd’hui, on s’y prendrait autrement et avec quel courage, mais justement qui discerne que maintenant nous vivons ce qui est analogue avec hier, qui par exemple définirait sans le nommer aussitôt, le fauteur de troubles contemporains, qui ne ratifie pas les traités, qui pratique la peine de mort, qui ment dans les dossiers qu’il fournit pour faire avaliser ses agressions et prédations, qui fait chanter les dirigeants de ses partenaires et noyaute leur presse, qui intimide le monde entier dont la coalition, tant les armes et l’argent sont aujourd’hui concentrés, ne suffirait pas à le mettre en échec, du moins chercherait-on la sourdine. Curieusement, je peux davantage en parler avec des jeunes ou avec des très vieux qu’avec la classe adulte ou bien chez des gens bien nés et qui professent en libéral sur mon territoire. Les médecins, les avocats, les pharmaciens, les experts comptables sont doctes pour analyser ce qui ne fonctionne pas dans leur ordre mais naïfs ou cyniques s’il s’agit de l’international. J’ai choqué en proposant qu’on écoûtât à quelques-uns ensemble la prochaine allocution du Président de la République, pour comme à un ciné-club, l’analyser ensuite, chacun selon son point de vue et sa spontanéité et dans un silence amical fait pour recevoir ceux des autres. On fait de la politique soit une sorte de honte à rérpouver plus qu’à guérir ou supprimert, soit un secret de famille, on n’en parle pas alors qu’elle nous fait et défait individuellement et en collectivité. Je souhaite que nous retrouvions ces conceptions que le monachisme pratique depuis ses origines, la destination universelle des biens, le communisme et la dévotion de tous au bien commun, mais mon idée – la seconde du genre, après ma proposition d’examiner ensemble ce que dit notre chef d’Etat – d’examiner à quelques-uns, déjà praticiens quant à eux de tout ou partie de ces sujets, la doctrine de l’Eglise,n enseignements pontificaux et épiscopaux, relus ensemble et commentés par chacun, a fait également fiasco. D’ici à ce que l’on me croit encarté dans quelque chose… l’évêque me l’a fait remarquer mais ne me décourage pas. Ce serait plutôt son entourage qui s’étonne qu’un Bénédictin puisse avoir en sus du grégorien qu’il réhabilite dans ses offices dominicaux, des ambitions intellectuelles et pédagogiques pour sa pastorale. On comprend difficilement que ce soit pour moi le seul moyen d’apprendre et que si j’ai quitté provisoirement K… c’est bien à cette fin. Pourtant l’accession de Dom R… mon précédent Abbé, à l’ordre épiscopal, ne plaide pas pour moi dans l’esprit de Monseigneur. Patrice m’a exposé la même tournure corporatiste entre le Quai d’Orsay et la rue de Bercy, ceux qui vont d’une maison à l’autre sont taxés soit de briguer les meilleures places de l’une et de l’autre au détriment des vocations originelles, soit de valoir ou trop ou pas assez par une pratique de deux métiers jugés différents…Il y avait aussi ce maître des requuêtes au Conseil d’Etat, préfet de l’Indre qui après ce premier mélange en avait fait un second en se faisant élire député dans le département où il avait exercé l’autorité. Quant à celui dont Dom R… a la charge spirituelle, il avait été doté, sous la Cinquième République commençante, d’un gouverneur des Colonies, préfet de la Lozère, dans chaque cas les ouailles se sentent un peu bétail.

A ma surprise, intense, mon commensal, qui accepte le cognac mais à l’eau, me parle dans ma langue, une mûe opérationnelle à vue. Il dirige une formation de rap. et est à envoyer à Patrice car il entreprend une tournée en Bretagne. Mais là n’est pas l’étrange. Mon homme, non content d’avoir deux langages à son actif, et celui de son art plus encore, car il édite, a un impresario et même de la télévision avec Ardison dont il m’apprend que celles-ci sont en différé, ce qui, dans son cas, a fait couper des passages où il se plaint des lacunes de nos programmes d’histoire dans le secondaire, mon homme a des lectures que je voudrais avoir, il possède Zweig Hesse, Mircea Eliade, discute l’ambiance dévote et religieuse de Mauriac, analyse la vente par J.J.S.S. de l’Express sans en avoir conféré avec Françoise Giroud, comme une vengeance inconsciente de ce que celle-ci soit resté au gouvernement de Giscard d’Estaing alors qu’il l’avait quitté (et le regrettait sans doute). Autant il était phraseur pour partager avec ses compagnons leur ennui des instit. et autres enseignants, autant il est précis dans ses goûts et ses références. Il me raconte, ce que je ne savais pas, malgré mes séjours à Keur Moussa non loin de la capitale sénégalaise, immergé en pleine brousse à palétuviers et autres baobabs, un véritable massacre de tirailleurs, contemporain de celui de Sétif, et uniquement pour des raisons alimentaires et de gestion du camp semble-t-il ou alors s’est-il agi d’un alignement des émoluments sur ceux de la Légion, puisqu’après tout on les considérait étrangers après quatre siècles de « quatre vieilles ». Nous avons échangé nos coordonnées internet, il doit m’envoyer de sa musique, je lui donnerai copie de quelques papiers de mon père, puisque la Mauritanie où celui-ci a servi jouxte ce Sénégal dont il est métissé, un mariage blanc, c’est le paradoxe de l’écrire car son père sitôt marié s’est empressé de disparaître, et il porte le nom tout français de sa mère avec un prénom mahométan et un autre bien chrétien. Il m’a parlé assez pour accepter de venir jouer dans mon église et pour que je le regarde sans être gênant. Il a un visage admirable de douceur auquel, si l’on ajoute quelques possibles rictus, pourrait se plaquer une violente haine. J’en ai conclu qu’il nous faut adapter l’enseignement de notre histoire nationale à cette « plus grande France » dont il vient et qui s’aggrandit chaque jour davantage au risque de se perdre dans nos banlieues et ailleurs, il faut rassembler autrement et écrire crûment ce qui nous a taché et ce qui nous rend dépendant de ces autres. Je médite un court papier dont je crois bien que Monseigneur sera preneur car il juge que l’enseignement catholique doit montrer des exemples qu’il lui est seul possible de défricher du fait de sa relative liberté pour l’établissement de certaines parties des programmes et de ce que l’on y délivre.

J’étais rentré mal en point mais heureux, quand Dom R… - ce qui n’est pas son habitude – m’a appelé au téléphone, je suis chargé du plus triste, aller au plus tôt dans la Brenne faire part à la comtesse. Je compte prier Patrice de m’accompagner, nous ne serons pas trop de deux.

La comtesse de Mahrande est admirable, et plus encore car tout me porte à croire qu’elle a su d’avance ce qui allait se passer, d’où son geste à la sortie de l’église.

Comment noter ici ces choses qui ne sont pas de l’ordre de mon ministère, mais qui sont ma peine. J’ai du mal à rédiger, quoique – à présent – les choses aient déjà une grande semaine. Mon impuissance, la nudité de ma prière, la communion de ma pensée avec Mirabelle, mais d’elle, que sais-je ?  Je ne savais guère que Régis, et je vois bien que je n’en savais rien.

Régis et Mirabelle sont arrivés sans encombre à Barre-des-Cévennes. Patrice leur avait fait l’itinéraire, le plan des lieux depuis Mende et Florac, la liste des gens à saluer car il s’agit de la patrie de Madame, ou plutôt des Bertrand, par le mari de celle-ci, des belles-sœurs institutrices inhumées là en pleine terre protestante dans un cimetière où les dalles sont posées, croirait-on, simplement sur de l’herbe, et en dessous… cela regarde toutes les Cévennes jusqu’à leur ultime moutonnement car elles déboulent soudain vers Saint-Jean-du-Tarn, après Pompidou… J’ai dû y aller pour reconnaîre le corps. Selon son moniteur, Régis était déjà expert, et il est exclu qu’il y ait pu y avoir un accident, la météo. était très favorable, le temps lumineux, clair, sans le moindre incident possible. Du relief, certes mais comme en a le fond de la mer tavelé par des vagues de surface comme si l’eau propageait tout en profondeur. L’accident impossible, alors le hasard forcé, alors un malaise ? Pas possible, non plus car le jeune homme, selon tous les témoins était tranquille, avait pris un petit déjeuner et devait ne faire qu’une simple reconnaissance en descendant vers Montpellier pour totaliser le nombre d’heures requis par le brevet qu’on devait incessamment lui remettre, il connaissait la topographie autant que son ciel pour y avoir déjà piloté chaque jour depuis leur arrivée. Partant de Mende, il allait battre des ailes au-dessus de Barre selon un rendez-vous convenu avec Mirabelle. Le troisième jour, celle-ci s’est rendu, pas vraiment en urgence, à l’hôpital régional, d’elle-même. Régis n’a appris que les choses étaient devenues difficiles qu’en étant averti d’avoir, dès son atterrissage, à la rejoindre. Il y est allé. A ce que m’a dit, encore bouleversé, Dom R. … pendant notre première conversation téléphonique, Mirabelle n’avait  plus qu’un cadavre dans le ventre sauf rarissime erreur de diagnostic intra-utérin, quand le choix s’est posé, Régis arrivait juste. Tenter de ranimer l’enfant en accélérant un accouchement qui devenait un exercice passif tant la mère exténuée et inquiète avait rendu les rênes ? ou bien aller au plus vite et sauver la mère. Il est possible que l’alternative ait été trop rapidement énoncée, Régis, sans qu’on réveille sa femme, a décidé. L’enfant a été sacrifié, or à l’accouchement, il s’est révélé qu’on eût pu le sauver à condition de risquer Mirabelle, Régis s’est enfui, on n’a pas pu le rattraper et n’est revenu, hagard que le soir pour subir de la part de Mirabelle quelque chose d’affreux qui s’est entendu dans tout le service. Admirablement, il a mieux tenu le second choc que le premier. Et les adieux, pour la nuit, à sa femme semblent avoir été aussi calmes qu’il le paraissait lui-même, au petit matin, le lendemain quand il a demandé inopinément à faire aussitôt le restant d’heures nécessaire pour le brevet de pilote. Les moniteurs n’étaient pas encore arrivés, mais ce vol en solitaire n’était pas le premier, et cette ultime probation était programmée pour le jour mais un peu plus tard. Il s’envola donc, se dispenserait de survoler Barre des Cévennes et aurait le choix entre le causse Méjean ou Saint-Jean-du-Tarn. Rien d’autre que lui et son avion n’était dans le ciel. La foudre ? on l’a vu car on le suivait à la jumelle soudain décaniller et foncer vers le sol, au milieu du Causse, on a cru qu’on le récupèrerait avec de la casse, mais non …

C’est ce que j’ai raconté à Adolphine de Mahrande, elle devinait, elle a articulé après beaucoup de silence et une rêverie qui semblait l’emporter dans beaucoup de directions à la fois, que sans doute ni Mirabelle ni Régis n’avaient pu supposter que s’éteigne ce qui les avaient fait s’épouser, et comme rien n’était clair de ce qui était imputable à la médecine ou à la décision du jeune époux, chacun avait un chemin en sens inverse. Que la jeune femme ait reproché à Régis, dont soudain elle s’était senti fantastiquement éloignée, de ne pas l’avoir fait réveiller pour qu’ils décident ensemeble, voilà sans doute qui avait été de trop pour l’ancien Jésuite, sacrifiant tout à l’appel de l’enfant. Il avait refusé et elle, aussi, avait refusé, mais le troublant était que ce ne fut pas elle qui soit partie ad extra, ou bien, le pressentant, Régis avait pris sur lui d’être de trop et de libérer la jeune mariée pour une seconde vie après lui, la sienne trop morcelée, trop divise lui devenait soudain insupportable, sans valeur. C’est plausible, ai-je des yeux acquiescé, je n’avais plus la force de parler, on n’était qu’à quelques jours encore de cette nuit magique où tout avait été tellement ordonné et beau, que c’était absolument imprévisible, impossible à organiser, le violon, l’orage, la rentrée précipitée dans le château soudain animé à trembler sur ses fondations, tant la jeunesse humaine ravivait ses vieilles pierres, allumait les étages, faisait jeter des fleurs dans les douves et entonner des chansons douces pour accompagner les dernières mesures d’une horde d’or, interprêtée avec assez de maîtrise et de liberté pour qu’elle chût dans la douceur, comme on tombe dans le giron d’une femme aimée et retrouvée.

J’ai poussé avec Patrice jusqu’à Barre-des-Cévennes, Mirabelle avait décidé d’y attendre le résultat des autopsies, elle était épuisée à tous égards, elle nous a demandé de la décharger de tout et surtout d’identifier Régis en son nom. Nous y sommes allés, on avait ramené le corps à Mende, il avait rajeuni au possible, je ne le reconnaissais pas, c’était une figure angélique aux cheveux qui n’étaient plus roux châtains, mais vraiment d’or mat et sombre, avec des boucles aux tempes et au front, il avait deux filets de sang, l’un à une oreille l’autre aux lèvres, comme si le pic du destin avait dû l‘accrocher à deux reprises pour l’arrimer à sa mort. Il était beau comme il n’aurait jamais été survivant. Nous sommes restés au garde-à-vous longtemps, Patrice et moi. J’ai coupé une mèche des cheveux, abondante, Mirabelle, Mère-Grand, l’un de ses supérieurs jésuites, le Père Ballande, quatre petits anneaux fins à confectionner, je l’ai fait sur le champ avec une faveur violette détachée de la couronne que nous avons posé sur son ventre, je lui ai donné mon chapelet, car je ne savais où trouver, certainement pas à Barre-des-Cévennes, le chapelet pontifical donné par Gilbert Ballande. En quoi je me trompais, car, à mon rapport, Mirabelle a ouvert simplement la table de nuit, le chapelet y était, et de son côté, a-t-elle précisé.

Quoi faire ? quoi être ? A mes seize ans, amoureux moi aussi d’une cousine, et celle-ci m’ayant refusé la vie après m’avoir montré ses seins, puisqu’assurait-elle, elle avait à me consoler, je crus ne pas pouvoir tenir. J’ai commencé, assez différemment de ce présent journal, à écrire cette nuit-là, j’ai balancé entre la mort et le blasphème, j’ai tourné comme de l’orage autour d’une bâtisse, le schéma du mariage de mes jeunes amis, je ne priais plus car je voyais bien que le registre amoureux et de l’harmonie en couple est curieusement éludé dans les évangiles, il y est question d’enfants, de fils, de fille, de belle-mère, de serviteur, mais le retour d’amour n’est pas le fort du Christ à la seule notable exception de ses propres épousailles avec son Erglise, ou de celle du Père avec l’humanité grâce au Fils. Dieu ne me  donnerait pas l’amour de Laurence en ce bas monde, et c’est alors que j’ai été secouru, soit disparaître, mais obtiendrai-je davantage l’amour de ma belle dans l’autre monde, tandis que je me serai séparé de Dieu et de toute chance de communion avec tous, dont Laurence. C’était d’avance plus casuistique que Bénédictin, ma vocation suivit, Laurence épousa un psy. qui la cocufia abondamment, la rendit demanderesse alors que vocable et gestes d’amour, à mon temps, la desséchait d’angoisse et de réalisme un peu bête.

Etre religieux donc ? J’y fus poussé dès le lendemain de ma nuit suicidaire quand la grand-mère de Laurence m’appela, me fit l’éloge de sa petite fille, le mien aussi et m’apprit que j’en étais aimé, ce qui changea tout car je me rendis que quant à moi je me sentais appelé à autre chose, je ne le démêlais pas sur le champ, simplement était né en moi l’envie d’une superbe stabilité amoureuse et d’être plutôt celui qui, dans le couple, n’aime pas assez et demande la faveur de savoir aimé jusqu’au sang, c’est à peu près ce qui arrive entre l’homme d’impuissance et le Dieu d’amour. Mais à K… j’ai connu une autre passe, bien plus altérante, l’ennui qui m’avait saisi durant le temps des litanies qui durent beaucoup lors d’une ordination sacerdotale, tandis que tous chantaient, que tout paraissait aller bien, j’ai été pris de toutes les tentations qui peuvent être faites par le diableà un homme qu’il n’aura plus, selon les vœux, selon le sacerdoce, du moins en principe… Je guettais l’invocation de mon saint patronymique, je réfléchissais aux richesses cahées du monastère, j’épluchais des comptes en banque car on m’avait confié l’économat et j’avais quelque idée pour transformer la gestion du monastère sous cet aspect, je me souvins même de Laurence, cette fois avec regret, bref l’étais partout sauf en ma peau couverte de l’habit bénédictin, de l’aube par-dessus, de la chasuble enfin, et ne sus pas me relever au signal qu’il fallut me répéter deux fois, j’étais au bord de demander qu’on m’excusât ce qui n’est pas le propre du rituel, en l’espèce. J’étais ahuri, j’étais ordonné prêtre dans l’inconscience, moi qui en avait fait par avance la levée de toute ma vie, et avait longtemps visualisé ce que représente ce passage d’une attitude prostrée et à celle d’un homme debout, selon la parole d’Origène : Y a-t-il un être plus opprimé que l'homme avant qu'il soit libéré et guéri par Jésus ? Toute la semaine qui suivit, je me débattis. Dom R… voyait mon comportement anomalique mais me faisait confiance. Pusillanime d’apparence et comme sûrement bon nombre de nos frères, et à présent de ses fils en Lozère, le voit disert, à l’aise et cabrioleur, c’est en réalité un homme de liberté qui confesse le juste milieu, tient qu’on ne peut assister décemment aux offices si l’on n’y participe pas avec goût, joie, dilection, triomphe même, il nous dispensait donc de chœur, avec à notre choix, quelque exercice de compensation. C’est ainsi que j’avais retrouvé Régis qui commença de m’enseigner de chic le violon, j’en jouerai quand je me dispenserai d’heures, surtout matinales. A l’abasourdissement de certains de nos familiers, il est donc arrivé qu’on entendît à K… en fond lointain mais sonore des Vigiles, l’interprêtation soliste du concerto en ré de Beethoven, que je reprenais à tâtons tandis que Régis, pourtant venu faire retraite et ne rien manquer de nos Heures, tâchait de faire de moi l’élève doué que je ne suis pas. J’avais complètement oublié ces tentatives et ces épisodes quand il nous a surpris, il n’y a pas encore un mois, avec son hymne kazakh. Et le suicide m’a passé, il a laissé parfois un relent, il m’arrive d’être fasciné par les rails du métro, et quand arrive la rame de supputer ce que ce serait subir que de me précipiter, là et tout de suite, sous le wagon de tête, aux premières roues, mais ma méditation est si longue que les portières sont à s’ouvrir quand je conjecture que je me serais fait couper en trois, ce qui doit être assez pénible. C’est ainsi d’ailleurs que j’ai médité puis obtenu mon ministère actuel, prenant quelque large vis-à-vis du grégorien et des Heures, et ne les en aimant que plus maintenant que je les propose à mes paroissiens.