dimanche 25 mai 2014

un maariage - récit (6)



La réception





On arrivait au château assez simplement, c’est-à-dire sans longue allée de très vieux arbres qui préparent à une vue soudaine et non ordinaire. Ici, on bifurquait à droite depuis la petite route départementale, on se trouvait alors à longer le bâtiment principal, regardé de profil, il était à étages et à tours bien entendu, pas très ancien, pas neuf ni trop restauré non plus, on voyait déjà qu’il seravit encore, c’est-à-dire qu’il était mainfestement habité avec ces touches d’ordre et de désordre, avec le naturel qu’on laissait à la végétation, sauf dans le strict abord de la demeure. Quand Patrice et Dom Louis arrivèrent, les charettes faisaient la haie, les invités marchaient dans l’herbe et l’on allait comme une lente procession vers une aire de gravier, légèrement en pente qui situait la réception d’avant-dînée entre le cours d’eau, la Lie – nom dont on ne connaissait pas l’origine et qui évoquait tant de choses à boire ou à redouter qu’elles n’étaient pas commentées par la chronique – et un faux angles du château auquel on tourneait le dos pour descendre vers les buffets. Les chevaux étaient mouillés et fumaient, les invités défilaient dans une salle où l’on pitétinait avant d’accéder à quelques lieux plus discrets pour se sécher, se peigner, rajuster des capelines ou du fond de teint. La pluie avait été une petite catastrophe et l’orage continuait de roder. C’était d’autant plus beau, car la bâtisse XVIIème siècle pour l’essentiel, d’ordinaire gris noir de la pierre de Loire qu’avaient trop lavé les siècles, ressortait par contraste presque blanche, lumineuse. Le symbole était parfait de la maison qui abrite et accueille, mais naturellement il avait fallu prévoir qu’on dînerait sous-tente. Celle-ci était montée sur des colonnes de fer, on avait prévu un écran, une projection informatique, on ne voyait ni les fourneaux de plein air ni les animations de l’office. De jeunes filles – sans doute en petit boulot d’été – costumées comme des judokas, en blanc mat avec toutes une ceinture rose, allaient au devant des gens et proposaient déjà de quoi manger, et c’était somptueux.

 

Débouchant sur le spectacle depuis le parterre d’un trajet fait à pied, Dom Louis ne s’étonnait pas de ce faste, il connaissait la famille de réputation, car il n’y a pas de milieu chez les moines surtout les Bénédictins, entre le frère aux petits vœux et à la chasteté à terme réversible, et le fils de grandes lignées qui pour un peu, s’il n’était en secret brigué l’anneau abbatial, porterait chevalière et connaîtrait le Gotha avec ses mises à jour. C’était le cas de Louis, mais le ministère en banlieue parisienne lui avait donné une aisance que ne procurent pas les salons. Le naturel avec des gens qui ont la vie difficile est d’abord le respect, la modestie, la considération, l’écoûte de propos banaux dans leur apparent acquiescement à la fatalité comme s’il fallait à tout prix, quand on n’est pas très bien placé dans la société, placer sa fierté dans la généralité de la condition humaine. Mais qui se croit bien placé sauf ceux à qui cela est répété. Un prêtre dans les environs de Paris voyait chacun à sa place, d’ailleurs il avait entrepris sa mission en allant systématiquement visiter porte-à-porte ses ouailles, de l’entrainement et du doigté en réserve pour les réceptions mondaines, où il y a aussi à aaller vers les gens pour les faire venir à autre chose que la superficialité de leur refuge. Il était exigeant, pouvait être volubile et l’avait été pendant les deux kilomètres marchés en compagnie de Patrice. Au sexagénaire, le cadet s’était ouvertt de son étonnement pendant la célébration : les deux époux étaient étrangement distants l’un de l’autre comme s’il n’avaient pas eu le temps de prendre la mesure et l’allure du couple qu’ils formaient cependant, très bien et avec vérité, juste avant l’office. Ils ne se parlaient pas, ne se regardaient, étaient fixés à ce qu’il se passait à l’autel comme s’ils y avaient chacun été convoqués seul. Le Père Ballande n’avait pas préparé l’atmosphère car quoiqu’il accorda toute absolution et rémission à celui qui avait changé de cap, si brusquement et pour une raison, évidemment impérieuse, mais paradoxalement peu invoquée en religion, il n’avait pu s’empêcher de parler triste. La condition humaine avait été son sujet, les forces qui défaillent, la nécessité du couple, mais du couple homme-Dieu, qu’aucun autre appareillage ne pourra suppléer. D’une certaine manière en quatre phrases, il avait donné à Régis toute la nostalgie de l’état de vie qu’il avait naguère embrassé et qu’il avait résolu, aussi fortement, de quitter. Le Jésuite était de ceux qui sans être misogyne, professent avec quelque expérience de l’entretien pénitentiel ou simplement spirituel, que les femmes empêchent de se recueillir car le paradis peut aussi se trouver dans leur ventre ; il n’avait pas dit cela et n’aurait pas excusé un avortement, mais il pensait qu’il y a des joies et des circonstances de vie qui englobent toutes celles possibles et imaginables qu’on ne goûtera jamais et dont, ainsi, il n’y a pas à avoir regret. C’était un enseignement classique auquel il ajoutait qu’un signe de vocation, peut-être pas très explicité dans le droit canonique, est le goût du travail intellectuel, de l’approfondissement nécessitant beaucoup de temps d’affilée, et que solliciter la prêtrise pour faire des études de longue haleine est une des belle ouvertures, en même temps qu’une tradition bien utile, dans l’Eglise. En quoi pouvait germer une querelle avec Dom Louis puisque la vie monastique ne donne jamais à ses adeptes plus de deux ou trois heures d’affilée pour accomplir ou vivre quoi que ce soit uniment, prière, étude, repos sont toujours entrecoupés, ou rompus, juste quand on était enfin à commencer. C’était le premier commentaire qu’avait proposé Louis à Patrice, en guise de résumé de ce que son retard à trouver village et église, lui avait fait manquer. La conversation, naturellement, était allée à Mirabelle, personnage sur lequel aucun n’avait de lumière directe, elle semblait tellement composée de sa grand-mère et de sa mère qu’on en avait hâte de voir quel père en avait été le commanditaire. Celui-ci était resté peu en vue à la messe, quoique placé où il se doit.

 

Un peu empâté, ne se tenant pas très droit, massif mais sans excès, le père de Mirabelle en effet n’impressionnait pas, vu de loin, et c’est ainsi que Dom Louis d’Ors (les quidam affectaient de prononcer le s pour paraître plus solidement éloigné du jeu de mot, mais il fallait prononcer simplement et accepter ce qui approchait le moine du saint Chrysostome) se rendit aussitôt vers ce dernier. Sans être aucunement entouré que de temps à autre par les jolies serveuses, Charles Villemaure s’était assis le plus à l’abri vers le château, en haut donc du champ laissé à la réception, dont il observait le déroulement comme s’il n’y avait pas été convié lui-même. Les invités avaient formé de petits groupes dont se détachaient parfois deux messieurs, partant en de grandes conversations où manifestement il s’agissait en prenant des airs pénétrés et en ployant légèrement une jambe pour avoir belle tenue, d’impressionner les tiers, les affaires du monde ou les grandes entreprises se traitent ainsi, croit le commun des mortels. Les femmes plus grégaires ne se quittaient plus quand elles étaient parvenues à s’arrimer les unes aux autres, on lisait sur les lèvres des véhémences de jugement, des étonnements feints très différent de la gravité pompeuse, et sans doute ennuyeuse, des hommes entre eux, géniaux et diserts pour bâcler ensemble ce qui pourrait être léger, sinon poétique, car le décor se prêtait au bucolique, malgré le fond d’orage. Les dahlias abondants, multicolores, fraichement arrosés par le déluge de la sortie d’église faseillaient, plus à l’aise et heureux que les gens, et au loin, rituellement, les biches passaient comme si elles avaient été convoquées pour attester de toutes les authenticités du château. Quant aux arbres, s’ils n’avaient pas accepté la servilité de former une allée patricienne, ils étaient à l’anglaise dispersés avec science depuis au moins deux siècles, et il semblait qu’on s’était inspiré pour les disposer de ce qu’a décrit avec amour et nostalgie Chauteaubriand pour sa Vallée aux Loups, la nostalgie des pierres se rachète avec d’autres, mais ce que l’on a planté… les graines et boutures qu’on a rapportées, d’outre-Atlantique ou plus humblement de quelque promenade dans le voisinage, qu’on a surveillé, regardé grandir, se redresser avec quelques soins ou émondages font partie d’une vie, les plantes accueillent et accompagnent ceux qui leur ont donné terreau et attention. A cela, Charles était sensible, et l’apercevoir ainsi, de loin, seul se détachant en clair sur le plus clair encore des murs en tuffau, donnait envie de regarder de plus près cette âme qui affleurait manifestement sous l’enveloppe quelconque d’un homme qui a subi plus qu’il n’a dirigé sa vie.

 

Louis d’Ors n’eut pas besoin d’entrer en matière, Charles Villemaure était manifestement heureux de cette soudaine compagnie et il cherchait dans l’autre qui venait à lui un dépaysement, et non pas l’oreille complaisante pour laquelle répéter son discours familier à propos de la mystique et de Pascal, des mathématiques et de la nécessité si peu aperçue, sauf rétrospectivement. Les deux hommes commencèrent par se regarder tour à tour, tandis que, sur la pelouse en avant de la rivière alimentant les douves, le spectacle à contre-bas d’une certaine frivolité et de beaucoup de pauvreté continuait à leur servir de prétexte. L’agitation pour ne pas donner prise était animale. Charles pensa tout haut et avança la comparaison de la réception, qui maintenant « battait son plein » avec ce qu’il était plausible d’avoir lu en description exacte chez François Mauriac. Des secrets de famille à fleur de presque tous les couples et du silence sur ce que tout le monde ne savait que peu mais devinait devoir exister, c’était généralement peu amène. Louis poussa autre chose entre eux, c’était ce curieux mélange où l’homme et Dieu ont part à deux, Dieu faisant le plus difficile à condition que l’homme tienne quand même sa partie, en sorte que beaucoup sont orphelins non pas de Dieu mais d’eux-mêmes. Ils avisèrent ensemble une des multiples cousines de Patrice vers laquelle celui-ci, quitté par le moine, avait fait voile ; elle était habillée d’un rouge si vif qu’il eût été vulgaire, si la robe n’avait été portée avec une telle aisance et par une telle beauté ; Louis qui avait recueilli de Patrice sa confidence d’avoir été violemment ému d’apercevoir à l’église l’une de ses anciennes maîtresses, quoiqu’il ait été prévisible qu’elle fût invitée et là, sentit que des complications allaient naître de cette trop vive et appétissante cousine ; Patrice aurait à débattre entre de possibles retrouvailles et la drague que proposaient la jeune femme écarlate, et le connaissant un peu, le moine conjecturait qu’il en aurait la soirée gâchée, tellement lui reviendrait les faux plis de ce qu’il est convenu d’appeler des vies parallèles, pas toujours d’hommes illustres, mais le plus souvent d’hommes dont une part importante est, précisément, faible. Le binaire n’est pas la duplicité.

 

Un autre couple tentait de se former, une des amies d’éducation scolaire de Mirabelle avait entrepris un garçon probablement de son âge, mais qui affectait la pose d’un homme fait, et portait une courte barbe brune, taillée avec assez d’originalité. Il respirait le mauvais genre et sans doute n’accueillait la donzelle que comme une proie que sans doute il ferait basculer en fin d’exercice. Les regardant qui remontaient vers eux, Charles et Louis eurent la même pensée, mettre d’une manière ou d’une autre la jeune fille en garde, mais où donner de la voix, car en somme la chose était au programme, les réceptions de mariage sont des moments de rencontre et de risque, peut-être d’apprentissage. Le grondement de l’orage revenant vers le château les interrompit et ils se demandèrent ensemble ce qu’il serait possible d’improviser pour la comtesse si décidément la pluie devait s’imposer. Ainsi, allait-on vivre deux suspenses fit remarquer le moine ; l’avenir de X couples putatifs ou décidés, y compris celui des jeunes mariés, se jouerait ce soir, peut-être par abstention, peut-être selon la dialectique du dol et de l’espérance, de la croyance, et en même temps celui du bon déroulement d’une soirée qui, sans doute, vu son âge, était la dernière que donnerait la comtesse de Mahrande. Sans doute, puisqu’on ne lui voyait pas beaucoup d’autre postérité avant longtemps que celle proposée par Mirabelle et Régis ; la vieille dame avait été éloquente, comme si elle avait par son geste à la sortie du cortège convoqué le destin.

 

Ils furent abordés par une relation de Charles, celui-ci arrivait de Bordeaux où il avait longtemps dirigé la chambre de commerce et leur exposa la chance gaspillée par Pierre Mauroy, le maire de Lille à l’époque, qui avait fait préférer sa propre structure de confédération des grandes villes d’Europe, sur le modèle de la simple entente entre édiles, à celle inventée en Gironde et patronnée par Jacques Chaban-Delmas qui mettait ensemble pas seulement les municipalités mais aussi les universités, les entreprises et les organisations consulaires. Le nouveau venu avait tenté de convaincre Alain Juppé d’une relance, et le jugeant sans doute excellent gestionnaire mais soucieux de faire davantage pour mériter rétrospectivement une arrivée au pouvoir devant peu à l’élection et beaucoup au portage par de mulitples appareils, dont le fauteuil d’handicapé du maire régnant jusques peu avant sa mort, il l’avait interroger sur ses desseins à long terme. Soit, avait fait l’autre, je suis là pour longtemps, mais des perspectives pour Bordeaux, lesquelles ? Qu’un politicien pût ainsi, avec une franchise qui inquiète, avouer ainsi son manque de vision, avait saisi son interlocuteur, qui continua sur le mode : la France manque d’hommes d’Etat et d’autorité morale. Charles et Louis acquiescèrent, hésitant chacun à se réjouir de l’intrusion du politologue ou à la déplorer, mais ils furent secourus par un second tiers, se plaignant de son dos, affichant soixante-dix ans et commentant son mal par des parties de tennis où il battait les enfants de son premier lit. Suivit un récit avantageux de ce qui avait dû être vécu par lui comme une disgrâce et par la seconde épouse comme une réelle tromperie sur la marchandise. Ayant acquis la preuve – photocopiée – que le futur président de son groupe se commissionnait en douce, il s’en ouvrit, après que la succession à la tête de l’entreprise ait été réglée à l’un des membres du conseil d’administration, et fut dès le lendemain viré, mais il avait récupéré des indemnités au plus fort en se choisissant un avocat aussi escroc que le nouveau patron, ainsi coulait-il des jours argentés d’autant plus qu’il était économe et n’avait remplacé la Safrane de fonctions que par une camionnette rachetée aux enchères à la Poste. Il avait eu ainsi surtout le loisir de produire trois très jeunes enfants, qui justement accaparaient le buffet vers lequel les quatre hommes avaient fini par dériver.

 

Dom Louis d’Ors restait au jus de fruit, Charles Villemaure fonctionnait au champagne, les deux autres étaient au whisky, le temps menaçait moins, les époux vinrent à eux. Il en était temps car la réception commençait de trainer en longueur et l’on finissait par oublier pourquoi l’on était là. Mirabelle eut un sourire qu’elle n’avait jamais, semble-t-il eu, et dut en avoir conscience ce qui la rendit encore plus lumineuse, elle allait vers son père, l’aimait, le lui disait, l’admirait et sans que les joues se touchassent ou les mains se prissent, il y eut quelque chose de fou et d’immense qui se passa alors. Louis fut témoin d’une sorte de transmission entre la fille et son père, un tel mouvement, un tel amas d’une incroyable densité qu’il prenait quasiment forme entre eux, comme un paquet précieux, mais clos et mystérieux, sacré se donnerait d’une personne à l’autre, plus en dépôt qu’en objet de consommation. Cela faisait boule et le spirituel se voyait – enfin – à l’œil nu, car l’amour est spirituel et l’amitié filiale et parental parce qu’elle est autant intime que tue et pudique, est sans doute le comble de la richesse humaine. Charles, habituellement le dos rond, avait manifestement repris toute sa taille, le front était splendide, celui de sa fille à l’identique et l’on remarquait dans le marron des yeux de chacun des pépites rouge et or. Louis esquissa – réflexe – un signe de croix sur lui-même qu’il doubla sur le couple, Régis était en retrait qui, lui aussi, avait vu ce que percevait le Bénédictin, puis l’on entra dans la substance d’une célébration de mariage, les deux époux avec gentillesse jouèrent leur rôle de prendre en charge tous les bonheurs latents et tous les mal-êtres et malheurs vécus. Charles redevint un homme intimement accablé mais que ses enfants honoraient, sans doute presque seuls dans cette attitude qui n’était ni d’affection ni de pitié, mais vraiment de considération ; on aurait dit, en effet, et Louis le réalisait à présent que l’assemblée des invités avait discerné qui dans leur foule et plus spécialement chez les hôtes de la noce, avait à cacher et devait être tenu à part. Charles, certainement, avait vécu dans son milieu professionnel, déjà à plusieurs reprises, cette sorte d’ostracisme qui fait cesser les conversations et changer d’attitude quand le banni cherche société.

 

Régis parla, il était nouveau à tous égards et il semblait vouloir racheter ce dont il avait eu conscience pendant la messe et qu’avait noté le concélébrant. L’émotion d’un tel retournement de sa vie, quel que fut la présence de Mirabelle pour l’y accompagner, comme si celle-ci n’en avait pas été la cause, avait eu sur lui une emprise qui enfin diminuait, les dés étaient jetés et les bénédictions acquises. Louis enchaîna et se posa en exemple. Il avait pratiquement rompu au moins deux de ses vœux, la stabilité et l’obéissance, même si la loi maonastique prévoit le cas qu’il illustrait et partiquerait peut-être plus longtemps qu’à l’essai, mais au contraire de Régis, ce n’est pas un événement extérieur à sa vocation qui l’avait fait bouger, tout s’était passé à l’intérieur et dans la dynamique de celle-ci. Humainement, il avait senti par avance l’ennui le faire dépérir au cloître une fois franchi toutes les étapes, ordinations et assermentements et de cette absence, désormais, de toute promotion apparente, il avait fait une certaine dévorance de ce à quoi une âme, une intelligence ont droit. Il devait faire du faire et sans être ni un agité ni un grand pratique, il avait vu qu’une vocation plus mondaine serait davantage adéquate, c’était à la fois très intérieur et très concret, tandis que Régis, Jésuite jeune et heureux, s’était trouvé en une nuit davantage devant une responsabilité qu’aux prises – mystiques et désormais charnelles – avec un amour inattendu et tout humain. Le Bordelais, le tennisman les avaient quittés, ils étaient tous quatre devant la vie, sans rien cacher aux autres. Charles, maintenant qu’il était nu, redevint à l’aise, presque disert et la conclusion allait être longue, fournie et passionnée, il y avait un pacte à se donner les uns les autres. Le jeune prêtre ne pourrait suffire à sa tâche sans que des affections, des maisons, des confidences l’entretiennent de cœur et de chaleur. Pourquoi les jeunes époux qui étaient libres de choisir le site des leurs premières années de mariage ne viendraient-ils pas s’installer sur ses terres paroissiales, remuant de l’intérieur un humus trop léger de chrétienté du dimanche et de multiples et creuses réunions du soir, sans que les journées soient autres que du désert, des trottoirs, des pars municipaux sans vraie vie de quartier tandis qu’aux quais du R.E.R., un océan de voitures scintillait, étal du matin au soir. Il eut fallu mener un apostolat dans les trains et en suivant les gens jusqu’au cœur de Paris, dans les bureaux, les étages, les métros, les officines de restauration rapide et parfois les séances d’amours clandestines dans des hôtels de passe, une sorte de transhumance du prêtre à la façon des adlministratyeurs coloniaux suivant leurs administrés dans le nomadisme et la transhumance de ceux-ci. Une fiscalité en nature, et une proposition sacramentelle à partir du vécu, sans chercher d’autres paraboles dont les mots ne perçaient manifestement plus. Quant à Charles, le parti décidé par son jeune gendre d’entreprendre l’étude théorique puis la fondation d’une institution permettant une finance sincèrement éthique, en fonctionnement de la société et pas seulement en pétition de discernement des placements, l’intéressait au plus haut point. Philsophiquement parce que c’était la morale qui introduirait désormais toutes les réductions du hasard et se poserait en déterminant très objectif et mesurable. Pratiquement parce que le joueur de casino voyait son rachat et sa conversion possibles, en entrant humblement au service du jeune homme pour le relationner et surtout analyser les valeurs, les opportunités, les pièges, les faux-semblants.

 

C’est alors qu’entre eux quatre arriva, comme un parfum supplémentaire donnant aux âmes ce qui leur manquait encore de communion et d’ivresse, le souvenir d’Augustine. Présence mystérieusement ressentie par eux, exactement de la même manière et au même instant, comme si réellement elle avait été là. Louis en fit la réflexion, mais ce fut Charles qui trouva, ce n’était pas sa femme qui était revenue de Mauritanie, mais eux qui s’y étaient transportés ensemble, en planifiant ce qu’ils pouvaient construire par le mariage des deux enfants. Le moine put alors continuer, c’est ainsi que se font dans l’occident chrétien les fondations. La foudre tomba assez loin, du vent frappa les tentes qu’on apercevait à un autre angle du château, du foie gras, abondamment, circulait, en petits carrés sur des toasts chauds qu’apportaient les simili-judokas. Un chien apparut qui n’était pas de la maison, assez grand, la queue opulente et retroussée, du blanc en plastron et à chaque patte, le poil noir et long. L’animal arriva droit sur eux, comme s’il connaissait chacun et se dressant, appuyé sur le ventre de la mariée, entreprit de lécher celle-ci au visage, qui s’était penchée pour le repousser et se défaire de ce qui sembla une véritable étreinte masculine. C’était le troisième signe de la journée, et ils en étaient troublés. Le chien ne se retira que peu, et tandis qu’ils s’étaient tous assis, car les épousés avaient gardé Charles et Louis pour la bonne bouche, s’allongea, la tête entre les pattes antérieures, le regard fixé sur eux, les yeux petits, ronds, perçants et pourtant tendres. Il se fit du silence et Louis d’Ors pensa qu’il pouvait s’écarter et laisser père et enfants seuls.

 

Il alla rejoindre le Père Ballande autour de qui l’on faisait cercle, parce que Régis avait invité beaucoup de ses condisciples, à défaut de ses promotionnaires dans la Compagnie de Jésus. La conversation était chaleureuse, et il s’agissait de convaincre le religieux de refaire ce qu’il donnait à chaque kermesse antan. Il finit par se laisser faire et à l’étonnement des invités, tandis que le soir tombait et qu’on était proche de l’heure séante pour changer d’ambiance et aller à table, toutes présentations faites et cancans proférés, on entendit soudain venir du château toutes les rumeurs d’une imposante gare de triage, puis des quais avec les indications d’horaires et de départs, les regards cherchèrent l ‘origine de la bande certainement enregistrée mais ne pouvaient identifier que la silhouette du Jésuite, tenant la pomme d’un microphone à ses lèvres, une locomotive à vapeur commença de souffler, un cnonvoi allait s’ébranler, des portières allaient claquer, se fermaient, le brouhaha des adieux était suggéré, la puissance motrice s’exaltait, on allait partir, on s’ébranlait, puis l’on fila, on passait des aiguillages, on négociait des pentes, des changements d’allure, on essuyait un orage figuré, on arrivait à quelque étape, le buffet de la gare était annoncé avec un accent du midi, et de la part de la comtesse, au milieu des rires et dans la stupéfaction le vieil homme appela tout le monde à consulter, non les menus encore, mais les panneaux indiquant les combinaisons des tables. On applaudit et l’on se déplaça. Les amis de Régis étaient ravies et Mirabelle pleurait de rire, qui baisa les mains du prêtre. Quelque chose changeait puisque l’on s’amusait enfin. Dom Louis, qui n’avait aucun talent de société et ne savait faire rire que par accident, donc malgré lui, chercha avec inquiétude la jeune fille en rouge et n’aperçut que Patrice qu’avait rejoint Violaine.

 

Elle était plus jeune que lui, l’avait été surtout à leurs jeunes âges respectifs, mais semblait l’avoir rejoint, la vieillesse étaient encore loin d’eux pourtant. Le moine les vit s’échanger un paquet, bien réel, celui-là, et l’étonnement de son compagnon. Ce n’était pas un cadeau pour les jeunes mariés qu’avait tenu serré contre elle la couturière des bonnes familles, mais bien le présent dont Patrice n’osait plus espérer le retour, la statuette des trois grâces, l’objet qu’avait affectionné son père. Elle était enjouée, il reprenait avec émotion mais aussitôt leur habitude ancienne qu’il choisît ses mots selon certaines consonnances et associations qu’elle percevait nettement mieux que d’autres, qu’il parlât lentement tandis qu’elle avait considérablement progressé en lecture sur les lèvres. Elle était habillée en violet comme si elle avait voulu afficher ce prénom claudélien qui avait fait le prétexte de leur première conversation naguère, à ma fiancée, à travers les branches en fleurs, salut ! avait dit Pierre de Craon et répétait Patrice. Elle s’était reprise à danser, mais la bouche sans les épingles du métier, elle le regardait, le dévisageait et l’empêchait de trop parler ou de pleurer, elle maintenant une distance, elle jugeait que c’était à elle de prendre la tête des événements et qu’au point où ils en étaient restés qui risquait d’être encore celui où ils se retrouvaient, il valait mieux ne rien dire que léger. Ils parlèrent donc de leurs moyens et itinéraires pour venir à la noce et de leurs impressions pendant la cérémonie. Violaine, avec modestie, assura que ce n’était pas elle qui avait trouvé cette façon de retenir la traîne et de magnifier ainsi le corps de la jeune fille, justement là où il péchait un peu par excès, mais bien Mirabelle avouant ses points faibles et commandant l’imagination. Les séances d’essayage les avaient faites amies, assez davantage que les clientes s’éprenant facilement de leur modiste et de leur couturière et revenant vers elle pour la suite de leurs habillements, même ceux de tous les jours. Elles s’étaient même confessées l’une l’autre, l’enfant en sujet commun, principal, inépuisable, l’avortement, l’homme face à la décision, sa fuite ou sa peur, l’assomption de responsabilités sans qu’on sache très bien où celle-ci devait s’appliquer dans la séquence qui n’est pas continûment magique, d’une procréation. Elles avaient pris du temps, même celui de dîner ensemble, et c’est ainsi que Violaine en savait davantage sur Régis que Patrice et peut-être toute la famille de Mahrande. Sans être protectrice, Mirabelle, fière de sa lignée même si le nom que sa mère avait conservée en l’adjoignant à celui de Charles, pensait qu’elle aurait à mener leur couple vers la sécurité et la durée et que ce ne serait pas le ressort naturel de Régis. A ce dernier, pouvait aisément et en revanche, incomber le relationnement d’un cabinet d’avocat, la réflexion psychologique, spirituelle pourquoi pas ? qui amènerait la jeune plaidante à mieux comprendre et faire comprendre ses clients et aussi l’inventivité technique pour mettre en place des produits financiers correspondant au créneau choisi : l’éthique, le développement durable, l’associatif, le bénévolat, l’humanitaire. Elle ne serait pourtant  ni la cuisinière ni la maîtresse car Régis avait des traits de caractère et des penchants étonnamment féminins ; sans doute, ne partageait-il pas son goût pour l’art abstrait, mais pour presque toute la décoration d’intérieur ou la création d’un esprit leur convenant à tous deux dans une maison, un appartement, il serait certainement le plus avisé et le plus en harmonie avec ce qu’ils voulaient construire. Le château ancestral lui avait inculqué qu’aucun amour ne se passe de toit et a fortiori aucun nouveau-né ou jeune enfant, or ils en étaient là.

 

Violaine, intarissable, semblait parler et vivre comme si quelque métamorphose s’était accomplie subtilement ; c’est elle qui était dans la peau de Mirabelle et vivait tout tranquillement les préparatifs d’une naissance tout en dirigeant avec douceur et tendresse son premier-né, le jeune mari qu’elle avait initié en même temps qu’elle se servait d’elle-même de leurs deux sexes. Car la jeune fille avait évoqué aussi les conditions de leur rencontre sur ce plan-là, ce qui avait fait répondre Violaine par un récit assez analogue. Ce fut à Buçaco, le château-hôtel construit pour Manuel II, au règne qu’on ne savait pas en 1908-1910 si éphèmère, et qui domine la plaine de Luso et de Coïmbra, et d’où l’on voit l’Atlantique et la ligne sableuse que fait longuement le Portugal depuis Nazaré jusqu’à l’embouchure du Douro. Ils avaient retenu, la chambre était majestueuse et sombre, la salle-à-manger était peinte à fresques qui racontaient l’épopée du roi Sébastien, celui qui avait porté la croisade au Maroc, y avait été défait, y était mort selon toute apparence, mais dont certainement il reviendrait pour la grandeur et le salut de ces Arabes latins que sont les Portugais au sang d’Afrique ; elle était comble, la grande salle, et onj les avait placés sur l’une des petites terrasses enjolivées de noeuds marins en pierre et d’ancres comme l’impose le style manuélin. Le maître d’hôtel, âgé et parfaitement francophone, leur souffla que leur table était historique, et qu’il y avait vu au début de sa carrière domestique, servir le Maréchal Pétain, alors ambassadeur en Espagne, qu’accompagnait sa jeune fille. Patrice avait fait remarquer à Violaine que le vainqueur de Verdun n’avait jamais eu d’enfants que par procuration ceux des autres, ce qui l’avait toujours attristé, et que certainement la jeune femme, sa commensale, était tout simplement une jolie maîtresse du moment. Le vin était délicieux, les plats inattendus, copieux, savoureux, ils se sentirent si bien qu’ils voulurent dans l’obscurité de la chambre retrouvée, sur le lit à baldaquin et aux pieds tournés, se prendre avec art et poésie, et – convaincu qu’il sodomisait son amoureuse – Patrice la mit enceinte dans le trouble éthylique et d’un désir qui n’avait pas cessé pendant leur route depuis Lisbonne. Le lendemain, alors qu’ils étaient montés jusqu’au haut de la forêt où se trouve le château anciennement royal, elle lui dit la probabilité qu’elle avait aussitôt ressentie, et lui fit surtout remarquer que jamais depuis des mois il ne lui faisait plus de serment d’amour, qu’il en était sans doute temps maintenant. Il répliqua et promis, la suite était prévisible, il s’était désisté et elle était encore trop peu accoutumée à son handicap pour décider seule de garder l’enfant. Contrainte, mais attendant jusqu’au début de l’intervention que Patrice revint et arrêta tout, le coûteau et la mise au bûcher, elle s’était faite avorter et avait pensé ne plus jamais revoir celui qui avait refusé d’elle la paternité. Puis, elle avait cédé mais jamais oublié ni pardonné, ce qui lui facilita de  se séparer de celui qu’elle avait cru pendant plus de quinze ans le tout de sa vie, et qui tout ce temps, persvéramment, l’avait menée en bateau vers un hypothétique mariage ; d’affectation diplomatique en nouveaux postes, toujours plus accaparants et éloignés de France, la chose ne lui avait pas été donnée. Ils s’étaient revus ensuite, et maintenant peut-être se retrouvaient-ils ? On les avait placés à la même table, légendée auprès de mon arbre, mais ils s’assirent en sorte de n’être pas l’un à côté de l’autre. Patrice nota, avec une chaleur subite au coeur, que cela avait été leur habitude – tout autrefois – pour qu’il pût toujours mener deux conversations de front, celle où on l’aurait entrepris, et celle où Violaine en difficulté aurait, des yeux, demandé son aide et sa diversion.

 

 

Le dîner




Chacune des tables, sauf celle des jeunes mariés, était ronde. Patrice eut l’extrême surprise de retrouver à la sienne un camarade de collège. C’était l’étonnant voyage que fait la vie sur un visage, la silhouette était énorme, la tête à l’avenant, l’ensemble proportionné cependant, mais surtout l’homme actuel renvoyait maintenant que Patrice savait son nom à ce qu’avait morphologiquement été le garçon d’autre fois, c’était un physique déjà atypique mais que tempérait une sorte de hâte à être dessiné et sorti de la matrice de l’enfance. Bernard Geai était gai, joueur, espiègle, éminemment garçon à la mode vite faite et équarrie qu’avaient popularisé des années 1930 au début des années 1950 Pierre Joubert et ses scouts. Il avait été plutôt blond, pas particulièrement en tête de classe, mais lui laissait le souvenir vif d’une grande disponibilité de caractère ; ils n’avaient pas été intime, mais bons camarades. Patrice laissa passer le temps de le dévisager tranquillement sans se présenter à son tour et lui dire, ce qui serait à la cantonnade, qu’ils s’étaient connus, il y avait fort longtemps maintenant.


Cette posture, un peu celle d’un voyeur, lui plaisait, et il la fit durer. Il avait averti Violaine de la coïncidence et celle-ci s’était assise à la droite de cet homme qui parlait surtout de vins, de vignobles, de défense de grandes notoriétés et de savoir-faire. Son père avait dirigé aux débuts de la Cinquième République le cabinet du Général de Gaulle, sans avoir été auparavant un de ses plus particuliers fidèles, et Patrice reconnaissait dans cette sorte de franche aisance qu’avait le fils ces qualités auxquelles on reconnaît, trente, quarante, cinquante ans après ceux qui ont travaillé vraiment avec l’homme du 18 Juin, le don d’être clair, le soin de ne pas se mettre personnellement en avant, le témoignage apporté bien avant qu’il soit suscité de ce qu’avait été humainement de Gaulle dans une relation, après tout banale, de collaboration au travail. C’était assez différent du peu que Patrice avait connu de François Mitterrand, et d’ailleurs son témoignage était indirect, mais les proches du président de la gauche concordaient sur le coup d’œil et le coup de patte de l’auteur du Coup d’Etat permanent sinon de l’attentat perpétré –b ou truqué – contre lui dans les jardins de l’Observatoire à Paris : on ne l’y referait plus. Sur sa capacité de lecture des documents en sorte que peu lui échappait de ce qu’on lui faisait signer. Patrice en avait bénéficié. Parti sans ordre de mission pour Zagreb, depuis son poste à Vienne, il avait été averti par son directeur un mercredi soir de ce que le Président de la République avait refusé sa signature à un mouvement diplomatique conséquent, parce que son nom à lui – Patrice de Mahrande – ne figurait pas en tant qu’Ambassadeur désigné pour le Kazakhstan. Il lui avait été conseillé – comme c’était simple, à cette époque, au moins pour lui… - d’adresser une carte postale à l’Elysée pour rappeler et maintenir son choix. Ensemble les deux anecdotes donnaient la mesure d’une certaine conception du travail au sommet de l’Etat et de ce qu’elle peut comporter comme sens de l’amitié. Aussi les aperçus de son voisin de gauche commencèrent de l’agacer quand celui-ci reçut du renfort en diagonale, il s’agissait de dauber les anciens élèves de l’Ecole Nationale d’Administration, incapables de décision et d’écoûte, naturellement, au point que Michel Debré aurait regretté de n’avoir pas fondé à la place quelque business school, puiis venait un rappel des hantises de ceux qui eurent le dilemme de la torture en Algérie, à trancher, ou qui en entendirent parler. On venait ainsi à l’Indochine, à la guerre d’intoxication, à la parole donnée et donc à l’illégitimité du Général ainsi que celle de l’Etat d’administration qu’il avait rétabli et renforcé. Patrice se fatigua, puis rétorqua qu’il aimerait entendre quelque proposition d’un modèle historique et contemporain à admirer puisqu’on daubait les siens, cela provoqua du silence et des appréciations sur le vin qui venait d’une coopérative animée par l’un des cousins, non dans le Bordelais mais dans le Minervois, et qui était – pour un tel crû – étonnamment velouté et présent.

Il avait vécu ce genre de situation déjà d’avoir à considérer quelqu’un d’importance dans sa vie autrefois et qui n’y était plus, mais que les circonstances lui ramenaient. C’était à une récollection fermée, charpentée selon les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, le préducateur – on disait depuis quelque temps déjà, l’accompagnateur ou l’animateur – lui était assez familier et il aimait revenir souvent à ce genre de séjour, en bordure de Paris, avec des bois proches d’où l’on voyait la Tour Eiffel et Montmartre dans une seule enfilade, et dès la première causerie – le Père Heel disait : entretien – il avait reconnu un de ses premiers amours et le mari de celle-ci. Ils passèrent cinq jours ainsi ensemble, au silence obligé, il regardait, voyait, soupesait cette femme qui n’avait plus dix sept ans, d’autant moins que non seulement elle était exactement de son âge, mais qu’elle avait profondément changé de corps et de texture de peau, elle s’était ridée - de partout, pouvait-il supposer – à l’instar exact de sa mère, elle qui était joyeuse, de chair lisse et naturellement pleine, sans abondance ni maigreur, la perfection du juste milieu avait-il longtemps rêvé car il l’avait aimé dès leurs quinze ans, sœur d’un camarade dont il avait par tous les moyens d’une conversation ou de prêts de livres habilement mais unilatéralement annotés, cherché à attirer l’attention. Peine perdue. Pendant ces jours où le propos était de méditer l’amour divin, ses manifestations et ses voies, il fut totalement ailleurs et passa du temps idéal. Il regardait et cotoyait comme jamais à leur époque celle qu’il avait aimé, il voyait sa faiblesse, cette sorte de réduction qu’avait sur elle opérée la vie, il entendait parfois sa voix qui n’avait pas changé, il voyait les petits soins du mari qu’il avait également bien connu puisque de deux ou trois ans seulement son aîné et dans le même collège ; les prénoms étaient d’ailleurs prédestinés, Viviane et Yann ; il avait longtemps cru à sa chance, même s’il était évident que la mère d’elle, en accord avec les parents de lui, concoctait un mariage nécessaire car le père était mort accidentellement et très précocement. Il avait été en vacances, censément pour correspondre à son camarade, tandis que l’adolescente avait une amie anglaise dont elle échangerait la pension ensuite outre-Manche. La silhouette qui était, pour les étés des années 1960, très sage, avec jupe et jupon, toile rude jusqu’aux genoux, ou avec un maillot de bain une-pièce était pour lui, alors, la beauté-même, un corps qui n’avait de lignes que douces et en longueur, et il y avait le sourire, proche de celui de sa mère, à lui Patrice, fait d’une sorte d’émerveillement à se donner à qui la regardait. Il était tombé amoureux, n’en parlait qu’avec prudence et donc très peu à son camarade et ne put jamais, finalement, s’en ouvrir à celle qu’il visait. La situation redoublait plus de trente ans ensuite, comment et quand parviendrait-il à aborder le couple, à se présenter et ensuite à laisser la conversation se faire à un mode délicieusement rétrospectif ou au contraire embarrassé ? Il se décida dans l’heure où l’on allait se séparer, d’autant qu’à table, pour la première fois, ils avaient été ensemble face-à-face et qu’il s’était persuadé que rien qu’à paasser le sel ou un plat, il serait reconnu. Or, ce n’était pas, ou plutôt seul le mari l’avait reconnu, la femme resta de marbre, aussi durement et implacablement que son visage avait rapetissé, perdu son élasticité, pris la consistance d’un bois, beau certes, mais plus guère enfantin ni lumineux. Yann au contraire l’avait aussitôt remis et accepta, pour quelques minutes, que les dés soient à nouveau à jeter. Oui, cet été-là, il avait craint lui-même pour ses propres chances ; alors, très brun, presque dégingandé et maigre, le sourire ravageur, la voix bien placée, l’anecdote constante, l’étudiant en sciences politiques avait captivé la jeune fille malgré la vigilance de la mère à faire que se rectifient les tirs et trajectoires. Oui, Patrice avait eu sa chance… et c’était son rival heureux qui le lui apprenait.

Bernard Geai l’appela par son prénom et le ramena à table, Violaine avait vendu la mèche, une conversation plus actuelle commença, agréable mais presque aussitôt interrompue par le début des discours et des jeux de portraits. Il fallait faire silence relatif. Patrice n’avait pas été convié à contribuer aux jeux floraux et put regarder tranquillement en direction des mariés pour apprécier leur propre appréciation. Pourquoi se pliaient-ils à ces insouciances, alors que leur union avait quelque chose de tragique, si rapidement conclue, si précisément datée que les plaisanteries ou les biographies étaient déplacées, il eût fallu les repousser à une quelconque célébration de leurs noces d’or, auxquelles certainement le sexagénaire n’assisterait pas, encore moins la vieille dame. Mais n’était-ce pas pour celle-ci – aussi, surtout ? – que se donnait la fête ? Le tonnerre, plus proche qu’à l’arrivée sous les tentes, domina les récitatifs et les décala plus encore.

Adolphine ne se sentait pas à la fête, était-ce l’orage qui menaçait de perturber ce qu’elle avait assez banalement organisé, comme on organise toute noce, une habitude puisqu’elle prêtait grâcieusement la propriété aux gens de l’environ pour le même exercice et avait même ouvert un livre d’or à cet effet, qui à la manière d’un classeur fiscal recevait ensuite les faire-part de naissance, il y avait même eu deux décès, il est vrai que les choses se faisaient depuis plus d’un siècle au château et que ne pas se marier au château pour quelqu’un de la Brenne eût été déchoir, si huppé ou simple qu’on soit. Elle ne s’était pas placée à une table où elle n’aurait cessé d’être exactement dans le giron dont elle représentait le centre ; elle avait cherché la difficulté et hormis le Père Ballande presque son contemporain, elle ne connaissait personne dans le rond où elle était, mais de là, et peu attentive à des conversations deux à deux qui ne la requéraient pas, elle pouvait regarder vers ceux auxquels elle tenait – spécialement, ce soir. Et d’abord Charles, sujet majeur de ses soucis ; elle ne savait lire en lui, elle oscillait intérieurement entre une sympathie, presque un attrait pour son gendre qui ne se défaisaient pas malgré les défauts, les vices – il fallait l’admettre – dont il était manifestement et nativement fait, et une sorte de haine peu précise mais violente. Il eût suffi qu’il soit transparent, qu’il se tînt tranquille, qu’il cessât tant soit peu d’essayer de se refaire comme on dit au jeu. Eponger de petites dettes, cautionner des plans de remboursement, l’envoyer chez des médecins, le faire interdire : avec son consentement, elle avait tout essayé, ce n’est pas de sa fille qu’elle avait tenu le secret, mais du gendre lui avouant tout, mais tant les sommes, car un fort respect ne l’engageait pas tant à craindre la douairière qu’à vouloir ne pas la décevoir, et c’est en cela qu’il continuait de la charmer. Etrangement. Cette fois, cependant la dose était forte, le château était en question, en tout cas des portefeuilles entiers, des participations majoritaires peut-être, d’autant qu’Augustine s’était mariée en communauté de biens et cela n’avait peu contribué à la solvabilité supposée de l’insensé. C’est cela, c’était cela qu’il fallait s’avouer et qu’il fallait projeter sur le malheureux, car il ne pouvait se défaire d’une assurance, toute technique, qu’à la longue il trouverait le chiffre-clé. Il lisait de moins en moins, produisait de manière de plus en plus mal dégrossie ses différentes analyses fiduciaires et correspondant en France d’une très importante compagnie de réassurances allemande, il donnait bien moins satisfaction qu’au début de cette association, elle le regardait comme un fils et le voyait donc décliner. Elle le sauverait probablement encore une fois, à condition qu’il lui ait bien tout dit de ce qu’il avait détourné ou engagé, mais ensuite… de sa table, elle ne le voyait que de dos, mais les mains de son gendre étaient visibles comme distinctes de celui-ci, et elle imaginait la scène écrite par Dostoiewski et réinterprêtée dans un film célèbre, Charles plus hagard de gestes que de regard, palpant les jetons, se faisant payer ses gains, tremblant, décidant, jouant et perdant. Il avait des mains belles dont les paumes qu’elle avait lues un soir, en guise de fin de conversation, sans encore que tout de lui, fut vraiment affiché et avoué, avaient beaucoup évolué. Les lignes de la main – la comtesse ne dédaignait de pratiquer ce qu’elle appelait un petit art d’agrément, ce qui prononcé comme elle parlait pouvait aussi s’entendre comme un petit air d’arrangement… - les lignes symbolisant le parcours et les atouts, les travers de son gendre s’étaient de plus en plus affermies, elles étaient devenues de plus en plus simples, de moins en moins capillaires, nervurées et récemment – car elle avait redonné en souriant une consultation à son patient préféré, comme si elle espérait découvrir les prodromes de sa guérison – était apparue une ligne exceptionnelle, mais seulement à l’état de suggestion qui rayait le mont de la Lune dans la main droite et semblait annoncer des relationnements nouveaux et très forts. Elle n’était inquiète que parce qu’elle était certaine que le malheur pouvait encore s’éviter et de sentir hésiter les événements la rendait responsable, croyait-elle, coupable déjà, de ce qu’elle n’aurait pu écarter de la famille.

Pièce rapportée, mais venant d’une maison convenable et même davantage, elle n’avait pas ce qu’on appelle l’esprit de famille et voyait plutôt dans une lignée le moyen, le cocon, la matrice-même de parcours qu’il importait de faire soi-même, personnellement, individuellement. Elle militait assez fermement pour un type d’existence où même en couple, si l’on dort dans le même lit, il reste bon que chacun ait son jardin et ne lise pas les mêmes livres. Un nouveau personnage, annexe semblait-il de Charles et de ses mains, entra dans son champ visuel, ou plutôt sa semi-somnolence lui faisait baisser la tête et elle regardait les pieds de table. Le chien avait suivi, non la mariée, il ne se le serait pas permis, mais son père, et s’était installé à peine en retrait, profitant déjà selon toutes apparences de quelques reliefs de chaque plat et assiette, c’était plaisant, il y avait si longtemps qu’hors quelques chats, il n’y avait pas eu d’animaux de compagnie à plein temps au château. Le chien semblait inquiet, soudain il hululla à la mort, il y eut ausitôt un énorme souffle et tandis que la pluie d’orage d’un coup se déversait, la moitié exactement de la tente se souleva, monta de plusieurs mètres et alla s’affaler en partie dans la douve. Ce fut un éclat de voix, des cris, mais l’électricité n’avait pas été touchée, il sembla qu’une fin de monde commençait mais épargnait les angoisses tant la chose était rapide, sans avertissement et d’exécution absolue. D’un coup, tout avait été décoiffé, les nappes se tordaient sous l’averse, et les invités partaient avec leur assiette et parfois leur verre, les mains empêtrées et les toilettes féminines se défaisant vers la partie de la tente restée dressée. Adolphine restait interdite, presque heureuse que le malheur, la malchance, le hasard ne fussent que cela, du matériel tordu et un dîner plus que perturbé. Charles devenu puissance invitante puisque la comtesse de Mahrande ne surgissait pas des décombres, et pour cause puisqu’elle était dans le périmètre laissé intact par le coup de vent, clama le repli vers l’intérieur du château. Les jeunes serveuses de l’après-midi avaient été relayées par des garçons costumés aussi sportivement, mais le torse serré dans une ceinture bleue.

 L’improvisation fit la fête et Adolphine, dans un rêve, vit s’organiser ce qu’elle n’avait jamais osé proposer ni à la famille ni aux hôtes venant du dehors pour l’occasion d’une fête, pas plus au temps de son mari que depuis son veuvage. Le château entier fut investi, on transportait des tables et des chaises, des carafes, des plats, des coussins, on marchait sur les serviettes, on cassait des verres mais l’on investissait à fond la vieille demeure qui paraissait en trembler d’une nouvelle jeunesse, on commençait de parler à nouveau, on s’asseyait sur les marches des deux escaliers, celui de service et celui d’honneur, on s’installait à même le parquet et les tapis, ou à califourchon sur la balustrade courant tout le tour du château au-dessus des douves et de leur eau, et pendant ces va-et-vient et cet exercice de déménagement et de campement ahurrisant car tout se faisait en grande tenue et avec la sensation pour chacun de vivre héroïquement et mieux encore : de faire son devoir, en continuant de boire, manger, pérorer ou se taire comme si de rien n’était. Charles faisait respecter un certain ordre, en ce sens que les groupes ne se défaisaient pas trop, qu’on ne se repliait pas entre connaissances antérieures au repas, et qu’on se mettait progressivement dans l’ambiance d’attendre la suite des discours plus encore que celle des plats, on avait plus soif que faim et l’on avait surtout envie de rire, un peu nerveusement. Régis intervint alors et d’une manière très drôle tira la leçon des événements en jurant que la catastrophe et cet effondrement en forme paradoxale d’envol étaient un signe de chance extrême, et à la surprise de la comtesse chiromancienne, se révéla expert aux tarots, bavarda sur les lames de changement profond, la tour qui s’effondre, la roue de fortune, la mort, puis se mit à imiter successivement son beau-père, Dom Louis et le Père Ballande pour proposer à ceux-ci ce qu’ils auraient dû dire aux nouveaux époux. Pas très grand, tirant sur le blond-roux, son front admirable, le neveu du grand prédicateur devenait de minute en minute excellent, presque allusivement paillard, et se dressait comme un homme qui saura commander, protéger, assurer. Adolphine vit la surprise de Mirabelle qui voyait se produire à son épaule une métamorphose, la main de son mari l’avait quittée, elle voyait la salle unique que faisait le château si l’on imaginait les escaliers, les chambres, les salons occupés comme on s’assied à autant de tables, et ce serait des balcons et des parterres, puis d’étonnement en émerveillement ce fut l’imprévu qui allait tout marquer.

Régis était donc musicien, et à le voir, elle n’en avait pas eu l’immédiate intuition. Régis eût pu être un prodige au violon s’il n’était entrée dans la Compagnie à dix-sept ans et pour des études et des préparations qui laissent peu de temps à la répétition. Il proposa d’un mot, pour que la transition s’établisse entre les sketches qu’il venait de débiter et ce qu’il allait interprêter, de donner quelque chose en l’honneur du grand disparu de la famille, le professeur et académicien de Mahrande : ce serait une libre adaptation de La horde d’or. Adolphine croisa le regard de Patrice : celui-ci, s’il avait tenu à aller au Kazakhstan et à y être le premier Ambassadeur, avait produit, dans l’esprit de François Mitterrand, auquel il n’était donc pas étranger, un argument inimitable et décisif. Son oncle par alliance avait eu un correspondant depuis les années 1930 à l’Académie des sciences d’Alma-Ata et son nom vaudrait là-bas où l’on a de la mémoire d’autant plus qu’on a vécu enfermé, si grande et ouverte soit apparemment la steppe, un passeport diplomatique et des lettres de créance. Le Président de la République avait été sur le champ convaincu. L’interprêtation était ingénieuse mais semble, comme si la manade immense devait se reconnaître au seul étalon de tête, et il s’y mêliat certaines des architectures de la symphonie Leningrad de Chostakovitch, en ce sens que le meneur de jeu était progressivement rejoint et entouré de compagnes tantôt piaffantes et militarisées, tantôt attentives, douces, presque à la traîne. Régis, de plus en plus libre, avait ajouté un refrain et choisissait dans les thèmes selon qu’il sentait l’auditoire rétif, parce que peu habitué à ces rythmes, à ces suraigus, à ces contrastes presque métalliques, ou qu’il l’entendait conquis. Cela dura le temps immense qu’on oubliât qu’on était en forêt, celle de la Brenne, aux marches du Limousin et du Berry, dans une année précise et pour des noces. Ou plutôt on se concentra en chœur sur ce qu’il y avait d’inouï à fêter en plein désert des Kazakhs un mariage entre deux errants, qui ne se connaissaient pas de deux mois. Il y avait du conte et de la magie à ce que les choses se soient emmanchées ainsi. Le violon jouait désormais tout seul et déroulait, comme on voit entre la Caspienne et l’Altaï rouler sans racines d’étranges boules d’épineux, toujours vivaces que le vent enlève dans une unique direction, cet Occident auquel l’implosion soévitique avait donné un prestige exceptionnel. Patrice repartait une décennie ou presque en arrière de sa vie et regardant, très rapprochée de lui, depuis qu’on était à l’abri du château, Violaine qui n’avait pu comprendre ce que l’époux allait jouer, remarqua qu’elle avait insensiblement épousé le rythme, même si elle ne pouvait en distinguer toutes les notes, mais les aigus dominant, elle était moins dépaysée que dans un récital de piano, et la voici qui se levait, qui comptait quelques mesures et qui commença, seule, au milieu de la pièce principale à danser la horde d’or. Elle savait, comme si elle était née là-bas, être tour à tour statique, n’illustrer la musique que des mains ou des bras, ou tout au contraire évoluer avec parfois une vitesse sidérante, et les crinières, les souffles, le déferlement de la cavalerie des grands envahisseurs, des gardiens de troupeaux à dix ou cent mille têtes, les casques, l’or, les cuivres et les fourrures étaient suggérés, vus. L’assistance, car c’en était devenu une, fut emballée à son tour et des lèvres fermées à l’imitation de Mirabelle qu’avait rejoint sa grand-mère, donna écho par le murmure humain à l’immense description. Une sorte de féerie de sons, de voix entourait le violon, les époux, l’aïeul, le père, chacun était convoqué et la fête se gorgeait et scintillait désormais d’avoir failli tourner au tragique. La pièce montée et ses feux de Bengale furent la moindre des choses, la détumescence commença, une intense fatigue collective rendit chacun à une sorte de silence que ne pouvait interrompre, et encore, que quelques murmures pour de simples informations pratiques. Du dehors, vinrent alors, presqu’en coincidence du dernier accord que posa Régis, les rumeurs du retour des charettes, les grelots des chevaux, les ordres de leur cocher. On allait vers la fin, vers les départs et le rassemblement aux voitures qui ne se ferait qu’au village et à la lueur des torches, la pluie avait cessé et soudain la lune, la pleine lune, apparut. Quelqu’un cria qu’elle était belle et les regards se tournèrent vers Adolphine, celle-ci comprit la symbolique, les compliments, les vivats et sut se retenir de pleurer, se rattachant à Mirabelle, à sa hanche, à son épaule. Violaine était venue à elles deux les embrasser et prendre, la première, congé. Les employés du traiteur avaient pu remonter la tente, quelques-uns y retournèrent pour du café, des liqueurs et honorer l’orchestre dont même les plus jeunes invités, abasourdis par trop de choses, d’images et d’allusions, ne voulaient plus vraiment. Le chien était le moins désemparé, car il était décidé à ne pas partir, Adolphine alla à lui et l’invita à rester. C’était fait.

Les intimes devaient rester eux aussi. Louis d’Ors et le Père Ballande auraient leur chambre au château, les neveux et cousins aussi, à condition qu’ils se serrent à plusieurs dans des lits où, cependant, il serait séant qu’il ne se passât rien puisque l’on était sous le toit d’une nonagénaire avertie. En attendant le coucher et tandis que s’étaient ébranlées les premières charettes, la comtesse de Mehrande laissa son regard divaguer des escaliers aux tables et aux chaises où tout paraissait en désordre, comme décoiffé et dévêtu. Une sorte de nudité collective s’était faite et une parabole très parlante, vécue à tous, avait été donnée pour texte à ces noces, ne se déshabille pas qui veut et ne se chante pas n’importe quelle aventure, encore faut-il qu’il y ait thème, matière et acteurs, que cela fasse mélange et l’acquiescement ou le désir n’y sont que pour peu. Même le chien sans nom avait tenu un rôle mais seule Mirabelle n’avait pas surpris, ni non plus été surprise par les enchaînements de cette soirée. Elle était restée de son entrée à l’église au bras de Charles, confus et priant, n’osant rayonner, jusqu’à ces instants où l’on se sépare du gros des invités et où l’on peut aller changer de vêtement et paraître en pantalon, égale et placide. Sa grand-mère la voyant ainsi impavide ce qui ne l’étonnait qu’à moitié, ne put s’empêcher qu’elle avait le tempérament d’une veuve très jeune, appelée inopinément à saisir tous les relais. Il fallait faire fuir cette idée et Adolphine qui était superstitieuse ne savait quel geste intime serait propice ou si renverser une salière de la main gauche par-dessus l’épaule droite ou inversement dissoudrait les présages, en faire part vaudrait mieux, elle souffla ce qui lui était venu à l’esprit, à son plus proche voisin, c’était Dom Louis. Celui-ci objecta complaisamment que Mirabelle était jeune et décidée, certes, mais que Régis venait de démontrer qu’il saurait surprendre son monde et sa belle-famille, d’ailleurs n’avait-il pas retourné tout Fourvière en clamant, j’ai fait un enfant, je vous quitte, bonne chance et ad majorem Dei gloriam… ce qui avait été peu goûté, et porterait à charge sur les dernières années du Père Ballande, supposé tuteur sinon inspirateur de la vocation manquée du jeune homme. La vieille dame acquiesça mais ne fut pas rassurée. Elle aussi alla se changer, mais sans passer un pantalon. Sur le chemisier de Mirabelle, redescendue de sa pause-toilette, elle posa alors un magnifique pendantif d’argent, de diamants et d’améthystes, la façon était très orientale, peut-être égyptienne. Bijou de famille, l’expression fait aujourd’hui rire. Elle commenta simplement, c’est ce que j’ai de plus précieux et de plus ancien, je comptais ne te l’offrir qu’à la naissance, l’Empereur, le premier l’avait donné à notre aïeul quand celui-ci le reçut dans nos anciennes terres de Souabe, il m’allait très bien à ton âge, il t’ira mieux encore et offre à ton mari ce spectacle rare, je le sais, d’une femme qui sait se mettre nue sans ôter ses bijoux, qui se farde parfois un endroit intime ou choisit comme vernis à ongles pour les pieds et les mains quelque bleu de Prusse comme faisaient les Magyars. Puisque c’était l’heure – inattendue – de cadeaux qui n’étaient pas préparés pour cette occasion, le Père Ballande sortit tout simplement son chapelet : le Pape Eugène (il prononçait Ugène : entendez, Pie XII né Pacelli) me l’avait donné quand j’étais venu lui expliquer ce qu’a de française éminemment notre imagination de prêtres ouvriers, cheminot résistant, j’en sais quelque chose. Il semblait que la soirée tournait à la gaucherie, chacun voulait se distinguer non pour soi mais pour atteindre les mariés, à nouveau muets et tendus comme pendant la messe. Il y eut une gêne. Quelqu’un la rompit en proposant qu’on regarde, en petit cercle, ce qui n’avait pu être projeté pour le grand nombre comme prévu, la biographie des futurs époux en images.

Les portraits n’avaient pas été choisis par les impétrants mais ils avaient suggéré les situations et la chronologie. Comment rendre mouvante et comment accidenter deux vies qui n’avaient chacune guère plus de vingt ans et dont une grande partie avait été marquée d’une extrême stabilité, la vie au château et le demi-pensionnat pour Mirabelle, sept ans accomplis dans la Compagnie en profès, après plus de dix dans les collèges de l’ouest parisien pour Régis. Il ne se dégageait aucune ligne directrice, la piété certes, mais aussi les lacunes dans les organigrammes familieux, des décès, des situations bancales qui se voyaient dans les images de groupes. On n’insistait pas et ce n’était pas une tare puisque les deux familles que ce mariage rapprochait étaient également touchées. Les disparités de blason ne s’inscrivant pas sur la peau des enfants, et le sang coulant de la même couleur chez tout humain, il n’y avait donc à regarder que la montée vers le présent de deux jeunes gens que tout avait prédestiné à ce qu’ils ne se rencontrent pas. Quels étaient les points communs, il se trouvait que sans se donner le mot, mais par l’évidence que forçait la succession des clichés, leurs fondus-enchaînés surtout, le petit groupe en son entier faisait de plus en plus corps dans cette interrogation non articulée. Et les deux mariés étaient partie intégrante du groupe tout en en étant la question. Il semblait qu’on dût, dans l’heure et bien plus irrévocablement qu’à l’église, décider si oui ou non le mariage se faisait. La lèvre inférieure, le menton de Mirabelle tremblaient, et il en était de même pour sa grand-mère, Régis regardait tantôt l’écran, tantôt sa femme à laquelle s’appuyait l’aïeule. Il s’était tellement offert aux regards et aux appréciations en donnant son interprétation de la horde d’or qu’on semblait poser l’équation et expliciter son inconnue, en le considérant comme le paramètre stable et imposé. Ce n’est plus lui qui épousait une fille de famille très jeune après l’avoir mise enceinte dans des circonstances que chacun, puisque le cercle était devenu étroit, savait nuancées, mais bien Mirabelle de Mahrande qui quittait les siens et partait dans un désert étonnant, aux forts mirages et aux ressources difficiles à mesurer d’avance. Les photographies défilaient, celles présentant la jeune fille en plus grand nombre, on voyait souvent l’absente, Augustine à qui elle ressemblait peu, il y eut Amélie avec laquelle au contraire… Régis doucement vint à sa femme, s’inclina devant elle, l’heure était venue de partir, maintenant les premiers, puisqu’on était en famille et que se marier, c’est faire chambre à part, sinon secrète, vis-à-vis de ses proches les plus intimes et les plus chers. L’époux décidait, la comtesse douairière s’inclina, les religieux suivraient aussitôt, Charles et Pierre allaient demeurer quelque temps encore pour qu’Adolphine ne fut pas aussitôt seule. L’orage s’était éloignée, mais les nuages demeuraient bas et il semblait qu’on fit à travers eux des appels de phare, tandis que leur lente passée découvrait parfois la lune, emblème personnel de la maîtresse des lieux. Le chien avait, lui aussi, décidé et ratifiait son adoption par l’aînée de tous, il était encore jeune. L’image perdurerait, très XVIIIème siècle, d’une vieille dame, jolie et majestueuse mais sans être imposante ni figée, qui, assise dans son petit salon, contemplant quelque portrait sur ivoire, aurait à ses pieds un animal au regard posé sur elle, sans un mouvement, tandis que se retireraient de la pièce progressivement tous les protagonistes, d’abord des centaines puis plus que trois ou deux, d’une journée de mariage au centre d’une France – là – immobile. Et derrière elle, sur un guéridon cinq portraits de petites dimensions, celui de l’académicien encadré d’argent, celui du Maréchal, discret et peu connu dans cette version dédicacée des années 1930, celui de l’homme du 18 Juin mais dans la dernière pose désespérée et visionnaire qu’il eût lors d’une conférence de presse qu’il était presque seul, en Septembre 1968, à savoir qu’elle était l’ultime, enfin ceux de deux prophètes éteints par l’histoire et par les hommes, Robert Brasillach dressé à la barre devant ses juges et ne s’illusionnant pas, le comte de Chambord cerné ovale et gravé bistre. Et tandis que tout se fixait et que l’aurore n’était plus loin, Adolphine parut soudain très vieille et en être heureuse, comme si elle était soulagée de tirer enfin sa révérence au néant, car elle ne croyait qu’à l’amour des siens et celui-là, elle le sentait, lui serait bientôt retiré, quels que fussent sa résistance ou son abandon. Elle se murmura qu’elle avait soudain les idées noires et porta à ses lèvres un petit verre d’alcool de pêche, elle était seule avec son chien et n’avait plus envie de se lever pour aller arranger son sommeil. Le chien n’aurait pas de nom, ce serait simplement : le chien, peut-être avec un trait d’union. Le-chien comme dans les adjonctions de patronyme. Puis, pour elle-même, elle s’essaya à siffloter le thème de la horde d’or.

 

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