Le coucher
Il y a parfois des jours qui se succèdent sans que la nuit les
délimitent, soit que les rêves entretemps se soient perdus et que la veille
n’ait pas eu de répit, soit qu’on ait si peu dormi, ou qu’au contraire on ait
quitté la veille en plein midi pour rêver les yeux ouverts. Le château semblait
soudain hanté par des personnages de cette sorte, depuis que le dîner, les
convives, la tente-même avaient fui dans un orage magique, imprimant à tout un
sort soudain démesuré, dépassant de beaucoup les hommes. Au rez-de-chaussée,
près de l’endroit favori qu’elle avait consacré à ses audiences, Adolphine
dormait les yeux pas clos, assise dans un fauteuil qui n’était pas celui de ses
habitudes. A l’étage, juste au-dessus d’elle, dans la plus belle chambre, celle
de son mari donnant sur le bureau-bibliothèque de celui-ci, en forme d’un
appartement qu’elle avait décidé d’attribuer en propre aux jeunes mariés, pas
seulement à l’usage de la nuit de noces, Mirabelle et Régis s’étaient étendus
sans se déshabiller. La vieille dame, qui avait connu Brasillach avant même de
le lire, imaginait un mime des Sept couleurs et que, sur le modèle, des
grands amants de l’histoire du monde entier, l’amour des deux jeunes gens se
célébrait sans un geste par une totale communion de pensées et un début de
voyage au pays des images qu’on compose ensemble, ou que l’on laisse venir.
Florence et René, chez l’auteur aujourd’hui maudit, avaient eu ce don, une
grâce qu’un littéraire même doué ne peut inventer s’il ne l’a vécu ou au moins
ne l’a entendu exposer. A quel point les conversations entre humains sont loin
de ce qui les intéressent intimement, on échange des notes d’agenda, on se
passe des créances d’épiciers, on s’informe de naissances et de morts auxquels
on est souvent indifférent, en tout cas celui qui en reçoit la notification car
s’il en avait été proche il les eût vécues de première main. Quoi donc cette
nuit avait été décisif, en dehors de l’orage qui avait tout mêlé de l’organisé
et de l’imprévu. Adolphine somnolant dialoguait avec François d’Assise et
comprenait sa puissante métaphore d’une fraternité si universelle qu’elle
comprend aussi les éléments et les événements.
Régis s’éveilla mais ne bougea pas. Il écoûta le silence et ses
différents plans, que les perspectives étaient profondes. Il y avait le souffle
exhalé par sa femme, qu’il ne connaissait pas encore bien, car une fois tombés,
ils avaient décidé, puisqu’ils se mariaient de rester, d’une certaine manière,
dans leur virginité initiale et n’avaient pas joué avec celle-ci. Ils n’avaient
plus dormi ensemble et s’en étaient tenus à des baisers, pas très chastes,
parce que reçus-donnés ventre à ventre dans une longueur de temps et de
respiration suspendue qui les menait au vertige. En revivant un plus
particulièrement où elle était si proche de s’évanouir, qu’elle lui avait mordu
la langue comme si c’eût été la seule prise qui lui restât avant de s’effondrer,
Régis se prit à penser qu’il n’y a que deux situations vraiment vécues dans
l’existence humaine et qui départagent tout, le vertige et son contraire qu’on
ne sait pas bien nommer, dont on n’a guère conscience et qui serait vaguement
et tout à la fois la norme, l’équilibre, la stabilité et peut-être la banalité.
Au contraire la sainteté, l’alcoolisme, la drogue, le jeu, l’inspiration, la
création artistique ou le jeu d’acteurs, l’avarice sont apparemment des
postures de déséquilibrés impudiques et hors d’eux-mêmes, mais ils mettent au
prise le vrai de la nature humaine, comment celle-ci peut-elle triompher des
paramètres qui l’attirent vers sa propre désorganisation. Le remède est cherché
dans un saut désespéré, anticipant la fin, commandant une chute qu’on sait
inévitable mais qui ne se produisant pas encore épouvante dans l’attente
qu’elle a répandu dans toute l’âme au point de lui faire perdre toutes
facultés, toute sensitivité hormis la conscience de cette dépendance vis-à-vis
d’une attirance immonde et insupportable pour le vide. Celui qui entre en scène
et ne sait pas s’il domptera, musèlera, domestiquera son public pour le faire
surgir à une autre identité, celle du communiant à un texte qu’il en charge de
servir, de fournir, de chanter et d’intérprêter. Celui qui a résolu d’écrire
une histoire et qui se lance n’ayant prémédité qu’une première ligne et
peut-être quelque aboutissement vers lequel aller pour finir, et qui se prend à
réciter des choses et des images qui ne viennent de lui qu’automatiquement et
qu’il serait incapable de susciter en lui-même à froid. Celui qui entreprend de
déshabiller son amante et tremble à chaque fermeture éclair qu’il manœuvre, à
chaque vêtement qu’il entrouve et entreprend de faire glisser. Celui qui
invoque la prière, Dieu, sa propre distraction en fixant vaguement quelque
croisée du transept dans une cathédrale familière ou la nuit, dans un lit de
passage ou dans celui de son habitude, qui les mains ouvertes récite une
litanie familière et ne se sent proche de rien jusqu’à ce que versé dans une
semi-conscience il se soit assez rendu à sa dépendance pour découvrir que son
amour de la prière a produit une présence et que cet amour-même qu’il demandait
et dont il éprouve chaque fois qu’il en est incapable, lui a été donné, tous
les modes, les temps et les concordances étant renversés dès lors que l’on a
accède à cette forme d’être ou à cet endroit de l’univers où ont disparu la
conscience de soi, le temps, les dimensions spatiales. Celui qui ne peut
résister à la devanture d’une galerie, d’une librairie, qui entre et qui
conclut, au-dessus de ses moyens, celui qui embrasse mentalement sa
bibliothèque et ses tableaux alors qu’il a les créanciers à sa porte et qu’il
va vivre le contraire de ses acquisitions prodigues, un contraire pour lui
encore épouvantablement inconnu au point qu’il pense n’y pas survivre, et qu’il
revient alors à chacun de ses actes d’achat quand il fut possédé en détail par
la fascination de ce qu’il allait acquérir. Alors si l’on quitte la posture où
le vertige du dedans de soi a posé, en unique et démonstratif exemplaire, un
homme à contempler ce qui l’attire, on peut revenir à cette sorte de jardin en
fleurs qui symbolise au futur et au passé l’équilibre auquel on aspire.
Régis passa du souffle de sa femme à l’haleine de la nuit, l’orage
avait fait place à une moiteur discrète qui semblait la respiration mélangée de
l’eau autour du château, des prés émergeant de la chaleur et de la pluie tout
ensemble, de la forêt non loin, et il lui sembla qu’il était capable,
étonnamment, de distinguer le premier plan donné par cette poitrine qu’il ne
découvrait pas et de laquelle s’exhalait en un rythme tranquille une
respiration qu’il se prenait à adorer, des reliefs suivants, le clapot des
carpes parfois, le vacarme des grillons si l’on avait marché parmi eux et
ceux-ci devaient se croire encore à la tombée de la nuit alors même que
commençait de venir le jour puisqu’ils étaient manifestement au concert
quotidien, et plus loin perdu dans l’horizon des sons quelque bovin, des
branches craquées ou soupirant au passage subtil d’un daim. Pourquoi avait-il
soudainement donné de lui un spectacle qu’il n’avait jamais réservé qu’à son
répétiteur puis à sa mère enchantée, l’attestation, l’aveu de sa passion pour
le violon bien davantage qu’un don quelconque auquel il ne croyait pas
vraiment. Le violon avait joué un rôle décisif dans sa vocation car il n’avait
jamais joué qu’en très privé, c’est-à-dire qu’avec sa mère l’accompagnant ou
lui répondant au piano. Artiste international, soliste recherchée pour la
finesse de ses exécutions, surtout des romantiques allemands, elle s’était
éprise sans le rencontrer des facilités d’adaptation, de transcription et
surtout de réinterprétation de Glenn Gould, ce qui l’avait sauvée quand, dans
un accident d’avion, elle perdit ses mains, fracturées en de multiples débris,
un choc violent à l’atterrissage alors qu’elle essayait de fermer un sac assez
lourd placé entre ses jambes. Tout avait tapé contre tout, et ses bras, ses
mains s’étaient tordus à contre-sens, elle avait survécu, pas tant
financièrement car elle était convenablement assurée, que
psychologiquement : elle s’était mise à composer pour le piano mais à
partir de son répertoire préféré dont elle adaptait pour le seul instrument les
partitions les plus complexes et plurielles. Régis l’y avait aidé dans son
adolescence et quand il avait, dans une paroisse quelconque et de hasard, un
dimanche où il allait manquer la messe s’il ne se trouvait aucune célébration
vraiment tardive, entendu que tout dans le travail humain qu’il soit le plus
manuel ou le plus intensément intérieur a deux parts, celle qui est facile et
incombe à l’homme et celle qui est merveilleuse et difficile, qui est du
ressort divin, le sort humain se jouant dans le modeste apport ou pas de la
partie aisée, il comprit soudain qu’il en jouait depuis longtemps, presque son
enfance, la véritable réplique, dans les duos musicaux qui unissaient sa mère
et lui. Faute qu’il ait jamais une autre partenaire, il ne pouvait se rendre qu’à
Dieu.
Les sons lui échappaient désormais, il avait joué, sans doute pour une
dernière fois, ce morceau barbare et baroque, les deux procèdent certainement
l’un de l’autre par un excès d’ors et de luxuriance, qu’est la horde d’or,
et il entreprit d’imagination d’apprendre le piano à sa femme avec la même
patience et la même vertu qu’il commençait, presque d’instinct mais en se
commandant pour que le rythme d’exécution soit le plus doux, le plus apaisé
possible, de la déshabiller. Elle lui sourit dans son sommeil, sembla s’étirer
pour mieux consentir et mentalement suivre et épouser ses gestes. La chambre
était petite, comme une alcove qui aurait donné sur un bureau-bibliothèque où
s’était jouée la vraie vie du savant. Quoique décédé assez jeune, le professeur
de Mahrande avait su combiner – ce qui est rare – une vie de clinicien aux
nombreux et fidèles patients et une œuvre écrite de communications multiples à
divers congrès, colloques, ainsi qu’en participation à des revues. Il en avait
créé une pour la médecine interne qui accueillait aussi – autre exceptionnalité
que ce goût et ce talent pour l’interdisciplinaire – des contributions de
psychiâtres, et même de non médecins, c’est-à-dire de psychothérapeutes et
analystes. Sans que l’on puisse dire qu’il fût de la « vieille
école », il croyait au dialogue avec le patient et à l’intuition qui se
fait autant en l’écoutant qu’en l’examinant. Petit, parfois inquiet, répondant
peu de silhouette à celle qu’on lui eput prêté eu égard à son nom et à ses
distinctions honorifiques, universitaires et scientifiques, le professeur de
Mahrande avait vécu plus pour ses patients et la science que pour sa femme.
Celle-ci ne le lui avait pas rendu, l’épousant chaque matin, même quand il
était à Paris, acceptant de se partager entre le château qui ne lui était pas
étranger à son mariage, car ils étaient cousins lointains et portaient le même
nom et pouvaient partager les mêmes ascendances et légendes familiales. Un
mariage qui n’avait pas été blanc, elle restait, surtout rétrospectivement,
très heureuse, elle avait compris l’œuvre et les passions de son mari, elle
avait été respectée de celui-ci, elle avait connu – quoique rarement – des
exaltations splendides de sa part qui lui faisaient prendre, littéralement au
débotté, sa femme, notamment sur le fameux bureau Mazarin et en conclusion
d’une étreinte qu’il savait faire attentive et délicieuse, téléphoner à
l’hôpital, se décommander sous prétexte d’un coup de fatigue dont il mettrait
plusieurs jours à se remettre, et la convier à un voyage d’amour aux antipodes.
Cet homme, pas très beau et au cœur compliqué, lui avait fait ce double cadeau
de l’improviste savant et très prémédité de grandes escapades dans le monde
entier, et d’une régularité de vie totale. Octave de Mahrande tenait que la
médecine se pratique sur place, que la science n’avance qu’en pratique et que
la province existe : quoique ayant une chaire à Paris et de nombreuses
obligations car il avait pris au sérieux son élection académique, il professait
surtout au chef-lieu de région et avait contribué à l’ouverture d’un institut
médico-pédagogique dans son canton. Il se partageait donc entre des travaux
l’illustrant et une médecine de dispensaire local. On était venu l’interroger
et cela avait produit un de ces livres-magnétophones à deux voix – il avait
même probablement été parmi les premiers en France à être sollicité pour ce
nouveau genre – dans lequel il avait défendu une sorte de décentralisation de
l’intelligence et de la recherche, avec en exemple l’exercice de la médecine,
et de la médecine la plus générale et intuitive, la plus scientifique aussi
puisqu’elle suppose chez le praticien une extraordinaire mémoire visuelle de
l’atlas anatomique et de l’organigramme des interactions phsyiques et chimiques
de l’homme : la médecine interne. Les plus baux cours qu’il ait jamais
délivrés avaient, de la sorte, étaient en leçon particulière. Ayant lu les
examens, ayant assis son patient en face de lui et avant tout nouvel examen au
toucher, il commençait par lui exposer les symptômes mis en évidence par la
biologie puis le faisait pénétrer dans celui de ses organes qui avait
probablement un fonctionnement défectueux et par conséquent la responsabilité
du grave désagrément pour lequel on était présentement en consultation. Il
déroulait alors le tableau secret de la relation de l’estomac ou du foie avec
leurs voisins, faisait planer un suspense sur ce qui pouvait irriter la
vésicule biliaire, des sables s’écoulaient ici, des conduits pouvaient se
bloquer. Mais il y avait aussi le cas d’un patient, devenu son ami, à force de
la régularité d’une consultation mensuelle qu’il donnait pendant ses trois
jours parisiens, et de préférence à tel ou tel, le premier soir ou au contraire
juste avant d’aller prendre un train de nuit, un patient mélancolique au sens
clinique du terme, lui-même probable dépressif mais le surmontant précisément
par ses accès d’amour et de voyage auxquels il conviait sans préavis la femme
retrouvée au château en bout de nuit et au centre très vieux et chaleureux
d’une grande France que peu connaissent, faute y étant né, soit de manquer de
culture historique et populaire à la fois, soit d’y demeurer dans la vigueur de
leur âge, un pays, une femme qu’il emmenait ainsi soit à son cabinet de consultation
par la pensée car c’était un homme de communion quoique de peu de paroles, soit
au bout d’un monde qui est loin de la France mais en donne toujours la
nostalgie. Il expliquait à l’autre que le passage à l’acte est imprévisible
autant pour l’entourage que pour celui qui y cède, ainsi prévenu le patient
devait être aux aguets et reconnaître à sa dépression-même qu’il se trouvait en
dépression, c’était subtil mais vécu, et le sujet était bien médical, puisque
les médecins ont horreur de la maladie et de la mort et qu’à ceux qu’ils aident
en les soignant, ils s’en remettent de cette tâche de tout vaincre du dégoût de
vivre à la fin subtile par les cancers qu’on n’a pas voulu tuer à temps parce
qu’on se croyait au-dessus de toute échéance et dispensés par conséquent de
tout examen. Que de prostates mortifères en fin de vie qu’il eût été possible
d’éradiquer. Il savait l’humiliation ressentie par certains lors de cet examen
un peu précis, en tout cas évocateur, et le pratiquait comme tout autre, avec
la curiosité de traquer cette bête qu’est la mort quand on peut l’éviter, car
de celle-ci il avait lui aussi une conception franciscaine mais qu’aucune revue
ne lui avait permis d’écrire, il en eût fallu une à la fois de spiritualité et
de médecine. La grâce et le bonheur de bien mourir, c’est-à-dire en tranquille
conscience d’avoir toute une existence terrestre fait de son mieux, d’avoir de
belles histoires à raconter à ses descendants ou aux anges pour les avoir
vécues, et de marcher ainsi quelques heures ou minutes vers une rencontre qui
ferait oublier l’horreur et le vertige – car il en avait aussi la claire
définition – du dernier souffle. Ce qui, sans doute, l’avait le plus uni à sa
femme avait été leur capacité à chacun, précisément, de se confier ces belles
histoires ; ils avaient eu toute leur vie ensemble une facilité certaine
pour narrer littéralement en forme de conte ce que chaque jour leur avait fait
voir ou cotoyer, récits secret et enfantins souvent auxquels les tiers et même
leur fille n’avaient pas accédé.
Il semblait à Régis que
de la porte du bureau-bibliothèque qu’ils avaient laissée ouverte passait
l’esprit du vieillard, qui venait presque en forme discernable jusqu’à eux, et
que ce dernier voulait leur confier encore quelque chose avant qu’ils ne
recommencent à commencer le monde. La jeune femme soupira et se retourna,
l’aidant ainsi à dégraffer son linge intime, puis nue resta allongée sur le
ventre. Régis se demandait si le monde entier, et même son grand-père par
alliance n’avaient pas jusqu’à eux fait fausse route, qu’importaient les titres
scientifiques ou nibiliaires, les châteaux, les appartements, les comptes en
banque, les objets, les statues même représentant les propres enfants de leurs
acquéreurs, la révérence sociale, la beauté même, tout ce qui était de l’ordre
extérieur ou de celui de l’avoir, pourvu que l’on soit assez pauvre. Car
comment accueillir la richesse de l’instant ? et cet instant a-t-il jamais
son rival quand un corps féminin qui respire la bonne odeur de la jeunesse et
d’un amour offert, se donne à voir, à toucher, à caresser, à contempler sans
trop bouger que frémir à chaque nouvel affleurement, et selon chaque caresse à
mesure des découvertes que fait l’amant d’une géographie d’abord plane et
blanche, avec çà et là quelques grains de beauté, quelques accidents colorés de
roux, puis ombreuse, tranquille et enfin moite, secrète, encore fermée mais
avec la souplesse de ce qui va éclore. Exceptionnellement et à titre personnel,
en raison du mérite infini d’avoir été choisi, la richesse intime et prouvée
d’avoir droit à ce corps, à cette volonté donnée, à cette âme, à ce regard qui
allait s’éveiller et lui sourire une nouvelle fois, quand, selon une prise
qu’il avait connue en secourisme mais pas pratiquée encore dans cette
application, il la fit se retourner rien qu’en lui croisant les chevilles
autrement qu’elle les avait laissées se disposer quand elle s’était mise sur le
ventre.
Mirabelle était rarement l’ordonnatrice de sa vie, et c’est son jeune
époux qui lui avait probablement donné cette occasion royale d’avoir à se
choisir en s’éprenant de quelqu’un, d’un homme, d’un étranger, d’un autre, et
d’abord cette occasion de distinguer enfin qu’il y a bien des portes dans
l’amour et que la sensation qu’éprouvent une femme et un homme rien qu’à la
pensée l’un de l’autre est une variété, une espèce d’amour qui mérite un nom
propre, que l’on n’a pas encore trouvé. Mais elle avait cependant préparé
elle-même ses mets et s’était servi la première quand elle initia son futur mari.
Discernait-elle alors que ce serait leur destin ? Cédait-elle à l’ennui du
pèlerinage et à la chance de rencontrer quelqu’un qui soit aussi dévôt que
capable de sentiments vrais et non contrôlables ? S’y était-elle prise par
la seule voie possible car le clerc qu’elle devinait quoiqu’il ne s’avoua
point, ne se donnerait certainement pas en connaissance de cause si,
improbablement, il en avait une pratique antérieure à la nuit qu’ils
improvisaient. La chambre n’eut-elle offert que plusieurs lits, petits et
rangeant aussitôt les passions et l’aventure à leur place habituelle chez eux,
une vague appétance qui était refoulée faute de point d’application, que rien
ne se fût passé. C’est en effleurant le ventre du garçon dans la chaleur d’une
nuit qui non seulement faisait ouvrir les fenêtres et imposer à l’air de courir
et tout remuer des draps, des rideaux et d’une sorte de poire à la tête du lit,
censée commander une électricité qui ne se consentait qu’à condition d’aller
manipuler des boutons lointains, qu’elle était allée d’un vague examen des
lieux et d’une appréciation mitigée du confort et de l’allure que prenait cette
nuit, à la soudaine interrogation posée par le sexe au repos. Elle n’en avait
jamais vu sauf en peinture, elle savait les choses qu’il faut savoir mais sans
beaucoup plus, elle avait alors laissé ses lèvres venir à ce petit morceau de
chair plus endormi encore que l’entier du jeune homme. C’était doux, cela
retenait une sorte de respiration qui avait commencé aussitôt qu’elle l’avait
embrassée et alors même qu’elle avait prestement retiré son visage tout en
laissant sa main à la poitrine qu’elle caressait déjà machinalement. Puis le
miracle n’avait plus été longtemps à se proposer seulement au regard.
L’érection se vit à deux, utilement et bellement.
La voilà qui voulait
l’inverse des poses de leur mutuelle initiation. Au vrai qu’elle ait eu ainsi
l’initiative n’avait pas seulement déterminé leur mariage, mais le fameux fruit
de l’Eden n’est-ce pas la femme qui le découvre, le porte et en fait, à son
mari, tirer quelques conséquences. L’analogie devait s’arrêter là puisqu’ils
étaient heureux, mariés et que le paradis leur avait ouvert ses portes au lieu
qu’antan elles s’étaient refermées, les exclus dehors. C’est beaucoup réfléchir
alors qu’on va vous faire l’amour… mais Mirabelle n’était pas de celle qui se
laisse aller ou faire si elles ne l’ont préalablement, même en un très bref
tour d’horizon, délibéré. Le tour était vite fait, elle aimait cet homme, elle
avait envie de lui, ils s’étaient privés à dessein, plus sur sa proposition à
lui que selon ses goûts et ses résolutions à elle, il était temps de se
rattraper et le lieu valait d’être consacrée. Elle regardait, depuis le lit
jusqu’à la porte qui, ouverte, laissait voir le miroitis discret et chaleureux
de la grande table Mazarin. Elle ne supposait pas que le meuble ait pu porter
autre chose que des dossiers, de la feuille de papier, des mains lassées
d’écrire à la plume, des coudes posés pour soutenir une tête qui tombe de
sommeil. N’ouvrant pas les yeux, elle se laissa prendre par celui qui l’avait
longuement préparé. Etait-ce lui ou était-ce la réponse, pour ainsi dire toute
faite et programmée, de son propre corps. Car ce frémissement d’abord en
longueur lui partant des hanches et remontant jusques sous ses seins, à la
manière dont on lisse son vêtement de femme quand on l’a passé et qu’on va se
montrer ou sortir, ce n’est pas elle qui le convoquait, qui appelait presque
aussitôt et cette fois en largeur une autre vibration, elle ouvrit la bouche
comme pour aspirer un air lui manquant soudain, poussa son poing dedans pour
réprimer un cri, Régis la pénétrait d’un seul coup de rein, s’ancrait, la
quittait presque mais pour mieux assujettir leurs corps et aussi leur duo dans
le lit qu’ils prirent en diagonale. Elle pensa, en ouvrant un instant les yeux
sur le visage du compagnon de cette route à laquelle elle consentait pleinement
et commençait de participer, poussant à la roue, qu’une part de son plaisir
tenait à la vue qu’elle offrait d’elle à son mari, le blanc laiteux de son
corps, avant leur commune moiteur et les suées de l’étreinte, le triangle
sombre au haut de la commissure des cuisses, ses seins dont elle ne savait
s’ils étaient de son goût à lui, trop lourds ou trop écartés ou pas assez
ductiles ? et ses hanches qu’elle n’aimaipas, que personne n’aimait
semblait-il, la couturière, sa couturière elle non plus, au moins voilà
qu’elles étaient à prendre utilement telles que sa mère et son père les avaient
conformées, peut-être trop larges et massives, oui, mais propre à contenir un
enfant et tout le ventre de l’homme qui le lui faisait faire. Cela dura
longtemps, quoiqu’elle ait tressauté son plaisir à deux reprises, car Régis ne
venait ni n’allait, au contraire il semblait s’enfoncer sans retour, toujours
progressivement, avec un soin infini, presque médical qui ne le faisait point
tâtonner mais toujours gagner en profondeur. Et le sexe devenait corps et le
corps en elle paraissait aller à son cœur, elle étouffait, elle retenait son
cri, elle battait vaguement et convulsivement de la main les fesses de son
amant et se cramponnait à nouveau à ses reins, puis elle se laissa venir encore
jusqu’à lui tandis qu’il effondrait la tête à son épaule, en y donnant sueur,
bave, baiser et un mot bafouillé de reconnaissance. Ils restèrent ainsi à
gésir, tandis qu’ils entendaient quelqu’un descendre avec précaution l’escalier
puis pénétrer dans la pièce du dessous, le silence, à part ce frôlement
respectueux, était total, l’heure des oiseaux et de leurs multiples signaux
d’aube n’avait pas encore paru, la lune était couchée, elle avait eu peu de
présence, pas seulement à cause de l’orage mais n’était apparue entre les
nuages qu’assez bas sur l’horizon, il est vrai aussi que les lisières
forestières rendait celui-ci très proche.
Patrice n’éveilla pas la
comtesse, Adolphine semblait l’avoir attendue, ni l’un ni l’autre ne s’étaient
vraiment endormis, les heures précédentes étaient trop riches soit pour qu’on
s’en réveilla si l’on avait pu sommeiller un peu, soit pour qu’on se laissa
aller aux rêves, tant – précisément – les choses avaient pris depuis l’église
leur tournure. Il s’assit sur une chaise, contempla la vieille dame, qu’elle
était donc resté belle ! Ce port de tête un soupçon incliné, cette chevelure
dont à temps pour ne pas trop la perdre, elle avait changé la coiffure, cette
peau qui n’avait pas pris vraiment de rides, ces yeux profonds avaient ensemble
une sorte de mission acceptée avec malice et sans forfanterie qui est de donner
à qui vous contemple du bonheur et de la bonté, de l’aise et non les ordres de
la séduction. Il se leva, lui baisa la main, alla à la fenêtre, étendit
familièrement les bras à hauteur de ses épaules. Elle l’appela avec douceur par
son prénom, et le fit revenir vers elle, elle l’interrogeait sur ce qu’il avait
pensé et devait comprendre. Charles et ses « affaires » posait un
dilemme, quelle que fut la fortune des Mahrande, il y avait cette fois un choix
à poser, les portefeuilles, des titres parfois depuis un siècle dans la famille
qui y avait parfois gagné quelque place d’administrateur, ou bien le château.
Elle était encline à sacrifier le château, en tout cas à en négocier les
inscriptions hypothécaires avec suffisamment de vivacité – celle qu’il lui
restait pour un temps que personne ne sait déterminer ni pour soi ni pour les
autres. Eétait-ce de cela qu’elle voulait entretenir Patrice, son neveu, son
petit-neveu, elle se perdait un peu là-dedans, les cousinages, les
convolements, les naissances anticipées, adultérines, adoptives, tout cela
était complexe mais jamais racontées, elle pensait justement que Patrice avait
dû en hériter de Christian, pas une mémoire écrite ni factuelle, mais la
souvenance vive d’intuitions qui font soudain figure ou bloc. Que voyait-il du
nouvel entrant dans la famille ?
Il voulut ne pas
répondre, il n’avait d’éléments que de très seconde main, les confidences d’un
moment du dîner que lui avait faites Violaine avant de lui donner sa nouvelle
adresse, car elle lui avait dit souhaité qu’ils se revoient un peu plus que
depuis leur séparation, la connaissance un peu plus approfondie dont Louis
d’Ors lui avait cependant avec grande discrétion donné quelques éléments, mais
il y avait surtout la horde d’or, qui bouleversait tout. Le jeune homme
surprenait, pouvait surprendre qu’on avait pris pour une eau tranquille, et
d’une eau qui fait violence peut-il surgir quelque animal ou cela ferait-il
monter de la tourbe ? A vrai dire, Patrice n’osait se prononcer et la
vieille dame fut plaisantée sur son manque de présence d’esprit, elle eût dû
lire la main de son petit-gendre. La surprise, l’histoire cachée ? n’y en
avait-il pas trop ? Adolphine fit signe à son visiteur de chausser ses
lunettes, de s’approcher d’une lampe qu’il alluma, c’était le portrait du Maréchal
qu’il fallait regarder, la photographie était datée à la plume de Juin 1939,
Franco ayant déclarée la guerre civile finie – ce qui rétrospectivement aurait
eu la même vérité fidéiste que la fin censément des opérations lourdes en Irak,
l’an de grâce de l’ère chrétienne 2003 – l’Ambassadeur de France avait eu
quelque loisir et visita donc le Portugal, sagement neutre et donc un peu mieux
fortuné que la moyenne européenne qui était alors devenue plutôt haletante.
Datée surtout de Buçaco et dédicacée pour Adolphine. Le futur Chef de l’Etat
français avait un visage reposé, lisse, une expression civile portant même à
faire croire qu’on était en présence d’un sosie. La vieille dame fit ouvrir à
Patrice un tiroir, mais avant qu’elle ne tira de l’enveloppe trois autres
photographies mais de petit format, elle commenta, oui, c’était elle la fille
prétendue du Maréchal Pétain séjournant à l’hôtel royal, elle avait rencontré
l’Ambassadeur à une réception, à peine sortie de l’adolescence, que celui-ci
donnait à la villa Zinza, les cigarettes et le champagne étaient étiquetés à
son nom, on était loin de l’image d’Epinal et des coloriages qui quelques
années ensuite aller placer un vieil homme au rang des héros de planches
destinées sous l’Empire ou pendant les campagnes de Cerimée et d’Italie avec
pour seules teintes le rouge et le bleu. Sur une photographie, celle d’un
pique-nique, quatre hommes et dans le fond allongé sur la banquette de la
voiture qu’on avait sorti, Philippe en manteau fixant l’opérateur, sous-bois.
Une autre enfin, passant la frontière après Hendaye de ce pas de chasseur qu’il
avait encore. Mais de Gaulle ? Adolphine ne se fit pas prier, elle avait
accepté de Jacques Isorni d’aller présenter en compagnie de trois autres
épouses d’académicien, à l’automne de 1968 – quand soufflait un vent d’amnistie
– une supplique au Président de la République. Elle avait dû plaire car elle
avait reçu cette pose de Charles de Gaulle en conférence de presse, dédicacée
et signée, « ce que je n’ai pas dit mais entendu, à madame de » etc… car elle avait mi-réussi, mi-échoué. Le
11 Novembre suivant, un véritable harroi était venu, cornaqué par le préfet,
encadré d’un bataillon et fait de représentants des plus hautes autoritésmais
d’aucune personnalité de grand rang dans l’Etat qui soit en personne, déposer
une couronne de fleurs sur la tombe à l’île d’Yeu, sans plus. Elle recomposa et
ferma l’enveloppe, la tendit à Patrice et en vint à l’essentiel. Certes,
l’histoire, son mari, les grands hommes, le château mais Mirabelle… sa
petite-fille lui importait plus encore que sa propre fille. Adolphine de
Mahrande, comme si elle eût dû mourir dans la minute, confiait à Patrice le
plus grand soin et son secret. Si elle allait tout faire pour sauver Charles,
l’insensé au charme insolite, ce ne serait évidemment pas pour celui-ci, mais
pour le père de la petite, de la douce, de la si juste Mirabelle, qui –
précisément – n’était pas sa petite-fille ni la fille d’Augustine. Et l’aïeule
contempla tranquillement, avec soulagement, Patrice pour voir comment il avait
déjà compris.
Les oiseaux commencèrent leur tapage, il était grand temps de prendre
un peu de sommeil, Patrice s’avança sur le balcon, au lieu des audiences et
laissa la comtesse à elle-même. Tous deux avaient de longue date appris la
solitude et le silence, les vivant comme un vrai enveloppement par la vie,
sinon un sûr chemin vers la communion des saints. Surtout les laïcs, hors
calendrier, les gens qu’on aime et à qui on ne saura jamais le dire, ici-bas.
Le-chien suivit Patrice et s’étira à ses pieds. Respectueusement attentif, le
regard bien d’aplomb. Patrice admira que la bête ne se plaignit qu’on ait toute
la nuit oublier l’essentiel, une gamelle d’eau pour elle, et ne la demanda
toujours pas
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire