lundi 19 mai 2014

un mariage - récit (2)



 

Lettre de la Comtesse de Mahrande à son gendre





Vos dernières visites ne m’ont pas fait de bien, mais je consens à ce que vous soyez présent au mariage de ma petite-fille. Votre femme l’aurait souhaité et ce que vous m’avez annoncé, si je puis ainsi parler de l’énoncé d’une nouvelle qui vous doit tout, hélas ! ne change pas ma réslution et ne changera rien à ce qui a été convenu pour que tout se déroule suivant nos habitudes ancestrales.

Mais qui êtes vous donc ? pour récidiver de la sorte ? Je ne connaîtrai pas ce que votre femme a eu la faiblesse de me raconter, ou ce que vous avez été acculé à me dire lors de votre dernière venue ici, que je croirais lire un roman de la plus mauvaise série, macabre, sinon un récit d’escroqueries en tous genres se terminant par quelque fin pitoyable que s’administre le misérable. Vous m’avez dit que venant ici par le train, ayant vendu votre voiture pour payer votre dernier voyage là-bas, vous aviez ouvert la portière du wagon et regardé longtemps, hébété, le ballast courir et mourir sous vos pieds. Le T.G.V. ne vous aurait pas donné le loisir de cet exercice, et que n’avez-vous donc sauté ? Y penser n’est pas le faire. Votre beau-père qui vous aimait, ayant tout deviné cependant de votre personnalité, mais convaincu d’une certaine richesse de cœur et même peut-être d’une tendance à la mystique qui rachèterait tout et vous permettrait une vraie réhabilitation – je devrais écrire un sevrage de vos imbécilités et la réccoutumance à une vie digne et normale – jugeait que passé un certain stade de mélancolie, le passage à l’acte dépasse la volonté du sujet, et peut se produire, quels que soient les empêchements qu’y mettrait un tiers, à n’importe quel moment, n’importe où et par n’importe quel moyen. Manifestement, vous n’en êtes pas là, pour votre malheur et pour le nôtre.

Quelle était froide, mais apaisée, votre femme quand elle m’a fait part de sa résolution. Une résolution à l’essai. Elle partirait dans un de ces pays déshérités où la misère pullule, au moral et au physique. Sans doute, rien que dans notre village, vous trouveriez,  et avait-elle naturellement trouvé des gens à aider, à qui elle était devenue indispensable, mais là n’était pas son propos, elle voulait vous quitter, elle voulait quitter un passé trop présent, elle jugeait que, de sa part, c’était probité et équité, affaire de dignité. D’une certaine manière, elle se sentait votre complice, s’était sentie votre complice dès vos premiers jours de vie commune, et ne voulait plus de ce rôle, elle vous laissait le choix de dire à votre fille sa vérité ; l’avez-vous fait ? avez-vous jamais eu le courage de votre femme, celui d’affronter le regard d’autrui quand la vérité lui est assénée. C’est au prix de cette remise au jugement d’un tiers, dont j’espère que vous avez l’estime, et que vous en appréciez l’extrême innocence, qu’on trouve un semblant de paix. Avez-vous jamais été en paix ? Une paix qui dépasse toute connaissance livresque ou intuitive, qui n’a pas de précédent dans une vie et qui vient de cet abandon. Qui connaît Dieu ? et ce n’est pas à Lui qu’on fait remise, Il en sait trop sur nous, et n’a que faire d’aveux théoriques tant qu’ils ne nous coûtent pas une réelle contrition et le vœu de changer de conduite. Mais votre conduite en est-elle une ? Avez-vous, le moins du monde, barre sur vous-même ? N’êtes-vous prisonnier de ce charme que vous exercez sur tous, le charme d’un homme toujours jeune de sentiments, toujours spontané quoique délicat dans ses expressions. Augustine vous présenta ainsi, une rencontre de bal dans la société bien née ; quoi de plus naturel, quoi de plus acceptable. Vous avez alors fréquenté le château, je vous regardais vivre sans que vous formiez un couple, je ne l’aurais d’ailleurs pas permis sous mon toit tant que vos résolutions n’auraient pas été publiées. Vous étiez déférent et orphelin tôt de votre père, lui aussi médecin, vous aviez matière à dialogue avec mon époux. Celui-ci apprécia votre causticité dès lors que le dialogue était d’homme à homme, il fut ébloui de ce lien qui n’est – à ma connaissance – qu’à vous et que vous établissiez pour sa plus grande admiration, après qu’il ait été un temps perplexe, entre la mystique et les mathématiques, le calcul actuariel surtout. Vous connaissiez par cœur les Pensées de Pascal, saviez raconter et expliquer la relation de celui-ci avec sa sœur, ce qui vous permettait d’introduire la vôtre non seulement dans la conversation mais au château ; que n’avez-vous suivi ses avis. Il n’y avait rien en vous qui éveilla la méfiance, mais elle vous avait suivi à la trace, dans vos manquements, vos turpitudes, jusqu’au fond de votre faiblesse comme Elvire espère le rachat de Don Juan et se croit seule capable de l’obtenir, mais c’était votre sœur, et jusqu’au gouffre, elle vous gardait sa confiance, parce qu’elle avait en elle chevillées plus fortes que la foi, l’espérance et l’intuition d’une bonne fin. Il eût été déplacé que je l’interroge et elle ne s’ouvrit pas à moi ; je suppose cependant que mon mari, à qui elle plaisait et souriait comme si elle avait été sa seconde fille, accueillait ses confidences ; à l’époque, ce n’étaient que des craintes.

Laissez-moi vous rappeler ce que vous devez déjà à ma fille, avant que vous soyez et de beaucoup mon débiteur. Je vous signale d’ailleurs au passage que je ne suis pas du tout sûre de vous suffire. A moi seule, en tout cas.

Ce fut une longue soirée, et à tout prendre avec le recul de toutes ces années, une belle et heureuse soirée. Augustine a toujours été réservée, plus que votre fille, plus que moi, et je fus étonnée qu’elle s’approcha ainsi à notre sortie de table, s’assurant que vous étiez à fermer votre valise pour ne pas conduire trop dans la nuit, d’autant que vous feriez la route, longue, il n’y avait pas encore l’autostrade, seul. Je suppose que vous aviez délibéré ensemble et que vous eûtes la primeur de sa résolution. Vous attendiez-vous à celle-ci ? En partie, je crois, car ma fille a toujours été, en revanche, généreuse et n’a jamais caché son avidité de servir quelque cause, peut-être cachée pour les profanes, mais grande aux yeux des hommes vrais et de Dieu, une cause qui empoigne et requiert à plein temps. Il faut dire que nos pays d’Europe les camouflent et n’en facilitent pas la recherche, la mode est à l’impuissance après avoir été à des compassions bon marché, à de l’humanitaire fonctionnarisé ou en voyages d’été, bien différent de la dévotion totale à quelque chose qui dépasse et qui impose de renoncer à tout retour en arrière, et en tout cas, à tout retour en soi et chez soi. Augustine faisait ce choix et s’en sentait soulagée. D’une certaine manière, et c’est par là qu’elle commença pour mieux me préparer à la suite qu’elle devait me dire, elle rejoignait et comblait ses envies d’enfance. Un grand livre pour les moins de dix ans lui avait présenté la matière à des rêveries dont elle ne sortait que peu, et que peut-être elle exprimait en soignant les cactus de son grand-père et en se passionnant pour les biches que l’on aperçoit facilement au fin fond de nos prés. C’était un album de grandes photos en noir et blanc, légendées seulement par des proverbes de là-bas et qui se terminait par l’évocation de quelques grands conquérants du désert et de l’absolu, du spirituel et de ce compagnonnage sans paroles qu’eurent au Sahara avec Dieu et avec quelques nomades, au visage couvert et sourient, Foucauld, Psichari, Diego Brosset et tant d’autres, mais pas Saint-Exupéry. D’abord aller droit au firmament. Elle m’avait souvent, très petite fille encore, raconté cette sorte de vertige à tomber vers le haut quand couchée dans le pré, de l’autre côté des douves, Sacha collé contre elle, et ne manifestant aucune impatience – Sacha, notre chien à l’époque, et qui disparut pour ne pas revenir d’une fugue, nous l’avons tous longtemps pleuré – elle regardait les étoiles, les nuits sans nuage et sans lune. Elle me disait que couchée à la dure, avec le froid et la rosée de la nuit, elle était d’abord en situation très concrètement terrestre, les fesses et le dos endolori, mais à fixer la voûte céleste, il lui semblait y entrer lentement, de plus en plus vite à mesure que la profondeur s’entrouvrait et ainsi elle pénétrait le cosmos, et avait la sensation d’y être appelée, engloutie, mais toujours l’expérience s’arrêtait avant le complet vertige, c’est au moment de tomber vers le haut – son expression – qu’elle reprenait corps avec la terre. Le désert serait d’abord cela pour elle, du ciel en liberté et chaque nuit. On n’était plus au temps des explorateurs, mais encore à celui des avions à hélice, le pays, quoique proche de l’Europe, au sud juste du Maroc, n’était à vol d’oiseau pas loin, elle pensait cependant n’en pas revenir, et c’est cela qui la déchirait et la fit une première fois pleurer. Nous étions à l’endroit, où, depuis, votre fille a remplacé la mienne et où il fait si bon de parler. Au-dessus de nous, le balcon de la grande chambre et l’on s’adosse à l’arrondi accueillant du muret, la balustrade semble le plat bord d’un bateau léger qui serait à l’ancre sur la douve ; la lune va rarement jusques là, en sorte que c’est toujours l’endroit le plus sombre même par les nuits les plus lumineuses, ce qui permet de mieux voir le ciel, les étoiles et d’être asez habitué à l’obscurité pour ne rien perdre du mouvement des animaux aux lisières de nos bois.

C’était donc il y a huit ans, ma petite-fille en avait douze, c’était votre fille mais pas celle de ma fille, voilà qui fut dit avec brusquerie. Elle avait accepté la naissance et, même si pour une femme, en principe, la question ne se pose pas, elle avait reconnu sienne l’enfant d’une autre. Elle me raconta comme cela vous était arrivé à tous deux et ici-même, la nuit de votre mariage… Il faut le faire, si vous me passez l’expression qui n’est pas de ma génération.

Mon mari avait cru honorer la mémoire de votre père en invitant en sus de ses propres confrères, le plus souvent de statut militaire comme lui, les compagnons de celui-ci. Vous en aviez été touché aux larmes, ainsi n’étiez-vous pas seul à votre mariage. Votre mère qui déjà n’allait pas bien, ne se rendait que peu compte des choses. Ma fille ne manquait pas entre chaque plat, après chaque toast, d’aller à sa belle-mère la rasséréner, l’assurer que personne ne pouvait deviner le début de sa maladie, et lui expliquait ce qu’il venait d’être dit ou chanter : on ne se démenait pas comme aujourd’hui pour organiser un spectacle mi-vaudeville, mi-chansonnier pour caricaturer les deux élus mutuels, mais il y a avait de l’animation. Comme toujours en pareille circonstance, puis-je dire, le vin avait coulé à flot et vous reconnaissez que chez nous, il est toujours bon. On dansa. Augustine avait une amie inséparable, belle comme elle, qui d’ailleurs avait failli être le témoin de l’histoire avec le sculpteur allemand, et qui l’était du mariage à l’église. Amélie, à peu près sa jumelle, donc… mais cela n’excuse rien si cela explique beaucoup. Vos chambres n’étaient pas mitoyennes. La sympathie était de commande, vous découvriez les amies de votre femme, beaucoup de relations, car, quoique d’un fond taciturne, elle se liait aisément et conquérait tout le monde par sa manière d’écouter aigüe et tranquille, attentive et indulgente à l’ennui. Vous valsez très bien, Augustine et Amélie se succèdèrent dans vos bras, on fit cercle puis on s’écarta et bientôt, et longtemps vous fûtes seul en scène avec deux cavalières attitrées qui ne vous quittaient chacune successivement qu’épuisée, vous étiez inlassable, vous étiez beau et superbe, et vous me fîtes l’honneur et le plaisir de me demander la dernière danse, j’y allais d’un bon pas, je m’énivrais à mon tour de la musique, des pas et surtout de vous, votre odeur d’homme délicat, votre profil, votre nez parfait, la position académique de vos mains et de vos bras, vous tourniez admirablement, c’était le Rodolphe de Flaubert, et vous me faisiez tourner plus vite que n’y parviennent les derviches, on ne vous quittait qu’à extrême regret, étourdi, convaincu de sortir d’un exceptionnel moment qui n’était pas que physique, qui était très peu phsyique, car c’était une sorte de réconciliation avec soi, avec ce qu’il faut oser, avec ce que seule la danse apporte, une légèreté cosmique, et en cela, vous veniez de me donner ce vertige que m’avait décrit Augustine tombant dans les étoiles. Vous teniez le coup, la musique ne cessa que progressivement restant quelque temps mêlés au brouhaha des chaises qu’on tirait et des adieux qu’on faisait. Naturellement vous alliez rester dormir au château, et Amélie aussi, mais dans une autre aile. Sacha n’était plus de ce monde, il n’y avait personne qui veilla dans les couloirs, d’ailleurs la nuit blanchissait déjà quand, inexplicablement, avez-vous dit à Augustine, vous eûtes envie de prendre l’air, je n’entre pas dans le détail, que je ne connais d’ailleurs pas et n’ai pas à connaître, de votre nuit de noces avec ma fille. Et à l’arrière du château, vous futes rejoint par Amélie. Une tombeuse, une traîtresse face à un homme faible et moins amoureux de sa femme que le monde entier avait pu le voir et croire toute la soirée ? Je ne sais pas, je ne le crois pas.

Elle vous a séduit, elle vous avait séduit. En fait, Augustine poursuivant son récit ce soir où elle me faisait part de sa résolution, est convaincue qu’Amélie fut votre premier choix, et que celle-ci et vous le dissimulèrent, qu’en somme ma fille vous obtint malgré vous et malgré sa meilleure amie. Est-ce cette nuit-là, et ici, que fut conçue, sans préavis, mais peut-être avec préméditation, ma petite-fille de la main gauche ? J’ai tendance à le penser. Vous vouliez faire vos adieux à Amélie, cela avait été impossible les jours précédant le mariage. Elle avait, je le reconnais, un magnifique visage, presque rectangulaire, extraordinairement symétrique, avec des yeux ni enfoncés ni protubérants, posés parfaitement, clairs et dont le regard ne gênait pas quoiqu’il fut toujours appuyé. Comme ma fille, elle était pudique, réservée et savait surtout rougir, ainsi son langage était-il celui des couleurs, pâle pour l’émotion, presque verdâtre dans la colère, elle en eut une quand sa robe fut maculée d’une sauce au passage d’un des maîtres d’hôtel, en sorte qu’elle ne put danser ensuite. Il fallait donc des adieux, vous les eûtes, sans doute à sa demande, brièvement, je ne sais pas. Augustine apprit par Amélie que sa meilleure amie était enceinte de son jeune mari. Nos traditions ne vont pas vers l’avortement, elle ne m’en parla pas, elle décida le silence, vous le proposa et vous l’acceptâtes. L’enfant serait le vôtre, Amélie disparaîtrait et ne reviendrait jamais, alors qu’elle eût certainement été la tante, la marraine, la seconde mère de chacun de vos enfants. Vous ne donnâtes pas suite en sorte que Mirabelle allait être enfant unique comme Augustine, mais pour d’autres raisons, bien plus simples, ma santé à l’époque, l’a été pour moi et mon mari. Il est possible, ce qui serait pire, qu’Amélie ait été régulièrement votre maîtresse avant que vous épousiez ma fille, et que Mirabelle soit le fruit d’œuvres antérieures à votre nuit de noces, vous vous seriez ainsi marié en connaissance d’avoir mise enceinte une autre femme, déjà, que celle dont –  aux yeux du monde et de ses parents, de sa meilleure amie, ainsi, un comble – vous preniez la main.

Augustine ne s’étendit pas sur ces interrogations, puisque le fait emportait tout. Mirabelle, ma petite-fille, n’était pas d’elle bien qu’elle la chérît de toute son âme, qu’elle l’ait élevée et aimée plus que sa propre chair, elle m’expliqua ce qui s’était emparé d’elle ensuite. Elle avait longtemps cru qu’elle se donnerait à elle-même le change, Mirabelle y était pour beaucoup. Le mimétisme avec sa mère qu’elle ne savait pas, qu’elle ne sait toujours pas n’être que d’adoption était tel qu’elles étaient vraiment le portrait l’une de l’autre, c’est encore plus frappant ces jours-ci, je revois en ma petite-fille sa mère, et je ne me suis jamais douté de la vérité jusqu’à cette nuit où Augustine avait résolu de me la dire, pas tant pour le fait, que pour fonder à mes yeux sa résolution de partir, d’émigrer, d’être utile et surtout d’être vraie, ailleurs. Ce qui supposait d’être ailleurs et de n’être plus regardée par moi et par Mirabelle pour ce qu’elle n’était pas. Je tâchais, sur le champ, de la convaincre du contraire et je vous défendis même. C’était une faute, mais garder l’enfant avait été courageux de votre part à tous les trois. Mirabelle était ma seule petite-fille, serait ma seule petite-fille, je n’avais aucune hésitation, le passé était d’autant plus aisé à oublier qu’Amélie avait décédé peu après la naissance, suicide ou cancer ayant longuement couvé ce qui l’avait conduit à ce geste de désespoir, attendre sans légitimité un enfant dont le souvenir, et peut-être un jour la piété et l’affection, la suivrait et la soutiendrait dans l’au-delà ? Je n’avais rien soupçonné, votre chagrin avait été dissimulé quoique plus intensément vécu, m’avait-il semblé, que d’ordinaire pour une amie qui n’était pas la vôtre, censément, mais celle de votre femme. Elle avait commis le sacrifice de ne pas chercher à revoir Mirabelle, dès l’accouchement et les premiers jours passés. Comme ma fille avait sa situation à Paris, qu’elle voyageait beaucoup pour des expertises dont elle s’était fait une spécialité, la Renaissance italienne et l’inspiration de celle-ci dans la sculpture contemporaine allemande – la fameuse statue, baptisée par son auteur, la sérénité, ce qui va bien à ma fille et donc à son portrait au naturel… - je ne comptais pas les jours ni les mois où elle aurait dû avoir un ventre à montrer, à ne pas cacher. Je supposais au contraire qu’elle avait voulu vivre ce moment sans moi, et ne m’amener que le bébé tout fait ; je pris même ce silence sans annonce, cette absence tout le temps d’une gestation pour une pratique très personnelle de votre amour à tous deux, vous viviez donc la chose secrètement et ensemble, mais ce n’est pas exactement celle que je supposais rétrospectivement. Vous dûtes infliger à ma fille, ou celle-ci prit-elle la totalité des événéments en main et les organisa en sorte que vous avez vécu le ménage à trois toute la durée où Mirabelle se fit attendre puis arriva au jour. Au mois d’Août, la nuit des laurentides comme ce le sera dimanche, son vingtième anniversaire.

Vous voilà père sans que votre femme soit mère. Parlons de ce que nous savons et avons vécu ensemble, qui parut étrange ces dernières années à beaucoup, mais la mort de mon mari pouvait expliquer que je reçoive la tutelle de ma petite-fille et qu’on me confiât son éducation pour me divertir d’une mort dont je ne me remettais pas vraiment. Vous aviez à voyager, je sais maintenant pourquoi, et vous aviez eu l’intelligence d’une mise à l’abri, de votre fille, vis-à-vis de vous-même. Le rite du déjeuner ensemble tous les deux mois, parfois tous les mois, le voyage à chacun de ses anniversaires, vous passez cette fois-ci la main à votre gendre, tout fut réglé au départ de ma fille vers le désert. Mais ce que je ne savais pas et qui vous honore, c’est que chaque année vous allez là-bas lui apporter des ressources financières. Vous lui disiez sans doute que c’était le produit de collecte parmi les gens d’affaires qui sont votre monde et que la déduction fiscale ainsi obtenue dédommageait tout à fait ces personnalités charitables. Ainsi, en Mauritanie, dans la banlieue est de la capitale, le long de la route de l’Espoir, avez-vous bâti pour votre femme bien plus qu’un ermitage et un dispensaire. Elle est à la tête, elle l’artiste née, d’un véritable hôpital surtout consacré à la maternité et à la protection infantile. Vous avez organisé pour elle la rotation de médecins européens, c’est un véritable centre qui fait modèle pour des financements mixtes de la France, de l’Europe et d’autres d’origine privée. Vous m’avez décrit où et comment vit ma fille, et c’est ainsi que vous m’avez fait retomber sous votre charme, alors même que vous veniez m’avouer une nouvelle et effroyable tare de votre personnalité.

Nous avons donc convenu que la lettre dont vous êtes porteur sera lue à l’assistance, dès l’entrée à l’église. Je veux que ma fille ne soit pas regardée comme une sainte, mais comme une amoureuse de sa fille, de vous, de la vie, et qu’il soit bien dit que là-bas elle est en constante communion avec vous, même si la chose paraît bizarre. A la réflexion, elle ne l’est pas et je reviens à cette soirée où elle consacra bien plus de temps à me convaincre qu’elle ne faisait que suivre une vocation depuis lontemps découverte et arrêtée. Qu’en somme, la raison qu’elle me donnait n’était pas la plus profonde ni la vraie. Certes, être ce qu’elle était devenue par votre faute, une femme sans enfant mais toute ouverte à l’enfance et à la maternité, la maternité des autres. Elle me confiait votre fille, m’assurait que c’était votre souhait – et d’ailleurs, je crois que ce l’est – et vous confiait tous deux, sa fille adoptive et son enfant demeuré de mari, à la vieille dame que je suis devenue. J’étais sur le papier seule pour vous deux, à assumer ce que je ne savais qu’en partie ; elle partait en fait pour pouvoir mieux et plus résolument mettre à l’abri sa fille d’adoption ici, et la séparer d’éducation et de fortune de son père. Mirabelle est riche, très riche, pas seulement de ce château, mais de tout notre avoir familial qui s’est concentré sur sa seule tête ; ma fille craignait, sans me dire pourquoi, que restée avec vous, elle eût à en pâtir de votre fait. C’est maintenant le cas, et je comprends combien elle fût avisée, tout en présentant l’ensemble de ses résolutions en forme d’un vœu d’enfance, dans lequel la piété entre pour une grande part mais ne rend pas compte de tout.

Ainsi vit-elle à Toujounine, ce qui ne figure pas sur les cartes, du moins sur celles que je possède, ce n’est pas le désert tel que je me l’imagine si j’en crois les photographies que vous m’en rapportez et surtout l’album de ses aquarelles qu’elle vous a confié pour moi. Ce sont des bâtiments sans fondation ni véritable toit, en banco gris et brun, au milieu de grands enclos entouré de murets pour protéger les palmiers et les lauriers de ces curieux caprins sans corne et de ces chèvres qui circulent et divaguent, mangent du carton et donnent du lait et des petits. Sa chambre est modeste, la climatisation est limitée à un ventilateur, elle a installé à côté un oratoire où le tabernacle est un de ces coffres à motifs de cuivre encastré dans les bois médiocres de là-bas. Au mur, les demoiselles d’Avignon et à côté de cette grande reproduction de Picasso, la vierge au vitrail du plateau d’Assy dont Rouault lui offrit la première esquisse, quand elle était enfant. Elle a installé donc hors de l’enceinte de l’hôpital, à la fois son monde personnel et une capacité supplémentaire d’accueil. Les gens en difficulté, le moine qui va célébrer le mariage de ma petite fille, par exemple. Le mot de Claudel, Seigneur à ceux qui vous refusent la foi, si vous leur demandiez la vie. Elle a su accueillir ce jeune prêtre en mal d’une dialectique toute humaine pour une existence certes donnée à Dieu, sur le papier signé à l’autel, le jour de sa profession au monastère de K. mais dont la foi progressivement s’est retiré, le laissant sans repères. Il est venu sur recommandation de son abbé qui avait rencontré Augustine par un ami commun des Beaux-Arts, il paya son écot pendant deux ans en faisant office d’aumônier particulier.

La lettre que vous a confiée pour moi ma fille, en accompagnement de l’album, dit sa vie qu’elle qualifie de rêve, mi-moniale et ermite, mi-gestionnaire d’une grande institution caritative. Son délassement personnel est d’encourager des productions artisanales et d’avoir organisé dans la capitale une vitrine de cet artisanat dont raffolent les touristes et le personnel des Ambassades. Comme elle a repris notre nom, elle a ses entrées partout mais n’en profite que pour financer la maternité ou placer l’un de ses nombreux pupilles. Merci de me donner ces détails de vie, de m’avoir fait ainsi m’asseoir aux côtés de ma fille sur ce muret blanc, où vous me dites qu’elle lit chaque jour les heures monastiques. Vous me donnez aussi l’envie de commencer – à mon âge… - une initiation à l’informatique puisqu’à ce que vous m’expliquez, je pourrai communiquer avec elle « en ligne » par internet et qu’elle pourra ainsi me transmettre des images de sa vie. Pour ce que vous me demandez, et sur quoi je veux encore réfléchir ces jours-ci, je ne sais si le château suffira et vous devez être bien conscient que ce que je vous donnerai, je l’enlève aux œuvres de charité de ma sainte fille. Dire que je vous en veux est faible, et je ne me résoudrai que difficilement aux décisions. C’est bien parce que ma fille m’impose de vous sauver et qu’elle tient absolument à ce que ma petite-fille ne sache rien qui ternisse l’image qu’elle garde de vous. Par quelle monstrueuse habileté avez-vous pu ne jamais vous couper et comment Mirabelle ne recevant que si peu, et presque anonymement, des nouvelles ou quelques lignes d’une mère qu’elle croit sienne de sang et de chair, n’a-t-elle jamais eu un doute ni sur son adoption ni sur les raisons pour lesquelles celle-ci s’est ainsi éloignée, si loin socialement et psychologiquement.

Vous aviez encore à me dire, et d’abord que ce que vous avez perpétré, risqué et joué si souvent – tout de vous, et par extension presque tout de nous, les Mahrande – vous ne l’avez fait, ce qui serait puéril de la part d’un autre que vous, que par amour de ma fille. C’est sans doute la raison la plus forte pour que j’honore ce que vous avez risqué et perdu. Qu’il ne soit à personne possible de penser que ma fille unique, fille du professeur de M., médecin interniste longtemps nobélisable, ait pu être complice d’un escroc et que son œuvre en Mauritanie puisse passer pour une officine de blanchiement d’un argent venu on ne sait comment dans ses mains. Vous n’avez pas eu – en cela – à me convaincre. Mais il y a votre résolution d’à présent, faute de suicide, et qui vous rapproche, dites-vous, encore davantage de ma fille, dont vous ne vous consolez pas. C’est bien le moins, et j’eusse préféré votre disparition  parce quelque re-mariage, mais nous avons vous et moi ce point commun de vouloir protéger Mirabelle et qu’elle soit donc la fille d’un père admirable, ayant su accepter la consécration de sa femme à des charités et à de l’humanitaire nécessaires, et auxquels elle sait se donner avec efficacité, renom et surtout un réel don d’organisation.

A votre tour, vous exiler ? à votre tour, entrer – et pour vous ce serait formel, si l’on vous accepte – en religion. Vous vous rendriez utile en écrivant, vous avez en vue, tout failli que vous êtes pour le monde entier et la belle société si je ne vous secourais pas, une œuvre complexe et originale, vous voulez écrire pour Dieu et pour l’édification générale, les mathématiques et l’intuition de l’absolu, de la figure humaine de l’absolu et du cosmos, et quitte à disparaître, écrire et prier dans l’anonymat, connu seulement de ma petite-fille, de votre femme et de moi. Je vous ai alors trouvé presque beau, et j’aurais, si elle avait été présente, exhorté ma fille à vous pardonner. Car ce qu’elle ne peut, encore aujourd’hui, tolérer de vous, ce n’est pas tant que vous l’ayez putativement privé de la maternité, mais que vous ayez risqué la vie à venir de notre Mirabelle en la faisant venir au monde, à la convoquant à l’insu de tous et pour éclore dans des conditions dont il a été miraculeux, mais au prix de son propre sacrifice, à elle ma fille, qu’elle ne pâtisse pas. Encore faudra-t-il jouer une énième fois la comédie samedi prochain, vous vous en rendez compte, je l’espère. Mais à vous écoûter m’exposer, comme excuse – ce que je n’accepte d’ailleurs –, vous aussi cherchez des prétextes à votre retrait de la vie courante, à la manière d’Augustine, les mathématiques selon vous et selon Pascal, à évoquer ces moments où tout soudain ne tombe juste que par une ordonnance souveraine du monde et du cosmos, des créations et supputations humaines et des données foisonnantes d’un avenir matériel et stellaire, j’ai ressenti à mon tour ce vertige de la contemplation. Vous m’avez fait danser une nouvelle fois cette dernière valse du mariage de ma fille. Oui, ces nuits pascaliennes où l’affectivité, la curiosité, une certaine fébrilité à additionner, soustraire, résoudre, et vous faites tout à la main, n’ayant jamais touché un ordinateur autrement que pour transmettre quelque message – c’est vous me l’avez dit, à mon étonnement, car je vous croyais très accroché à ces manières modernes d’écrire, d’illustrer, de compter et d’expédier – ces nuits-là vous les vivez et savez en rendre compte. Je vous ai ainsi vu, vous écoutant, le menton dans une main, votre fine plume à l’autre, peu éclairé et continuant inlassablement les martingales, et ce que vous vivez ailleurs, en Amérique latine ou sur le rocher de Monaco, vous ayant convaincu je l’espère que vous ne gagnerez jamais que ce que vous avez risqué, vous tombez dans la prière comme d’autres chutent dans une fatigue de nouvelle aurore. Mon mari était parfois ainsi, quand ayant lu la thèse d’un étudiant il allait au fin fond de ses rangées de livres et retrouvait chez un philosophe de l’Antiquité, l’aphorisme dont la vérification ne se faisait donc qu’à l’époque contemporaine, alors il jubilait tant mais avait si peu pour exprimer sa joie, qu’il lui arrivait de tomber à genoux, de poser une main à l’angle de sa table de travail et de remercier en balbutiant la divinité qui donne aux hommes l’intelligence pourvu que d’une génération à l’autre, ils demeurent solidaires entre eux, ce que sait faire la science mais à quoi le commun des mortels s’acharne peu. Vous m’avez fait penser  à lui, et si Augustine avait une telle foi dans la capacité humaine d‘engendrer du beau, c’est cette foi qui l’a persuadée que la vie de Mirabelle ne serait belle qu’à la condition qu’elle-même, sa mère supposée refasse de sa propre existence un chef d’œuvre. La peinture est une belle analogie, elle enseigne le cadrage, la décision de poser un personnage, de se cantonner à un thème, et de laisser aller par le chemin des contrastes ou des dégradés, des decrescendos la main jusqu’à la fin d’un ouvrage dont on ne savait pas gros en le commençant. Elle a ainsi recréé sa vie, et tel que vous êtes en train de bifurquer, il me semble que vous allez en faire autant, mais à quel prix. Vous faites de moi votre complice !  Tenez-vous bien samedi et surtout ne revivez pas votre propre nuit ici, et ne quittez plus ma fille !

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