dimanche 18 mai 2014

un mariage - récit . 2003 (1)













U n        m a r i a g e




récit

















à de multiples mémoires

et à de jeunes mariés d’un samedi d’août














I





Lettres






Lettre de Mirabelle à sa grand-mère




Je ne veux pas tarder à te remercier de ton bon accueil. Tu me répètes que je suis chez moi à Ma-Ata, mais c’est avant-hier soir en te quittant, en n’ayant pas notre soirée habituelle que j’ai senti que je ne puis et ne pourrai jamais séparer l’idée de bonheur de ces lieux où tu vis, et où tu me dis que j’ai été conçue.

Suis-je cérébrale ? mais j’ai une idée du bonheur et je crois bien que je ne serai heureuse que s’il y a coincidence entre ce que j’ai entre-aperçu et ce qu’il me sera donné de vivre. Il y a une date où je l’ai su, j’étais avec toi, mais tu étais, comme souvent tu sais l’être, ou comme souvent tu l’es naturellement, légère, pas absente mais pas pesante par une présence qui m’eût empêché d’être seule, alors même que j’avais tout le repos et la sécurité de te ressentir près de moi. C’était physique et mental, je respirais ton odeur, la journée qui avait passé sur ta peau, les années de ton mariage dont tu me raconte des événements et des bribes chaque fois nouvelles, sans te répéter. J’ai la sensation à tes côtés que la vie est possible, qu’elle est heureuse, qu’il suffit d’y entrer, que tu y as longtemps séjourné et que depuis la mort de Bon-Papa, tu t’es retirée volontairement, par décence, pour partager d’avance sa mort et son séjour, nous ne savons où, en attente de notre éternité… de quoi t’est tu retiré ? ni du château, ni de nous que tu invites à faire la ronde le plus fréquemment possible autour de toi, autour de ces choses, de la bibliothèque, du bureau où Bon-Papa écrivait et lisait, une grande table que tu me donnes maintenant, elle a une légende, Mazarin l’aurait offerte à notre aïeul, et sachant tous les papiers et cartons dont son intendant avait besoin pour travailler, il l’aurait fait exécuter bien plus vaste, mais selon les mêmes volumes et proportions que ces « bureaux-Mazarin » dont on ne voit plus que des copies, sauf… très cher, me disait Maman en me faisant regarder les vitrines du quai des Grands-Augustins ou de la rue Bonaparte. C’est là que Rumbepré sut que son destin allait basculer. Tu as fait de Maman une érudite puisque tu lui as permis ce qui, me dit-on, ne se rencontrait guère à son époque d’aller étudier l’art non pas à Paris, mais en Italie. Elle s’était entêtée et vous avait démontré à Bon-Papa et à toi que les grands artistes, ceux de tous les temps, ceux de la Renaissance, avaient tous commencé par l’Italie, quand ils n’y étaient pas nés. Son bonheur à elle, elle ne sait le raconter, c’est toi qui l’a imaginé selon quelques cartes postales où il n’y avait jamais personne que des paysages ou de resproductions d’œuvres capitales, mais généralement peu connues. Bon-Papa cherchait dans les encyclopédies, il était plus proche que toi de sa fille. Lui avait-elle dit ce qu’elle vivait, ou plutôt comment ?

Sur le pont qui au-dessus du Tibre profond amène au Château Saint Ange, tout est étroit, comment la remarqua-t-il dans la foule monotone des touristes harrassés ? La chaleur était exceptionnelle, la lumière poussiérieuse et brumeuse, ma mère marchait droite et pressée, les mains et les bras nus, sans rien qui les encombra, la tête portée très souverainement comme elle en a coûtume quand elle pense, car elle pense en marchant encore aujourd’hui. Elle terminait ses études et allait tout simplement se recueillir place Saint-Pierre, regarder une dernière fois les stations du chemin de croix, placées là par Paul VI et d’une magnifique facture moderne, évocatrice d’un Christ souffrant, complexe, indicible et n’ayant de clairement déchiffrable que le don de lui-même qu’à chaque tableau il produisait, sur demande, semblait-il… mais la demande devait être immense et Dieu s’effondrait. Il y avait une ressemblance avec ce pape, entre Dieu et ce pape, à la voix trop haut perchée, au corps fin, à peine voûté par l’âge, au front superbe mais qui n’était qu’un anxieux avec une piété et des catégories intellectuelles très Quartier Latin des années 1950 quand Mounier régnait et que Congar, Lubac, Varillon à Lyon ou à Paris étaient encore jeunes et presque tous en révolte contre le pape Eugène. Pourtant Paul VI était le candidat de Pie XII à sa succession, choix judicieux car rarement pape à l’époque moderne incarna autant le doute contemporain et la recherche émue d’un visage divin qui apprît au monde que Dieu n’est ni une création humaine, ni une abstraction pas impossible à déduire de l’expérience quotidienne ou des grandes chronologies géologiques ou biologiques. Elle devait être déjà par l’imagination à commencer le chemin de croix, quand un homme de grande taille, encore jeune, l’aborda ; Maman pouvait passer pour Italienne, surtout étant adolescente, avec la mode du chemisier un peu gonflé, un peu trop entrouvert que le cinéma réaliste de l’époque avait popularisé en noir et blanc, la taille et les hanches serrées, ajustées, le mollet haut : c’était grâcieux à condition de l’être nativement soi-même. L’inconnu avait un accent allemand, il lui exposa avec pudeur mais certitude qu’il venait de la remarquer et qu’il était sculpteur, que son atelier n’était pas loin, que si elle voulait bien… la jeune fille ne crut pas à une drague, pas davantage à un coup de foudre, mais à l’art. Il fallait qu’elle fût elle-même étudiante pour reconnaître dans la demande son fond. L’atelier était partagé avec un pensionnaire de la Villa Médicis, qu’elle connaissait de nom, mais ce n’était pas cette sorte de caution qu’elle ne découvrit que sur place, qui la fit suivre l’inconnu. Elle n’aimait pas l’aventure en soi, c’est-à-dire qu’elle choisissait les aventures qui seraient un apport à la construction imaginée en toute certitude qu’elle voulait faire de sa vie. Tu m’as souvent dit ton étonnement que très petite fille Maman avait déjà le projet de sa vie. Ni toi ni moi ne sommes ainsi, nous croyons, et tu me le répètes assez, que le gratuit, l’inattendu, l’imprévisible, même si cela ne tourne aps bien, sont ce qu’il y a de plus gratifiant. Même isolé, malheureux, en plein échec, et Bon-Papa a connu de ses époques, même auprès de toi, on peut se sentir tellement unifié, lové que l’on est sur sa souffrance, que d’une certaine manière on est heureux. Souffrir tellement que rien ne pourrait être pire émancipe de toute l’angoisse de ce qui pourrait nous amoindrir, nous mûtiler. On y est et l’on ne peut tomber plus bas ou plus mal, plus rien ne vaut, parce que plus rien n’a pris sur ce dont nous souffrons, et de cette indépendance jaillit en nous la sensation, la vérité de notre souveraineté. Dieu est proche des gens libres.

Maman fut priée de se déshabiller et n’en fut pas troublée, elle s’y attendait. L’atelier n’était pas grand, il était moins lumineux qu’elle ne l’aurait imaginé, moins encombré, sous des linges des bustes, beaucoup de dessins à la sanguine, au fusain, qui étaient des copies prises au musée du Capitole, des bras, des mains, des mentons, des dos. Elle ne savait pas le nom de son compagnon, elle se défit tranquillement de sa jupe, et détacha le nœud de ses cheveux, elle fut arrêtée dans son geste et il la fit poser ainsi, presque nue, puis nue, les mains à la nuque, plus cambrée que nature, un pied reposant sur le barreau de la chaise sur laquelle étaient tombés les vêtements. C’était un silence à n’entendre que les respirations un peu courtes. Elle était certaine que l’homme ne la désirait pas, il ne désirait que la sculpture qu’il était en train de former, il travaillait vide avec une curieuse façon de lisser puis de quitter le volume qu’il avait fait aboutir, il se reculait peu, il ne lui parla pas. Ni de lui, ni ne la questionna sur elle, sur sa présence à Rome, sur ce qu’elle vivait. Elle se rhabilla, rendez-vous fut pris pour le lendemain, il ne lui montra pas le travail fait, elle savait d’ailleurs qu’il le continuerait après son départ. Il y avait au mur qu’on découvrait en quittant l’atelier des croquis manifestement récents d’une femme plus âgée qu’elle, mûre, aux traits plus pleins ; elle jugea qu’il y trouvait, pour l’instant, moins d’inspiration que par elle, ou trop en sorte qu’il ne parvenait pas à commencer, elle comprit que c’était de lui être inconnue et de lui avoir donné sur un pont italien, en pleine lumière midi, en excès de lumière et de sensations, de chaleur, une impression de rectitude et de liberté par sa manière de marcher, de se mouvoir, de n’aller que dans une seule direction, esprit et corps, au lieu de tant de gens qui sont en de multiples lieux de leur pensée, de leurs regrets, de leurs envies, de leurs échéances, commandés par les circonstances et par les autres, à ne plus avoir de silhouette ni de démarche qui soient librement les leurs. Elle alla à la place Saint-Pierre, comme l’après-midi avait beaucoup avancé, il y avait du monde, elle regretta la solitude que la canicule lui avait promise, les jours à Rome lui étaient comptés, elle acheta une carte postale, la sculpture de l’école de Michel-Ange, quoique vêtue pouvait évoquer la pose qu’elle avait trouvée impromptu, d’elle-même, dans laquelle elle avait pu, sans fatigue, demeurée dès lors qu’il lui avait été dit que ce serait la bonne, que cela allait convenir. Elle faisait du sculpteur un acteur abstrait, un peu ce que le comédien sur scène doit ressentir vis-à-vis de l’auteur, entièrement dépendant du texte mais libre en tout de l’écrivain ayant produit le texte, ainsi celui qui, à quelques mètres, à contre-jour travaillait la terre grise, n’était qu’un semblant de vivant, ce qui vivait c’était la scène, l’atelier, eux deux en couple indissoluble qu’unissait le travail, la pose, leurs respirations, leur désir de la beauté, une beauté qui se cherchait en copiant. Elle écrivait quelques lignes à son père, sans enveloppe, certaine que celui-ci saurait déchiffrer ce qu’il lui était arrivé en ce milieu de journée, la rencontre d’une grande liberté et qui était à son honneur à elle, de femme précise, jeune, qui allait quitter Rome et qu’on sélectionnait sans lui mettre la main là-dessus. A la troisième séance, elle sut que revenir serait inutile, et ne revint pas. Elle imagina l’artiste l’attendant puis fut certaine qu’il était soulagé par sa disparition, que le travail aboutirait bien plus nettement, qu’elle y aurait moins contribué en demeurant pour des rajouts, des détails et des modifications qui gâchent ou affaiblissent. Ce qui compte c’est l’œuvre aboutie. La vie du Christ, plus longue dans sa phase de ministère public, eût été moins claire, c’est la passion subie, c’étaient les dialogue avec la foule, avec les bourreaux, avec Dieu-même qui donnaient le sens et l’achevé, qui campaient définitivement les silhouettes et partageaient les protagonistes. On disait que Paul VI avait écrit ce chemin de croix, en ce sens qu’il en avait, station par station, évoqué ce que devaient être les poses et les personnages, et curieusement si, en esprit, l’on se mettait dans la peau du Saint-Père, on retrouvait dans le récit imagé de la passion par les plaques de bronze noir et brun de probables rencontres vécues ; les visages étaient anonymes, à peine esquissées mais les attitudes, les poses étaient contemporaines, on pouvait imaginer des discussions et des fléchissements. En un sens, le parcours était d’âme uniquement, ce qui se disait et se souffrait était en profondeur, personne ne l’avait jamais vu que quelques-uns, il y a quelques millénaires, deux déjà, en revanche le lynchage, l’engrenage, les parodies de procès, l’excès de zèle des soldats, la mise à côté de tous les gens que le Dieu souffrant, que le Prométée vrai, croisait sur sa dernière itinérance avaient un accent contagieux, la prière se faisait à vue.

Je n’imagine pas, mais je regarde, tout est donné dans cette statue, grandeur nature. Grandeur nature… comme tu as dû souffrir de cette présence puisque ta fille, tu ne l’as jamais vue nue, même à son adolescence, tu es si pudique, Mère-Grand, et même un sein de ta petite Mirabelle, tu n’en voudrais pas, tu tiens que la beauté se devine, et qu’exposée, elle fuit et se dérobe. Peut-être est là ton secret, tes rêves quand, précisément, tu es si légère et silencieuse qu’on ne te voit plus, qu’on ne t’entend plus, que tu ne donnes plus à voir qu’une âme entrée dans la mienne, et causant avec moi, tandis que grâce à toi, par le transport de ton sourire au moment où nous allions ensemble nous évader en imagination de nos corps, je vis l’instant, le crépuscule, l’avant-dînée. J’aime cet endroit un peu resserré, où l’on respire la montée des effluves depuis les douves, j’aime cette heure, comme tu l’aimes, où l’on entend plus qu’on ne voit les carpes à fleur de la surface parce qu’il fait chaud, de l’autre côté, vers la grande prairie, il y a la bordure des dahlias, puis près d’une statue qui a toujours été là, même dans les siècles d’avant nous, puisqu’elle figure sur la vieille gravure Louis XIII, il y a la collection de cactées de Bon-Papa. Depuis qu’il n’y est plus, c’est moi qui m’occupe des boutures et qui continue les achats, les remplacements, les acquisitions, la tenue du catalogue, les correspondances. Donc dans une galerie allemande, en Bavière, pas à Munich, mais le long du Tegernsee, tu as aperçu cette statue, on ne voyait d’ailleurs qu’elle, elle était tellement présente, insistante dans la vitrine, quoique très en retrait que vous êtes entrés, Bon-Papa et toi. Comme si c’était commandé, comme si d’avance la scène avait été écrite et qu’il ne restait plus qu’à la jouer, l’anonyme identifié. Vous êtes allé visiter le sculpteur, l’homme avait les cheveux blancs, la sculpture, il en avait été tiré trois exemplaires, était également présente. On arrivait, après avoir longé le lac sans beaucoup le voir, dans un village à châlets, la Bavière léchée et touristique mais que n’habitent que des gens du sud de l’Allemagne, intransposables. Un premier bâtiment neuf présentait les plâtres, les terres, peu de réalisations. Un cheval magnifique et gigantesque accueillait l’arrivant qui était poussé à avancer vers d’autres sculptures, des échassiers, des oies, puis à l’angle de la demeure, une femme-enfant, sans doute de l’époque nazie, au corps peu dégrossi, trapu, et au visage immature. Dans la salle principale, où vous avez été accueilli, il y avait une troisième réplique de femme, au profil aigu, au visage en longueur, pas très doux, mais très serein, ainsi apparaissait-il que l’artiste avait été habité par peu de modèles, trois sans doute, pas davantage. Votre fille avait également inspiré des bas-reliefs, trois également, la montrant uniquement de buste de trois quarts, de dos, de profil sur un fond mêlé de vagues et de feuillages. Des éclairages par le bas faisaient miroiter la patine mais avec subtilité, rien ne brillait d’aucune œuvre, une sorte de précision mate fondait tout en une harmonie qui donnait l’impression que l’Allemand n’avait progressé que d’un bond, que de l’avant-guerre à l’Italie, pour trouver là-bas sa forme définitive, celle des fronts féminins, jamais bombés, mais fortement dessinés, à volume carré et volontaire. Les yeux étaient toujours baissés, devinables, mais sans fixer. L’œuvre n’était ni athée ni insistante, elle se prêtait à partager la vie de qui l’acquérait, et l’on pouvait dire cela de chaque statue, même de celles représentant des oiseaux, un sanglier, le cheval primé à Hanovre. Curieusement, ni Bon-Papa, ni toi ne questionnèrent l’Allemand. C’est à la galerie que leur avaientt été donnés les renseignements tout simples d’une date de facture, d’un lieu et des circonstances probables où avait été discerné le modèle. Mon grand-père au mieux de sa forme, m’as-tu raconté, ne questionna votre artiste que sur la manière dont il choisissait ses modèles et parvenait à les faire tenir la pose ; il avait une culture suffisante, et même le coup de crayon, pour poser les interrogations propres à faire rebondir la conversation que vous avez tenue en italien. L’homme était plus que beau, les mains grandes et fortes d’un intellectuel ayant de quoi s’appliquer, et ne faisant pas de gestes. Le regard bleu fixait sans peser. Le discours portait sur la beauté, et sur la dérive contemporaine, l’abstrait se concevait et s’admirait à condition qu’il n’agresse que rarement et qu’à bon escient, la règle devait demeurer du bonheur, de l’harmonie et de cela décidait seul ce curieux mélange d’habitude et de justesse qui fait cohabiter les vivants et les modèles. Le débat ne porta ni sur le prix de la statue ni sur le nombre d’exemplaires déjà réalisés, mais par avance sur l’endroit où elle serait placée au château. La décision s’imposa, sur un socle de bois à roulette, on promènerait ma mère nue mais en bronze selon les humeurs et selon les lumières. C’est de Maman le meilleur portrait que j’ai conservé.

Elle t’avait quittée, elle nous avait quittées de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, jusqu’à ce que nous ne la revoyions plus ; c’était étrange, une femme dont le visage était attentif, lumineux, dont les cheveux remontés haut sur le front avaient blanchi alors qu’elle était très jeune, elle savait regarder avec une intensité qui enveloppait d’une chaleur tendre et calme celle – moi – qu’elle appelait de son sourire. Je ne comprends toujours pas pourquoi Maman partit puis disparut. Elle ne voulait partager le bonheur dont elle vivait ici avec personne. Je sais qu’il y a eu un drame, je sais que tu en tiens mon père pour responsable, je sais que le chef de famille, depuis longtemps, c’est toi et que mon père te respecte et te craint. Parce que tu as l’argent et le nom qu’il voulait et qu’il n’a pas ? C’est mon père, et je ne saurais l’accuser, d’ailleurs je ne sais pas grand chose de lui. Tu le sais, nous avons un déjeuner par mois, et en sus, chaque année pour mon anniversaire un voyage ensemble où je le souhaite. Je vois alors un homme chaque fois différent, toujours étranger mais qui se radoucit en ma présence, qui se calme, qui montre de la fierté à m’emmener dans les hôtels et dans les restaurants, il me dit que cela le repose de la compétition qu’il doit nuit et jour livrer dans une société qu’il ne décrit ni comme une entreprise, ni comme une époque, ni comme un travail en équipe, mais selon une parabole où peu de gens créent, ou beaucoup s’assemblent et se coalisent pour voler ce qui a été inventé ou mis au jour, en clientèle ou en procédé, par d’autres. En sorte qu’il n’y a que deux races sur la planète, les prédateurs et les saints, ceux-là donnent, ceux-là sont inspirés et généreux, ceux-là ne considèrent l’argent qu’en outil de recherche et de promotion, et ceux-ci détruisent l’honorabilité, coupent les lignes de crédit, refusent les augmentations de capital et ramassent pour une somme symbolique ce qu’ils n’ont ni inventé ni bâti. Tu m’as enseigné une seule haine, celle-là, elle est à l’envers de la beauté plastique. La laideur de ces femmes, de ces hommes qui ne rament que pour l’argent, qui ne parlent que de résultats, et de positions en bourse, en société, en plan de table, ennuyeux, apeurés et inquiets puisque la prédation engendre le vol et l’assassinat et que plus personne n’est durablement assuré de son emploi, que la richesse, parce qu’elle est malsaine, expose à l’envie, donc à des coups, que ceux qui en donnent n’aiment pas, ne savent pas en recevoir.

Tu as toujours su calmer cette panique qui me prenait à évoquer ce que je vois de la vie des adultes, dans les villes, dans les immeubles, dans les bureaux, les ascenseurs, les halls, les restautant tous tellement artificiels malgré la carte des vins et les plantes vertes, malgré la volubilité du vis-à-vis. J’ai peu de ces mains qui s’avancent la mienne par dessus le pain que je n’ai pas encoure touché et la serviette que je n’ai pas dépliée, comme si déjà le déjeuner d’affaires était à payer. C’est pourquoi j’ai choisi la profession d’avocat, le droit permet seul de coincer les gens, de confondre les prédateurs, comme la lecture des codes et l’investigation dans la Gazette du palais demandent une ténacité non rémunérée, les avantageux n’y vont guère et délèguent ; je sais que le barreau porte bien son nom, que c’est un échelon, un début d’escalier. Je veux cet exercice professionnel pour entrebailler la porte de la liberté et de la compassion, c’est ce que j’ai essayé de dire quand j’ai prêté serment, j’ai étonné, on m’a prise pour une vierge consacrée. Vierge, je l’étais, consacrée : non ! Quand je suis redescendue jusqu’au parc de stationnement souterrain, place Dauphine, la robe sur le bras et la petite sacoche que tu m’avais offerte pour cette grande et symbolique circonstance, Mère-Grand, j’ai été abordé par Maître… ce qu’on appelle une gloire du barreau. Il m’a dit que je l’avais ému et qu’il me souhaitait des circonstances telles qu’il en avait connues au tout début de sa carrière, en faisant son stage à la Libération, sans pouvoir, qu’une seule fois, assister à une des audiences du procès de Pierre Laval, il avait en revanche tout dialogué avec les défenseurs de celui-ci et travaillé d’arrache-pied à la documentation d’un combat d’avance désespéré. Il s’était pris à prier chaque milieu de nuit, ne parvenant à s’endormir, et songeant au prisonnier célèbre et tant insulté, haï. Il avait été commis d’office, il n’était pas le principal au procès, ce qui lui avait donné une grande liberté de dialoguer avec l’accusé quand celui-ci décida de se retirer des débats et en avait gardé, qui n’avait plus jamais quitté sa serviette un jeu de cinq photographies prises à l’atterrissage du petit avion espagnol en zone française d’occupation de l’Autriche : l’ancien chef du gouvernement, le visage pas encore émacié par l’angoisse, presque reposé d’un surmenage de trois mois par dix de prison, ne regardait qu’avec méfiance, celle d’un grand et magnifique fauve, qui se sait traqué et pris, on l’avait fouillé et pour la seconde fois, la première ayant été d’ordre du Maréchal Pétain en Décembre 1940 quand il avait été disgrâcié, on avait inventorié la mallette de ses papiers personnels, cette fois ce devait être d’ordre du Général de Gaulle, on était en Juin 1945, comme s’il y a un secret des personnalités qui girait dans les papiers dont ils ne veulent pas – talisman ? ou pièces en excuse absolutoire ? – se séparer. Sur les marches de béton étroites, dans la petite cohue des collègues qui allaient à leur voiture, les photos m’avaient été montrées, qui me demeurent présentes au cœur comme un envoi en mission, défendre non l’indéfendable, mais ce qui est condamné, tué, détruit par avance en vengeance de ce qui n’a pas été voulu par les uns, les accusés, ni compris, admis par les autres, mais subi par tous, un pays ne doit pas être vaincu, encore moins occupé.

Tu m’as dit, en réponse au récit que je te faisais de ma prestation de serment que Maman nous a quittées parce que mon père avait été indélicat, mais tu ne m’as pas révélé en quoi ? Me le livreras-tu ce secret ? Tu as accueilli le mien sans surprise et sans question.

Nous nous sommes connus dans ce paysage sec, aux vallonnements et aux collines pas très marqués, qui font une ambiance hors du temps et sans géographie précise, non l’endroit n’est pas beau, la basilique non plus, les textes qu’on administre, les images qui sont colportées n’ont pas davantage d’esthétique, l’époque contemporaine est avare pour le sacré, on ne construit des cathédrales qu’en pièce unique, et une ou deux par siècles et par pays, même et surtout quand ils sont grands. Là-bas, c’est en fait désolé et rien ne vaudrait s’il n’y avait cette foule, la foule des pélerins. J’ai lu le livre, dont tu m’as dit qu’il avait à son époque, frappé sinon converti énormément de gens, dans lequel le Docteur Alexis Carrel raconte le train de pèlerinage vers Lourdes, le chant qui s’entonne, l’allure de ceux qui souffrent, sont malades, viennent à tout hasard ou selon une forte et personnelle espérance, une allure qui change parce que la prière devient générale, généreuse, et qu’il se passe quelque chose de commun à tous, à quoi l’agnostique qu’est toujours demeuré notre premier prix Nobel de médecine, fut lui-même sensible : mise en condition ? Je ne l’étais pas, j’ai commencé par m’ennuyer, la liturgie n’est que celle de partout, la statuaire évoquant la dame en bout de chemin n’est pas affriolante. Régis m’est apparu dans les sentiments que j’éprouvais et n’osais pas m’avouer. Nous étions venus et ne trouvions pas grand chose que nous n’aurions reçu ailleurs, pourtant il devait y avoir quelque grâce à demander, à requérir. Nous avons parlé, nous avons accompli ensemble, et sans nous entrainer ni regarder l’un l’autre, mais tranquillement, sans entrain, tous les rites, cela a duré trois jours et nous avons décidé de nous aérer, d’aller voir ailleurs quitte à revenir, ce que nous avons fait, ne nous échappant de nos pèlerinages respectifs que deux jours et une nuit.

Ce fut une nuit avec un balcon, des étoiles, la mer, derrière nous une presque-île en forme dunaire, contrastant avec la rive très arborée. La chaleur, les grillons, au loin des musiques de guinguettes, de restaurant, les stations balnéaires pas vraiment organisées de la Yougoslavie d’après-guerre, on nous a dit que cela n’avait pas changé vraiment, que le tourisme sur l’Adriatique n’avait pas été troublé par les bombardements, les journaux, la cruauté, le fiasco, les haines et la fraternité qui demeurait, impuissante mais si réelle entre les nationalités qu’avaient unis les Karageorgevitch et mieux encore Tito. Beaucoup d’Allemands mais un tropisme vers nous, vers la France. Nous ne parlions pas, la nuit était pleine, la lune avait peu duré, le lit était grand, je ne savais rien de ce qu’il faut savoir autrement que par quelques lectures et aussi par tes conseils, mais ils étaient de mœurs et pas de sexe, n’aimer que si l’on ne s’ennuie pas, ne se donner que si l’on en a envie et qu’on pourrait soit ne pas se donner soit faire autre chose, bref, vouloir ce qu’on ferait, et nous le fîmes. Ou plutôt, je le fis. Il m’avait photographiée contre le soleil couchant, je m’étais prise à imaginer Maman devant son sculpteur, et j’avais mis les bras à ma nuque, fait flotter mes cheveux, les seins nus, sans m’exposer ni m’offrir mais naturellement, car j’étais à lui raconter la statue, et à lui proposer de venir la voir chez nous. Il avait pris plusieurs images, puis il m’avait serré à la taille de ses deux bras, il m’avait murmuré qu’il était très embarrassé que je sois aussi belle, qu’il lui fallait du temps, un peu de temps encore. Je ne comprenais pas ce qui le retenait, ni ce besoin qu’il éprouvait de prendre du recul, par rapport à quoi ? aux gestes lents que nous entreprenions l’un sur l’autre, sur nos corps qui restaient debout, figés. Il me disait qu’il n’avait pas prévu que je serai aussi belle, qu’il n’avait pas davantage prévu que nous nous rencontrerions. Nous avions un peu bu, un de ces vins de Yougoslavie qu’on n’achète pas chez nous, quoiqu’on les y trouve maintenant, ils sont élevés au goût allemand. Je le tranquillisais, nous avions le temps, aucun aveu n’était nécessaire de sa part, je n’attendais rien de lui que l’occasion, déjà là, que la permission, pas encore obtenue, de lui faire du bien, tout le bien que la veu durablement peut offrir à un homme si c’est une femme qui s’y prend à sa place, pour lui. Je lui ai dit que j’étais assurée d’être, avec lui, heureuse. Il a frémi. Manifestement, il n’était habitué à rien de ce que nous étions en train de vivre, de réciter, de jouer : le grand air de l’amour et du corps, de l’âme qui affleure aux lèvres, qui se pose d’un front à l’autre et fait pot commun, le grand vase du potier, celui qu’il a le plus de mal à tourner. Nous étions certains de notre exceptionnalité ensemble et l’un pour l’autre, il se rassurait – mais de quoi ? – en le constatant à mi-voix et j’avais envie de rire. Ce que nous commencions de faire l’un avec l’autre, l’un de l’autre, était grave, je le savais bien, mais ce n’était ni triste ni catastrophique, et je le sentais raide et abandonné à la fois, malheureux d’une détermination dont il avait envie mais qui semblait ne pas lui être facile, ni venir. Je crus que nous allions à quelque échec, à un malentendu dont nous ne nous guéririons pas. J’ai essayé de le calmer, mais l’étrange est qu’il restait paisible, c’était en lui un débat que je ne comprenais pas, une sorte d’identité qui se jouait. Tu m’avais dit que les hommes sont complexes en amour, et surtout dans l’acte d’amour, qu’il y entre pour eux tant d’amour-propre, tant d’atavisme, qu’ils veulent tant être délicats et adéquats qu’ils s’en coincent et s’en emberlificotent de partout, même les tombeurs et les crânes, les habitués et les sauvages.

Régis est de cette sorte d’hommes qui ont le sommeil heureux et profond, nous en sommes restés à son baiser de mes seins, à son texte un peu balbutié pas bien clair, mais à tout prendre très flatteur pour moi, et j’avoue qu’être photographiée, presque nue, à mon avantage, m’avait fait quelque bien, assez émoustillant. Il s’est endormi, il était nu sans s’être montré, ayant pénétré à toute allure dans le lit, s’étant installé sous les draps tandis que j’étais à la salle-de-bains, je l’ai rejoint, j’avais remis un soutien-gorge, gardé une culotte, suivi tes conseils, et je suis restée ainsi les yeux perdus dans une obscurité qui ne se faisait pas complètement. Les rumeurs des fêtes un peu lointaines dans les rues du village parvenaient en un mélange qui n’était guère musical, mais c’était chaud, entreprenant, encourageant, j’étais loin de tout, et je m’apercevais que Régis était près de moi. Qu’il dormait déjà. Je l’ai pris ainsi, nue, à cheval sur lui, j’ai eu à peine à toucher son sexe pour me l’enfoncer, je n’ai pas souffert, j’ai tâché le drap, c’était très doux, il respirait à peine plus vite, il était dur et gros en moi, son visage aux yeux fermés restait celui du sommeil, il me semblait faire l’amour avec un ange, c’était une sorte d’annonciation et je me récitais ses phrases sur ma beauté, sur la pureté de mes seins, de mon nez, de mon front – je tiens d’ailleurs mon profil de toi et de Maman, artificiellement pensif en toute circonstance – et c’en était une. Il n’y avait aucune violence, qu’une sorte de navigation, il me semblait que mon ventre serré sur son sexe flottait tranquillement, sautait silencieusement, doucement, chacune des vagues, tout était d’une simplicité débordante d’une sorte de reconnaissance mutuelle et je savais que dans son demi-sommeil il me reconnaissait pour sienne et que ce devenait pour toujours. Le matin, j’ai remarqué qu’il a gardé le drap, taché de mon  sang et de sa semence, et l’a plié dans un sac en plastique, mis dans sa valise, je n’ai rien dit car je crois qu’il n’avait pas remarqué que je l’avais vu le faire.

Nous nous marions donc samedi prochain, et je te remercie encore de nous accueillir, nous, nous tous, et toute la famille, les amis, etc… tout ce que tu m’as montré hier et aujourd’hui, en préparatifs et en organisation me paraît très bien. Je te demande de me faciliter les choses avec Papa, je redoute de le revoir, mon mariage doit le surprendre, à notre dernier revoir, il y a deux mois, il n’en était pas question, il est vrai que je ne connaissais pas Régis. Mère-Grand que j’aime tant, je crois que je serai heureuse, surtout si tu continues de me recevoir, si tu me conseilles, si tu me nous laisses souvent venir et séjourner ici et près de toi. T’écrivant sur la petite table qui va donc être remplacée par le cadeau du grand Cardinal, je pense à notre château, aux enfances de nos aïeux, aux mariages qui ont été les leurs et là, je vois les flambeaux, les douves, la passerrelle de bois, la grande prairie, les biches parfois au loin, à l’orée de la forêt, j’entends les carpes, et aussi ces frissonnement des lampes d’extérieur quand la nuit continue et que nous nous interrompons toi et moi, que nous quittons le dehors, la main sur la rugosité de la balustrade. Tu me laisseras m’habiller dans la bibliothèque de Bon-Papa, même si c’est un peu prétentieux, c’est devant ses livres et ses reliures que je veux notre portrait de mariage ; d’ailleurs, tu découvriras Régis, vous avez beaucoup en commun, s’il n’a pas de talent particulier dans le registre qui est le tien, j’apprécie que nous soyons complémentaires, il a le sens de la beauté, pas seulement de la mienne, immodeste que je suis ; en tout cas, il aime les livres, les meubles et c’est en cela qu’il est assez ecclésiastique manqué. Tu comprendras pourquoi et comment.



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