Lettre d’Augustine de Mahrande à Mirabelle
J’ai souhaité un frère, un fils, et je t’ai eue, reçue… laisse-moi
cependant les évoquer, tant ils ont existé dans mon esprit, et à bien y
regarder, dans ma vie. Tu vas comprendre.
Ce fut d’abord Sacha, un gros chien – noir, sauf une cravate blanche
sous le ventre, qui louchait un peu, était bas sur pattes et avait le poil qui
rebiquait, un peu ballot de caractère mais bon au possible, qui sans doute
acceptait de passer pour un animal un peu limité, parce que cela lui facilitait
les relations avec les autres, chiens et humains. Je l’aimais comme on aime le
compagnon de jeu, toujours prêt, toujours docile, toujours altruiste. Les
premières grandes vacances dont je me souviens, je les passais seule avec lui
chez le frère de Mère-Grand, l’oncle Christian, en Bretagne médionale, une
propriété immense de landes,n de plantations de pins, de chênes rouges et même
de quelques hêtres, c’était l’été avec des balles énormes de paille que l’on ne
venait pas retirer, les prés avaient été apprêtés pour accueillir des chevaux à
la pâture, mais ceux-ci ne venaient pas. Notre oncle était absorbé par le classement
de sa bibliothèque qu’il voulait méthodique après avoir de longues années noté
seulement au revers de leur jaquette la date et le lieu d’acquisition, jamais
ceux de leur lecture, car il achetait pour ne pas avoir à chercher ensuite et
se réservait la lecture pour une suite qui ne venait qu’à l’occasion d’articles
que des érudits ou d’autres correspondants lui demandaient. La journée était à
nous, seule contrainte, mettre des bottes, pour moi, car il pouvait y avoir des
vipères ; Sacha partait avec moi sans rien, mais accompagné d’une
amoureuse qu’il s’était conquise sur place, une petite british staff,
couleur bringé, ravissante et douce, queue et oreilles intactes ; ils ne
décollaient pas l’un de l’autre. Pour moi Sacha était le véritable frère que je
n’avais pas eu, il dormait dans ma chambre et cet été-là il me sauva
probablement la vie. Nous partions donc le matin et descendions jusqu’à l’eau,
un rentrant de mer qui à marée basse laissait à peine un bief en bas des prés,
mais à marée haute l’eau venait jusqu’aux pâturages ; entre deux, ce
pouvait être des vasières, c’était surtout un sol étrange avec des mousses et
des pousses de couleurs vives, inouïes, du rose, du rouge, des violacés ;
ce matin-là, les chiens allaient à leur habitude en piquant des galops, en
s’enfonçant dans les fourrés, en zig-zaguant comme s’ils avaient eu un
itinéraire compliqué et obligé. Raïssa bondissait et quoique beaucoup plus
petite, tenait la distance et parfois le précédait, parce que plus leste. L’eau
n’avait pas encore descendu mais la vase se découvrait. La petite chienne,
habituée à la baignade, y entraîna aussitôt Sacha ; quel bonheur de les
voir ainsi heureux, les narines à fleur d’eau, avec un pagayage solide, je
m’approchais, et tu devines que je m’enfonçais. Je me suis enfoncée de plus en
plus, car pour dégager une jambe, je prenais appui sur l’autre et me donnait
plus encore à cette sorte d’étreinte qui n’en finissait pas, qui était si lente
qu’au début je n’y crus pas, puis quand la vase fut au-dessus de ma botte et
que me dégager de celle-ci n’était pas non plus possible, j’ai pris peur et
j’ai appelé.
C’était un paysage de rêve, le ciel était immense, avec des habits
nuageux, des perspectives lointaines, des chevauchées parfois d’amas plus
foncés, des oiseaux, on était en Août, passaient en formation fléchée, ce
n’était plus le temps des échassiers mais les mouettes naviguaient
tranquillement, des hirondelles volèrent bas, tournoyèrent, disparurent. De
l’autre côté du plan d’eau, très loin, le village, et en face tout juste le
fermier avec lequel l’oncle Christian s’était brouillé depuis qu’il avait pris
celui-ci, à qui il avait prêté gratuitement l’usage de ses hectares, en train
de cotiser et de se faire bien plus qu’un droit de préemption. Toi qui aimes le
droit, comment imagines-tu qu’un transfert de propriété soit possible à l’insu
de celui qui a acquis ou hérité régulièrement une terre. C’était en train de
devenir le cas. N’importe, en face il y avait les vaches du bonhomme, et un peu
plus haut les bâtiments de sa ferme, ce n’était à vol d’oiseau qu’à peine plus
loin de la longère de notre oncle, mais de là-bas on devait m’apercevoir.
J’avais marché sans rencontré personne que les grillons par dizaines sautant à
chacun de mes pas, que je sois à patauger ou au sec. J’ai appelé, le criais,
j’enfonçais, j’avais peur, cela durait et la mer quittait les herbages,
découvrait de plus en plus de vase et celle-ci était, me semblait-il, de plus
en plus profonde. Sacha mon frère fut alors génial, en se couchant à mes pieds,
il me fournit le point d’appui que je cherchais et dont je désespérais, je pus
poser un pied nu sur son dos, et de là m’arracher et sauter vivement encore sur
de la vase, mais celle-là déjà en train de sécher, sauvée… La petite bull regardait,
attentive et impuissante, mais je suis convaincue encore aujourd’hui qu’ils
avaient délibéré ensemble comment me tirer de la mort, c’est le psaume que
j’avais vécu, cette irrésistible succion de l’enfer, l’alcool, le jeu, la vase…
Je racontais mon aventure au vieil oncle, il avait alors soixante ans, on lui
prêtait des maîtresses qu’il n’avait sans doute plus, il avait même eu un
projet de mariage avec une extrême jeunesse et la chronique ne disait pas
pourquoi la chose ne s’était pas faite, si même elle s’était célébrée ; il
vivait seul en apparence, mais je savais que ses livres et son passé étaient
sources de compagnonnages, de recoupements intimes et de dialogues que je
l’encourageais comme Mère-Grand à écrire, mais s’il savait raconter et mieux
encore commencer de composer un récit dont il tenait aussi la chronologie de la
rédaction et des problèmes qu’il y rencontrait, jamais il n’aboutissait, les
inédits étaient à la clé, il n’était de parole avec aucun éditeur, aucun
directeur de revue, son chef d’œuvre était une prose putative, il y ajoutait ce
qu’eût été la mise au net de ses entretiens avec une psychologue de moitié son
âge peut-être avec laquelle on ne démêlait pas en famille s’il lui servait de
patient pour des exercices méthodologiques, ou si c’est elle qui lui était
secourable et l’aidait, quand il était dans le creux, à exorciser la
dépression, comme on nomme le diable pour plus vite le faire fuir ; ils
croyaient tous deux à la construction par le langage et cette foi-là, assez
fondée, coupait sa propension à écrire, il s’y adonnait par à-coups, ouvrait
des chantiers et l’informatique tant pour ses archives que pour ces essais eût
été sa servante exemplaire, il mourut sans l’avoir recrutée. Et la propriété,
ses vasières, mais non ses livres qui nous sont revenus, fut cédée, selon ce
qu’il avait testé, à une œuvre permettant l’éducation ensemble d’enfants
orphelins de mêmes parents.
Justement, voici l’histoire du fils que je rencontrai mais ne sus pas
accueillir. La seule fois où j’ai
accompagné ton père, pour ses affaires, au Brésil. Affaires essentiellement à
Rio de Janeiro qui avait été longtemps la capitale politique, mais jamais
économique, du pays. Il avait à terminer, sans date possible à prévoir, une
négociation qui ne marchait pas bien, et marcher seule dans des avenues
immenses ne me tentait pas ; quant aux plages, elles étaient moins
pittoresques qu’on ne le croit et l’on se lasse vide de la perfection physique
des filles et du patibulaire des hommes. Je décidai, avec son accord, de visiter
le nord-est et m’y envolais seule. Recife, point le plus proche des Amériques
depuis l’Europe, ressemble à la plupart des villes côtières de ce pays, des
bordures de mer, souvent des récifs, d’où le nom, une barre empêchant là la
navigation de plaisance, des gratte-ciels et des villas patriciennes en
alternance, cela n’avait rien d’original et je suivis les conseils d’une agence
de tourisme pour aller demander une chambre d’hôtes au monastère bénédictin
d’Olinda. La ville date des Portugais et de leurs premiers temps, là, il y a eu
le passage des Hollandais commandés par un prince de Nassau dont la maison –
coloniale, naturellement – existe toujours. Tout dans ces ruelles, sur ces
pavements, avec une flore qu’on croirait sortie d’un gigantesque herbier évoque
ces gravures très coûteuses que produisit l’exploration des Bataves. Le
monastère est du plus beau baroque, les azulejos sont aussi beaux qu’aux
environs de Lisbonne ou à Tomar ; je me liais avec le moine préposé à
l’accueil, je n’étais pas retraitante mais curieuse, et plus du nord-est
brésilien que de Dieu, a priori identique sous toutes les latitudes et dans
toutes les langues, il en convint et entreprit très habilement de me
satisfaire. Sa sœur, en effet, habitant non loin, s’offrait à me servir de guide,
nous prîmes rendez-vous à l’hôtel de ville et elle commença son périple et ses
textes par les intérieurs de celui-ci ; entre les deux piles d’un
magnifique escalier à double révolution, là où l’on se serait attendu à une
fresque aux carreaux bleus selon l’art portugais, il y avait une toile moderne
mais figurative, un thème de chats, de toits baroques, de palmiers,
vigoureusement traité, j’admirais ce qui ne m’était pas demandé et compris que
c’était l’œuvre de mon guide. Le parcours du premier jour achevé, nous dînâmes
chez elle, elle me raconta son histoire, l’époux fondateur d’un des deux partis
communistes brésiliens, les massacres perpétrés à domicile par Staline appelant
les meilleurs en stage à Moscou et le mari y échappant à peine, pour aller ensuite
dans les geôles de la dictature militaire, parvenir à s’échapper la laissant,
jeune fiancée, sur place, dans cette maisonnette aux chats, comme il se devait.
Il finit par revenir, une nouvelle fois de l’Union Soviétique, mais le cœur lui
manqua, littéralement, à l’atterrissage à Sao Paulo, du haut de la passerelle.
Elle me montra ce qu’elle avait peint devant la dépouille de son mari,
l’électricité manquant, la bougie avait coulé sur la toile, et tentant de
l’effacer, elle avait trouvé une nouvelle technique. Je lui achetais sur le
champ deux tableaux, peints sur bois, l’un selon cette technique présentant
assez gauchement deux amants dans un sous-bois, enlacés à la faveur de la lune,
leur peau blafarde et comme pestiférée, mortelle étreinte que serait leur
amour, et l’autre présentant en grandes dimensions le panorama d’Olinda, sous
le hamac d’une fille nue avec dans le fin fond les fumées et tuyauteries des
raffineries et de la ville moderne. Mère-Grand les recevant quelque temps après
mon retour fut offusquée de la pilosité de la fille au hamac et cela partit
sous les combles, dont je les ai retirées pour les avoir ici, à Toujounine, ce
qui n’est pas sans choquer mes hôtes musulmans, mais cela équilibre l’oratoire,
surtout quand y est la Présence réelle… Comme le vert et le bleu ne se
distinguent pas dans certaines langues du Fleuve, la bordure bleue que j’ai
choisie pour figurer les plinthes au bas
de mes murs en banco, donne à mes visiteurs l’impression que j’honore le
Prophète selon sa couleur. Tu ne connais pas ces tableaux. Sais-tu que ton mari
et toi, je vous attends, puisque je ne peux assister à votre mariage. Pourquoi
ne pas t’avoir invitée plus tôt, m’être séparée ainsi de toi, ne plus te
connaître que selon les lettres de Mère-Grand et aussi les tiennes depuis que
tu m’écris ? Je pense pouvoir te l’expliquer maintenant que tu es mariée,
et qu’un homme est avec toi – mais de vive voix
Le malentendu sur la couleur du Prophète est du genre qui faillit
provoquer mon adoption d’un petit Brésilien. Je quittais Olinda après une
semaine monastique et touristique, et aussi d’une reprise de mes essais
d’aquarelliste ; la vieille ville, ses carreaux bleus et blancs, ou plutôt
gris bleus et blanc d’ivoire s’y prêtaient, les palmiers donnaient à mes dessins
une facilité que j’ai peu. J’en ai aussi ici, d’un autre genre, peu
élancé ; on ne trouve ceux d’Amérique du sud que dans le nord du pays,
Atar, Chinguetti, Ouadane, ces noms qui ne te disent rien mais qui sont devenus
ceux de cette étrange patrie où je mélange histoire et géographie, lis le soir
à la chandelle de vieux rapports d’encore plus vieux administrateurs coloniaux
et quand j’en ai le temps, dans les fins de semaine musulmane, dialogue avec un
des cousins du père-fondateur aussi francisé qu’il est versé en littérature
arabe classique, il a les yeux bleus ce qui est rare pour un beïdhane et
l’on prétend que Brigitte Bardot, et plus certainement Odile Versois ont été
ses amantes, il a également commandé des circonscriptions administratives et
fait du renseignement, c’est un mélange rare de dilettante, de conteur et de
conspirateur, car bien entendu il haît l’absurde dictature militaire qui a
succédé à son parent. Mais je ne t’ai, pour l’heure, entraînée qu’au Brésil,
dans le nord-est, le pays de la canne-à-sucre entre les champs desquels on peut
rouler des heures, et cela semble un défilé de hallebardes ou de lances
brandies haut, avec un revers brillant comme de l’acier et un endroit d’un vert
dur et mat. J’avais loué une voiture, j’avais une carte, des réservations
d’hôtel et je pensais revenir par la côte du nord au sud en une petite semaine,
mais je fis halte dès la première bourgade un peu pittoresque et déjà assez
loin dans l’intérieur du pays, pensant qu’il serait peut-être possible de
couper plus court. Teresa d’Olinda m’avait d’ailleurs signalé un sculpteur sur
bois naïf, après que j’ai passé en sa compagnie une grande matinée chez un
autre artiste, Tiago, sculpteur en céramique, produisant d’énormes silhouettes
féminines aux attribus hypertrophiés depuis qu’il avait réalisé que si les
Indiennes n’ont ni hanches ni seins, en revanche les Suédoises en sont
pourvues ; ses œuvres, il m’eût voulu pour modèle mais j’avais
définitivement tout donné à mon sculpteur allemand, comme tu le sais, ne me tentaient
pas plus que lui. C’est ce qui m’avait décidé à partir car ma cicerone
et même, me semblait-il narquoisement, son frère religieux me poussait à
m’établir sur place, dans le farniente et les beaux-arts, je n’eusse pas été la
seule dans cette position et si tu me mets là-dessus je serai intarrissable
tant la ville, sans en rien ressembler aux colonies d’une certaine société sur
beaucoup de rivages méditerranéens, a inspiré des vocations sédentaires aux
plus nomades de ses visiteurs.
Celle où j’étais entrée avait pour spécialité et renommée la poterie,
elle échappait encore aux touristes, d’ailleurs la saison était trop chaude et
il fallait que je sois totalement étrangère au pays pour me déplacer ainsi que
je le faisais. Je parcourus les premières rues, elles convergeaient vers une de
ces places au plan triangulaire et pentu qu’affectionnent les Portugais, ces
gens parce qu’ils sont tolérants apprécient le dissymétrique qui nous
paraîtrait horrible. J’ai dû attirer son attention, mais ne m’aperçus de sa
présence qu’après avoir quasiment traversé la ville pour aboutir à de
gigantesques étals, naturellement en plein air, c’était une mer de poteries, de
compositions disparates et de toutes tailles, mais chacune faite du même
matérau, un ocre solide et brun qui avait ses ombres plus claires et se
prêtaient au touché comme s’il avait été vernissé ; je ne marchais plus
que lentement et l’enfant vint devant moi, droit devant une poterie, c’est lui
qui l’avait faite, il prenait des cours, m’expliqua-t-il gravement. Chez son
père ? car il ne pouvait avoir plus de dix ans. Il avait les cheveux noirs
et le teint mat qui sont là-bas ceux de tous, mais son regard était inoubliable
tant il était donné. Je n’ai jamais vu, et je n’avais jamais encore rencontré,
je n’imaginais pas possible qu’on puisse se donner ainsi des yeux, aussi
totalement, aussi soudainement, et surtout à une inconnue, à une étrangère, à
une adulte. Il n’avait ni père ni mère et je compris qu’il était de ces quinze
ou vongt millions d’enfants qui, au Brésil, ne sont pas des enfants perdus,
mais pis encore des enfants de la rue, c’est-à-dire du dehors, des enfants
complètement exclus de ce qui constitue et soutient la vie. La vie de famille,
les vies des familles.
Pendant que je vivais
sous ce choc, et que j’allais y passer toute une journée, délibérant de plus en
plus intensément ce que j’allais faire, ce que je pouvais faire, ce que je
devais faire, ton père se donnait à autre chose en forme de récréation qui ne
porte pas à conséquence mais à quoi je ne m’attendais pas et qu’il me répugne
de te raconter. Etait-il ivre ? avait-il joué ? était-il désespéré,
las de sa négociation, il se laissa aller à séduire ou à être séduit par un
garçonnet sans doute un peu plus âgé et mûr que mon fils putatif du nord-est,
mais pas bien vieux non plus, qui montait à sa chambre d’hôtel un tableau qu’il
venait d’acheter dans la galerie du hall d’entrée. Ils n’avaient que peu joué
ensemble, guère qu’une contemplation dont il ne savait rien dire, ton père n’a
jamais été un conteur et tout lui demeure intérieur, mais ce dont il se
souvenait et il me disait que cela lui resterait sa vie durant, c’était le
visage extatique du garçon – extraordinairement prénommé Jules César, à la
manière dont un temps en Union Soviétique, on baptisait civilement sa
progéniture du beau nom d’une conquête révolutionnaire, tel que tracteur,
batteuse ou camion quand la collectivité en avait enfin un exemplaire… - une
extase provoquée, entre ses jambes, le visage du garçon qui avait fait jaillir
la semence de l’adulte. Il avait plongé l’enfant dans la baignoire, l’avait
frictionné puis en une grande heure de voiture l’avait raccompagné chez ses
parents ou ses correspondants dans les interminables faubourgs de la ville, pas
les fameuses favellas, mais des bâtiments encore plus ternes et situés
comme si l’on ne devait vivre nulle part. Dans le nord-est que je m’appropriais
pendant ce temps-là, s’est donc jouée ma postérité, ma chère Mirabelle, et le
frère adoptif que tu n’as pas eu, faillit entrer dans la famille, ce jour-là.
L’histoire durait, elle était sans paroles ou presque, le petit me fit visiter
les champs entiers de l’exposition, il m’emmena là où une femme de mon rang
devait prendre son repas, il m’eût dit que son ambition était pour plus tard
d’être bandit ou président ou encore gouverneur (c’est la fonction élective à
la tête de chacun des Etats composant le Brésil), que je n’en eusse pas douté
tant il était persuasif, son regard me happait mais pas du tout pour me prendre
ou me réduire, me captiver, c’était pour m’entourer, me bercer, m’apprendre la
douceur de la vie, la vitesse à laquelle elle coule et où il faut, par
conséquent, la saisir, et il disait que la douceur c’était lui, lui au coin de
la rue, pas du tout ces magnifiques prostituées que j’avais vues à Rio de
Janeiro, et dont j’eusse mieux compris que ton père fasse quelque chou gras,
mais la proposition d’enfant qui, juste retour des choses et d’une certaine
éthique démocratique, choisit ses parents puisqu’aussi bien nativement il n’en
a pas, il est donc bien libre, n’est-ce pas ? Il était libre, vraiment,
mais moi je ne l’étais pas. Tu n’étais pas en cause, ton père non plus et
Mère-Grand aurait tout accepté, surtout si elle avait, à son tour, été regardée
ainsi, adoptée par cet enfant, c’est moi qui étais enserrée dans des corsets à
l’intense laçage et je ne savais encore respirer par moi-même. Cela ne m’est
venue que d’un coup, ce coup qui me fit parler à ta grand-mère et partir
aussitôt ensuite en Mauritanie. L’enfant marcha avec moi toute la journée, je
le sentais fatigué, se fatiguer et j’en étais responsable, je sentais qu’il
avcait consciuence de jouer sa vie, sa chance, tout, et il n’avait rien que son
petit vêtement, un pantalon très propre qu’il lavait tous les soirs et
remettait le matin, ayant dormi nu dans sa chemise, le plus souvent au seuil
d’un petit hôtel pour clientèle locale, peut-être sordide et où on lui
permettait de prendre de l’eau, de se doucher et parfois d’avoir presque un
repas avec des restes. Je me dis que j’aurais, en France, au moins pu lui
léguer Sacha, qu’il eût été moins seul. Ce qui me déchira fut son départ, sans
un mot, et sans un dernier regard de ses yeux qui m’avaient définitivement
séduit. Il avait, d’âme, compris que je n’allais pas l’adopter, que continuer à
me suivre méritait certainement sa fatigue, car il pouvait penser m’être utile
tout prosaïquement en me guidant, mais que l’essentiel n’aboutirait pas, il me
quitta comme s’il avait soudain préféré la réalité et donc pleurer seul. Tout
seul.
Je téléphonai à ton père
que je rentrais directement en France depuis Recife sans repasser par Rio ni
l’y retrouver ; il n’eût rien à redire, ne répliqua pas, il y avait cette
lâcheté qui me détournait de lui, j’étais peu consolable, mais il aurait pu
tenter de m’arracher quelque chose puisqu’un enfant parvenait bien à se faire
adopter dans ce pays où passent des étrangères, du moins avais-je eu cette
couleur de peau, mais pas celle du cœur. Cet événement sans conclusion que ma
fuite ayant provoqué par avance la sienne, a été décisif, il m’a décidé au
départ en Mauritanie, je ne pouvais plus supporter ce qu’il est convenu
d’appeler le bonheur, et si belle et assidue auprès de moi que tu sois, ma
Mirabelle, tu devines bien que je n’étais pas heureuse avec ton père, et je
sais que tu ne l’as pas été, amour et bonheur ne riment pas, et je finis par
croire que le bonheur importe davantage quoiqu’on ne le trouve et le garde
qu’en aimant. Je pourrai t’en dire d’expérience, et notamment sur l’erreur de
toute exclusive, les racismes et sexismes se fondent d’ailleurs sur cet
accaparement, ne pèse pas sur ton mari, donne-toi à lui mais selon ce que ton
cœur te prédit, car se donner est impossible à une créature. Méditations en
miettes que tu sauras ramasser, le maheur et Dieu ont en commun de nous
unifier, le bonheur nous fait choisir, l’amour sépare et inquiète, je suis une
petite fille à t’écrire ainsi peut-être parce que des aveux me pèsent que je ne
pourrai te dire, d’amour vrai, qu’en tête-à-tête.
Ma vie est ici, donc,
heureuse, les étoiles sont au-dessus de mes plafonds bas chaque nuit, les
chèvres et les moutons entourent ma maison que je clôture pour ne pas me
distinguer. L’oratoire, sa fête silencieuse quand on y dit la messe, chaque
jour, je m’y assieds, j’ai deux chiens jaunes du désert, doux et efflanqués, la
mère et le fils, qui m’accompagne pour cet office que je lis en solitaire, mais
au total j’y suis peu, la maternité me requiert nuit et jour et j’en suis
heureuse, les femmes ici sont belles qu’elles soient du sud ou qu’elles soient
arabo-berbères, l’esclavage est une chose compliquée, mais pas la condition
féminine, qui est d’une liberté localement très exceptionnelle en Afrique.
Hommes et femmes, adolescents continuent de porter la tenue traditionnelle,
simplement parce qu’elle est la plus appropriée au climat, ainsi n’y at-il
aucune démonstration d’intégrisme ou de nationalisme qu’on verrait ailleurs ou
en France. Je ne me sens pas exilée, je suis reconnaissante à la vie de ces
successives conversions qu’elle m’a demandé de faire et d’abord celle de te
recevoir comme ma fille, chère Mirabelle.
Je ne vais pas plus
avant, tu devines peut-être, c’est lourd. Ton père me visite désormais tous les
ans, j’en suis contente, il m’aide et se rachète, de quoi ? De bien moins
que ce qu’il croit et de bien plus que ce que je sais et ne peux encore
partager avec toi. Si j’ai un conseil à te donner pour ces derniers jours avant
ton mariage, ce serait que tu entres à l’église déjà enceinte de ton mari ;
même à quelques heures près, ton anticipation sera décisive. Je n’ai pas
d’autre expérience à te donner et tu me vois là toute dénuée des mots qui font
la tendresse d’une mère pour sa fille, je te regarde et voudrais avoir ces yeux
qui me chavirèrent et m’embrassèrent au Brésil. Je n’ai jamais cessé de penser
à toi tant tu ressembles à une de mes amies d’enfance, morte peu après ta
naissance, Amélie dont tu as dû entendre parler par Mère-Grand ou par ton père.
J’aime à penser que là où elle est, elle t’aura protégée sans cesse. J’aime
aussi l’image que m’a donnée de toi par lettre ta grand-mère, ton culte pour
les lieux de ton grand-père et cet agenouillement que tu perpétues en son
souvenir, la main à l’angle de son grand bureau Mazarin. Il me semble ne t’avoir
donné, enfant, que des leçons de beauté et cette statue qui me représente à un
âge que tu as maintenant atteint, et qui donc te ressemble à présent, a trop
insisté sur ces apparences que les hommes apprécient mais ne discernent que
mal. Je te voudrais aimée d’âme et aimant de cœur, c’est une composition à deux
qui est assez rigide, où la jalousie est aussi blessante et où l’on n’a jamais
qu’après très longtemps assez d’humus sur nos passés pour que ceux-ci ne
réclament leur dû de division, voire de haine, quand il y a la petite descente
en dispute et de la dispute la dégringolade en surdité puis autisme. Il vaut
mieux s’éloigner tant qu’on s’aime plutôt que risquer une coexistence que
l’amour ancien empêchera toujours d’être pacifique, j’ai agi par impulsion,
c’est le côté des femmes, tu le sais comme je l’ai vécu, je ne veux pas dans
ces derniers jours où déjà tes jambes se prennent dans le blanc de ta robe
d’épousée t’abreuver de ce que je ne sais pas.
Aussi me permettras-tu de
terminer par ce que tu m’as donné, toi, Mirabelle.
Tu es ma meilleure amie,
ma seule amie depuis qu’Amélie est morte, il y aura bientôt vingt ans,
peut-être même n’était-elle pas autant mon amie que tu as su et accepté de
l’être. La sœur de ton père, toujours évasive, ne l’a pas remplacée. L’amitié
entre deux générations et quand la filiation sépare tout par de la pudeur, je
l’ai vécue et je l’ai par toi. C’est tout autre chose, et probablement est-ce
plus fort, parce que si inattendu, quand s’en produit le premier signe, chez
celle que je prenais pour une enfant : toi. Nous nous respectons l’une
l’autre, nous communiquons sans embarras ni hiérarchie, tu es si intime avec
moi que je pourrais n’être pas ta mère et j’ai parfois eu, mais sans te les
écrire, des dialogues que je saurais te répéter comme si tu étais bien
davantage que ma fille, une amie qui en saurait autant que moi sur moi-même,
qui ignorerait autant de la vie que j’en ignore moi-même et notre science
existentielle est bien de joindre ce savoir et cette ignorance et parties de
nous d’aller à la grande rencontre de ce qu’on ne connaît pas. Enfant, j’aimais
être surprise et l’âge adulte m’a tout réservé à répétition, en termes
d’imprévu, à commencer par toi, et à continuer ces jours-ci par l’annonce
soudaine de votre mariage. Je cherche davantage la physionomie d’âme de Régis
que son visage ou sa silhouette, le son de voix m’en apprendrait, mais il nous
faudrait un rendez-vous téléphonique, ce qui – ici – est aléatoire. J’ai
souvent constaté que le mariage des enfants était d’abord très mal vécu et reçu
par les parents respectifs, l’endogamie et la pudeur dirigent clairement les
fratries, il y a des souvenirs, parfois sexuels, un petit peu, qui demeurent de
l’enfance à la vieillesse et l’on s’initie autant aux sentiments qu’à
l’anatomie entre frères et sœurs. Parce que je suis loin, parce que nous vivons
très différemment, parce que je suis sans homme et sans enfant à présent, tu
m’apportes, dirai-je, un mariage dont je voulais. Je ne saurais pour qui je le
voulais, il est à toi puisque tu me l’apportes et je ne parle pas d’un
faire-part ou d’une invitation. Non… je me sens assez en communion avec toi
pour vivre en fratrie et donc cumuler les initiations mutuelles, et de là aller
à l’amitié que l’amour ne dissipe mais augmente de ses tiers puis de ce qu’il
produit. Il y a quelque chose de sacral dans ton attente de la cérémonie, comme
peut-être vous avez attendu l’heure et le lieu de vous aimer – ou pas ? je
ne sais et cela ne me regarde pas, malgré le conseil que je te donne plus haut
– une attente qui n’est pas un compte-à-rebours mais un en richissement
anticipé de ce que l’on va vivre.
J’ai très bien connu les
affres d’un ami, et l’oncle Christian me l’a confirmé par sa propre expérience
– en la matière, absolument désastreuse – à l’approche de son mariage. Une
sorte d’angoisse de mise au tombeau prématurée, une manière d’envisager le
couple comme une manducation unilatérale, comme une monstrueuse rentrée dans un
sein qui serait étranger et trompeur et où l’homme se ferait digérer par l’abus
des atouts féminins, de là l’envie de fuir à tout prix, y compris celle,
qu’autrement, on aime pourtant. A quoi tient cette peur de s’engager, de se
livrer à l’usure et à la connaissance quotidiennes ? Un état de vie
religieux ne met aux prises que le moine et Dieu, et Dieu a tant de truchements
que l’on peut s’en distraire, de bonne foi, c’est le cas de l’écrire, des
journées et des nuits entières, mais on n’a jamais la contrainte d’une
incontournable présence. Si personne ne saurait convoquer Dieu, ni même ce qui
Lui ressemble le plus, la grâce de Le prier, en revanche personne en couple ne
peut s’émanciper de l’autre sauf à se séparer physiquement ou à vivre
l’insupportable. L’état conjugal est redoutable si l’on n’espère qu’en l’autre
et si l’on se défie par avance de ses propres forces. En quoi la relation
sexuelle est une excellente parabole, plus l’on a peur de faillir, le plus – de
fait – l’on est inférieur à ce que l’on se proposait ou que l’on se doit, ainsi
qu’à l’autre. Il me semble que cette angoisse qui fait tout éclater tant qu’on
croit en avoir encore le loisir, alors qu’on ne l’a déjà plus et qu’on va tout
perdre, et d’abord celle qu’on eût pu épouser moyennant moins de formes et davantage de délais, si
l’on y avait songé ensemble, est une sorte de maladie, on n’y peut rien, je ne t’en crois pas atteinte
et j’espère que Régis y est insensible. Tu me le décris un peu compliqué, ce
qui ne signifie pas qu’il soit complexe. Respecte ses silences, ne t’inquiète
pas de ses baisers, ils ne conjurent pas quelque malédiction qu’il aurait en
son intime proférée, de peur, contre toi, parie qu’il est naturel et il le
restera. Ne t’inquiète pas davantage de sa beauté, elle n’est que pour toi,
celle des femmes est déjà relative, celle des hommes plus encore puisque leur
beauté quand ils l’ont, les embarrassent et les gênent dans un univers encore
dominé par le masculin, donc par la jalousie, le mimétisme, par une certaine
laideur ultra-courante qui excuse tous les comportements d’impuissance que sont
ces libidos se défoulant en gouvernement d’entreprises et en croissance
externe… ainsi qu’il est dit et payé joliment.
Mon souhait, mon vœu – pour toi, ma chère enfant –
sont que jamais tu ne prennes en horreur les mains de ton mari, parce que tu
les aurais vues – celles-ci – toucher de l’argent, manier des billets ou des
jetons. Les mains d’avare et les mains de joueurs dans la réalité se
ressemblent, si antagonistes qu’on puisse croire les uns et les autres ;
le mauvais rapport à l’argent est le même. Ici, il est impossible d’avoir cette
vision tant les billets sont déchirés, fatigués, épuisés ; les femmes se
teignent les paumes au henné et les hommes roulent les billets comme du papier
à cigarettes ; les avares enterrent des sacs, les joueurs n’ont aucun
casino et les coups d’Etat depuis vingt ans ont tous échoué ; le talent
ici, sinon la profession, est le plus souvent, d’être renseigné. Je ne l’ai
jamais été qu’après coup, dois-je le regretter, alors que tu es ma Mirabelle.
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