vendredi 23 mai 2014

un mariage - récit (4)



 

 

 

Lettre d’Augustine de Mahrande à Mirabelle





J’ai souhaité un frère, un fils, et je t’ai eue, reçue… laisse-moi cependant les évoquer, tant ils ont existé dans mon esprit, et à bien y regarder, dans ma vie. Tu vas comprendre.

Ce fut d’abord Sacha, un gros chien – noir, sauf une cravate blanche sous le ventre, qui louchait un peu, était bas sur pattes et avait le poil qui rebiquait, un peu ballot de caractère mais bon au possible, qui sans doute acceptait de passer pour un animal un peu limité, parce que cela lui facilitait les relations avec les autres, chiens et humains. Je l’aimais comme on aime le compagnon de jeu, toujours prêt, toujours docile, toujours altruiste. Les premières grandes vacances dont je me souviens, je les passais seule avec lui chez le frère de Mère-Grand, l’oncle Christian, en Bretagne médionale, une propriété immense de landes,n de plantations de pins, de chênes rouges et même de quelques hêtres, c’était l’été avec des balles énormes de paille que l’on ne venait pas retirer, les prés avaient été apprêtés pour accueillir des chevaux à la pâture, mais ceux-ci ne venaient pas. Notre oncle était absorbé par le classement de sa bibliothèque qu’il voulait méthodique après avoir de longues années noté seulement au revers de leur jaquette la date et le lieu d’acquisition, jamais ceux de leur lecture, car il achetait pour ne pas avoir à chercher ensuite et se réservait la lecture pour une suite qui ne venait qu’à l’occasion d’articles que des érudits ou d’autres correspondants lui demandaient. La journée était à nous, seule contrainte, mettre des bottes, pour moi, car il pouvait y avoir des vipères ; Sacha partait avec moi sans rien, mais accompagné d’une amoureuse qu’il s’était conquise sur place, une petite british staff, couleur bringé, ravissante et douce, queue et oreilles intactes ; ils ne décollaient pas l’un de l’autre. Pour moi Sacha était le véritable frère que je n’avais pas eu, il dormait dans ma chambre et cet été-là il me sauva probablement la vie. Nous partions donc le matin et descendions jusqu’à l’eau, un rentrant de mer qui à marée basse laissait à peine un bief en bas des prés, mais à marée haute l’eau venait jusqu’aux pâturages ; entre deux, ce pouvait être des vasières, c’était surtout un sol étrange avec des mousses et des pousses de couleurs vives, inouïes, du rose, du rouge, des violacés ; ce matin-là, les chiens allaient à leur habitude en piquant des galops, en s’enfonçant dans les fourrés, en zig-zaguant comme s’ils avaient eu un itinéraire compliqué et obligé. Raïssa bondissait et quoique beaucoup plus petite, tenait la distance et parfois le précédait, parce que plus leste. L’eau n’avait pas encore descendu mais la vase se découvrait. La petite chienne, habituée à la baignade, y entraîna aussitôt Sacha ; quel bonheur de les voir ainsi heureux, les narines à fleur d’eau, avec un pagayage solide, je m’approchais, et tu devines que je m’enfonçais. Je me suis enfoncée de plus en plus, car pour dégager une jambe, je prenais appui sur l’autre et me donnait plus encore à cette sorte d’étreinte qui n’en finissait pas, qui était si lente qu’au début je n’y crus pas, puis quand la vase fut au-dessus de ma botte et que me dégager de celle-ci n’était pas non plus possible, j’ai pris peur et j’ai appelé.

C’était un paysage de rêve, le ciel était immense, avec des habits nuageux, des perspectives lointaines, des chevauchées parfois d’amas plus foncés, des oiseaux, on était en Août, passaient en formation fléchée, ce n’était plus le temps des échassiers mais les mouettes naviguaient tranquillement, des hirondelles volèrent bas, tournoyèrent, disparurent. De l’autre côté du plan d’eau, très loin, le village, et en face tout juste le fermier avec lequel l’oncle Christian s’était brouillé depuis qu’il avait pris celui-ci, à qui il avait prêté gratuitement l’usage de ses hectares, en train de cotiser et de se faire bien plus qu’un droit de préemption. Toi qui aimes le droit, comment imagines-tu qu’un transfert de propriété soit possible à l’insu de celui qui a acquis ou hérité régulièrement une terre. C’était en train de devenir le cas. N’importe, en face il y avait les vaches du bonhomme, et un peu plus haut les bâtiments de sa ferme, ce n’était à vol d’oiseau qu’à peine plus loin de la longère de notre oncle, mais de là-bas on devait m’apercevoir. J’avais marché sans rencontré personne que les grillons par dizaines sautant à chacun de mes pas, que je sois à patauger ou au sec. J’ai appelé, le criais, j’enfonçais, j’avais peur, cela durait et la mer quittait les herbages, découvrait de plus en plus de vase et celle-ci était, me semblait-il, de plus en plus profonde. Sacha mon frère fut alors génial, en se couchant à mes pieds, il me fournit le point d’appui que je cherchais et dont je désespérais, je pus poser un pied nu sur son dos, et de là m’arracher et sauter vivement encore sur de la vase, mais celle-là déjà en train de sécher, sauvée… La petite bull regardait, attentive et impuissante, mais je suis convaincue encore aujourd’hui qu’ils avaient délibéré ensemble comment me tirer de la mort, c’est le psaume que j’avais vécu, cette irrésistible succion de l’enfer, l’alcool, le jeu, la vase… Je racontais mon aventure au vieil oncle, il avait alors soixante ans, on lui prêtait des maîtresses qu’il n’avait sans doute plus, il avait même eu un projet de mariage avec une extrême jeunesse et la chronique ne disait pas pourquoi la chose ne s’était pas faite, si même elle s’était célébrée ; il vivait seul en apparence, mais je savais que ses livres et son passé étaient sources de compagnonnages, de recoupements intimes et de dialogues que je l’encourageais comme Mère-Grand à écrire, mais s’il savait raconter et mieux encore commencer de composer un récit dont il tenait aussi la chronologie de la rédaction et des problèmes qu’il y rencontrait, jamais il n’aboutissait, les inédits étaient à la clé, il n’était de parole avec aucun éditeur, aucun directeur de revue, son chef d’œuvre était une prose putative, il y ajoutait ce qu’eût été la mise au net de ses entretiens avec une psychologue de moitié son âge peut-être avec laquelle on ne démêlait pas en famille s’il lui servait de patient pour des exercices méthodologiques, ou si c’est elle qui lui était secourable et l’aidait, quand il était dans le creux, à exorciser la dépression, comme on nomme le diable pour plus vite le faire fuir ; ils croyaient tous deux à la construction par le langage et cette foi-là, assez fondée, coupait sa propension à écrire, il s’y adonnait par à-coups, ouvrait des chantiers et l’informatique tant pour ses archives que pour ces essais eût été sa servante exemplaire, il mourut sans l’avoir recrutée. Et la propriété, ses vasières, mais non ses livres qui nous sont revenus, fut cédée, selon ce qu’il avait testé, à une œuvre permettant l’éducation ensemble d’enfants orphelins de mêmes parents.

Justement, voici l’histoire du fils que je rencontrai mais ne sus pas accueillir.  La seule fois où j’ai accompagné ton père, pour ses affaires, au Brésil. Affaires essentiellement à Rio de Janeiro qui avait été longtemps la capitale politique, mais jamais économique, du pays. Il avait à terminer, sans date possible à prévoir, une négociation qui ne marchait pas bien, et marcher seule dans des avenues immenses ne me tentait pas ; quant aux plages, elles étaient moins pittoresques qu’on ne le croit et l’on se lasse vide de la perfection physique des filles et du patibulaire des hommes. Je décidai, avec son accord, de visiter le nord-est et m’y envolais seule. Recife, point le plus proche des Amériques depuis l’Europe, ressemble à la plupart des villes côtières de ce pays, des bordures de mer, souvent des récifs, d’où le nom, une barre empêchant là la navigation de plaisance, des gratte-ciels et des villas patriciennes en alternance, cela n’avait rien d’original et je suivis les conseils d’une agence de tourisme pour aller demander une chambre d’hôtes au monastère bénédictin d’Olinda. La ville date des Portugais et de leurs premiers temps, là, il y a eu le passage des Hollandais commandés par un prince de Nassau dont la maison – coloniale, naturellement – existe toujours. Tout dans ces ruelles, sur ces pavements, avec une flore qu’on croirait sortie d’un gigantesque herbier évoque ces gravures très coûteuses que produisit l’exploration des Bataves. Le monastère est du plus beau baroque, les azulejos sont aussi beaux qu’aux environs de Lisbonne ou à Tomar ; je me liais avec le moine préposé à l’accueil, je n’étais pas retraitante mais curieuse, et plus du nord-est brésilien que de Dieu, a priori identique sous toutes les latitudes et dans toutes les langues, il en convint et entreprit très habilement de me satisfaire. Sa sœur, en effet, habitant non loin, s’offrait à me servir de guide, nous prîmes rendez-vous à l’hôtel de ville et elle commença son périple et ses textes par les intérieurs de celui-ci ; entre les deux piles d’un magnifique escalier à double révolution, là où l’on se serait attendu à une fresque aux carreaux bleus selon l’art portugais, il y avait une toile moderne mais figurative, un thème de chats, de toits baroques, de palmiers, vigoureusement traité, j’admirais ce qui ne m’était pas demandé et compris que c’était l’œuvre de mon guide. Le parcours du premier jour achevé, nous dînâmes chez elle, elle me raconta son histoire, l’époux fondateur d’un des deux partis communistes brésiliens, les massacres perpétrés à domicile par Staline appelant les meilleurs en stage à Moscou et le mari y échappant à peine, pour aller ensuite dans les geôles de la dictature militaire, parvenir à s’échapper la laissant, jeune fiancée, sur place, dans cette maisonnette aux chats, comme il se devait. Il finit par revenir, une nouvelle fois de l’Union Soviétique, mais le cœur lui manqua, littéralement, à l’atterrissage à Sao Paulo, du haut de la passerelle. Elle me montra ce qu’elle avait peint devant la dépouille de son mari, l’électricité manquant, la bougie avait coulé sur la toile, et tentant de l’effacer, elle avait trouvé une nouvelle technique. Je lui achetais sur le champ deux tableaux, peints sur bois, l’un selon cette technique présentant assez gauchement deux amants dans un sous-bois, enlacés à la faveur de la lune, leur peau blafarde et comme pestiférée, mortelle étreinte que serait leur amour, et l’autre présentant en grandes dimensions le panorama d’Olinda, sous le hamac d’une fille nue avec dans le fin fond les fumées et tuyauteries des raffineries et de la ville moderne. Mère-Grand les recevant quelque temps après mon retour fut offusquée de la pilosité de la fille au hamac et cela partit sous les combles, dont je les ai retirées pour les avoir ici, à Toujounine, ce qui n’est pas sans choquer mes hôtes musulmans, mais cela équilibre l’oratoire, surtout quand y est la Présence réelle… Comme le vert et le bleu ne se distinguent pas dans certaines langues du Fleuve, la bordure bleue que j’ai choisie pour  figurer les plinthes au bas de mes murs en banco, donne à mes visiteurs l’impression que j’honore le Prophète selon sa couleur. Tu ne connais pas ces tableaux. Sais-tu que ton mari et toi, je vous attends, puisque je ne peux assister à votre mariage. Pourquoi ne pas t’avoir invitée plus tôt, m’être séparée ainsi de toi, ne plus te connaître que selon les lettres de Mère-Grand et aussi les tiennes depuis que tu m’écris ? Je pense pouvoir te l’expliquer maintenant que tu es mariée, et qu’un homme est avec toi – mais de vive voix

Le malentendu sur la couleur du Prophète est du genre qui faillit provoquer mon adoption d’un petit Brésilien. Je quittais Olinda après une semaine monastique et touristique, et aussi d’une reprise de mes essais d’aquarelliste ; la vieille ville, ses carreaux bleus et blancs, ou plutôt gris bleus et blanc d’ivoire s’y prêtaient, les palmiers donnaient à mes dessins une facilité que j’ai peu. J’en ai aussi ici, d’un autre genre, peu élancé ; on ne trouve ceux d’Amérique du sud que dans le nord du pays, Atar, Chinguetti, Ouadane, ces noms qui ne te disent rien mais qui sont devenus ceux de cette étrange patrie où je mélange histoire et géographie, lis le soir à la chandelle de vieux rapports d’encore plus vieux administrateurs coloniaux et quand j’en ai le temps, dans les fins de semaine musulmane, dialogue avec un des cousins du père-fondateur aussi francisé qu’il est versé en littérature arabe classique, il a les yeux bleus ce qui est rare pour un beïdhane et l’on prétend que Brigitte Bardot, et plus certainement Odile Versois ont été ses amantes, il a également commandé des circonscriptions administratives et fait du renseignement, c’est un mélange rare de dilettante, de conteur et de conspirateur, car bien entendu il haît l’absurde dictature militaire qui a succédé à son parent. Mais je ne t’ai, pour l’heure, entraînée qu’au Brésil, dans le nord-est, le pays de la canne-à-sucre entre les champs desquels on peut rouler des heures, et cela semble un défilé de hallebardes ou de lances brandies haut, avec un revers brillant comme de l’acier et un endroit d’un vert dur et mat. J’avais loué une voiture, j’avais une carte, des réservations d’hôtel et je pensais revenir par la côte du nord au sud en une petite semaine, mais je fis halte dès la première bourgade un peu pittoresque et déjà assez loin dans l’intérieur du pays, pensant qu’il serait peut-être possible de couper plus court. Teresa d’Olinda m’avait d’ailleurs signalé un sculpteur sur bois naïf, après que j’ai passé en sa compagnie une grande matinée chez un autre artiste, Tiago, sculpteur en céramique, produisant d’énormes silhouettes féminines aux attribus hypertrophiés depuis qu’il avait réalisé que si les Indiennes n’ont ni hanches ni seins, en revanche les Suédoises en sont pourvues ; ses œuvres, il m’eût voulu pour modèle mais j’avais définitivement tout donné à mon sculpteur allemand, comme tu le sais, ne me tentaient pas plus que lui. C’est ce qui m’avait décidé à partir car ma cicerone et même, me semblait-il narquoisement, son frère religieux me poussait à m’établir sur place, dans le farniente et les beaux-arts, je n’eusse pas été la seule dans cette position et si tu me mets là-dessus je serai intarrissable tant la ville, sans en rien ressembler aux colonies d’une certaine société sur beaucoup de rivages méditerranéens, a inspiré des vocations sédentaires aux plus nomades de ses visiteurs.

Celle où j’étais entrée avait pour spécialité et renommée la poterie, elle échappait encore aux touristes, d’ailleurs la saison était trop chaude et il fallait que je sois totalement étrangère au pays pour me déplacer ainsi que je le faisais. Je parcourus les premières rues, elles convergeaient vers une de ces places au plan triangulaire et pentu qu’affectionnent les Portugais, ces gens parce qu’ils sont tolérants apprécient le dissymétrique qui nous paraîtrait horrible. J’ai dû attirer son attention, mais ne m’aperçus de sa présence qu’après avoir quasiment traversé la ville pour aboutir à de gigantesques étals, naturellement en plein air, c’était une mer de poteries, de compositions disparates et de toutes tailles, mais chacune faite du même matérau, un ocre solide et brun qui avait ses ombres plus claires et se prêtaient au touché comme s’il avait été vernissé ; je ne marchais plus que lentement et l’enfant vint devant moi, droit devant une poterie, c’est lui qui l’avait faite, il prenait des cours, m’expliqua-t-il gravement. Chez son père ? car il ne pouvait avoir plus de dix ans. Il avait les cheveux noirs et le teint mat qui sont là-bas ceux de tous, mais son regard était inoubliable tant il était donné. Je n’ai jamais vu, et je n’avais jamais encore rencontré, je n’imaginais pas possible qu’on puisse se donner ainsi des yeux, aussi totalement, aussi soudainement, et surtout à une inconnue, à une étrangère, à une adulte. Il n’avait ni père ni mère et je compris qu’il était de ces quinze ou vongt millions d’enfants qui, au Brésil, ne sont pas des enfants perdus, mais pis encore des enfants de la rue, c’est-à-dire du dehors, des enfants complètement exclus de ce qui constitue et soutient la vie. La vie de famille, les vies des familles.

Pendant que je vivais sous ce choc, et que j’allais y passer toute une journée, délibérant de plus en plus intensément ce que j’allais faire, ce que je pouvais faire, ce que je devais faire, ton père se donnait à autre chose en forme de récréation qui ne porte pas à conséquence mais à quoi je ne m’attendais pas et qu’il me répugne de te raconter. Etait-il ivre ? avait-il joué ? était-il désespéré, las de sa négociation, il se laissa aller à séduire ou à être séduit par un garçonnet sans doute un peu plus âgé et mûr que mon fils putatif du nord-est, mais pas bien vieux non plus, qui montait à sa chambre d’hôtel un tableau qu’il venait d’acheter dans la galerie du hall d’entrée. Ils n’avaient que peu joué ensemble, guère qu’une contemplation dont il ne savait rien dire, ton père n’a jamais été un conteur et tout lui demeure intérieur, mais ce dont il se souvenait et il me disait que cela lui resterait sa vie durant, c’était le visage extatique du garçon – extraordinairement prénommé Jules César, à la manière dont un temps en Union Soviétique, on baptisait civilement sa progéniture du beau nom d’une conquête révolutionnaire, tel que tracteur, batteuse ou camion quand la collectivité en avait enfin un exemplaire… - une extase provoquée, entre ses jambes, le visage du garçon qui avait fait jaillir la semence de l’adulte. Il avait plongé l’enfant dans la baignoire, l’avait frictionné puis en une grande heure de voiture l’avait raccompagné chez ses parents ou ses correspondants dans les interminables faubourgs de la ville, pas les fameuses favellas, mais des bâtiments encore plus ternes et situés comme si l’on ne devait vivre nulle part. Dans le nord-est que je m’appropriais pendant ce temps-là, s’est donc jouée ma postérité, ma chère Mirabelle, et le frère adoptif que tu n’as pas eu, faillit entrer dans la famille, ce jour-là. L’histoire durait, elle était sans paroles ou presque, le petit me fit visiter les champs entiers de l’exposition, il m’emmena là où une femme de mon rang devait prendre son repas, il m’eût dit que son ambition était pour plus tard d’être bandit ou président ou encore gouverneur (c’est la fonction élective à la tête de chacun des Etats composant le Brésil), que je n’en eusse pas douté tant il était persuasif, son regard me happait mais pas du tout pour me prendre ou me réduire, me captiver, c’était pour m’entourer, me bercer, m’apprendre la douceur de la vie, la vitesse à laquelle elle coule et où il faut, par conséquent, la saisir, et il disait que la douceur c’était lui, lui au coin de la rue, pas du tout ces magnifiques prostituées que j’avais vues à Rio de Janeiro, et dont j’eusse mieux compris que ton père fasse quelque chou gras, mais la proposition d’enfant qui, juste retour des choses et d’une certaine éthique démocratique, choisit ses parents puisqu’aussi bien nativement il n’en a pas, il est donc bien libre, n’est-ce pas ? Il était libre, vraiment, mais moi je ne l’étais pas. Tu n’étais pas en cause, ton père non plus et Mère-Grand aurait tout accepté, surtout si elle avait, à son tour, été regardée ainsi, adoptée par cet enfant, c’est moi qui étais enserrée dans des corsets à l’intense laçage et je ne savais encore respirer par moi-même. Cela ne m’est venue que d’un coup, ce coup qui me fit parler à ta grand-mère et partir aussitôt ensuite en Mauritanie. L’enfant marcha avec moi toute la journée, je le sentais fatigué, se fatiguer et j’en étais responsable, je sentais qu’il avcait consciuence de jouer sa vie, sa chance, tout, et il n’avait rien que son petit vêtement, un pantalon très propre qu’il lavait tous les soirs et remettait le matin, ayant dormi nu dans sa chemise, le plus souvent au seuil d’un petit hôtel pour clientèle locale, peut-être sordide et où on lui permettait de prendre de l’eau, de se doucher et parfois d’avoir presque un repas avec des restes. Je me dis que j’aurais, en France, au moins pu lui léguer Sacha, qu’il eût été moins seul. Ce qui me déchira fut son départ, sans un mot, et sans un dernier regard de ses yeux qui m’avaient définitivement séduit. Il avait, d’âme, compris que je n’allais pas l’adopter, que continuer à me suivre méritait certainement sa fatigue, car il pouvait penser m’être utile tout prosaïquement en me guidant, mais que l’essentiel n’aboutirait pas, il me quitta comme s’il avait soudain préféré la réalité et donc pleurer seul. Tout seul.

Je téléphonai à ton père que je rentrais directement en France depuis Recife sans repasser par Rio ni l’y retrouver ; il n’eût rien à redire, ne répliqua pas, il y avait cette lâcheté qui me détournait de lui, j’étais peu consolable, mais il aurait pu tenter de m’arracher quelque chose puisqu’un enfant parvenait bien à se faire adopter dans ce pays où passent des étrangères, du moins avais-je eu cette couleur de peau, mais pas celle du cœur. Cet événement sans conclusion que ma fuite ayant provoqué par avance la sienne, a été décisif, il m’a décidé au départ en Mauritanie, je ne pouvais plus supporter ce qu’il est convenu d’appeler le bonheur, et si belle et assidue auprès de moi que tu sois, ma Mirabelle, tu devines bien que je n’étais pas heureuse avec ton père, et je sais que tu ne l’as pas été, amour et bonheur ne riment pas, et je finis par croire que le bonheur importe davantage quoiqu’on ne le trouve et le garde qu’en aimant. Je pourrai t’en dire d’expérience, et notamment sur l’erreur de toute exclusive, les racismes et sexismes se fondent d’ailleurs sur cet accaparement, ne pèse pas sur ton mari, donne-toi à lui mais selon ce que ton cœur te prédit, car se donner est impossible à une créature. Méditations en miettes que tu sauras ramasser, le maheur et Dieu ont en commun de nous unifier, le bonheur nous fait choisir, l’amour sépare et inquiète, je suis une petite fille à t’écrire ainsi peut-être parce que des aveux me pèsent que je ne pourrai te dire, d’amour vrai, qu’en tête-à-tête.

Ma vie est ici, donc, heureuse, les étoiles sont au-dessus de mes plafonds bas chaque nuit, les chèvres et les moutons entourent ma maison que je clôture pour ne pas me distinguer. L’oratoire, sa fête silencieuse quand on y dit la messe, chaque jour, je m’y assieds, j’ai deux chiens jaunes du désert, doux et efflanqués, la mère et le fils, qui m’accompagne pour cet office que je lis en solitaire, mais au total j’y suis peu, la maternité me requiert nuit et jour et j’en suis heureuse, les femmes ici sont belles qu’elles soient du sud ou qu’elles soient arabo-berbères, l’esclavage est une chose compliquée, mais pas la condition féminine, qui est d’une liberté localement très exceptionnelle en Afrique. Hommes et femmes, adolescents continuent de porter la tenue traditionnelle, simplement parce qu’elle est la plus appropriée au climat, ainsi n’y at-il aucune démonstration d’intégrisme ou de nationalisme qu’on verrait ailleurs ou en France. Je ne me sens pas exilée, je suis reconnaissante à la vie de ces successives conversions qu’elle m’a demandé de faire et d’abord celle de te recevoir comme ma fille, chère Mirabelle.

Je ne vais pas plus avant, tu devines peut-être, c’est lourd. Ton père me visite désormais tous les ans, j’en suis contente, il m’aide et se rachète, de quoi ? De bien moins que ce qu’il croit et de bien plus que ce que je sais et ne peux encore partager avec toi. Si j’ai un conseil à te donner pour ces derniers jours avant ton mariage, ce serait que tu entres à l’église déjà enceinte de ton mari ; même à quelques heures près, ton anticipation sera décisive. Je n’ai pas d’autre expérience à te donner et tu me vois là toute dénuée des mots qui font la tendresse d’une mère pour sa fille, je te regarde et voudrais avoir ces yeux qui me chavirèrent et m’embrassèrent au Brésil. Je n’ai jamais cessé de penser à toi tant tu ressembles à une de mes amies d’enfance, morte peu après ta naissance, Amélie dont tu as dû entendre parler par Mère-Grand ou par ton père. J’aime à penser que là où elle est, elle t’aura protégée sans cesse. J’aime aussi l’image que m’a donnée de toi par lettre ta grand-mère, ton culte pour les lieux de ton grand-père et cet agenouillement que tu perpétues en son souvenir, la main à l’angle de son grand bureau Mazarin. Il me semble ne t’avoir donné, enfant, que des leçons de beauté et cette statue qui me représente à un âge que tu as maintenant atteint, et qui donc te ressemble à présent, a trop insisté sur ces apparences que les hommes apprécient mais ne discernent que mal. Je te voudrais aimée d’âme et aimant de cœur, c’est une composition à deux qui est assez rigide, où la jalousie est aussi blessante et où l’on n’a jamais qu’après très longtemps assez d’humus sur nos passés pour que ceux-ci ne réclament leur dû de division, voire de haine, quand il y a la petite descente en dispute et de la dispute la dégringolade en surdité puis autisme. Il vaut mieux s’éloigner tant qu’on s’aime plutôt que risquer une coexistence que l’amour ancien empêchera toujours d’être pacifique, j’ai agi par impulsion, c’est le côté des femmes, tu le sais comme je l’ai vécu, je ne veux pas dans ces derniers jours où déjà tes jambes se prennent dans le blanc de ta robe d’épousée t’abreuver de ce que je ne sais pas.

Aussi me permettras-tu de terminer par ce que tu m’as donné, toi, Mirabelle.

Tu es ma meilleure amie, ma seule amie depuis qu’Amélie est morte, il y aura bientôt vingt ans, peut-être même n’était-elle pas autant mon amie que tu as su et accepté de l’être. La sœur de ton père, toujours évasive, ne l’a pas remplacée. L’amitié entre deux générations et quand la filiation sépare tout par de la pudeur, je l’ai vécue et je l’ai par toi. C’est tout autre chose, et probablement est-ce plus fort, parce que si inattendu, quand s’en produit le premier signe, chez celle que je prenais pour une enfant : toi. Nous nous respectons l’une l’autre, nous communiquons sans embarras ni hiérarchie, tu es si intime avec moi que je pourrais n’être pas ta mère et j’ai parfois eu, mais sans te les écrire, des dialogues que je saurais te répéter comme si tu étais bien davantage que ma fille, une amie qui en saurait autant que moi sur moi-même, qui ignorerait autant de la vie que j’en ignore moi-même et notre science existentielle est bien de joindre ce savoir et cette ignorance et parties de nous d’aller à la grande rencontre de ce qu’on ne connaît pas. Enfant, j’aimais être surprise et l’âge adulte m’a tout réservé à répétition, en termes d’imprévu, à commencer par toi, et à continuer ces jours-ci par l’annonce soudaine de votre mariage. Je cherche davantage la physionomie d’âme de Régis que son visage ou sa silhouette, le son de voix m’en apprendrait, mais il nous faudrait un rendez-vous téléphonique, ce qui – ici – est aléatoire. J’ai souvent constaté que le mariage des enfants était d’abord très mal vécu et reçu par les parents respectifs, l’endogamie et la pudeur dirigent clairement les fratries, il y a des souvenirs, parfois sexuels, un petit peu, qui demeurent de l’enfance à la vieillesse et l’on s’initie autant aux sentiments qu’à l’anatomie entre frères et sœurs. Parce que je suis loin, parce que nous vivons très différemment, parce que je suis sans homme et sans enfant à présent, tu m’apportes, dirai-je, un mariage dont je voulais. Je ne saurais pour qui je le voulais, il est à toi puisque tu me l’apportes et je ne parle pas d’un faire-part ou d’une invitation. Non… je me sens assez en communion avec toi pour vivre en fratrie et donc cumuler les initiations mutuelles, et de là aller à l’amitié que l’amour ne dissipe mais augmente de ses tiers puis de ce qu’il produit. Il y a quelque chose de sacral dans ton attente de la cérémonie, comme peut-être vous avez attendu l’heure et le lieu de vous aimer – ou pas ? je ne sais et cela ne me regarde pas, malgré le conseil que je te donne plus haut – une attente qui n’est pas un compte-à-rebours mais un en richissement anticipé de ce que l’on va vivre.

J’ai très bien connu les affres d’un ami, et l’oncle Christian me l’a confirmé par sa propre expérience – en la matière, absolument désastreuse – à l’approche de son mariage. Une sorte d’angoisse de mise au tombeau prématurée, une manière d’envisager le couple comme une manducation unilatérale, comme une monstrueuse rentrée dans un sein qui serait étranger et trompeur et où l’homme se ferait digérer par l’abus des atouts féminins, de là l’envie de fuir à tout prix, y compris celle, qu’autrement, on aime pourtant. A quoi tient cette peur de s’engager, de se livrer à l’usure et à la connaissance quotidiennes ? Un état de vie religieux ne met aux prises que le moine et Dieu, et Dieu a tant de truchements que l’on peut s’en distraire, de bonne foi, c’est le cas de l’écrire, des journées et des nuits entières, mais on n’a jamais la contrainte d’une incontournable présence. Si personne ne saurait convoquer Dieu, ni même ce qui Lui ressemble le plus, la grâce de Le prier, en revanche personne en couple ne peut s’émanciper de l’autre sauf à se séparer physiquement ou à vivre l’insupportable. L’état conjugal est redoutable si l’on n’espère qu’en l’autre et si l’on se défie par avance de ses propres forces. En quoi la relation sexuelle est une excellente parabole, plus l’on a peur de faillir, le plus – de fait – l’on est inférieur à ce que l’on se proposait ou que l’on se doit, ainsi qu’à l’autre. Il me semble que cette angoisse qui fait tout éclater tant qu’on croit en avoir encore le loisir, alors qu’on ne l’a déjà plus et qu’on va tout perdre, et d’abord celle qu’on eût pu épouser moyennant  moins de formes et davantage de délais, si l’on y avait songé ensemble, est une sorte de maladie, on  n’y peut rien, je ne t’en crois pas atteinte et j’espère que Régis y est insensible. Tu me le décris un peu compliqué, ce qui ne signifie pas qu’il soit complexe. Respecte ses silences, ne t’inquiète pas de ses baisers, ils ne conjurent pas quelque malédiction qu’il aurait en son intime proférée, de peur, contre toi, parie qu’il est naturel et il le restera. Ne t’inquiète pas davantage de sa beauté, elle n’est que pour toi, celle des femmes est déjà relative, celle des hommes plus encore puisque leur beauté quand ils l’ont, les embarrassent et les gênent dans un univers encore dominé par le masculin, donc par la jalousie, le mimétisme, par une certaine laideur ultra-courante qui excuse tous les comportements d’impuissance que sont ces libidos se défoulant en gouvernement d’entreprises et en croissance externe… ainsi qu’il est dit et payé joliment.

Mon souhait, mon vœu – pour toi, ma chère enfant – sont que jamais tu ne prennes en horreur les mains de ton mari, parce que tu les aurais vues – celles-ci – toucher de l’argent, manier des billets ou des jetons. Les mains d’avare et les mains de joueurs dans la réalité se ressemblent, si antagonistes qu’on puisse croire les uns et les autres ; le mauvais rapport à l’argent est le même. Ici, il est impossible d’avoir cette vision tant les billets sont déchirés, fatigués, épuisés ; les femmes se teignent les paumes au henné et les hommes roulent les billets comme du papier à cigarettes ; les avares enterrent des sacs, les joueurs n’ont aucun casino et les coups d’Etat depuis vingt ans ont tous échoué ; le talent ici, sinon la profession, est le plus souvent, d’être renseigné. Je ne l’ai jamais été qu’après coup, dois-je le regretter, alors que tu es ma Mirabelle.

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