vendredi 2 mai 2014

journal d'antan - fragments - Mai 1967




+                                                                  Vendredi 5 Mai 1967


22 heures 10

Nicole.
Que faire ? Qu’être pour l’aider ?
Elle est dans l’impasse et nous y entraîne.
Espèce d’aboulie de tout elle-même. Très sensible mercredi soir, quand je suis venu lui annoncer ma note de stage. Ne sachant où elle en est. M’aimant. Ayant besoin de moi. Mais ne sachant si elle m’épousera, ne voulant rien. Pleurant et doutant d’elle-même et de tout. Au début – après Pâques – espèce de réaction devenant un engrenage. Puis mise en question de son amour pour moi. Et maintenant, une sorte de vide, triste et sans issue. De désarroi devant la vie, et les décisions à prendre. Elle croit se dire à moi. Mais en fait, elle n’est pas claire, tout en étant très franche. Je la sens toute empêtrée et embrouillée douloureusement en elle-même. Une impression profondément démoralisante. Je ne sais pas du tout si elle va s’en sortir, et je ne sais quoi faire pour l’aider. Ne pas la voir, par réaction, pour lui faire sentir si elle a ou non besoin de moi, n’est pas une tactique. Elle a besoin de tendresse et de douceur, mais aussi d’éclairage intérieur. Au fond, elle n’a jamais eu à prendre de décision importante : et elle ne sait pas en prendre. Education et tempérament en sont responsables.

Je persiste à penser que je ne me suis pas trompé en la choisissant. Elle me force à être homme, et ne sera pas la femme de tête, trop maternelle, qui m’aurait « coiffé ». Elle a les qualités essentielles, physiques et morales, et intellectuelles que j’attendais. De mon côté, par ce que je suis et par ce que je veux, je peux l’approfondir, l’intérioriser, et l’accomplir. Je ne doute pas que nous puissions être heureux.

Mais tout cela est suspendu à sa capacité à « se » décider, et à la façon de se décider et au sens dans lequel elle décidera (ou ne décidera pas).

En attendant, je suis en état de léthargie et de dégoût pour tout. Que faire pour elle ? quand va-t-il y avoir un changement. La Providence – qui nous a, si manifestement, fait nous rencontrer – doit à nouveau nous réunir.
+
Politique.

Articles de Viansson-Ponté et de André Philip dans Le Monde, résumant fort bien la situation :
- légalité de la procédure des « pleins pouvoirs »
- but politique recherché
- importance capitale que la grève générale du 17 Mai qui marque la volonté des syndicats de jouer un rôle politique, volonté qui ne s’était pas affirmée depuis la guerre (contre-coup de l’impuissance de l’opposition)
- scandale que l’impréparation des projets et des textes. Rien n’a été décidé en période électorale, donc depuis quinze mois – cela se comprend encore – mais rien ne semble avoir été sérieusement étudié.

Depuis 1962, - puissance et unité du pouvoir exécutif (élection au suffrage universel du Président de la République)
                       - majorité de soutien au Parlement
(grâce à émiettement des oppositions aux élections)

Depuis Mars 1967, - approche sensible du bipartisme (majorité moins cohérente et moins nombreuse, opposition plus nombreuse, s’unifiant. Fédération sur le plan électoral, délégation parlementaire PCF et Fédération). Impossibilité, semble-t-il, d’un bipartisme constant en France. Les familles politiques, et les clivages, donnent lieu à quatre ou cinq grandes tendances. Par contre, il serait possible et souhaitable – c’est pratiquement ce qu’il se passe – qu’un Président cristallise
. autour de lui, une coalition – qui serait sa majorité
. contre lui, une autre coalition – qui serait l’opposition.

Mais – et c’est cela qu’il faudrait accepter de part et d’autre – cette distribution changerait quand changerait le Président. Ce ne serait pas forcément les rôles intervertis comme en Grande-Bretagne. Mais deux nouvelles coalitions. La majorité nouvelle comprenant des fragments des anciennes majorité et opposition.

On y gagnerait plus de souplesse, moins de hargne. On ne se battrait plus sur des mots vides, revendiqués par tous : démocratie, etc…

Il serait entendu que c’est l’élection présidentielle qui fixe le sort du pays pendant une période donnée et qu’elle ne peut être remise en cause par une élection législative. Il faudrait peut-être raccourcir le mandat présidentiel.

Matière à réflexion.

+

+                                                                  Samedi 6 Mai 1967


21 heures 45

Coup de téléphone de Nicole, qui me cause un chagrin fou. Toujours dans ses pensées et ses larmes. Disait qu’elle m’aime, mais du bout des lèvre, envisageant la rupture. Ne prenant toujours pas de décision. Convaincue de ma valeur. Mais pessimiste devant mariage et vie.
 
Aucun moyen d’action sur elle. Je ne comprends absolument rien, ou alors elle ne m’aime pas, ou alors elle est en pleine névrose. Je suis assommé.


+


Dimanche 7 Mai 1967


Questions à poser à Nicole


quand tu t’es fiancée, l’as-tu fait en pensant que tu t’engageais vraiment

– qu’est-ce qui t’a poussée à remettre en question
. le 27 juin
. Bertrand

qu’est-ce qui te fait peur dans Bertrand

qu’est-ce qui te fait peur dans la vie de Bertrand

– est-ce que Bertrand te demande trop ?

– te le demande-t-il mal ?

– pourquoi

comment peux-tu dire que tu m’aimes et ne pas accepter de te marier avec moi ?

– doutes-tu de toi-même ? de ta capacité à rendre Bertrand heureux ?

– es-tu en relations avec d’autres garçons depuis Pâques, ou penses-tu à certains, avec regret ?

– appréhendes-tu le côté « physique » du mariage ?

– ce que nous avons déjà vêcu sur ce plan ensemble, te pose-t-il des questions, te fait peur ?

penses-tu toujours que Bertrand est l’homme de ta vie ?

– te rends-tu compte de la nécessité d’une décision maintenant rapide, puisque la « crise » a commencé vers le 9 Avril ?

te rends-tu compte que Bertrand t’aime et t’accepte telle que tu es, à condition simplement que tu l’aimes, que tu veuilles l’épouser
– te rends-tu compte que la famille de Bertrand qui peut te faire peur,  - d’une part, tu ne la verras guère étant mariée
            - d’autre part, t’accueille à bras ouverts        

qu’est-ce qu’aimer quelqu’un ?

aimes-tu Bertrand ?

– crois-tu qu’il t’aime ?

– penses-tu qu’il te fera du bien ou du mal ?

– réalises-tu que la seule initiative que puisse prendre Bertrand est de rompre ? et que par conséquent l’initiative est à toi, l’épouses-tu, oui ou non ?

– si tu es décidée à épouser Bertrabd, pèses-tu bien que tu t’engages,
1° un mariage assez rapide et plus remis en question – Octobre prochain
  un enfant quand la Providence l’accordera sans planning ni précaution préalable, pour le premier enfant

– comment Bertrand peut-il t’aider à te décider

– qu’attends-tu de Bertrand
maintenant ?
plus tard ?

es-tu disposée à « perdre » Bertrand ?
par simple indécision de ta part ?

– as-tu « besoin » de Bertrand
. physiquement
. moralement
. affectivement

– sa carrière future te rebute-t-elle ?

– comprends-tu qu’un mariage repoussé à un an, qu’une décision, qu’une « préparation » de douze à quinze mois, ne sont qu’indécision, et repoussement de tout engagement ?

– aimes-tu Bertrand ?
– attends-tu de vivre avec lui, avec impatience ?

– pourquoi refuser de te marier aver lui ?

– comment envisages-tu la vie sans lui ?

– comment envisages-tu la vie avec lui ?
































Mercredi 10 Mai 1967


15 heures 30

Aucune volonté ni désir de faire quoi que ce soit. Dormir. Le temps me semble arrêté. Et pourtant il fait beau, et tout appelle à la joie et au bonheur. Mal de dents. Léthargie. Aboulie. Nicole. Nicole.

Depuis des années, espèce d’anxiété et d’attente du bonheur, calme, simple, quotidien. Rencontre de Nicole. Certitude de Nicole. Confiance en Nicole. Lettres de Pâques. Et depuis, me revoici comme avant, seul, dans le doute, dans moi-même à nouveau. Sans but.

Doute en la capacité de Nicole, de se décider, de choisir, de m’aimer, et de me rester fidèle. Alors qu’elle était parvenue à tant d’amour à Pâques, il est vrai que j’étais absent et que ce fut peut-être un excès de sensibilité et d’imagination – elle a pu s’arrêter, « être prudente », rompre toute une progression, refuser de s’engager. N’en fera-t-elle pas autant, après dix ans de bonheur ? Si ellea pu trouver dans moi et autour de moi, tant de choses qui lui ont déplu, ou l’ont incité à la réserve, n’en trouvera-t-elle pas à nouveau dans l’avenir ?

Attente de sa décision, de son amour. Mais que ce mois, depuis mon retour de Berlin, aura été éprouvant.

NICOLE

____



Rêvé – cette nuit – très chastement, de Béatrice, que je voyais et entendais très distinctement, et à qui j’expliquais mes fiançailles avec Nicole. Et le bonheur que je trouvais auprès de Nicole. Mais Nicole était absente, et j’étais bien avec Béatrice. Un simple songe.




21 heures 40

Coup de fil à Nicole, pour lui fixer rendez-vous pour demain après-midi, avant mon départ à Solesmes. Nous ne parlons pas le même langage : je parle amour, don total, confiance réciproque, je demande une décision positive, de mariage relativement proche, avant mon stage. Elle parle de prudence, de grande chose qu’est le mariage, dit n’avoir pas assez vêcu avec moi

Je doute de plus en plus de son amour pour moi, et de l’issue favorable. Chagrin profond de n’avoir pas trouvé ma compagne, alors que je croyais qu’elle s’appelait Nicole.

In manus tuas, Domine. Mais c’est dur.



Céder à Nicole, maintenant, mais sur quoi ? La suivre ? mais où ? Accepter Juin 68, mais s’agit-il de cela ? et est-ce possible – pour moi, qui ai besoin de certitude et d’amour
  – pour elle, exposée à douter encore de son choix.



+                                                                  Jeudi 11 Mai 1967


07 heures 55

Hier, Messe pour Madame, et visite de son appartement
. 9 Mai 1966 . 21 heures 40

Réveil au cours de la nuit, et ce matin, avec le sentiment de l’irréparable, déjà existant entre Nicole et moi. Je n’arrive pas encore à comprendre comment tout s’est déchiré. Sentiment très net depuis hier soir – et qui porte sur de longues semaines maintenant – que nous ne parlons pas le même langage. Comme elle ne prend aucune décision, et initiative, il va me falloir en prendre. J’ai peu de choix :
- attendre, je ne sais quel événement
- rompre, d’une manière plus ou moins nette
Chagrin et solitude.


+

+         Solesmes
                                    
                           Vendredi 12 Mai 1967


9 heures 10

Trajet Paris . Solesmes, avec Dom Meugniot, en voiture. Arrivée au Monastère, sous la pluie, à minuit. Nicole a vu longuement Dom Meugniot, jeudi, de 15 heures 15 à 17 heures. Je lui ai ensuite dit au-revoir au Bois.

Grâce à Dom Meugniot, qui m’a aidé à rassembler pas mal de choses en moi, et qui connaît maintenant Nicole et ce qu’elle sent actuellement, j’ai pris conscience de ce qui lui fait peur
- engrenage date mariage
- famille, Maman
Tout cela, elle me l’avait dit, mais je le comprenais mal.

Compris qu’en voulant et imposant presque un rythme rapide, il y avait – de ma part – une bonne dose de défiance vis-à-vis d’elle. Alors qu’elle mérite confiance. Compris que je ne lui avais pas réellement fait confiance jusqu’à présent.

Problème famille, Maman. Plus difficile à saisir. Mais aussi – sinon plus – important à ses yeux, que je sois même, et seulement moi-même, en face d’elle, que je ne juge  plus, et ne parle plus, comme à travers Maman. Que l’on ne sente plus qu’il y a derrière moi,Maman, et ma famille. Certes, aide à Maman. Mais aide « détachée ». Ne pas me noyer avec elle. L’aider et l’aimer, comme de l’extérieur. Ce qui d’ailleurs l’aidera mieux.

Admis et compris qu’il me fallait donc faire confiance pleinement à Nicole, et ne plus insister sur cette date de mariage, quelle qu’elle soit : Juin 1968, ou une autre date, plus tardive. Disons, après ma sortie de l’Ecole. La laisser profondément libre.

C’est à peu près à ce point de mon cheminement, que Dom Meugniot m’a dit que Nicole devait hier soir le signifier la rupture. Non pas la rupture éclatante et officielle. Mais la rupture entre nous.

Ainsi donc, en lui posant bien mal le problème : Novembre, ou rien du tout, j’aboutis à ce qu’elle réponde « rien du tout ».

Dom Meugniot lui a expliqué certaines choses chez moi, et lui a demandé d’attendre mon retour de Solesmes.

Ce qui est clair, c’est – qu’une fois de plus, la Croix m’est offerte et proposée. Il me faut me convertir, me transformer profondément. Faire confiance totalement à Nicole, ce qui n’rexclut nullement la force et la lucidité. Transformer ma relation personnelle vis-à-vis de Maman, pour mon bien, pour mon foyer avec Nicole, et pour le bien de Maman. Etre plein d’espérance, et d’un certain détachement dans le quotidien.

Il reste que
- à court terme, Nicole a le choix, qu’elle n’a pas encore peut-être réellement choisi. Certes, je vais revenir de Solesmes, ayant mieux compris ce qui lui fait peur, acceptant réellement et avec cnfiance de repousser « sine die » notre mariage, de n’en faire ni « casus belli », ni sujet de reproche. Mais, il faudra qu’elle me choisisse quand même, et qu’elle accepte – suivant son rythme, et ses modalités propres bien sûr – de se donner et de m’aimer. Car actuellement, elle en est – en grande partie par ma faute, ou plutôt par ma maladresse et par ma fougue – au point le plus bas.
- à long terme – et comme nous le savons depuis Janvier et comme l’a bien vu Dom Meugniot – Nicole et moi avons une forte personnalité, et il faudra une fidélité profonde, et un vouloir mutuel, sans cesse renouvelé.

Dans l’immédiat, louange à Dieu, pour avoir permis cette entrevue Dom Meugniot – Nicole. Nous avons évité un carrefour bien dangereux et qui nous eût entraîné on ne sait où.

Je me rends bien compte – c’est quand même quelque chose de vraiment acquis – que j’aime profondément Nicole. Souffrance d’avoir passé ce mois à nous éloigner l’un de l’autre. Peut-être le fallait-il d’ailleurs ? Puissions-nous – mon Dieu et notre Sauveur – nous retrouver tous deux, Nicole et moi, et nous aider à approfondir notre amour, et à faire route ensemble. Amen ! je te le demande, mon Dieu, de toutes mes forces et de tout mon cœur. Prends-nous en pitié, car sans Toi, nous ne pouvons rien faire.

+

Bientôt Tierce et la Messe.                9 heures 10
Il fait beau, mais comme à travers des larmes.


21 heures 15

Silence de Complies. Chaleur encore. Journée de chaleur douce, de lumière et de calme.

Tout ce que j’avais compris avec Dom Meugniot hier soir, m’a permis de relire – en la comprenant vraiment bien cette fois, la lettre que Nicole m’avait écrite le 25 Avril de Beaulieu. Avant de la relire cette lettre, j’avais déjà accepté vraiment le report de notre mariage à la sortie de l’E.N.A., et la nécessité pour elle (et aussi pour moi – confiance, meilleure connaissance, relation avec maman, maturité) de ce temps de fiançailles d’une grande année encore. Cette lettre m’a confirmé dans ce sentiment.

Télégraphié à Nicole à 15 heures 15. « Te demande confiance ma capacité te comprendre. Je t’aime. Confiance en toi. Bertrand ».

Deux choses de Dom Meugniot ce matin :
- l’homme doit apprendre à sa femme à se donner (beaucoup plus vrai encore, sur les plans non physiques)
- le temps des fiançailles est le temps nécessaire, après l’éclatement de l’amour, pour mesurer et acquérir la certitude qu’il est raisonnable, viable en quelque sorte.
Une chose du Père Sous-Hôtelier, ce soir.
- dix ans pour former à peu près un moine, vingt ou trente ans pour faire un bon moine (alors qu’on prétend fonder un foyer en quelques mois ou années).


+


Perception que jeudi – hier – Nicole a failli rompre. Mille détails – en dehors de l’assertion-même de Dom Meugniot – me prouvent la véracité et la teneur de cette assertion :
. cette volonté de ne donner aucun prétexte au revoir, en n’emportant chez elle ni Bernanos, ni les journaux de camp [1],
. cette soudaine volonté de voir Dom Meugniot avant de me parler,
. ce passé composé : « moi aussi, j’ai cru que vous étiez l’homme de ma vie ».
etc….
Effarement que tout se soit dégradé aussi vite entre nous, que j’ai perdu complètement la grâce à ses yeux (ma dernière lettre était « affolante » et aucun merci pour mes fleurs). Etonnement aussi devant ses brusques décisions :
– au moins en apparence – d’un coup, çà éclate
. remise en cause de la date du 27 Juin, arrivée sans crier gare, en quarante-huit heures
. décision de rupture, alors que j’étais à cent lieues de m’en douter, et que l’avant-veille, nous avions quasiment couché ensemble.

+

Prière profonde et confiante pour que Nicole pendant ces jours ne lâche pas prise, et ne craque pas. Et aussi pour qu’à long terme, elle se donne, se purifie, accepte sa vocation de femme.

+

Dom Meugniot doit écrire à Nicole, et préfère que je ne la revois pas avant qu’elle ait reçu sa lettre. La nécessité de cette « médiation » ne me plaît pas, et ne m’apparaît pas clairement. Mais je l’accepte, car au fond, si l’on est réellement au bord de la rupture, elle est plus que nécessaire. Mais j’ai tellement de peine à réaliser qu’au moins hier, l’on était au bord de la rupture, et pourtant c’est la vérité.

Déception tout de même du manque de confiance de Nicole en moi. Je m’y suis bien mal pris, mais quand même. Son amour aurait pu – déjà – être plus solide.

+

Pendant ces deux jours,
- remercier et louer Dieu pour avoir permis notre rencontre à Nicole et à moi, et avoir fait qu’il a pas eu rupture le 11 Mai
- le prier de tout mon être pour que Nicole « tienne » pendant ces jours, que je comprenne bien, et que je vive bien ce qui lui fait peur en moi, et pour qu’à long terme, nous progressions l’un et l’autre vers Lui, dans un amour mutuel, plus vrai, plus profond, plus fondamentalement charitable. Amen !

« Ma voix crie vers le Seigneur,
ma voix implore le Seigneur.
Je répands ma prière en sa présence,
j’expose devant lui ma détresse.
Lorsqu’en moi, mon esprit défaille,
Vous connaissez – vous – mon chemin
… »      Psaume CXLI . Vêpres


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+                                                                  Samedi 13 Mai 1967

Vigile de la Pentecôte


13 heures

Fatigue. Je ne suis nulle part. Ni à Solesmes, ni ailleurs. Je suis simplement fatigué, « au bout du rouleau ». Fatigue surtout morale, affective et spirituelle, après cet effort d’hier, de compréhension, de conversion.

Maintenant, je suis avide – le mot est trop fort, car je me sens si las – avide de tendresse. Dieu est vérité. Je l’ai senti hier. Mais aussi tendresse. Je ne le sens pas assez aujourd’hui. J’attends la tendresse humaine, image de sa tendresse, tendresse humaine qu’Il nous donne de goûter dans l’amour humain. Tendresse des mains de la femme que j’aime, posées sur mon front. Tendresse de satête abandonnée sur mon épaule. Tendresse de l’amour de ma Nicole. Mais que cette tendresse me paraît lointaine et inacessible actuellement.                    Nicole.

Par contraste, temps splendide. Carillon joyeux des cloches du Moanstère. Joie du monde, que constitue ce Monastère. Joie de Dieu, des moines, joie de la souffrance consentie, de l’umilité. Mais, moi, je suis riche, las, seul, loin de mon amour, au seuil d’une année d’attente, devant tant de transformation à accomplir, seul, sans amour, de celle que j’aime. Du moins, en ai-je la sensation.

+

18 heures 45

Ecrit longuement à Nicole, pour lui dire mon itinéraire, mon acceptation, mon amour. Je ne lui donnerai cette lettre, que quelques jours après que nous nous soyions revus, et que nous ayons retrouvé notre harmonie, et notre confiance réciproque. Une lettre suppose toujours un état de grâce – pour l’écrire, et pour la lire [2]. 

Calme, après la tension, l’acceptation, la fatigue, de ces jours derniers, j’aime Nicole, et me donne à elle. Acceptation du report de notre mariage après ma sortie de l’E.N.A., et vision de ce qu’il me fait transformer en moi, essentiellement relation avec Maman (dans l’intérêt-même de Maman d’ailleurs).*

Très bel office de Vêpres, avec le Père Abbé [3] et force assistants, ornements rouge et or. Très beau, et en même temps très simple et recueilli. Veni Sante Spiritus. Magnificat.

Comme Dieu m’a aidé ces deux jours. Esprit de vérité, de force, d’amour – Que c’est vrai. Je l’ai vêcu, en quelque sorte. Et demain, la Pentecôte. C’est peut-être la première fois, que je la vis ainsi.

Merci, mon Dieu.

Bénis notre amour. Bénis Nicole, je te la confie. Mène-la par tes chemis, comme tu m’as cnduit jusqu’ici ; Protège-nous. Unis-nous. Telle est ta volonté, car tu nous as tellement aidés depuis jeudi, et notre rencontre a été tellement miraculeuse.
Entre tes mains, mon Seigneur, mon Dieu, Esprit Saint, jebremets notre amour, à Nicole et à moi, et toutes nos forces, et tout notre cœur. Disposes-en, pour ton amour, pour ta gloire. Amen !

21 heures 10

Cloches de Complies, et bientôt le silence. Corps mystique du Christ, nous appelant à son amour. Les hommes, même les plus saints, le cherchent dans la nuit. Parlé avec Dom Meugniot, de moi, de Nicole, de lui, d’un problème qui l’assaille. Conversation dans l’obscurité envahissant le bureau. Amitié. Quelque chose d’indescriptible. Nous cherchons Dieu, nous sommes pécheurs, limités, pauvres. Lu une lettre d’un jeune novice jésuite, venu avec son groupe à Solesmes (au même noviciat que Michel [4]) sur la totamité du corps mystique et la merveille des diverses fonctions d’apostolat et de louange dans la liturgie, assumée par les divers ordres, chacun comblant le vide que pourrait laisser l’autre.

Calme.
Prier. Demander à Dieu de m’aider à prier. de fondre dans la prière de tous les pécheurs, pour trouver Dieu, et consentir à  la Rédemption, à son Amour.

Me décentrer profondément de moi-même. Ô mon Dieu, prends-moi. Sauve-moi de moi-même. Sauve Nicole. Sauve le monde. Montre-nous ta face. Envoie-nous ton Esprit, de force, de vérité, d’amour.

+                                           Dimanche de Pentecôte . 14 Mai 1967


Après None – 14 heures 25

Mieux siué certaines choses. Compris que Nicole – vu ce qu’elle est – ne pouvait avoir d’autre attitude que celle qu’elle a eue, vu mon attitude à moi. Et ce, depuis le début ou presque de nos fiançailles. J’ai bloqué, en grande partie, toute possibilité de don d’elle-même. Je ne lui ai pas donné le sentiment que je la comprebnais et que je l’aimais réellement. Et c’était vrai. Puisque…

16 heures 25

Passage de Michel T. à Solesmes. Quelle coincidence providentielle. L’amitié est quelque chose de vraiment merveilleux et surnaturel. Lui ai un peu expliqué ce qui se passait avec Nicole. En a tiré la conclusion : merveilleux d’avoir eu – avant la lettre – une crise conjugale, et de la surmonter. [5]
M’agrandir aux dimensions de l’univers. Petite parcelle du Corps mystique. Dom Meugniot et ses hôtes. Son Père Abbé. Michel, Nicole, ma famille. Tout cela cherchant Dieu, et appelés à Lui.   


23 heures 25

Longue conversation avec Dom Meugniot, avant et après Complies.

Avant : Dom Meugniot me posant des questions auxquelles je ne comprenais rien (points communs intellectuels entre Nicole et moi, à la limite le pourquoi de notre amour). Je perdais pied. Faire faire à Nicole une conversion, en débloquant ce qui cause sa peur, etc… La faire à nouveau choisir, de l’extérieur, etc…

Après : détente. Chacun de nous avait prié. Et je crois que Dom Meugniot a compris qu’il fallait simplifier et assouplir. Nous ne pouvons tout faire à la fois. Détendre Nicole, en lui montrant que je la comprends. Temps quasi-illimité, puisque j’accepte le report sine die de notre mariage. D’où expérience de la vie ensemble. Découverte gratuite et dans le calme, de l’un et de l’autre. De ma part, être naturel, détendu. Bien voir qu’elle est femme, qu’elle est une personne libre. Compter sur elle. Lui demander réellement son aide. Puis, Chateauneuf de G., qui nous fera comprendre à tous deux, l’essence de l’amour : le don mutuel, et l’oblation qu’est notre vie. Et alors, progression vers notre don mutuel, total, et mariage consommé comme on mange un fruit mûr.

Sens des fiançailles que nous n’avions perçu ni l’un ni l’autre : moi, les voulant les plus courtes possible, elle s’y installant. Elle voyant bien leur gratuité, et moi voyant leur lien avec le mariage. Découvrir que les fiançailles sont nécessaires pour sentir que l’amour qui est né, est raisonnable. Non par les raisons de l’amour (il n’y a pas de raisons positives), mais l’absence de raisons négatives. Découvrir le don gratuit, l’amitié des fiançailles.

Espérance profonde en notre amour. Mais certitude qu’il nous demandera à tous deux de nous dépasser, de trancher dans le vif, et de nous donner complètement l’un à l’autre.

Nicole a vraiment plu à Dom Meugniot. Ce côté naturel, virginal, cette liberté profonde, cette clarté. Ma Nicole. Nicole.

Merci, mon Dieu, de tant de grâces. Protège-nous. Bénis-nous, et tous les hommes, tes enfants, avec nous. Alleluia ! Amen !

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 +                                                                 Mardi 16 Mai 1967



Ecrit aujourd’hui à Dom Meugniot.

« Mon cher et Révérend Père,

vous voudrez bien excuser le décousu de ma lettre, car je fais un peu le point au fil de la plume.

A mon retour à Paris, j’ai téléphoné à Nicole, qui a demandé à me voir tout de suite, sans attendre votre lettre. Dès le début de notre entretien, après que je lui ai dit ce que j’avais vêcu ces derniers jours, et les conclusions auxquelles j’avais abouti, elle m’a annoncé comme une décision déjà prise, la rupture. Elle en avait déjà parlé à ses parents – comme d’une éventualité – au retour d’un voyage qu’ils effectuaient en Italie, la semaine précédente, et en a reparlé avec eux, vendredi et samedi derniers.

Pour elle, ce à quoi j’ai pu aboutir ne change rien au fond. Depuis quatre mois, nous aurions dû progresser et être en harmonie. Nous n’y sommes pas arrivés. Nous n’y arriverons pas.

Elle prend sa décision de rompre « dans le brouillard », c’est-à-dire n’étant pas très sûre. A plusieurs reprises, pendant notre entretien, qui a duré de 16 heures à 19 heures, elle me disait : « Pourquoi me charmez-vous ? Pourquoi me retournez-vous ? »

Quoi qu’il en soit, elle préfère rompre tout de suite pour ne pas être malheureuse plus tard, ou avoir à rompre dans l’avenir.

Elle n’exclut pas qu’elle revienne à moi, s’étant rendue compte qu’elle tenait à moi. Elle admet que je suis peut-être « l’homme de sa vie » mais elle est persuadée que nous ne saurons nous entendre et que nous nous rendrions malheureux. Elle voit trop de difficultés à notre union : mon tempérament de fond, face au sien, et à son indépendance, ma famille en général, encore plus que mes relations particulières avec Maman.

J’ai essayé de lui montrer que nous avions pris un mauvais départ, qu’il fallait surmonter la crise de l’intérieur, que je l’aimais, qu’il suffisait – dans un premier temps – qu’elle ait confiance dans ma capacité de redressement qui lui permettrait de voir le vrai fond de moi-même – et que dans un second temps, tous les deux, nous aurions à progresser, à nous donner l’un à l’autre.

Vrament, j’ai évoqué ce temps de calme et de gratuité, que nous pourrions avoir, en vivant simplement nos fiançailles, et en nous confiant l’un à l’autre.

*
*   *

Pour l’heure, il n’y a rien d’officiel. Nicole ne porte plus sa bague de fiançailles, mais c’est tout. Je n’ai pas pensé – mais elle non plus – à lui proposer que nous voyions en simples bons amis. Je ne sais d’ailleurs ce que vaudrait cette situation complètement fausse.

J’avais eu beaucoup de mal à croire ce que vous me disiez, quand vous me parliez de rupture. Je suis donc tombé de mon haut, quand Nicole m’a dit sa décision.

Pour l’instant, je suis assommé et ne « réalise » encore rien, d’autant que j’avais accepté un report à un an ou plus de notre mariage.

Je me pose actuellement une série de questions, qui tournent autour du point de savoir si Nicole et moi, nous nous aimons, réellement.

Par mes maladresses et u égoïsme captatif, de départ, Nicole s’est vue traquée, depuis un mois et demi. Il n’empêche que ce qu’elle acceptait – avec un peu d’anxiété – mais profondément amoureuse de moi, ses lettres en témoignent – aux vacances de Pâques, elle ne l’a plus accepté d’un coup, après Pâques. La peur a été plus forte que l’amour ? Ensuite, ellea désespéré de ma capacité à la comprendre et de la possibilité que nous soyons heureux ensemble. Ce faisant, m’aime-t-elle ?

De mon côté, il est certain que j’ai d’abord commencé par un stade captatif. L’idée de l’amour, de trouver ma compagne de vie, de fondcer un foyer, s’était implantée en moi, depuis la Mauritanie. Nicole a – d’un seul coup, dès que je l’ai vue – tout cristallisé. Mais mon premier mouvement a été sûrement de prendre et d’utiliser. Ce n’est qu’au fur et à mesure – et ce bien avant Solesmes – que j’ai saisi les petits et les grands renoncements nécessaires, et commencé de voir tout le don auquel Nicole m’appelait. Il est vrai que je ne l’ai complètement perçu que’à Solesmes.

Mais depuis que j’ai rencontré Nicole, j’ai toujours pensé que ce serait ma femme, et qu’il me faudrait la combler, et m’oublier moi-même, m’unir complètement à elle. Je l’ai aimé dèss le premier instant, et elle a incarné tout l‘univers et toute la vie, leur donnant réellement un sens.

Et au fur et à mesure qu’elle – et la grâce – me le demande, je sais que je me donnerai à elle, parfois avec retard ou maladresse, mais qu’elle est celle à qui il est merveilleux de se donner.

Jusqu’à présent, il semble que Nicole n’ait pas vu ou cru à cela, et qu’elle-même n’ait pas compris qu’il faudrait qu’elle fasse de même.

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*   *


Pratiquement, tout ceci – peut être excellent. Nous pesons – chacun – notre amour l’un pour l’autre. Nous y relevons nos imperfections. C’est au moins ce que je cherche à faire de mon côté. Nous voyons ce qui nous attache. Et si Nicole revient à moi, elle le fait réellement par un acte libre, et sachant bien cette fois, à quoi elle s’engage. Elle me choisit réellement, et elle-même – délibérément – Alors que jusqu’à présent, elle avait surtout à ratifier le choix que j’avais fait d’elle.

Cependant, je dois reconnaître que je trouve peu de raisons positives de nous aimer. Je n’en vois pas de négatives, ppourvu que Nicole m’aime, tel que je suis, et tel que je peux être – à son appel – ayant eu un peu le regard que vous – ou Michel – avez sur moi, et qui est somme toute, le regard de l’affectiuon, mais aussi de Dieu.

Nicole me semble – actuellement – submergée par les raisons négatives et une montagne d’obstacles et de défauts de ma part, à surmonter. A cet effort, elle renonce, d’autant plus – qu’au moins actuellement – elle ne voit aucune raison, positive. Elle ne se sent plus attirée. Et depuis sa lettre écrite de Beaulieu, le 25 Avril, elle ne m’a plus dit qu’ellee m’aime.

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*   *


Dois-je admettre avec elle que tout nous sépare ? Dois-je désespérer qu’elle revienne, qu’elle fasse elle aussi une espèce de révolution cupernicienne, comprenant que l’amour est don, et volonté de se donner ? Je ne sais. Je vais laisser au temps et à la Providence le soin de décanter tout cela.

Pour ma part, je suis trop imprégné d’elle, pour changer d’orientation.Je ne réalise pas du tout son départ. Et j’ai un an d’E.N.A. encore devant moi. Si elle revient – dans les mois qui viennent – nous vivrons ces fiançailles et cette gratuité dont nous avons parlé, dimanche, et reverrons les choses dans le calme et la confiance. Sinon… je ne sais.

De toutes façons, je ne la relance actuellement d’aucune manière. Je pense qu’elle va m’écrire quand elle aura reçu votre lettre – qu’il faut – de toutes façons – lui adresser.

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Je me sens complètement désorienté et incapable de concevoir quoi que ce soit. Je mesure l’immense conversion que nous devons chacun opérer et quel approfondissement de notre amour, nous devons faire. Mais il faut être deux, à le vouloir et à le penser. Il faut vraiment que Dieu veuille notre union, pour notre bien commun, et que sa grâce soit bien puissante pour que nous fassions ce mouvement d’autant que Nicole est maintenant – humainement – seule pour poursuivtre cet itinéraire fantastique. Je ne désespère qu’elle le fasse, et que je le fasse. Mais que tout cela est difficile.

Vous le savez, mon Père, c’est pour moi un coup très dur. Je voyais ce que Nicole attendait de moi, et je me rendais joyeux à son appel. Je voyais et vivais combien nous pouvions mutuellement nous apporter et nous compléter. Moi – l’approfondissement, la faisant se donner – elle, me détendant, me libérant en surface et en profondeur – me sortant réellement de moi-même.

J’aimais tout en elle, et n’attendais que son ouverture, ouverture que je voyais progresser, jusqu’aux vacances de Pâques, y compris. Sa liberté et son indépendance étaient ce qui m’attirait le plus en elle. Nicole était, est réellement mon égale. Nicole me changeaut l’existence. Je pensais déjà tout en fonction d’elle. Peut-être pas encore assez «  par elle ».

Pour l’heure, je suis dans le noir. Je ne vois rien, ne comprends pas bien. Nicole reste dans mon cœur. Mais je vois mieux combien mon amour pour elle était imparfait, et tout ce qu’il faut transformer et arracher d’égoïsme en moi. Je saisis aussi combien notre amour est encore fragile et comme nous sommes – pauvres hommes – et pauvres femmes – incapables d’aimer, même humainement, si Dieu ne s’en mêle, s’Il n’est notre soutien, et notre but, commun.

Si nous sortons de cette épreuve, et nous retrouvons ensemble, je crois que nous aurons réellement fondé quelque chose d’irréversible. Mais je ne sais si nous nous retrouverons, car cela ne dépend plus de moi, uniquement, et d’autre part, il ne peut s’agir d’un retour au passé. Mais au contraire de quelque chose de profondément nouveau. Je prie pour cela. Mais je doute. Mon intelligence est complètement obscure sur tout cela, et mon cœur tout seul. Une lettre de vous, mon cher Père, pourra m’éclairer et m’aider. Je vais vous tenir au courant de l’évolution des choses et en particulier des éventuelles réactions de Nicole à votre lettre, si elle me les fait connaître.


*
*   *

Encore merci de votre amitié, et de votre accueil et de celui du Monastère tout entier. Merci aussi d’avoir écouté et apprécié Nicole. En tout état de cause, elle en vaut immensément la peine.
Je vous redis toute mon affection, en Dieu, notre quête profonde.
                           Bertrand .

P.S.  Je suis frappé de voir à quel point, je ne trouve aucune raiuson et aucun fondement positif à notre amour. Il me semble que cette raison et ce fondement, c’est tout simplement l’autre. Et si l’autre se retire…

Je suis aussi frappé de voir combien, au fond, Nicole et moi avons, depuis notre rencontre, raisonné chacvun égoistement et pour soi. Sans penser profondément à l’autre, comme sujet, comme centre vers lequel se diriger.

C’est vraiment un choix profond de l’autre que nous devons faire, et une oblation mutuelle. Autant une conversion. EN sommes-nous capables ? Non pas, l’un et l’autre, comme individuellement – mais l’un pour l’autre ? Je crois que c’est le nœud de la question, et le test en même temps que la vérité de notre amour.


Egalement frappant, elle m’a dit – qu’au fond – nous n’avions jamais eu d’ « engueulades », de scènes, entre nous. Et nous nous sommes séparés, hier soir, dans le calme, très émus, mais nullement – au moins à ce que j’ai senti – avec l’impression que tout était fini et que nous ne reverrons plus.

Il semble – au moins, au moment, où je vous écris – que notre rupture soit en continuité avec ce qui précède. Simplement, au lieu de me choisir, et de voir le fond de son fiancé, et de se débarrasser de ce poids de difficultés qu’elle a senti – au lieu de le faire à mes côtés – ce qui eût peut-être été impossible, actuellement – il est très possible qu’elle le fasse toute seule, et sans trop s’y achaarner, qu’elle le fasse par une décantation naturelle, son amour pour moi devenant réellement premier.

Est-ce possible ? ou bien est-ce – une fois de plus – je ne vois rien, et je ne vois pas, ou refuse de voir, qu’elle ne m’aime pas vraiment. Je ne sais.

Je m’arrête, car je pourrai passer des heures à penser de la sorte, et cela n’avance à rien.

Encore une fois, merci de tout, mon Père, et à bientôt, si Dieu veut.
                           Bertrand .

ultime P.S.   Je me relis et j’essaie de résumer cette lettre-fleuve. Nous traversons une épreuve décisive, qui met bien en lumière nos faiblesses et la conversion que nous avons à accomplir. J’ai la conviction – croissante à mesure que le temps passe – qu’en me signifiant qu’elle rompt, Nicole – inconsciemment, sûreme,t – se libère d’un problème, et du même coup va pouvoir le décanter, très simplement et opérer le mouvement d’abandon qu’elle n’aurait probablement jamais fait autrement. J’attends donc – dans le silence – mais avec beaucoup de confiance,d’espérance, et presque déjà, de reconnaissance

ou alors il n’y a plus rien à espérer, et je me suis trompé, une fois encore, et trèss profondément. De toutes façons  , il me faut accepter le réel et être docile aux faits, et à Dieu. »
 

16 heures 30

Retransmission de la seizième conférence de presse d général de Gaulle[6]. Conférence commencée à 15 heures. Sujets attendus :
- « pouvoirs spéciaux » [7], que la presse a d’abord baptisé de pleins pouvoirs, puis qui ont été ramenés à quelque chose de plus rassurant.
- Marché commun et Angleterre

«  Bonjour, Mesdames, Messieurs … tâche d’information.

Journal parlé O.R.T.F.
- situation économique et sociale justifie-t-elle pouvoirs spéciaux, et amène-t-elle ?

Correspondant journaux étrangers
- régime français amène-t-il crise, évoûter jeunes novateurs en économie « Merci, pour votre conférence de presse »

Charpy, Paris-Presse
- atteinte à l’équilibre des pouvoirs et part personnelle que de Gaulle y a prise ?

X – Courrier municipal des 16ème et 17ème arrondissements
- sort des vieillards ?

Réforme
- conséquences des élections ?

Quid de l’Angleterre ?

Chicago Daily News
- rencontre au sommet de Rome

N’y a-t-il pas altération de la Communauté économique européenne si nouvelles adhésions ?
Viet Nam et règlement politique
Voyage du général de Gaulle au Canada, et Johnson
Stockholm . Obstacle pour la Suède candidate à la Communauté

*

de Gaulle
- les élections et ce qu’il s’ensuit
- le progrès économique et social
- pouvoirs spéciaux
- Rome ?
- quid de la candidature au Marché commun ?

Questions ont été posées, dans les rires, pour certaines.

1° Les élections.

487 compétitions, et cependant institutions en cause. Majorité négative qui aurait censuré tous les gouvernements et forcé le chef de l’Etat à se soumettre ou à se démettre.
de Gaulle postule confusion ou dictature soviétique si élections contraires à la Cinquième République
Opposition a cristallisé tous les griefs et les regrets qui existent, normalement :
. pas d’angoisse nationale
. quatre millions de suffrages de plus
Cinquième République, pourcentage de voix supérieur à celui de 1962
Assemblée Nationale : y existe – semble-t-il – une majorité positive ; en tout cas, nulle possibilité d’une autre. Toute entreprise à l’intérieur de la majorité, alors qu’élue sous une seule bannière, serait contraire… Autres : opposants d’hier. Si souci national l’emporte sur querelle du régime, devraient se rallier à majorité.
Objectifs ne peuvent être contestés, et seront poursuivis.

  « Ce qu’il y à faire, au point de vue économique et social »

Maître-mot : mutation. Comprendre et accepter les conséquences. Rappel de la pauvreté de la France en matières premières, et de sa richesse pécuniaire, du retard accumulé. Bases jetées en 1944-1945. Confusion sous la Quatrième République, malgré la valeur indéniable de certains dirigeants, et leur regret devant la situation. Œuvre de la Cinquième République. Situation actuelle : concurrence accrue et nécessité progrès social. Deux moyens : contrainte totalitaire, esprit d’entreprise. Nous avons choisi le second.
Problème de l’emploi.

Synthèse économique de la France, depuis cinquante ans, remarquable. Mémoire et compréhension de ce que ses collaborateurs lui on expliqué. Ce n’est pas son domaine, mais l’assimile et le simplifie très bien

Ordre social nouveau, fondé sur l’association et sur l’esprit d’entreprise.

  « Pouvoirs spéciaux, et part que j’y ai prise »

A nommé un gouvernement et fixé l’ensemble de la tâche, au lendemain des élections. Dans le cadre de cet ensem, et dans celui de ses responsabilités, le Premier ministre a choisi procédure, compte tenu de la situation parlementaire précaire. Je l’ai approuvé, car pas contraire ni à lettre ni à esprit de la Constitution.

Conclut, après analyse constitutionnelle : « Quelqu’un m’a demandé ce qu’il allait se passer à Rome ? »

  Rome ?

Projet de coopération politique enterré après 1961, mais maintenant conscience de solidarité des Six.

  L’Angleterre ?

Ne préjuge pas des négociations. Idée générale du sujet. Mouvement de l’Angleterre, ne saurait que satisfaire la France. Jamais question de veto. Il s’agit de savoir si aboutissement est possible cadre actuel du Marché commun, ou bien si dans quel autre cadre et autres conditions, ce serait possible, à moins qu’on veuille garder l’actuel jusqu’à ce que le Royaume-Uni soit transformé. Il a fallu dix ans pour construire le Marché commun.
- édidifice tout nouveau, en faisant table rase de ce qui existe
- régime d’association
- attendre pour changer ce qui est, que l’évolution du Royaume Uni ait été menée à son terme.

Fin de la retransmission à 17 heures 55

20 heures 40

Remarqué seulement maintenant que le Général n’a rien dit du Viet Nam, si ce n’est incidemment, à propos du consensus national pour les grands objectifs de la Cinquième disant « la scandaleuse intervention étrangère au Viet Nam ». Ce silence cache évidemment un embarras peodond, face à une situation qui se modifie de jour en jour, sur tous les plans, et l’absence de plan immédiatement acceptable et pratique que la France pourrait proposer.

Distance prise à l’égard des pouvoirs spéciaux, qui semblent – à entendre le Général – une petite affaire, et qui est du ressort du Premier Ministre, de Gaulle ne faisant qu’approuver, car la chose est mineure et va de soi.   . . .

Début d’article de Jacques Fauvet dans Le Monde

« On ne sait qu’admirer le plus : l’art éprouvé que le régime a de commettre les erreurs les plus graves ou celui – non moins accompli – qu’il a de les réparer ou de les faire oublier. Que de fautes réelles ou apparentes, de forme ou de fond, n’ont-elles pas jalonné les cheminements de sa politique algérienne, les évolutions de sa politioque étrangère, les maniements ou remaniements des institutions ! Que d’éclats plus ou moins calculés ! Chaque fois, le temps, le succès ou les faits sont venus les effacer ou les justifier. » 
___

22 heures 30

Tout est intact dans ma chambre où les grands portraits de Nicole, et les photos. de notre déjeuner de fiançailles sont toujours en place, et dans mon cœur.

Je n’accepte pas que la rupture décidée par Nicole, soit définbitive. Je ne l’accepte que comme un événement propre à
- mettre en lumière l’imperfection de notre amour et toute la transformation à opérer en chacun de nous,
- permettre à Nicole de réfléchir en complète liberté sans même réaliser qu’elle réfléchit, et ainsi de me donner la vraie réponse : son amour pour moi est-il premier, est-il l’essentiel, ou bien les difficultés, les défauts, etc…. l’emportent à ses yeux, ce qui revient à dire qu’elle ne m’aime pas.

J’espère, mais je ne sais si cela est – qu’il existe entre nous un accord tacite, pour ne pas faire de rupture « officielle » avant un certain temps, de façon à ce que – si elle le veut – Nicole puisse renouer facilement.

J’accepte par contre, profondément, qu’elle a repris sa liberté et que je n’ai plus aucun droit sur elle. La leçon de Béatrice peut me servir, car je ne vais opérer aucune relance ou pression d’aucune sorte sur Nicole. Si elle m’écrit, je répondrai. C’est tout.

De toutes façons, ne pas recommencer ce qui s’est passé après ma rupture avec Béatrice. Cette espèce de tourbillon intérieur, où j’ai – pendant plus d’un an – fabriqué et refabriqué le réel, espérant, désespérant, tour à tour.

Essayer d’être docile aux faits, aux événements. Espérer, actuellement, est raisonnable. Mais accepter la rupture si elle m’est réellement présentée comme définitive. Ne pas me jouer la comédie.
Travailler ma scolarité à l’E.N.A.

Prier Dieu de m’éclairer et de me fortifier.

+

+                                                        Mercredi 17 Mai 1967


20 heures 30

Journée affreuse et souffrance de tous les instants. Je voudrais ne plus exister. Nicole est trop présente et absente à la fois.

Situation contraire à tout le mouvement de ma nature. Besoin de Nicole. Alors que je veux tout et tout de suite, que le temps coule toujours trop lentement à mon gré, que je voudrais posséder complètement, et me perdre complètement, Nicole ignore le temps. Seul, le temps peut me la ramener. Et d’autre part, c’est bien sûr l’incertitude complète sur ce retour. Il va donc me falloir attendre des semaines et des mois peut-être, un retour qui est possible, mais seulement possible.

Je ne peux réaliser cette rupture, cette cassure. Je ne peux réaliser et admettre de ne plus la revoir. Je ne peux admettre que j’ai perdu, que je n’ai pas su – une fois de plus – aimer rayé : de faon oblative , et être aimé. Certes, je n’ai pas été oblatif. Certes mes défauts, mon poids sont sensibles. Mais quand même.

Et ce besoin profond du compagnon féminin, du foyer, de l’amour partagé, qui précisément m’avait mis en situation de rencontrer Nicole, et qu’elle avait cristallisé, est moins assouvi que jamais.

Je me rends compte de mon égoisme, de mon caractère terriblement possessif et captatif.

Mais au-delà de ce que m’apportait Nicole et de ce que j’attendais d’elle, je l’aimais tellement, de plus en plus, sans phrases, et je ne peux pas me détacher d’elle.

Incapacité que j’ai d’aimer, et de me faire aimer ?

J’en ai assez d’être malheureux et seul, et aussi de ne pouvoir me donner, de ne pouvoir être accueili.

Nicole. Nicole. Nicole.

___

21 heures

Incompréhension. Dans l’absolu, il est certain que mon amour était imparfait (comme celui de Nicole). Mais dans le relatif, tant de gens s’aiment, se fiancent et se marient. Je ne suis pas une exception, ni Nicole. Alors ?

Prier, mais j’ai trop mal.

___

+                                                                  Jeudi 18 Mai 1967


19 heures 40

A nouveau seul, enfermé en moi-même, condamné au repliement et à l’introspection, à la tristesse, toutes choses que je déteste, car je voudrais être « normal », heureux, détendu et je ne le suis jamais –

Sans doute, attendais-je de Nicole, un compagnon féminin, la douceur et la force de la femme, le foyer, la chaleur, les enfants. Mais je l’attendais d’elle parce que je l’avais choisie, parce qu’elle était elle : très féminine, ayant une vraie personnalité.

Je reste persuadé que je peux être heureux auprès d’elle que je peux la rendre heureuse, à une seule et unique condition : qu’elle m’aime.

Sans doute, sui-je captatif, sans doute quand je parle, quand j’explicite, ce sont l’attente, la demande qui peuvent frapper le oplus, mais le don de moi-même, me paraît aller de soi, être inexplicable et indescriptible. Il faut simplement qu’il soit appelé, attendu, accueilli.

Actuellement, ce sont – bien sûr – les jours de vérité. Ou bien Nicole décante – presque inconsciemment – son amour, se rend compte qu’elle m’aime, me fait confiance, m’appelle plus que jamais à l’amour, et tombe dans mes bras, ou bien – débarrassée d’un fardeau, elle reprend sa route, comme avant Janvier, ou presque, et après une « hibernation » plus ou moins longue, me quitte complètement, me faisant complètement disparaître.

Je ne peux absolument savoir, lequel de ces deux itinéraires, elle a commencé de suivre, depuis lundi. La lettre de Dom Meugniot – si elle lui est effectivement adressée – et quand elle lui parviendra – aura-t-elle une incidence sur sa pensée ?

Pour ma part, je reste soumis à son initiative. Revient-elle ou non ? M’aime-t-elle ou non ? Il est clair que mon choix que j’ai fait d’elle, ne tient que si elle le ratifie, et fait un choix réciproque de moi-même.

Quoi qu’il en soit, pas de mariage avant ma sortie de l’Ecole,
– soit je passe une année de fiançailles avec Nicole, après un nouveau départ, qui interviendrai à un moment que je bien incapable de préciser,
– soit, le retour de Nicole – à mesure que le temps passe, se fait plus hypothétique, et mon souvenir et mon désir s’émoussent. Il faut que je pense à moi, pour me mettre – en tout état de cause – au travail. Mon avenir en dépend.

Si je dois vivre cette année, sans Nicole, c’est bien sûr une nouvelle étape et une nouvelle épreuve. Elle doit m’apprendre la patience, l’attente. Elle devrait me donner une vie spirituelle reprise à travers tout – avec Dieu. Avec Nicole, ce seraient bien sûr les mêmes qualités à acquérir, mais cela aurait un but et un soutien déterminés.

Dans l’immédiat, attente et patience. Il m’est impossible actuellement de savoir si Nicole reviendra ou non.

+


Départ demain matin, poour quarante-huit heures, en Lorraine, avec l’E.N.A. Je n’ai de goût à aucune activité. Paresse sur tous les plans. Aucun livre ne m’attire. Je me sens très seul. J’ai besoin de l’ « âme sœur » – dont parle d’ailleurs Nicole dans sa lettre de Beaulieu – et cette âme sœur, c’est Nicole, et Nicole est loin.

+

+  Metz                                                       Vendredi 19 Mai 1967


Minuit

Visite de Sollac tout aujourd’hui.
Séries d’usines bien groupées autour de voies d’eau, de voies ferrées et d’une autoroute, entre Metez et Thionville, ce qui rend pereptible l’organisation de la région, à l’œil nu si l’on peut dire. Enorme ensemble qu’est Sollac : 10.000 ouvriers. Aciérie-musée : les trois types d’aciéries rassemblés, Thomas, Martin et Caldo (le plus spectaculaire). Place considérable prise par les spectaculaires ponts suspendus roulants. Train de laminoirs très spectaculaires aussi. Du lingot énorme et cubique, incandescent, on passe en une centaine de mètres et quelques minutes, à la longue nappe métallique de couleur grise. Climat social paraissant bon. Avantages sociaux par le moyen de subventions à des organismes n’étant pas l’émanation de Sollac, pour logement, etc… Secrétaire général de Sollac, ancien officier, très droit et clair, m’a fait une forte impression.

Préfet de région à dîner. Orgueil du corps préfectoral qui croit tout faire. En place depuis quatorze ans. Est souvent un bon tampon, en cas de coup dur entre patrons et grévistes. Mais plus Préfet sur le tas et peuple, que Préfet, gouverneur de région [8].

+

Pensé sans arrêt à Nicole, aujourd’hui. Son contexte familial, et les réalites sociales et économiques auxquelles ce contexte m’invite, et qui pouvait être une chance décisive pour ma carrrière et en même temps me donner une structure de pensée économique et sociale [9]. Nicole, aussi, première et seule fille, avec qui je sois à l’aise sur le « plan spirituel ».
Besoin d’elle, de son corps, de sa présence, de son insouciance. Besoin d’une femme, d’un foyer, d’enfants. D’êtres à qui penser sans arrêt, en pensant qu’ils m’accueillent, et que j’en suis responsable.

J’ai fait ce choix de Nicole, pour la première fois de mon existence. Elle avait ratifié ce choix. Son « non » de lundi dernier me place devant la réalité et je dois l’accepter, dans ce qu’il signifie. Je ne veux pas et ne peux pas recommencer le cycle introspectif et infernal que j’ai vêcu avec cette obsession de Béatrice. Si Nicole ne veut pas de moi, il me faut y renoncer complètement et d’un coup. C’est le seul moyen de ne pas trop souffrir, et de progresser, de progresser vers l’acceptation du réel, et de la vie, vers l’acceptation du fait que je ne suis pas seul au monde, qu’il y a d’autres qui existent, indépendamment de moi.

Actuellement, la question est de savoir si le « non » de lundi dernier est définitif ou pas. Je passe – bien sûr – par des phases d’espoir et de désespoir. Il me semble qu’avec ce que nous avons vêcu depuis bientôt quatre mois, avec mon acceptation d’un report sine die de notre mariage, avec la lettre de Dom Meugniot dont j’espère qu’elle l’aura reçue à l’heure qu’il est, elle doit revenbir à moi, ou au moins revenir sur son « non » dans les jours qui viennent. Auquel cas, nous savons l’un et l’autre, comment nous prendre mutuellement, nous repartons prudemment, nous vivons nos fiançailles de la façon la plus détachée et la plus détendue possible.

Sinon, l’on entre dans le domaine de l’hypothétique. Un retour vers moi, au bout de quelques mois ? Mais après quel itinéraire ? J’ai peine à envisager une rupture définitive. Ou alors, Nicole ne m’a jamais réellement amé. Elle l’a cru, mais ne l’a pas su. On entre dans le domaine du superficiel, et il est alors clair qu’il vaut mieux ne pas insister et qu’il y a incompatibilité.

Dire et affirmer que Nicole est la femme de ma vie, serait faux et insensé. Nulle femme n’est celle de ma vie, tant que précisément ma vie ne sera pas achevée ou presque, et tant que – c’est le minimum minimorum – elle n’aura pas réellement voulu devenir la femme de ma vie. Car l’amour, s’il est solide et vrai, ne doit pas céder à la première difficulté, comme celui de Nicole a peut-être cédé.

Je mesure là combien je connais peu Nicole, puisque je suis – après quatre mois de fiançailles – incapable de dire si la rupture est ou non définitive, comme j’ai été incapable de prévoir qu’elle allait rompre.

De toutes façons, plus que jamais, je perçois que l’amour d’un homme et d’une femme, n’est pas affaire de littérature. Il est essentiel, c’est son essence même, qu’il soit réciproque, sinon il n’existe pas. 

In manus tuas, Domine… Bénis-nous, Nicole et moi.

J’espère beaucoup trouver une lettre de Nicole à mon retour à Paris, ou à tout le moins en trouver une lundi. Quelle joie immense, ce serait qu’elle me dise dans cette lettre, qu’elle revient sur la rupture, tout en me disant que j’ai des progrès à faire, queelle aussi en a à faire, mais qu’elle espère en nous, et que d’ici un an, tout sera prêt. – Si cela pouvait être, mon Dieu !

+


Confier toute l’« affaire » à la Sainte Vierge, et aussi à Saint Joseph, qui pendant ses fiançailles a bin dû ne pas tout comprendre. Aller à pied à Chartres, remercier Notre Dame, si Nicole revient définitivement. Notre Dame, protège-nous. Unis-nous. Prie pour nous.

Et de toutes façons, prendre modèle sur Marie, qui « consent » à la volonté de Dieu.

+                                                        Samedi 20 Mai 1967


Minuit

Je me forçais à ne pas trop l’espérer. Mais je l’espérais quand même. Et cet espoir est déçu. Pas de lettre de Nicole.

Lettre de Michel [10].

Prier. Prier. Accepter le présent de Dieu. Saint Joseph, bénis-nous Nicole etr moi, unis-nous, apprends-moi à connaître, aider, aimer Nicole, telle que Dieu l’aime.

+

+                                                                  Dimanche 21 Mai 1967


15 heures 30

Marasme, et goût à rien. Horizon bouché. Dégoût. Echec. Je mesure sans cesse ce qui pouvait être avec ce qui est : être heureux, me préparer avec Nicole à notre mariage plus ou moins proche, grandes excursions en voiture dans les environs de Paris ensoleillés, projets d’avenir, de vacances, de vie – alors que je suis seul, enfermé à la maison et en moi, incapable et dégoûté de tout projet d’avenir, persuadé que j’ai des mois de solitude et de marasme devant, sans l’âme sœur, sans le compagnon féminin, sans un corps de femme à prendre et à posséder, sans amour.

Attente du courrier, alors que rien n’arrive, et n’arrivera, ou n’arruvera que dans des lois, quand j’aurai cessé d’être attaché et de souffrir. Le temps passe. Et alors que je devrais rassembler toutes mes forces pour travailler, je me ronge et me couche. L’avenir est bouché, et le passé récent n’a aucun sens.

+


Comment faire pour que le temps coule plus vite ?

En fait, dès à présent, je ne crois plus que Nicole revienne à moi, je regrette ce que j’ai perdu. Mais il me paraît improbable que nous recommencions. Il faudrait que Nicole change tellement d’optique :
– qu’elle m’accepte réellement, avec qualités et défauts,
– qu’elle ait confiance en moi, et non plus méfiance et méfiance pour ma famille,
– qu’elle m’aime réellement et accepte de se donner, de perdre « son indépendance », etc…

Certes, tout peut arriver. Dieu change les cœurs. Mais j’ai l’impression que Nicole qui a pris les décisions négatives pour sortir d’un contexte et d’un engrenage, mettra beaucoup de temps, à prendre des décisions positives, si elle en prend jamais. J’attends une lettre d’elle, pour demain. Mais il n’y a aucune raison qu’elle ait reçu directement la lettre de Dom Meugniot, qu’elle rayé : y répon m’écrive tout de suite, etc…

+                                                                  Lundi 22 Mai 1967


Midi dix

Une semaine de silence complet de Nicole. Toujours rien d’elle. Je n’en peux plus. A vrai dire, seule une réponse positive peut me soulager. Que faire actuellement, sinon attendre. Le temps ne coule pas pour elle, comme pour moi. Lui écrire que je l’aime, ne lui apprendra rien. En ce moment, pense-t-elle à moi, revient-elle à moi, ou bien se laisse-t-elle simplement vivre, sans nul désir, sinon que d’avoir la paix.

Aller la voir, là où elle est, à l’improviste. La prendre dans mes bras, et l’emmener n’importe où … ?

Avant de faire quoi que ce soit, m’efforcer d’attendre toute cette semaine encore.


14 heures 40

Relu une partie de sa lettre de Beaulieu [11]. Espoir fou d’une lettre d’elle ce soir. Lettre positive.  A pile ou face : je ne recevrai rien ce soir, elle m’a déjà écrit, ce n’est pas parti, je recevrai une lettre.


18 heures 25

Rien encore de Nicole. Mais – en partie à cause de la diversion que m’a procurée cette réunion au Quai d’Orsay – je me sens dtendu, calme et plein d’espoir. Comme si – par je ne sais quelle télépathie – je sentais que Nicole se rapproche de moi.
Joué à pile ou face : je recevrai une lettre demain, elle ne dira pas qu’elle reprend ses fiançailles, mais qu’elle évolue dans le bon sens.

*


Conférence surtout à l’intention de la promotion sortante, sur les carrières au Quai d’Orsay. Carrière sûre, moins rapide que « grands corps », mais il existe des « drapeaux » [12] dans les grands corps qui ne sont pas significatifs de la moyenne. Relations très personnalisées au Quai, où chacun est réellement quelqu’un, et où les discussions concernant la carrière et les postes sont d’homme à homme. Ceci m’a renforcé, si besoin était, dans mon idée de faire le Quai – si je suis suffisamment bien classé pour cela. Douze places offertes cette année.


23 heures

Terminé de rédiger mon devoir sur les articles 34 et 37 de la Constitution. Détente et calme. Je me sens porté par une espèce d’intuition que tout va s’arranger avec Nicole, et que je vais recevoir d’elle une lettre, demain.

Bénis-nous, mon Dieu ? protège-nous. Unis-nous. Apprends-moi à aider, à aimer Nicole, comme tu l’aimes. Sainte Vierge, reine des fiancés. Saint Joseph, toi, dont les fiançailles furent difficiles, toi qui dûs accepter et comprendre l’incompréhensible.

+

+                                                                  Mardi 23 Mai 1967


Midi trente

Toujours rien de Nicole. Peut-être quelque chose ce soir. Je vais lui écrire, une lettre qui partira demain midi, si rien ne me parvient avant, pour qu’il soit claie dans son esprit, que je l’attends toujours, que j’accepte des fiançailles d’un an.

En fait, maintenant, je ne crois plus qu’elle reviendra. Et j’accepte – par lassitude et déception – le fait qu’elle n’ait pas su m’aimer, espérer en moi, et qu’elle ne m’aime plus. Je reste de plus en plus frappé par cette évolution de la société suivant laquelle la fille semble ne plus avoir besoin du garçon, ne plus l’attendre, surtout si cette fille est attirante. Or, le drame pour moi est de désirer et d’être attiré par ce genre de filles, alors que ces filles n’ont aucun besoin de moi.

Actuellement, j’ai besoin de Nicole, et je l’attends. Mais Nicole n’a nul besoin de moi et ne m’a jamais attendu.

Le problème serait pour moi, au fond, de me défouler, de prendre une maîtresse, et de devenir indifférent – au moins pour un temps – à toute idée d’amour partagé. Les sacrifices, et les efforts que j’accepte de faire, ne sont pas espérés et appréciés par l’autre partuie. Nicole veut un amour, dans l’huile, qui ne suppose aucun effort de sa part.

Au moins pour l’instant, je me sens complètement indifférent, et me demande si l’amour existe. Peut-être existe-t-il, mais il faut auparavant se fortifier, être capable de détachement et d’indifférence.

+


18 heures 55

Toujours rien de Nicole [13]. J’ai essayé de rédiger une lettre, que je ferai partir demain midi ou demain soir, si je n’ai rien d’elle encore. Je suis surtout conscient de ma totale impuissance. Elle est profondément libre. Elle m’aime et alors me fait confiance, et ser rapproche et revient. Elle ne m’aime pas, et ne parvient pas à surmonter ses appréhensions, et tout ce que je peux dire, écrire, faire ou ne pas faire, n’aura aucune influence sur elle. Devant sa liberé, je suis complètement désarmé.

C’est ce qu’il y a de splendide dans l’amour, c’est qu’il est libre. Mais quand on n’est pas aimé, quelle épreuve. Avoir besoin de quelqu’un qui n’a pas besoin de vous. Vouloir se rapprocher de quelqu’un qui veut s’éloigner de vous. L’amour est libre, et il est partagé.

+                                                        Mercredi 24 Mai 1967


11 heures 50

Rédigé plusieus fois une lettre à Nicole. Très difficile. Cette lettre n’aboutira que si elle le veut bien. Opté finalement pour une lettre très courte, qui prêtera moins à la contestation, mais peut-être plus au manque de réalisme.

Mais après tout, « qui veut noyer son chien, dit qu’il a la rage ». Je n’espère pratiquement plus, car j’ai l’impresion que tout dépend de Nicole, et je ne vois pas ce qui la fera revenir à moi, maintenant qu’elle s’est éloignée. Je suis dégoûté.

Et pourtant, j’espère, et je prie, mais bien mal.


*

Ecrit à Nicole, ce qui partira à 12 heures 30, avec demande de faire suivre.

« Mercredi 24 Mai 1967.
Ma Nicole aimée,
je t’aime, j’ai besoin de toi, je t’attends de tout mon cœur et de toute mon espérance.
Il faut nous revoir, nous revoir simplement sans autre pensée que nous sommes heureux de nous retrouver. Que nous sommes bien l’un près de l’autre.
Vivre ensemble de longs moments, seuls, tous les deux, des week-ends, des vacances.
Nous aimer, ma rayé : douce aimée, Nicole, nou aimer pour nou aimer, nous voir pour nous voir, nous embrasser pour nous embrasser. Une vie pour nous deux, ma Nicole bien aimée.
Je te serre dans mes bras et t’embrasse de toute mon âme, et de toutes mes forces.
Je t’attends, ma Nicole chérie.
                                              Ton Bertrand. »

17 heures 35

Rien de Nicole, à ce courrier de l’après-midi. Je me fais de plus à l’idée que tout est fini entre nous. Je pense aussi à ce Louis, polytechnicien, qui vient de faire la croisière de la Jeanne, et sera de retour dans quelques jours… Je pense surtout qu’en fait Nicole reste légère et superficielle, qu’elle a entrevu ce qu’étaient un amour et le mariage avec moi, seulement entrevu et qu’elle a dit non – même pas par lassitude ou fatigue – simplement par peur de tout effort, de toute décision, de tout acte de volonté.

Il n’y a pas deux êtres faits l’un pour l’autre, il y a deux êtres qui se donnent l’un à l’autre. C’est très différent. Et ce n’est pas du « tout cuit ».

*

Je suis profondément triste ; Ma Nicole est perdue. Ce qui a failli être, ne sera pas, ne sera jamais. Le bonheur commencé, est coupé, avant même de s’être consolidé et stabilisé. Nicole ne nous a pas laissé de chance. Je crois qu’il ne faut plus me leurrer. Elle a rompu. C’est fini et fait. Revenir en arrière lui demanderait un effort, et de l’amour pour moi. Or, elle ne m’aime pas.

+                                                                  Jeudi 25 Mai 1967


22 heures 10

Toujours rien de Nicole. Vu Claude [14] ce soir. Pense que j’aurais dû être ferme. Reprendre ma liberté dès que la date du mariage était remise en question. Qu’il eût mieux valu que la rupture vienne de moi, plutôt que d’elle. Souligné influence de la maison.

Ce qui m’apparaît, et me décourage, c’est que tel que je suis, on ne peut m’aimer. Je fais d’abord illusion. Puis ensuite, tout tombe d’un coup : je demande trop. Je suis « écrasant ». Soumis à mille influences contradictoires. Mama. Claude. Dom Meugniot ; Les événements. Je ne suis pas moi-même. Puis, ensuite, je m’abaisse, je supplie.

Je regrette de lui avoir écrit hier matin. Il auraitmieux valu qu’elle soit anxieuse, me désire, si elle voulait revenir.

En tout état de cause, maintenant, ne plus lui donner signe de vie, avant qu’elle n’en ait pris – elle – l’initiative.

Il est certain que je n’ai pas à « battre des records de fidélité », à cultiver son image et son souvenir – comme je l’ai fait, bien malgré mloi, d’ailleurs – pour Béatrice. Je n’ai pas à supplier ni à courir après.

Il me faut lui présenter – à elle – et autres femmes, l’image de l’homme.

Ceci posé, dois-je souhaiter le retour de Nicole ? S’il s’opère, tant mieux. Ce sera qu’elle m’aime, et donc qu’elle est capable de l’approfondissement et de la fidélité que doit avoir ma femme. Ce sera qu’elle m’accepte tel que je suis, avec tous les inconvénients que je présente actuellement, et avec la confiance que je suis capable de beaucoup. Sinon, tant pis. Expérience salutaire de comportement à avoir avec une femme. Sûrement, se laisser attendre et désirer. Et puis, une fois la femme vraiment aimante, et moi l’ayant bien étudiée, l’heure du choix. Mais seulement à ce moment-là.

Cependant, ces fiançailles rompues, sont pour moi, un profond traumatisme. J’ai réellement cru à l’amour partagé, à la confiance mutuelle, au foyer fondé, à la « femme de ma vie ».

Ne pas généraliser. Ne pas être mysogine, et complexe. Ne pas être inquiet, ou méfiant. Mais c’est un échec donc.

Problème cependant de mon équilibre général. Besoin grandissant d’expérience sexuelle vraiment totale et régulière. Ce qui contribuerait sûrement à me calmer, à me désinquiéter, à m’affirmer, et me rendrait moins dépendant.

Problème aussi de l’E.N.A. Il faut que je reprenne sérieusement le travail, en particulier les conférences de la,gues. Je ne sais si j’arriverai à bien me classer. Galop d’essai de matières adlinistratives guère encourageant : 11-12. Arriver à avoir le Quai d’Orsay me paraît être un but à la fois raisonnable, mais quand même difficile.

+


Le reste, à la grâce de Dieu.

+         Solesmes  

Dimanche 28 Mai 1967


9 heures

Quatre mois que Nicole et moi nous sommes fiancés. Bientôt deux semaines, qu’elle m’a signifié la rupture.

Convoqué par les Jeanson, vendredi soir. Effondrement car j’ai cru qu’ils allaient me signifier, sans retour possible, la rupture. Cela ne s’est pas exactement passé ainsi. Ils m’ont dit que, constatant l’état de tension croissante de Nicole, il leur était impossible de consentir à un mariage ni même de l’envisager, ni même de prolonger des fiançailles. Qu’il fallait une situation claire. Je suis parvenu – Dieu merci – à les convaincre qu’il restait des chances entre Nicole et moi, et qu’une rupture qui ne pourrait être que définitive, devait être décidée par Nicole et en pleine connaissance de cause. Que – à mon sens – la question était de savoir si son état était motivé par des obtsacles constitutifs de moi-même auquel cas, évidemment, il fallait rompre, ou si au contraire, c’étaient des fiançailles trop précipitées, une espèce d’engrenage et de ratage de départ, qui était l’essentiel, auquel cas il fallait reprendre nos fiançailles. Pour ma part, il n’était question d’aucune date : j’aime Nicole. Acceoté cette façon de poser le problème, et m’ont donné l’adresse de Nicole. Je les ai quittés avec la nette impression que pour eux, la partie entre Nicole et moi, est perdue et depuis longtemps.

Pour rédiger ma lettre le mieux possible (inutile de souligner l’importance capitale de cette lettre) et pour demander à Dom Meugniot, d’écrire à Nicole – ce qu’il avait renoncé à faire, quand je lui ai téléphoné après que Nicole m’ait dit qu’elle rompait – je suis pour Solesmes, hier après-midi.

J’appréhendais que Dom Meugniot me dise que tout était fini entre Nicole et moi, qu’il n’y avait plus lieu d’insister, et que pour sa part, il ne ferait plus rien. C’est le contraire qui s’est produit. Il va probablement écrire à Nicole, qu’il eût préféré voir, et va voir aussi les Jeanson, lors de son passage à Paris demain. Quelle amitié sûre ! M’a fait lire, le brouillon de sa lettre à Nicole. Lui ai donné deux lettres de Nicole, celle de Beaulieu et celle de Pâques, et mon projet de lettre.

Mon Dieu, faites que Nicole et moi nous nous retrouvions. Mon Dieu. Mon Dieu, je te prie de toute la ferveur de mon âme.

Expérience de la liberté profonde de Nicole qui peut accepter ou refuser. Expérience aussi que l’amour est chose fragile, et doit s’entretenir et se donner, et s’échanger, avec beaucoup de précautions.

Pour Dom Meugniot, le nœud de l’affaire est Marie-Charlotte, qui ne peut que donner à Nicole une image très compliquée, et peu attrayante de ma famille, et donc de moi.

En attendant, aujourd’hui, il ne me reste qu’à prier.

*


15 heures 35

Dom Meugniot préfère écrire à Nicole, lui suggérer qu’elle passe le voir à Solesmes, ne pas voir ses parents. De mon côté, je ne lui écris pas, et attends quelque chose d’elle. Au cas où elle revient à moi, le mieux serait une repise très lente et très souple. Un échange de lettres. Nicole restabt encore jusqu’à la mi-Juin à Nantes. Quelques entrevues au milieu de Juin. Puis rien en Juillet. Une ou deux semaines ensemble en Aoput. Retrouvailles à la rentrée scolaire.

Dom Meugniot considère qu’humainement la partie est perdue. Mais que surnaturellement, on ne peut savoir. Notre rencontre à Nicole et à moi, est un fait. Nous pouvons énormément nous donner l’un à l’autre. Certes, nous sosmmes mélange détonnnat et peu banal. Mais ce peut être source de grâces.

Je reste confondu en constatant comment en quatre mois, j’ai pu me fiancer, et arriver à la rupture. Comment par maladresses successives, j’ai tout gâché, gâché même le plus beau. J’apprends que même et surtout en amour, il faut faire attention, très attention aux événements, à l’autre, ne pas faire de faux pas.
Actuellement, il existe peut-être encore une chance. Ne pas la rater. Si nous réussissons à nous trouver, Nicole et moi, il est clair que Dieu aura mis toute sa grâce en œuvre.

+

Paris . minuit trente                                           +

Tout remis au fond entre les mains de Dom Meugiot et donc de Dieu. Nicole recevra-t-elle la lettre de Dom Meugniot ? Ira-t-elle le voir ? Reviendra-t-elle à moi ? Tout cela, je ne le sais pas. Attendre. Tout simplement. Sans rien faire que prier. la rupture définitive, plus logique, maintenant, plus attendue, ou la reprise, correspondant à un dessein divin, le même qui nous a fait nous rencontrer , Je ne sais. Tout cela ne dépend plus de moi, m’échappe totalement. Prier. Prier autant pour notre union, Nicole et moi, que pour Nicole en elle-même, qui joue sa vie en ce moment.

Exemple de Saint Joseph. Intercession de la Vierge. Pèlerinage à Chartres, à pied, si Nicole revient.

Kyrie eleison !

+

+                                                                  Lundi 29 Mai 1967


midi vingt cinq

Début de l’attente. Impatience et souffrance sur tous les plans. Tout me semble encore possible, comme tout le passé si récent et si heureux me revient au cœur. Je ne peux la perdre. Ce serait si merveilleux de rester auprès d’elle. Angoisse du corps, en cette fin de printemps. Besoin d’un assouvissement complet, que peut seul pallier l’amour de Nicole.

Objectivement, situation pratiquement sans espoir
– Nicole a pris sa décision, n’a plus confiance, trouve que tout est trop difficile, que nous n’arriverons plus puisque nous ne sommes pas arrivés
– ses parents voyant son état depuis un mois, sont décidés à voir clair, ont d’ailleurs vu clair et concluent à la rupture.

Deux éléments « objectifs » d’espoir
– fait que nous nous sommes rencontrés, que Nicole a réellement cru que j’étais « l’homme de sa vie »
– dit avoir pris sa décision « dans le brouillard ».

Pour le reste, tout reste possible : la rupture comme la réuniuon. Si l’on veut, on peut faire deux colonnnes, où Nicole et moi présnteraient tous les contraires possibles, et tous les sujets de conflit possibles. On peut aussi dire que l’amour est le plus fort.

Logiquement, je dois donc attendre la rupture. Nicle répondant à ma lettre de mercredi derbier, par un non possumus inquiet et triste, mais par un non possumus. Nicole me répondant après avoir lu ou vu Dom Meugniot, et disant que bien sûr… mais c’est trop dur, c’est trop lourd, c’est fini. Dom Meugniot m’écoutant, et m’indiquant que c’est fini, que certes, cela aurait pu être mais que humainement, c’était trop difficile.

Pourtant, j’espère, je désire de toutes mes forces, de tout mon corps, de tout mon cœur.

+

+                                                                  Mercredi 31 Mai 1967


19 heures 35

Rien de Nicole. Je ne fais strictement rien. Simple lecture de l’Histoire de la guerre froide de Fontaine. Prière intense – comme jamais je ne l’ai fait de ma vie, je crois. Chapelet et messe quotidiennement. Dieu, mon seul recours. Lui seul capable de faire renaître entre Nicole et moi l’union. Saint Joseph, dont les fiançailles furent – elles aussi – difficiles. La Sainte Vierge, reine du consentement, du fiat.

Une semaine que j’ai écrit à Nicole. Logiquement et humainement, elle doit hésiter à me répondre, de peur de mettre sa pensée noir sur blanc. Si elle le fait, ce ne pourrait être que pour me confirmer ou accentuer ce qu’elle m’a dit le 15 mai. Elle rompt – dans la souffrance, mais cela vaut mieux pour nous deux. Il faudrait un miracle, une véritable intervention divine pour qu’elle revienne à la confiance en la possibilité de notre amour. Cela peut se produire par Dom Meugniot.

A mesure que le temps passe, il me faut découvrir et admettre que la liberté de l’homme fait qu’il n’y a jamais rien d’irréversible, que l’amour n’est pas tout-puissant, que même en amour, il est des moments où il est trop tard. C’est dur, mais de toutes façons, il est bon que je l’expérimente.

Pour le reste, de courrier en courrier, j’appréhende la lettre me signifiant définitivement la rupture. J’espère parfois à nouveau, imaginant et anticipant nos retrouvailles. Mais humainement et logiquement, tout est perdu. Pourtant, j’exagère et je prie de toutes mes forces.

Lettre de Michel, ce soir. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.  

*


Crise au Moyen-Orient. Blocus égyptien du golfe d’Akaba. Reculade de U Thant qui a retiré les casques-bleus de Gaza. Réconcliation hier de Hussein et Nasser. Quelles sont les intentions des Russes ? Il me semble que l’Ouest – surtout soucieux de paix – va lâcher Israël, en faisant valoir que Eïlath n’est pas indispensable après tout, et que le trafic sera assuré par des pavillons autres qu’israëlien. Ce qui sera aussi bien. Espèce de Munich dont Israël fera les frais.


20 heures 30

En fait, depuis le lundi 15 mai, suspense de tous les instants, épuisant et angoissant. Nicole reviendra-t-elle ou non ?



+                                                                  Jeudi 1er Juin 1967


17 heures 15

Rien de Nicole à ce courrier. Je vis, depuis des jours maintenant, dans la seule attente du courrier. J’ai relu tout à l’heure les lettres de Nicole [15]. Et maintenant, ce poids de séparation et de silence qui s’accumule, qui grossit. Que croire ? Nicole, ma Nicole, t’es-tu éloignée de moi définitivement et t’éloignes-tu davantage chaque jour. 

J’ai peur de la rupture claire et définitive, annoncée par une lettre ou un coup de téléphone. Et au fond, cet état d’incertitude qui me ronge, mais où tout – au moins dans mon désir et mon imagination – reste possible, je le préfère à la rupture.

Mais comme je voudrai le retour, ton retour, ma Nicole aimée.

*

posté le même jour, à 16 heures 15                         Samedi 3 Juin 1967

Ma Nicole aimée,

bientôt trois semaines de silence de ta part. Je ne peux me faire à ton rayé : silen absence, si courte soit-elle. Alors ton absence actuelle… j’ai une peur atrice et de tous les instants, de te perdre alors que tu es tout ce à quoi j’aspire, sur tous les plans, alors que tout simplement – je le pèse de plus en plus – je t’aime.

+ rayé : Au-delà de nos maladresses, de notre manque du sens des fiançailles, et d’incompréhension de nos caractères – mais ce sont là des maladresses de deux amoureux neufs devant l’amour et la vie – je reste convaincu, ma chérie, que tu m’as rencontré et choisi, comme l’homme de ta vie.

Tu sais que pour ma part, je t’ai aimée dès la première seconde, et que je t’ai choisie pour toujours. Pour peu que tu l’acceptes, tu sais que veux tout donner pour toi, et me quitter complètement pour être plus à toi.

Je ne peux envisager que nous nous quittions. Il m’est impossible de croire que tout ce que nous avons vêcu depuis la gare de Lyon, tes lettres de Pâques et de Beaulieu, tes paroles, tes gestes, tout ce que tu m’as déjà donné de toi, que tout cela soit mort complètement, et ne débouche sur rien.

Tes parents ont demandé à me voir la semaine dernière, et aimeraient une situation claire rapidement. Je leur ai dit mon attachement total pour toi, et la certitude que j’ai que notre choix mutuel a été extrêmement profond, et que le dernier mot n’est pas dit entre nous. Peut-être devrais-tu leur expliquer qu’il nous faut du temps.

J’ai revu Dom Meugniot, le dernier week-end. Il a dû t’écrire. Le mieux serait peut-être que tu le vois, ou encore que nous le voyions ensemble.

Si tu ne te sens assurée ni dans un sens ni dans un autre, prends ton temps, et reste à Indret où tu dois – je crois – être au calme.

De même que je t’ai dit accepter profondément que notre mariage n’ait lieu qu’à ma sortie de l’Ecole – et de toutes façons, quand tu le voudras, de même je comprends trèss bien tout le temps qui t’est nécessaire pour voir en toi.

Nous n’avons encore jamais vraiment vêcu ensemble. Tu me l’as dit très souvent, ma Nicole. Nous pourrions passer plusieurs fois quelques jours seuls tous les deux, dès que tu le voudras pendant cet été, et après. J’ai la possibilité de prendre une chambre au Quartier Latin, si tu le voulais. Cela pourrait te détendre, faciliter notre intimité, et je serai plus à toi, toute seule.

Ne crains pas e tout attendre et exiger de moi. Je crois que je suis capable de tout par amour pour toi, Nicole chérie.

rayé : Je te redis mon espérance et ma confiance en toi. Je t’attends, ma Nicole, aussi fort que je te désire et que je t’aime. Je te prends dans mes bras, et veux t’aimer et te combler jusqu’au plus profond de toi-même, ma Nicole chérie.            Ton Bertrand.

P.S   Je t’ai écrit au milieu de la semaine dernière, :mais ne sachant Alors ton adresse, j’ai demandé de faire suivre. Si tu le veux, transmets mon amical souvenir à tes hôtes et cousins, que j’aimerai beaucoup connaître un jour, à tes côtés. Encore une fois, je t’embrasse, et je t’aime, ma Nicole.

+ Telle que tu es, telle que tu veux être – crois-le bien – telle que tu as vêcu, j’ai besoin de ton amour, de ta tendresse, de ton aide, de ton amitié, ma Nicole, j’ai besoin de toi, ma Nicole aimée.

___


Je t’espère et je t’attends de toute mon âme.

Ma Nicole, je ne t’écris pas tout cela pour m’accorder à toi, pour te forcer la main, pour accroître ton désarroi. Non, je veux seulement t’aider, te dire que je comprends ton trouble, que je sais que tu souffres.

Simplement, ma Nicole aimée, je pense que nous sommes encore deux, que tu souffres à cause de moi, que je souffre à cause de toi, et que nous pouvons résoudre cela, tous les deux.

Je pense que nous pouvons le faire, en nous retrouvant tous les deux, sans trop parler, mais les yeux dans les yeux, sourire à travers nos larmes, de tant de gâchis, mais aussi le bonheur immense et merveilleux de nous retrouver, de nous rejoindre.

Je sais que tu doutes aussi bien d’une rupture définitive, que d’un retour vers moi. Vois seulement en moi, ma bien aimée, un compagnon, un ami, à qui tu peux tout dire, à qui tu peux tout demander, qui veut t’aider, parce qu’il t’aime bien sûr, mais surtout parce qu’il se sent responsable de ton chagrin et de ta souffrance actuellement, et aussi de ton bonheur à venir.

Je te prends dans mes bras, ma chérie, avec toute ma tendresse, et veux t’aimer – comme tu l’attends de rayé, lapsus : toi moi – et te combler jusqu’au plus profond de toi-même.

De tout mon cœur, je t’embrasse, ma Nicole.
Ton Bertrand.




[1] - chef de la troupe scoute 119-121ème Paris de Mai 1962 à Octobre 1964, j’ai ronéoté à la suite de chacun des camps de Pâques et d’été, un « journal de camp » rendant compte des activités, itinéraires, exercices et épreuves diverses autant selon la pédagogie de Baden-Powel que dans l’ambiance spirituelle d’Ignace de Loyola, puisque la plupart de mes jeunes adeptes sont élèves du collège jésuite – Saint-Louis de Gonzague – 12 rue Franklin à Paris XVIème, comme je l’ai été moi-même de 1950 à 1960 

[2] - elle ne lui sera donc jamais remise. La voici (11 feuillets manuscrits recto verso) :
+                                             Solesmes . Samedi 13 Mai 1967
Avant l’Office de Vêpres.
                               Ma Nicole que j’aime,
je ne sais encore si je te donnerai à lire ces lignes ni quand. Pour se comprendre, il faut une certaine grâce, une certaine intimité qui fait deviner, aimer, accepter, avant même qu’une ligne soit lue, qu’une parole dite. Cette grâce, je ne l’ai plus depuis quelques jours. C’est un peu ma faute, car je ne t’ai pas assez écoutée, moi aussi, et pas assez bien lue, dans tes lettres si franches, surtout celle de Beaulieu.
                Simplement, ma Nicole, je veux te dire que je t’aime, que je t’ai choisie, et pour toujours. Que tu n’es pas un pis-aller, le fruit du hasard ou même une parmi d’autres. « Si je la perds, j’en trouverai une autre ». Non, Nicole, toute ma vie est pour toi, et avec toi, je nous veux, je nous vois ensemble, pour toute la vie. Nous aisant mutuellement à devenir des saints. Ma Nicole, j’attends de toi, le bonheur, l’amour, j’attends les enfants que Dieu nous donnera. J’attends même la souffrance, les déceptions, pourvu que nous les vivions ensemble. Je me sais imparfait et limité, souvent maladroit, faible. Je le sais, maintenant plus que jamais. Quand je perçois que nous sommes arrivés à une impasse, en grande partie par ma faute, ou plutôt par trop d’inexpérience, par manque de confiance en toi, par manque d’amour au fond. Je sais aussi que tu es imparfaite. Je sais ta richesse, ta liberté, ta personnalité, tout ce qui fait que tu m’as séduit et conquis d’emblée. Mais je sais, et je sens, car je t’aime, que mon amour, et Dieu par là-même, t’appelle à un don total de toi-même, non pas un don qui te ferait perdre ton identité avec toi-même, ta personnalité, non, mais un don qui est consentement total à ta vocation de femme, à ton être de femme qui est d’aimer, de donner l’amour et la vie, et d’accepter d’être aimée, et d’inspirer l’amour, Nicole chérie.
                Tu as pu bavarder avec Dom Meugniot, et j’ai pu ensuite longuement en faire autant. Il m’a aidé à comprendre, à admettre, à accepter, ce que tu m’avais déjà dit et que je ne comprenais pas bien souvant. Il ma aidé à voir clair, à classer mille choses en moi, à te comprendre mieux, à comprendre ce qui te faisait opeur en moi, à comprendre ce qu’il me faut transformer en moi.
                Ma Nicole, tout cela je l’accepte profondément. Car c’est la vérité, la vérité de Dieu, de la vie, de l’amour. Car aussi – je dirais presque : surtout - je,t’aime. Que c’est maintenant pour moi, la clé de tout, de moi-même, comme de la vie et de l’amour divin. Après ces heures de vérité, dans la soirée de jeudi, après avoir aussi appris, ce que je ne pensais pas, ce que je ne soupçonnais pas, que tu étais sur le point de rompre avec moi, que tu flanchais – d’une certaine manière – que tu désespérais de moi, j’ai compris que je t’aime, comme jamais je n’aurais cru que cela m’arriverait. Et j’ai prié toute la journée de vendredi pour que tu tiennes le coup, pendant ces jours où je suis à Solesmes. Je t’ai même télépgrahié au plus fort de ma prière et de mon espérance – avcec peut-être la même force que l’homme prend sa femme au paroxysme de l’amour – l’ai prié, ma Nicole, et je prie, pour que nous nous aimions, pour que Dieu nous protège pour que nous fondions du solide, du vrai, et de l’éternel, pour que nous soyons unis à jamais. Je ne dis pas pur que nous soyions heureux, etc… mais pour que nous soyiuons ensemble, dans la vie et dans les diffiicultés comme dans les joies.
                Aujourd’hui, ma Nicole, je me sens presqye « au bout du rouleau », fatigué, fatigué de cet effort que j’ai dû faire jeudi et vendredi, pour accepter tout cela, las aussi devant cette attente nécessaire, mais immense, de notre mariage, dont j’accepte de tout mon cœur, le report.. Car devant tant d’efforts à faire, las surtout et uniquement parce que tu n’es pas auprès de moi, parce que ta tendresse ne m’entoure pas, parce que tes mains ne sont pas sur mon front. Ma Nicole, toute cette année et plus, s’il le faut, qu’il nous faut vivre, pour mieux nous accepter, nous comprendre, pour bien saisir que notre amour est fondé, raisonnable, et fort, pour nous préparer à vivre en homme et femme ensemble, – toute  cette année peut passer très vite et être merveilleuse si tu m’aimes, si nous nous aimons, si cet itinéraire de compréhension, de générosité, d’oblation vraie, nous le vivons, ensemble, à deux, l’un pour l’autre. Je ne puis te demander de tout faire toute seule – comme je le faisais un peu ces derniers temps – tu ne peux à ton tour me demander de marcher tout seul. Nous devons faire route ensemble, l’un vers l’autre, l’un appuyé sur l’autre. Générosité, compréhension, don de nous-même progreessif.
                Tout cela, ma Nicole, ce ne sont pas des phrases, des lignes « affolantes ». C’est je crois la vérité, la vérité qui nous fait mal à tous les deux, mais qui peut aussi nous emplir de joie. Nous ne pouvons nous aimer qu’en nous donnant, qu’en acceptant de nous transformer, non pas dans notre superficie – qui, chose curieuse, est ce à quoi,nous sommes le plus attachés –  mais dans notre être profond. Au lieu de manger l’autre, au lieu de manquer de confiance en lui, nous devons nous donner l’un à l’autre. Pour ma part, je ne l’ai pas fait assez bien, jusqu’ici.
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Après Vêpres, 17 heures 45
                Je reprends cette lettre après l’office.
                Ma Nicole, je t’aime de tout  moi-même, et je sais que tu m’aimes, dasn le fond de moi-même, de tout toi-même. Choisis-moi comme l’homme de ta vie, comme je sais que tu es la femme de ma vie. Choisis-moi comme ton compagnon et ton ami, comme je te choisis comme ma compagne bien-aimée et mon amie très douce et très sûre. Choisissons-nous profondément l’un l’autre, en acceptant de couper et de tailler tout ce qui pourrait nous empêcher d’aaller l’un à l’autr, tout ce qui pourrait nous séparer, si peu que ce ssoit.
Ma Nicole, jeme donne à toi, tout entier, et de toutes mes forces. J’ai longtemps – et de plus en plus – désiré me donner à Dieu ; L’aimer comme un fou, et me perdre en Lui. Ce désir a crû, encore. Il devient plus conscient de toute la conversion que j’ai à faire, de tout ce qu’il me faut accepter, de tout ce qu’il faut surtout et essentiellement que j’accepte, ce à quoi il me faut consentir. Car Dieu nous demande surtout de consentir à son amour. Et voilà, ma Nicole aimée, que je t’ai rencontrée, que je t’ai choisie, que je t’aime. Ne crois pas que ce soit à travers Dieu, pour Dieu. Ne crois pas qu’il y ait contradiction, que je ne t’aime que par supplément. Non, c’est lié, dans mon cœur. L’un ne va pas sans l’autre. L’un et l’autre, sont la même chose. T’aimer est toute la vie, ma Nicole, et c’est ma vie que je veux donner au Seigneur. T’aimer est mon but et ma joie. Et cette joie m‘est donnée par Dieu. Ma Nicole, me comprends-tu bien , Comprends-tu, comme il est providentiel que nous nous soyions rencontrés et choisis, comme il est providentiel que nous ayons parcouru déjà pas mal de chemin ensemble, depuis le mois de Janvier, comme il est providentiel que jeudi 11 mai, tu ne m’aies rien dit d’irréversible, d’irréparable, alors que peut-être ou sûrement – on ne le saura jamais – tu allais le faire. Et comme surtout, nous avons encore à faire l’un et l’autre pendant les mois qui viennent.
A présent, je sais et je vis ce que tu me demandes pour maintenant et les mois qui viennent. Je suis prêt à accueillir aussi tout ce que tu ne m’as pas encore dit, que je n’ai pas encore compris, que tu n’as pas dit non plus à Dom Meugniot, ou que tu ne sais pas encore toi-même. Je t’aime, ma Nicole, voilà tout. Je te demande pendant les jours et les mois qui viennent, et toujours bien sûr, de ne jamais désespérer, ni de toi, de ta capacité de te donner, de m’aimer, d’être aimée, ni de moi, de ma capacité à te comprendre, à t’accueillir.
L’épreuve que nous venons de traverser, doit te montrer que désespérer et tout abandonner est le plus mauvais moyen d’aboutir. Pense que je t’aime, et qu’au dernier moment, toujours, la Providence, Dieu, ton amour, mettront sur mon chemin quelqu’un (Dom Meugniot, jeudi), ou quelque chose, qui m’inviteront à un temps d’arrêt, à un redressement, à une conversion, pour ton amour, pour toi, pour nous. Je te demande aussi ma Nicole, beaucoup de toi-même, beaucoup d’amour. Ce à quoi tu m’appelles, ce que tu demandes de transformer en moi, est difficile. Il faut que tu m’y aides, et que tu sois patiente. Je te demande surtout ta tendresse, ta fidélité, ta compréhension. Comme tu peux être sûre de mon affection, et de ma tendresse, et de ma confiance pour toi.
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En ce moment – après deux journées de temps merveilleux , de chaleur et de lumière douces et étales, il pleut, mais le soleil reparaît pour faire briller les gouttes de pluie comme autant de larmes. Je suis heureux, j’ai le sentiment d’avoir fait le maximum, de t’avoir donné le maximum. Je me sens vide, de moi-même, et rempli d’amour pour toi. Il faudra que nous venions ensemble à Solesmes. Dès que tu le voudras. C’est un des lieux que j’aime le plus au monde (avec aussi – et là je peux également t’emmener) certaine grande plage de Mauritanie, certain coin du désert saharien au crépuscule, et le monastère bénédictin de Keur Moussa au Sénégal). Solesmes est pour moi la rencontre avec Dieu, le retour à Dieu, à des étapes décisives de ma vie. La Troupe scoute, mon sentiment de vocation et maintenant, et surtout, toi, ma Nicole, à qui je pensai déjà en Décembre dernier, toi, à peine entrevye sur le quai d’une gare, mais qui m’avais déjà conquis, toi en Avril dernier, à Pâques, loin de moi physiquement, mais brûlante d’amour pour moi, toi maintenant, perdue mais retrouvée, mais trouvée, toi, dans ta vérité, dns ma vérité.
A Solesmes, tu ne pourras malheureusement pénétrer où je suis actuellement. Mais nous verrons ensemble l’essentiel, l’église où j’ai tant prié, pour toi, pour nous. Nous parlerons avec Dom Meuugniot, et nous reviendrons souvent.
Je termine, ma Nicole. Ce qui m’a fait te comprendre depuis jeudi 11, ce n’est pas – en définitive – ce que tu as pu dire à Dom Meugniot, ou ce qu’il m’a dit et ce que je lui ai dit. Ce n’est pas ton intention de rupture, non ! c’est tout simplement – et c’est merveilleux – toi toute seule, dans ta lettre du 25 avril dernier, que tu m’avais écrite de Beaulieu. Tout y est. Ce que tu crains en moi, et dans ma famille, ou plutôt de ma famille en moi. Ce que tu ressens, et pourquoi tu as telle et telle attitude. Et surtout ce que tu as compris que j’attendais de toi, et la façon et le temps que tu adoptes pour mieux t’ouvrir et te préparer. Il y a aussi et surtout ton amour et ta confiance ; Ma Nicole, merci. Merci, à toi, à la Providence, qui a permis cet arrêt au bord du précipice. Je t’embrasse comme je t’aime, de tout mon cœur et de tout moi-même.
Bertrand
18 heures 30
Je viens de me relire, ma Nicole, et je crains que tu ne comprennes pas toute ma lettre, que tu trouves que j’ai « délayé » un peu, que je n’ai pas les pieds sur terre. En fait – et tu le sais – c’est ma façon de m’exprimer.
Ce que je veux te dire, c’est que je t’aime, que je ne peux envisager que nous nous quittions, que notre amour doit mûrir et se fortifier encore, que j’accepte et comprends que de longs mois – une année peut-être – disons un temps s’achevant à ma sortie de l’E.N.A. soit nécessaire pour que tu sois prête, pour que tu me connaisses vraiment, pour que tu entes que notre union est forte et raisonnable. J’accepte cette durée et ce report, en comprenant ce qui te fait peur en moi, en particulier cet engrenage dans lequel je voulais t’entraîner, et cette présence de Maman en moi – qui est autre chose que l’amour filial, légitime. J’accepte de transformer cela, pour toi, pour t’aimer mieux.
Je te demande de comprendre combien il m’est dur d’attendre de longs mois, et que si je l’accepte de tout mon cœur, c’est par amour pour toi, et uniquement pour cela. Combien il m’a été dur de constater que nous avions failli nous perdre, et qu’il a fallu l’intervention de Dom Meugniot, que j’aime beaucoup certes, mais qui n’est pas nous, pour que l’irréparavble soit évité.        Je te demande de comprendre aussi que j’ai besoin de toi, de ta tendresse, de ta compréhension, de ta confiance, qu’il faut que tu m’aides à progresser, qu’il faut que toi aussi tu progresses, vers un don plus grand, plus inconditionnel de toi-même. Comme je consens à ce que tu me demandes, il faut aussi que tu consentes à m’aimer sans réserve. Non don mutuel n’est pas du tout conditionné par le don de l’autre. Il est plus que çà. Je te donne ce que tu me donnes. Et tu me donnes ce que je te donne. Il faut donc que cette année soit « active ». Il faut que tu cherches à mieux me connaître, pour mieux m’aimer, pour mieux te donner, et non pour me juger ou pour te retirer. Il me faut être patient et accueillant pour mieux te comprendre, pour mlieux t’aider. Il faut que nous ayions confiance en l’amour de l’autre, en sa fidélité, en l’orientation de ses forces et de sa volonté. Il faut nous ouvrir profondément l’un à l’autre, nous aider mutuellement, et par là, saisir combien nous sommes heureux d’être ensemble, et combien notre union est bonne, savoureuse, et tranquille. Alors …. « ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et furent très heureux. ».                                         Ton Bertrand.

[3] - Dom Prou, abbé de Saint-Pierre de Solesmes et supérieur de la congrégation bénédictine en dépendant, de 1959 à 1992 + 
[4] - Michel Thellier de Poncheville ( + ), petit-fils du général de La Porte du Theil, animateur des chantiers de jeunesse à Uriage sous Vichy, et neveu de l’abbé Thellier de Poncheville célèbre dans les années 1930. Il est l’un de mes chefs de patrouille puis assistant dans la troupe scoute que je dirige. Puis il entre dans la Compagnie de Jésus en Novembre 1965, en sort en 1974, se marie et a deux enfants, puis divorcé se remarie et meurt accidentellement dans les quinze jours qui suivent. Il est le grand ami de ma vie, mon Jonathan.
[5] - Lettre de Michel à laquelle je ne fais pas allusion, mais que j’ai recevoir le 16 ou le 17
Lundi 15 Mai, 11 h.
Mon cher Bertrand, la paix du Christ.
Je prends la plume après ton départ, afin de te préciser ce que je t’ai mal exprimé oralement.
Les difficultés présentes proviennent d’erreurs commises de la part de Nicole comme de la tienne. Mais, pour toi, il peut être précieux de comprendre pourquoi tu as fait erreur. Il ne s’agit pas de chercher les raisons extérieures ou même intérieures immédiates : pourquoi, en fait, tu t’es trompé dans ce cas précis. Si, au contraire, la crise présente (ou peut-être déjà dénouée) pouvait te conduire à rechercher les racines en toi dont elle provient, elle contribuerait à fortifier et à approfondir votre amour.
Comme moi, je crois que tu vois trop les êtres qui t’entourent à travers toi-même. Tu es lucide sur toi-même, lucide sur les autres, mais tu as trop confiance en ta lucidité. Je l’ai ressenti pour moi ; c’est probablement plus vrai pour d’autres : tu penses trop comprendre l’attitude, la difficulté intérieure de l’autre, sa confiance, son enthousiasme ou son inquiétude. Tu ne fais pas assez attention à la toute petite part de l’autre qui t’échappe et que pourtant tu pressens. Une attitude donnée à bien des motifs : tu en comprends la complexité, mais je crois que tu n’écoutes pas assez la résonnance intérieure qu’a le motif le plus secondaire apparemment. Mais du fait même que ce motif n’est que pressenti et non entièrement compris par toi, tu dois comprendre qu’il est important : car ce qui est le plus profondément personnel, ce qui est le plus secret et le plus intime, ce qui est le moins compréhensible pour une intelligence extérieure ou même pour l’affectivité d’un autre, c’est pourtant cela qu’il faut écouter avec attention, en sortant de soi, car c’est cela qui anime en vérité et en profondeur l’autre.
Je suis très franc et pas très clair. Que ce double risque soit une preuve de mon amitié pour toi.
Devant l’autre, il ya donc une continuelle conversion à faire. Tous les deux, nous avons beaucoup trop tendance à agir avec promptitude et efficacité et  même nous avons tendance à vouloir aider les autres à faire de même. Agir, il le faut évidemment mais l’action ne peut aller sans un effort incessat d’écoute, de dépouillement de soi. Accueillir, recevoir l’autre comme il est, se laisser pénétrer par lui. L’amour est un don réciproque, certes, il est peut-être lus encore un accueil réciproque. Recueillir avec le plus grand soin le plus petit pressentiment d’incompréhension, comme une invitation à accueillir ce que nous ne comprenons pas, à accueillir ce que l’autre est. C’rest difficile car ce qui ne rentre pas dans nos propres structures, nous irrite et nous sommes tentés de n’en pas tenir compte ou d’en donner une explication qui le fasse rentrer dans ce que nous ne pouvons concevoir parce que c’est cela qui lui est vraiment propre.
Cet effort d’accueil est pour moi le principal depuis deux mois, il le sera probablement pour longtemps car il concrétise à mon avis la conversion intérieure qu’il est nécessaire de faire. Cette sortie de soi indispensable pour accueillir Dieu comme pour accueillir les hommes. Je crois que cet effort t’est plus nécessaire encore qu’à moi, en cette difficile période de fiançailles, mais surtout pour ce que tu es. Tes difficultés dans les rapports avec nicole et avec les autres, viendront principalement de là. Elles ne viendront en tous cas ni du manque de cœur, ni du manque d’intelligence, ni du manque d’intuition ou de lucidité.
Voilà ce que tu m’as demandé de te mettre par écrit. Je souhaite que cela t’aide autant que m’aidera ce que tu mas dit et dont je te remercie vivement : erreur commise dans ma dernière lettre, risque d’en rester à un optimisme confiant et ssuperficiel, de ne pas comprendre et pénétrer les difficultés de l’autre avec tout ce qu’elles comportent d’incertain, penser trop vite que tout s’arrangera et bien d’autres choses dont je bénéficierai.
Je prie pour toi et Nicole tous les jours et j’ai gardé précieusement dans mon cœur tout ce que tu m’as dit : je porte avec moi tes difficultés, dans la faible mesure où je peux le faire.
Que le Seigneur vous guide tous les deux dans une compréhension mutuelle plus profonde et sereine.
Ton ami et frère dans le Christ, Michel


[6] - texte publié dans les

[7] - genèse, Pisani

[8] - il s’agit de Jean Laporte, impressionnant physique, avec une entrée seigneuriale dans la majestueuse salle-à-manger de la gare de Metz, de construction allemande – né le 7 Septembre 1909 à Toulouse, avocat de formation, entre dans la carrière préfectorale en 1936 que n’interrompent pas l’Occupation et le régime de Vichy, au contraire puisqu’il est promu préfet en 1944. Préfet IGAME de la Moselle en 1954, de

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