II
Scènes
La messe
Patrice était en retard, comme à son accoûtumé. De Reniac à Tours,
l’autoroute n’est pas continue, elle abandonne à Saumur. Saumur, il n’y était
passé qu’une fois, c’était il y avait longtemps, sur une route vers le Portugal
en compagnie de Violaine. Avec celle-ci, il gardait un contentieux, celui d’une
statuette présentant en albâtre surchargé de sels minéraux et des matériaux
accumulés par des siècles d’inhumation les trois grâces, jointives comme des
siamoises. La triple figure, cassée par sa maîtresse, était à l’époque déjà
recollée à la suite d’une précédente chute, également par inadvertance, et
également par une maîtresse, une autre, mais contemporaine de la principale.
Les vies parallèles, au risque de se trouver mal quand les téléphones se
succèdent, que les courriers se confondent en adresses ou en photographies
jointes, quand les propositions de venir passer quelques jours, chez lui, à son
poste d’affectation diplomatique, dans quelques pays fortement évocateurs, se
contredisent, du mensonge, des histoires et des prétextes, mais aussi des
joies, des bonheurs acérés, des sensations sexuelles, mystiques qui ne
s’inventent ni ne reviennent jamais à l’identique, et des décennies gaspillées
ainsi au cours desquelles il n’avait pas acquis le relationnement qui protège
et fait alliance à l’heure des épurations ou des économies budgétaires. Il
était à la côte, en semi-disgrâce, à la portion congrue, depuis plusieurs
années déjà, avec des relents d’espérance, des bouffées de désespoir, mais il
s’en tirait avec panache, écrivait, jardinait, élevait des chiens, et se
consacrait à une grande œuvre, tout à fait caritative, en liaison avec sa
cousine de Mauritanie, car il était le fils posthume de Christian, le Breton
d’adoption.
Ses mains avaient des crampes de tenir ainsi des heures le volant, il
venait de passer la soixantaine, en paraissait tantôt bien plus, tantôt un peu
moins, et ces routes en solitude, où l’on laisse venir à soi les pensées comme
les tournants qu’on fait avaler à la voiture sans trop les négocier,
automatiquement, machinalement, lui plaisaient. Il aimait à composer tandis
qu’elles duraient un prochain ouvrage, ou bien il méditait sur le cas posé par
un des pensionnaires du village, le village c’était celui des enfants à Reniac,
qu’en compagnie d’Augustine il avait à moitié racheté, quoiqu’il n’ait pas été
le lieu de son enfance. Sa mère était morte peu avant sa disgrâce
professionnelle et n’avait pas eu le chagrin de le voir ramer dans l’embarras
mais elle avait eu la joie que s’inaugure une institution que le jumelage
africain rendait plus intéressantes pour les mécènes et plus original que
l’oeuvre associative ayant déposé le nom et l’idée de village pour enfants.
Il passa de Violaine à Mirabelle, les deux femmes à âge égal n’étaient pas du
tout semblables, mais à ce qu’il comprenait elles s’étaient trouvées dans le
même cas ; l’intuitif de la famille qu’il était ne pouvait s’expliquer
autrement que par l’attente d’un enfant ce mariage si peu annoncé et si tôt célébré.
Il n’avait pas su faire de même, digne fils de son père reculant devant les
engagements, se grossissant la difficulté des perfections du mariage, et ayant
longtemps craint de passer à côté d’autres, peut-être strictement analogues
mais qu’un minimum de fidélité et de vigilance conjugales, sa fidélité et la
vigilance de la conjointe, l’empêcheraient de goûter. Ce n’est pas de
comparaisons, encore moins d’accumulations qu’il avait eu toujours envie, il
s’était réservé, avait accepté plus qu’il n’avait cherché des rencontres et
leur dénouement presque immanquablement, le défaut de dénouement occultait sa
mémoire pour l’ensemble de l’anecdote, au total, il comptait une cinquantaine
de maîtresses, à peu près possédées complètement de chair, mais rarement d’âme,
sauf le soupir de la curiosité ou la conclusion rétrospective qu’il avait été
tout pour celle aux yeux de qui il serait désormais moins que rien, il avait
fait le décompte au temps d’une très longue route précédente, allant et
revenant à Vienne, la capitale de l’Autriche, non la cité rhodanienne, et entre
Bad Reichenhall et Munich, ou entre Ratisbonne et Passau, à son second trajet,
il avait évoqué chacune, comme on récite un chapelet, pour ne pas s’endormir,
mais pour ne pas non plus se donner de la concentration. Naturellement, il avait dû s’arrêter et, dans
un stationnement de l’autoroute, se masturber, n’y tenant plus.
Le mariage de sa cousine lui plaisait et promettait d’être intéressant.
D’abord parce que les professions des deux futurs étaient – enfin – un peu
différentes de ce qui tendait à devenir un atavisme familial, la gestion pour
cadres que le patronat qualifie de supérieurs pour le moins payer et lui faire
miroiter pouvoir et influence à titre gratuit. Avec certains de ses cousins,
plus lointains que proches, cela marchait et tel qui avait revu la
comptabilité-matières d’un des sites européens de quelque géant américain, se
croyait déjà le prochain préposé à zéler tout le Vieux Monde pour compte de
Cincinnati ou de Detroit, ajoutant à son cas la prétention d’un bilinguisme
parfait, tordant bouche et oreilles. Mirabelle voulait être avocate au pénal,
elle avait la vocation de l’investigation historique, avait recueilli des
confidences de Jacques Isorni, avocat-défenseur du Maréchal, et une partie de
sa bibliothèque, via l’ancêtre éponyme, son grand-père maternel, et Régis,
clerc défroqué, allait se reconvertir dans le droit canonique, les associations
diocésaines et la finance éthique. Les deux feraient certes du droit, sans
doute du bien et une sorte de réseau se créait qui allait bien transformer le
meilleur de la famille en une O.N.G. A ce titre, peut-être trouverait-il un
rebond de carrière et à défaut de représenter le gouvernement français
irait-il, comme il y avait déjà été invité, quelques mois auparavant, ce qui
lui avait donné l’occasion de rencontrer Mikhaïl Gorbatchev, porter la bonne
parole des bénévoles aux mécènes et aux dirigeants de tous poils et drapeaux.
Ce qui lui avait permis de surmonter sa disgrâce et de gérer enfin au
plus calme ses amours, consistait précisément en cette permanente rêverie
éveillée où l’entrainaient ses projets, ses constructions littéraires – en
cela, il avait justement hérité de son père, à défaut d’en avoir reçu
directement la propriété qu’il avait dû payer de ses deniers, mais le vieil
homme n’avait pas su, ou en tout cas n’avait pas compté, qu’il allait être
père… - et ses architectures pour un monde meilleur. Il avait comme s’il
s’était agi d’organiser un grand futur depuis quelque capitale accueillant un
exil, échafaudé, ce qu’à partir de l’association double de l’ancien président
soviétique et d’un prix Nobel de la paix, dont on ne démêlait pas s’il était
anglais ou américain, on pourrait mettre en place pour que les non
gouvernementaux, les apatrides putatifs, les alter-mondialistes, comme on
commençait de le dire, aient leur matrice et constituent progressivement,
volontairement à défaut d’un suffrage universel mondial, une sorte de réplique
démocratie, d’assemblée véritable face aux exécutifs planétaires qu’étaient
devenus le G 8 et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Il avait toujours
intéressé du monde, depuis des débuts en pigiste d’une publication dirigée
contre le président régnant, parce qu’il alliait l’imagination et une certaine
pratique, déjà, de ce qu’est la chose publique, de ce qu’elle pourrait faire et
de ce qu’elle ne sait pas produire ; il avait été beaucoup reçu, avait un
peu vu, et surtout il avait compris qu’il ne gagnerait pas plus en politique
que dans la grande école où il était bellement mais dont il était bien mal
sorti, les concours de mimétisme faisant de la cooptation à l’identique, le
vrai système de recrutement en France. Ce qui lui permettait de tenir son
journal mais pas vraiment de disposer d’un répertoire mobilisable utilement.
Il arriva ainsi à Chatillon-sur-Indre et commença de se perdre,
repartant vers le Poitou, frôlant Confolens, dont la pancarte lui rappela cette
vieille dame, un peu enveloppée, très grand-maternelle, avec la distinction et
l’élocution paysanne, qu’on lui avait fait appeler Madame, mais que sa mère, sa
tante et la famille, même peu proche, avait surnommée Dadame ; elle était
de là. En sens inverse, les voitures, les caravanes faisaient queue et remonter
une telle file serait impraticable, s’il s’avérait qu’il était parti dans le
mauvais sens, et peu à peu consentant à n’arriver que fort en retard, il se
laissa prendre par la Brenne, une sorte de région dont il n’avait jamais
entendu parler, qu’il pouvait supposer aux marches du Limousin, du Berry et
d’autres vieilles provinces. Les arbres étaient de troncs énormes, les
feuillages penchaient sur les tracés sinueux et incurvés, pentus de la route,
l’heure avançait plus vite que la voiture, pour un peu il aurait somonolé, et
souvent – à la manière d’un roman de Claude Simon, faisant marcher les chevaux
endormis avec leurs cavaliers tout autant assoupis d’une troupe napoléonienne
dans un pays aussi légendaire et perdu que ne l’est le rivage des Syrtes,
autre récit maniéré mais inoubliable – il avait imaginé que l’on quitte la
réalité en bout de route, qu’on passe, en deux ou trois cahots à peine, d’un
monde ou d’un temps à un autre et que le vieux cauchemar délicieux d’une sorte
de clochardise qui aurait cependant sa douche quotidienne et quelques aventures
dans des granges accueillantes, se réalise en un songe subit. Le scoutisme
avait été un peu cela, qui suppose de la verdure, le campement sauvage, et pas
trop de pluie.
Au vrai, il connaissait tous les protagonistes. Le vieux Jésuite qui
bénirait les époux, s’excuserait de n’avoir plus la voix pour donner l’homélie,
et qui d’un mot absoudrait son fils spirituel d’avoir bifurqué après avoir tant
promis. Le jeune Bénédictin donnerait l’homélie, exact pendant du prêtre
fidèle, en ce que lui avait été tenté de tout quitter une seconde fois, le
monastère, la vie sacerdotale, l’habit religieux, mais il s’était repris, avait
fait du stage en paroisse de banlieues, s’était retrouvé matière à promotion
personnelle et surtout avait su ne succomber à aucune de ses paroissiennes,
alors qu’il était beau, savait rougir. L’un et l’autre allaient donc attester
en faveur du mariage sans pourtant en rien savoir, Régis et Mirabelle les
fixeraient, reconnaissants et admiratifs, complices. Derrière eux, il y aurait
des chapeaux et capelines immenses, comme des roues, ou presque, de charettes.
D’ailleurs, c’est en charettes que la noce passerait de l’église au château pas
très éloigné du centre du village. Il y aurait le préfet, il y aurait d’anciens
élèves du comte de M., peut-être des membres de l’Académie de médecine, il y
aurait de la finance puisque le père de Mirabelle en était d’autant plus
sûrement ancré dans la corporation qu’il était lui-même plus douteux dans ses
pratiques, du moins c’est ce que l’on disait de lui. C’était l’homme à
connaître et à aborder ce soir, si cela se présentait possible. Lui-même ne se
montrerait pas, il se sentait en achèvement d’une mutation qu’il aurait
étiqueté volontiers comme une libération. La soixantaine, des revers nombreux,
des ennuis de santé, un parcours accidenté quoiqu’il ait entrepris ou réussi
semblaient le libérer, le pacifiet. C’était dans sa vie une sensation très
neuve, quelque chose qui en lui l’avait toujours contraint au rôle du
prédateur, donc à la posture de subordination vis-à-vis d’une proie toute
puissante par son attractivité, l’avait quitté. Il n’aurait su dire si cela
s’était fait d’un bond, ou par quelques étapes dont il n’avait pas eu la
conscience, mais il se surprenait lui-même à pouvoir regarder des femmes sans
les désirer, et même à rendre grâce qu’elles existent, soient belles, et
appartiennent à autrui, qu’elles ne lui souriraient jamais. Dans sa vie
antérieure, celle de la gloire professionnelle, des promesses d’avenir et de la
conquête aisée autant de postes convoités presque unanimement par ses
promotionnaires ou aînés, que de femmes jeunes et entourées, il n’avait échappé
au martyre de la convoitise à laquelle ne se rend pas son objet que par une
succession faisant oublier le sourire ou l’occasion, l’ambassade finalement
indiponible ou un corps deviné mais non obtenu. Succession et oubli, on ne
plante pas beaucoup de la sorte. Il aurait pu entrer dans un second cycle, tout
aussi mortifère, celui d’un désir d’enfant et de la recherche d’une compagne propre
à lui en donner à l’âge qu’il atteignait. Sans doute, l’exemple de son père
l’encourageait à espérer quelque miracle, à nouveau, du genre de celui dont il
était issu, quoiqu’il présentait moins de handicaps que son géniteur
artificiel, mais il avait aussi moins d’atouts. Il avait été connu mais ne
l’était plus, il avait gagné assez bien sa vie de haut-fonctionnaire mais
vivait à présent selon la portion congrue, et ce qu’il aurait à offrir en
maison mitoyenne d’un pensionnat pour enfants, à une jeune femme disposée à
procréer, n’était aps entre campagne et mer, très affriolant ni distrayant. La
légende fait conversation un soir de bal, il allait évidemment y en avoir un à
la suite du banquet, mais Patrice n’en attendait rien, il n’était pas bon
danseur, il avait perdu la main et n’avait jamais su le rythme, sauf entraîné
par une cavalière aimant la valse et à qui il faisait confiance pour se laisser
aller, les laisser aller ensemble. Ainsi, avait-il appris, toute une nuit, qui
ne s’était jamais recommencée, cette seconde vie qu’est la danse, et
spécialement la valse, c’était au Musiksverein, une salle énorme,
quadrangulaire avec des loges et des balcons, où l’on n’entrait qu’en habits et
décorations et où flottait encore l’ambiance de la vieille Double Monarchie et
de son impérial patriarche au crâne chauve et aux favoris énormes et blancs.
Alix aux grands yeux, à la taille maladroite, se transformait quand commençait
de frémir les grands rythmes viennois et l’on revenait à 1848 et il avait été
séduit, puis sans rien comprendre il avait dansé exactement toute la nuit, sans
émoi, sans fatigue, mais en ivresse d’ors, de stucks, et d’un regard brun, un
peu myope qui le contemplait avec étonnement et savait ne pas lui parler trop
vite de l’accord et d’un amour. Ils étaient allés au bal de l’Opéra, puis à la
Hofburg, mais les circonstances avaient changé, il avait eu un malaise, lui, à
la santé jusques là parfaite, et un soir après l’autre tout avait été raté et
l’amour avait commencé, a contrario, lui, sur un lit d’hôpital et elle,
s’évadant autant que possible d’un bureau assez bien relié au Franz-Josefspital
de Vienne. Son initiation à l’allemand version châtiée et lente de l’Autriche
avait commencé tandis que, définitivement, avait fait fiasco son apprentissage de
la Marche de Radetzky.
Les villages se nommaient et revenaient périodiquement sur de nouvelles
pancartes avec des kilométrages de plus en plus importants, il comprit qu’il
devait faire demi-tour mais sans s’adjoindre à la colonne des retours vers
Paris, il prit ce qu’il croyait être une bissectrice et imagina que les cloches
de l’entrée à l’église devaient maintenant commencer leur branle. Le vieux
Jésuite attendrait en chasuble et le moine en aube, Régis serait là que Patrice
ne connaissait pas encore mais devinait. L’envie d’être présent là où il avait
été invité et aurait dû être le fit souffrir, car elle ne serait pas assouvie.
Il eût aimé se choisir une place dans les derniers rangs, mais assez vers
l’allée centrale pour pouvoir, durant toute la liturgie, regarder les époux de
dos, la cambrure de Mirabelle, un peu grassouillette, aux épaules bien faites,
au très joli port de tête, mais dont – ainsi qu’Alix de Vienne – il fallait
effacer des hanches trop fortes, trop masculines ; affaire de couturière,
sans doute, mais il y faut quelque génie. Violaine revint ainsi à sa pensée,
ses deux danses, décidément la danse… l’une qu’elle menait seule et bouche
fermée, des épingles nombreuses entre les lèvres, autour de la jeune fille à
habillée, et le tissu prenait forme sans même être encore coupé, et un
mouvement prenait les deux femmes, à sens inverse l’une de l’autre dans une
pièce petite et peu adéquate – quoique sa compagne n’aima pas alors qu’il fût
présent, il avait parfois assisté à ce qui n’était pas encore un essayage, mais
qui sans doute était l’exercice majeur, le mariage d’une étoffe et d’une
silhouette, quand les lèvres n’avaient plus aucune épingle à céder, le travail
était prêt, on se défaisait, on se saluait, on versait des arrhes, Violaine avait
de la clientèle, du succès et un nom, naturellement Patrice avait dirigé
Mirabelle vers celle-ci. Et l’autre danse était la plus belle, l’inoubliable
danse.
Elle se donnait, les yeux clos. Mal entendante, mais pas de naissance, Violaine se laissait pénétrer de mémoire, mais ce qu’elle mimait dans des moments mondains et avec tous, quoique se distinguant par une manière d’onduler et d’être à elle seule la musique, le mouvement, la chair, la femme, l’enfance et l’océan primordiaux, elle le lui faisait vivre quand ils n’étaient qu’ensemble, quand ils revenaient à être ensemble, quand il arrivait de l’aéroport, encore empli du pays dont il venait, des instances, des urgences et des intrigues dont toute collectivité humaine, mais surtout une colonie française et son ambassade à l’étranger, sont productrices et friandes. Dès le pallier, elle basculait dans ce monde intense et muet, elle le regardait, elle ondulait déjà, elle fermait les yeux, la bouche, les narines à l’unisson de ses oreilles maltraitées, et elle l’entraînait d’un sourire dans la chute qui leur étant commune devenait leur unique mouvement dès qu’ils se réunissaient, la première étreinte fut ainsi souvent, à leurs revoirs, sur la moquette de l’escalier, malcommodément et imprudemment. Il y aurait - bien plus tard, quand elle lui aurait signifié, mi-souffrante, mi-sarcastique, son congé -, sa propre guette d’une petite cour pour apercevoir, découpée à contre-jour de l’éclairage sourd de la salle-de-bains qu’il avait tant connue, et dont il avait avec elle tant célébré les appuis, la baignoire, les chaleurs et les enfermements, une silhouette qu’il ne verrait plus en pleine lumière, en plein accord. Resterait la femme vibrante du plaisir anticipé et de la joie déjà lourde de leurs premiers gestes, l’échange des menues nouvelles viendraient ensuite. C’est cela le mariage, du moins en mains autour des hanches l’un de l’autre, en déshabillement mutuel, en hâtes et lenteurs discontinues puis méthodiques, ajustées, contentes et heureuses. Ils avaient vécu, au moins sexuellement, un unisson total.
Ce serait à dire dans une homélie de mariage, les deux testaments de la Bible concordent, une seule chair, ils ne parlent ni de sentiments ni de profession ni même de procréation, tant celle-ci était alors naturelle, et preuve pour l’entourage et la société d’une bénédiction spéciale et divine, la progéniture était d’ailleurs une prudence, des fils pour défendre le patrimoine que le vieillard allait leur léguer et ne pouvait déjà plus défendre, ou pour mettre en valeur ce qui ne peut l’être par une seul homme, des filles pour faire vigne aux murs de la maison et sans doute des enfants, et ainsi de suite, la chair oui, et la chair à se perdre. Le Cantique des cantiques propose les plus belles métaphores ; Patrice s’en était régalé, autant que des Chansons de Bilittis et des Aventures du roi Pausole. Louÿs et l’auteur sacré chantent le B A BA, si l’on n’a pas envie l’un de l’autre, si jouer entre adultes à l’enfant, si se regarder en aveugle et se voir ventre à ventre par le truchement d’une peau devenu vibratile, comment vivre longuement ensemble et parvenir à penser sans se diviser. En pressentiment d’adolescent, en expérience du garçon vierge que la vie initie tardivement mais sans laideur, Patrice avait su d’avance ce que, l’existence adulte et presque toutes les circonstances, lui avaient confirmé, l’accord de la chair, des gestes, la tolérance à tous les défauts et les détails que la nudité ne ménage pas présagent tous les autres accords. Ceux qui s’arrêtent, lors du dîner d’entrée en processus de séduction mutuelle à des arguties culturelles ou à des discussions politiques, qui ne savent pas aller à l’angélisme et à la poésie fut-elle facile comme un coucher de soleil quand il a plu et que se dégage le ciel en bord de mer, n’ont aucune chance d’aller ni à l’orgasme, encore moins à la communion cosmogonique, et certainement pas à des conclusions faisant qu’on se retire l’un de l’autre encore plus pris qu’avant de s’enlacer.
Patrice avait trouvé l’église, le village, la place en dernier rang côté couloir, et une statue d’une vierge gothique à ventre arrondi et à sourire jusqu’aux oreilles répondait à son attente d’homme essoufflé d’avoir cherché et content d’être rendu. Le brouhaha présageait la procession de communion, il avait manqué les discours, les oraisons, les laudations, les bénédictions, mais il voyait, campé, cambré à la mémoire de Foch, dont il avait affectionné de parler à ses catéchistes de sept à dix ans, le vieux Gilbert Ballande, droit dans une ample chasuble, faisant les signes et les gestes avec ampleur mais sans emphase. Il avait toujours vu dans ce Jésuite qui l’avait fait sauter sur ses genoux en l’assurant que Dieu l’aimait, comme Il aime tous les enfants, un homme de foi exemplaire, celle de ce petit que le héros des évangiles, en tunique blanche et à cheveux doux, pousse à son image au centre du cercle qu’ont formé disciples, passants et curieux, toute la gamme des futurs martyrs et des bourreaux putatifs. Le catéchisme, selon le Père Ballande, se commentait dans une salle en sous-sol où circulaient à vitesses respectueuses, une dizaine de trains électriques miniatures. Fils de cheminot, et d’un cheminot syndicaliste chrétien qui avait fait beaucoup d’armes aux Chemins de fer du Nord avec le patronat des Rothschild, et plus encore avec l’occupant gestionnaire militaire allemand, Gilbert aux yeux clairs et au nez très aquilin, de petite taille mais vive et très élancée avait les comparaisons les plus parlantes, les anecdotes les plus haletantes et imprévisibles de dénouement pour tenir à bout de souffle et en attention démesurée sa classe d’instruction religieuse. Il obtenait le silence en faisant rentrer les enfants dans des locaux mystérieux comme devaient l’être les halls d’initiation chez Minos ou Aménophis IV, il y avait donc les trains, leurs paysages, sur d’immenses surfaces à l’intérieur desquelles on pouvait pénétrer, il y avait la collection des Tintin mais aucun Spirou, indication très datée du clivage entre deux écoles et plus fort que celui des éducations confessionnelles ou au contraire laïques, il y avait un fond musical, il y avait surtout une ordonnance de chaque chose, de chaque objet et du silence obtenu et maintenu, et de la manière dont chacun avait à s’asseoir, à fermer les yeux, à se laisser prendre par le temps puis par la parole. Il y eut ainsi, sur disque mais dans une semi-obscurité dramatique, une lecture de la Passion tirée de la Jeanne d’Arc de Péguy. Le juste seul poussa la clameur éternelle…il n’avait pas crié… vous savez ce qu’il avait fait, chrétiens, il avait fait qu’il avait sauvé le monde. Plus tard, dans les classes du Moyen collège, quand il serait passé de la rue Louis David à la rue Franklin, Patrice continuerait d’entendre de telles voix, celles de l’ermite au Sahara, celle du paysan interrogé par le curé d’Ars sur son dialogue à l’église en pleine semaine, en pleine journée. Déjà, certains de ses camarades trouvaient les discours et les attitudes bien désuets, et lui, il se détachait en arrivant, pas en retard, ce qui aurait dû être pour lui un signe, pour servir aux aurores la messe de quelque religieux, père spirituel dans les grandes classes. Temps où il y avait des messes basses et où l’on reconnaissait la litiurgie du jour aux premiers mots de l’introit : Me expectaverunt… Os justi… L’ambiance de compétition et la note de piété avaient fait en lui un mélange si substantiel, collé encore à ses entrailles que le péché de chair lui paraissait une lumière pardonnable et hors site, et surtout qu’il se trouvait en créance avec Dieu, d’autant que lui n’avait pas reçu quelque information sur sa vocation en ce bas monde. Il connaissait donc d’avance ce qui tourmenterait Régis, lui qui allait prendre l’existence d’homme à revers, puisqu’il avait résolu de tout abandonner pour « un plus haut service » et revenait à présent aux normes conjugales et procréatives, comment se remettrait-il d’une telle décompression, si subite.
Le jeune marié, sur l’épaule de qui il posa la main instinctivement, en ayant dû frôler le couple pour communier, était tel qu’il s’y était attendu, l’exact combiné de premier de classe et d’inapte à la vie ainsi qu’à ses gymnastiques. Régis qu’il voyait de profil, en arrière de celui de sa jeune épouse, paraissait fragile, sauf à considérer un front dont le bombé annonçait de l’entêtement, beaucoup de volonté rachetant l’impression de grande vulnérabilité que la silhouette, la pose à genoux, la finesse des poignets ne manquaient pas de produire. Régis était, sans doute aucun, unique en son genre pour la famille dans laquelle il entrait. Sans véritable arbre généalogique, apparemment sans fortune, probablement sans bagout, qu’avait-il à apporter. Sa chance serait certainement dans l’accueil et le jugement que lui accorderait – ou pas – le chef de clan, l’octogénaire, la comtesse douairière de Mahrande. Derrière lui, humble, quelques visages qui paraissaient plus intimidés que priants, sa famille à lui. Mais, c’était de loin le Père Ballande qui ferait les présentations et tiendrait lieu de répondant social pour le jeune défroqué. Sans qu’il ait entendu les paroles de chacun, Patrice devinait que tout avait été correctement rattrapé, gommé ou mis en lumière et que pour le commun des participants, guère au courant que de la fortune et de la notorité des M., on était à bénir d’exemplaires épousailles, la mariée était belle, sa robe superbe d’autant qu’une trouvaille rare avait fait s’inaugurer ce qui serait certainement copié et multiplié à l’envi dès la prochaine saison de noces bourgeoises ou semi-aristocratiques, une sorte de traîne réorganisée et rentrée à la chute des reins, comme on pelote une chevelure abondante pour en faire un chignon qui sera l’unique majesté d’une tête encore enfantine, c’était le cas. Violaine avait tout perçu avec l’exactitude qu’il lui connaissait, et dont il avait suivi les premières applications quand la jeune fille, devenue presque sourde, avait dû abandonner un début de carrière commerciale dans la mode pour confectionner elle-même. Et, invitée comme il se doit, elle était là, pas très loin derrière les mariées, et manifestement non accompagnée. Patrice frémit, puis se reprit, ils s’étaient plusieurs fois revus depuis leur séparation et la probable conversation qu’ils auraient serait presque d’ordre familial, d’ailleurs cousins et cousines avaient connu leur liaison et mettrait du liant. Il redescendit lentement, avec une componction qui lui venait naturellement dans les lieux censément saints, tout le bas-côté, se repèra à la statue gothique et s’assit, à ses pensées, s’apercevant qu’il n’avait considéré que de dos Mirabelle. Où en était-elle ? Il n’avait de souvenir que d’une enfant, très affectée par le départ et l’éloignement de sa mère. Quant à la comtesse, il était si absorbé par le rite de communion, qu’il avait eu garde de lever les yeux vers celle-ci. Il était rare qu’il assistât à la messe autrement qu’en premier communiant…
Il ne reprit conscience qu’avec la sensation nouvelle du vide qui s’était fait dans l’église et surtout du surplomb de quelqu’un qui semblait vouloir le rappeler au moment qu’il avait quitté. C’était le moine bénédictin, passé à l’apostolat diocésain via deux ans au Sahara, dont on lui avait parlé, et qui était le contemporain de Régis. Le visage était rose, assez bien composé, le regard bleu et enfoncé, la tonsure totale, l’homme était avenant, la barbe à l’italienne, de quelques jours sans apprêt mais non sans coquetterie et sous l’habit se devinaient une chemise bien repassée et des boutons de manchette, richesse en communauté et pour les besoins de la collectivité ainsi que des œuvres de charité, et pauvreté individuelle… soit. Patrice releva la tête, les deux se regardèrent, Dom Louis aurait pu, ainsi que Régis, être le fils du diplomate, il avait entendu parler de lui, murmura une politesse, prétendit l’avoir lu ce qui était, au vrai, très improbable, sinon matériellement impossible et s’enquit d’un moment où ils pourraient se parler. Dehors, ce fut le brouhaha, la ligne figée des célébrés, la ligne tumultueuse des photographes amateurs sur fond de porche roman tardif que prolongeaient des alignements impressionnants de chars à banc, et de charettes, tous attelés avec cocher manifestement du crû, les chevaux étaient de corpulence et de race diverses, mais l’ensemble attestait plus de quartiers de noblesse et d’insertion locale pluriséculaire que beaucoup de papiers en mairie ou à la conservation des notaires et fonctionnaires de l’hypothèque. C’est alors que se distingua la comtesse de M. non qu’elle le voulut ou l’ait imposé, mais parce qu’il y eut ce murmure qui salue seul les très grandes personnalités, qu’elles soient actrices de profession, politiques notoires ou tout simplement remarquables par elles-mêmes. C’était le cas d’Adolphine, née Hügel, et dont la famille revenue en Lorraine depuis la Souabe où elle avait vécu la guerre de Trente ans, puis les persécutions de Louis XIV contre les réformés et autres, avait longtemps porté particules et blason jusqu’à opter pour le régime révolutionnaire, puis pour l’Empereur, ce qui n’était pas déroger. On avait émigré après Waterloo, fait fortune au Mexique dont on était revenu avant le désastre de Queratero et juste pour que la mère de la vieille-dame, l’arrière-grand-mère donc de Mirabelle recueille, à la terrasse d’un café les larmes d’un autre Empereur et reçoive en souvenir de fillette de quatre ans l’un des gants du pauvre homme, c’était à Sedan. Adolphine qui avait autant de sang andalou que germanique, montrait à près de quatre-vingt dix ans un visage intact, légèrement incliné vers la gauche ce qui lui donnait une expression de grande attention, qui d’ailleurs n’était pas trompeuse. Le contre-jour souvent donnait à sa chevelure encore abondante et très soignée, une diaphanité et un immaculé fleurant quelque sainteté ou l’aura d’une très durable et exceptionnelle beauté. Quoiqu’elle le sut, elle n’en faisait pas usage et séduisait plus par son écoûte que par son apparition puis quelque prise de parole ; elle savait être anodine pour le grand monde et particulière dans l’intimité. Majestueuse comme si elle avait porté couronne, elle était davantage prétendante en égards pour autrui, elle aimait relever les gens de leur révérence, et ceux-ci la lui faisaient naturellement. Elle gratifiait autant qu’elle était entourée, mais elle savait, sans distance ni trop de précision, laisser comprendre que le moment auprès d’elle allait avoir sa fin, seule sa petite-fille et longtemps son frère cadet, l’oncle Christian et Mirabelle avaient accès permanent tant au château qu’à sa conversation et aux confidences. Elle donnait audience toujours au même endroit, à cette sorte d’avancée sur la douve, à l’extérieur d’un petit salon dont elle avait fait sa chambre principale, mais pas à coucher, et sur ce balcon à la balustrade au ras de l’eau, des végétaux s’effilochant et des carpes, elle avait écouté des soirées entières les uns les autres, ses proches, ses condisciples d’un grand lycée parisien car elle était bien moins pieuse que ses descendants et tenait que la République éduquait mieux que les Bons Pères, elle avait d’ailleurs concouru à Normale Supérieure, avait manqué d’être admise de fort peu et ce n’est que son mariage, mais pas la couronne comtale qui l’avait fait renoncer aux grandes études et se consacrer au château, à son mari, au village, puis après son veuvage, à sa petite-fille, elle n’avait pas eu le temps de ce que l’on appelle vivre, se cultiver et elle avançait en âge en continuant de vivre par procuration selon ceux qu’elle aimait, et dont elle eût voulu que ce soit en bien plus grand nombre de ses enfants et petits-enfants.
Ce qui accentua le mouvement de foule quand elle prit sa place pour les
photographies de groupe, c’est qu’on discernait manifestement que la lignée
était proche de s’éteindre, même par alliance. L’aïeule, belle éblouissante
comme une pleine lune qui efface les étoiles très loin autour d’elle quand elle
va au zénith, eut alors un geste que seuls la naissance ou l’inné, ou les deux
ensemble, souffle de faire : elle se plaça entre les époux, joignit
d’abord leurs mains, puis posa celle de Régis sur le ventre de Mirabelle,
éloquemment, royalement. L’avenir recommencerait. Puis, en charettes, mais sous
un déluge brutal comme l’été, cette année-là, en prodigua autant que de
canicule, on alla au château. L’après-midi était encore peu avancée, Patrice
suivit à pied, le moine avec lui.
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