mardi 20 mai 2014

un mariage - récit (3)



 

 

 



Lettre de Régis à sa fiancée





Dernière séparation, pouvons-nous penser… mais au juste que penses-tu maintenant que nous en sommes là ?

Tu m’as longuement parlé de ton père, de ta mère, de ta grand-mère, tu m’as expliqué ta perplexité et je crois l’avoir comprise, car il n’y a pas de vie possible, d’existence, veux-je dire, si nous n’avons pas une vocation et si nous ne la connaissons pas. Notre foi en Dieu n’aide en rien à résoudre cette énigme ? Où donc Dieu m’attend-Il entre son ciel et cette terre, cette terre-là avec frères et sœurs, tout le règne du vivant, accumulé là, et créé là pour une grande œuvre ? mais individuellement, chacun de nous, toi, moi, quoi faire, qu’être ? Quoi donc va nous correspondre ? Y a-t-il de l’indispensable dans l’air qui dépend de nous ? Certainement, en ce que notre enfant a besoin de nous.

Tu ne m’as vu compliqué, et comme toi perplexe, mais pour d’autres raisons, qu’avant cette nuit où tu m’as pris. Je ne dis pas : violé, car j’étais consentant et je désirais que ce fût ainsi, un demi-sommeil, le rêve en images de ta silhouette désormais à jamais nue, dénudée dans ma mémoire et mes mains venues à tes hanches ont bien dû te prouver ma présence, pas seulement de sexe en toi. L’hôtel était médiocre, la chambre aussi, et je me sentais médiocre avec mon si peu d’expérience dans cette matière où je t’ai trouvée experte et imaginative, rieuse en pleine nuit, dans le noir, dans l’insolite de ces gestes auxquels nous n’aurions jamais songé encore deux jours avant de les commettre. Bien sûr, quand nous avons décidé de fausser compagnie à nos compagnons respectifs de pèlerinage et d’aller jusqu’à la côte, nous avons su où nous allions et ce que nous ferions, mais nous ne nous le sommes pas avoués. J’avais ta main sur ma cuisse quand je conduisais, j’avais ton bras à mon épaule quand je marchais, avec notre baluchon fait en commun, j’avais ton corps contre le mien quand on nous eût ouvert la chambre et laissés seuls, mais je ne savais pas que tu allais devenir ma femme de chair, puis la mère d’un enfant qui serait le mien, le nôtre. J’étais barbouillé et encombré, je le reconnais quand nous avons parlé, un peu, de cela, de le faire, de faire l’amour ; le balcon, les rumeurs du village, oui, mais la chamade de mon cœur, surtout.

Il a été mieux que je ne te dise complètement les choses qu’ensuite, quand tu m’as assuré que tu risquais fort d’être enceinte du premier coup, le nôtre, le tien car tu étais vierge comme il est recommandé dans le catéchisme, et moi tout autant, jeune clerc que je suis, que j’étais depuis déjà six ans, voué au sacerdoce par moi-même, par mes parents, par la vertu du nom qu’a laissé dans la profession mon oncle, écrivain, confesseur, prédicateur, apparemment sans aucune encombre pour sa vie propre et dont l’ombre qu’on disait, en famille, très chaleureuse, a pesé sur moi. Sais-tu que je détestais mon nom, qui pourtant sonne assez bien, m’as-tu dit à nos premiers mots, pendant cet interminable chemin de croix sur la colline, là-bas. Le tien mieux encore, quoique tu m’aies dit que c’est celui de ta grand-mère plutôt que de ton père, ce qui faisait assez mystère. Mais qu’une femme soit mystérieuse, que sa piété ne l’empêche pas de remarquer un jeune homme, plus âgé qu’elle, mais pas vraiment, perdu quant à lui dans la méditation suggérée en quatorze langues, était tout à fait conforme à l’idée que je me suis toujours fait des jeunes filles. Du paganisme et de la luminosité, du jugement surtout à propos de ce que la nature n’a pas à se refuser à elle-même, femmes, nos patries pour nous les hommes qui n’avons d’instinct que de fuite.

La journée qui a suivi notre nuit a été la plus belle de ma vie, je t’en remercierai toujours. Nous ne sommes pas partis tôt, nous avons fait des détours pour entrer dans ces minuscules églises orthodoxes à plan en croix, toutes branches égales, tous murs peints sur fonds bleus de prêtres et d’anges aux ressemblances apparentes mais si diverses dès que nous nous attardions dans la semi-lumière à les dévisager, des parcours, des écoles ésotériques, des chemins mystiques entre les fronts et les bouches, à des yeux parfois étincelants d’une peinture surnaturelle donnant aux couleurs des reliefs, parfois même de la voix. Nous avons marché plusieurs fois quelques kilomètres de voie sablée, avec des ornières de charrettes, pour aboutir sous des arbres à une semi-ruine mais entrés ensuite, pour découvrir un enchantement, il y eut cette chapelle singulière qui se divisait en six absides et qui n’étaient que blanche d’enduit à l’intérieur avec des figures de saints, de dieux et d’anges seulement esquissés à la couleur sang. On aurait cru se trouver intercalé dans un manuscrit en cours d’enluminures, avant que ne surgissent l’or, puis quelques légendes en lettres cyrilliques. Cela me rappela le Mont Athos et me permit, par analogies et réminiscences, de t’expliquer la typologie de ces décors, mais tu m’as entraîné à autre chose, tu nous as fait nous asseoir à côté de l’entrée, tranquillement, nous reposer, ton secret de vie ! et tu m’as longuement, dans du détail, entretenu de ta mère et d’une statue la représentant. Tu y étais venue, m’as-tu dit, parce que la chapelle où nous nous trouvions avait cette exceptionnalité qu’une figure de femme soit parmi les prêtres, les saints et autres anges. Tu me l’as fait remarquer, je nous ai fait penser à Tobie et à Sara, puisque la nuit dont nous venions avait été de cette sorte, une prière avant le mariage, et le mariage c’est la chair pour toujours, une unique chair, en un double sens, qu’il n’y aura pas d’autre en tiers, et qu’à deux nous ne serons plus qu’un. Sara, esquissée à l’ocre rouge, se déhanchait parce qu’elle avait un pied posé sur le serpent, ce n’était pas la Vierge qui apparaît rarement sans l’Enfant dans l’iconographie orientale, c’était une vierge qui triomphait et qu’on pouvait voir d’autant plus victorieuse qu’elle était semi-nue sans cependant être à portée de quelque désir humain que ce soit. Tu m’as donc raconté ta mère et en t’écoutant il me semblait que tu parlais davantage d’une sœur, certes très aînée, mais pas d’une femme adulte t’ayant donné le jour et avec laquelle tu aurais des rapports de révérence. Avec Augustine, puisque ta mère se prénomme ainsi, je me serais senti à l’aise, elle nous aurait protégés ou conseillés la veille au soir, elle aurait compris ce que j’entrepris de te montrer. Si l’enfant devait décidément paraître, j’aurais à tout rompre de ce que j’avais entrepris, de ce à quoi je m’étais voué, de ce que mes parents, mes maîtres attendaient de moi. Je devais devenir prêtre, mais je t’avais rencontrée, c’était tout le dilemme, et il ne se posait plus même si nous n’avions pas cet enfant dont je sentis la probabilité dès que tu me fis éjaculer en toi. Le mot est crû, le moment ne l’avait pas été, j’étais en rêve, celui d’Abraham quand passent Dieu et ses tisons entre les moitiés d’animaux, et que le père des croyants a été assommé d’un sommeil que le Livre dit mystérieux. J’accomplissais en quelques spasmes notre destinée à tous deux, j’en avais un plaisir horrible, ou une horreur délicieuse à découvrir en moi cette subite montée jusqu’à une non moins insolite explosion. Je me suis totalement vidé, détendu, et cette fois réveillé mais sans te le faire vraiment savoir, j’ai eu cette sensation que je n’avais jamais éprouvée auparavant que ton corps, que tes mains, tes jambes prolongeaient le mien, que nous n’étions plus qu’un. D’ordinaire, mais je n’en ai pas l’expérience, le mâle est triste après son coït et s’il n’a pas été attentif ou habile, la femelle est déçue que tout soit déjà clos. Pour moi, l’impression  d’accomplissement ne cessait pas, après le premier mouvement qui m’avait semblé d’une chute irrémissible et qui m’avait épouvanté parce que je ne pouvais me retenir à rien, qu’à toi figurant toutes les berges du monde mais aussi tous les ravins et tous les abîmes de notre planète et de nos vies. Je restais là tandis que tu t’étais dégagée, puis étendue le long de moi, que tu étais allée chercher ma main pour qu’elle se place paisiblement en garde de ton ventre, et tandis que tu t’ensomeillais, je m’éveillais au contraire à une gigantesque figure céleste que nous formions ensemble, nus comme une pierre, et nous devenions le centre rayonnant d’un monde qui était Dieu-même et qui était nous.

Je m’étais souvent, dans les premières ferveurs – intenses – de mon entrée au noviciat de la Compagnie, temps de prière et d’exaltation aussi, assez singulière et même paradoxale, de la virilité, imaginé que la consécration du pain et du vin en la chair et le sang du Divin homme qu’est notre Sauveur doit être pour le prêtre son orgasme, compensant tous ceux, bien débiles, aqueux et pauvres, que les hommes non consacrés vivent plus ou moins habituellement, plus répétitivement que joyeusement. Mais ce que notre étreinte produisait, et qui ne s’estompait pas, était tout autre, une vibration plus lumineuse que tactile ne cessait pas, qui me donnait la certitude qu’ensemble nous étions à rayonner au-delà de tous les temps et de toutes les formes de notre chair et de nos envies, que nous avions rejoint – là, et ainsi – notre vraie nature, notre vocation se donnait donc à nous, nous étions de chair et pourtant le cosmos entier s’y contenait, sans limite et indiciblement précis dans la pensée que nous formions de lui.

Quand nous sommes ressortis de la chapelle blanche, il était déjà tard et nous avions promis de rejoindre nos compagnes et compagnons respectifs avant le dernier office. Nous nous regardâmes et de ce moment a daté notre serment. Tandis que nous avons rejoint les files qui allaient vers l’église, que des chants médiocres se répétaient, j’ai composé le message que j’allais téléphoner à mes supérieurs, et décidé de ne te poser la question qu’ensuite, libéré de tout, et confiant, la question de m’apprendre si tu consentirais à m’épouser, enfant ou pas dans ton sein. Je savais que je brisais beaucoup, et au rebours de la plupart des appels et de la vocation qu’ils signifient, un déchirement vis-à-vis de l’existence profane, sexuée, professionnelle offerte censément à chacun, surtout à ceux qui peuvent se croire au commencement de leurs relations de couple, des exemples pour une humanité, une Eglise, un pays en mal de naissances, d’amours et d’élites. Je décidais le contraire, je me retirais d’un ordre religieux encore puissant quoique le centre de gravité de sa démographie et de la pyramide de ses âges se déplaçât vers l’Inde et l’Asie du sud-est, je quittais une vie tracée et sûre, car la Compagnie forme bien ses ressortissants depuis que la tourmente de Mai 1968 l’a décimée et qu’elle a ainsi compris combien elle s’était, durant quelques années cruciales et douloureuses pour certains d’entre elle, trompé en courant dfes lièvres eyt des spécialisations des siens plus profanes que religieuses ou mystiques. Elle tendait à revenir à un simple esprit de communication missionnaire, centré sur l’outil, à la psychologie étonnante de modernité, que sont les Exercices spirituels du Père Ignace. J’allais abandonner tout ce qui m’avait fait plaisir et qui continuerait toujours à me plaire, et j’allais me réduire à une femme, je priais alors que tu eusses aussitôt cet enfant, qu’il n’attendît ni une seconde étreinte ni encore moins neuf ou huit mois. Je ne tombais à Fourvière que sur l’un de mes frères en religion, le Père Recteur était absent pour quarante-huit heures. A qui faire une telle annonce ? sinon à quelqu’un qui vivait comme moi jusqu’à présent. Je m’ouvris donc à mon correspondant improvisé, séance tenante et sans me prêter à la discussion, demandais une ardente communion de prière et promis que je viendrai donner de plus en plus explications, dès le pèlerinage proche de finir, qu’en quelque sorte j’avais reçu une illumination, que je ne pouvais m’y dérober et que notre catéchisme place la vie avant les vœux, et que c’était bien cette hiérarchie que je respectais en demandant à quitter la Compagnie, et à être délié de tout, qui – il est vrai – n’avait encore été proféré par moi que provisionnellement. Je sentis au souffle coupé de mon frère qu’il était saisi, réellement sans voix. Mais ne penses-tu pas qu’il y aurait des arrangements possibles avec elle, même si elle garde l’enfant ? on pourrait, dans la Compagnie… on arriverait sûrement à… il devenait sordide, ce n’était plus mon frère, je le coupai, ma décision est prise, quoique je ne sois nullement assuré qu’elle soit déjà enceinte et de moi depuis cette nuit, mais notre rencontre est scellée, nous ne sommes plus qu’un depuis cette nuit, oui… Les paroles du Livre se récitaient d’elles-mêmes en moi, je les redis au téléphone, l’autre bredouilla, je sentis que c’était de frayeur, il aurait à expliquer et à s’expliquer, je devenais l’épreuve pour toute une promotion, alors que les religieux de nos âges étaient devenus en France, en Europe, si rares.

Tu avais continué l’office paisiblement, n’ayant de ton côté aucune décision à prendre, enviais-je. Je me trompais, là encore, car tu devais annoncer à tes parents ton mariage, et plutôt précipité. Comment prévenir ta mère, que dire à ton père, ta grand-mère te causait souci, je te conseillais le lendemain, car nous étant séparés à l’entrée de l’église, nous nous perdîmes ensuite tandis que je courais à l’unique cabine de téléphone, chroniquement prise d’assaut par les pélerins plus assidus à leurs relations humaines qu’à leur liaison avec le divin, de ne pas dire que tu attendais peut-être un enfant, mais d’invoquer le coup de foudre ; chacun comprend non ce qu’il s’est passé dans le crâne ou le ventre de celui/celle qui en fait état, mais qu’on ne pourra faire renoncer le voyant à sa vision. C’est ce qui fut, tu as été sans forcer brève et tendre avec chacun et ton père s’est chargé de prévenir ta mère, étant posé d’avance qu’elle ne pourrait assister à notre fête.

Reste toi, que je connais si peu, tu ne m’as toujours pas parlé de toi, tes études, pardonne-moi de te l’écrire brusquement, te ressemblent en ce qu’à première vue tu aurais plutôt un visage banal, une silhouette anonyme, on ne te remarque pas aussitôt, et je ne t’ai pas abordée, moi le premier. Ce n’est que de tout près, m’étant donné la peine de répondre à ta main, à ton invite, que l’on voit combien et comment tu es belle, tes traits parfaitement réguliers, ta bouche plutôt grande, tes dents si bien rangés, tes yeux qui sourient mais qui ne rient pas, ton visage sans ride et qui n’en prendra jamais car tu t’exprimes sous la peau, sous le sourire, dans le fond de ton cœur, et tu parviens, c’est l’un de tes secrets de beauté, à communiquer sans geste, ni parole, sans même avancer les lèvres ou battre des cils ce que tu veux faire ressentir, et tu me l’as ainsi dit, en sorte que ton aveu d’amour n’est pas séparable pour moi du charme de ton corps, de ta silhouette, de ton front, chacun sans précédent dans ma vie, quelques nombreuses aient été les filles que j’ai dévisagées ou imaginées nues, surtout à la messe, quand tant de femmes de quelques années à beaucoup de décennies sont posées là, se soutenant debout plus ou moins droites, les fesses plus moulées que jamais selon les modes d’aujourd’hui, et se laissent contempler sous prétexte qu’on est là, sans bouger pour plus d’une heure à regarder devant soi, sinon jusqu’à l’autel et ses encens.

J’ai donc une femme peu banale, rencontrée à un pèlerinage ce qui est le seul lieu durablement commun et se prêtant aux nuits entre religieux et laïcs, une femme qui parle peu, qui fait très bien l’amour, qui a la chair un peu copieuse, un peu mûre mais qui a l’âme sans âge, une femme très jeune qui parle mieux de la nature que de Dieu, des autres que d’elle-même, et il y a ce que cette femme a en elle. Les cactus de son grand-père d’abord. Ils sont rassemblés autour de leurs rochers initiaux, bien à la vue du château, la rocaille a été composée méticuleusement par le grand médecin, qui projetait de faire en vis-à-vis mais relativement loin un espace zen, demandant surtout que l’on ratissa très soigneusement et rituellement un gravier dont il avait fait vérifié l’adéquation par le clergé idoine ; de cet océan et des îles dont il avait à l’avance déjà créé deux, on verrait les cactus comme on discerne l’autre rive d’un lac, ou de cette vie-cî l’autre en face, car les cactus représentaient pour ton Bon-Papa sa vie de succès scientifiques et ses travaux de recherche, la notoriété de ses publications, et l’océan miniature en ses vagues faites de graviers par le rateau devait signifier l’abandon à quelque néant. Sans être agnostique, l’académicien, qui ne croyait pas davantage au hasard absolu, n’était pas fidéiste. Très orthodoxe en cela, il confessait que la foi est reçue, qu’elle est une grâce mais que, précisément, il ne l’avait jamais reçue. S’il avait été de ce monde quand sa fille unique décida d’aller, de se retirer en Mauritanie et d’être entièrement dévouée aux pauvres, aux femmes, aux nouveaux-nés, il en eût été chagriné certes, mais pas étonné, car ce Dieu auquel il ne croyait pas parce qu’il ne l’avait pas encore rencontré, lui était cependant familier ; il l’aurait volontiers indiqué, montré comme étant l’agent préféré et organique du hasard. Dieu surprend, Il ne rassure qu’en familiarité avec Lui, mais les événements qu’Il permet ou déclenche, respectueux à l’infini de notre liberté, surprennent et dépassent, tout simplement parce que notre manière de les accueillir et d’en vivre, apparemment sous leur contrainte, montre notre propre et paradoxale avidité à rester limités. Nous sommes apeurés en permanence et ce qu’avait apprécié chez Mirabelle, le vieux médecin, c’était qu’elle soit à son unisson dans ces prières d’instinctive reconnaissance qui le faisaient s’agenouiller, la main posée à l’encoignure de sa table Mazarin. Ni lui ni elle n’avaient jamais eu peur de la vie, encore moins de vivre. La façon dont tu m’as pris, moi un homme, est ainsi, femme banale pour les autres, resplendissante d’assurance et de liberté dans ma nuit d’initiation, toi mon unique.

Je ne te connaîtrai sans doute pas ta mère, sauf si elle consent à notre visite jusques chez elle, en Afrique. Ton père m’a bien accueilli. Ni lui ni ta grand-mère ne te savent enceinte, et cela ne se voit pas du tout, même quand tu te déshabilles, et pourtant moi qui sait, je cherche à voir, j’écoute même et tu souris, tu ne ris pas, notre enfant te donne une raison supplémentaire de ne jamais rire : ne pas le secouer, ne pas l’éveiller, ne pas déranger sa formation. Je n’aurais jamais cru – c’est en effet contraire aux manuels… - que j’aurai, bien avant la naissance, la sensation, l’expérience d’être père. Le tien semble t’être parfois étranger, je sais qu’il voyage, je sais que depuis le départ de ta mère, il a changé, qu’il est peu présent, que tu étais très jeune encore quand tes parents vivaient ensemble, je sais aussi puisque tu me l’assures que tu ne regrettes pas ce temps-là et que de beaucoup tu préfères ces années-ci au château, chez ta grand-mère, quelques longs que soient les trajets pour le collège, le lycée, et que tu n’as pas voulu être pensionnaire. Avec toi, ton père semble en visite, c’est toi la plus adulte de vous deux, il excelle en anecdotes de voyage, c’est d’ailleurs bien le moins puisqu’il est si souvent absent, il parle avec justesse de sa femme qu’il évoque par son prénom sans jamais parler de ta mère, de ce qu’Augustine cette beauté révérée au temporel et au spirituelle n’est pas seulement son épouse mais la mère de son enfant, toi, Mirabelle. Il me semble souffrir de quelque chose que je voudrais que nous élucidions si tu n’en as pas déjà le secret, que je te laisse libre de me livrer ou pas. Atténuer cette souffrance, aller à lui, je le voudrais, si tu me le permets.

Déséquilibré ? je ne le crois pas. Un mathématicien comme lui, quoiqu’il ne soit pas explicitement, encore moins professionnellement, un chercheur, un scientifique, a toujours l’allure absorbée, la silhouette un peu décalée dans le monde où il ne fait que passer, il poursuit non un songe mais une supputation qui lui demande d’être, de rester concentré. Voilà à quoi ressemble, pour moi, ce Charles – il veut que je lui donne son prénom – qui est ton père. Tout au contraire de ce que tu m’as dit de ton grand-père maternel, c’est un homme de doute mais qui par ce doute trouve le chemin de la foi, mais cette foi ne le tranquillise pas, ne l’accompagne pas. Il n’est pas un adepte de la prière de demande, il se débrouille seul, il ne croit pas que dans l’ordre humain puisse inférer des secours divins, alors il attend la suite et d’entrer dans l’autre sphère et rame dur à la surface de celle-ci. Pour lui, c’est de louange et de reconnaissance qu’il peut, qu’il doit s’agir pour un homme, la joie se partage, l’angoisse, la dépression ne se vivent qu’au trou, sans cri ni encore moins un mot. Il attend davantage des événements que des rencontres personnelles, comme s’il avait déjà tout reçu en ce qui est des femmes et des compagnons. Il plaît, il le sait, ou plutôt il fait savoir qu’il l’a su, mais que maintenant il n’en a plus cure, le charme est humain, même Jésus, croisant le regard de cet inconnu encombré par sa bonne volonté et surtout par ses grands biens, aima celui-ci. Dieu n’a pas de charme, Il a de la présence, et il lui faut son envers : le péché, pour qu’on ressente en creux combien Il est là. Je crois que ton père vit des moments uniques, inavouables – je ne sais pour quelle raison, car la pudeur n’est pas, là, seule à l’œuvre – et c’est sans doute en commettant le péché, du péché, devrais-je écrire – qu’il ressent le plus l’appel de Dieu, notre dépendance envers Celui-ci. Ce n’est pas être médiocre que pécher et c’est une vraie grâce que de se connaître pécheur, coupable personnellement et en connaissance de cause. Ton père est mystique parce qu’il pèche en toute lucidité, se détruit volontairement face à Dieu, dans une posture de pécheur qui est la seule, pour lui, selon laquelle il puisse regarder Dieu, L’entrevoir, L’entendre qui le retient de pécher, de récidiver. Quel est son péché ? cela nous regarde-t-il ? Sommes nous assez divins pour le sauver ? Je ne le crois pas, tu me diras si je me trompe.

Ta grand-mère est-elle séparable de son nom ? du château, de votre château ? puisqu’il vous vient de ton grand-père. C’est une femme à la générosité évidente mais qui se sait en passe d’égoïsme. Elle t’a élevée, elle t’aime, elle n’a plus sa fille sous la main, elle vit de t’attendre, elle vivra de ta vie, elle n’a rien pris en charge pour elle-même dans cette vaste maison où tout est resté aux temps anciens. Tu lui feras plaisir en ne prenant pas la table Mazarin et au contraire en t’ingéniant à nous organiser un semi-appartement qui nous fasse habiter toute la demeure sans cependant en rien déranger. Est-ce l’horloge qu’elle guette ? la mort ? Il me semble qu’elle a trouvé très tardivement son indépendance, peut-être seulement en deux étapes, trois bien sûr. L’étape qui cassa tout est la mort prématurée de son époux. Survivrai-je à toi, si ce devait être notre destin ? Est-ce être un couple modèle que de ne pas se survivre l’un à l’autre, ou très mal ? Mais sa vraie libération a été d’entendre sa fille la quitter, ta mère, puis toi récidiver, comme tu t’y es prise, très improviste, il y a trois semaines seulement, juste dans les délais de publication de nos bans. Comment lui as-tu parlé ? Tu m’as seulement répété sa compréhension de tout, de ta hâte, tu as eu le sentiment qu’elle devinait notre secret, tu as glissé sur mon état de vie qui aura été si peu antérieur à notre mariage samedi prochain. Elle t’a surtout questionné sur mon caractère et sur la possibilité de notre mélange. Elle croit aux détails, aux odeurs, aux goûts communs à table et au lit, elle ne croit pas aux concessions mutuelles et équilibrées, elle a foi dans les emportements, elle milite pour l’admiration du mari par la femme, pour l’autorité de celui-ci sur celle-là mais elle tient que l’ambiance – je dirais, l’âme, n’est-ce pas ? – du couple, c’est l’homme tandis que la matérialité, le confort, la prévision, la prévisibilité, les finances et une certaine parcimonie, c’est l’épouse. Elle pense que l’ensemble ne se fait pas petit à petit, certes on s’en aperçoit petit à petit et cette découverte progressive se fait à vue d’œil, comme une émergence, ces îles sur le gravier zen, car précisément l’ensemble préexiste, l’île est là avant la mer même si c’est la mer qui fait l’île en la cernant de toute part, c’est la vie qui monte et fait les dessins à vue d’avion, à vue d’âme.

Au piano, ta grand-mère a un toucher masculin, elle rajoute à la musique qu’elle joue de tête, mais elle est très fidèle dans le déchiffrement, elle a été manifestement très bien formée, nous n’avons fait qu’une allusion à ce qu’elle fut l’élève de Vincent d’Hindy et a chanté, interprêt avec Ravel, elle est de l’équipe qui jugea génialement simple le thème du bolero et j’aime ce curieux petit salon où les livres d’enfants le disputent à d’authentiques Canaletto – c’est moi qui t’assure cette authenticité, car ma mère en avait hérité d’un, a dû le vendre mais s’était fait au préalable initié sur les deux signes qui distinguent ce peintre de tous les faussaires. Je ne t’emmènerai pas à Venise, nous nous le sommes promis, nous raterions notre voyage, la presse, la curiosité de tout nous diviserait, tu aurais chaud ou froid, je serai avide, j’ai besoin de me corriger et de m’habituer à une vie d’homme partageant son existence avec une épouse. Il n’y a pas deux mois, je me préparais dans un tout autre sens, pourtant les deux voies ont ceci de commun, du célibat sacerdotal à la vie conjugale, que l’esprit de prédateur est le plus gaspilleur de connaissances, de rencontres et de chances humaines. A vouloir crocher en tout, repartir avec tout, on force peut-être avec quelque succès, mais on la main plus vide que celle qui a tenté de retenir l’eau s’écoulant. Les sonates de Beethoven, les quatre de nos enfances, quelle coïncidence, il est vrai qu’elles sont fort connues, ta grand-mère a bien voulu les jouer sur commande, toutes lampes éteintes. Je les faisais tourner sur un disque dans l’obscurité, avant que mes parents ne rentrent de leur habituelle sortie d’après-midi chaque dimanche, c’étaient les micro-sillons, dernier état de la technique d’alors et j’hésitais entre aimer la fille d’une grande pianiste qui venait d’avoir les deux mains accidentées lors d’un voyage par avion, et me donner à ce que je ressentais comme un véritable appel de Dieu, et les touches du piano tapaient sur mon cœur comme autant de doigts tristes m’auraient donné, en me frôlant les joues la certitude que j’étais en pleurs, le rythme ne s’apaisait pas et je remettais le disque, et aucune réponse ne me venait. De la jeune fille, qui ne partageait en rien ma vie, sauf un samedi soir sur deux, selon des conventions entre familles d’un même milieu et presque de mêmes quartiers parisiens, il était normal qu’aucune indication ne me parvienne, mais de Dieu, puisqu’il s’agissait de Lui. Je me croisais avec mes parents pour me rendre à la messe du soir, et la sonate ne s’interrompait pas, elle battait mes tempes, elle se répétait, elle me répétait et je ne comprenais pas, je m’offrais à la brise divine, je tendais l’oreille, je chassais le vide, le vague, la distraction, le désespoir, la fatigue tandis que l’homélie passait à côté de tout et que je m’imaginais mal déguisé à la place du prêtre et parler la langue de bois, interdire aux dévots de répondre aux clochards et mendiants à la sortir et ne jamais traiter de la politique internationale du moment, fertile en exactions à l’étranger et en passivité de nos gouvernants donc de leurs électeurs que nous sommes.

Je ne crois pas qu’il y ait eu alors un moment où je n’étais pas sûr de ma vocation sacerdotale, et puis un autre où j’en reçus une assurance solide et flamboyante. Je ne me suis pas éveillé du jour au lendemain à moi-même et à Dieu. J’ai posé mon désir là où il était et de la manière dont je le ressentais et me l’exprimais, j’ai rentré mes questions et mes interrogations, et j’ai tout simplement décidé de postuler. Je n’ai vécu aucun examen de passage, je n’ai pas vécu un itinéraire exceptionnel, je comprenais ce à quoi je renonçais, et savais tout l’inconnu de ce que je recevrais et dont, accessoirement, je jouirais. Je fus pleinement habité par la certitude que c’est sur ce chemin-là que Dieu allait m’accompagner le plus tangiblement, quel autre signe Lui demander ? mais tu es venue au moment où je ne m’attendais qu’à une vie ordonnée d’un renoncement qui ne me coûtait pas, et c’est de quitter cette paix d’une vocation certaine qui pendant quelques heures m’a paru impossible. Je dois t’avouer que le plus pénible pour moi n’a nullement été d’haranguer, avec la sobriété que nous a inculquée à tous notre formation jésuite, mes frères dans la Compagnie, juste après avoir parlé au Père Recteur. Ce fut d’aller exposer mon changement de cap, à mon vieux père spirituel, celui qui consent à nous marier alors même qu’il avait discerné le premier ma vocation. C’est sa peine, son décontenancement qui m’ont atteint et qui m’ont ébranlé. Mais, exactement comme à mon entrée à Saint Martin d’Ablois, je me suis apaisé d’avoir déjà proféré les mots qui me lient. Et intérieurement je me sais incapable d’y revenir. Je me consacrais de tout cœur au service de la Compagnie, je m’ouvre du même cœur à toi et à notre enfant. Ménage-nous car nous sommes tous deux fragiles de cœur, et incertains de vivre.

Je ne veux pas t’effrayer ni que tu découvres soudain que tout homme, et donc moi aussi, moi surtout, ressemblons à ton père en sa vulnérabilité et en son charme quand nous ne prenons dans nos bras, mais pour passer le cap et entrer dans notre vie de couple et d’oubli, il va me falloir te dévorer, te prendre, me communier de toi, à fond, journellement pour que tombe sur le monde entier à ma vue le masque de mes premières illusions et de ma consécration initiale, moi aussi, moi surtout j’ai péché.

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