samedi 31 août 2013

2003 - depuis soixante ans - X - avant d'en écrire la suite (2013 depuis soixante-dix ans)






X







Le suicide des vieillards, souvent tenté en couple, est secret ; on le constate, sans le publier, et le doute est organisé. Celui d’un jeune ne peut l’être. Rien que cette différence d’attitude dans l’entourage montre qu’on pleure les jeunes davantage que les vieux. Plus facilement : on se guérit moins d’une séparation prématurée.

Celui qui se suicidera ne menace ni ne raconte. Sa mélancolie – au sens clinique du terme – n’est perceptible que pour les praticiens ou pour ceux qui ont l’expérience de la dépression. La dépression donne le change, elle se donne une dernière fête, donner le change, parce que précisément aucun secours n’est plus attendu, non qu’il n’ait été souhaité, mais il s’est révélé ou il est tenu pour impossible. Chanter, crier dans les rues.

Avec le suicide individuel, un soulèvement populaire a ceci de commun, que les structures existantes ne sont plus prises en considération et qu’au contraire on veut à tout prix s’en extirper. Il s’agit bien d’une tentative de libération. L’au-delà du suicide et de la mort n’est pas envisagé, la fin d’une journée révolutionnaire n’est pas programmée à son début. D’ailleurs, il convient de distinguer les organisateurs des masses qui se soulèvent, ou qu’ils ont su faire se soulever, et celles-ci en tant que telles.

Le désespoir est un agent de la vie et de la dialectique collectives, il ne l’est pas dans une existence individuelle.

Les causes de désespoir sont multiples, ce qui est morbide c’est le lien opéré par celui qui souffre entre une cause ou une autre, et l’état présent de son existence. On ne se suicide parce qu’on n’a plus d’avenir, on se supprime pour s’évader d’un présent insoutenable.

Des organisateurs ou un simulateur peuvent supputer les conditions du soulèvement suicidaire, en apprécier par avance les retombées, mais pas celui qui se suicidera. Le moment, le lieu, les circonstances, les témoins ou pas, l’instrumentation sont plus que secondaires, ils n’existent pas en regard d’un rassemblement inouï de toutes les forces vives pour passer à l’acte dans l’instant, il n’y aura donc pas d’après, et il n’y a pas eu pratiquement d’avant.

Ma génération est-elle désespérée et le cache-t-elle en étant grise et sans héros ?

Ma génération ne se suicide-t-elle pas dans l’argent et le conformisme ?

Qu’un original surgisse – José Bové tombant dans une bien meilleure époque que Pierre Poujade qui avait contre lui les guerres coloniales bien plus oppressantes que le fisc et d’un tout autre enjeu que le privilège des bouilleurs de crû, ou Coluche autrement généreux – et la classe d’âge entière, sans du tout se rallier pourtant, palpe le phénomène et lui voit un avenir sensationnel, l’Elysée, pour le moins une bousculade lors du scrutin.

Je n’ai encore lu aucune une étude expliquant comment avec pas trois points d’écart entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, au premier tour de l’élection présidentielle, le premier peut ensuite faire entrer plus de quatre cent députés à l’Assemblée Nationale mais le second pas un. La réponse est-elle, à mode de scrutin identique, cette anomalie formidable qu’avec le même nombre de voix aux élections législatives de Novembre 1958 le parti communiste ne faisait élire qu’une vingtaine des siens, et le parti gaulliste quelques cent vingt ? anomalie qui ne dura pas puisqu’en 1967, les opposants à de Gaulle et les partisans ou alliés de celui-ci firent jeu égal dans les urnes comme au Palais-Bourbon ? Question d’organisation ?

Pour devenir le parti d’alternance aux chrétiens-démocrates emmenés par Konrad Adenauer, les sociaux-démocrates allemands abandonnèrent leurs références marxistes, du coup les changements se firent au gouvernement mais plus guère ni dans la politique étrangère ni dans la législation.

Il y eut des désespérés dans les années 1970 en France et en Allemagne, Action directe ou la bande à Baader. Pris, ces jeunes gens et jeunes filles furent mis au secret absolu, leur cellule éclairée a giorno en permanence. On a peu parlé, ou pas du tout, du suicide de la pasionaria d’Action directe. Un grand quotidien du soir titre en France : Chili, 1973 : l’autre 11 septembre. Il avait titré l’avant-veille : Il n’y a jamais eu autant de morts en août depuis la Libération, ce qui pouvait crier la soif d’héroisme par défaut aujourd’hui, mais c’était une manière de référencer les statistiques à la création, en 1946, de l’Institut chargé de les établir. Nietzche fait décrire son surhomme par Zarahtoustra et de Gaulle présente son premier livre, à propos de l’Allemagne dans la Grande Guerre, en évoquant ce même surhomme, pour ensuite le rapporter à un modèle français dont Le fil de l’épée donne le portrait éclatant mais nuancé. La pratique régalienne et médiatisée du pouvoir politique se fonde sur la réminiscence et le besoin de héros, le chef n’est pas un gestionnaire, les fascismes ne reviendront pas pour la raison simple que la propagande a changé de manière et que l’audio-visuel est en direct, que l’uniforme ne se porte plus qu’en vêtements de tous les jours par souci de se fondre plutôt que de se distinguer.

L’orgasme collectif en antidote du désespoir d’un peuple, film des années 1920 et 1930, une démocratie exemplaire, suite de la série allemande dans les années qui suivirent la seconde défaite, combien plus écrasante à tous égards, mais la première séquence est sur fond de chômage et d’inflation inouïes, la seconde sur celui d’un redressement industriel spectaculaire et d’une des monnaies les plus solides due l’après-guerre.

Y a-t-il un désespoir chinois ?

S’est-on suicidé dans les partis communistes d’Europe orientale quand les régimes, en quelques jours, se sont effondrés ? Qui s’est suicidé au parti communiste français parce que celui-ci avait changé de ligne, ou au contraire n’en changeait pas ?

Le Québec n’est pas un peuple de colonisés, il ne se révolte pas, on ne pose pas de bombes canadiennes-françaises à Toronto ni à Ottawa.

Lire Ferhat Abbas fait comprendre la désespérance que la France applique jamais à ses sujets ce qu’elle est censée pratiquer envers ses citoyens.

Un peuple est plus fort, a plus de ressources qu’un individu. Partie à un procès l’opposant à une compagnie d’assurance ou à l’Etat, il vieillit en faisant du papier tandis que dans les bureaux adverses on peut se relayer jusqu’à sa mort pour survivre à toutes les échéances. La police administrative dont sont chargés des organes de tutelle envers des personnes morales, peut tuer celle-ci impunément en leur retirant un quelconque agrément, c’est le médecin interdit d’exercice. Il n’y a de suicide d’un peuple que par médiocrité, celui qui se dresse contre un occupant, contre des machines, contre des armes se grandit, se fédère, s’unifie. Les peuples divisés et occupés y ont à quelque moment de leur histoire prêté la main ? C’est sans doute ce dont leurs historiographes doivent les défendre en cas de résurrection. C’est l’épreuve non terminée dans « l’esprit des peuples » d’Europe centrale et orientale. Le pire d’une vie concentrationnaire est la culpabilisation des pensionnaires, car l’injustice, selon la nature humaine, n’est pas compréhensible. Il faut avoir fait quelque chose… Comment a pu durer une dictature qui s’est soudain effondrée, un air du temps en 1946 et 1947, un autre air en 1989 ? mais qu’est-ce qui fait l’air du temps ? ou la conviction d’un tribunal ?

Si l’on applique les symptômes de la dépression à la vie des peuples, on voit aussitôt que le terme-même a été employé pour caractériser la récession des années 1920-1930 et qu’on redoute de l’appliquer à ce que nous vivons depuis une quinzaine d’années, plus ou moins intensément selon les pays d’Europe. L’aboulie, l’anorexie, le parler lent et pénible, la sensation de n’avoir de goût à rien et de se trouver sans perspective, une certaine fixité du regard, la mobilité hésitante sont ce que manifestent ou éprouvent des patients en état de dépression. Rien que la perception de l’objectivité de ce que l’on souffre fait tant soit peu émerger de cet état, qui n’est ni l’ennui, ni le désespoir mais une intense prise en compte physique d’une situation d’âme, le dialogue intérieur est éteint. Transposée à l’échelle d’un peuple, d’un pays, cette perception ferait mettre en oeuvre aussitôt deux éléments salvateurs. Un parler du patient, provoqué et soutenu par un thérapeute, inventorie les éléments propres à celui-ci, une reconstruction commence. L’autre pratique est de mettre le malade en état de moindre vulnérabilité à ce qu’il ressent, sans le couper du monde, de la réalité, les agressions ne lui viennent qu’assourdies, et que, par ailleurs, il ait constaté en lui-même quelques points forts sur lesquels s’appuyer pour surgir, le voilà de nouveau en route. Les béatitudes données par le héros des évangiles se commencent improprement par heureux ceux qui…alors qu’il convient de traduire par en marche, en route sont ceux qui…Le livre de Job précise les conditions de la thérapie, le patient refusera de s’en prendre à son principe générateur, le créateur, Dieu en l’occurrence, et il refusera tout autant de reconnaître sa culpabilité personnelle. Il ne pourra cependant dire tout son mal qu’en réplique à des intervenants extérieurs, même peu objectifs ou disposés au contre-sens.

Notre vie nationale en est là et nous priver de l’argument européen est probablement nous enfoncer dans l’absence de perspectives. Il est singulier que dans chacun des Etats-membres les votations et les oppositions se font par rapport à une entité autre, les institutions et les procédures européennes en tant que telles, au lieu de se placer dans la réalité qui est le concert ou pas, organisé ou spontané de l’ensemble des Etats-membres. Tout concourt à cette opposition d’un ordre contre un autre, du moins du point de vue des populations ressortissantes de l’Union, puisque les modes de scrutin pour élire des représentants au niveau européen, et les façons de ratifier les traités varient d’un Etat à un autre.

L’antidote à la dépression - son exact contraire en fait - est la réconciliation avec soi-même, la sensation de disposer de soi.

La France est en dépression, aucune autorité morale, aucun prophète politique ou littérateur ou religieux ne sait le lui dire et les gouvernants craindraient d’en recevoir la responsabilité, si peu de temps qu’ils soient censément aux affaires, en en faisant faire la remarque.

La manière dont nous tentons de réécrire l’histoire contemporaine, notamment celle de Vichy, celle de nos abstentions envers Hitler puis à propos de la Shoah, et celle de nos décolonisations, est très inférieure à ce qu’ont su faire les Allemands d’un passé d’à peine douze ans de durée et à ce que les Américains ont produit en termes de patriotismes et de sens commun national depuis 1945. La France, quand elle se battait, prétendait défendre une cause vitale et juridiquement fondée, le bon droit et l’existence. Se relire, c’est se casser, on a oublié, puis on entend soudain des récits nouveaux dont il n’est pas sûr qu’ils coincident tout à fait avec ce qui était vécu, d’autant que tout était à l’époque sous prisme. La France aime d’autant plus ses censures collectives, quasiment spontanées et inébranlables une fois établies, qu’elle sait en chacun de ses citoyens que celles-ci sont tendancieuses, et, à terme, pernicieuses.

Sans désigner les pays tiers qui n’attendaient que d’eux qu’ils se débarrassent par eux-mêmes du totalitarisme, les Allemands ont su regarder le passé pour en dégager une sagesse d’avenir et une pédagogie nationale a amené un peuple aux capacités exceptionnelles de discipline et d’engouement collectifs, de respect des autorités et de goût pour l’ordre à un sens nouveau pour lui du relatif et de la tolérance. A l’exacte manière d’une thérapie faisant surgir de nouveaux fondements mais tout aussi propres, sinon davantage, au patient que les précédents qui l’avaient fait verser, l’Allemagne d’après le nazisme a su trouver en elle-même, dans ses caractères et ses diversités, dans la culture réapprise du fédéralisme, dans une réconciliation avec l’universel, une identité qui n’est pas nouvelle mais qu’elle ne se savait plus dans l’entre-deux-guerres. Quant à l’idée européenne, depuis le fond de ses âges et de ceux de notre Vieux Monde, elle l’a toujours caressée, sinon pratiquée. Enfin, elle sait se critiquer et désormais se connaît bien, elle a son mode d’emploi.

La France se critiquant croit perdre l’équilibre et l’usage de soi, elle l’attribue à l’art assez banal de ses dirigeants de lui parler en poncifs, gaullien, dit-on, ou fusible, entend-on. Politique politicienne, entreprise de déstabilisation, quoiqu’il y ait alternance au pouvoir à chaque changement de législature, l’opposition est toujours diabolisée parce que d’elle les gouvernants ne redoutent rien, pas même une proposition praticable, ou un débat constructif. On ne se fait plus même peur, nous sommes superficiels et nous nous le répétons, nous le reprochons.

L’Amérique – les Etats-Unis – savent se critiquer et sans doute l’antidote à leurs excès réside d’abord en eux-mêmes, bien plus qu’en des changements d’administration selon le nom mais pas le programme des présidents successifs. Ils savent être consensuels, John Foster Dulles, sénateur républicain sous Truman et Marshall fut leur principal allié pour faire admettre un Pacte Atlantique qui risquait fort d’avoir le sort qu’eût sous Woodrow Wilson le Pacte de la Société des Nations. Ils savent motiver une guerre en termes universels et pas seulement nationaux, de cette façon leur patriotisme peut se prétendre la matrice d’une morale mondiale. Depuis la fin de la guerre du Viet-Nam, dont ils avaient contracté une répugnance obsessionnelle à se laisser « enliser », ils avaient construit autrement un imperium à tout prendre aussi exigeant que celui d’aujourd’hui : pas de guerre puisqu’ils n’en voulaient plus, des processus de paix puisqu’ils en imposaient à Helsinki pour les deux Europes communiste et démocratique, pour Israëliens et Palestiniens à Oslo, à Camp David et la « guerre du Golfe » ne fut ni universalisée en thématique ni militairement poussée jusqu’au bout, les Nations Unies étaient en évidence. L’Histoire était économique, le pays souffla et constata qu’on faisait appel à lui, même sinon surtout pour des questions de voisinage européen : la guerre, les guerres en Yougoslavie.  Surtout, il fut consacré dans tous ses choix stratégiques, financiers et sociaux par la chute du système soviétique, la politique de Ronald Reagan a l’intérieur, modèle de déréglementation, triomphait à l’extérieur du grand rival : la guerre des étoiles, à tous les sens du mot était gagné par l’Oncle Sam. De la même façon que l’Union Soviétique avait trouvé avec la « guerre patriotique » contre Hitler et dans son avancée première pour la conquête de l’espace un nouveau souffle et un regain mondial de crédibilité, l’Amérique pouvait écrire une histoire moderne faite de victoires techniques et idéologiques [1]. N’ayant été défaits qu’au Viet-Nam et ne jugeant plus rétrospectivement cette guerre-là qu’en termes de deuils familiaux sans qu’ait été risquée la « bannière étoilée », les Etats-Unis ont trouvé dans l’événement du 11 Septembre 2001 la voie d’un retour en force de l’esprit de croisade. Les mémoires de guerre de Dwight Eisenhower avaient pour titre croisade en Europe exactement comme Franco prétendit présenter son insurrection du 18 Juillet 1936, des valeurs réduisant à néant des non-valeurs, s’il est possible. Que le manichéisme – « l’axe du mal » - soit dans le discours de Bush junior extactement semblable à celui d’intégristes musulmans (ou chrétiens) ne questionne pas l’Amérique, elle fait « le travail », « le boulot » que le monde attend, elle en a seule la détermination et les moyens, ceux qui la critiquent ou qui rechignent sont au moins des lâches piteux. Ainsi est déplacé du côté américain ce qui constitue l’enjeu et la véritable histoire de notre temps : l’émergence d’une différenciation européenne aux points de vue militaire et politique, et ce faisant les Etats-Unis par élision permettent aux Européens de ne pas davantage considérer explicitement l’enjeu. Une lecture spécifique de l’histoire se fait donc automatiquement des deux côtés de l’Océan Atlantique, aucun choix à faire, des valeurs toutes communes, de divergences que sur les moyens ou les calendriers ou l’habillage juridique. Les relations entre alliés n’ont pas d’histoire mais l’Amérique en a une qui se confond avec une vocation.

La France est sans plus de repères, elle ne sait même ce qu’elle pèse ni ce qu’elle signifie tant pour les siens que pour ses partenaires ; elle a commencé pas ne plus envisager les guerres mondiales du siècle dernier comme des victoires ou des défaites, mais comme des changements d’échelle ; elle ne sait plus si elle a une vocation quoiqu’elle persiste à professer qu’il lui en faut une ; elle ne traite d’autant moins son histoire contemporaine qu’elle la découple de l’entreprise européenne, qu’elle ne la lit qu’en politique intérieure, qu’elle ne sait pas inventer sa dialectique du moment qui serait au dehors l’exception culturelle et au-dedans la reconstitution du lien social et la résistance absolue au communautarisme, qu’elle ne fait pas le rapport entre ses successives inventions de la décentralisation du service public ou de la décision économique ; elle voit se perdre la signification de ses élections nationales, n’envisage plus que les urnes décident des ruptures, puisque la gauche et la droite sont d’accord sur l’entreprise, les privatisations et la mis en œuvre des traités européens, quels que soient les mots sur les trente-cinq heures, les cagnottes budgétaires et les critères de Maastricht. Mais alors où est l’histoire ? et sans histoire, où sont les héros ? et sans héros, quel modèle admirer sinon les acquis de certains en termes de finance ou de notoriété ? cela ne se récite ni ne se raisonne, mais se voit. La France a changé de vêtement. Comme c’est affiché aux colonnes du Palais-Bourbon vis-à-vis de la Seine, elle a nombre de visages, on la sait féminine et on la croit à prendre, alors qu’en allemand, elle se dit au genre neutre et cela sonne masculin. Si elle était plus grande, à sa manière d’antan, elle poserait question au reste du monde, elle n’interroge plus qu’elle-même.

Les Français ont été, pendant quelques décennies, très à l’aise dans une histoire mondiale personnalisante. Au rose des planisphères, face au jaune britannique, la géographie donnait des apparences de jardin privé, en possession légitime. Les autres pays, chacun dans sa portion de continent, étaient d’une autre nature, la France, comme la Grande-Bretagne avait une identité double mais celle-ci ne la faisait pas tourner à la schizophrénie, la résolution se faisait au contraire dans le culte d’une image idéale dont Marianne, à défaut de roi ou d’une Troisième République vraiment aimée, figurait partout en mairie, sur les timbres-postes, sur les pièces de monnaie un profil souvent renouvelé ; elle était la semeuse, la madonne des songes, la fée du vitrail, pour un peu quelque vierge-mère souveraine. La France était une personne, comme peu de pays avaient su faire d’eux mêmes une entité à invoquer et dont il fallait rester digne. La trouvaille fut assez maurrassienne et la Grande Guerre en était l’époque nécessaire : La France se sauve elle-même. Ce paraissait être une façon éternelle de constituer fortement un patriotisme plus éthéré et idéologique que charnel, mais la pétition d’Alsace-Lorraine et la ruralité d’une majorité de la population ancraient les choses dans la terre, d’autant que le premier conflit mondial, côté ouest, se jouait parfois au mètre carré.

Cette personnalisation n’est plus, elle a fait place à une bataille de propriétaire ne cédant pas ce qui se révélait n’avoir été qu’à bail, ce furent les étreintes de la décolonisation avec un Outre-mer que beaucoup ne découvraient qu’au moment où nous devions le quitter, de force, les batailles de sortie des lieux furent plus âpres que celles pour y entrer, mais le débat idéologique sans doute avait été bien plus vif et structurant quand il s’était agi à la Belle Epoque d’entreprendre au Tonkin ou de s’installer au Maroc. L’évocation de la République et de ses valeurs est récente, elle date paradoxalement du moment où se sont perdues, du fait d’une alternance entre une droite et une gauche, toutes parlementaires et sans grande différenciation de gestion, les notions qui avaient pu diviser les Français quant à leur bien commun. Or, c’est de celui, en termes de legs national et de vocation au monde, que de Gaulle avait tâché de faire comme base de notre réappropriation de nous-mêmes après les défaites franco-allemandes et les pertes de nos colonies.

Le passé antérieur apporte des pistes d’avenir. Il y a eu l’après-guerre de 1970-1871, fondateur d’un redressement moral inspiré en certaines manières de ce que faisait ostensiblement le Reich allemand, mais pour l’essentiel très français. On s’en référa surtout à un tempérament national et à des leçons historiques, Michelet n’était pas vieux dans les lectures familiales et l’on fit circuler une histoire et une géographie nationales qui défiaient le résumé sauf à dire que la France, les Français, une position historique et sur la mappemonde étaient un tout indissociable, particulièrement beau et exemplaire, et qui surtout ne se discutaient ni en sources ni en conséquences. Ce fut une volonté de vivre en tant que nous étions, et tels que nous nous sentions. On ne parlait pas de réformes, mais de conquêtes à tous égards, et l’instauration définitive de la République ainsi que la clarification des relations entre celle-ci et les provinces perdues ou à l’égard du spirituel donnaient un contenu très précis et dynamique à la laïcité, à la préparation de notre outil militaire, à notre université et à nos grandes écoles. Polytechnique était encore très militaire de débouchés et d’espérance de carrières. Le service public allait de soi, et le privé acceptait d’investir sous des régimes de concession, la Banque de France convenait avec l’Etat pour des périodes dix à vingt ans de concours et de responsabilités si précisément que le collège de gouvernement et de censure de l’établissement monétaire était d’essence et de philosophie privées. Or, le privé ne se considérait pas comme un secteur, il n’y avait pas en regard un secteur public, le sens du bien général n’avait aucune frontière dans la concertation économique et ce consensus économique préparait les réconciliations sociales et politiques que les tranchées opérèrent naturellement. Le pays, équilibré en profondeur, serein malgré des apparences d’instabilité gouvernementale et de tirs à balles réelles sur des grévistes et des manifestants, était prêt pour l’épreuve qu’il avait entrevue dès sa grande défaite. D’une certaine manière, un redressement de quarante ans au tournant des XIXème et XXème siècles s’était fait sans autorité particulière que le sens des circonstances et des réalités imprégnant presque toutes les classes sociales et l’élite dirigeante. De semblable sans doute que celui qui suivit la guerre de Cent ans et les désastres subis par notre monarchie face à la revendication anglaise.

Ni personnification ni abstraction, mais un vrai labeur à partir de réalités et de contraintes connues de tous, et dont – force de l’idéal – il était entendu que l’on ferait ensemble appel.

La tendance aux communautarisations, les relents et retours d’antisémitisme, l’idéologie n’ayant plus d’expression et de débat qu’aux extrêmes, le sans-gêne du nationalisme corse, les recroquevillements d’une certaine invention du régionalisme sans rapport historique fondé avec ce qui a été vécu ensemble depuis des siècles semblent caractériser notre dissolution actuelle. Parce que nous ressentons vivement celle-ci et et la médiocrité de nos dirigeants, incapables de nous rendre un discernement commun, nous sommes en durable dépression sans qu’on ose nous le dire.

Le sursaut français, sensible dans notre intelligentsia dès le gouvernement de Pierre Mendès France, quand il fut exprimé avec de Gaulle pendant une période assez longue pour qu’elle soit fondatrice, avait donné à la France au XXème siècle une demi-génération d’avance sur les autres nations d’Europe, la dernière à arriver à l’époque de maintenant ayant été la Russie, mais la Grèce, l’Espagne, le Portugal sortant à peu près dans les mêms années 1970 de dictatures plus ou moins durables, plus ou moins répressives et cruelles, nous avaient rejoint dans leur renouveau. L’unité allemande et l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, à quinze ans d’intervalle furent la mûe de nos deux grands partenaires du Vieux Monde ; le remodelage de celui-ci en un ensemble unique et communautaire, inscrit dans l’avenir dès la chute du mur de Berlin et réalisée au 1er Mai 2004, ou à peu près si l’on garde à l’esprit la question turque et le décalage de l’Europe du sud-est périme-t-il les identités nationales. Le débat est vif en paroles, mais est-il réel dans les esprits. Une autre façon de concevoir, toute nouvelle, de nous situer collectivement dans l’époque et sur la planète est-elle possible ?

Il faut d’abord que chacun en ressente le besoin. L’inventaire de ce qui nous divise, et qui pour l’essentiel est d’ordre matériel, n’est pas fait. La logorrhée des réformes, qui n’introduisent aucune grande institution nouvelle, aucune procédure de changement des choses et des esprits, à la seule et timide exception d’une votation parlementaire annuelle pour combler les déficits des régimes sociaux, empêche l’unité de comportement. Chacun, et plus encore chaque profession, est interpellé en termes de culpabilité, de vieillissement illégitime de sa façon d’être et de vivre, les classes sociales ont dépéri et ont perdu leur nom, plus encore leur dialectique de confrontation et de remise à plat périodiques et deux foule s’équilibrent sinon en nombre du moins en une singulière force d’inertie, puisque les choses seraient le fait de l’époque, que leur logique et leur morale échapperaient à tout vouloir. Pointe dans ce magmas la pétition de volonté, de franchise et de clarté qui est celle introduite personnellement par Jacques Chirac dans la phraséologie de son parti à la fondation de celui-ci et qui est devenu censément le langage des gouvernements qu’il inspire, quand il dispose d’une majorité à l’Assemblée Nationale, ce qui en huit ans n’a pas été la plupart du temps.

Lionel Jospin a évoqué les mûtineries de 1917 et leur légitimité. Jacques Chirac les décisions et plus encore les abstentions du gouvernement de Vichy pour les mettre à charge de la France et de la République. On a finalement, pour gagner un jour ouvrable et financer de nouvelles infrastructures pour la partie la plus âgée de notre population, choisi le lundi de Pentecôte plutôt que l’anniversaire de la capitulation allemande, le 8 Mai, et personne n’est encore arrivé à imposer, en jour férié, le 9 Mai, anniversaire du plan Schuman sinon de la fondation des Communautés européennes de l’époque contemporaine.

La France est un Etat-membre, les politiques intérieures qui y sont menées paraissent délibérées hors du champ politique, soit que le gouvernement complaise à une vogue impérieuse parce que mondiale, soit que les directives concoctées à Bruxelles deviennent exécutoires sans délibération ni consentement préalables des Etats-membres.

Le peuple dépressif ne sait plus, ne peut plus lire ce qu’il lui arrive quotidiennement. Les perspectives ne lui paraissent qu’une sucession indéfinie d’adaptations et de contraintes, toutes inopérantes. Le passé lui paraît nul puisqu’il a abouti aux impasses du présent. Rien n’a de visage et les médias, parce qu’audio-visuels mettent sur des plans identiques et à des niveaux analogue dans la hiérarchie des valeurs et des notoriétés les gestes et borborygmes télévisés télévision de certains jeunes couples ou candidats individueles vivant derrière l’écran, en diffusion directe, et les faiseurs de décision ou de réactions collectives. Rien ne ressort.

François Furet publie presque à sa mort dans un grand quotidien du soir ses vues, mais pas ses explications sur Le déclin français, et c’est à ce propos que je suis reçu par Valéry Giscard d’Estaing que j’avais longtemps dans les colonnes de ce même journal. L’homme d’Etat est vulnérable au possible à l’évocation des amis qu’il n’a jamais eus, ou de ceux qu’il cultiva en très petit nombre – trois, selon lui -  mais qu’il a perdus successivement, pour diverses raisons, qui ne sont pas seulement leur décès. Il a toujours voulu écrire l’histoire, n’y arrive qu’en quelques pages de deux volumes de mémoires qui attendent, le troisième annoncé depuis longtemps et s’est posé en modèle français de cette Nouvelle frontière qu’avait indiquée et incarnée John Kennedy, dont il a à peu près l’âge quand il arrive comme lui au pouvoir suprême. Il est alors plus gaullien qu’on ne le ressentit à l’époque en croyant que sa seule présence sur la dunette changera les esprits, infléchira les circonstances en sorte que toutes deviendront bienveillantes, et modifiera beaucoup de choses. Le mal français paraît peu après sa propre proposition de Démocratie française et Alain Peyrefitte redevient ministre, on glose beaucoup – Fernand Braudel publie, après tant de choses décisives et ensemençantes sur la Méditerrannée, sur l’histoire en tant que discipline et sur le capitalisme en tant qu’époque, des volumes sur L’identité de la France. Jamais, on n’a essayé autant de se discerner soi-même, mais la dialectique ne répond pas sur commande, elle n’est qu’à terme celle d’une modernisation telle de la France qu’elle en perdrait ses sigles et ses habitudes de trois quarts de siècle, le dirigisme et le nationalisme, elle est électoralement la victoire d’une majorité de gauche, populiste et peu subtile sauf en la personne de celui qui l’a constitué au propre et par génie personnel. François Mitterrand peut incarner l’histoire, Valéry Giscard d’Estaing redevient rétrospectivement ce qu’il fut sous de Gaulle puis contre lui, une ambition, ce qui n’a pas de portée durable dans les esprits. La scène européenne devient son discernement tardif, mais vif et le pays sans pressentir que là est le vrai débat, retrouve ce duel singulier et de déjà plus que trente ans entre deux politiques fort jeunes en 1974 et vite émules, une connaissance pratique de la carte et de la sociologie électorales françaises faisant le fort de l’un, le don individuel de l’expression et de la mise en scène de l’autre. Les deux rôles sont nécessaires pour que la France se trouve une place et une définition ; naturellement, il faut qu’en personne ou en thème, ce soit le second qui l’emporte, à défaut de quoi Clochemerle et les chroniques municipales seront notre histoire moderne.

Reste l’anomalie de Jacques Chirac relativement à son modèle des Républiques d’antan et au « bon docteur Queuille », son prédécesseur en Corrèze ; il est le seul président de la Cinquième République, après de Gaulle, a décider pratiquement seul et à peu près contre tous, et d’abord contre son propre camp : la suppression du service national en 1995-1996, la baisse des impôts poursuivie malgré la croissance des déficits publics en 2002-2004, la contestation de la politique américaine au regard de la question d’Irak. Il avait d’ailleurs fait de même, vis-à-vis des siens, à propos de l’initiative stratégique de Ronald Reagan en soutenant les Etats-Unis, ce que ceux-ci oublient mais lui-même n’était que Premier Ministre d’un François Mitterand d’avis contraire, et à propos du oui au référendum sur Maastricht organisé par ce dernier. Il semble que parfois, sans prévenir, la France habite l’esprit d’un gouvernant, mais comme ce n’est plus ni l’habitude ni la prévision, l’impact est discutable et l’attitude souvent réversible.


[1] - les histoires parallèles qu’écrivirent dans les années 1960 André Maurois pour celle des Etats-Unis et Louis Aragon pour celle de l’Union Soviétique

vendredi 30 août 2013

2003 - depuis soixnate ans - IX - en attendant d'en écrire la suite (2013 depuis soixante-dix ans)






IX










Nous ne connaissons pas l’étranger, mais l’étranger nous connaît, d’abord de réputation ancienne, puis selon le rapport qu’il établit entre des constatations plus récentes ou davantage vécues et cette réputation. Le rapport est d’autant plus médiocre, qu’en revanche nous ne connaissons pas l’étranger tout en étant convaincu et de le connaître, et de lui être généralement supérieur. A titre national, voire ethnique, même si nous nous savons de sang et d’histoire très mêlés, et à itre individuel. Un peu à la manière des Grecs – selon ce qu’ils disent d’eux-mêmes – qui se sachant de six à dix fois moins nombreux que les Turcs, les équilibrent cependant car individuellement ils en valent chacun six ou dix…

Lors du dernier G 8 transformé en parloir mondial, où le président régnant des Etats-Unis ne fit que passer, ce qui a périmé pour longtemps cette institution de fait, sans qu’il soit discernable que c’est ou non dommage, l’Amérique proposa d’affecter un milliard de dollars à la lutte contre le SIDA, à la condition résolutoire que «  le reste du monde donnât deux fois plus ». C’est à peu près la donnée du problème planétaire actuellement : le reste du monde pour infléchir de force et d’intimidation une puissance hégémonique, convaincue de sa supériorité non seulement matérielle, mais morale, exacte caractéristique d’une métropole coloniale vis-à-vis des sujets qu’elle s’octroie, doit peser deux fois plus que les Etats-Unis, on est loin et d’une telle coalition et d’une telle pesée.

Demeurer plusieurs années dans un pays étranger, y vivre et y travailler, y contracter des liaisons amoureuses fait pénétrer naturellement et par osmose le peuple où l’on s’insère ainsi. Le propre des ambassades devrait bien être cette pratique dans la langue et la mentalité du pays accréditant, d’un pays autre dont on ne se fait nullement l’avocat mais l’interprète. Or le travers français, soit de l’homme dit d’affaires en correspondance dite géographique avec une filiale ou avec un client permanent, soit du fonctionnaire de passage ou durablement affecté, est de se considérer supérieur, de ne regarder les institutions publiques ou économiques que par comparaison à cela seul qu’il connaît, celles de chez lui. La plupart des autres nationalités, outre qu’elles ont le don des langues que nous n’avons généralement guère, ont un esprit de curiosité et de sympathie, en tout cas d’observation. Le Français parle beaucoup et écoute peu, qu’il soit ministre en visite ou candidat à un important marché ; il se vante, il ne se connaît juge que ses suzerains à Paris et non le donneur d’ordres local ou le partenaire à convaincre. Briller ne séduit pas, mais gêne celui qu’on met ainsi en situation de cligner des yeux. Bien entendu, quand la France est en défaut, nous ne sommes pas ratés.

Rien de plus pitoyable que la correspondance de notre Ambassade à Vienne à l’instant où commencent les hostilités entre l’Allemagne confédérée autour de la Prusse et la France de Napoléon III. Nous sommes convaincus que l’Autriche comprendra son intérêt de faire diversion et de nous soutenir militairement. Or, nous l’avons dépouillée de ses possessions italiennes en 1859 et n’avons pas bougé lors de son duel de 1866 avec Moltke et Bismarck. On larmoie sur nos premières défaites et l’on feint l’étonnement, il n’est pas concevable que les armées du neveu n’aient pas la capacité de celles de l’oncle, et pourtant… Nos réputations de champion nous desservent, l’équipe française de ballon rond épuisée de publicité et de démonstration en chacun de ses membres, le parti tiré du visage ou de la silhouette de certains des joueurs jusqu’à l’extrême usure de l’attention des consommateurs en hyper-marchés et grandes surfaces…

Avoir honoré notre parole à Varsovie en Septembre 1939 ne peut faire oublier que nous avons, en Septembre 1938, bassement et lâchement fait desserrer de force à la Tchécoslovaquie l’étreinte juridique dans laquelle elle aurait pu nous tenir. C’est vivant pour au moins un siècle, nous l’avons lu dans le Times de Février.

En Autriche, on continue de nous appeler – mais avec commisération – «  la grande nation ». Lors des négociations du traité de Nice sur les futures clés de vote dans l’Union européenne élargie, et où nous montrâmes les limites de notre savoir-faire et de notre savoir-vivre, nous passâmes pour arrogants, ce fut textuellement dit par nos partenaires, petits ou considérables.

Pour durer dans un pays, il faut l’aimer, et pour aimer il faut avoir soif de connaissance réelle, vivante et d’intimité. Cela suppose de sortir de ses normes, de lire dans la langue ou en traduction le maximum de romans et de poésie, de parcourir chaque jour les journaux, de se laisser prendre sans aussitôt analyser par une ambiance. Il en ressort une double appartenance qui rend l’histoire, même conflictuelle un temps avec nous, vraiment commune, un sujet ensemble de fierté.

Le vrai manuel à rendre obligatoire et de contenu analogue et concerté entre tous les écoliers des Etats-membres de l’Union européenne établirait les points, les faits, les arguments d’un commun orgueil d’une histoire bimillénaire où chacun a été grand tour à tour, où beaucoup ont dominé et envahi les autres avant de s’effondrer tar ou tôt. Cette lecture assez semblable à la chronique d’un famille où rétrospectivement les conflits notariés et les incestes, divorces, dépossessions ou autres péchés intimes font finalement de l’histoire vivante et colorée, manque encore de support. De Gaulle en donnait assez l’exemple à propos de l’Allemagne dont il loua le génie militaire et le courage en tant que peuple, dans chacun de ses ouvrages d’avant-guerre et explicitement devant un entourage soviétique officiel et attentif, quand on lui raconta in situ la bataille de Stalingrad : quel grand peuple ! Les Soviétiques ? Non, les Allemands. Une histoire qui n’éluderait ni les défaites ni les exactions, mais en dirait assez sur chacun, la vérité simple, pour que l’admiration mutuelle se fasse. L’avenir doit se fonder sur du passé, et cinquante ans de construction économique et institutionnelle ne peuvent avoir la charge émotionnelle d’un récit de combat où tour à tour le lecteur deviendrait contemporain de l’un puis de l’autre des protagonistes et admirerait et déplorerait également les fautes et les succès. Ce n’est pas d’une guerre civile qu’il faut nous soucier, la comparaison n’est qu’actuelle et ne rend pas compte de ce qui est la richesse contemporaine de notre cher Vieux Monde, c’est de la somme de sang, d’amour pour la patrie qui ont été prodigués, sans doute les uns contre les autres, mais dans l’idéal et souvent la grandeur. Vinci, Michel-Ange, Goethe, Rousseau, Rubens, Turner, Münch et Picasso et tant d’autres peuvent vraiment appartenir à tous les Européens. Parce que l’histoire est batailles, conflits, malentendus et parfois géniale avancée, mais pas forcément sentie immédiatement, on perd une communauté nationale comme la française en n’enseignant plus les événements.

La part, numériquement et culturellement en passe d’être décisive, des Français d’origine immigrée à une ou deux générations seulement, réclame d’ailleurs une histoire événementielle de la décolonisation et des guerres qui firent celles-ci, une histoire soigneuse et détaillée, car le plus souvent c’est le dossier bâclé qui fait le jugement unilatéral et sommaire.

Chaque pays, chaque peuple a une manière propre de réciter, de se raconter son histoire, avec ses mots et ses images, sa vibration à soi. L’image qu’on a de soi-même commande la relation à autrui et au monde. Il y a des histoires complexées soit par un sentiment vivace d’avoir été abandonné, ainsi les Grecs vis-à-vis de l’Europe occidentale pendant la période ottomane, soit par une claire conscience de soi dont il est ressenti qu’elle n’est pas perçue par l’interlocuteur, ainsi les Brésiliens à l’immense et si riche territoire mais que l’endogamie et la conquête de l’indépendance économique privent encore d’un rôle mondial, rôle perçu mais qu’on ne veut pas encore jouer. Il y a des pays petits par la population et la superficie mais qui ont un rayonnement universel et le savent, soit qu’ils aient beaucoup conquis et se soient beaucoup assimilé à d’autres, les Portugais, soit qu’ils aient un prestige millénariste, les Grecs encore forts de l’ancienne Grèce. Saluer ces consciences que l’autre a de lui-même ne suffit pas, il faut les pénétrer, ce que nous savons rarement entreprendre. Nos colonies expatriées sont d’ailleurs faiblement propagandistes et de la France sur place, et de leur pays d’adoption en France, l’argumentaire est matérialiste, climat, rémunérations, mariage local mais la synthèse est toujours relative, les autres ont à se mettre à niveau, les Français non.

Le Français dépend a contrario de son épouse et positivement de son employeur. Il regarde l’étranger peu en couple, alors que l’étranger est souvent bien plus attaché à sa famille que nous ne le sommes et le manifestons. Arrivé seul, vivant en individualiste, il ne convie pas sa femme au regard commun. Le Français à l’étranger, diplomate ou dirigeant de filiale, a souvent une seconde vie conjugale, entreprise à la moitié de son parcours professionnel. Qu’il se marie sur place, il n’est pas toujours identifié à l’un ou à l’autre des deux pays. Il s’exporte peu et s’il part, il ne revient guère. Il y avait l’attrait de l’aventure, il y a la considération de l’argent et de l’emploi. A l’étranger, le Français se sent supérieur soit vis-à-vis des autochtones, soit vis-à-vis de ses compatriotes qui n’ont pas osé s’expatrier ; il explique donc difficilement ce que pourtant il connaît assez, chacun des deux pays à l’autre.

La France métropolitaine n’a pas le même rapport avec les Français de l’étranger que la plupart des autres peuples avec ses émigrés. Elle est sans doute le rare pays à n’avoir pas vraiment aux Etats-Unis un groupe de pression qui lui soit natif, et le Québec voisin  parle sans doute le français et y tient, mais se veut plus encore américain de savoir- faire et d’environnement. Les Canadiens Français n’ont pas péri d’avoir été coupés de la mère-patrie, ils pensent qu’ils auraient beaucoup à perdre à se couper des Etats-Unis.

Nous peinons à comprendre que la souveraineté nationale québécoise ne sorte toujours pas des urnes référendaires périodiques, mais qu’avons-nous fait de notre côté, non pas pour intervenir politiquement ou écrire une histoire à la place de ceux qui ont à la faire, mais pour rapprocher les deux rives de l’Atlantique ? Une nationalité commune par exemple, une instance parlementaire ensemble. Les mesures de fusion nous font toujours reculer. Ainsi le fait majeur, face à la langue hégémonique, que constituerait en France et en Allemagne que la langue de l’autre pays soit obligatoire première langue étrangère dans chacun des deux, n’a toujours pas été envisagé. L’évidente osmose mentale et démographique entre nos trois anciennes possessions maghrébines et la France n’a toujours pas donné une imagination de ce qui pourrait structurellement se vivre en commun, nonobstant le complexe partenariat euro-méditerranéen. Ce dernier impose des réformes économiques, sur le modèle de celles imposées aux pays d’Europe centrale et orientale, mais élude la libre circulation des hommes et ne sait comment aviver la conscience démocratique sur la rive qui nous fait face. Nous y sommes populaires, le Président de notre République y fait l’unanimité mais les droits de l’homme et la sécurité individuelle en sont-ils davantage gratifiés ?

Dans chacun des pays où professionnellement j’ai séjourné, plusieurs années d’affilée, la chance a voulu que j’ai un mentor et que ma curiosité pour les mœurs politiques et l’histoire mentalement constructive d’une nationalité ait son guide. Cela suppose que celui qui s’y prête fasse courir à son pays le risque de le réduire ou de ne le présenter que selon un prisme personnel. On n’évacue ce risque que par la confiance réciproque, l’information est située et paramétrée, elle n’est pas absolue, elle est introductive, elle est la première main tendue que l’on saisît, il ne faut pas qu’il y en ait trop et la comparaison n’est pas à faire entre plusieurs confidents, mais entre ce que l’on entend et comprend, et ce qui se voit et se constate une fois la piste ouverte. Le témoin appelle la vérification de son témoignage et en donne le chemin.

Les monuments et les paysages sont les premières étapes, le climat aussi. A Brasilia, sous le tropique, les jours et les nuits sont toute l’année de durée égale en sorte que la seule variation est la pluie d’hiver, plusieurs mois durant et à heure fixe. La ville censément établie selon une vision qu’eut Dom Bosco qui ne quitta pourtant jamais son Italie centrale, a la forme d’une colombe de la paix, celle popularisée par Picasso et que reproduit un ensemble de lacs artificiels. Ce qui est dessiné au sol est une fascinante distribution du trafic en sorte que rien ne se croise et que tout est desservi. Niemeyer et Le Corbusier ont créé les bâtiments. Vingt-cinq ans après Kubitschek, la ville ne vieillissait pas mal sans doute grâce au climat relativement tempéré. Une végétation qui porte à la poésie et une langue très chantée qui pousse à l’exaltation mélodramatique, théâtrale. J’y fus quand les militaires rendaient le pouvoir aux civils, mais le candidat agréé par tous et élu au scrutin parlementaire se trouva à l’avant-veille de sa prise de fonctions en début de septicémie intestinale et n’en sortit pas. Le pays vêcut l’envers de ses dictatures militaires en protestant de son amour pour le mourant et passa d’un suspense présidentiel à une réforme monétaire aussi spectaculaire. Qu’on soit à Manaus devant la réplique de l’opéra de Münich ou devant les chutes de Foz de Iguaçu, le grandiose est tel qu’il semble de carton-pâte tandis que la perfection formelle des silhouettes féminines sur les plages cariocas dispense de tout rêve, tout est là, se voit et même se touche, mais rien ne se donne parce que tout est tellement intense que quelque chose s’annule toujours, le criard des couleurs peut faire symphonie, la douceur des peaux a la consistance d’une tendresse erga omnes, la qualité des principaux fonctionnaires fédéraux ne le cède en rien à nos anciens élèves de grandes écoles, mais ce qui bute, c’est une sorte d’élan qui n’est pas pris et tout se perd dans le pathétique comme le second règne de Getulio Vargas, qui impressionna si fort et dont l’Amérique eut raison. C’est sur place qu’on perçoit qu’il n’était pas dictateur.

Et c’est en Grèce seulement qu’on comprend que la France y est moins présente et moins prisée que l’Allemagne chez qui une part de la population laborieuse émigre. Comme au Portugal dont l’osmose avec la France tient très concrètement au nombre de ses immigrants chez nous, il y a sur la route du retour au pays les constructions de ceux qui ne sont partis que pour revenir, et avoir eu les moyens de bâtir, Grèce du nord et Portugal septentrional. Et ce n’est qu’en vivant en Autriche que l’on peut comprendre la différenciation de celle-ci, si résiduel que soit le pays dans ses actuelles frontières, avec la grande Allemagne. Affaire davantage de détails que de vision d’ensemeble, l’osmose économique, la dépendance commerciale, l’arrimage financier sont intimes certes, mais le regard sur le monde et sur soi totalement différente, le pays est trop exigu pour être endogamique et a trop souffert d’un profond malentendu sur son identité pour ne pas avoir sur la plupart des grandes causes contemporaines un jugement indépendant de son entourage et même de ses intérêts. L’Autriche, quelle soit celle de François-Joseph, toujours pas oublié, ou du chancelier Bruno Kreisky, juif antisioniste et faiseur internationalement de Yasser Arafat, étonne par des capillarités ou des pénétrations inattendues, elle est le seul assemblage qui ait concurrencé l’empire ottoman et lui ait en partie succédé en Europe orientale et méridionale, elle ne vit pas de quelques-unes seulement de ses entreprises ou de ses nostalgies, elle exerce le charme de la Grèce des îles, comme celle-ci, elle retient et les femmes de ces deux paysages d’histoire et d’affectivité séduisent par leur intelligence et le talent divinatoire qu’elles ont pour comprendre l’homme à garder de lui-même.

La géographie est histoire et amour.

Comment une population tire parti d’un pays et a l’âme transformée du fait qu’elle vit dans un paysage ? A redescendre du nord au sud d’Oust Kamenogorsk vers Almaty en laissant à l’ouest le lac Balkach, on longe sur des centaines de kilomètres, ce qui n’est plus seulement l’Altaï mais la frontière chinoise, les populations de part et d’autres peuvent être ouïgours et il a été dit que le puissant voisin orientale du Kazakhstan paye des mariages de complaisance. La montagne est molle mais haute, l’air est humide et l’on avance en permanence sous un arc-en-ciel. Ailleurs, si l’on arrive dans Aralsk à la tombée du jour, on est pris dans un vent de sable et de sel, la mer a perdu les trois quarts de sa profondeur et la moitié de sa superficie, les bateaux sont sur cale à plus de cent kilomètres du port, un peu comme certains coquillages au retrait des eaux parviennent à se déplacer vers le frais. Hiver glacé ou été caniculaire, la route des steppes, trois ou quatre pour croiser à travers tout un pays si vaste qu’à en faire tourner le dessin sur une carte selon une charnière que constituerait la mer Caspienne, on arriverait en Suisse, et cette route est coupée par des ondulations à perte de vue de troupeaux de moutons la traversant ou à peine en nombre moindre de chevaux semi-sauvages. De curieuses formations buissonnantes, sans racines apparemment, roulent comme des balles selon le vent et vont d’un bord à l’autre, des mers aux montagnes, et retour. C’est le peuple des chamans, de la religion la plus naturelle qui soit, celle que dicte l’immensité et celle-ci tape sur et dans les têtes, qu’on soit arrivant de quelques semaines ou millénairement natif.

Dans chacun de ces pays érigés en Etat plutôt récent dans leur forme actuelle, et donnant donc prise à une certaine analogie avec les vieux Etats d’Europe occidentale, j’ai vu passer des Français expliquant à leurs hôtes leur supériorité ou au contraire les flattant si grossièrement et puérilement que j’en avais honte. Reçus à Paris, demandant à ce que leurs habitudes nationales ne soient pas dédaignées autant que leur curiosité de ce que leur ouverture à nous pourrait leur apporter en fait d’émancipation de leur histoire ou de leur géographie trop enclavantes, ils ne l’étaient couramment qu’à un niveau très inférieur au leur. De là cette crainte – métaphysique ? – que si la France avait été ou devait un jour avoir la position hégémonique des Etats-Unis, elle serait sans doute pire qu’eux, ausistôt rapace et dictatoriale avec constance. Napoléon avait l’excuse et le ressort de la Révolution, il bouleversait les féodalités selon la propagande et l’intuition de celle-ci, quel est le ressort aujourd’hui de la France à la langue convenue ? Qu’a-t-elle lancé d’elle-même et la toute première comme nouveaux mots d’ordre et en a-t-elle maintenus après de Gaulle ?

Il y a pis dans les moments où la France encore peu connue de ses nouveaux partenaires peut constituer une alternative aux hégémonies, la russe pour les anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale, l’américaine pour presque tout le monde, une France par elle-même et qui semble exemplairement introductrice d’Europe là, précisément, ou un autre Etat-membre de l’Union s’y prendrait peut-être moins bien ou de manière suspecte. Parvenir à ce que le Président de la République française se prête au jeu suggéré par son ambassadeur sur place, que l’on donne ainsi à notre vis-à-vis la carte qui lui manquait vis-à-vis de Moscou ou de Washington, qu’il s’agisse d’ailleurs de produits stratégiques dont ni la France ni l’Europe n’ont la production et qu’ils n’achètent qu’au prix fort aux Américains, et voir la chose s’écrouler parce que les « services » seront in extrêmis parvenus à circonvenir François Mitterrand, alors la timidité de celui-ci, pourtant explicitement convaincu des corporatismes dans notre Etat et de la séduction qu’exerce sur ceux-ci les situations acquises et les suzerainetés extérieures à toujours ménager.

A Bruxelles, on est entre Européens, certes, mais entre étrangers aussi s’il s’agit des instances où se rencontrent et décident les Etats. J’ai été converti à l’Europe, il n’y a pas beaucoup d’années quand j’ai constaté que la France ne voulait plus les moyens ni les tactiques de son indépendance propre et que c’était irrémédiable tant nos élites dans la vieille administration et dans la jeune classe sont acquises, non à l’idéal européen, mais à l’hégémonie dogmatique et matérielle des Etats Unis, et quand j’ai rencontré dans les services permanents de la Commission ce mélange dont personne ne pouvait prévoir la capacité d’amalgame mental. Ayant à rédiger, lire et parler en plusieurs langues, même si l’anglais est le commun truchement, mais surtout venant d’expériences administratives et économiques nationales, souvent très différentes, voire opposées, ces jeunes et moins jeunes titulaires de la fonction publique européenne ont une intelligence commune des questions, faite d’un parti tiré de ce qu’ils savent et d’une espérance d’un meilleur tracé futur. Les matrices nationales n’enfantent plus l’indépendance ni la cohésion, la matrice européenne fait chaque jour pousser davantage l’embryon d’une totale différenciation de l’Europe vis-à-vis de l’Amérique, et par un premier trait qui est la tolérance au point de vue et à la présentation d’autrui. L’épouse d’un ambassadeur de France reprenait ses commensaux étrangers sur leur grammaire française, en suite de quoi ses hôtes évidemment parlèrent entre eux en anglais ou selon leur langue maternelle. L’épouse d’un ambassadeur de Belgique criait presque à la cantonade que le collègue autrichien était lourd, puisqu’il était autrichien… A l’angle le plus proche des immeubles de la Commission, dans le parc dit du Cinquantenaire à Bruxelles, il y a une mosquée. J’y ai conduit sur sa demande un ami arabo-africain soucieux de se recueillir après une journée de démarches dans les services pour obtenir que soient contrôlés selon les dispositifs prévues par les traités eurafricains les prochaines élections présidentielles dans son pays : les fonctionnaires étaient informés, le représentant de la Commission était sur place excellent et disponible, ce qui manquait c’était le vouloir des Etats, et tout autant celui des commissaires, qui ont eu l’aplomb (ou l’imprudence) d’écrire leur attentisme, et donc leur pari sur le maintien d’une dictature locale. De garante de l’Europe qu’elle parut être longtemps, la Commission semble depuis une décennie au moins en retard sur toutes les autres institutions, elle n’aura inspiré aucun des nouveaux traités alors que les initiaux la plaçaient en gardienne de la flamme et de l’implicite constitution. Les politiques manquent qu’ils s’appellent les Etats ou les commissaires. Imagine-t-on une mosquée à la porte Dauphine, au seuil du Bois de Boulogne ? Imagine-t-on aussi un monument au souvenir des Juifs morts en camp d’extermination qu’on inaugurerait en 1988, pleine « cohabitation », et qu’on édifierait par exemple au lieu de l’actuelle statue de Jeanne d’Arc place des Pyramides ? C’est ce qui fut fait devant l’Albertina, presque à l’entrée du Graben à Vienne, tandis qu’on jouait au Burgtheater une fascinante pièce de Thomas Bernhardt sur 1938, ces deux Autrichiens sur un banc viennois et ce semble en noir et blanc.

Frédéric II et Napoléon passionnent également, Bismarck et Richelieu s’apparentent, et il y a des victoires ou des défaites allemandes qui font penser aux nôtres, et inversement. Ces étreintes de plusieurs siècles entre Turcs, Polonais, Autrichiens et Russes sont une intense histoire autant locale qu’universelle tandis que la Hanse, les Függer, les Flandres, les Etats gênois ou vénitien, les conquêtes et reconquêtes musulmanes puis catholiques en péninsule ibérique semblent d’un même tenant. Tout près, n’y a-t-il pas eu du solaire et de l’enthousiaste dans la construction dite internationaliste, dans les temps et les espaces soviétiques : le nier, c’est se priver du droit d’enquêter sur les horribles procès et confessions ou autres aveux spontanés. Les plaidoiries coupables en territoire communiste, le maccarthysme encore moins excusable s’il s’empare du pays qui s’était voulu rempart des libertés individuelles sont les répliques de l’ingéniosité nazie pour faire s’interroger à la folie ou jusqu’à l’ultime résignation Mais j’ai été empoigné par ces minute men et par ces maisons de bois gris en Nouvelle-Angleterre, j’ai été ému par ces cimetières en pleine terre au milieu de grandes villes où des ardoises dressées font office sobre et adéquat de nos pierres tombales, si souvent caricaturales dans leurs inscrptions bonasses. La communion européenne, la fierté de nos multiples histoires nationales et régionales comme autant de contes dans un très gros et vieux livres, avec beaucoup d’illustrations gravées comme au XIXème siècle, sont l’école d’une tolérance mondiale et d’une prise en main ensemble de la culture planétaire, à laquelle il faudra bien s’atteler un jour à tous les égards et d’abord vis-à-vis de la nature et de nos frères animaux.

Ne rien exclure et choisir tout. Si ce n’est pas tout, alors qui ?

jeudi 29 août 2013

2003 - depuis soixante ans - VIII - avant d'en écrire une suite (2013 depuis soixante-dix ans)






VIII











L’immédiat après-guerre, celui des années 1940, ne vit reprendre la construction automobile que très lentement. Mon père acheta d’occasion une Hotschkiss, donc une voiture d’avant-guerre. La Vedette bleu marine, achetée neuve, innovait en ce qu’elle n’avait plus de marche-pied, que les gardes-boue avant et arrière faisaient partie non détachable de l’ensemble de la carrosserie, mais les chromes pour les poignées de porte, les rétroviseurs, les pare-chocs, la calandre continuaient de régner ; il y avait entre les portières et arrière la petite flèche, indiquant de chaque côté, dans le cours même de la manœuvre et du cotoiement d’une autre voiture, dans quel sens on était en train de tourner. Dépasser le cent était virtuose, chauffer en montant vers un col habituel. Les klaxons se manoeuvraient, comme les changements de vitesse au volant, le frein se tirait d’en-dessous du tableau de bord. Les véhicules étaient très différents les uns des autres, il n’y avait pas l’année des gros coffres arrière, ou la mode du tout-terrain, même en ville. Chaque marque et chaque gamme offrait des modèles de silhouette particulière. Dans les années 1980, la fantaisie n’a plus été que dans la couleur, tandis que les trottoirs libres de tout stationnement ne l’ont plus été que par voie réglementaire. Le paysage urbain a tourné à une domination des voitures embouteillant du matin au soir les artères principales, et bordant tout le long des rues les voies piétonnes. Le disque bleu en zone bleue a fait les années 1960, aujourd’hui cette couleur est celle des cartes bancaires, putativement, même quand celles-ci sont noires, mordorées ou rouges, rarement monocolores. La fin des années 1990 a vu s’étendre en peu de temps le règne du noir et du gris, les voitures sont couleur de bitume et de chaussée.
L’abandon du jupon, l’arrivée du panty ou des bas faisant aussi recouvre-culotte précèdèrent et le pantalon de jeans et la min-jupe. L’hésitation dura ensuite entre ces deux versions. Chacune mettait en valeur les jambes et les cuisses, la « pilule » ne se généralisant qu’à la fin des années 1960, les seins continuèrent longtemps de se porter menu et le déclin démographique coincidant avec un redoublement de la contraception désormais très aisée, s’illustra par l’ampleur des poitrines féminines même jeunes. Dans ce temps-là, la France perdait au profit de l’Amérique et de l’Allemagne, la conduite des modes du prêt-à-portée et la haute couture ne fut sauvée que par la flambée des prix du pétrole, c’est-à-dire par l’apparition d’une solidarité entre Etats arabes pétroliers et Etats au front d’Israël.

Cette année est celle du battle-dress tandis que le combattants professionnels arborent la tenue ou presque des cosmonautes et des conquérants de la Lune. Les chaussures se sont diversifiées, plus aucune mode ne supplantant ses devancières, on va, même pour les filles de l’écrase-m… à l’escarpin, des talons hauts aux souliers-pantoufles, les chaussures de sports à contrefort et semelles compensées énormes qu’on ne lace qu’à demi et qui tiennent la cheville jusqu’en son milieu s’assortissent de pantalons mous de poches et de bas, plaçant dans l’invisible d’entre les genoux la raie des fesses. La ceinture disparaît d’un seul coup, les pantalons tenaient l’année dernière aux hanches, maintenant au pubis et au haut des cuisses. Le nombril est ce qui se montre chez les jeunes filles. Déjà depuis un siècle, les femmes doivent montrer leurs jambes, elles donnent maintenant leur ventre à son épicentre, les seins restent dissimulées et l’opulence d’une gorge n’est pas très bien vue. Il y a beau temps que les mains sont dissimulées sous des manches plus longues que les manchons qui en étaient distincts.

La contraception ayant généralisé la libéralisation et la permissivité des mœurs, le flirt n’a plus de barrières vestimentaires.

Les mobiliers de plein-air urbains, les barricadements aux carrefours dans les grandes villes font percher les adolescents. La mode du mou, du vaste, du flou et du dégaîné illustre le traînant de la langue parlée dans la jeune génération qu’elle soit ou non banlieusarde ou beur. Les consonnes se perdent, tout est voyelle. Le débit est soit très lent, soit saccadé et véhément alors que le texte est anodin, nullement menaçant. Les années 1970 ont fait parler les filles du nez, les années 1990 ont voulu des voix sourdes, cette année l’élocution est paysanne, à voix perchée, on crie pour assurer une banalité et quêter l’acquiescement.

Sans doute, aux confins du génie, des trouvailles de vocabulaire et des néologismes adéquats, au contraire du langage sportif à destination des medias qui n'est qu'application à la performance physique de concepts et de mots se rapportant au mental, le parler beur a ceci de commun avec le parler adolescent d'aujourd'hui - garçons et filles confondus - qu'ils sont d'un rythme haletant, véhément, impérieux, surtout remarquable quand le texte ne l'est pas.
Le mode de la constatation pur et simple manquant à la langue française, il est y est supplé depuis une petite dizaine par des locutions ouvrant toute phrase : c'est vrai que, ou plus rarement pour la clôturer : çà, c'est clair…

Si l'on regarde, on s'aperçoit que… défilement sur un écran informatique, feuilletis d'un volume, la tournure idiomatique ces temps-ci, suggère une inattention chronique des décideurs, des faiseurs de dossiers, des commentateurs au point qu'on se demande sur quoi est fondé leur jugement, en dehors de ce regard.

C'est vrai que…adosse celui qui expose au sens commun, sinon à la foi de son vis-à-vis, comme s'il avait peur de s'aventurer seul dans le raisonnement.

Quelque part… insinue autant d'intimité qu'une ampleur du décor telle qu'y situer le centre des émotions ou le point névralgique d'un exposé, dispense de toute précision : côte à côte sont placés un aphorisme et une certaine schizophrénie, celui qui parle se met en scène comme s'il était à lui-même sa première ressource.

Ainsi le français, un moment contaminé par le dictionnaire américain de la technologie, est revenu aux Français, mais à la marge, ceux qui s'éveillent à l'expression ou qui y sont appelés par aléatoirement. Au total, la dychotomie ne s'opère plus entre niveaux sociaux ou culturels différents, mais entre l'écrit, auquel on recourt le moins souvent possible, l'internet suggérant apparemment le style télégraphique, et l'oral affectant l'ensemble de plusieurs générations, et faisant usage désormais général.

Repérer l’expression ou les tournures qui, rétrospectivement, caractériseront une année ou quelques années n’est pas, dans l’instant, facile. On est dans une époque où tout est gestion, on gère sensations, plaisir, stress et autre pression comme littéralement l’on fait pour des espèces, des stocks ou des biens. Le commentaire du sport par ceux qui s’y adonnent est particulièrement répandu puisque les médias leur accordent au moins autant d’antenne que la politique et bien davantage que l’économie ou la littérature. Marquer un but de plus qu’un adversaire à un jeu de ballon, c’est réaliser l’exploit. Les hectares en feu de forêt partent toujours en fumée, la Cour des comptes épingle, la justice a dans son collimateur, le grand chassé-croisé des vacances est précédé ou conclu par un « coup d’envoi », le Premier Ministre est un « fusible » ainsi que naguère tout président de la République paraissant en tenue sombre à la télévision était gaullien. La tendance est à l’égocentrisme même si le sportif, individuel ou en équipe, doit tout donner et se lâcher, il se fait plaisir, il retrouve ses sensations, il met la pression. Pour gagner, il faut avoir envie, le sport est bavard, lucratif et s’avère a posteriori aussi souvent truqué, pour ce qui est des sports d’équipe, que des tables de casino.

L’économie n’est pas en reste d’image, on a frôlé l’euroland pour l’Europe en tant que telle ou la zone monétaire euro. On dégraisse le mammouth et l’entreprise, c’est le propre des marchés d’anticiper et des bourses européennes d’attendre les statistiques américaines ou les déclarations de « monsieur » Greenspan. A noter que « monsieur » ne se dit plus tant pour les agrégés de médecine en France, que pour les arbitres du ballon rond et, comme depuis toujours, pour les chefs de gang et autres trafiquants. C’est bien davantage mentalement que financièrement ou juridiquement, que l’Europe est satellisée par l’économie des Etats-Unis. On n’a pas pu franciser assets management.

La bourse vit davantage de la gestion du patrimoine des particuliers que du financement des entreprises.

Au début des années 1970, on vendait du crédit à l’exportation comme sur le marché domestique, davantage que des biens, produits et services.

Les années 1950 et 1960 furent prolifiques en science-fiction. On ne marche plus sur la Lune depuis vingt-cinq ans ou plus, et les auteurs se tournent vers les explications de dessous de cartes pour les grands conflits mondiaux. La dissolution des Etats dans une fonction uniquement policière, les législations étaient désormais de naissance concertée et multilatérale ont diminué les politiques nationales au niveau de joutes locales et municipales. On subit l’impuissance des hautes sphères à avertir en temps d’une tempête, de la canicule ou d’un coup de froid, les inondations surprennent, la sécheresse aussi quoiqu’il soit admis que la météorologie est devenue science exacte à quatre ou cinq jours d’avance.

Les sorties de lycée font voir des garçons et des filles de pas quinze ans, qui mesurent un mètre quatre-ving-dix sous toise en moyenne.A soixante-dix ans on peut espérer vivre et vaillamment jusqu’à cent ans.

Il y a, dans les grandes villes, l’heure des jeunes, et celle des vieux. Tout ne semble fonctionner que selon une génération qui aurait aujourd’hui entre quarante et cinquante ans. Avant, on est à l’essai, ensuite on est en pré-retraite.



Les Européens produisent des films de genre, de mœurs, d’intimité, les Etats-Unis exportent de la catastrophe stellaire, du suspense à la Maison-Blanche et le Japon de la poésie, du rêve et les interrogations que seul porter l’imaginaire. Depuis le début des années 1960, il n’y a plus d’histoires sur les conséquences d’un conflit nucléaire.

Les Français, du moins leur armée d’appelés ou de carrière ont vécu les deux grandes guerres coloniales que furent celles de l’Indochine et de l’Algérie, comme des conflits psychologiques au cours desquels les résistants autochtones, longtemps assimilés – comme il se doit – à des terroristes, se montrèrent supérieurs en logique et en ténacité. L’O.A.S. crut possible de transposer en métropole la guerre psychologique avec ses méthodes telles que certains de nos officiers les avaient subies puis comprises. La réalité est qu’aucun conflit n’est transposable et surtout la répartition des rôles entre colonisateurs et colonisés, la France n’était pas la colonisatrice de ses ressortissants, elle l’était des populations hallogènes. Mais ce débat mental qui s’ajouta à celui plus classique des positions à tenir au Parlement et dans les arrières de l’opinion publique nationale, rendit l’étreinte bien plus intime, puisqu’il fut vite entendu que c’était de force d’âme qu’il serait de part et d’autre question au moment d’une inéluctable paix.

L’armée professionnelle a aujourd’hui un tel matériel individuel à faire mettre en œuvre que le soldat est un tueur instrumenté, travaillant quasiment en scaphandre et dépendant d’une multitude de correspondants, de servants et de guides. On conçoit que désormais – pour des raisons toutes concrètes – l’armée de conscription soit d’un tout autre ordre, mais pas forcément d’un passé révolu, elle est la cité mobilisée. Le caractère inhumain des récentes opérations de guerre à logistique américaine (guerre du Golfe, Kosovo, intervention en Irak) tient à ce que l’opinion domestique n’est qu’au spectacle, que l’on n’a guère à craindre que des accidents du travail et que l’ennemi est plus spirituel que physique, il est nié en tant qu’individualité humaine, d’ailleurs on ne tient pas la statistique des morts chez l’ennemi. 

Deux silhouettes depuis ma voiture. L’une marche, je ne la vois que de profil, le nez est aigu, le front droit, sensation de clarté qu’accentue le roux de la carnation, la jeune femme est une incarnation de la liberté et d’une certaine détermination à s’accomplir. L’autre est immobile, une pose lascive, quelques minutes plus loin, elle est brune, de grands yeux, sans doute pas mal faite mais qu’a-t-elle à donner, elle semble à la fois vide et indisponible, a-t-elle une personnalité. La vie par accident, la vie voulue et vécue.

Nombre d’écrivains ont aujourd’hui tendance à citer, au milieu de leur propre prose, ou à confectionner des florilège, comme s’il n’y avait plus de façon d’écrire qu’en « copier-coller », l’auteur n’étant que celui d’un choix, d’un discernement, d’une mise en page. Il n’aurait plus de fonds propre !

Ceux, pas seulement des religieux ou des femmes, qui ne prennent pas de copie de la lettre qu’ils envoient, ou de notes lors d’une réunion à laquelle ils participent. Ceux qui contemplent les mains dans les poches, ceux qui vont sans sac, ni serviette, ni cartable, de très jeunes filles, de grands spirituels, chacun en fonction, car dans la société prédatrice où nous vivons, la jeune fille remplit une fonction publicitaire et de déréglement des mœurs, à commencer par le regard, décisive, et le spirituel fermant une enveloppe après avoir médité ce qu’il avait à écrire plutôt que ce qu’il voulait écrire de son seul mouvement, est l’antithèse de ce narcissisme selon lequel on ne se donne que pour se voir autrement.

Le geste de la liturgie catholique contemporaine : échangez un signe de paix, des mains qui se tendent tandis que le regard est très explicitement détourné, ailleurs.

Se trouver, se marier, on est son propre objet, la forme réfléchie est-elle l’une des exceptionnalités des langues latines ? Se prendre pour s’emporter soi-même jusqu’au mariage. Se trouver comme si la recherche n’était le fait de personne, et que celle-ci, une quelconque n’apparaisse que selon qu’elle a été cherchée, qu’à la condition d’avoir été cherchée, désirée, attendue.

Le tutoiement de beaucoup de langues, notamment les slaves et l’arabe, qui traduisant une généralité à laquelle acquiesce l’interlocuteur, est le substitut propre de cette troisième personne indéterminée et de nombre singulier par convention, ou par situation de dialogue. La tournure française n’implique que des tiers, les tournures de ces langues mettent en communion active.


mercredi 28 août 2013

2003 - depuis soixante ans - VII - avant d'en écrire la suite (2013 depuis soixante-dix ans)







VII

  





Penser sans notes ni fil d’une lecture, sans écrire  ni lire, ne penser qu’en concentration mentale sur un seul objet, et de déduction en observation, aller à du neuf ou à un résultat. Ne le consigner qu'en suite, de souvenir et non à mesure ou au fil.

Logiquement, c’est ainsi que la pensée s’exerce. C’est oublier deux facteurs, la distraction l’emporte sur la concentration, la mémoire de l’élément acquis cède à l’apparition d’un autre, qui est discussif. Mais surtout, la connaissance et la compréhension s’acquièrent par osmose avec l’objet étudié, qui devient sujet et compagnon, se délivrant et se donnant à celui qui, pour le comprendre, le pense.

Ecrire ou faire sans référence, à partir de soi et par immersion dans la vie, dans la réalité. Parvenir à demeurer vibratile, savoir ne pas s’appesantir sur ce qui vient d’être acquis et compris, pour continuer. Ne pas s’arrêter, ne pas vouloir s’arrêter ni accepter de s’arrêter. Elaborer ainsi nu, l’écriture, la notation, les référencements venant en récit et en consignation, non pas en bâti.

L’enseignement français insiste sur la référence et le présent. Les juridictions fonctionnent de même. On ne juge pas en équité, on ne pense pas sans adossement. Faute d’exercice, la spontanéité paraît, quand il y ait laissé cours, d’une désolante platitude.

Le langage enchaîne. Le français n’a pas le genre qu’est le neutre. Il y subvient avec le masculin, là est tout le débat sur la version féminine des fonctions professionnelles notamment.

Une affiche : quand une femme dit non, c’est non. Soit ! mais tout amoureux juge que sa belle retient le plaisir de se donner, qu’elle a honte de sa propre envie et que son silence signifie que sa parole serait d’une éloquence si dévastatrice qu’elle ruinerait l’élan des amants, par excès de consentement, et les hommes sont souvent éduqués à croire les femmes conditionnées pour dire non, alors qu’ils les voudraient naturellement et universellement consentantes.

Le vocabulaire, depuis des millénaires, dans la plupart des sociétés est de confection et d’usage masculin. Comment penser féminin si le langage pousse au masculin. Les femmes, notamment en politique, ne font pas éclater ce carcan masculin, elles pensent et se posent en compétitrices qui ne se feront admettre qu’en étant semblables aux hommes, donc trop souvent masculines et sans apporter une véritable différenciation. Hélène Cixous le dit très bien en écrivant fémininement, la phrase est autre, elle se débite et se continue tout différemment d’un exposé masculin. Elle exige une présence différente du lecteur au texte.

Les hommes entre eux parlent des femmes, mais les femmes entre elles ?

 De leurs rêves – ceux du sommeil - les femmes semblent ne mémoriser que les cauchemars ; du moins, est-ce l’expérience que j’ai des réponses reçues à ma question : vous souvenez-vous de vos rêves ?

Le racisme commence rien qu’en distinguant péjorativement ou laudativement hommes et femmes, selon qu’ils sont hommes ou femmes. Il en va de même pour les différentes classes d’âge.

Surévaluer les différences fait perdre le fonds commun des analogies, le plaisir sexuel est-il si différent d’un sexe à l’autre, n’existe-t-il pas des femmes qui veulent aussitôt l’acte de pénétration et des hommes qui souhaient être longuement apprêtés ?

La poésie, qu'on soit le poète ou qu'on l'ait abordée en lecteur, est toujours directe. Formellement, elle dispense d'introduction, de conclusion, elle va aussitôt à l'expression. Elle laisse le reste en blanc et enseigne l'essentiel, le regard n'est pas perdu, nulle recherche et nul hasard, le doigt est sur le point examiné.

Si l'on regarde, on s'aperçoit que… défilement sur un écran informatique, feuilletis d'un volume, la tournure idiomatique ces temps-ci, suggère une inattention chronique des décideurs, des faiseurs de dossiers, des commentateurs au point qu'on se demande sur quoi est fondé leur jugement, en dehors de ce regard.

C'est vrai que…adosse celui qui expose au sens commun, sinon à la foi de son vis-à-vis, comme s'il avait peur de s'aventurer seul dans le raisonnement.

Quelque part… insinue autant d'intimité qu'une ampleur du décor telle qu'y situer le centre des émotions ou le point névralgique d'un exposé, dispense de toute précision : côte à côte sont placés un aphorisme et une certaine schizophrénie, celui qui parle se met en scène comme s'il était à lui-même sa première ressource.

Apprendre pour plus tard exercer un métier est la mauvaise raison de l’éducation scolaire. D’une part, parce que l’éventail des métiers favorisés par la situation économique ou suscité par des avancées technologiques, se sera modifié, rétracté ou enrichi entre la décision d’orintation et l’arrivée sur le marché des anciens élèves devenus jeunes candidats au travail. D’autre part, parce que l’argument d’utilité est souvent sans poids psychologique. Apprendre pour le plaisir ou pour le rapport avec soi-même, est universel.

Les « événements de Mai » 1968 n’ont eu que deux conséquences, hâter le départ du Général de Gaulle, ce qui politiquement n’est pas mince, faire de la liaison entre les entreprises et l’université la solution pas tant au problème du chômage qui était statistiquement insignifiant à l’époque (d’où le recours à la main-d’oevre immigrée pendant toutes les années 1970) qu’en réponse à ce qui passait pour de l’inutilité ou de l’abstraction. Professeurs, vous êtes vieux comme si les dirigeants d’entreprise étaient jeunes. S’adapter à une demande pourtant très décalée dans le temps est donc devenue l’ambition des faiseurs de programme et autres inventeurs de stage. Ainsi est apparue la pré-embauche mais la manière d’enseigner a gagné encore en apparences de contraintes. La sanction a eu son dogme : n’espérer aucune place dans la société si l’on ne s’est préparé par avance à satisfaire ses appels à service. Tout le système ne pouvait que s’effondrer – en logique – si le chômage devenait la pesrpective. Tandis que le plaisir d’apprendre ne suppose aucune vue sur la société ni aucune performance de l’économie à terme de huit ou dix ans – le cycle des études. Au contraire, il naît d’une curiosité satisfaite et la propension à  chercher et questionner entretient le dialogue entre générations, et crée l’affection et le jugement quand à l’ensemble dans lequel l’enfant comprend qu’il aura à vivre. De là, à ressentir en optimiste la proposition sociale et à croire à une justice distributive, et à la promotion selon le mérite et l’effort, c’est le pas  que font les membres d’une collectivité sans problèmes majeurs de cohésion ou d’avenir. Nous ne sommes plus cette collectivité, le plaisir d’apprendre et la curiosité de comprendre ne passent plus, pour l’essentiel, par la trémie scolaire. Le fonctionnement est devenu sans raison. L’argumentaire de l’adaptation et du pré-apprentissage est rendu caduc par le chômage. L’entrée et la vie en société ne sont plus que compétition, la justice est affaire de conquête et de force. L’émulation, parce qu’elle est individuelle, accentue la tendance – très française – de ne pas se syndiquer. La solidarité est question de génération, la plus jeune qu’on flatte en ayant changé les appellations dans les hiérarchies d’entreprises : cadres, chefs, ingénieurs désignent déjà des agents de cinq ou six ans seulement d’ancienneté. La condition ouvrière qui était manuelle, disparaissant avec le progrès technique et la prolifération de l’économie virtuelle, le salariat est trompeusement camouflé en distribution non conventionnelle d’avantages, de primes, de stock options. Plus aucune catégorie n’est claire et les procédures de contestation semblent désuètes.

Notre problématique, c'est celle du besoin, de la souffrance, de la mort. Vous, vous proposez un but lointain et délirant. Vous voulez une vie ardente, intense, faite de joie et de voluptés. Nous réfutons "l'humain pour aider les hommes. Vous, voulez le surhumain et la poésie. Vous gardez l'humain comme base sans adopter l'image du Surhomme. Mais pourquoi donc ? Attiser le désir, exciter le malaise, reprendre les valeurs du temps de la rareté - l'œuvre, la totalité, "l'homme" - cela peut se quailifier d'entreprise criminelle ! Cette société n'a peut-être pas atteint son point d'équilibre et d'aboutissement. Aidez-la au lieu de creuser les lacunes, d'aggraver le trouble. Elle va de l'avant comme elle peut, sans savoir où elle va. Par une chance extraordinaire, cette fuite en avant a donné un résultat appréciable. Elle nous enseigne les bornes de la condition humaine. [1]

Les événements de Mai 1968 ont-ils été ce franchissement d'aiguillage de notre société ? démonétisant les partis révolutionnaires, annonçant la radicalité de ce terrorisme des années 1970 et posant par avance la question de la différence de celui-ci avec le terrorisme à cible ethnique ? Ce dernier étant perpétré au nom de la religion ou au moins avec son argument, alors même que la religion est devenue le facteur identitaire le plus puissant d'une certaine ethnie autant que d'un certain état de vie et de dénuement.

Le Surhomme est-il un modèle collectif  - de Gaulle le croit pour l'Allemagne de la Grande Guerre - ou le devenir, l'être et en convenir, en faire convenir, est-ce une nécessité individuelle ? Si la société n'épanouit pas ses membres, un certain nombre d'entre ceux-ci s'épanouissent trop évidemment sur le dos et au détriment des autres, le politique ou l'entrepreneur. La pureté le supposerait alors que la libido inspire toutes ces opérations qu’on appelle autrement acquisitions d’actifs pour de la croissance externe.

La considération pour l’habileté d’un dirigeant d’entreprise est fonction de la diminution de masse salariale qu’il parvient à opérer sans conflit apparent. Pourquoi ne pas diminuer proportionnellement sa propre rémunération à ce qu’il parvient à administrer en moins à la somme de ses salariés ?

Ceux-ci en formation syndicale ou en comité d’entreprise ont souvent un jugement précoce et fondé sur les stratégies concoctées par le patronat. La pratique des conversions d’entreprise en coopératives ouvrières est cependant faible, la loi y est peu favorable du fait des modalités imposées à toute augmentation de capital, celle-ci ne pouvant être suivie par les salariés devenus censément leurs propres maîtres.

La Libération avait tenu compte des secousses et impasses des années 1930. Les conquêtes du Front populaire n’ont été légalisées qu’après avoir été spontanément obtenues sur le carreau des usines, le programme des partis dont la coalition fut victorieuse en Juin 1936 était bien en-deçà. Léon Blum a fait tirer en 1937 sur une foule ouvrière à Clichy. Le mouvement social s’est imposé autant au gouvernement qu’au patronat. Les gestions paritaires des systèmes de protection sociale, la structure générale de l’économie comportant autant que le domaine d’initiative privée, un puissant secteur public industriel et commercial, correspondait aux habitudes du patronat de se retourner vers l’Etat pour en obtenir ordre social et subventions et au tréfonds populaire soucieuse qu’existe un arbitrage. Ce n’était pas un clivage droite-gauche que d’en proposer la suppression par déréglementation et privatisation, il était simplement impensable de se défaire de ce qui fonctionnait, la croissance était statistiquement de 5 à 7% l’an. Le programme ultra-libéral de la droite, convenu en Janvier 1986, a-t-il tenu à une boîte à idées, telle qu’avait été le ralliement de politiques agnostiques en Juillet 1984 aux manifestations organisées par les tenants de l’école confessionnelle contre la loi Savary, qui pourtant ne la supprimait pas ? A-t-il été la simple transposition des vues de Sir Leon Brittan, commissaire européen, pensant quant à lui aux recettes d’outre-Atlantique ? Déjà, selon ce que signèrent Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, alors, il était question de privatiser les chemins de fer et la poste. Ou bien fut-ce la lenteur et la timidité pour la mise en œuvre du programme de nationalisations qui rendit contagieux à droite le doute que la gauche elle-même ressentait envers le dirigisme qu’elle a feint la première de croire démodé ? Plus de quinze ans de consensus droite-gauche pour les privatisations débouchent dans un renflouement public du principal fournisseur de ce qu’il reste de grandes infrastructures à statut nationalisé : Alstom et les marchés de la S.N.C.F. et de l’E.D.F.

Pourquoi pas – sur des points de politique gouvernementale propres à susciter débat et alternatives – des livres blancs en vente pour l’euro symbolique dans les bureaux de poste ou de tabac, les salles d’attentes, les laveries automatiques ? Les débats parlementaires ne peuvent convaincre la foule si les élus eux-mêmes ne sont pas à leur banc.

Comment débattre ? pas tant faute de bases reconnues communes, dans un pays comme la France elles existent et souvent explicitement, mais faute d’avoir des perspectives assez lointaines et assez attrayantes pour que les solutions ne paraissent ni victoire ni défaite, ni un empêchement.

La « cohabitation » a abouti à une modification cardinale dans notre coûtume constitutionnelle. Depuis 1978, aucune majorité sortante à l’Assemblée Nationale n’a été reconduite, que la consultation se fasse à terme ou sur dissolution. C’est le président de la République, en principe garant de la stabilité du pays, qui est devenu, de fait, le facteur principal d’instabilité soit qu’il puisse dissoudre l’Assemblée qu’il subit ou dont il prévoit qu’à terme régulier elle risque de ne pas être reconduite, soit qu’il contraigne le Premier ministre à présenter la démission du gouvernement. Le quinquennat s’est d’abord installé en durée du mandat gouvernemental en 1997, et seulement en 2000-2002 en durée du mandat présidentiel. Il faut s’attendre à un retour du droit de dissolution à sa désuétude qui caractérisa la Troisième République, et à un rythme quinquennal d’alternance au pouvoir. Ce qui devrait avoir comme conséquences bénéfiques de hâter les décisions tant que l’on est au pouvoir et de discerner ce qui d’une législature à l’autre, d’un gouvernement à l’autre, est consensuel ou contraignant.

Trois attitudes envers la politique. Ceux qui y voient des champs de carrière et passent leur vie à convoiter des portefeuilles et en les attendant pour un laps de temps, jusqu’à présent bien plus limité sous la Cinquième République que sous les précédentes, à défendre ou à collectionner les mandats électifs qui en sont la condition générale. Ceux qui y voient le paysage de leur vie en ce que celui-ci est conditionné par les mouvements de la collectivité, des politiques décevantes, des personnages indûs font la tristesse d’une époque. Rarement les avis divergent sur la beauté ou l’aspect désespérant d’un moment. Généralement, l’émotion et la tonicité engendrées par une époque se manifestent par un regain de solidarité et de communication en collectivité, alors qu’une geste décevante ne fait surgir que les revendications, les conflits d’intérêt et des replis sur soi. Ceux enfin qui y voient le cadre de la vie économique et sociale dont il faut objectivement tirer parti. Rares sont les personnes qui ne se rangeraient dans aucune de ces trois catégories, du moins en France.

Les peuples mélomanes sont moins portés sur la discussion ou l’ambition politique quotidiennes. On y va au concert bien des fois par an et l’économie est plus sociale ou commerçante que financière et spéculative. L’Europe centrale en est un centre. Les horaires-mêmes de travail y sont modulés en sorte que l’on puisse aller au spectacle ou deviser en brasseries ou vinothèques avant la fin de l’après-midi. Ce sont des vies quotidiennes aux sorties plus amicales que conjugales, et des mœurs de famille où le repas commun est le petit déjeuner très matinal et le débouché d’une bonne bouteille en fin de soirée. Déjeuners et dîners ne sont pas conviviaux sauf en cas de fête ou d’occasion importante. La Russie pratique dans toute l’aire de l’ancien empire soviétique le banquet où la table, d’entrée, est chargée de tout ce qui sera à manger et à boire, toute chronologie abolie. Les peuples latins, aux repas conviviaux, ont la conversation libre, celle des slaves est codifiée, il y a encore des maîtres de table. Trois grandes zones dans l’Europe géographique, celle du vin, celle de la bière, celle de la vodka. L’Allemagne du sud pratique la bière accompagnée d’un petit verre d’alambic.

Les femmes savent ces différences et les vrais clivages politiques entre peuples, la pratique notamment du parlementarisme, tiennent aux façons de se nourrir ensemble ou dans une discrète individualisation de cet acte. Les régimes personnalisant, notamment en pays latin, sont ceux qui ont le dîner tard, c’est un souper, et à convives nombreux. L’ambiance à table et dans les urnes, est le fait des femmes. Les joutes littéraires que peuvent être les toasts de l’Asie centrale à la façade atlantique de l’Europe avec aussi des improvisations de chant a capella sont le substitut des tournois, des joutes et des guerres. La vraie structure d’une société commence dans la reconnaissance mutuelle entre sexes et va jusqu’à la répartition des phases du débat législatif entre confrontation des forces sociales et votation populaire ou parlementaire.

La France actuelle est au carrefour de toutes ces définitions qu’aucune loi, aucun quota n’amènageront. Nous cultivons trop le poids des mots, ainsi le débat sur les retraites qui a bien dix ans a-t-il achoppé dans sa phase la plus expéditive sur la qualification sémantique des rencontres entre gouvernants et syndicats ; les uns ne concédaient qu’une consultation, les autres tenaient à une négociation.

Il est difficile de former un couple quand on est d’opinion politique différente. François Mitterrand et le Général de Gaulle avaient ceci de commun, de leur vivant, et tout autant depuis leur mort, de susciter des adhésions aussi vives que l’hostilité à leur égard. Pourquoi de telles passions ? sinon qu’ils ont incarné des choix et des manières d’être clairement assumés, qu’ils n’ont pas été élus par défaut, qu’ils ont chacun représenté très carrément des options, des spontanéités, des réactions. Leur tenue publique, l’art de leur verbe n’étaient pas dissociés ni de leur politique, ni de leur personne. Valéry Giscard d’Estaing, Lionel Jospin, Jacques Chirac, Jacques Delors, Michel Rocard parce que fondamentalement ils en ont appelé au « centre », à l’intelligence sans préjugé de partis sont davantage divisibles en segments allant des apparences aux perspectives, et chacun justiciable du même type d’excuse : des empêchements hors d’eux-mêmes pour complètement agir. Les teintes et les demi-teintes. Dans l’ambiance des secondes, la discussion en couple ou en café de commerce est lasse et la votation tourne à l’abstention même si elle se pare d’un certain modernisme, qui serait à confondre avec le pragmatisme, mais les premières font clivage.

En 1969, deux jeunes femmes occupèrent mon esprit et l’emploi de mon temps, en coincidence avec la campagne référendaire puis avec la course pour l’Elysée. L’une se disait de la famille radicale, ce qui se traduisait par un certain mépris pour de Gaulle, démodé, archaïque et funambulesque, l’autre avait la prudence à sa porte et souhaitait que je ne manifeste pas mon attachement pour le Général, au moment où j’entrais dans l’administration. En somme, la première tenait pour rien la résurrection de la France et l’invention de nos institutions modernes, et la seconde croyait aux fiches d’opinion tenues dans le dossier des fonctionnaires. Il y avait de quoi nous partager. Elles étaient plus arrêtées et moins concessives que moi, qui aurais volontiers admis que départ pour départ, les Français peut-être n’avaient pas mal choisi ni les dates ni les protagonistes de la succession.


[1] - Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne (Gallimard .  15 Mai 1968 . 376 pages ) p. 279