samedi 31 août 2013

2003 - depuis soixante ans - X - avant d'en écrire la suite (2013 depuis soixante-dix ans)






X







Le suicide des vieillards, souvent tenté en couple, est secret ; on le constate, sans le publier, et le doute est organisé. Celui d’un jeune ne peut l’être. Rien que cette différence d’attitude dans l’entourage montre qu’on pleure les jeunes davantage que les vieux. Plus facilement : on se guérit moins d’une séparation prématurée.

Celui qui se suicidera ne menace ni ne raconte. Sa mélancolie – au sens clinique du terme – n’est perceptible que pour les praticiens ou pour ceux qui ont l’expérience de la dépression. La dépression donne le change, elle se donne une dernière fête, donner le change, parce que précisément aucun secours n’est plus attendu, non qu’il n’ait été souhaité, mais il s’est révélé ou il est tenu pour impossible. Chanter, crier dans les rues.

Avec le suicide individuel, un soulèvement populaire a ceci de commun, que les structures existantes ne sont plus prises en considération et qu’au contraire on veut à tout prix s’en extirper. Il s’agit bien d’une tentative de libération. L’au-delà du suicide et de la mort n’est pas envisagé, la fin d’une journée révolutionnaire n’est pas programmée à son début. D’ailleurs, il convient de distinguer les organisateurs des masses qui se soulèvent, ou qu’ils ont su faire se soulever, et celles-ci en tant que telles.

Le désespoir est un agent de la vie et de la dialectique collectives, il ne l’est pas dans une existence individuelle.

Les causes de désespoir sont multiples, ce qui est morbide c’est le lien opéré par celui qui souffre entre une cause ou une autre, et l’état présent de son existence. On ne se suicide parce qu’on n’a plus d’avenir, on se supprime pour s’évader d’un présent insoutenable.

Des organisateurs ou un simulateur peuvent supputer les conditions du soulèvement suicidaire, en apprécier par avance les retombées, mais pas celui qui se suicidera. Le moment, le lieu, les circonstances, les témoins ou pas, l’instrumentation sont plus que secondaires, ils n’existent pas en regard d’un rassemblement inouï de toutes les forces vives pour passer à l’acte dans l’instant, il n’y aura donc pas d’après, et il n’y a pas eu pratiquement d’avant.

Ma génération est-elle désespérée et le cache-t-elle en étant grise et sans héros ?

Ma génération ne se suicide-t-elle pas dans l’argent et le conformisme ?

Qu’un original surgisse – José Bové tombant dans une bien meilleure époque que Pierre Poujade qui avait contre lui les guerres coloniales bien plus oppressantes que le fisc et d’un tout autre enjeu que le privilège des bouilleurs de crû, ou Coluche autrement généreux – et la classe d’âge entière, sans du tout se rallier pourtant, palpe le phénomène et lui voit un avenir sensationnel, l’Elysée, pour le moins une bousculade lors du scrutin.

Je n’ai encore lu aucune une étude expliquant comment avec pas trois points d’écart entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, au premier tour de l’élection présidentielle, le premier peut ensuite faire entrer plus de quatre cent députés à l’Assemblée Nationale mais le second pas un. La réponse est-elle, à mode de scrutin identique, cette anomalie formidable qu’avec le même nombre de voix aux élections législatives de Novembre 1958 le parti communiste ne faisait élire qu’une vingtaine des siens, et le parti gaulliste quelques cent vingt ? anomalie qui ne dura pas puisqu’en 1967, les opposants à de Gaulle et les partisans ou alliés de celui-ci firent jeu égal dans les urnes comme au Palais-Bourbon ? Question d’organisation ?

Pour devenir le parti d’alternance aux chrétiens-démocrates emmenés par Konrad Adenauer, les sociaux-démocrates allemands abandonnèrent leurs références marxistes, du coup les changements se firent au gouvernement mais plus guère ni dans la politique étrangère ni dans la législation.

Il y eut des désespérés dans les années 1970 en France et en Allemagne, Action directe ou la bande à Baader. Pris, ces jeunes gens et jeunes filles furent mis au secret absolu, leur cellule éclairée a giorno en permanence. On a peu parlé, ou pas du tout, du suicide de la pasionaria d’Action directe. Un grand quotidien du soir titre en France : Chili, 1973 : l’autre 11 septembre. Il avait titré l’avant-veille : Il n’y a jamais eu autant de morts en août depuis la Libération, ce qui pouvait crier la soif d’héroisme par défaut aujourd’hui, mais c’était une manière de référencer les statistiques à la création, en 1946, de l’Institut chargé de les établir. Nietzche fait décrire son surhomme par Zarahtoustra et de Gaulle présente son premier livre, à propos de l’Allemagne dans la Grande Guerre, en évoquant ce même surhomme, pour ensuite le rapporter à un modèle français dont Le fil de l’épée donne le portrait éclatant mais nuancé. La pratique régalienne et médiatisée du pouvoir politique se fonde sur la réminiscence et le besoin de héros, le chef n’est pas un gestionnaire, les fascismes ne reviendront pas pour la raison simple que la propagande a changé de manière et que l’audio-visuel est en direct, que l’uniforme ne se porte plus qu’en vêtements de tous les jours par souci de se fondre plutôt que de se distinguer.

L’orgasme collectif en antidote du désespoir d’un peuple, film des années 1920 et 1930, une démocratie exemplaire, suite de la série allemande dans les années qui suivirent la seconde défaite, combien plus écrasante à tous égards, mais la première séquence est sur fond de chômage et d’inflation inouïes, la seconde sur celui d’un redressement industriel spectaculaire et d’une des monnaies les plus solides due l’après-guerre.

Y a-t-il un désespoir chinois ?

S’est-on suicidé dans les partis communistes d’Europe orientale quand les régimes, en quelques jours, se sont effondrés ? Qui s’est suicidé au parti communiste français parce que celui-ci avait changé de ligne, ou au contraire n’en changeait pas ?

Le Québec n’est pas un peuple de colonisés, il ne se révolte pas, on ne pose pas de bombes canadiennes-françaises à Toronto ni à Ottawa.

Lire Ferhat Abbas fait comprendre la désespérance que la France applique jamais à ses sujets ce qu’elle est censée pratiquer envers ses citoyens.

Un peuple est plus fort, a plus de ressources qu’un individu. Partie à un procès l’opposant à une compagnie d’assurance ou à l’Etat, il vieillit en faisant du papier tandis que dans les bureaux adverses on peut se relayer jusqu’à sa mort pour survivre à toutes les échéances. La police administrative dont sont chargés des organes de tutelle envers des personnes morales, peut tuer celle-ci impunément en leur retirant un quelconque agrément, c’est le médecin interdit d’exercice. Il n’y a de suicide d’un peuple que par médiocrité, celui qui se dresse contre un occupant, contre des machines, contre des armes se grandit, se fédère, s’unifie. Les peuples divisés et occupés y ont à quelque moment de leur histoire prêté la main ? C’est sans doute ce dont leurs historiographes doivent les défendre en cas de résurrection. C’est l’épreuve non terminée dans « l’esprit des peuples » d’Europe centrale et orientale. Le pire d’une vie concentrationnaire est la culpabilisation des pensionnaires, car l’injustice, selon la nature humaine, n’est pas compréhensible. Il faut avoir fait quelque chose… Comment a pu durer une dictature qui s’est soudain effondrée, un air du temps en 1946 et 1947, un autre air en 1989 ? mais qu’est-ce qui fait l’air du temps ? ou la conviction d’un tribunal ?

Si l’on applique les symptômes de la dépression à la vie des peuples, on voit aussitôt que le terme-même a été employé pour caractériser la récession des années 1920-1930 et qu’on redoute de l’appliquer à ce que nous vivons depuis une quinzaine d’années, plus ou moins intensément selon les pays d’Europe. L’aboulie, l’anorexie, le parler lent et pénible, la sensation de n’avoir de goût à rien et de se trouver sans perspective, une certaine fixité du regard, la mobilité hésitante sont ce que manifestent ou éprouvent des patients en état de dépression. Rien que la perception de l’objectivité de ce que l’on souffre fait tant soit peu émerger de cet état, qui n’est ni l’ennui, ni le désespoir mais une intense prise en compte physique d’une situation d’âme, le dialogue intérieur est éteint. Transposée à l’échelle d’un peuple, d’un pays, cette perception ferait mettre en oeuvre aussitôt deux éléments salvateurs. Un parler du patient, provoqué et soutenu par un thérapeute, inventorie les éléments propres à celui-ci, une reconstruction commence. L’autre pratique est de mettre le malade en état de moindre vulnérabilité à ce qu’il ressent, sans le couper du monde, de la réalité, les agressions ne lui viennent qu’assourdies, et que, par ailleurs, il ait constaté en lui-même quelques points forts sur lesquels s’appuyer pour surgir, le voilà de nouveau en route. Les béatitudes données par le héros des évangiles se commencent improprement par heureux ceux qui…alors qu’il convient de traduire par en marche, en route sont ceux qui…Le livre de Job précise les conditions de la thérapie, le patient refusera de s’en prendre à son principe générateur, le créateur, Dieu en l’occurrence, et il refusera tout autant de reconnaître sa culpabilité personnelle. Il ne pourra cependant dire tout son mal qu’en réplique à des intervenants extérieurs, même peu objectifs ou disposés au contre-sens.

Notre vie nationale en est là et nous priver de l’argument européen est probablement nous enfoncer dans l’absence de perspectives. Il est singulier que dans chacun des Etats-membres les votations et les oppositions se font par rapport à une entité autre, les institutions et les procédures européennes en tant que telles, au lieu de se placer dans la réalité qui est le concert ou pas, organisé ou spontané de l’ensemble des Etats-membres. Tout concourt à cette opposition d’un ordre contre un autre, du moins du point de vue des populations ressortissantes de l’Union, puisque les modes de scrutin pour élire des représentants au niveau européen, et les façons de ratifier les traités varient d’un Etat à un autre.

L’antidote à la dépression - son exact contraire en fait - est la réconciliation avec soi-même, la sensation de disposer de soi.

La France est en dépression, aucune autorité morale, aucun prophète politique ou littérateur ou religieux ne sait le lui dire et les gouvernants craindraient d’en recevoir la responsabilité, si peu de temps qu’ils soient censément aux affaires, en en faisant faire la remarque.

La manière dont nous tentons de réécrire l’histoire contemporaine, notamment celle de Vichy, celle de nos abstentions envers Hitler puis à propos de la Shoah, et celle de nos décolonisations, est très inférieure à ce qu’ont su faire les Allemands d’un passé d’à peine douze ans de durée et à ce que les Américains ont produit en termes de patriotismes et de sens commun national depuis 1945. La France, quand elle se battait, prétendait défendre une cause vitale et juridiquement fondée, le bon droit et l’existence. Se relire, c’est se casser, on a oublié, puis on entend soudain des récits nouveaux dont il n’est pas sûr qu’ils coincident tout à fait avec ce qui était vécu, d’autant que tout était à l’époque sous prisme. La France aime d’autant plus ses censures collectives, quasiment spontanées et inébranlables une fois établies, qu’elle sait en chacun de ses citoyens que celles-ci sont tendancieuses, et, à terme, pernicieuses.

Sans désigner les pays tiers qui n’attendaient que d’eux qu’ils se débarrassent par eux-mêmes du totalitarisme, les Allemands ont su regarder le passé pour en dégager une sagesse d’avenir et une pédagogie nationale a amené un peuple aux capacités exceptionnelles de discipline et d’engouement collectifs, de respect des autorités et de goût pour l’ordre à un sens nouveau pour lui du relatif et de la tolérance. A l’exacte manière d’une thérapie faisant surgir de nouveaux fondements mais tout aussi propres, sinon davantage, au patient que les précédents qui l’avaient fait verser, l’Allemagne d’après le nazisme a su trouver en elle-même, dans ses caractères et ses diversités, dans la culture réapprise du fédéralisme, dans une réconciliation avec l’universel, une identité qui n’est pas nouvelle mais qu’elle ne se savait plus dans l’entre-deux-guerres. Quant à l’idée européenne, depuis le fond de ses âges et de ceux de notre Vieux Monde, elle l’a toujours caressée, sinon pratiquée. Enfin, elle sait se critiquer et désormais se connaît bien, elle a son mode d’emploi.

La France se critiquant croit perdre l’équilibre et l’usage de soi, elle l’attribue à l’art assez banal de ses dirigeants de lui parler en poncifs, gaullien, dit-on, ou fusible, entend-on. Politique politicienne, entreprise de déstabilisation, quoiqu’il y ait alternance au pouvoir à chaque changement de législature, l’opposition est toujours diabolisée parce que d’elle les gouvernants ne redoutent rien, pas même une proposition praticable, ou un débat constructif. On ne se fait plus même peur, nous sommes superficiels et nous nous le répétons, nous le reprochons.

L’Amérique – les Etats-Unis – savent se critiquer et sans doute l’antidote à leurs excès réside d’abord en eux-mêmes, bien plus qu’en des changements d’administration selon le nom mais pas le programme des présidents successifs. Ils savent être consensuels, John Foster Dulles, sénateur républicain sous Truman et Marshall fut leur principal allié pour faire admettre un Pacte Atlantique qui risquait fort d’avoir le sort qu’eût sous Woodrow Wilson le Pacte de la Société des Nations. Ils savent motiver une guerre en termes universels et pas seulement nationaux, de cette façon leur patriotisme peut se prétendre la matrice d’une morale mondiale. Depuis la fin de la guerre du Viet-Nam, dont ils avaient contracté une répugnance obsessionnelle à se laisser « enliser », ils avaient construit autrement un imperium à tout prendre aussi exigeant que celui d’aujourd’hui : pas de guerre puisqu’ils n’en voulaient plus, des processus de paix puisqu’ils en imposaient à Helsinki pour les deux Europes communiste et démocratique, pour Israëliens et Palestiniens à Oslo, à Camp David et la « guerre du Golfe » ne fut ni universalisée en thématique ni militairement poussée jusqu’au bout, les Nations Unies étaient en évidence. L’Histoire était économique, le pays souffla et constata qu’on faisait appel à lui, même sinon surtout pour des questions de voisinage européen : la guerre, les guerres en Yougoslavie.  Surtout, il fut consacré dans tous ses choix stratégiques, financiers et sociaux par la chute du système soviétique, la politique de Ronald Reagan a l’intérieur, modèle de déréglementation, triomphait à l’extérieur du grand rival : la guerre des étoiles, à tous les sens du mot était gagné par l’Oncle Sam. De la même façon que l’Union Soviétique avait trouvé avec la « guerre patriotique » contre Hitler et dans son avancée première pour la conquête de l’espace un nouveau souffle et un regain mondial de crédibilité, l’Amérique pouvait écrire une histoire moderne faite de victoires techniques et idéologiques [1]. N’ayant été défaits qu’au Viet-Nam et ne jugeant plus rétrospectivement cette guerre-là qu’en termes de deuils familiaux sans qu’ait été risquée la « bannière étoilée », les Etats-Unis ont trouvé dans l’événement du 11 Septembre 2001 la voie d’un retour en force de l’esprit de croisade. Les mémoires de guerre de Dwight Eisenhower avaient pour titre croisade en Europe exactement comme Franco prétendit présenter son insurrection du 18 Juillet 1936, des valeurs réduisant à néant des non-valeurs, s’il est possible. Que le manichéisme – « l’axe du mal » - soit dans le discours de Bush junior extactement semblable à celui d’intégristes musulmans (ou chrétiens) ne questionne pas l’Amérique, elle fait « le travail », « le boulot » que le monde attend, elle en a seule la détermination et les moyens, ceux qui la critiquent ou qui rechignent sont au moins des lâches piteux. Ainsi est déplacé du côté américain ce qui constitue l’enjeu et la véritable histoire de notre temps : l’émergence d’une différenciation européenne aux points de vue militaire et politique, et ce faisant les Etats-Unis par élision permettent aux Européens de ne pas davantage considérer explicitement l’enjeu. Une lecture spécifique de l’histoire se fait donc automatiquement des deux côtés de l’Océan Atlantique, aucun choix à faire, des valeurs toutes communes, de divergences que sur les moyens ou les calendriers ou l’habillage juridique. Les relations entre alliés n’ont pas d’histoire mais l’Amérique en a une qui se confond avec une vocation.

La France est sans plus de repères, elle ne sait même ce qu’elle pèse ni ce qu’elle signifie tant pour les siens que pour ses partenaires ; elle a commencé pas ne plus envisager les guerres mondiales du siècle dernier comme des victoires ou des défaites, mais comme des changements d’échelle ; elle ne sait plus si elle a une vocation quoiqu’elle persiste à professer qu’il lui en faut une ; elle ne traite d’autant moins son histoire contemporaine qu’elle la découple de l’entreprise européenne, qu’elle ne la lit qu’en politique intérieure, qu’elle ne sait pas inventer sa dialectique du moment qui serait au dehors l’exception culturelle et au-dedans la reconstitution du lien social et la résistance absolue au communautarisme, qu’elle ne fait pas le rapport entre ses successives inventions de la décentralisation du service public ou de la décision économique ; elle voit se perdre la signification de ses élections nationales, n’envisage plus que les urnes décident des ruptures, puisque la gauche et la droite sont d’accord sur l’entreprise, les privatisations et la mis en œuvre des traités européens, quels que soient les mots sur les trente-cinq heures, les cagnottes budgétaires et les critères de Maastricht. Mais alors où est l’histoire ? et sans histoire, où sont les héros ? et sans héros, quel modèle admirer sinon les acquis de certains en termes de finance ou de notoriété ? cela ne se récite ni ne se raisonne, mais se voit. La France a changé de vêtement. Comme c’est affiché aux colonnes du Palais-Bourbon vis-à-vis de la Seine, elle a nombre de visages, on la sait féminine et on la croit à prendre, alors qu’en allemand, elle se dit au genre neutre et cela sonne masculin. Si elle était plus grande, à sa manière d’antan, elle poserait question au reste du monde, elle n’interroge plus qu’elle-même.

Les Français ont été, pendant quelques décennies, très à l’aise dans une histoire mondiale personnalisante. Au rose des planisphères, face au jaune britannique, la géographie donnait des apparences de jardin privé, en possession légitime. Les autres pays, chacun dans sa portion de continent, étaient d’une autre nature, la France, comme la Grande-Bretagne avait une identité double mais celle-ci ne la faisait pas tourner à la schizophrénie, la résolution se faisait au contraire dans le culte d’une image idéale dont Marianne, à défaut de roi ou d’une Troisième République vraiment aimée, figurait partout en mairie, sur les timbres-postes, sur les pièces de monnaie un profil souvent renouvelé ; elle était la semeuse, la madonne des songes, la fée du vitrail, pour un peu quelque vierge-mère souveraine. La France était une personne, comme peu de pays avaient su faire d’eux mêmes une entité à invoquer et dont il fallait rester digne. La trouvaille fut assez maurrassienne et la Grande Guerre en était l’époque nécessaire : La France se sauve elle-même. Ce paraissait être une façon éternelle de constituer fortement un patriotisme plus éthéré et idéologique que charnel, mais la pétition d’Alsace-Lorraine et la ruralité d’une majorité de la population ancraient les choses dans la terre, d’autant que le premier conflit mondial, côté ouest, se jouait parfois au mètre carré.

Cette personnalisation n’est plus, elle a fait place à une bataille de propriétaire ne cédant pas ce qui se révélait n’avoir été qu’à bail, ce furent les étreintes de la décolonisation avec un Outre-mer que beaucoup ne découvraient qu’au moment où nous devions le quitter, de force, les batailles de sortie des lieux furent plus âpres que celles pour y entrer, mais le débat idéologique sans doute avait été bien plus vif et structurant quand il s’était agi à la Belle Epoque d’entreprendre au Tonkin ou de s’installer au Maroc. L’évocation de la République et de ses valeurs est récente, elle date paradoxalement du moment où se sont perdues, du fait d’une alternance entre une droite et une gauche, toutes parlementaires et sans grande différenciation de gestion, les notions qui avaient pu diviser les Français quant à leur bien commun. Or, c’est de celui, en termes de legs national et de vocation au monde, que de Gaulle avait tâché de faire comme base de notre réappropriation de nous-mêmes après les défaites franco-allemandes et les pertes de nos colonies.

Le passé antérieur apporte des pistes d’avenir. Il y a eu l’après-guerre de 1970-1871, fondateur d’un redressement moral inspiré en certaines manières de ce que faisait ostensiblement le Reich allemand, mais pour l’essentiel très français. On s’en référa surtout à un tempérament national et à des leçons historiques, Michelet n’était pas vieux dans les lectures familiales et l’on fit circuler une histoire et une géographie nationales qui défiaient le résumé sauf à dire que la France, les Français, une position historique et sur la mappemonde étaient un tout indissociable, particulièrement beau et exemplaire, et qui surtout ne se discutaient ni en sources ni en conséquences. Ce fut une volonté de vivre en tant que nous étions, et tels que nous nous sentions. On ne parlait pas de réformes, mais de conquêtes à tous égards, et l’instauration définitive de la République ainsi que la clarification des relations entre celle-ci et les provinces perdues ou à l’égard du spirituel donnaient un contenu très précis et dynamique à la laïcité, à la préparation de notre outil militaire, à notre université et à nos grandes écoles. Polytechnique était encore très militaire de débouchés et d’espérance de carrières. Le service public allait de soi, et le privé acceptait d’investir sous des régimes de concession, la Banque de France convenait avec l’Etat pour des périodes dix à vingt ans de concours et de responsabilités si précisément que le collège de gouvernement et de censure de l’établissement monétaire était d’essence et de philosophie privées. Or, le privé ne se considérait pas comme un secteur, il n’y avait pas en regard un secteur public, le sens du bien général n’avait aucune frontière dans la concertation économique et ce consensus économique préparait les réconciliations sociales et politiques que les tranchées opérèrent naturellement. Le pays, équilibré en profondeur, serein malgré des apparences d’instabilité gouvernementale et de tirs à balles réelles sur des grévistes et des manifestants, était prêt pour l’épreuve qu’il avait entrevue dès sa grande défaite. D’une certaine manière, un redressement de quarante ans au tournant des XIXème et XXème siècles s’était fait sans autorité particulière que le sens des circonstances et des réalités imprégnant presque toutes les classes sociales et l’élite dirigeante. De semblable sans doute que celui qui suivit la guerre de Cent ans et les désastres subis par notre monarchie face à la revendication anglaise.

Ni personnification ni abstraction, mais un vrai labeur à partir de réalités et de contraintes connues de tous, et dont – force de l’idéal – il était entendu que l’on ferait ensemble appel.

La tendance aux communautarisations, les relents et retours d’antisémitisme, l’idéologie n’ayant plus d’expression et de débat qu’aux extrêmes, le sans-gêne du nationalisme corse, les recroquevillements d’une certaine invention du régionalisme sans rapport historique fondé avec ce qui a été vécu ensemble depuis des siècles semblent caractériser notre dissolution actuelle. Parce que nous ressentons vivement celle-ci et et la médiocrité de nos dirigeants, incapables de nous rendre un discernement commun, nous sommes en durable dépression sans qu’on ose nous le dire.

Le sursaut français, sensible dans notre intelligentsia dès le gouvernement de Pierre Mendès France, quand il fut exprimé avec de Gaulle pendant une période assez longue pour qu’elle soit fondatrice, avait donné à la France au XXème siècle une demi-génération d’avance sur les autres nations d’Europe, la dernière à arriver à l’époque de maintenant ayant été la Russie, mais la Grèce, l’Espagne, le Portugal sortant à peu près dans les mêms années 1970 de dictatures plus ou moins durables, plus ou moins répressives et cruelles, nous avaient rejoint dans leur renouveau. L’unité allemande et l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, à quinze ans d’intervalle furent la mûe de nos deux grands partenaires du Vieux Monde ; le remodelage de celui-ci en un ensemble unique et communautaire, inscrit dans l’avenir dès la chute du mur de Berlin et réalisée au 1er Mai 2004, ou à peu près si l’on garde à l’esprit la question turque et le décalage de l’Europe du sud-est périme-t-il les identités nationales. Le débat est vif en paroles, mais est-il réel dans les esprits. Une autre façon de concevoir, toute nouvelle, de nous situer collectivement dans l’époque et sur la planète est-elle possible ?

Il faut d’abord que chacun en ressente le besoin. L’inventaire de ce qui nous divise, et qui pour l’essentiel est d’ordre matériel, n’est pas fait. La logorrhée des réformes, qui n’introduisent aucune grande institution nouvelle, aucune procédure de changement des choses et des esprits, à la seule et timide exception d’une votation parlementaire annuelle pour combler les déficits des régimes sociaux, empêche l’unité de comportement. Chacun, et plus encore chaque profession, est interpellé en termes de culpabilité, de vieillissement illégitime de sa façon d’être et de vivre, les classes sociales ont dépéri et ont perdu leur nom, plus encore leur dialectique de confrontation et de remise à plat périodiques et deux foule s’équilibrent sinon en nombre du moins en une singulière force d’inertie, puisque les choses seraient le fait de l’époque, que leur logique et leur morale échapperaient à tout vouloir. Pointe dans ce magmas la pétition de volonté, de franchise et de clarté qui est celle introduite personnellement par Jacques Chirac dans la phraséologie de son parti à la fondation de celui-ci et qui est devenu censément le langage des gouvernements qu’il inspire, quand il dispose d’une majorité à l’Assemblée Nationale, ce qui en huit ans n’a pas été la plupart du temps.

Lionel Jospin a évoqué les mûtineries de 1917 et leur légitimité. Jacques Chirac les décisions et plus encore les abstentions du gouvernement de Vichy pour les mettre à charge de la France et de la République. On a finalement, pour gagner un jour ouvrable et financer de nouvelles infrastructures pour la partie la plus âgée de notre population, choisi le lundi de Pentecôte plutôt que l’anniversaire de la capitulation allemande, le 8 Mai, et personne n’est encore arrivé à imposer, en jour férié, le 9 Mai, anniversaire du plan Schuman sinon de la fondation des Communautés européennes de l’époque contemporaine.

La France est un Etat-membre, les politiques intérieures qui y sont menées paraissent délibérées hors du champ politique, soit que le gouvernement complaise à une vogue impérieuse parce que mondiale, soit que les directives concoctées à Bruxelles deviennent exécutoires sans délibération ni consentement préalables des Etats-membres.

Le peuple dépressif ne sait plus, ne peut plus lire ce qu’il lui arrive quotidiennement. Les perspectives ne lui paraissent qu’une sucession indéfinie d’adaptations et de contraintes, toutes inopérantes. Le passé lui paraît nul puisqu’il a abouti aux impasses du présent. Rien n’a de visage et les médias, parce qu’audio-visuels mettent sur des plans identiques et à des niveaux analogue dans la hiérarchie des valeurs et des notoriétés les gestes et borborygmes télévisés télévision de certains jeunes couples ou candidats individueles vivant derrière l’écran, en diffusion directe, et les faiseurs de décision ou de réactions collectives. Rien ne ressort.

François Furet publie presque à sa mort dans un grand quotidien du soir ses vues, mais pas ses explications sur Le déclin français, et c’est à ce propos que je suis reçu par Valéry Giscard d’Estaing que j’avais longtemps dans les colonnes de ce même journal. L’homme d’Etat est vulnérable au possible à l’évocation des amis qu’il n’a jamais eus, ou de ceux qu’il cultiva en très petit nombre – trois, selon lui -  mais qu’il a perdus successivement, pour diverses raisons, qui ne sont pas seulement leur décès. Il a toujours voulu écrire l’histoire, n’y arrive qu’en quelques pages de deux volumes de mémoires qui attendent, le troisième annoncé depuis longtemps et s’est posé en modèle français de cette Nouvelle frontière qu’avait indiquée et incarnée John Kennedy, dont il a à peu près l’âge quand il arrive comme lui au pouvoir suprême. Il est alors plus gaullien qu’on ne le ressentit à l’époque en croyant que sa seule présence sur la dunette changera les esprits, infléchira les circonstances en sorte que toutes deviendront bienveillantes, et modifiera beaucoup de choses. Le mal français paraît peu après sa propre proposition de Démocratie française et Alain Peyrefitte redevient ministre, on glose beaucoup – Fernand Braudel publie, après tant de choses décisives et ensemençantes sur la Méditerrannée, sur l’histoire en tant que discipline et sur le capitalisme en tant qu’époque, des volumes sur L’identité de la France. Jamais, on n’a essayé autant de se discerner soi-même, mais la dialectique ne répond pas sur commande, elle n’est qu’à terme celle d’une modernisation telle de la France qu’elle en perdrait ses sigles et ses habitudes de trois quarts de siècle, le dirigisme et le nationalisme, elle est électoralement la victoire d’une majorité de gauche, populiste et peu subtile sauf en la personne de celui qui l’a constitué au propre et par génie personnel. François Mitterrand peut incarner l’histoire, Valéry Giscard d’Estaing redevient rétrospectivement ce qu’il fut sous de Gaulle puis contre lui, une ambition, ce qui n’a pas de portée durable dans les esprits. La scène européenne devient son discernement tardif, mais vif et le pays sans pressentir que là est le vrai débat, retrouve ce duel singulier et de déjà plus que trente ans entre deux politiques fort jeunes en 1974 et vite émules, une connaissance pratique de la carte et de la sociologie électorales françaises faisant le fort de l’un, le don individuel de l’expression et de la mise en scène de l’autre. Les deux rôles sont nécessaires pour que la France se trouve une place et une définition ; naturellement, il faut qu’en personne ou en thème, ce soit le second qui l’emporte, à défaut de quoi Clochemerle et les chroniques municipales seront notre histoire moderne.

Reste l’anomalie de Jacques Chirac relativement à son modèle des Républiques d’antan et au « bon docteur Queuille », son prédécesseur en Corrèze ; il est le seul président de la Cinquième République, après de Gaulle, a décider pratiquement seul et à peu près contre tous, et d’abord contre son propre camp : la suppression du service national en 1995-1996, la baisse des impôts poursuivie malgré la croissance des déficits publics en 2002-2004, la contestation de la politique américaine au regard de la question d’Irak. Il avait d’ailleurs fait de même, vis-à-vis des siens, à propos de l’initiative stratégique de Ronald Reagan en soutenant les Etats-Unis, ce que ceux-ci oublient mais lui-même n’était que Premier Ministre d’un François Mitterand d’avis contraire, et à propos du oui au référendum sur Maastricht organisé par ce dernier. Il semble que parfois, sans prévenir, la France habite l’esprit d’un gouvernant, mais comme ce n’est plus ni l’habitude ni la prévision, l’impact est discutable et l’attitude souvent réversible.


[1] - les histoires parallèles qu’écrivirent dans les années 1960 André Maurois pour celle des Etats-Unis et Louis Aragon pour celle de l’Union Soviétique

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