IX
Nous ne connaissons pas
l’étranger, mais l’étranger nous connaît, d’abord de réputation ancienne, puis
selon le rapport qu’il établit entre des constatations plus récentes ou
davantage vécues et cette réputation. Le rapport est d’autant plus médiocre,
qu’en revanche nous ne connaissons pas l’étranger tout en étant convaincu et de
le connaître, et de lui être généralement supérieur. A titre national, voire
ethnique, même si nous nous savons de sang et d’histoire très mêlés, et à itre
individuel. Un peu à la manière des Grecs – selon ce qu’ils disent d’eux-mêmes
– qui se sachant de six à dix fois moins nombreux que les Turcs, les
équilibrent cependant car individuellement ils en valent chacun six ou dix…
Lors du dernier G 8
transformé en parloir mondial, où le président régnant des Etats-Unis ne fit
que passer, ce qui a périmé pour longtemps cette institution de fait, sans
qu’il soit discernable que c’est ou non dommage, l’Amérique proposa d’affecter
un milliard de dollars à la lutte contre le SIDA, à la condition résolutoire
que « le reste du monde donnât deux fois plus ». C’est à peu près la
donnée du problème planétaire actuellement : le reste du monde pour
infléchir de force et d’intimidation une puissance hégémonique, convaincue de
sa supériorité non seulement matérielle, mais morale, exacte caractéristique
d’une métropole coloniale vis-à-vis des sujets qu’elle s’octroie, doit peser
deux fois plus que les Etats-Unis, on est loin et d’une telle coalition et
d’une telle pesée.
Demeurer plusieurs années
dans un pays étranger, y vivre et y travailler, y contracter des liaisons
amoureuses fait pénétrer naturellement et par osmose le peuple où l’on s’insère
ainsi. Le propre des ambassades devrait bien être cette pratique dans la langue
et la mentalité du pays accréditant, d’un pays autre dont on ne se fait
nullement l’avocat mais l’interprète. Or le travers français, soit de l’homme
dit d’affaires en correspondance dite géographique avec une filiale ou avec un
client permanent, soit du fonctionnaire de passage ou durablement affecté, est
de se considérer supérieur, de ne regarder les institutions publiques ou
économiques que par comparaison à cela seul qu’il connaît, celles de chez lui.
La plupart des autres nationalités, outre qu’elles ont le don des langues que
nous n’avons généralement guère, ont un esprit de curiosité et de sympathie, en
tout cas d’observation. Le Français parle beaucoup et écoute peu, qu’il soit
ministre en visite ou candidat à un important marché ; il se vante, il ne
se connaît juge que ses suzerains à Paris et non le donneur d’ordres local ou
le partenaire à convaincre. Briller ne séduit pas, mais gêne celui qu’on met
ainsi en situation de cligner des yeux. Bien entendu, quand la France est en
défaut, nous ne sommes pas ratés.
Rien de plus pitoyable
que la correspondance de notre Ambassade à Vienne à l’instant où commencent les
hostilités entre l’Allemagne confédérée autour de la Prusse et la France de
Napoléon III. Nous sommes convaincus que l’Autriche comprendra son intérêt de
faire diversion et de nous soutenir militairement. Or, nous l’avons dépouillée
de ses possessions italiennes en 1859 et n’avons pas bougé lors de son duel de
1866 avec Moltke et Bismarck. On larmoie sur nos premières défaites et l’on
feint l’étonnement, il n’est pas concevable que les armées du neveu n’aient pas
la capacité de celles de l’oncle, et pourtant… Nos réputations de champion nous
desservent, l’équipe française de ballon rond épuisée de publicité et de
démonstration en chacun de ses membres, le parti tiré du visage ou de la
silhouette de certains des joueurs jusqu’à l’extrême usure de l’attention des
consommateurs en hyper-marchés et grandes surfaces…
Avoir honoré notre parole
à Varsovie en Septembre 1939 ne peut faire oublier que nous avons, en Septembre
1938, bassement et lâchement fait desserrer de force à la Tchécoslovaquie
l’étreinte juridique dans laquelle elle aurait pu nous tenir. C’est vivant pour
au moins un siècle, nous l’avons lu dans le Times
de Février.
En Autriche, on continue
de nous appeler – mais avec commisération – « la grande nation ».
Lors des négociations du traité de Nice sur les futures clés de vote dans
l’Union européenne élargie, et où nous montrâmes les limites de notre
savoir-faire et de notre savoir-vivre, nous passâmes pour arrogants, ce fut
textuellement dit par nos partenaires, petits ou considérables.
Pour durer dans un pays,
il faut l’aimer, et pour aimer il faut avoir soif de connaissance réelle,
vivante et d’intimité. Cela suppose de sortir de ses normes, de lire dans la
langue ou en traduction le maximum de romans et de poésie, de parcourir chaque
jour les journaux, de se laisser prendre sans aussitôt analyser par une
ambiance. Il en ressort une double appartenance qui rend l’histoire, même
conflictuelle un temps avec nous, vraiment commune, un sujet ensemble de
fierté.
Le vrai manuel à rendre
obligatoire et de contenu analogue et concerté entre tous les écoliers des
Etats-membres de l’Union européenne établirait les points, les faits, les
arguments d’un commun orgueil d’une histoire bimillénaire où chacun a été grand
tour à tour, où beaucoup ont dominé et envahi les autres avant de s’effondrer
tar ou tôt. Cette lecture assez semblable à la chronique d’un famille où
rétrospectivement les conflits notariés et les incestes, divorces,
dépossessions ou autres péchés intimes font finalement de l’histoire vivante et
colorée, manque encore de support. De Gaulle en donnait assez l’exemple à
propos de l’Allemagne dont il loua le génie militaire et le courage en tant que
peuple, dans chacun de ses ouvrages d’avant-guerre et explicitement devant un
entourage soviétique officiel et attentif, quand on lui raconta in situ la bataille de Stalingrad :
quel grand peuple ! Les Soviétiques ? Non, les Allemands. Une
histoire qui n’éluderait ni les défaites ni les exactions, mais en dirait assez
sur chacun, la vérité simple, pour que l’admiration mutuelle se fasse. L’avenir
doit se fonder sur du passé, et cinquante ans de construction économique et
institutionnelle ne peuvent avoir la charge émotionnelle d’un récit de combat
où tour à tour le lecteur deviendrait contemporain de l’un puis de l’autre des
protagonistes et admirerait et déplorerait également les fautes et les succès.
Ce n’est pas d’une guerre civile qu’il faut nous soucier, la comparaison n’est
qu’actuelle et ne rend pas compte de ce qui est la richesse contemporaine de
notre cher Vieux Monde, c’est de la somme de sang, d’amour pour la patrie qui
ont été prodigués, sans doute les uns contre les autres, mais dans l’idéal et
souvent la grandeur. Vinci, Michel-Ange, Goethe, Rousseau, Rubens, Turner,
Münch et Picasso et tant d’autres peuvent vraiment appartenir à tous les
Européens. Parce que l’histoire est batailles, conflits, malentendus et parfois
géniale avancée, mais pas forcément sentie immédiatement, on perd une
communauté nationale comme la française en n’enseignant plus les événements.
La part, numériquement et
culturellement en passe d’être décisive, des Français d’origine immigrée à une
ou deux générations seulement, réclame d’ailleurs une histoire événementielle
de la décolonisation et des guerres qui firent celles-ci, une histoire
soigneuse et détaillée, car le plus souvent c’est le dossier bâclé qui fait le
jugement unilatéral et sommaire.
Chaque pays, chaque
peuple a une manière propre de réciter, de se raconter son histoire, avec ses
mots et ses images, sa vibration à soi. L’image qu’on a de soi-même commande la
relation à autrui et au monde. Il y a des histoires complexées soit par un
sentiment vivace d’avoir été abandonné, ainsi les Grecs vis-à-vis de l’Europe
occidentale pendant la période ottomane, soit par une claire conscience de soi
dont il est ressenti qu’elle n’est pas perçue par l’interlocuteur, ainsi les
Brésiliens à l’immense et si riche territoire mais que l’endogamie et la
conquête de l’indépendance économique privent encore d’un rôle mondial, rôle
perçu mais qu’on ne veut pas encore jouer. Il y a des pays petits par la
population et la superficie mais qui ont un rayonnement universel et le savent,
soit qu’ils aient beaucoup conquis et se soient beaucoup assimilé à d’autres,
les Portugais, soit qu’ils aient un prestige millénariste, les Grecs encore
forts de l’ancienne Grèce. Saluer ces consciences que l’autre a de lui-même ne
suffit pas, il faut les pénétrer, ce que nous savons rarement entreprendre. Nos
colonies expatriées sont d’ailleurs faiblement propagandistes et de la France
sur place, et de leur pays d’adoption en France, l’argumentaire est
matérialiste, climat, rémunérations, mariage local mais la synthèse est
toujours relative, les autres ont à se mettre à niveau, les Français non.
Le Français dépend a
contrario de son épouse et positivement de son employeur. Il regarde l’étranger
peu en couple, alors que l’étranger est souvent bien plus attaché à sa famille
que nous ne le sommes et le manifestons. Arrivé seul, vivant en individualiste,
il ne convie pas sa femme au regard commun. Le Français à l’étranger, diplomate
ou dirigeant de filiale, a souvent une seconde vie conjugale, entreprise à la
moitié de son parcours professionnel. Qu’il se marie sur place, il n’est pas
toujours identifié à l’un ou à l’autre des deux pays. Il s’exporte peu et s’il
part, il ne revient guère. Il y avait l’attrait de l’aventure, il y a la
considération de l’argent et de l’emploi. A l’étranger, le Français se sent
supérieur soit vis-à-vis des autochtones, soit vis-à-vis de ses compatriotes
qui n’ont pas osé s’expatrier ; il explique donc difficilement ce que
pourtant il connaît assez, chacun des deux pays à l’autre.
La France métropolitaine
n’a pas le même rapport avec les Français de l’étranger que la plupart des autres
peuples avec ses émigrés. Elle est sans doute le rare pays à n’avoir pas
vraiment aux Etats-Unis un groupe de pression qui lui soit natif, et le Québec
voisin parle sans doute le français et y
tient, mais se veut plus encore américain de savoir- faire et d’environnement.
Les Canadiens Français n’ont pas péri d’avoir été coupés de la mère-patrie, ils
pensent qu’ils auraient beaucoup à perdre à se couper des Etats-Unis.
Nous peinons à comprendre
que la souveraineté nationale québécoise ne sorte toujours pas des urnes
référendaires périodiques, mais qu’avons-nous fait de notre côté, non pas pour
intervenir politiquement ou écrire une histoire à la place de ceux qui ont à la
faire, mais pour rapprocher les deux rives de l’Atlantique ? Une nationalité
commune par exemple, une instance parlementaire ensemble. Les mesures de fusion
nous font toujours reculer. Ainsi le fait majeur, face à la langue hégémonique,
que constituerait en France et en Allemagne que la langue de l’autre pays soit
obligatoire première langue étrangère dans chacun des deux, n’a toujours pas
été envisagé. L’évidente osmose mentale et démographique entre nos trois
anciennes possessions maghrébines et la France n’a toujours pas donné une
imagination de ce qui pourrait structurellement se vivre en commun, nonobstant
le complexe partenariat euro-méditerranéen. Ce dernier impose des réformes
économiques, sur le modèle de celles imposées aux pays d’Europe centrale et
orientale, mais élude la libre circulation des hommes et ne sait comment aviver
la conscience démocratique sur la rive qui nous fait face. Nous y sommes
populaires, le Président de notre République y fait l’unanimité mais les droits
de l’homme et la sécurité individuelle en sont-ils davantage gratifiés ?
Dans chacun des pays où
professionnellement j’ai séjourné, plusieurs années d’affilée, la chance a
voulu que j’ai un mentor et que ma curiosité pour les mœurs politiques
et l’histoire mentalement constructive d’une nationalité ait son guide. Cela
suppose que celui qui s’y prête fasse courir à son pays le risque de le réduire
ou de ne le présenter que selon un prisme personnel. On n’évacue ce risque que
par la confiance réciproque, l’information est située et paramétrée, elle n’est
pas absolue, elle est introductive, elle est la première main tendue que l’on
saisît, il ne faut pas qu’il y en ait trop et la comparaison n’est pas à faire
entre plusieurs confidents, mais entre ce que l’on entend et comprend, et ce
qui se voit et se constate une fois la piste ouverte. Le témoin appelle la vérification
de son témoignage et en donne le chemin.
Les monuments et les
paysages sont les premières étapes, le climat aussi. A Brasilia, sous le
tropique, les jours et les nuits sont toute l’année de durée égale en sorte que
la seule variation est la pluie d’hiver, plusieurs mois durant et à heure fixe.
La ville censément établie selon une vision qu’eut Dom Bosco qui ne quitta
pourtant jamais son Italie centrale, a la forme d’une colombe de la paix, celle
popularisée par Picasso et que reproduit un ensemble de lacs artificiels. Ce
qui est dessiné au sol est une fascinante distribution du trafic en sorte que
rien ne se croise et que tout est desservi. Niemeyer et Le Corbusier ont créé
les bâtiments. Vingt-cinq ans après Kubitschek, la ville ne vieillissait pas
mal sans doute grâce au climat relativement tempéré. Une végétation qui porte à
la poésie et une langue très chantée qui pousse à l’exaltation mélodramatique,
théâtrale. J’y fus quand les militaires rendaient le pouvoir aux civils, mais
le candidat agréé par tous et élu au scrutin parlementaire se trouva à
l’avant-veille de sa prise de fonctions en début de septicémie intestinale et
n’en sortit pas. Le pays vêcut l’envers de ses dictatures militaires en
protestant de son amour pour le mourant et passa d’un suspense présidentiel à
une réforme monétaire aussi spectaculaire. Qu’on soit à Manaus devant la
réplique de l’opéra de Münich ou devant les chutes de Foz de Iguaçu, le
grandiose est tel qu’il semble de carton-pâte tandis que la perfection formelle
des silhouettes féminines sur les plages cariocas dispense de tout rêve, tout
est là, se voit et même se touche, mais rien ne se donne parce que tout est
tellement intense que quelque chose s’annule toujours, le criard des couleurs
peut faire symphonie, la douceur des peaux a la consistance d’une tendresse erga omnes, la qualité des principaux
fonctionnaires fédéraux ne le cède en rien à nos anciens élèves de grandes
écoles, mais ce qui bute, c’est une sorte d’élan qui n’est pas pris et tout se
perd dans le pathétique comme le second règne de Getulio Vargas, qui
impressionna si fort et dont l’Amérique eut raison. C’est sur place qu’on
perçoit qu’il n’était pas dictateur.
Et c’est en Grèce
seulement qu’on comprend que la France y est moins présente et moins prisée que
l’Allemagne chez qui une part de la population laborieuse émigre. Comme au
Portugal dont l’osmose avec la France tient très concrètement au nombre de ses
immigrants chez nous, il y a sur la route du retour au pays les constructions
de ceux qui ne sont partis que pour revenir, et avoir eu les moyens de bâtir,
Grèce du nord et Portugal septentrional. Et ce n’est qu’en vivant en Autriche
que l’on peut comprendre la différenciation de celle-ci, si résiduel que soit
le pays dans ses actuelles frontières, avec la grande Allemagne. Affaire
davantage de détails que de vision d’ensemeble, l’osmose économique, la
dépendance commerciale, l’arrimage financier sont intimes certes, mais le
regard sur le monde et sur soi totalement différente, le pays est trop exigu
pour être endogamique et a trop souffert d’un profond malentendu sur son
identité pour ne pas avoir sur la plupart des grandes causes contemporaines un
jugement indépendant de son entourage et même de ses intérêts. L’Autriche,
quelle soit celle de François-Joseph, toujours pas oublié, ou du chancelier
Bruno Kreisky, juif antisioniste et faiseur internationalement de Yasser
Arafat, étonne par des capillarités ou des pénétrations inattendues, elle est
le seul assemblage qui ait concurrencé l’empire ottoman et lui ait en partie
succédé en Europe orientale et méridionale, elle ne vit pas de quelques-unes
seulement de ses entreprises ou de ses nostalgies, elle exerce le charme de la
Grèce des îles, comme celle-ci, elle retient et les femmes de ces deux paysages
d’histoire et d’affectivité séduisent par leur intelligence et le talent
divinatoire qu’elles ont pour comprendre l’homme à garder de lui-même.
La géographie est
histoire et amour.
Comment une population
tire parti d’un pays et a l’âme transformée du fait qu’elle vit dans un
paysage ? A redescendre du nord au sud d’Oust Kamenogorsk vers Almaty en
laissant à l’ouest le lac Balkach, on longe sur des centaines de kilomètres, ce
qui n’est plus seulement l’Altaï mais la frontière chinoise, les populations de
part et d’autres peuvent être ouïgours et il a été dit que le puissant voisin
orientale du Kazakhstan paye des mariages de complaisance. La montagne est
molle mais haute, l’air est humide et l’on avance en permanence sous un
arc-en-ciel. Ailleurs, si l’on arrive dans Aralsk à la tombée du jour, on est
pris dans un vent de sable et de sel, la mer a perdu les trois quarts de sa
profondeur et la moitié de sa superficie, les bateaux sont sur cale à plus de
cent kilomètres du port, un peu comme certains coquillages au retrait des eaux
parviennent à se déplacer vers le frais. Hiver glacé ou été caniculaire, la
route des steppes, trois ou quatre pour croiser à travers tout un pays si vaste
qu’à en faire tourner le dessin sur une carte selon une charnière que constituerait
la mer Caspienne, on arriverait en Suisse, et cette route est coupée par des
ondulations à perte de vue de troupeaux de moutons la traversant ou à peine en
nombre moindre de chevaux semi-sauvages. De curieuses formations buissonnantes,
sans racines apparemment, roulent comme des balles selon le vent et vont d’un
bord à l’autre, des mers aux montagnes, et retour. C’est le peuple des chamans,
de la religion la plus naturelle qui soit, celle que dicte l’immensité et
celle-ci tape sur et dans les têtes, qu’on soit arrivant de quelques semaines
ou millénairement natif.
Dans chacun de ces pays
érigés en Etat plutôt récent dans leur forme actuelle, et donnant donc prise à
une certaine analogie avec les vieux Etats d’Europe occidentale, j’ai vu passer
des Français expliquant à leurs hôtes leur supériorité ou au contraire les
flattant si grossièrement et puérilement que j’en avais honte. Reçus à Paris,
demandant à ce que leurs habitudes nationales ne soient pas dédaignées autant
que leur curiosité de ce que leur ouverture à nous pourrait leur apporter en
fait d’émancipation de leur histoire ou de leur géographie trop enclavantes,
ils ne l’étaient couramment qu’à un niveau très inférieur au leur. De là cette
crainte – métaphysique ? – que si la France avait été ou devait un jour
avoir la position hégémonique des Etats-Unis, elle serait sans doute pire
qu’eux, ausistôt rapace et dictatoriale avec constance. Napoléon avait l’excuse
et le ressort de la Révolution, il bouleversait les féodalités selon la
propagande et l’intuition de celle-ci, quel est le ressort aujourd’hui de la
France à la langue convenue ? Qu’a-t-elle lancé d’elle-même et la toute
première comme nouveaux mots d’ordre et en a-t-elle maintenus après de
Gaulle ?
Il y a pis dans les
moments où la France encore peu connue de ses nouveaux partenaires peut
constituer une alternative aux hégémonies, la russe pour les anciennes
Républiques soviétiques d’Asie centrale, l’américaine pour presque tout le
monde, une France par elle-même et qui semble exemplairement introductrice
d’Europe là, précisément, ou un autre Etat-membre de l’Union s’y prendrait
peut-être moins bien ou de manière suspecte. Parvenir à ce que le Président de
la République française se prête au jeu suggéré par son ambassadeur sur place,
que l’on donne ainsi à notre vis-à-vis la carte qui lui manquait vis-à-vis de
Moscou ou de Washington, qu’il s’agisse d’ailleurs de produits stratégiques
dont ni la France ni l’Europe n’ont la production et qu’ils n’achètent qu’au
prix fort aux Américains, et voir la chose s’écrouler parce que les
« services » seront in extrêmis parvenus à circonvenir François
Mitterrand, alors la timidité de celui-ci, pourtant explicitement convaincu des
corporatismes dans notre Etat et de la séduction qu’exerce sur ceux-ci les
situations acquises et les suzerainetés extérieures à toujours ménager.
A Bruxelles, on est entre
Européens, certes, mais entre étrangers aussi s’il s’agit des instances où se
rencontrent et décident les Etats. J’ai été converti à l’Europe, il n’y a pas
beaucoup d’années quand j’ai constaté que la France ne voulait plus les moyens
ni les tactiques de son indépendance propre et que c’était irrémédiable tant
nos élites dans la vieille administration et dans la jeune classe sont
acquises, non à l’idéal européen, mais à l’hégémonie dogmatique et matérielle
des Etats Unis, et quand j’ai rencontré dans les services permanents de la
Commission ce mélange dont personne ne pouvait prévoir la capacité d’amalgame
mental. Ayant à rédiger, lire et parler en plusieurs langues, même si l’anglais
est le commun truchement, mais surtout venant d’expériences administratives et
économiques nationales, souvent très différentes, voire opposées, ces jeunes et
moins jeunes titulaires de la fonction publique européenne ont une intelligence
commune des questions, faite d’un parti tiré de ce qu’ils savent et d’une
espérance d’un meilleur tracé futur. Les matrices nationales n’enfantent plus
l’indépendance ni la cohésion, la matrice européenne fait chaque jour pousser
davantage l’embryon d’une totale différenciation de l’Europe vis-à-vis de
l’Amérique, et par un premier trait qui est la tolérance au point de vue et à
la présentation d’autrui. L’épouse d’un ambassadeur de France reprenait ses
commensaux étrangers sur leur grammaire française, en suite de quoi ses hôtes
évidemment parlèrent entre eux en anglais ou selon leur langue maternelle.
L’épouse d’un ambassadeur de Belgique criait presque à la cantonade que le
collègue autrichien était lourd, puisqu’il était autrichien… A l’angle le plus
proche des immeubles de la Commission, dans le parc dit du Cinquantenaire à
Bruxelles, il y a une mosquée. J’y ai conduit sur sa demande un ami
arabo-africain soucieux de se recueillir après une journée de démarches dans
les services pour obtenir que soient contrôlés selon les dispositifs prévues
par les traités eurafricains les prochaines élections présidentielles dans son
pays : les fonctionnaires étaient informés, le représentant de la
Commission était sur place excellent et disponible, ce qui manquait c’était le
vouloir des Etats, et tout autant celui des commissaires, qui ont eu l’aplomb
(ou l’imprudence) d’écrire leur attentisme, et donc leur pari sur le maintien
d’une dictature locale. De garante de l’Europe qu’elle parut être longtemps, la
Commission semble depuis une décennie au moins en retard sur toutes les autres
institutions, elle n’aura inspiré aucun des nouveaux traités alors que les
initiaux la plaçaient en gardienne de la flamme et de l’implicite constitution.
Les politiques manquent qu’ils s’appellent les Etats ou les commissaires.
Imagine-t-on une mosquée à la porte Dauphine, au seuil du Bois de
Boulogne ? Imagine-t-on aussi un monument au souvenir des Juifs morts en
camp d’extermination qu’on inaugurerait en 1988, pleine « cohabitation »,
et qu’on édifierait par exemple au lieu de l’actuelle statue de Jeanne d’Arc
place des Pyramides ? C’est ce qui fut fait devant l’Albertina, presque à
l’entrée du Graben à Vienne, tandis qu’on jouait au Burgtheater une fascinante
pièce de Thomas Bernhardt sur 1938, ces deux Autrichiens sur un banc viennois
et ce semble en noir et blanc.
Frédéric II et Napoléon
passionnent également, Bismarck et Richelieu s’apparentent, et il y a des
victoires ou des défaites allemandes qui font penser aux nôtres, et
inversement. Ces étreintes de plusieurs siècles entre Turcs, Polonais,
Autrichiens et Russes sont une intense histoire autant locale qu’universelle
tandis que la Hanse, les Függer, les Flandres, les Etats gênois ou vénitien,
les conquêtes et reconquêtes musulmanes puis catholiques en péninsule ibérique
semblent d’un même tenant. Tout près, n’y a-t-il pas eu du solaire et de
l’enthousiaste dans la construction dite internationaliste, dans les temps et
les espaces soviétiques : le nier, c’est se priver du droit d’enquêter sur
les horribles procès et confessions ou autres aveux spontanés. Les plaidoiries
coupables en territoire communiste, le maccarthysme encore moins excusable s’il
s’empare du pays qui s’était voulu rempart des libertés individuelles sont les
répliques de l’ingéniosité nazie pour faire s’interroger à la folie ou jusqu’à
l’ultime résignation Mais j’ai été empoigné par ces minute men et par ces maisons de bois gris en Nouvelle-Angleterre,
j’ai été ému par ces cimetières en pleine terre au milieu de grandes villes où
des ardoises dressées font office sobre et adéquat de nos pierres tombales, si
souvent caricaturales dans leurs inscrptions bonasses. La communion européenne,
la fierté de nos multiples histoires nationales et régionales comme autant de
contes dans un très gros et vieux livres, avec beaucoup d’illustrations gravées
comme au XIXème siècle, sont l’école d’une tolérance mondiale et d’une prise en
main ensemble de la culture planétaire, à laquelle il faudra bien s’atteler un
jour à tous les égards et d’abord vis-à-vis de la nature et de nos frères
animaux.
Ne rien exclure et
choisir tout. Si ce n’est pas tout, alors qui ?
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