jeudi 22 août 2013

2003 - depuis soixante ans - I - avant d'en écrire la suite ... 2013 depuis soixante-dix ans


Je donne ci-après ce que j'ai écrit il y a dix ans - et que je compte prolonger de dix ans dans les semaines qui viennent - la vie et le passé regardés alors de mes soixante ans accomplis ... et dans les semaines à venir, de mes soixante-dix ans accomplis










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depuis soixante ans













Propre à tout pour les autres, bon à rien pour moi : me voilà.

Chateaubriand [1]





Le génie, c'est de créer un univers à partir de ses limites.

Yann Moix à Marcel Gotlib [2]



De hautes pierres dans le vent occuperaient encore mon silence. Les migrations d’oiseaux s’en sont allées par le travers du Siècle, tirant à d’autres cycles leurs grands trianges disloqués. Et c’est milliers de verstes à leur guise, dans leur dérivation du ciel en fuite comme une fonte de banquises.

Saint John Perse [3]





Je suis sorti du port
Par un étroit passage
Et je rentre à la mort
Démuni de bagages

Pierre Reverdy [4]










I









Des croissants de lune, très au-dessus de l'eau, toile carénée et aux couleurs sobres, à la surface juste des vagues, paraissant dans les contre-jours des insectes, une des formes les plus récentes du ski nautique à la voile. Toutes les glisses à roulettes, sur neige ou sur glace, en accompagnement des déferlements de la mer, les chars à voiles, cette série d'inventions plus frappantes que d'autres de plus grande importance technique ou médicale  parce que leur application pratique est aussitôt répandue, me paraît la plus significative du progrès humain. Des générations très antérieures à la nôtre auraient pu mettre au point la planche à voile, le parapente mais n'en ont rien pressenti. C'est sans doute, l'invention du vélocipède qui marque un début, à peu près au même moment que la marmite de Denis Papin fait dessiner des moteurs ; dans un cas, ce sera disposer de forces de plus en plus grandes, au lieu des limites vite atteintes quand la traction n'était qu'animale, mais dans l'autre c'est avoir compris l'élément le plus ductile du monde matériel, les mouvements de l'atmosphère et ceux des eaux, l'aérodynamique. Une connaissance des portances, des métaux ultra-légers ont été les préalables de réalisations rétrospectivement archi-simples, qu'on concevait assez mais qu'on ne savait pas réaliser, on en restait au cerf-volant ou aux glissades des gamins de village, patins à glace ou raquettes depuis des siècles, mais pas de ski ni de patins à roulettes. L'informatique a commencé d'être appliquée au calcul, mais c'est par le traitement de texte qu'elle s'est universalisée, à quoi la connectique a ajouté un facteur exponentiel. Héritier de rien ni personne, ni des évolutions de l'imprimerie depuis Gutenberg, ni de la machine à calculer depuis Pascal, mais tributaire du clavier à dactylographier - comme presque tout l'est de la roue, de la vis et de l'hélice, trois sœurs d'évidence.

A l'inverse, une demi-lune, très blanche sur fond de ciel crépusculaire où se croisent deux avions de ligne, faisant chacun leur traînée, mais voici que le couchant colore de rose flamand cette croisée, et c'est un paysage pour quelques secondes devenu extraordinaire, parce que s'y marient un sous-produit de la technique et l'immémorial répété de la cosmologie quotidienne. Vivre, c’est apprendre à mourir. Apprendre n’est pas accepter, c’est comprendre.

Il n’est de leçon que de vie. Le christianisme n’a rien à apprendre sur la mort contrairement aux différents scientismes et aux techniques d’un certain Orient, de l’Egypte pharaonique au Tibet et à l’Inde. Le christianisme est tout pratique, il enseigne comment « acquérir » la vie éternelle, le verbe « acquérir » - ici employé - étant probablement impropre.  




Vivre, c’est recommencer. Nous avons un ancêtre dès nos débuts, des ancêtres masculin et féminin, ce qui explique bien bonnement que les deux sexes soient présents dans chacun, et à peine sommes-nous au monde qu’il y a un précédent à continuer, ou un point au-delà duquel nous sommes allés à l’impasse. Pas de pire culpabilité que la rétrospective, le tourment d’une conditionnel passé. Le futur antérieur est le mode et le temps du rêve éveillé.

Je me vois vieillir, mais je ne me sens pas vieux, tant est proche et semblable l'image intérieure que j'avais de moi, et bien plus encore de la vie, à cinq ou à quinze ans. Quelle était cette image, celle encore d'aujourd'hui ? Je ne conçois pas l'injustice ou le malheur, j'en ai pourtant fait l'expérience mais sans jamais les accepter comme étant de l'ordre établi.

L’argent n’a pas d’odeur, la vieillesse, si. Mon arrière-grand-mère, née au Mexique mais avant l’expédition malheureuse : jeune femme, on fait toilette pour plaire, et vieille dame pour ne pas déplaire. Dans les pays pauvres, la banque centrale elle-même est démunie au point de ne pouvoir remplacer assez vite les billets trop usagés ; l’argent y a donc une odeur.

Toute l’éducation que j’ai reçue consistait à se défier de soi et à croire au monde et à la société. L’orgueil était un défaut, la foi une qualité, l’espérance inutile puisque tout était donné et certain.

Les événements se souviennent de nous, ils le rappellent parfois, non tant qu’ils se répètent et qu’il y ait « tirer des leçons de l’Histoire », mais parce que longtemps les ondes d’un choc, les conséquences d’une abstention ou d’une erreur, d’une lâcheté collective ou individualisables se propagent, polluent un avenir dont on n’avait garde tant l’immédiat avait été redouté et qu’on ne l’avait traité que pour s’en débarrasser.

Dans la vie des sociétés et des peuples, l’absence de décision, le coche qu’on laisse passer, la bataille qu’on perd parce qu’elle n’est pas livrée pèse toujours davantage et plus durablement que le fait d’éclat ou l’insigne courage. On annulle plus aisément ce qui fut habile ou chanceux, que l’erreur ou le désastre. Mais chaque génération, si elle porte la responsabilité d’avoir fait en son temps l’Histoire et prédéterminé ainsi pour une grande part son avenir et celui de celles qui la suivront, a aussi la chance constamment renouvelée d’infléchir le cours des choses, des événements, de tirer parti des énergies et de l’imagination qu’elle a en propre, et par conséquent a l’occasion, le plus souvent à plusieurs reprises dans la durée de vie d’un homme, de reprendre les choses en termes contemporains qui avaient été naguère manqués dramatiquement ou du fait d’un constant aveuglement.

Je crois que nous en sommes là, et que ce tournant dans la marche d’une civilisation et des sociétés est celui de la France autant que de la planète humaine, ou de ce cher et capiteux Vieux Monde.

Avoir soixante ans – Bertrand Fessard de Foucault, 60, être 60 ans selon les présentations anglo-américaines - coincide pour moi, selon ce que je vis physiologiquement, affectivement et intellectuellement, spirituellement aussi, avec une sensation de liberté, qui m’est très nouvelle et que n’explique aucune des circonstances de ma vie ces années-ci. Je subis des dépouillements de toutes sortes, mes projets de tous ordres sont empêchés et contrariés, mes investissements sont menacés, je ne parviens pas à reconstituer des relationnements qu’aux moments de ma jeunesse ou de bonnes positions en cour des princes longtemps au pouvoir de nos apparences, j’avais, sans les préméditer ni les solliciter, cumulés mais peu actionnés. Cependant ou à cause de tout cela, de cette nudité par absence de toute prise sur mon environnement et sur mon avenir personnels, je puis – pour la première fois de cette partie de l’existence humaine, qu’est la vie physique terrestre – regarder sans la frustration de ne participer en rien ni à la comédie ni aux décisions, ce qu’il se passe. De même, je puis admirer la silhouette ou le port d’une jeune fille sans désirer celle-ci, ou contempler une œuvre d’art sans m’astreindre à la photographier ou regretter de ne pouvoir le voir : l’esprit de prédation m’a quitté, la perspective d’une carrière à ménager pour sa belle issue m’est absente. Je regarde et je sais qu’avoir été, qu’avoir possédé vaut autant qu’être demeuré en toutes ses possessions ; j’avais naguère l’âme incertaine d’elle-même qu’enveloppait un corps plus appétissant pour autrui qu’aujourd’hui ; j’ai maintenant perdu ces espérances qui pouvaient m’être prêtées naguère, et qui contraignaient les envieux et autrui s’il m’était inamical à ne pas jouer d’intimidation, tant j’en paraissais moi-même capable. Je ne souffre plus de n’être pas qui ou quoi, ceci ou cela. Je ne souffre plus qu’il y ait au pouvoir ou dans la rue, plus jeune, plus chanceux, plus dégagé que moi, et je suis en voie d’être heureux seulement de pouvoir encore voir, regarder, écouter, réfléchir.

Ecrire sur soi, sur l’individu, sur la personne, quels mots employer ? celui qui distinguerait l’atome du cosmos, celui qui permettrait l’analogie de l’un avec l’autre, à égalité de vie. La société non plus comme une pression sur l’individu, sur la personne, même si l’amour, l’intérêt, le fonctionnement des personnes autant que la propension où nous met la société d’accepter ou de privilégier en son sein quelques partenaires, nous permettent de rendre moins douloureux notre lien à l’ensemble, notre dépendance encore plus nette que celle de l’embryon puis du fœtus vis-à-vis de l’organisme maternel.

La société, la communauté, la collectivité, aucun mot ne rend cette autonomie du tout par rapport à ses composants, l’histoire faite de nos iniitiatives individuelles, mais aussi d’une dialectique propre à l’ensemble. Nous heurtons-nous à cet ensemble ou à ce que l’ensemble produit par lui-même. Sommes-nous agressés par un être vivant nous englobant, ou rien ne vaut et n’agit que la somme des individus et des personnes, guerre, progrès spirituel, processus de la connaissance, la noosphère caractérisée par Pierre Teilhard de Chardin.

L’événement fait le lien entre les personnes, et entre celles-ci et l’ensemble qu’elles forment en un lieu, une époque donnés ; davantage, l’événement détermine l’époque. Qu’une époque se détermine et c’est l’événement, ces moments de l’histoire où les événements ne se trouvent pas, on en recherche pour ne pas perdre le fil qu’ils constituent par la chronologie, les interactions. Une époque sans événement est totalitaire, elle enlève les repères à ceux qui ont été éduqués selon l’histoire, elle renvoie à la géographie et aux matérialismes de conditions qui ne changeront pas.

Dans une enceinte militaire (un grand hôpital parisien), à la poussée d'une porte, deux très jeunes personnels en uniforme kaki. La fille est ravissante. Je le dis. L'uniforme vous va à ravir. J'aurais dû dire : vous allez à ravir à l'uniforme.

Depuis une décennie déjà, surtout dans Paris, et dans les quartiers de mon enfance ou de mon adolescence, ceux de la vie familiale, ou au temps de mes études supérieures, je croise des gens dont le visage ou la démarche me disent quelque chose. Je devrais écrire : me disent quelqu'un. Mais je ne peux élucider davantage.

Egalement idéologiques, les deux recettes-miracle de chacun des camps, la droite et l'abaissement des charges sociales en même temps que la totale liberté de licencier produiront automatiquement de la croissance, donc de l'emploi, et la gauche avec le partage du travail, les trente-cinq heures notamment, sans diminution de salaire mensuel en principe créerait du pouvoir d'achat et du temps pour le dépenser. La réalité est que la croissance n'est plus synonyme d'emploi, puisque toute l'économie tend à devenir abstraite, immatérielle et virtuelle, au moins dans les pays dits très développés, on n'ose définir ce qu'est le développement et en quoi il signifierait une maturité psychique et sociale nouvellement acquise. La réalité est aussi que le gel des salaires et le réaménagement du travail ont pâti autant aux rémunérés qu'à la vie de l'entreprise. On disputera sans fin sur l'effet d'accompagnement d'une croissance exogène ou au contraire sur ce que le fait aurait eu d'initiateur d'une croissance endogène. Pendant ce temps, la France sera entrée en récession, probablement durable.

Quel rapport entre l'histoire d'un pays, la cohésion d'un peuple et l'histoire individuelle, la sensation d'unité et de cohérence éprouvée par une personne. Sans doute les heures de gloire ou celles de catastrophe nationale font vivre ce lien ; les sports, un deuil, un événement particulièrement visible, et qui - ainsi vu, appréhendé et discuté de tous - devient bien commun. Le plus fréquent est l'histoire commune selon une classe d'âge, selon l'éducation, selon la strate sociale. Quelle est la plus authentique de cette histoire, celle que refléteront plus tard  ou qu'absorbent et illustrent immédiatement les manuels d'histoire, la littérature dite de fiction ? ou bien est-ce plus intimement et très concrètement, la connaissance de certains faits, la participation à certains événement, qui dans une diversité ou des répétitions à l'analogue des milliers et des dizaines de milliers de fois, font la trame d'une civilisation dans un de ses moments particuliers. Ainsi, la mode, la voiture, la vogue de certains types d'écriture architecturale, cinématographique, textuelle donnent un vêtement à toute une génération. Combien en connaît-on dans une vie humaine, quatre ou cinq, selon d'ailleurs qu'on est attentif à distinguer les transitions et à opiner sur ce qui est ambiant et ne se remarque plus, sauf certains heurts, ainsi dans la publicité.

Notre histoire personnelle est faite de rencontres, généralement plusieurs dans un court laps de temps comme si nous naissions ou renaissions à une disposition, à la manière dont une lecture en appelle une autre, ou la fréquentation reprise d'une salle de cinémas avec une régularité qu'on avait pour longtemps interrompue, et elle est faite de longues périodes de latences dont on se réveille et prend conscience. C'est un dialogue entre la solitude, nécessaire pour vivre et se reconnaître soi, et la projection vers autrui.

J'ai plus abordé que je n'ai accueilli, j'ai beaucoup attendu. J'ai donné autant que je sollicitais, mais ce n'était pas aux mêmes.

L'âme et le cœur si juvéniles, qui le redeviennent dans un contraste qui les rend plus éloquents, impatients et pourtant réalistes, quand on a cessé d'avoir de l'avenir. Le présent change de poids, il est tout, et c'est au passé de le soutenir et d'assurer qu'on a donc eu son temps. Est-ce de la résignation ? C'en serait, si cet état d'esprit était pénible, il est au contraire totalement empreint de sérénité. Mais justement c'est le vêtement d'une psyché qui sait les manques autant que les dégustations, qui ménage ses élans pour éviter la déception, et qui reste à l'affût du miracle. Ce miracle, on finit par l'attendre, non plus de l'inconnu à venir ou de l'imprévisible, mais de ce qui est à nous et nous touche quotidiennement.

Partir, est-ce retourner à soi ?

Mourir, forme de prolongation du sommeil, oui, si l'on est conscient de ne pas s'éveiller, si une réponse positive est donnée à un souhait que la fatigue résiduelle, résistant à toutes nuits et à tous repos, n'est pas seule à inspirer, une lassitude de vivre épousant une faiblesse physique relativement aux forces dont on a souvenir qu'on les avait. Mais si l'on meurt de souffrance, s'il n'y a d'issue physiologique que la perte de conscience, puis un échappatoire encore plus décisif, parce qu'on sent qu'on ne supporte plus, et qu'on frôle des limites que la mort fait passer ? Dans les deux postures, l'ouverture mystérieuse d'un refuge qui nous est exactement proportionné, personnel, d'âme et de corps ?

C’est ce qui se voit qui frappe. Voir est dans notre psychologie cognitive le sens et la fonction les plus étendus. Une matière est saisie d’emblée mais dans le même mouvement d’assimilation, elle se dispose pour l’analyse détaillée. L’événement doit d’abord être saisi en tant que tel, isolé et nommé, caractérisé même en termes de doute. Saisi intellectuellement ou affectivement ou spirituellement ou esthétiquement. C’est vrai au plan de la personne, de la direction de soi : reconnaître ce qui nous affecte et savoir comment nous fonctionnons. Eventuellement, nous le dire à nous-même pour pouvoir le dire à des tiers. C’est également vrai en gestion de vie commune. L’événement, s’il a été compris en tant que tel, devient instrument d’une action.

L’événement est le changement observable dans un ordre de choses établi ou considéré comme tel, changement parfois crié par les circonstances, et par les moyens d’expression qui lui sont contemporains. L’événement, parfois, n’est perçu que rétrospectivement, soit que les contemporains n’en aient pas pris la mesure, n’en aient pas conscience, soit que la connaissance était impossible pour une partie de l’opinion. Le talent, et peut-être la fonction de l’homme politique, est de discerner l’événement, de l’expliquer, de le prévoir ou d’en tirer les conséquences. Ce talent est sans doute une forme de maîtrise du temps, en quoi la politique est le moyen de rendre à la portée d’une action et d’une modélisation ce qui était abstrait, indifférent ou seulement de l’ordre du reportage. La politique n’est pas seulement la proximité qu’exige d’elle le système électif, elle est en acte un relationnement de l’homme, des personnes, des individus, des sociétés avec ces changements que sont les événements. L’expression et la communication n’opèrent cette intelligibilité et ce relationnement qu’à la condition d’être préméditées. La spontanéité se prépare, une intelligence ne peut se donner instrumentalement à un peuple ou à une époque que si elle s’est structurée et que dans la mesure où elle se fixe des objectifs, à deux points de vue, ou selon deux horizons, faire participer un peuple dans l’instant de la communication à l’analyse de l’événement qui lui est ainsi exposé et signalé, entrer dans un processus dont on avait été d’abord exclu de manière à l’infléchir et à en devenir l’un des acteurs.

La force un temps dispense d’une communication intelligente et participative, elle est un événement en soi et elle crée des événements. Mais elle a besoin, dans les rapports de force de toutes époques, d’une explication, d’une justification seuls constructives de la légitimité. Les deux premiers événements – dans le système judéo-chrétien – de l’histoire humaine sont la transgression des ordres divins, dans le jardin d’Eden et le meurtre d’Abel par Caïn ; ils sont rapportés selon le point de vue du créateur, c’est-à-dire que sa jalousie envers sa créature qui pourrait accéder à la connaissance du bien et du mal, ainsi qu’au secret de l’immortalité n’est pas retenu à sa charge, et que celle de Caïn dont, sans raison dite, le sacrifice n’est pas agréé alors que celui de son frère est agréable à Dieu, ne constitue pas une excuse du crime ou au moins des circonstances atténuantes. C’est la légitimité qui fait la durée et la solidité d’une action politique. Elle s’établit dans les esprits parce qu’elle correspond à un sentiment inné : elle rejoint le tréfonds de la nature humaine qui est éthique, c’est-à-dire menée par des discernements d’échelle des valeurs.

La légitimité est une expérience intime, c'est sans doute, avec l'orgasme et tout ce que cela porte d'attente, la seule qui soit la même pour l'individu et pour la foule. D'instinct, nous savons ce qui est juste, injuste, si nous pouvons ratifier notre propre comportement ou être fier de ce qui se fait et se dit au nom de notre pays, ou tout au long d'une époque, ce qui s'appelle une génération, et se pèse - certainement - en termes tels qu'on dit que c'est de l'Histoire.

Nous sommes autant tributaire de l'air que nous respirons, que de l'ambiance de notre époque. Prévost-Paradol [1] se suicida, sans attendre les nouvelles de la guerre franco-allemande de 1870, du seul fait que nous l'avions déclarée.

Je suis incapable de juger ce que je n’ai pas vécu. Mais je puis l’apprendre par documentation. L’histoire ne juge pas, elle rapporte, elle indique ses blancs et ses conjectures. L’objectivité, c’est l’aveu de la subjectivité. Les juges par rétrospection sont en général aveugles à ce que le présent a d’analogue au passé. En France, opiner sur le passé vous classe et fait courir plus de dangers que de disserter, même en mal, sur le présent.

Les événements formant chaîne, mais les personnes parfois plus encore nettement. Guy Mollet, imprécateur de Nasser tandis qu'il est président du Conseil et a mené l'équipée de Suez, se trouve intérimaire du ministre des Affaires Etrangères, deux ans plus tard, en Août 1958, et comme tel signe l'accord amorçant la réconciliation avec l'Egypte ; quant au ministre, Maurice Couve de Murville, il a été Ambassadeur au Caire, y voyant tomber la monarchie de Farouk et le colonel Nasser vite supplanter le général Néguib. De Gaulle refuse de mener la politique des bombes puantes à l'encontre de François Mitterrand, son principal adversaire lors de sa campagne de réélection en Décembre 1965 : il a la prescience que celui-ci pourrait bien être de ses successeurs ; explicitement, il n'a cependant pour lui aucune estime et le lie à la collaboration. Or, c'est précisément là-dessus qu'à l'Elysée depuis plus de dix ans, c'est-à-dire autant que le Général, François Mitterrand se confesse longuement, et, en entretien radio-télévisé, expose notamment sa relation avec Bousquet et ce qu'il a lui-même vécu de Vichy, tandis qu'est publié un livre sur lui en cette période-là. Comme si par-delà les tombes et le temps, les deux hommes s'étaient attendus à dialoguer devant leurs contemporains. Mais on ne force pas l'Histoire et piocher pour soi dans la manière des autres, ne fait entrer nulle part, sauf circonstances sacrant celui qui est là et qu'elles transportent imprévisiblement.



[1] - 11 Juillet 1870. Né le 3 Août 1829, normalien, ami de Taine, devenu journaliste et l'un des chefs de l'opposition intellectuelle, il s'était rallié à l'Empire libéral et fut, en Juin 1870, nommé ambassadeur à Washington ; auteur notamment de Pages d'histoire contemporaine (quatre volumes parus de 1862 à 1867) et de La France nouvelle (Michel Lévy, éd. . 1868 . 423 pages)



 
 

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