Je donne ci-après ce que j'ai écrit il y a dix ans - et que je compte prolonger de dix ans dans les semaines qui viennent - la vie et le passé regardés alors de mes soixante ans accomplis ... et dans les semaines à venir, de mes soixante-dix ans accomplis
2 0
0 3
depuis
soixante ans
Propre à tout pour les autres, bon à rien
pour moi : me voilà.
Chateaubriand [1]
Le génie, c'est de créer un univers à partir
de ses limites.
Yann Moix à Marcel Gotlib [2]
De hautes pierres dans le vent occuperaient
encore mon silence. Les migrations d’oiseaux s’en sont allées par le travers du
Siècle, tirant à d’autres cycles leurs grands trianges disloqués. Et c’est
milliers de verstes à leur guise, dans leur dérivation du ciel en fuite comme
une fonte de banquises.
Saint John Perse [3]
Je suis sorti du port
Par un étroit passage
Et je rentre à la mort
Démuni de bagages
Pierre Reverdy [4]
I
Des croissants de lune, très au-dessus de l'eau, toile carénée et aux
couleurs sobres, à la surface juste des vagues, paraissant dans les
contre-jours des insectes, une des formes les plus récentes du ski nautique à
la voile. Toutes les glisses à roulettes, sur neige ou sur glace, en
accompagnement des déferlements de la mer, les chars à voiles, cette série
d'inventions plus frappantes que d'autres de plus grande importance technique
ou médicale parce que leur application
pratique est aussitôt répandue, me paraît la plus significative du progrès
humain. Des générations très antérieures à la nôtre auraient pu mettre au point
la planche à voile, le parapente mais n'en ont rien pressenti. C'est sans
doute, l'invention du vélocipède qui marque un début, à peu près au même moment
que la marmite de Denis Papin fait dessiner des moteurs ; dans un cas, ce sera
disposer de forces de plus en plus grandes, au lieu des limites vite atteintes
quand la traction n'était qu'animale, mais dans l'autre c'est avoir compris
l'élément le plus ductile du monde matériel, les mouvements de l'atmosphère et
ceux des eaux, l'aérodynamique. Une connaissance des portances, des métaux
ultra-légers ont été les préalables de réalisations rétrospectivement
archi-simples, qu'on concevait assez mais qu'on ne savait pas réaliser, on en
restait au cerf-volant ou aux glissades des gamins de village, patins à glace
ou raquettes depuis des siècles, mais pas de ski ni de patins à roulettes.
L'informatique a commencé d'être appliquée au calcul, mais c'est par le
traitement de texte qu'elle s'est universalisée, à quoi la connectique a ajouté
un facteur exponentiel. Héritier de rien ni personne, ni des évolutions de
l'imprimerie depuis Gutenberg, ni de la machine à calculer depuis Pascal, mais
tributaire du clavier à dactylographier - comme presque tout l'est de la roue,
de la vis et de l'hélice, trois sœurs d'évidence.
A l'inverse, une demi-lune, très blanche sur fond de ciel crépusculaire
où se croisent deux avions de ligne, faisant chacun leur traînée, mais voici
que le couchant colore de rose flamand cette croisée, et c'est un paysage pour
quelques secondes devenu extraordinaire, parce que s'y marient un sous-produit
de la technique et l'immémorial répété de la cosmologie quotidienne. Vivre, c’est apprendre à mourir. Apprendre
n’est pas accepter, c’est comprendre.
Il n’est de leçon que de vie.
Le christianisme n’a rien à apprendre sur la mort contrairement aux différents
scientismes et aux techniques d’un certain Orient, de l’Egypte pharaonique au
Tibet et à l’Inde. Le christianisme est tout pratique, il enseigne comment
« acquérir » la vie éternelle, le verbe « acquérir » - ici
employé - étant probablement impropre.
Vivre, c’est recommencer. Nous
avons un ancêtre dès nos débuts, des ancêtres masculin et féminin, ce qui
explique bien bonnement que les deux sexes soient présents dans chacun, et à
peine sommes-nous au monde qu’il y a un précédent à continuer, ou un point
au-delà duquel nous sommes allés à l’impasse. Pas de pire culpabilité que la
rétrospective, le tourment d’une conditionnel passé. Le futur antérieur est le
mode et le temps du rêve éveillé.
Je me vois vieillir, mais je ne me sens pas vieux,
tant est proche et semblable l'image intérieure que j'avais de moi, et bien
plus encore de la vie, à cinq ou à quinze ans. Quelle était cette image, celle
encore d'aujourd'hui ? Je ne conçois pas l'injustice ou le malheur, j'en ai
pourtant fait l'expérience mais sans jamais les accepter comme étant de l'ordre
établi.
L’argent n’a pas d’odeur,
la vieillesse, si. Mon arrière-grand-mère, née au Mexique mais avant
l’expédition malheureuse : jeune femme, on fait toilette pour plaire, et
vieille dame pour ne pas déplaire. Dans les pays pauvres, la banque centrale
elle-même est démunie au point de ne pouvoir remplacer assez vite les billets
trop usagés ; l’argent y a donc une odeur.
Toute l’éducation que
j’ai reçue consistait à se défier de soi et à croire au monde et à la société. L’orgueil
était un défaut, la foi une qualité, l’espérance inutile puisque tout était
donné et certain.
Les événements se
souviennent de nous, ils le rappellent parfois, non tant qu’ils se répètent et
qu’il y ait « tirer des leçons de l’Histoire », mais parce que
longtemps les ondes d’un choc, les conséquences d’une abstention ou d’une
erreur, d’une lâcheté collective ou individualisables se propagent, polluent un
avenir dont on n’avait garde tant l’immédiat avait été redouté et qu’on ne
l’avait traité que pour s’en débarrasser.
Dans la vie des sociétés et des peuples, l’absence de décision, le
coche qu’on laisse passer, la bataille qu’on perd parce qu’elle n’est pas livrée
pèse toujours davantage et plus durablement que le fait d’éclat ou l’insigne
courage. On annulle plus aisément ce qui fut habile ou chanceux, que l’erreur
ou le désastre. Mais chaque génération, si elle porte la responsabilité d’avoir
fait en son temps l’Histoire et prédéterminé ainsi pour une grande part son
avenir et celui de celles qui la suivront, a aussi la chance constamment
renouvelée d’infléchir le cours des choses, des événements, de tirer parti des
énergies et de l’imagination qu’elle a en propre, et par conséquent a
l’occasion, le plus souvent à plusieurs reprises dans la durée de vie d’un
homme, de reprendre les choses en termes contemporains qui avaient été naguère
manqués dramatiquement ou du fait d’un constant aveuglement.
Je crois que nous en sommes là, et que ce tournant dans la marche d’une
civilisation et des sociétés est celui de la France autant que de la planète
humaine, ou de ce cher et capiteux Vieux Monde.
Avoir soixante ans – Bertrand Fessard de Foucault,
60, être 60 ans selon les présentations anglo-américaines - coincide pour moi,
selon ce que je vis physiologiquement, affectivement et intellectuellement,
spirituellement aussi, avec une sensation de liberté, qui m’est très nouvelle
et que n’explique aucune des circonstances de ma vie ces années-ci. Je subis
des dépouillements de toutes sortes, mes projets de tous ordres sont empêchés
et contrariés, mes investissements sont menacés, je ne parviens pas à
reconstituer des relationnements qu’aux moments de ma jeunesse ou de bonnes
positions en cour des princes longtemps au pouvoir de nos apparences, j’avais,
sans les préméditer ni les solliciter, cumulés mais peu actionnés. Cependant ou
à cause de tout cela, de cette nudité par absence de toute prise sur mon
environnement et sur mon avenir personnels, je puis – pour la première fois de
cette partie de l’existence humaine, qu’est la vie physique terrestre –
regarder sans la frustration de ne participer en rien ni à la comédie ni aux
décisions, ce qu’il se passe. De même, je puis admirer la silhouette ou le port
d’une jeune fille sans désirer celle-ci, ou contempler une œuvre d’art sans
m’astreindre à la photographier ou regretter de ne pouvoir le voir :
l’esprit de prédation m’a quitté, la perspective d’une carrière à ménager pour
sa belle issue m’est absente. Je regarde et je sais qu’avoir été, qu’avoir
possédé vaut autant qu’être demeuré en toutes ses possessions ; j’avais
naguère l’âme incertaine d’elle-même qu’enveloppait un corps plus appétissant
pour autrui qu’aujourd’hui ; j’ai maintenant perdu ces espérances qui
pouvaient m’être prêtées naguère, et qui contraignaient les envieux et autrui
s’il m’était inamical à ne pas jouer d’intimidation, tant j’en paraissais
moi-même capable. Je ne souffre plus de n’être pas qui ou quoi, ceci ou cela.
Je ne souffre plus qu’il y ait au pouvoir ou dans la rue, plus jeune, plus
chanceux, plus dégagé que moi, et je suis en voie d’être heureux seulement de
pouvoir encore voir, regarder, écouter, réfléchir.
Ecrire sur
soi, sur l’individu, sur la personne, quels mots employer ? celui qui
distinguerait l’atome du cosmos, celui qui permettrait l’analogie de l’un avec
l’autre, à égalité de vie. La société non plus comme une pression sur
l’individu, sur la personne, même si l’amour, l’intérêt, le fonctionnement des
personnes autant que la propension où nous met la société d’accepter ou de
privilégier en son sein quelques partenaires, nous permettent de rendre moins
douloureux notre lien à l’ensemble, notre dépendance encore plus nette que
celle de l’embryon puis du fœtus vis-à-vis de l’organisme maternel.
La société, la communauté, la
collectivité, aucun mot ne rend cette autonomie du tout par rapport à ses
composants, l’histoire faite de nos iniitiatives individuelles, mais aussi
d’une dialectique propre à l’ensemble. Nous heurtons-nous à cet ensemble ou à
ce que l’ensemble produit par lui-même. Sommes-nous agressés par un être vivant
nous englobant, ou rien ne vaut et n’agit que la somme des individus et des
personnes, guerre, progrès spirituel, processus de la connaissance, la
noosphère caractérisée par Pierre Teilhard de Chardin.
L’événement fait le lien entre
les personnes, et entre celles-ci et l’ensemble qu’elles forment en un lieu,
une époque donnés ; davantage, l’événement détermine l’époque. Qu’une
époque se détermine et c’est l’événement, ces moments de l’histoire où les
événements ne se trouvent pas, on en recherche pour ne pas perdre le fil qu’ils
constituent par la chronologie, les interactions. Une époque sans événement est
totalitaire, elle enlève les repères à ceux qui ont été éduqués selon
l’histoire, elle renvoie à la géographie et aux matérialismes de conditions qui
ne changeront pas.
Dans une enceinte militaire (un grand hôpital parisien), à la poussée
d'une porte, deux très jeunes personnels en uniforme kaki. La fille est
ravissante. Je le dis. L'uniforme vous va à ravir. J'aurais dû dire : vous
allez à ravir à l'uniforme.
Depuis une décennie déjà, surtout dans Paris, et dans les quartiers de
mon enfance ou de mon adolescence, ceux de la vie familiale, ou au temps de mes
études supérieures, je croise des gens dont le visage ou la démarche me disent
quelque chose. Je devrais écrire : me disent quelqu'un. Mais je ne peux
élucider davantage.
Egalement idéologiques, les deux recettes-miracle de chacun des camps,
la droite et l'abaissement des charges sociales en même temps que la totale
liberté de licencier produiront automatiquement de la croissance, donc de
l'emploi, et la gauche avec le partage du travail, les trente-cinq heures notamment,
sans diminution de salaire mensuel en principe créerait du pouvoir d'achat et
du temps pour le dépenser. La réalité est que la croissance n'est plus synonyme
d'emploi, puisque toute l'économie tend à devenir abstraite, immatérielle et
virtuelle, au moins dans les pays dits très développés, on n'ose définir ce
qu'est le développement et en quoi il signifierait une maturité psychique et
sociale nouvellement acquise. La réalité est aussi que le gel des salaires et
le réaménagement du travail ont pâti autant aux rémunérés qu'à la vie de
l'entreprise. On disputera sans fin sur l'effet d'accompagnement d'une
croissance exogène ou au contraire sur ce que le fait aurait eu d'initiateur
d'une croissance endogène. Pendant ce temps, la France sera entrée en récession,
probablement durable.
Quel rapport entre l'histoire d'un pays, la cohésion d'un peuple et
l'histoire individuelle, la sensation d'unité et de cohérence éprouvée par une
personne. Sans doute les heures de gloire ou celles de catastrophe nationale
font vivre ce lien ; les sports, un deuil, un événement particulièrement
visible, et qui - ainsi vu, appréhendé et discuté de tous - devient bien
commun. Le plus fréquent est l'histoire commune selon une classe d'âge, selon
l'éducation, selon la strate sociale. Quelle est la plus authentique de cette
histoire, celle que refléteront plus tard
ou qu'absorbent et illustrent immédiatement les manuels d'histoire, la
littérature dite de fiction ? ou bien est-ce plus intimement et très
concrètement, la connaissance de certains faits, la participation à certains
événement, qui dans une diversité ou des répétitions à l'analogue des milliers
et des dizaines de milliers de fois, font la trame d'une civilisation dans un
de ses moments particuliers. Ainsi, la mode, la voiture, la vogue de certains
types d'écriture architecturale, cinématographique, textuelle donnent un
vêtement à toute une génération. Combien en connaît-on dans une vie humaine,
quatre ou cinq, selon d'ailleurs qu'on est attentif à distinguer les transitions
et à opiner sur ce qui est ambiant et ne se remarque plus, sauf certains
heurts, ainsi dans la publicité.
Notre histoire personnelle est faite de rencontres, généralement
plusieurs dans un court laps de temps comme si nous naissions ou renaissions à
une disposition, à la manière dont une lecture en appelle une autre, ou la
fréquentation reprise d'une salle de cinémas avec une régularité qu'on avait
pour longtemps interrompue, et elle est faite de longues périodes de latences
dont on se réveille et prend conscience. C'est un dialogue entre la solitude,
nécessaire pour vivre et se reconnaître soi, et la projection vers autrui.
J'ai plus abordé que je n'ai accueilli, j'ai beaucoup attendu. J'ai
donné autant que je sollicitais, mais ce n'était pas aux mêmes.
L'âme et le cœur si juvéniles, qui le redeviennent dans un contraste
qui les rend plus éloquents, impatients et pourtant réalistes, quand on a cessé
d'avoir de l'avenir. Le présent change de poids, il est tout, et c'est au passé
de le soutenir et d'assurer qu'on a donc eu son temps. Est-ce de la résignation
? C'en serait, si cet état d'esprit était pénible, il est au contraire
totalement empreint de sérénité. Mais justement c'est le vêtement d'une psyché
qui sait les manques autant que les dégustations, qui ménage ses élans pour
éviter la déception, et qui reste à l'affût du miracle. Ce miracle, on finit
par l'attendre, non plus de l'inconnu à venir ou de l'imprévisible, mais de ce
qui est à nous et nous touche quotidiennement.
Partir, est-ce retourner à soi ?
Mourir, forme de prolongation du sommeil, oui, si l'on est conscient de
ne pas s'éveiller, si une réponse positive est donnée à un souhait que la
fatigue résiduelle, résistant à toutes nuits et à tous repos, n'est pas seule à
inspirer, une lassitude de vivre épousant une faiblesse physique relativement
aux forces dont on a souvenir qu'on les avait. Mais si l'on meurt de
souffrance, s'il n'y a d'issue physiologique que la perte de conscience, puis
un échappatoire encore plus décisif, parce qu'on sent qu'on ne supporte plus,
et qu'on frôle des limites que la mort fait passer ? Dans les deux postures,
l'ouverture mystérieuse d'un refuge qui nous est exactement proportionné,
personnel, d'âme et de corps ?
C’est ce qui se voit qui frappe. Voir est dans notre psychologie
cognitive le sens et la fonction les plus étendus. Une matière est saisie
d’emblée mais dans le même mouvement d’assimilation, elle se dispose pour
l’analyse détaillée. L’événement doit d’abord être saisi en tant que tel, isolé
et nommé, caractérisé même en termes de doute. Saisi intellectuellement ou
affectivement ou spirituellement ou esthétiquement. C’est vrai au plan de la
personne, de la direction de soi : reconnaître ce qui nous affecte et
savoir comment nous fonctionnons. Eventuellement, nous le dire à nous-même pour
pouvoir le dire à des tiers. C’est également vrai en gestion de vie commune.
L’événement, s’il a été compris en tant que tel, devient instrument d’une
action.
L’événement est le changement observable dans un ordre de choses établi
ou considéré comme tel, changement parfois crié par les circonstances, et par
les moyens d’expression qui lui sont contemporains. L’événement, parfois, n’est
perçu que rétrospectivement, soit que les contemporains n’en aient pas pris la
mesure, n’en aient pas conscience, soit que la connaissance était impossible
pour une partie de l’opinion. Le talent, et peut-être la fonction de l’homme
politique, est de discerner l’événement, de l’expliquer, de le prévoir ou d’en
tirer les conséquences. Ce talent est sans doute une forme de maîtrise du
temps, en quoi la politique est le moyen de rendre à la portée d’une action et
d’une modélisation ce qui était abstrait, indifférent ou seulement de l’ordre
du reportage. La politique n’est pas seulement la proximité qu’exige d’elle le
système électif, elle est en acte un relationnement de l’homme, des personnes,
des individus, des sociétés avec ces changements que sont les événements.
L’expression et la communication n’opèrent cette intelligibilité et ce relationnement
qu’à la condition d’être préméditées. La spontanéité se prépare, une
intelligence ne peut se donner instrumentalement à un peuple ou à une époque
que si elle s’est structurée et que dans la mesure où elle se fixe des
objectifs, à deux points de vue, ou selon deux horizons, faire participer un
peuple dans l’instant de la communication à l’analyse de l’événement qui lui
est ainsi exposé et signalé, entrer dans un processus dont on avait été d’abord
exclu de manière à l’infléchir et à en devenir l’un des acteurs.
La force un temps dispense d’une communication intelligente et
participative, elle est un événement en soi et elle crée des événements. Mais
elle a besoin, dans les rapports de force de toutes époques, d’une explication,
d’une justification seuls constructives de la légitimité. Les
deux premiers événements – dans le système judéo-chrétien – de l’histoire
humaine sont la transgression des ordres divins, dans le jardin d’Eden et le
meurtre d’Abel par Caïn ; ils sont rapportés selon le point de vue du
créateur, c’est-à-dire que sa jalousie envers sa créature qui pourrait accéder
à la connaissance du bien et du mal, ainsi qu’au secret de l’immortalité n’est
pas retenu à sa charge, et que celle de Caïn dont, sans raison dite, le
sacrifice n’est pas agréé alors que celui de son frère est agréable à Dieu, ne
constitue pas une excuse du crime ou au moins des circonstances atténuantes.
C’est la légitimité qui fait la durée et la solidité d’une action politique.
Elle s’établit dans les esprits parce qu’elle correspond à un sentiment
inné : elle rejoint le tréfonds de la nature humaine qui est éthique,
c’est-à-dire menée par des discernements d’échelle des valeurs.
La légitimité est une expérience intime, c'est sans doute, avec
l'orgasme et tout ce que cela porte d'attente, la seule qui soit la même pour
l'individu et pour la
foule. D'instinct, nous savons ce qui est juste, injuste, si
nous pouvons ratifier notre propre comportement ou être fier de ce qui se fait
et se dit au nom de notre pays, ou tout au long d'une époque, ce qui s'appelle
une génération, et se pèse - certainement - en termes tels qu'on dit que c'est
de l'Histoire.
Nous sommes autant tributaire de l'air que nous respirons, que de
l'ambiance de notre époque. Prévost-Paradol [1] se
suicida, sans attendre les nouvelles de la guerre franco-allemande de 1870, du
seul fait que nous l'avions déclarée.
Je suis incapable de juger ce que je n’ai pas vécu. Mais je puis
l’apprendre par documentation. L’histoire ne juge pas, elle rapporte, elle
indique ses blancs et ses conjectures. L’objectivité, c’est l’aveu de la subjectivité. Les
juges par rétrospection sont en général aveugles à ce que le présent a
d’analogue au passé. En France, opiner sur le passé vous classe et fait courir
plus de dangers que de disserter, même en mal, sur le présent.
Les événements formant chaîne, mais les personnes parfois plus encore
nettement. Guy Mollet, imprécateur de Nasser tandis qu'il est président du
Conseil et a mené l'équipée de Suez, se trouve intérimaire du ministre des
Affaires Etrangères, deux ans plus tard, en Août 1958, et comme tel signe
l'accord amorçant la réconciliation avec l'Egypte ; quant au ministre, Maurice
Couve de Murville, il a été Ambassadeur au Caire, y voyant tomber la monarchie
de Farouk et le colonel Nasser vite supplanter le général Néguib. De Gaulle
refuse de mener la politique des bombes
puantes à l'encontre de François Mitterrand, son principal adversaire lors
de sa campagne de réélection en Décembre 1965 : il a la prescience que celui-ci
pourrait bien être de ses successeurs ; explicitement, il n'a cependant pour
lui aucune estime et le lie à la collaboration. Or, c'est précisément là-dessus
qu'à l'Elysée depuis plus de dix ans, c'est-à-dire autant que le Général,
François Mitterrand se confesse longuement, et, en entretien radio-télévisé,
expose notamment sa relation avec Bousquet et ce qu'il a lui-même vécu de
Vichy, tandis qu'est publié un livre sur lui en cette période-là. Comme si
par-delà les tombes et le temps, les deux hommes s'étaient attendus à dialoguer
devant leurs contemporains. Mais on ne force pas l'Histoire et piocher pour soi
dans la manière des autres, ne fait entrer nulle part, sauf circonstances
sacrant celui qui est là et qu'elles transportent imprévisiblement.
[1] - 11 Juillet 1870. Né le 3
Août 1829, normalien, ami de Taine, devenu journaliste et l'un des chefs de
l'opposition intellectuelle, il s'était rallié à l'Empire libéral et fut, en
Juin 1870, nommé ambassadeur à Washington ; auteur notamment de Pages d'histoire contemporaine (quatre
volumes parus de 1862 à 1867) et de La France nouvelle (Michel Lévy, éd. .
1868 . 423 pages)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire