jeudi 29 août 2013

2003 - depuis soixante ans - VIII - avant d'en écrire une suite (2013 depuis soixante-dix ans)






VIII











L’immédiat après-guerre, celui des années 1940, ne vit reprendre la construction automobile que très lentement. Mon père acheta d’occasion une Hotschkiss, donc une voiture d’avant-guerre. La Vedette bleu marine, achetée neuve, innovait en ce qu’elle n’avait plus de marche-pied, que les gardes-boue avant et arrière faisaient partie non détachable de l’ensemble de la carrosserie, mais les chromes pour les poignées de porte, les rétroviseurs, les pare-chocs, la calandre continuaient de régner ; il y avait entre les portières et arrière la petite flèche, indiquant de chaque côté, dans le cours même de la manœuvre et du cotoiement d’une autre voiture, dans quel sens on était en train de tourner. Dépasser le cent était virtuose, chauffer en montant vers un col habituel. Les klaxons se manoeuvraient, comme les changements de vitesse au volant, le frein se tirait d’en-dessous du tableau de bord. Les véhicules étaient très différents les uns des autres, il n’y avait pas l’année des gros coffres arrière, ou la mode du tout-terrain, même en ville. Chaque marque et chaque gamme offrait des modèles de silhouette particulière. Dans les années 1980, la fantaisie n’a plus été que dans la couleur, tandis que les trottoirs libres de tout stationnement ne l’ont plus été que par voie réglementaire. Le paysage urbain a tourné à une domination des voitures embouteillant du matin au soir les artères principales, et bordant tout le long des rues les voies piétonnes. Le disque bleu en zone bleue a fait les années 1960, aujourd’hui cette couleur est celle des cartes bancaires, putativement, même quand celles-ci sont noires, mordorées ou rouges, rarement monocolores. La fin des années 1990 a vu s’étendre en peu de temps le règne du noir et du gris, les voitures sont couleur de bitume et de chaussée.
L’abandon du jupon, l’arrivée du panty ou des bas faisant aussi recouvre-culotte précèdèrent et le pantalon de jeans et la min-jupe. L’hésitation dura ensuite entre ces deux versions. Chacune mettait en valeur les jambes et les cuisses, la « pilule » ne se généralisant qu’à la fin des années 1960, les seins continuèrent longtemps de se porter menu et le déclin démographique coincidant avec un redoublement de la contraception désormais très aisée, s’illustra par l’ampleur des poitrines féminines même jeunes. Dans ce temps-là, la France perdait au profit de l’Amérique et de l’Allemagne, la conduite des modes du prêt-à-portée et la haute couture ne fut sauvée que par la flambée des prix du pétrole, c’est-à-dire par l’apparition d’une solidarité entre Etats arabes pétroliers et Etats au front d’Israël.

Cette année est celle du battle-dress tandis que le combattants professionnels arborent la tenue ou presque des cosmonautes et des conquérants de la Lune. Les chaussures se sont diversifiées, plus aucune mode ne supplantant ses devancières, on va, même pour les filles de l’écrase-m… à l’escarpin, des talons hauts aux souliers-pantoufles, les chaussures de sports à contrefort et semelles compensées énormes qu’on ne lace qu’à demi et qui tiennent la cheville jusqu’en son milieu s’assortissent de pantalons mous de poches et de bas, plaçant dans l’invisible d’entre les genoux la raie des fesses. La ceinture disparaît d’un seul coup, les pantalons tenaient l’année dernière aux hanches, maintenant au pubis et au haut des cuisses. Le nombril est ce qui se montre chez les jeunes filles. Déjà depuis un siècle, les femmes doivent montrer leurs jambes, elles donnent maintenant leur ventre à son épicentre, les seins restent dissimulées et l’opulence d’une gorge n’est pas très bien vue. Il y a beau temps que les mains sont dissimulées sous des manches plus longues que les manchons qui en étaient distincts.

La contraception ayant généralisé la libéralisation et la permissivité des mœurs, le flirt n’a plus de barrières vestimentaires.

Les mobiliers de plein-air urbains, les barricadements aux carrefours dans les grandes villes font percher les adolescents. La mode du mou, du vaste, du flou et du dégaîné illustre le traînant de la langue parlée dans la jeune génération qu’elle soit ou non banlieusarde ou beur. Les consonnes se perdent, tout est voyelle. Le débit est soit très lent, soit saccadé et véhément alors que le texte est anodin, nullement menaçant. Les années 1970 ont fait parler les filles du nez, les années 1990 ont voulu des voix sourdes, cette année l’élocution est paysanne, à voix perchée, on crie pour assurer une banalité et quêter l’acquiescement.

Sans doute, aux confins du génie, des trouvailles de vocabulaire et des néologismes adéquats, au contraire du langage sportif à destination des medias qui n'est qu'application à la performance physique de concepts et de mots se rapportant au mental, le parler beur a ceci de commun avec le parler adolescent d'aujourd'hui - garçons et filles confondus - qu'ils sont d'un rythme haletant, véhément, impérieux, surtout remarquable quand le texte ne l'est pas.
Le mode de la constatation pur et simple manquant à la langue française, il est y est supplé depuis une petite dizaine par des locutions ouvrant toute phrase : c'est vrai que, ou plus rarement pour la clôturer : çà, c'est clair…

Si l'on regarde, on s'aperçoit que… défilement sur un écran informatique, feuilletis d'un volume, la tournure idiomatique ces temps-ci, suggère une inattention chronique des décideurs, des faiseurs de dossiers, des commentateurs au point qu'on se demande sur quoi est fondé leur jugement, en dehors de ce regard.

C'est vrai que…adosse celui qui expose au sens commun, sinon à la foi de son vis-à-vis, comme s'il avait peur de s'aventurer seul dans le raisonnement.

Quelque part… insinue autant d'intimité qu'une ampleur du décor telle qu'y situer le centre des émotions ou le point névralgique d'un exposé, dispense de toute précision : côte à côte sont placés un aphorisme et une certaine schizophrénie, celui qui parle se met en scène comme s'il était à lui-même sa première ressource.

Ainsi le français, un moment contaminé par le dictionnaire américain de la technologie, est revenu aux Français, mais à la marge, ceux qui s'éveillent à l'expression ou qui y sont appelés par aléatoirement. Au total, la dychotomie ne s'opère plus entre niveaux sociaux ou culturels différents, mais entre l'écrit, auquel on recourt le moins souvent possible, l'internet suggérant apparemment le style télégraphique, et l'oral affectant l'ensemble de plusieurs générations, et faisant usage désormais général.

Repérer l’expression ou les tournures qui, rétrospectivement, caractériseront une année ou quelques années n’est pas, dans l’instant, facile. On est dans une époque où tout est gestion, on gère sensations, plaisir, stress et autre pression comme littéralement l’on fait pour des espèces, des stocks ou des biens. Le commentaire du sport par ceux qui s’y adonnent est particulièrement répandu puisque les médias leur accordent au moins autant d’antenne que la politique et bien davantage que l’économie ou la littérature. Marquer un but de plus qu’un adversaire à un jeu de ballon, c’est réaliser l’exploit. Les hectares en feu de forêt partent toujours en fumée, la Cour des comptes épingle, la justice a dans son collimateur, le grand chassé-croisé des vacances est précédé ou conclu par un « coup d’envoi », le Premier Ministre est un « fusible » ainsi que naguère tout président de la République paraissant en tenue sombre à la télévision était gaullien. La tendance est à l’égocentrisme même si le sportif, individuel ou en équipe, doit tout donner et se lâcher, il se fait plaisir, il retrouve ses sensations, il met la pression. Pour gagner, il faut avoir envie, le sport est bavard, lucratif et s’avère a posteriori aussi souvent truqué, pour ce qui est des sports d’équipe, que des tables de casino.

L’économie n’est pas en reste d’image, on a frôlé l’euroland pour l’Europe en tant que telle ou la zone monétaire euro. On dégraisse le mammouth et l’entreprise, c’est le propre des marchés d’anticiper et des bourses européennes d’attendre les statistiques américaines ou les déclarations de « monsieur » Greenspan. A noter que « monsieur » ne se dit plus tant pour les agrégés de médecine en France, que pour les arbitres du ballon rond et, comme depuis toujours, pour les chefs de gang et autres trafiquants. C’est bien davantage mentalement que financièrement ou juridiquement, que l’Europe est satellisée par l’économie des Etats-Unis. On n’a pas pu franciser assets management.

La bourse vit davantage de la gestion du patrimoine des particuliers que du financement des entreprises.

Au début des années 1970, on vendait du crédit à l’exportation comme sur le marché domestique, davantage que des biens, produits et services.

Les années 1950 et 1960 furent prolifiques en science-fiction. On ne marche plus sur la Lune depuis vingt-cinq ans ou plus, et les auteurs se tournent vers les explications de dessous de cartes pour les grands conflits mondiaux. La dissolution des Etats dans une fonction uniquement policière, les législations étaient désormais de naissance concertée et multilatérale ont diminué les politiques nationales au niveau de joutes locales et municipales. On subit l’impuissance des hautes sphères à avertir en temps d’une tempête, de la canicule ou d’un coup de froid, les inondations surprennent, la sécheresse aussi quoiqu’il soit admis que la météorologie est devenue science exacte à quatre ou cinq jours d’avance.

Les sorties de lycée font voir des garçons et des filles de pas quinze ans, qui mesurent un mètre quatre-ving-dix sous toise en moyenne.A soixante-dix ans on peut espérer vivre et vaillamment jusqu’à cent ans.

Il y a, dans les grandes villes, l’heure des jeunes, et celle des vieux. Tout ne semble fonctionner que selon une génération qui aurait aujourd’hui entre quarante et cinquante ans. Avant, on est à l’essai, ensuite on est en pré-retraite.



Les Européens produisent des films de genre, de mœurs, d’intimité, les Etats-Unis exportent de la catastrophe stellaire, du suspense à la Maison-Blanche et le Japon de la poésie, du rêve et les interrogations que seul porter l’imaginaire. Depuis le début des années 1960, il n’y a plus d’histoires sur les conséquences d’un conflit nucléaire.

Les Français, du moins leur armée d’appelés ou de carrière ont vécu les deux grandes guerres coloniales que furent celles de l’Indochine et de l’Algérie, comme des conflits psychologiques au cours desquels les résistants autochtones, longtemps assimilés – comme il se doit – à des terroristes, se montrèrent supérieurs en logique et en ténacité. L’O.A.S. crut possible de transposer en métropole la guerre psychologique avec ses méthodes telles que certains de nos officiers les avaient subies puis comprises. La réalité est qu’aucun conflit n’est transposable et surtout la répartition des rôles entre colonisateurs et colonisés, la France n’était pas la colonisatrice de ses ressortissants, elle l’était des populations hallogènes. Mais ce débat mental qui s’ajouta à celui plus classique des positions à tenir au Parlement et dans les arrières de l’opinion publique nationale, rendit l’étreinte bien plus intime, puisqu’il fut vite entendu que c’était de force d’âme qu’il serait de part et d’autre question au moment d’une inéluctable paix.

L’armée professionnelle a aujourd’hui un tel matériel individuel à faire mettre en œuvre que le soldat est un tueur instrumenté, travaillant quasiment en scaphandre et dépendant d’une multitude de correspondants, de servants et de guides. On conçoit que désormais – pour des raisons toutes concrètes – l’armée de conscription soit d’un tout autre ordre, mais pas forcément d’un passé révolu, elle est la cité mobilisée. Le caractère inhumain des récentes opérations de guerre à logistique américaine (guerre du Golfe, Kosovo, intervention en Irak) tient à ce que l’opinion domestique n’est qu’au spectacle, que l’on n’a guère à craindre que des accidents du travail et que l’ennemi est plus spirituel que physique, il est nié en tant qu’individualité humaine, d’ailleurs on ne tient pas la statistique des morts chez l’ennemi. 

Deux silhouettes depuis ma voiture. L’une marche, je ne la vois que de profil, le nez est aigu, le front droit, sensation de clarté qu’accentue le roux de la carnation, la jeune femme est une incarnation de la liberté et d’une certaine détermination à s’accomplir. L’autre est immobile, une pose lascive, quelques minutes plus loin, elle est brune, de grands yeux, sans doute pas mal faite mais qu’a-t-elle à donner, elle semble à la fois vide et indisponible, a-t-elle une personnalité. La vie par accident, la vie voulue et vécue.

Nombre d’écrivains ont aujourd’hui tendance à citer, au milieu de leur propre prose, ou à confectionner des florilège, comme s’il n’y avait plus de façon d’écrire qu’en « copier-coller », l’auteur n’étant que celui d’un choix, d’un discernement, d’une mise en page. Il n’aurait plus de fonds propre !

Ceux, pas seulement des religieux ou des femmes, qui ne prennent pas de copie de la lettre qu’ils envoient, ou de notes lors d’une réunion à laquelle ils participent. Ceux qui contemplent les mains dans les poches, ceux qui vont sans sac, ni serviette, ni cartable, de très jeunes filles, de grands spirituels, chacun en fonction, car dans la société prédatrice où nous vivons, la jeune fille remplit une fonction publicitaire et de déréglement des mœurs, à commencer par le regard, décisive, et le spirituel fermant une enveloppe après avoir médité ce qu’il avait à écrire plutôt que ce qu’il voulait écrire de son seul mouvement, est l’antithèse de ce narcissisme selon lequel on ne se donne que pour se voir autrement.

Le geste de la liturgie catholique contemporaine : échangez un signe de paix, des mains qui se tendent tandis que le regard est très explicitement détourné, ailleurs.

Se trouver, se marier, on est son propre objet, la forme réfléchie est-elle l’une des exceptionnalités des langues latines ? Se prendre pour s’emporter soi-même jusqu’au mariage. Se trouver comme si la recherche n’était le fait de personne, et que celle-ci, une quelconque n’apparaisse que selon qu’elle a été cherchée, qu’à la condition d’avoir été cherchée, désirée, attendue.

Le tutoiement de beaucoup de langues, notamment les slaves et l’arabe, qui traduisant une généralité à laquelle acquiesce l’interlocuteur, est le substitut propre de cette troisième personne indéterminée et de nombre singulier par convention, ou par situation de dialogue. La tournure française n’implique que des tiers, les tournures de ces langues mettent en communion active.


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