mardi 27 août 2013

2003 - depuis soixante ans - VI - en attendant d'en écrire la suite (2023 - depuis soixante dix ans)




VI








Ecrire mièvre, écrire illisible. Ecrire naturellement. Ecrire mou et faible. Montherlant, en journal quotidien, cela vient mou, comme s'il s'agissait d'une selle.

Ecrire d’après nature en guettant un bruit, en tâtant d’une couleur avec un mot puis un autre de préférence, en regardant un profil qui se laisse voir, tenter de décrire l’objet, le paysage, le visage ou se laisser emprisonner par l’impression que produisent cet objet, ce paysage, ce visage. Décrire une relation ou de l’extérieur peindre cette part de la réalité qui est choisie en sujet. Faiblesse de la langue française, car en l’occurrence objet et sujet sont synonimes, sujet de conversation, sujet d’une histoire, sujet d’une représentation plastique, objet de haine ou d’amour, objet exposé, objet d’une requête. C’est à quel sujet ? c’est sans objet.

De Gaulle écrivait ce qu’il dirait. De Gaulle a écrit ce qu’il avait fait. Valéry Giscard d’Estaing raconte qu’il a souffert et, en tome deux, finit par toucher, Georges Pompidou écrit posthume mais fait - là seulement -comprendre comment il put s’attacher de Gaulle pour longtemps. Socrate n’a rien écrit, Platon fait dialoguer Socrate et l’écrit. Les dialogues en genre littéraire, Michel Droit et encore de Gaulle. Valéry Giscard d’Estaing, sûr de son brio et de sa puissance pédagogique fait la rupture, il éblouit encore mais moyennant l’image et seulement dans l’instant, par écrit il ne retient pas, rend même flou ce qu'à l'oral il avait fixé. François Mitterrand et Jacques Chirac résistent à la transcription écrite de ce qu’ils ont improvisé mais le charme à l’oral n’y est pas. Michel Debré écrit ses entretiens avec le Général, puis avec Georges Pompidou, chacun en tant que président de la République, fonction qu’il eût voulu exercer dans un régime qui finalement lui convenait bien moins que le parlementarisme britannique qu’il admira et avait pensé qu’il le transposait en France par la Constitution de la Cinquième République ; il ressort de ces entretiens qu’il se sent supérieur en tactique et en stratégie à de Gaulle en 1968 et en 1969 et que Pompidou redoute son emprise sur le parti gaulliste ; l’on n’entend ni l’autre de ses deux grands interlocuteurs. Les notes prises par Claude Guy à Colombey-les-Deux-Eglises de Janvier 1946 à  Septembre 1949  valent le Mémorial de Sainte-Hélène, le dialogue est d’autant plus parlant, au sens littéral, quand il est restitué et non noté, mais la restitution suppose des notes, tout est dans les associations et le passage d’une idée ou d’un thème à d’autres. "Tenez, c'est pour vous", l'interpellait de Gaulle. Ce qui intéresse la mémoire, c’est de savoir comment le grand homme, le saint ou le criminel, toute femme pour un homme fonctionnent mentalement, comment cela s’enchaîne, pourquoi cela hésite ou ne se dit que partiellement.

Un livre se lit dans ses vingt premières pages, si je m’aperçois que je lis, c’est que je n’y suis plus ; au contraire, continuant sans m’en rendre compte, retrouvant au mot près le texte que j’ai dû quitter quelques instants ou quelques jours, j’ai trouvé un frère, une sœur, un esprit familier qui ne me quittera plus de toute ma vie à venir, et qui m’aide à recomposer ce passé où il n’était pas encore mais où surgissaient déjà les éléments du besoin qu’à le lire, j’ai assouvi. Ainsi, suis-je en compagnie d’Imre Kertész [1] et c’est dans le dialogue qu’il donne de deux adolescents, que je trouve le meilleur exposé que j’ai jamais lu ou entendu de la question juive, en tant qu’elle se pose comme différence ou comme exclusion infligées par des tiers à qui ne se sent aucune culpabilité ni particularité justifiant ce sort et ce regard. Le Hongrois écrit minutieusement, au sens littéral de ce mot, c’est-à-dire que chaque minute et chaque mouvement au physique ou au mental sont rendus, rien n’est omis, et la question arrive simplement parce qu’elle émane de l’une des protagonistes, et pas du tout celle que l’on attendait à cela. On a déjà appris le rythme et la dialectique lente, inexorable, intensément vécue de la vie qui commence d’être racontée, on est mûr pour ce qui n’est pas un message, mais tout simplement l’essentiel, le nœud horriblement simple de l’histoire qui moulinera tout. Le héros comprend quand il comprend, et comprend aussi qu’il ne comprend pas, il sait sa gêne dans la plupart des moments de sa journée, surtout si celle-ci est d’exception, et il la dit, en sorte que comme lui le lecteur a droit à l’erreur, tâtonne et en est réduit à adhérer à l’auteur, à le suivre. - Vingt premières pages… Ensuite, le livre se vit, l’état physique, le temps qui coule et qu’il fait indiffèrent, ce n’est ni dans l’espace ni dans le temps un voyage, c’est un déplacement de soi par rapport à soi, au-delà ou en-deçà de tout contentement, c’est la coincidence. Touché en soi, on est enfin à l’air libre et l’on y a quelqu’un avec qui l'on se sent en communauté de langage et d’idée. Il vaut mieux ne pas rencontrer un auteur. J’y mets un point d’interrogation. J’en ai rencontré si peu autrement que de lecture, précisément.

Christian Bobin et Emmanuèle Bernheim frappent le tambour autrement. Il y eut dans les années 1950 et 1960, lancée par Françoise Sagan, popularisant la manière de L’invitée, la vogue et la technique de courts romans, qui faisaient plaisir et qui n’avaient que cette ambition, il en ressortait par contagion l’ambiance d’une époque et déjà l’énoncé d’échelles de valeurs, plutôt négatives et d’un hédonisme immédiat. Les années 1990 consacrent un autre genre, celui de la compassion qu’on déguste dans le métro., dans les embouteillages, en célibataires qui ont le mal d’amour et la solitude irrémédiable, il y a une intrigue et la pirouette finale. A l’instar du cinéma français, intimiste, jouable sur une scène de théâtre, le paysage n’est que d’appartement et les trois unités de l’art classique sont respectées ou plagiées. La sensation de bonheur est moins païenne qu’en achevant Bonjour tristesse ou d’une autre, Le repos du guerrier, on peut croire à quelque amour grâce auquel au lieu de ne mettre qu’un couvert on en mettra deux, autant que d’oreillers en tête de lit. Sylvie Germain et Paulo Coelho ont ceci de commun, qu’ils transcrivent la Bible, sans audace, mais tranquillement et de plain-pied, Elie chez le Brésilien et Tobie, Raphaël et le chien chez la Saintongeaise. Une époque sans chronologie ni datation où je n’évolue pas pour autant dans le spirituel, ce sont des contes. Il n’y a pas le drame, et la grandeur – douce – est parfois… petite.

Quoique dans l’exercice de sa charge, Valéry Giscard d’Estaing, à la télévision, dissertait – prédécesseur en critique littéraire de l’actuel ministre des Affaires étrangères – sur le pays cauchois et Gustave Flaubert. J’ai préféré parce que c’était manifestement lu et apprécié, sans fiches de lecture ni références aux encyclopédies et aux études, François Mitterrand dont on a su qu’il lisait Une vie bouleversée d’Hilvesum, Le choix de Sophie de Williman Styron et qu’il se documentait et se faisait entretenir à propos de la mort. Le goût des livres, chez un bouquiniste, j’ai trouvé une bonne centaine de livres dédicacés à un ancien Premier ministre de vif renom et vendus par ses enfants depuis sa mort, à peu près au kilog. La force des livres. La Tchécoslovaquie est grande, parce que bien moindre que l’Allemagne et en capillarité avec l’Autriche dont elle était toute l’industrie et une bonne partie des arts plastiques et de la musique, elle est en situation de lui résister militairement et économiquement, à condition qu’on ne la désarme pas, comme en 1938 ou qu’on ne la laisse pas sans alternative aux rachats et privatisations pour l’essentiel desquelles la France notamment ne sut pas soumissionner. Mais elle est grande surtout par son génie du dessin animé, par ses jeux de marionnettes, par ses constructions en bois pour enfants, par sa bijouterie et sa verrerie, et plus encore parce que la dictature y fut défiée des manières les plus aigues. Grande de tête et pensant juste. Jusqu’au bout. Où ailleurs qu’à Prague se suicida-t-on par le feu, hormis les bonzes de Saïgon ? mais l’Asie et la guerre du Viet Nam ont pu paraître un autre monde, quoique contemporain de celui de Ian Palac. Un syndicaliste à la tête de la Pologne, un repenti à la tête de la Roumanie, un ex-roi en Bulgarie, soit, cela ne produit aucune grandeur, mais un littérateur, homme de théâtre président de la nouvelle République à Prague, et en exil parisien Milan Kundera ont prolongé l’exemplarité du pays : Mazaryk se défenestrant, Dubeck dont Svoboda, au nom magnifique dans sa langue, arrache la vie aux Soviétiques, heur que n’eût pas le Hongrois Imre Nagy. Paris, pour combien de temps encore, faisant estrade, porte-voix et matrice pour la littérature des bannis ; l’Espagne républicaine y avait envoyé Miguel del Castillo et Jorge Semprun. Cette simple gloire d’autres pays, montre ce qu’est une littérature engagée, dangereuse et convaincue, et ce que devient une véritable autorité morale. La littérature et la philosophie françaises sont-elles, ces années-ci, « nobélisables » ? Qui sait écrire, non sur notre mal ou à propos de nos éphémérides, mais sur notre essence en voie de se dissiper, parce qu’il y a courant d’air ?

Il y a eu Trafic et Mon oncle, puis la prophétie, juste avant 1968, de Playtime : Jacques Tatie s’était acquis de l’autorité dans la dérision et le roman de mœurs par Les vacances si connues, mais depuis qui ose notre satire ? Qui nous décrit, à la manière dont Jorge Amado a su montrer le nord-est brésilien ? Qui dit les sentiments à la française comme Stefan Zweig sut dire ceux d’une époque qui avait été universaliste et que l’antisémitisme d’Etat rendit, soudainement et silencieusement obsolète ? L’Allemagne a su faire repentance, elle sait refuser la guerre, elle a connu les bombardements, elle se construit une capitale, ses hebdomadaires ne titrent pas sur le palmarès des écoles, des hôpitaux ni sur les salaires comparés des cadres. L’opposition à Tony Blair au sein du Labour est d’une cohérence que n’approche aucun des deux grands partis de droite et de gauche en France. Outre-Rhin et outre-Manche, la sensation est d’un souffle possible. Romano Prodi, en Sorbonne, devant un parterre de jeunes, le grand amphithéâtre, fut pilonné de questions par les rejetons de l’immigration italienne des années 1900 aux années 1930 : Silvio Berlusconi, bien entendu et qu’il était impensable qu’il condamnât, mais l’exigence d’une imagination et d’une volonté européennes, auxquelles il ne sut pas répondre. La salle acceptait d’avance un service « national européen » pour la jeune classe… Qui va dire la France ? Sans une littérature, un cinéma, une politique qui la montre à elle-même, comment une nation en profonde mûe physiologique, sociale et économique peut-elle se reconnaître ? La mythomanie républicaine a conduit au 21 Avril 2002, le son creux des mots sauf quand ce sont les lycéens qui les clament.

Les lettres que Fiévée [2], journaliste de quelque perspicacité pendant la Révolution, à presque chaque heure de celle-ci, adresse d’homme à homme à Napoléon Bonaparte et pour sa lecture seule, pendant tout le règne. Ce que l’on pense et  que l’on ne dit pas. Ecrire directement. Nos rois et les présidents de la Cinquième République jusqu’en 1995 lisaient et répondaient.

On peut dire qu’il n’y a plus de livres classiques en France par la même raison qu’il n’y a plus de grammaire française depuis que tout le monde en fait. (…) On a soulevé beaucoup de discussions sur les avantages et les inconvénients de l’éducation publique et de l’éducation privée, sans réfléchir que la solution de ce grand problème ne peut être générale, puisqu’elle appartient à chaque père de famille, selon ses idées et sa fortune ; mais, pour un gouvernement il y a plus qu’un problème à résoudre, l’éducation publique étant un besoin de la société devient pour lui un devoir.[3] Novembre 1802

Les conseillers du roi ne doivent écrire et suggérer que selon deux moments du temps, le passé et l’avenir. Le présent est l’instant de la décision, il n’appartient qu’à celui qui est conseillé. Le thème des cheminements proposés est le bien commun, et non la sûreté personnelle ou la popularité de celui qui règne. Vergennes commençait ainsi ses lettres à Louis XVI, précieuses puisqu’elles étaient serrées dans « l’armoire de fer » : Il est de la sagesse du roi… il ne serait pas de la sagesse du roi. Les personnes s’effaçaient devant la fonction, y compris le titulaire par hérédité de la plus haute.

Tout problème non résolu continue de se présenter indéfiniment en politique – comme à celui qui s’essaie à écrire et bute sur un préalable de grammaire ou de tournure de sa phrase. Ce devrait être une raison suffisante pour décider, ainsi de de Gaulle à Jacques Chirac, de 1996 à 2003, et du Viet-Nam à l’Irak : pour que la Communauté économique des Six soit durable et pour qu’elle puisse aller en se développant, la coopération politique des Etats qui en sont membres est à coup sûr indispensable. Or, nous n’avons cessé de proposer qu’une telle coopération s’organise progressivement, à la seule condition qu’elle vise à définir et à suivre une politique qui soit européenne, et non point à se conformer par principe et nécessairement à une politique qui ne l’est pas (…) Du reste, même si un jour le groupement économique des Six est complété par leur concert politique, rien encore ne sera fait de valable ni de solide, pour ce qui est de l’Europe, tant que ses peuples de l’Ouest et ses peuples de l’Est ne se seront pas accordés. En particulier, la solution d’un problème aussi grave que celui du destin de l’Allemagne n’est pas concevable autrement. Quant au développement et au rayonnement de notre continent, actuellement contrariés par sa division, quel essor prendraient-ils dans l’union ! [4]



[1] - Etre sans destin, éd. Actes Sud – dépôt légal Janvier 1998 – rééd. Octobre 2002 – prix Nobel de littérature

[2] - Correspondance et relations de J. Fiévée avec Bonaparte, premier consul et empereur pendant onze années (1802 à 1813) – publié par l’auteur – 1836 – trois vol. – mon exemplaire est censé avoir appartenu à Stendhal parent de Fiévée par alliance des familles Thiboust et Collomb

[3] - Fiévée, tome I – p. 43

[4] - conférence de presse donnée par le Général de Gaulle le 28 Octobre 1966

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