VI
Ecrire mièvre, écrire illisible. Ecrire naturellement. Ecrire mou et
faible. Montherlant, en journal quotidien, cela
vient mou, comme s'il s'agissait d'une selle.
Ecrire d’après nature en guettant un bruit, en tâtant d’une couleur
avec un mot puis un autre de préférence, en regardant un profil qui se laisse
voir, tenter de décrire l’objet, le paysage, le visage ou se laisser
emprisonner par l’impression que produisent cet objet, ce paysage, ce visage.
Décrire une relation ou de l’extérieur peindre cette part de la réalité qui est
choisie en sujet. Faiblesse de la langue française, car en l’occurrence objet
et sujet sont synonimes, sujet de conversation, sujet d’une histoire, sujet
d’une représentation plastique, objet de haine ou d’amour, objet exposé, objet
d’une requête. C’est à quel sujet ? c’est sans objet.
De Gaulle écrivait ce qu’il dirait. De Gaulle a
écrit ce qu’il avait fait. Valéry Giscard d’Estaing raconte qu’il a souffert
et, en tome deux, finit par toucher, Georges Pompidou écrit posthume mais fait
- là seulement -comprendre comment il put s’attacher de Gaulle pour longtemps.
Socrate n’a rien écrit, Platon fait dialoguer Socrate et l’écrit. Les dialogues
en genre littéraire, Michel Droit et encore de Gaulle. Valéry Giscard
d’Estaing, sûr de son brio et de sa puissance pédagogique fait la rupture, il
éblouit encore mais moyennant l’image et seulement dans l’instant, par écrit il
ne retient pas, rend même flou ce qu'à l'oral il avait fixé. François
Mitterrand et Jacques Chirac résistent à la transcription écrite de ce qu’ils
ont improvisé mais le charme à l’oral n’y est pas. Michel Debré écrit ses
entretiens avec le Général, puis avec Georges Pompidou, chacun en tant que
président de la République, fonction qu’il eût voulu exercer dans un régime qui
finalement lui convenait bien moins que le parlementarisme britannique qu’il
admira et avait pensé qu’il le transposait en France par la Constitution de la
Cinquième République ; il ressort de ces entretiens qu’il se sent
supérieur en tactique et en stratégie à de Gaulle en 1968 et en 1969 et que
Pompidou redoute son emprise sur le parti gaulliste ; l’on n’entend ni
l’autre de ses deux grands interlocuteurs. Les notes prises par Claude Guy à
Colombey-les-Deux-Eglises de Janvier 1946 à
Septembre 1949 valent le Mémorial
de Sainte-Hélène, le dialogue est d’autant plus parlant, au sens littéral,
quand il est restitué et non noté, mais la restitution suppose des notes, tout
est dans les associations et le passage d’une idée ou d’un thème à d’autres.
"Tenez, c'est pour vous", l'interpellait de Gaulle. Ce qui intéresse
la mémoire, c’est de savoir comment le grand homme, le saint ou le criminel,
toute femme pour un homme fonctionnent mentalement, comment cela s’enchaîne,
pourquoi cela hésite ou ne se dit que partiellement.
Un livre se lit dans ses vingt premières pages, si je m’aperçois que je
lis, c’est que je n’y suis plus ; au contraire, continuant sans m’en
rendre compte, retrouvant au mot près le texte que j’ai dû quitter quelques
instants ou quelques jours, j’ai trouvé un frère, une sœur, un esprit familier
qui ne me quittera plus de toute ma vie à venir, et qui m’aide à recomposer ce
passé où il n’était pas encore mais où surgissaient déjà les éléments du besoin
qu’à le lire, j’ai assouvi. Ainsi, suis-je en compagnie d’Imre Kertész [1] et
c’est dans le dialogue qu’il donne de deux adolescents, que je trouve le
meilleur exposé que j’ai jamais lu ou entendu de la question juive, en tant
qu’elle se pose comme différence ou comme exclusion infligées par des tiers à
qui ne se sent aucune culpabilité ni particularité justifiant ce sort et ce
regard. Le Hongrois écrit minutieusement, au sens littéral de ce mot,
c’est-à-dire que chaque minute et chaque mouvement au physique ou au mental
sont rendus, rien n’est omis, et la question arrive simplement parce qu’elle
émane de l’une des protagonistes, et pas du tout celle que l’on attendait à cela.
On a déjà appris le rythme et la dialectique lente, inexorable, intensément
vécue de la vie qui commence d’être racontée, on est mûr pour ce qui n’est pas
un message, mais tout simplement l’essentiel, le nœud horriblement simple de
l’histoire qui moulinera tout. Le héros comprend quand il comprend, et comprend
aussi qu’il ne comprend pas, il sait sa gêne dans la plupart des moments de sa
journée, surtout si celle-ci est d’exception, et il la dit, en sorte que comme
lui le lecteur a droit à l’erreur, tâtonne et en est réduit à adhérer à
l’auteur, à le suivre. - Vingt premières pages… Ensuite, le livre se vit,
l’état physique, le temps qui coule et qu’il fait indiffèrent, ce n’est ni dans
l’espace ni dans le temps un voyage, c’est un déplacement de soi par rapport à
soi, au-delà ou en-deçà de tout contentement, c’est la coincidence. Touché en
soi, on est enfin à l’air libre et l’on y a quelqu’un avec qui l'on se sent en
communauté de langage et d’idée. Il vaut mieux ne pas rencontrer un auteur. J’y
mets un point d’interrogation. J’en ai rencontré si peu autrement que de
lecture, précisément.
Christian Bobin et
Emmanuèle Bernheim frappent le tambour autrement. Il y eut dans les années 1950
et 1960, lancée par Françoise Sagan, popularisant la manière de L’invitée, la vogue et la technique de
courts romans, qui faisaient plaisir et qui n’avaient que cette ambition, il en
ressortait par contagion l’ambiance d’une époque et déjà l’énoncé d’échelles de
valeurs, plutôt négatives et d’un hédonisme immédiat. Les années 1990
consacrent un autre genre, celui de la compassion qu’on déguste dans le métro.,
dans les embouteillages, en célibataires qui ont le mal d’amour et la solitude
irrémédiable, il y a une intrigue et la pirouette finale. A l’instar du cinéma
français, intimiste, jouable sur une scène de théâtre, le paysage n’est que
d’appartement et les trois unités de l’art classique sont respectées ou
plagiées. La sensation de bonheur est moins païenne qu’en achevant Bonjour tristesse ou d’une autre, Le repos du guerrier, on peut croire à
quelque amour grâce auquel au lieu de ne mettre qu’un couvert on en mettra
deux, autant que d’oreillers en tête de lit. Sylvie Germain et Paulo Coelho ont
ceci de commun, qu’ils transcrivent la Bible, sans audace, mais tranquillement
et de plain-pied, Elie chez le Brésilien et Tobie, Raphaël et le chien chez la
Saintongeaise. Une époque sans chronologie ni datation où je n’évolue pas pour
autant dans le spirituel, ce sont des contes. Il n’y a pas le drame, et la
grandeur – douce – est parfois… petite.
Quoique dans l’exercice
de sa charge, Valéry Giscard d’Estaing, à la télévision, dissertait –
prédécesseur en critique littéraire de l’actuel ministre des Affaires
étrangères – sur le pays cauchois et Gustave Flaubert. J’ai préféré parce que
c’était manifestement lu et apprécié, sans fiches de lecture ni références aux
encyclopédies et aux études, François Mitterrand dont on a su qu’il lisait Une vie bouleversée d’Hilvesum, Le choix de Sophie de Williman Styron et
qu’il se documentait et se faisait entretenir à propos de la mort. Le goût des
livres, chez un bouquiniste, j’ai trouvé une bonne centaine de livres dédicacés
à un ancien Premier ministre de vif renom et vendus par ses enfants depuis sa
mort, à peu près au kilog. La force des livres. La Tchécoslovaquie est grande,
parce que bien moindre que l’Allemagne et en capillarité avec l’Autriche dont
elle était toute l’industrie et une bonne partie des arts plastiques et de la
musique, elle est en situation de lui résister militairement et économiquement,
à condition qu’on ne la désarme pas, comme en 1938 ou qu’on ne la laisse pas
sans alternative aux rachats et privatisations pour l’essentiel desquelles la
France notamment ne sut pas soumissionner. Mais elle est grande surtout par son
génie du dessin animé, par ses jeux de marionnettes, par ses constructions en
bois pour enfants, par sa bijouterie et sa verrerie, et plus encore parce que
la dictature y fut défiée des manières les plus aigues. Grande de tête et
pensant juste. Jusqu’au bout. Où ailleurs qu’à Prague se suicida-t-on par le
feu, hormis les bonzes de Saïgon ? mais l’Asie et la guerre du Viet Nam
ont pu paraître un autre monde, quoique contemporain de celui de Ian Palac. Un
syndicaliste à la tête de la Pologne, un repenti à la tête de la Roumanie, un
ex-roi en Bulgarie, soit, cela ne produit aucune grandeur, mais un littérateur,
homme de théâtre président de la nouvelle République à Prague, et en exil
parisien Milan Kundera ont prolongé l’exemplarité du pays : Mazaryk se
défenestrant, Dubeck dont Svoboda, au nom magnifique dans sa langue, arrache la
vie aux Soviétiques, heur que n’eût pas le Hongrois Imre Nagy. Paris, pour
combien de temps encore, faisant estrade, porte-voix et matrice pour la
littérature des bannis ; l’Espagne républicaine y avait envoyé Miguel del
Castillo et Jorge Semprun. Cette simple gloire d’autres pays, montre ce qu’est
une littérature engagée, dangereuse et convaincue, et ce que devient une
véritable autorité morale. La littérature et la philosophie françaises
sont-elles, ces années-ci, « nobélisables » ? Qui sait écrire,
non sur notre mal ou à propos de nos éphémérides, mais sur notre essence en
voie de se dissiper, parce qu’il y a courant d’air ?
Il y a eu Trafic et Mon oncle, puis la prophétie, juste avant 1968, de Playtime : Jacques Tatie s’était acquis
de l’autorité dans la dérision et le roman de mœurs par Les vacances si connues, mais depuis qui ose notre satire ?
Qui nous décrit, à la manière dont Jorge Amado a su montrer le nord-est
brésilien ? Qui dit les sentiments à la française comme Stefan Zweig sut
dire ceux d’une époque qui avait été universaliste et que l’antisémitisme
d’Etat rendit, soudainement et silencieusement obsolète ? L’Allemagne a su
faire repentance, elle sait refuser la guerre, elle a connu les bombardements,
elle se construit une capitale, ses hebdomadaires ne titrent pas sur le
palmarès des écoles, des hôpitaux ni sur les salaires comparés des cadres.
L’opposition à Tony Blair au sein du Labour
est d’une cohérence que n’approche aucun des deux grands partis de droite
et de gauche en France. Outre-Rhin et outre-Manche, la sensation est d’un
souffle possible. Romano Prodi, en Sorbonne, devant un parterre de jeunes, le
grand amphithéâtre, fut pilonné de questions par les rejetons de l’immigration
italienne des années 1900 aux années 1930 : Silvio Berlusconi, bien
entendu et qu’il était impensable qu’il condamnât, mais l’exigence d’une
imagination et d’une volonté européennes, auxquelles il ne sut pas répondre. La
salle acceptait d’avance un service « national européen » pour la
jeune classe… Qui va dire la France ? Sans une littérature, un cinéma, une
politique qui la montre à elle-même, comment une nation en profonde mûe
physiologique, sociale et économique peut-elle se reconnaître ? La mythomanie
républicaine a conduit au 21 Avril 2002, le son creux des mots sauf quand ce
sont les lycéens qui les clament.
Les lettres que Fiévée [2],
journaliste de quelque perspicacité pendant la Révolution, à presque chaque
heure de celle-ci, adresse d’homme à homme à Napoléon Bonaparte et pour sa
lecture seule, pendant tout le règne. Ce que l’on pense et que l’on ne dit pas. Ecrire directement. Nos
rois et les présidents de la Cinquième République jusqu’en 1995 lisaient et
répondaient.
On peut dire qu’il n’y a plus de livres classiques en France par la
même raison qu’il n’y a plus de grammaire française depuis que tout le monde en
fait. (…) On a soulevé beaucoup de
discussions sur les avantages et les inconvénients de l’éducation publique et
de l’éducation privée, sans réfléchir que la solution de ce grand problème ne
peut être générale, puisqu’elle appartient à chaque père de famille, selon ses
idées et sa fortune ; mais, pour un gouvernement il y a plus qu’un
problème à résoudre, l’éducation publique étant un besoin de la société devient
pour lui un devoir.[3]
Novembre 1802
Les conseillers du roi ne
doivent écrire et suggérer que selon deux moments du temps, le passé et
l’avenir. Le présent est l’instant de la décision, il n’appartient qu’à celui
qui est conseillé. Le thème des cheminements proposés est le bien commun, et
non la sûreté personnelle ou la popularité de celui qui règne. Vergennes
commençait ainsi ses lettres à Louis XVI, précieuses puisqu’elles étaient
serrées dans « l’armoire de fer » : Il est de la sagesse du roi… il ne serait pas de la sagesse du roi. Les
personnes s’effaçaient devant la fonction, y compris le titulaire par hérédité
de la plus haute.
Tout problème non résolu
continue de se présenter indéfiniment en politique – comme à celui qui s’essaie
à écrire et bute sur un préalable de grammaire ou de tournure de sa phrase. Ce
devrait être une raison suffisante pour décider, ainsi de de Gaulle à Jacques
Chirac, de 1996 à 2003, et du Viet-Nam à l’Irak : pour que la Communauté économique des Six soit durable et pour qu’elle
puisse aller en se développant, la coopération politique des Etats qui en sont
membres est à coup sûr indispensable. Or, nous n’avons cessé de proposer qu’une
telle coopération s’organise progressivement, à la seule condition qu’elle vise
à définir et à suivre une politique qui soit européenne, et non point à se
conformer par principe et nécessairement à une politique qui ne l’est pas (…)
Du reste, même si un jour le groupement
économique des Six est complété par leur concert politique, rien encore ne sera
fait de valable ni de solide, pour ce qui est de l’Europe, tant que ses peuples
de l’Ouest et ses peuples de l’Est ne se seront pas accordés. En particulier,
la solution d’un problème aussi grave que celui du destin de l’Allemagne n’est
pas concevable autrement. Quant au développement et au rayonnement de notre
continent, actuellement contrariés par sa division, quel essor prendraient-ils
dans l’union ! [4]
[1] - Etre sans destin, éd. Actes Sud – dépôt légal Janvier 1998 – rééd.
Octobre 2002 – prix Nobel de littérature
[2] - Correspondance et
relations de J. Fiévée avec Bonaparte, premier consul et empereur pendant onze
années (1802 à 1813) – publié par l’auteur – 1836 – trois vol. –
mon exemplaire est censé avoir appartenu à Stendhal parent de Fiévée par
alliance des familles Thiboust et Collomb
[3] - Fiévée, tome I – p. 43
[4] - conférence de presse
donnée par le Général de Gaulle le 28 Octobre 1966
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