dimanche 29 septembre 2013

version de démarrage - été 1997 ... L'impossible est votre vie cf. feuilleton du début de cet été : version 2000-2001


 
 
 
 
 
 
 
 
 
                     DISGRACE
 
 
 
 
                  Un jour ordinaire. Votre vie n'est pas ordinaire, c'est la vôtre elle grouille de projets, d'insatisfactions, de joies. Vous êtes friand de rencontres, vous parlez facilement avec des gens, des inconnus, ou des familiers que vous avez le don de mettre, un moment, le temps qu'il fait, en confiance. Ils parlent, on vous parle. On vous trouve du charme, vous savez écoûter, vous regardez, des oeuvres d'art mais aussi les passants dans la rue, de l'autre côté des portières de voiture, vous imaginez des intérieurs, des chambres sous les toits, des appartements, rien qu'à voir des immeubles, une lampe le soir, une fenêtre sombre, et vous imaginez aussi la suite de la journée pour cette adolescente qui traverse, en courant, hors du passage protégé. Va-t-elle retrouver un amant, en fuit-elle un, va-t-elle à un cours ? Votre existence est banale. Vous ne vous épanouissez pas au travail, mais vous n'y êtes pas amoindri. Vous attendez autre chose, vous guettez des visages, pas vraiment des opportunités. Vous pensez que la suite sera conforme, enfin, à ce que vous attendiez de la vie durant votre adolescence. Vous admettez que vous n'êtes jamais sorti de votre adolescence. Vous dites que la plupart des humains sont ainsi, la face au jour, au bureau, dans les transports en commun, une préservation de l'anonymat qui couvre mieux l'idendité. On fait semblant d'être adultes, de connaître et de respecter les règles du jeu, celles de la société, est-ce un jeu ? Question oiseuse. Les organigrammes, les feuilles de paie, les droits à congé, les retenues diverses sur le salaire sont codifiés, les mêmes pour tous. Vous êtes un parmi tous, exceptionnel pour quelques-uns qui vous détestent sans vous connaître, qui vous aiment en vous connaissant à peine mieux. La société n'est pas un jeu de miroirs. On s'y voit rarement. Vous ne vous y regardez pas, vous dites qu'elle ne vous ressemble pas, que vous n'y êtes pas ressemblant. Vous êtes ce que vous n'êtes pas, votre place dans la société, votre emploi, votre fonction, votre curriculum vitae, vous dites qu'ils ne vous décrivent pas. Vous ne souhaitez pas être décrit, et vous commencez à ne plus souhaiter être ni apprécié, ni aimé. Simplement accepté. Votre vie est ailleurs, elle est intérieure, vous n'êtes pas de ceux qui murmurent sans cesse un dialogue intime, mais vos joies sont rarement des moments d'amour-propre, de reconnaissance sociale, d'augmentation de grades ou d'échelons, elles sont intérieures, le souvenir y apporte beaucoup, situe presque tout ce que vous vivez dans une litanie où l'analogue pèse de plus en plus. Les promotions, les mutations professionnelles, les rencontres d'amour, de paroles, de corps, de regards, une expérience religieuse intermittente mais sans qu'une certaine foi, une habitude métaphysique, de l'optimisme vous aient jamais quitté, voilà probablement ce qui rythme votre existence mais ne la remplit pas. Vous ne savez ni vous définir ni vous situer, vous êtes embarrassé quand il vous est demandé : que cherchez-vous ? Vous n'apercevez pas aussitôt que vous n'attendez rien, mais quelqu'un ? Vous-même, enfin au seuil d'un commencement, au début d'un accomplissement dont vous croyez qu'il est toujours retardé par votre distraction autant que par celle des circonstances ? Ou autrui ? Qui est plus étranger et plus intime à nous-mêmes que Dieu ? Ce n'est pas une réponse, donc.
 
                  Vous vous sentez exceptionnel, donc comme tout le monde. Sans âge, de visage que pour les habituels, les quelques cinquante personnes, de la plus indifférente à la plus chère, que chaque jour, au maximum, on cotoie de près de loin. Evidemment, des réflexes de génération, une génération culturelle, une structuration personnelle de ce que vous avez vêcu au jour le jour de l'histoire de votre pays, du pays ; les livres et l'actualité y ajoutent peu ; réflexes et structuration qui vous signifient un écart, une différence quand la rencontre est de désir, c'est-à-dire quand l'autre vous importe, que son opinion a charge et résonnance pour vous. Peut-être guettez-vous une main, pour - à son dos - y poser la vôtre, un coeur, une intelligence ? Vous avez expérimenté déjà qu'entre hommes, chacun occupant sa fonction, on se livre peu. Danger ? Inappétence. On connaît le dossier dit personnel de l'autre, la curiosité, et vous en avez, ce qui vous distingue assez mais ne vous pose guère pour beaucoup de vos collègues ou anciens condisciples, ne vous montrerait que les réactions de votre vis-à-vis, du nouveau venu face aux questions. Celles-ci seraient banales, mais le fait même des questions inusuel. Comment réagirait-il cet autre ? Une vue sur la société, un regret amoureux, une manie, un goût, tout ce qui ne se met guère en fiches, mais qui caractérise, qui rend intéressant. On ne s'ennuie pas avec vous. Puisque vous écoûtez, dès que vous avez suscité. Pas d'interrogation en retour. Etes-vous si transparent, votre regard est-il si parlant qu'on sache tout de vous, implicitement ? Vous seriez donc, à l'état naturel, en déséquilibre, quoique vous ne fassiez, n'attendiez rien d'étrange ni d'original. Vous vérifiez que le vocabulaire s'appauvrit, que vous ne savez plus exprimer ce que vous souhaitez, ce que vous souhaiteriez, si... Mais les conditions, les circonstances, vous ne savez pas non plus les définir. Marchez-vous à côté de la vie, de votre vie ? Vous affectionnez le mot de vocation, vous jugez que nous nous ennuyons au travail, que le bonheur est en heures supplémentaires, toujours dérobé aux habitudes et à l'enlacement des horaires, des convenances, des jours avec et des jours sans.
 
                  Vous avez réussi, vous passez pour avoir réussi. Vos fonctions sont intéressantes, enviées, en vue. Vous n'êtes ni notoire ni inconnu. Ni vraiment jeune, ni déjà sur la pente déclive. Vous êtes jalousé parce que vous paraissez libre. Sans doute, un culot relatif, vous n'y tenez pas quand vous avez résolu de séduire, de conquérir, vous êtes tenace et enveloppant, vous avez de la ressource, vous pratiquez le boutoir. Vos entreprises cependant n'ont jamais été sensationnelles. Votre carrière rattrape périodiquement des périodes de ralentissement. La faveur et la disgrâce, vous savez. Professionnellement, vous n'êtes technicien de rien et le paradoxe veut que votre métier s'exerce avec une routine qu'on peut, à son choix, agrémenter d'une personnalité forte, bigarrée même, ou laisser nue. Vous ne vous maîtrisez guère, vous en cachez ni vos estimes ni vos dédains ; en réunions, vous changez les dynamiques du groupe, mais pas les rapports de force, et cela n'illusionne que vous. Vous comprenez très vite et avec personnalité ce que vous saurez restituer avec brio, mais vous comprenez aussi que le brio - notre défaut national - nuit et détruit, non l'adversaire, mais vous. Les résultats sont une addition, jamais un renversement ou un hasard. Peut-être, n'êtes-vous pas très fiable, au jugement de votre employeur, et aussi dans l'esprit des femmes que vous avez arrêtées, retenues de coeur, et qui vous ont laissé, l'esprit gagne toujours dans les relations humaines. On raisonne, vous raisonnez peu. Vous êtes remplacé, vous gardez mémoire. Vous n'êtes pas traité comme vous traitez. Vous plaidez l'exception. peut-être dérangez-vous ? Qu'on parle de vous, vous gêne. Vous entrendre expliqué, exposé à vous-même - on vous met facilement à nu, vous ne vous défendez pas, vous ne rétorquez pas, vous ne blessez que par inadvertance ou par oubli, on vous dit que c'est pire - oui, cela vous gêne. Vous êtes pudique.
 
                  Vous ne savez pas que tout cela, c'était hier. Un portrait nuancé, un bilan éludé, la liberté de poursuivre. Sans payer. Soudain, votre dette va vous être montrée, chiffrée. Vous croirez au lendemain, au futur auquel on fait appel du jour présent. Vous connaissez vos capacités de retournement, de redressement, d'enveloppement, de séduction. L'organisation à laquelle vous appartenez a ses arcanes, sa logique certes, ses chefs et ses cooptations ; elle n'a pas de tabou, elle a de l'orgueil et de la tolérance, vous lui devez des décennies - déjà, des décennies - d'une sorte de fidélité réciproque, parfois bougonne, mais loyale. Vous lui devez qu'elle ne vous a pas nui. Votre originalité a été tolérée, vous avez été prodigue, dans quelques occurences vous avez vraiment été utile, personnellement. Cela s'est su et dit. A d'autres, vous avez eu la chance que les détracteurs et les jaloux durent peu dans une situation où ils auraient pu vous mettre à mal. Au fond, tout cela vous est demeuré extérieur. De même que l'argent vous coulait des mains, que les années se succédaient sans que vous ayez jamais l'obligation de prévoir la suivante, vous respiriez un air sur mesure. Cela ne vous allait pas mal. Considérés rétrospectivement, vos soucis étaient nuls, ce qui vous avait accaparé, occupé, inquiété parfois étaient la contradiction du moment. Tout ce qui vous arrivait, il avait semblé jusqu'à présent que vous l'aviez machiné : souffrance et bonheur faisaient somme, à peine des différences.
 
                  C'était hier, mais demain sera comme hier. Aujourd'hui, vous recevez improviste, tellement improviste que vous lisez, relisez plusieurs fois par minutes, puis à chaque heure ces quelques lignes. Banales, anodines, si simples. Il n'y a rien de personnel, pas même votre, c'est votre fonction qui est visée, donc incidemment votre emploi. Vous êtes remplacé. Voilà, vous êtes remplacé. Quelqu'un est nommé pour vous succéder, pour être à votre place. Voilà. Cela n'a rien d'original, c'est courant dans ce métier. L'affectation suivante, on l'apprend ensuite un peu plus tard, on a le temps, et d'un trapèze à l'autre. C'est courant. Vous sentez cependant que ce qu'il vous arrive est personnel. Très personnel. Vraiment personnel. Relire l'avis par lequel vous êtes prié de préparer - par le vide - la place au successeur ne vous apprend rien, c'est une intuition. Vous saviez que les temps venaient où il faudrait changer d'affectation, où cela serait avantageux, en tout cas les propositions qui vous seraient faites, pluriel ou singulier, avec ou sans délai, mesureraient votre réussite dans ce que vous êtes chargé d'accomplir, de faire, là où vous êtes. La fonction vous allait comme si vous l'aviez toujours exercé, de naissance. Elle n'était sans doute pas votre vocation, niveau trop intermédiaire, ou orientation encore trop peu personnalisée. Mais vous avez aimé cette fonction. Depuis ce matin, depuis que le papier, que vous gardez plié dans une poche, remettez dans l'autre, classez dans votres erviette, reprenez, voici que vous parlez de cette fonction au passé. Vous avez l'intuition que rien ne vous sera proposé, qu'il n'y aura pour vous aucune succession dans un emploi, un poste équivalent. Vous ne saisissez pas ce que cela implique. Inquiet ? Non. Ce qui se finit est concret, charnel, vous allez des gens, des lieux, des habitudes. Ce n'est pas exactement demain, mais ce n'est pas selon vos convenances. Vous êtes seul à savoir, seul avec celui qui vous a porté le papier. Vous n'avez pas mal réagi. Impassible. Vous avez donné l'impression - convenable - que vous n'étiez ni surpris ni gêné, mais cependant celle de vous y être attendu. Vous n'avez rien changé de vos projets et programmes du moment. Votre plus proche collaborateur, au moins en terme de confiance, va bientôt vous presser pour votre confort personnel, dans l'intérêt du service, d'annoncer la nouvelle. Vous vous y prenez vraiment bien. Votre départ est une chance. Bien entendu, une chance pour vous, mais ce n'est pas à dire. Vos mérites sont si connus, au moins de vos collaborateurs, sous-ordres, partenaires, visiteurs : quelle flatteuse rumeur, du moins celle qui vous revient ! Une chance pour tous, pour le service, pour le travail. Une mission a été accomplie, qu'on y mette fin en haut lieu c'est signe d'appréciation. C'est évident. ceux qui restent rebondiront, veilleront à ce que l'acquis demeure. On assure de partout que vous ne serez pas remplacé ni dans les coeurs ni dans la manière dont vous procédiez. C'est à un irremplaçable que l'on va succéder. L'avenir a commencé ce matin, vous ne le préparez pas, vous n'avez jamais été entraîné, forcé à la prévision. Vos découverts en banque, vous les avez négociés, à des montants parfois considérables, après coup, la tombe ouverte, et vous en êtes ressorti. Vous avez de la surface et de la vitesse, même en finance. Professionnellement, vous êtes dans un créneau lucratif, sous-fiscalisé. Il n'y pas que l'amour-propre, voire quelques honneurs qui soient appréciables (et que vous avez appréciés) dans ce métier qui est le vôtre, tout uniment, depuis que vous avez été diplômé de cette prestigieuse école. Statutairement, rien à craindre ; ce n'est pas un milieu d'où l'on est exclu et puis il y a une continuité dans votre carrière et beaucoup se fait par relations. Vous y avez excellé jusqu'à présent, au moins dans les deuxièmes et troisièmes rangs que ceux du premier vous concédaient parce qu'ils ne les ont jamais brigués. Oui, vous n'avez jamais gêné personne.
 
                  Vous accusez réception du message. Vous prenez la fin de votre mission comme un quitus, un témoignage de félicitations, vous dites une autre évidence, votre disponibilité pour la suite, votre dévouement, vous insinuez, sans y insistez, que vous avez acquis quelques mérites. Vous attendez. Il y a une direction du personnel, vous appelez. On ne vous prend pas au téléphone, cela ne vous étonne pas, rien ne s'y décide qui soit de votre niveau. Aller ad limina. Aux nouvelles... Vous êtes encore dans l'autobiographie. Le mouvement de personnel, c'est l'expression, vous concerne, vous en connaissez les signataires, les décideurs. Un autre de vos collaborateurs vous dit qu'il était, quant à lui, au courant depuis l'avant-veille. Un autre encore, qui vous est arrivé il y a quelques semaines, en avait été averti au moment de son affectation, il y a déjà quelques mois, et eût juré qu'il vous croyait, dès ce moment-là, au courant. Vous écrivez, suivant les filières qui vous sont depuis des années habituelles et surtout bénéfiques, aux gens en place. Ce ne sont plus ceux qui vous ont nommé, vous faites semblant qu'ils vous sont favirables, qu'ils sont au moins équitables. Vous vous apercevez que vous ne connaissez plus personne qui soit directement et personnellement en situation de décider pour vous de la suite. Vous pensez que votre fonction maintient ouvertes les portes que vous franchissiez avec avantage, quoiqu'avec modération, il y a si peu encore, que votre situation, parce qu'elle est banale, est du ressort de sous-ordres. Vous avez pourtant l'intuition du contraire, et tout renforce votre intuition. Rien ne vous est proposé pour la suite de votre carrière. Progressivement, vous êtes amené à passer du compte-rendu de votre mission à une défense de l'exercice de votre fonction. D'une objectivité aisée parce qu'elle ne traiterait que du service, de ses nécessités, du point où il se trouvera à votre départ, vous voici obligé de parler de vous, de vos nécessités personnelles. Ce n'est pas même le vide qui est fait autour de vous, c'est pire. Vous n'êtes plus du ressort de votre employeur actuel. Vous êtes renvoyé au précédent. Vous aviez quitté celui-ci avec honneur, pour lui comme pour vous. Putativement, votre carrière avait continué de s'y poursuivre, d'autant plus avantageusement, que cela n'y coûtait plus rien. Votre ancienne maison, vous en étiez fier, vous en êtes encore fier, mais elle vous avait tout donné et votre bifurcation, quoique rare, était sage. Vous aviez le profil, tout le monde en était d'accord. Cela flattait tout le monde. Votre départ de là, votre détachement ici. Maintenant, l'accord persiste, mais en votre défaveur. Comment cela s'est-il fait ? Vous n'avez pas le profil, vous l'avez entendu dire, vous l'avez lu, vous n'y avez pas cru. Vous seriez incapable de changer de manière de faire et d'être, le voudriez-vous. Ce qui était à votre actif a changé de sens, c'est à votre débit. Deux des principales autorités de votre maison actuelle vous l'ont signifié, vous n'y avez pas pris garde. Quelques instants dans un bureau, des phrases ne correspondant manifestement ni à vos efforts et succès personnels sur place, ni à la conception que vous vous faites du métier. Vous ne répondez pas, vous n'avez pas répondu. Vous n'avez aucune expérience de la disgrâce. Sans doute, des revers, mais précisément vous les aviez surmontés, ce qui a ajouté à l'estime de vos capacités de navigation. Pas fait pour ce métier, celui-ci, celui-là qui en était proche ? On vous a, quelques mois plus tard, non seulement redonné de l'emploi, mais en très supérieur à celui dont vous aviez été évincé. D'ailleurs, ces deux-là, dont l'un affirme vous protéger contre la sphère souveraine, et dont l'autre calcule que votre remise à l'endroit d'où vous êtes venu donnera de la souplesse aux gestions actuelles d'ayant-droits qui n'ont pas vos positions de repli, ces deux-là ne vous paraissent pas superbes. Combien sont au pouvoir dont le physique est abusivement laid, ou, ce qui n'est en rien le contraire, beaucoup trop marqué par les conventions de vêtements et de beauté personnelle du moment ! Le premier, au cou gras, au ventre tonnelant, est un dur que vous n'aviez pas identifié tel. Il est au sommet de la hiérarchie des emplois dans votre parcours. Ni dans ses fonctions actuelles, ni dans les précédentes, également très en vue, il ne vous a paru oerformant, vraiment au fait. Or, ces deux postes sont décisifs. Que vous regardiez ainsi un si haut personnage, et ne sachiez le celer, est-ce prudent ? Vous ne vous le demanderez que trop tard, et vous n'eussiez - averti - pas joué autrement. L'autre a le sourire enjôleur de son appartenance politique, la dégaîne de quelqu'un sans inquiétude. La photographie, où à peine derrière le nouveau maître des lieux, il sourit à l'avenir, à la satisfaction d'avoir réussi, peut-être même d'avoir porté le maître là où il paraît pour cette première fois, aurait dû vous avertir. Il n'est qu'un parvenu pour se croire tout dû. Vous aviez pris langue avec assurance, vous aviez pu remonter, le premier de votre caste d'adoption, la mécanique des audiences particulières, vous l'aviez donc rencontré, préalable de politesse, vous n'aviez rien vu qui soit stratégique, des fragments maintenant vous reviennent qu'exploités, vous auriez peut-être mieux réservé votre situation personnelle, votre emploi. A ce moment-là, quand vous fûtes devant le nouvel arrivant, rien n'était en question que l'estime que vous lui porteriez. Vous le jugiez innocent dans la position suprême qu'il commençait d'occuper. Vous n'avez rien discerné de son caractère, rien deviné qu'il arrivait pour ne plus jamais redescendre, que les décennies - vous avez à peu près le même âge, tous les deux, il est même votre cadet de trois ans -les décennies que vous aviez consacrées, employées à vous cultiver, à cultiver rencontres, libertés et quelques autres accueils de l'existence, lui, les avaient disposées comme autant de cartes, l'oeil fixé. Vous n'avez manifesté aucune révérence, vous n'avez fait aucune allégeance, vous considériez qu'un simple hasard produisait que vous en fussiez pas à sa place, une place où vous sereiez bien meilleur que l'impétrant. Tous les ingrédients de la disgrâce sont dans votre regard car vous admirez l'excellence, mais vous la rencontrez rarement. Vous avez semblé supérieur, donc inconscient. D'où le papier. Et rien d'autre.
 
 
 
(Plage de Toulasset, à Port-Navalo - vendredi 28 Février 1997 : 14 heures 20.16 heures)

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                     DESTINEE
 
 
 
 
 
 
                  Vous êtes vulnérable, très vulnérable. Chaque retour chez vous, ce peut être sur le répondeur une mauvaise nouvelle. Chaque jour à la poste, ce peut être une lettre. Vous n'attendez aucune nouvelle que mauvaise, c'est-à-dire des injonctions de payer, des rappels de créance, des avis que votre dossier d'assurance, et vous n'en comptez plus le nombre, est incomplet, qu'il y a à fournir telle attestation. A la banque, où vous faites le point quotidiennement, n'ayant plus ni le filet d'un découvert, ni la perspective d'un mois double, d'une rentrée exceptionnelle mais attendue, vous voulez donner le change, mais la précision de ce que vous demandez en état des comptes, en prévision des imputations mensuelles ne doit pas tromper. Ce sont encore des jours où la traque n'est que sur papier. Vous êtes à une époque où les contraventions, en quelques semaines, sont en recouvrement d'huissier. Des services publics quoique répressifs sont devenus des gagne-pains ou des jack-pots : la fourrière est concédée, le recouvrement parafiscal se fait avec le serrurier, une redevance de télévision impayée ouvre droit à entrer chez vous et à se servir pour des reventes au dixième ou au centième qui ne vous exonèreront pas pour autant du solde d'une dette que grossissent les intérêts. Vous passez du minuscule à l'énormité, en arithmétique mais surtout dans votre âme. Mis au ban de la société, vous voyez celle-ci, ce qu'elle est. Non ! ce qu'elle fait, ce qu'elle vous fait. La phrase de l'Evangile, qui sonne mal grammaticalement, est si juste : à celui qui n'a rien, on ôtera même ce qu'il a. La rue, les avenues, la ville grande ou petite, vous croisez des gens. Ils sont vivants, ils marchent, ils vont quelque part, leur budget est équilibré, pas de contraventions ici et le parc public est à cinq francs, vous y avez laissé votre voiture. Vendre celle-ci ? Echapper au prélèvements des aubergines à Paris, au contrôle des gendarmes, à tout ce qui est défalqué de la vie quotidienne ? Devant l'ascenseur, une jeune fille, jeune femme, indifférente physiquement. Vous vous demandez comment deux êtres humains peuvent coexister à quelques centimètres l'un de l'autre sans s'agresser, sans avoir à lutter contre la pulsion de tuer le vis-à-vis. Un sourire, un salut, il est midi, vous inonde. Un jardin public, un vieil homme brosse ses chiens, répond à votre salut. Une vendeuse de viennoiseries offre un bout de jambon à votre chienne : celle-ci attend votre acquiescement, mange, sa physionomie avenante est louée. Quelques mots sont échangés. Vous souhaitez à la femme, aux cheveux teints en noir, trop teints, que son geste lui porte chance. Vous continuez, balançant un thermos de thé à votre main. Un banc, il est midi, des pruniers en fleurs, des lectures exotiques de votre adolescence vous reviennent, vous fermez les yeux, vous priez, c'est un autre isolement, un isolement voulu, pour une rencontre. La suite de votre existence est si proche, les chaussures usées, la chienne là et fidèle. C'est la crasse, ne pouvoir se laver qui vous angoisse. Marcher pour où ? vers quoi ? Pour être accueilli quelque part par quelqu'un, un amour pitoyable pour votre anonymat, comme quelque prisonnier de guerre, devenir l'homme-à-tout-faire (y compris l'amour le soir dans le lit de celle qui vous nourrit) de quelque commerçante, receveuse, buraliste, un hameau en France, quelque lieu au canada ou en Turquie. Marcher vers l'Est mène plus loin depuis la France. Vous ne pensez plus même que c'est affreux. Vous êtes en dehors de la vie, en dehors des normes, vous êtes seul, pas même à longer un mur, vous êtes en pleine mer, tout est obstacle parce qu'il n'y a rien devant vous, pas même vous-même, votre passé, vos attaches, vos relations, tout a fui, tout s'est évanoui, rien n'est opérant. Il n'y a aucune solution, aucun recours, aucun secours : quel calme ! Le banc est crayonné en blanc des habituels serments d'amour, la rumeur des autos, des mobylettes, le mouvement comme dans une devanture très bien faite des passants, des voitures au rond-point, tout devient précis et précieux. La vie vue du dehors détache ses grains d'existence, sans vous donner la moindre sensation, que celle - très abstraite - de la vie, la vie des autres, la vie du monde, la vie de la société. Vous êtes au dehors, vous n'êtes nulle part, détaché de tout, il est certain que personne ne vous aperçoit plus, le bruit et le mouvement ce sont les autres.
                  On vous dit que ne pouvoir envisager une vie inintéressante, c'est le signe de la dépression. Vous n'envisagez rien, vous avez cessé de contempler les projets, l'existence, tout ce que vous aviez pensé, vu, visualisé en prolongation logique du moment que vous viviez quand la rupture, le congédiement est arrivé, survenu comme un étranger inattendu, sans-gêne, d'une extraordinaire puissance puisqu'il a pris votre place, a tout réordonné de votre vie, a tout centré sur lui : tout est devenu évictioon et rupture. Votre vie maintenant a une cause, un ressort uniques, tout découle de ce qu'il advint, que vous fûtes évincé. Le moment où cela survint est loin à présent. Vous ne le distinguez qu'en anecdote, c'est une autre rive qu'il vous a fait quitter dont vous n'avez plus le souvenir même l'imagination. Vous êtes serein, à présent. Dans l'autre forme de votre existence, que d'angoisses, que de projets, que de fantasmes, que d'envies, de désirs ! Mais pas de regrets à ces époques révolues, pas de regret non plus à cet instant. Revenir en arrière, être replacé aux minutes d'avant la rupture ne vous donnerait pas davantage prise sur le destin. Parce que le destin s'est rompu, qu'aucune logique ne vous amenait, tout nu, et tout livré, à la catastrophe et au dépouillement actuel, et pourtant tout est logique dans ce renversement. Vous êtes également hors de la logique. Votre rétablissement prendrait ses fondements sur ce que vous êtes, sur ce que vous fûtes ; il serait logique. Mais il est tout aussi logique que vous ne vous rétablissiez jamais, si l'on prolonge la logique actuelle de votre éviction sans cesse plus grande, aux effets sans cesse plus étendus, contagieux, nouveaux. Le vertige, vous ne l'avez plus, la croisée des chemins vous n'en avez jamais eu l'intuition, la prescience et surtout rétrospectivement vous ne voyez que vous ayez eu le goût ou la possibilité de prendre ailleurs ou de paraître autre. Il vous reste ainsi cet art de voyager mentalement dans des pays sans date, ni image, ni personnage. Est-ce la philosophie ?
 
(Vannes, square des Anciens combattants d'Indochine
- mardi 11 Mars 1997 : 11 heures 45.12 heures 15)

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                    DISPARITION
 
 
 
 
 
                  Votre repos, c'est le vide. Votre drame, c'est le vide. Vide, repos, drame, tout à la fois : vacuité. Vous vivez à contre-sens, le temps n'a pas de sens, les saisons, la lumière, l'obscurité non plus. C'est confus et précis, vous pourriez l'exprimer d'un mot, mais ce mot est changeant. La souffrance est installée, c'est votre état de vie, elle se repose en vous, elle se réveille, votre rythme c'est son rythme. Le seul étonnement que vous éprouviez parfois n'est pas le répit qu'elle vous laisse, mais la mémoire - de plus en plus complexe - qu'elle ait pu ne pas être, que vous ayez pu, en d'autres temps, ce vous semble une existence tellement étrangère à la vôtre que c'est seulement la logique, ou quelque principe d'identité que vous ne savez pas élucider, qui vous assure qu'en une autre existence vous n'étiez pas ce que vous êtes à présent. A présent ? Qu'est-ce que le présent s'il n'y a plus de passé, s'il n'y a pas d'avenir, si le lendemain sera exactement aujourd'hui ? C'est très simple à dire, ce que vous êtes, où vous êtes, qui vous êtes. C'est tellement simple, ce n'est que vous, c'est tout vous, c'est impossible à concevoir si l'on n'est pas vous, impossible à recevoir et à entendre. Alors, vous ne le dites pas. Vous l'avez dit, vous avez crié quand il y avait encore des marches à descendre, que vous aviez encore des espérances, de la dignité, des apparences à conserver, à ménager, à ne pas sacrifier. Vous restez précautionneux des personnes, des autres, vous leur donnez des circonstances atténuantes dont la principale est qu'étant faiut et fabriqué colmme vous, ils pouyrraient être à votre place, vous ne sauriez pas qu'ils y sont, vous ne sauriez sans doute pas avoir le mot, la geste, l'attitude qu'il faut, que vous avez attendus d'eux, qu'ils n'ont pas eus. Personne ne sauve personne, on se sauve à peine soi-même quand on se sauve. Alors, ils sont à plaindre autant que vous, les autres qui ne sont pas là où vous êtes ni qui vous êtes. Puisque ce qu'il vous est arrivé, peut leur arriver à tout moment. La seule différence entre vous et eux, c'est que eux ils ne savent pas que cela peut leur arriver, ils sont convaincus d'être d'une autre race que vous, et que par conséquent cela ne peut pas leur arriver, qu'en somme si cela vous est arrivé à vous, c'est bien que vous avez dû faire quelque chose, que vous êtes coupable en quelque point, quelque part en vous, ou dans votre existence?. Une existence antérieure qui portait déjà la charge de ce qui vous a tué, qui était déjà en quelque point : noire de la nuit qui est tombé sur vous. C'est certainement ce qu'ils pensent. Que pensent-ils ? d'ailleurs. Pas à vous qui avez perdu, qui avait été botté hors du train en marche, qui êtes si loin d'eux, et heureusement pour eux. Eux, ils continuent d'être, d'avancer. D'avancer, croient-ils ? C'est ce que vous avez découvert, c'est ce que vous vivez, c'est ce qui vous rend inapte - pas d'appétit, du tout.. - au futur. Vous avez bu la comédie, l'illusion de tout ce qui fait sérieux, de toiut ce qui constitue la vie des autres, de ce qui faisait la vôtre : du factice, du décor, des attelles, des vêtements qui tienneut mieu de coquille, de squelette, des protections. Les avoirs qui gagent l'existence, quii dispensent de toute intropsectuion, de toute évaluation. On est ce que l'on a et l'on a ce qu'on paraît être. Il n'y a aucune hiérarchie, que des positions, des situations - dont vous savez qu'elles sont précaires relativement à celui qui l'occupe, mais implacables et invulnérables relativement à celui qui ne la possédant, ne s'y trouvant pas, est en situation, en obligation de solliciter, d'attendre et donc d'importuner, de se faire rejeter un peu plus bas, toujours plus bas, toujours plus loin. Ce n'est pas d'une table de festin que vous entendez la rumeur ou dont vous avez souvenirs : flambeaux et discours, c'est d'un univers factice que vous entrevoyez encore l'éclat, le scintillement.
 
                  Ce temps-ci vous libère autant qu'il vous enchaîne. Vous savez désormais que tout est faux de ce qui constitue le monde dont vous avez été exclu. Tout est faux parce qu'il s'agit de dissimuler la nature des choses, la vérité des gens, la réalité pure, simple, inodore et impalcable, une réalité concoctée par les hommes et faisant leur stérilité et leur laideur. Peut-être en toutes époques, mais celle qui vous intéresse, c'est celle-ci qui vous a mis où vous êtes. Une telle impuissance de chacun dans la collectivité que personne n'a prise sur quoi que ce soit mais qu'il convient de sembler - pour quelques-uns - d'avoir cette prise, de la conquérir, de l'utiliser, de s'en servir. Les puissants, il y en a partout et à tous les niveaux de toutes les institutions. Ce sont eux qui doivent faire semblant de pouvoir gratifier, sauver, ce sont qui jettent dehors, qui punissent, qui vous font revenir en vous-mêmes jusqu'à ce que vous leur donniez raison : l'exclusion vous sanctionne personnellement, proportionnellement à votre inadaptation aux tâches qui vous étaient confiées. C'est votre faute. Il y a les purs, ceux d'en haut, et l'on finirait - par cette géographie - à croire à quelque ciel, à quelque terre promise si vous espérez encore revenir à la surface, à nouveau exister au sens social du mot, au sens éprouvé, vêcu dans votre existence antérieure. Et les impurs, les nauséabonds, les exclus, les autres, ceux qui étaient les autres, la théorie, la possibilité qu'il y ait les autres, d'autres : les ratés, les finis, les inutiles, les zéros. Des animaux à qui quelque lieu o dormir, quelque pitance quotidienne doivent suffire ; l'âme n'a besoin de rien, la dignité n'est pas une notion commune, les dimensions où évolue l'esprit, les joies de l'imagination et de la mémoire, c'est précisément pour n'en avoir pas la moindre expérience que ceux qui gagnent, gagnent. Tout entiers à l'emploi de survivre pour eux-mêmes, de s'entrevoir les uns les autres, de se compater, se serrer, s'assurer les uns les autres d'une certaine science à avoir obtenu le poste, la situation, la chaise, le strapontin, les avantages en nature, le travail : quoi ! et l'on s'entr'admire non de ce que l'on fait, non de l'utilité de soi qu'on démontre à la société, à l'entreprise, au groupe, mais crûment de ce talent qu'on a à se maintenir là où l'on est parvenu, il y a longtemps, ou hier.
 
                  Voilà, manifestement : vous n'êtes pas eux. Vous les méprisez en un sens, ils vous paraissent tellement à côté de la question. Quelle question ? Vous qui êtes dans la situation du désespéré, c'est pourtant vous qui avez une idée alternative du monde, de l'univers, de l'homme, c'est pourtant vous qui croyez en la beauté, et votre désespérance tient à ceci que cette idée -si forte en vous qu'elle doit bien répondre à quelque réalité, à la vérité, quelque part... - n'a pas le moindre commencement dans ce qui vous environne et a eu raison de vous, a raison de vous chaque jour. Raison de vous, oui ! Car, non content de vous avoir privé d'avenir, on périme votre passé. Si vous êtes dehors, c'est que vous n'avez pas su rester dedans. Vous n'avez pas compris les règles, les usages, les révérences. Vous ajoutez que vous n'avez surtout jamais su voir ni comprendre que les règles apparentes, surtout quand elles paraissent contraires au but auxquelles elles sont censés concourir, ne doivent être contestées ou transgressées que moyennant de solides assurances. Rien ne doit se faire ni se penser sans contre-partie. Vous n'avez pas su nager, vous avez donné dans tous les obstacles, vous avez gêné, vous n'étiez pas indpensable, vous étiez même dangereux. Votre vidage est un diagnostic de personnalité et de capacité. Du moins, pour vous, et vous avez tout le loisir de le peaufiner, de vous analyser, de vous connaître. De vous connaître en quoi ? en situation antérieure et de résoudre la question : pourquoi avez-vous été exclu ? vidé ? détruit ? car personne ne vous dira ou ne vous avoeura que vous fûtes débarqué tout simplement parce que vous n'étiez pas assez fort ni intimidant. Vous connaître a posteriori comme inadapté au milieu où vous étiez autrefois ? Cela ne vous servirait à rien aujourd'hui. Vous ne remonterez pas le temps jusqu'à l'instant et au lieu où se prononça l'arrêt, et à supposer que vous le puissiez, que l'univers humain rejoigne quelques contes philosophiques dont ont fait une grande oeuvre en noir et blanc (la photographie y rend mieux, la sensation de manichéisme et donc de hasard, mais c'est toujours le même hasard dans le même sens, y est plus nette), oui, à supposer que vous puissiez revenir devant vis juges, le tribunal aura été démonté, les juges à leur tour vidés, ou partis pour autre chose. C'est trop tard et d'ailleurs, c'était - précisément sans appel. Vous connaître maintenant, tel que vous êtes. Oui, mais cela ne demande aucun effort. Vous n'êtes, dans l'état où vous êtes, dans l'état que vous incarnez, l'état de post-humain ou d'in-humain, ou d'inhumé, peut-être... que vous devenez plus parfaitement chaque jour, vous n'êtes capable d'aucun effort. Et c'est juste, c'est correct. Car tout vous est présent, immédiat. La société sans décor, sans acteurs, toute nue, vous la voyez, elle est devant vous, vous en êtes le produit. Tout ce qui vous avait constitué, votre éducation, vos affections, vos espoirs, votre parcours, le CV, le rappel biographique, tout a trouvé sqa réalité, toiut a rejoint la vériyté, une vérité qui attendait votre chute pour que vous la rencontriiez ; elle était là. Parfois, bien autrefois, le vertige très bref : à quoi suis-je bon ? quelle est ma vocation ? mais l'avenir aspirait tout. Votre passé, si interrogatif, si inachevé qu'il soit jour après jour ne témoignait pas contre vous, il ne répétait que votre attente, l'espace précisément était au loin mais commençait à vous, à cet instant. De quoi continuer, de quoi courir. Vous n'espériez même pas, vous viviez, les instants étaient happés, les plaisirs, les séductions, les succès, l'ouvrage. Tout vous suffisait puisque l'appel au lendemain, dsans cesse, était loisible, et vous rapprochait de cet accomplissement de vous-même, assez vague pour vous combler d'avance. Quelle joie de vivre, quelle assurance. Mais aussi quelle envie vous suscitiez. Vous suscitez encore, rétrospectivement ! Ce qui justifie l'analyse de qui vous regarde et à qui vous ne pouvez plus parler, puisque vous ne lui parliez que selon la grande logique de l'espérance. Oui, vous êtes coupable de votre inadaptation, de votre insouciance, de n'avoir pas fait de votre emploi, de la collecte des assurances, contre-assurances, précautions et contre-parties votre occupation principale et en temps réeel, en forces d'imagination aussi. Vous ne vous avez pas consacré à survivre. Encore moins à la préparer. Vous étiez heureux précisément à ne vous satisfaire de rien, à être assuré d'une suite envoûtante et bien plus riche. C'est ce rien qu'on vous a enlevé, c'est ce néant dont vous aviez l'intuition et qui vous a été arraché, mais l'épreuve actuelle c'est précisément de comprendre, de savoir désormais qu'on ne peut survivre, qu'on ne peut vivre dans ce néant, que vous-même, rien d'exceptionnel en vous et à ce que vous expérimentez maintenant, ne pouvez survivre sans ce néant... Votre mal est de vous voir dépendant de ce néant, de savoir que vous ne pouvez continuer de vivre sans ce retour à cela, et pourtant vous savez que vous ne reviendrez pas, car revenant vous serez tout autre : vous aurez vu et compris ce néant, et vous redouterez d'être à nouveau botté dehors. Vous ne recouvrez rien et tout vous sera précaire. Autrefois, vous jouiiez de la vie et des mots, qu'importait ce néant ! au contraire, combien il valait pour faire attendre plus fort et plus drû un accomplisement, un achèvement qui ne serait pas une conclusuion, mais une véritable entrée en commencement, un véritable accès à toutes les dimensions de l'existence.
 
                  La réussite des autres, d'autres, ceux qui s'éclatent, ceux qui se font plaisir, les grands survivants qui consolident à tâtons la société s'écroûlant, parce que dans les époques où l'écart des chances et des conditions copncrètes de bien-être est trop immense, il doit rester le rêve de parvenir, la foi en une possible sortie du lot de misère. Ce sont des gens du spectacle, et même s'ils n'évoluent pas strictement dans ce qu'il est convenu d'appeler le spectacle, ils n'ont de prix et de valeur d'assurance pour la société entière que par la transparence de leur réssite, que par l'évidence constamment mise en image de leur réussite. Les images du couple, les images de la beauté, du pouvoir, de l'argent, de la disposition de soi. Cette réussite, peut-être même pour un entourage qui ne vous était sensible que comme entourage l'avez-vous incarné d'une certaine manière et au niveau qui étaient le vôtre et celui de votre entourage ? cette réussite, l'avez-vous souhaité ? Non en tant que telle ni pour telle, mais parce que vous pensiez en faire meilleur usage que ceux qui l'avaient atteinte. Vous la preniez pour ce qu'elle n'est pas, pour extérieure à ceux qu'elle couvrait de diamants, les diamants du sourire en couverture des magazines. Et vous vous trompiez, ils ne sont - ceux-là - que cette réussite. Ils sont leur propre réussite, ils ont façonné leur personnage, ils y ont mis leur existence entière jusqu'au moment où vous les saisissez dans le cliché de leur réussite. Ils y ont tout sacrifié, et c'est au sacrifie que vous étiez sensible, et dont vous jugiez qu'on pouvait les évitrer, qu'on serait d'ailleurs plus réussi en ne s'étant pas mutilé comme sils le paraissent si manifestement, odieusement. Car le loisir, la plume, le temps respiré, l'amour choisi, le dialogue vous ne les discernez dans aucun de leurs gestes, leurs écrits, leurs discours, le travail même qu'ils sont censés fournir et qui est le fondement de la position qu'ils occupent, rien ne vous paraît personnel, marqué d'un sceau personnel : tout est convenu, figé, mort. Oui, mais cette leçon qui était sans doute lue dans vos yeux, que votre aisance proclamait, étonnante tant vous vous mouviez en iconoclaste, elle vous condamnait. A ne pratiquer pas l'adaptation conventionnelle, à ne pas respecter les parcours, les montées, les ascensions, les gloires consacrant ces adaptations les plus impeccables, et donc notoires, vous ne compreniez rien à l'existence en société. Vous n'avez pas été exclu, vous vous êtes exclu. On n'a tranché, qu'à peine, le fil si ténu de l'emploi que vous teniez pour peu, que vous ne cultiviez qu'à peine, dans cette logique d'attente de la suite qui a toujours été la vôtre. Et vous voilà sans ressources ni voix, ni souffle. Pas même un pleur. Seul. Tout simplement seul.
 
                  Seul parce que seul par rapport à vous-même. Posé de force, maintenu sans trêve sur une sorte d'île impossible à décrire, mais si véhémente à vivre, dont le sol, les sables, et les vents qui la balaient ou la constituent. Une île parce que le présent n'a plus de sens ni de mouvement faute de passé, faute d'avenir. Incapable de recevoir le souffle du baiser, du regard parce que trop coupable, vivez-vous, trop coupable d'être si nul, si pauvre, si incapable de vérité, de situation. Votre identité, quoique vous proclamiez n'être pas du tout dupe des apparences et des fonctionnements d'artifice de notre société, votre identité, c'était votre apparence. Et vous acceptiez cette apparence, elle ne vous était pas dévarorable. L'âge qui est l'âge de la jeunesse, et par conséquent d'une relativisation permanente, absolue de tout votre passé, de tout le moment présent, de toutes circonstances dans lesquells vous étiez vu et rencontré, puisque l'avenir arracherait les défauts et les gangues, vous arracherait de vous-même, vous accoucherait de ce qui était latent en vous, qui attachait autrui, le protecteur, l'amante, les familiers, qui vous faisait vous pardonnez à vous-même de ne pas déjà coincider, de ne pas encore avoir épousé votre propre personnage, votre personnalité vraie, de tant tarder ; vous pouviez plaider opour vous-même, ne pas souffrir des médisances, ne pas voir les jalousies, vous ne trébuchiez que pour rebondir ; vous étiez en puissance de vous-même, ô combien aimable, donc ! peut-être parla-t-on de destin, mais vous ne saviez pas qui vous étiez, vous ne formuliez rien, l'avenir était un mystère, mais la beauté étaut dedans. Oui, les apparences désinvoltes et peu résistibles d'une allure physique, d'une vitesse intellectuelle, d'un visage, du poste occupé, du prochain que vous auriez et il y avait vos lectures, vos écritures, vos papiers, les livres, les phjotographies, un prêt immense, diversifié, un gigantesque pêle-mêle qui vous était prêté et que votre désordre, votre éparpillement autorisait. Vous étiez riche et pas seulement de vous-même, qu'à-demi insupportable et donc aimé, protégé. Les envieux étaient, à cette époque de votre chemin, bien petits. Il en reste quelque chose car les mêmes ou leurs successeurs, façon aussi terne de se mouvoir et de parler, mais ils payent quotidiennement le tribut et le font valoir : ils s'en vengent en vous écrasant de leur propre esclavage, oui, ceux-là pressentant que votre abaissement peut encore vous nourrir, que vous en faites quelque chose, sans doute aucun, vous envient et jalousent encore. Votre exclusion vous place hors de pair, votre inactivité, votre inemploi vous offrent assurément la philosophie. Peut-être devenez-vous enfin utile, même selon leurs critères à eux. Vous êtes rejeté, sanction de votre pétition d'originalité, alors vous voilà en bonne situation. La société a besoin de son envers, la réussite aussi ; il y a un juste pressentiment dans cette fonction que d'aucuns vous trouveraient. On a quelque part besoin des pauvres et la parabole sur leur richesse est au fond bien méchante. Vous le savez maintenant.
 
                  Et voici que vous avez une autre apparence, l'exacte contraire. Est-ce davantage encore une apparence, un habit, une transition, ou bien est-ce votre état véritable ? Les circonstances en décideraient, de même qu'elles vous y ont amené, quelle existence serait digne d'être acceptée comme le don de la vie, si ce n'était que circonstance. Nous avons déjà tant de mal à nous identifier nous-mêmes et vous êtes en train d'apprendre qu'à cela il faut consacrer bien moins de force et de soi qu'à acquérir la maitrise des recettes pour le maintien en société. Il est permis de s'attacher aux biens matériels, il est même recommandé de les convoiter à peine de passer pour suspect ; il est ingénieux, et parfois très considéré de convoiter et de concevoir les biens spirituels, mais à la condition que cette quête ait les mêmes ressorts que la course la plus habituellement humaine aux honneurs et aux prébendes. Le spirituel rest analogue au matériel, on peut l'embrasser, l'étreindre, le dénombrer, les éditions et le public ne manquent pas pour transmuter en matériel ce qui est spirituel et les lois de l'élection et du gouvernement, du Vatican au plus humble couvent de quelques quatre ou cinq modestes femmes, sont les mêmes, les chefs, les inspirés, les honorés et les autres. Tout est carrière... bien peu est renoncement. Le roi serait le créateur - a fortiori, avec une majuscule ornant son titre - puisqu'il serait indépendant, pourvu, rétribué ; il vivrait de son art et pour son art, dépendant seulement de son talent (il est vrai, jusqu'à l'horreur parfois, quand sonne et tinte l'aigre pressentiment de la stérilité, version achevée de l'impuissance). Mais vous n'êtes ni roi ni créateur, vous n'étiez que vous-même et vous estimiez mériter une rétribution rien qu'à cette raison. Vision optimiste et qui fondait votre optimisme. L'amour, vous ne le donniez qu'en attente d'un autre amour. Vos capacités intellectuelles : votre force de travail dans le genre professionnel que vous aviez été conduit à adopter, vous les donniez tout aussi distraitement, sans véritabvle investissement, mais comparé, pensiez-vous, à la production de vos homologues, c'était aussi bien, c'était même mieux. Vous protestiez qu'à demi-emploi de vous-même, qu'à vitesse très réduite relativement à celle dont vous vous sentez capable en plein emploi, vous produisez cependant beaucoup plus et beaucoup mieux. Il ne vous venait que par rares instants à l'esprit que ce qui vous était demandé n'était pas l'estime de vous-même ou un certain travail, mais bien : une manière de travailler, telle que les instuitituions, le syst-me, vos commendsaux en seraient gratifiés, confortés, justifiés. Soit ! mais alors, vous ne savez pas faire. On ne vous l'envoya pas dire. Vous n'étiez pas adéquat, le miracle que considéraient les envieux n'était ni votre personne ni votre position, mais bien que vous y soyez parvenu et que vous vous y mainteniez ; en cela, vous étiez tout à fait dans le ton. Mais cette intrusion dans le système d'un côté par le mimétisme et de l'autre par la dénonciation du mimétisme, vous fait éjecter. Votre ambition était aussi évidente que votre dépendance. C'est le fait-même d'un système que d'échapper, à la longue, non seulement à ceux qui le comprennent et à ceux qui en vivent, mais surtout à ceux qui le contestent parce que cette contestation-là les avait fait y entrer et en vivre à leur tour et tout aussi bien. Cette lacune ferait s'effondrer le systèlme, la porte fut mûrée par où vous étiez, distraitement entré, ce qui avait paru à l'époque un exploit pour d'autres, une justice naturelle à vos propres yeux.
 
                  On vous a fait choisir le rôle de votre logique. Vous voici à terre et vos apparences sont celles d'un perdant, d'un perdu. Vous ne donnez plus même le souvenir que vous fûtes en selle, glorieux et transporté. Vous étiez déjà en chute évidente quand vous vous croyiez en pleine ascension. Vous faisiez rire et sourire ceux qui voyaient votre fragilité. Vous fûtes apprécié ou aimé pour des qualités qui ne furent pas celels que vous croyiez. Vous étiez un masque, vous en êtes un autre, avez-vous jamais eu un visage. Cela vous est dit au mauvais moment de l'existence humaine. Jadis, il s'écoulait des années entre votre découvre d'un premier indice de votre vieillissement, et aussitôt cet indice était gommé, doucement, subtilement, vraiment, par quelque cadeau du sort et de cet amour qui n'est pas que de femme ou que de fortune, qui fait vraiment songer - regard aux étoiles, sans perception d'aucune solitude... - à quelque bienveillance plus universelle que divine - ce premier indice, finalement moins effacé qu'il n'y avait d'abord paru, et un second, plus sérieux et qui - celui-là - disparaîtrait moins. Mais tout demeurait léger parce que tout continuait. La main, votre main, celle de vos trente ans à peine, si vieille soudain parce qu'elle a reposé sur la main d'une très jeune fille, mais dans les heures qui avaient suivi, la jeune fille tendait en arc un ventre déjà expert à son plaisir, contre la lumière de la lune que laissait passer, grande ouverte, la fenêtre et dans la chambre, vous caressiez et faisiez l'amour à la jeunesse ; celle-ci ne vous quittait donc pas. Au miroir d'une salle-de-bains d'hier, ce n'est plus au bord du Tage mais du Danube, votre dos a la peau qui plisse et tombe à la naissance des hanches. Vous avez dix ans de plus, peut-être était-ce toujours ainsi, cette sorte de graisse ou d'épaisseur de peau qui plisse en symétrie derrière vous, mais derrière vous c'est vous, ce n'erst pas beau, c'est vieux, comme ces plissures et cet aspect grêle aux coudes quand le bras est tendu. Les crèmes que s'appliquent longuement celles de vos femmes qui étaient attentives aux commissures des lèvres, à l'entour des yeux. La peau sous les vôtres, si fine, précisément parce qu'elle est si fine, elle fait maintenant poche et ligne courbe à votre éveil, à votre coucher, l'oeil diminue, la joue se creuse, l'os apparaît, la ligne du visage n'est plus d'un seul trait, il y a des tracés secondaires, des tombées, vous vous touchez le cou, la peau se distingue de la chair, vous apercevez que la graisse encore, ou la peau parce que là elle est épaisse, plissse en collier, rebrousse même un peu, monte du dos à l'attache du cou. Vous êtes un homme qui vieillissez, un homme vieillissant, vous êtes un homme qui fait vieux, vous allez être un vieil homme. Des vêtements vous vieillissent, vous avez commencé à ne plus apprécier des photographies de vous qu'on vous monte, vous allez bientôt cvraindre qu'on, vous photographie, voius ne voulez plus voir, il est perdu cet homme que vous fûtes ou surtout que vous pensiez redevenir à volonté quand le bonheur seraiut venu, quand ilk faudrait en prendre la tenue, une jeunesse et une maturité fondues dans la statue unique d'un époux, d'un grand homme, d'une puissance masculine et aisée. Il n'y a plus que des parties de vous qui soient jeunes ou dont on dise qu'elles sont belles, vous ne pouvez plus vous montrer entier et la psychologie que vous inflige votre corps, justifie désormais tant de mensonges et d'à-peu-près aux époques où vous attendiez fort de tout, et d'abord de votre jeunesse. Il n'y a plus de recours. Votre âme au miroir a votre âge ; immobile, au spectacle du désastre ; muette, sans discuter avec vous du point oiseaux des responsabilités. Vous êtes finalement ce que vous deveniez évidemment et depuis longtemps.
 
                  Vous criez à l'injustice parce que vos contemporains et vos voisins vous semblent dispensés de l'épreuve, qu'ils n'ont pas à se voir, qu'ils ne sont pas contraints, forcés, obligés de se voir, de se regarder, de s'étudier ainsi nus. Eux ne sont pas ainsi dépouillés de leur jeune temps, de leur attente, de leurs espérances, de leurs croyances en une justice  distributive et en une éternité convenable de leurs attributs. Ils sont habillés en costume de société, de famille, d'amour, de réputation, de généalogie ; leurs avoirs tintinnabulent à leur taille, à leur nuque, à leurs mollets et avant-bras, au cou de l'épouse, au livret scolaire de leurs enfants, à la plaque minéralogique de leur voiture, à leur portefeuille et compte-en-banques, à leur harrassement des fin d'après-midi quand il faut encore aller ici, fiugurer là, dîner ailleurs, revenir enfin. ceux-là ne sont sages que par une cécité don ils ne se relèveront jamais, mais vous aviez un peu de leur maladie et ce qui vous a empêché d'être des leurs ne vous approche pas pour autant des vrais rescapés. Ces métiers que vous n'avez jamais sus, qui ne sont ni du verbe, ni de la plume, ni de l'animation, ni de l'enseignement, ni de la conjecture, ceux qu'on appela les paysans et les ouvriers, ceux qu'on appelle les gens à revenus modestes ou les moins favorisés. De ceux-là, vous avez toujours su qu'ils étaient les meilleurs, le bon sens du pays, l'expertise en fonctionnement d'une société pas trop méchante et toujours accueillante pour quelque tendresse qu'on donne d'un mot, d'un geste sans répétition, ostentation ni savoir-faire, parce que c'est un milieu où les mots ne servent qu'à servir mais pas à étiqueter ni à désigner. Vous n'êtes pourtant pas des leurs, vous êtes spéculatif et abstrait, vous maniez la pelle ou la faux, vous vous fatiguez et suez entre les herbes, les arbres, les boutures, les plantations, vous restez en dehors de la nature, vous ne savez pas que la pluie ne profite qu'à tel mois de l'année, qu'autrement elle s'évapore, qu'une terre assoiffée absorbe sans prendre ni commencer ses alchimies. Ceux qui conquièrent et défendent leur dignité au travail, et les anecdotes sont belles, savoureuses, dans un vocabulaire et avec un rythme de récit que personne dans votre milieu natif ou de la profession qui fût vôtre, ne sauraient reconstituer, même écrivain, ceux-là vous séduisent par la robustesse de leur vie, mais ils sont en sécurité, au bout du compte, il y a eu leur syndicat, il y a cette manière, innée, sociologique, d'entrer en amitié, rudement, simplement, définitivement, franchement, et d'y être accepté. Ils réussissent dans leur genre, et bien bellement. Ceux-là sont vrais. Ils ont es visagres, des yteux, un accent, une langue la poignée de leur main est distincte et personnelle, ils sont vêtus en travailleur, pour leur travail, même quand ils se reposent et sont en fin de leur journée ou de leur temps. Jamais déguisés, jamais déplacés, entièrement eux-mêmes, le sachgant sans doute, mais les mots ils les réservent à autre chose qu'à s'intriguer eux-mêmes oiu qu'à regarder les autres. Ils s'emploient judicieusement, ils ne font que vivre. Vous les enviez mais ne pourriez leur ressembler. La naissance se fit autrement, votre jeu est diffcile, si le leur fut pénible. Vous ne communiqueriez avec eux que dans la détresse, vous êtes en détresse et celui qui se soutient, debout, au chambranle de ces menuiseruies d'aluminum d'aujourd'hui : lieux encore publics que sont les bureaux de poste, les halls de gare, les cafés parfois, à vendre son aspect de solliciteur, à tendre la main, à cacher le coeur et le discours, celui-là seul est votre frère. Vous avez encore la pièce à donner et sait-il que vous vivez comme lui mais n'en faites pas profession. Profession, sale profession, profession de sale : la détresse ; profession : le monologue ; profession : une certaine saleté dont il doit être conscient, dont vous êtes conscient, votre saleté. Cette saleté qui n'est pas de la crasse, des productions et sécrétions d'un corps coincidant avec sa fatigue. Cet état de saleté, parce qu'on est de l'intérieur pris et sali, plus qu'abîmé : on est, il est, vous êtes sale parce que vous êtes, il est, on est vieilli et sans charme ni couleur, que vous n'avez qu'un texte, qu'une idée au coeur, dans la tête, ces monotones et courtes questions sans contenu ni attente d'une réponse. Cette saleté mentale, cette saleté d'âme, oui ! d'âme. L'âme est atteinte. Et hébété intimement, il doit se dire, si même il a encore conscience de se dire quoi que ce ce soit, se dire et mendier parce que tout est devenu statique et indifférent,: pourquoi ? comment ? Pourquoi ? Comment ? Non pas : pourquoi ai-je perdu ? pourquoi suis-je ainsi et suis-je là ? comment cela m'est-il arrivé ? comment m'en sortirai-je ? Surtout pas : comment m'en sortirai-je ? Ces questions, ces interrogations, il les a celui-là, il les montre, les affiche, c'est tout son discours, toute sa phrase, son seul mot. Vous le regardez. Il est jeune, très jeune, mais c'est aussi irréversible que la vieillesse, cet état où il se trouve, cet état où il est, qu'il est devenu depuis quelques jours ou quelques mois, coche-t-il quelque part les jours et les mois pour garder quelque calendrier personnel, quelque référence en ultime réserve pour une mémoire à garder disponible, de son état antérieur ? A-t-il eu un état antérieur ? Peut-on lui parler d'existence ? Vous bredouillez quelque mot, peut-être même lui indiquez-vous quelque porte où frapper. Pure logique du bien-portant qui a encore des yeux pour distinguer les étiquettes des flacons disponibles en pharmacie. Il ne les pas, lui, et cela ne le réconforterait en rien que de savoir que vous êtes son frère en détresse. Mais lui, n'est-il pas résigné ? Se résigne-t-on ? est-il humain, est-ce d'un homme de se résigner. Il est jeune biologiquement, son vuisage, sa peau, son maintien le disent. Mais rien d'autre n'est jeune en lui, sur lui, sa jeunesse y tiendra-t-elle encore longtemps ? Sa jeunesse lui aura-t-elle jamais appartenu, qui s'accroche, déjà comme un vêtement, et qui ne fut jamais lui ? Il a écrit qu'il a faim, qu'il est sans travail, qu'il se contenterauit de n'importe quoi, et sans doute se contente-t-il de n'importe quoi, puisqu'il est tout bonnement là, le dos à un mur, au chambranle d'aluminium d'un bureau de poste, ou d'un hal de gare. Vertige que de supputer ce que sera sa nuit, une nuit qui lui est imposée opar les circonstances parce qu'il y a des nuits parce que les nuits, lui, il ne peut les passer qu'ainsi et où ? dans l'inimaginable ? ou dans quelque coin de la ville si c'est encore l'été, déjà le printemps. la nuit qu'il n'a pas guettée, ou d'avance chérie, parce que ce serait le repos ou l'amour, la nuit sans se dévpetir, sans se laver, la nuit recroquevillé sans voisinga d'un autre corps, sans souvenir d'une journée, sans prévision d'une autre. Tout se ressemble, il est sale, peut-être une chambren, peut-être la charité de quelque lieu. Mais se trainer, ne rien attendre, se trainer dans l'existence c'est tout autre que se déambuler dans une ville, que marcher sur une route. Il ya ceux qui ont un but et ceux qui n'en ont pas, n'en ont plus, ne peuvent pas en avoir, avoir un but. La première psosession de soi, et à terme de l'univers, la première étape, le premier barreau de l'échelle sauveteuse, c'est d'avoir un but. Si tout but est impossible. Si l'on ne veut plus, si l'on ne peut plus vouloir les buts que des charitables, des amants, une famille résiduelle, pour laquelle on s'est fait propre et muet, leger presque, le temps de la recevoir ou de la visiter, une maîtresse, quelque bonne volonté en passnat, vous proposeraient tout de même, si l'on n'a très précisément plus aucun but, parce que vous avez été mûtilé, amputé de cette incapacité d'avoir un but qui vous soit propre, d'espérer un bonheur qui ne soit que le vôtre, à vos mesures, qui soit vous, et non un emprunt, un raccroc, une propposition, une suggestion de l'extérieur. Vous ne voulez pas de cette charité, de ce qui serait le summum, la caricature absolue de la charité : qu'on veuille votre bien, votre existence à votre place deopuis que vous êtes toimbé, depuis que vous êtes dans la détresse et qu'en conséquence, vous êtes stigmatisé, vous portez la marque de votre incapacité totale à vouloir ce qui est bien et à éviter ce qui est mal. Incapacité évidente puisque vous avez perdu, puisque vous êtes clochard.
 
                  Rien à faire, rien à vivre, rien à décider que partir. Partir... Ce devient une logique, votre logique. La logique, forcément un jour, ce soir, demain au plus tard, la logique de ce frère qui était au chambranle à faire la manche. Parce qu'on ne peut vivre ainsi, sans espérance, uniquement occupé par la nécessité de donner quelque aliment et quelque coup à boire à ce corps qui est vôtre, qui vous colle à l'âme, ce corps qui eût pu être beau, qui eût pu être jeune, demeurer jeune, retrouver jeunesse par choix d'un tiers, par chance amoureuse, par lumière imprévue, ce corps qui est censé - si mensongèrement en fait - vous exprimer : quel état vous donne-t-il quand vous en tendez une main, quand il emprisonne votre vie, votre dignité, votre âme, vos ressources de bonheur et d'imagination d'un monde alternatif o^vous auriez votre place, où vous seriez reconnu, utile, apprécié, attendu. Non, il est logique que vous partuiez, colmme il est logique que ce frère-là. Et si ce frère est une femme, une femme encore jeune, la saleté, l'alcool, la bouteille de rouge sont encore plus puants et abjects, ne pas pouvoir se dévêtir, ou alors l'horreur à midi d'une vieille à la chair boursouflée et encore jeune qui se déguise en nudité pour se gratter ou pour passer un autre chandail sans linge sur le buste, au trottoir d'une avenue parisienne et les gens passent, sans hâte ni regard, devant la tortale misère qui n'a plus même conscience de soi, ni force d'appeler à quelque secours que ce soit. Vous avez vu cela, vous savez que c'est possible, c'est-à-dire que vous savez combien proche est la déchéance quand on a colmmencé de déchoir. Il n'y a rien à imaginer, ni personne que vous. Vous êtes celui-là au chambranle, à exister toute une journée, la main tendue, le carton ondulé sous les pieds quand il fait froid, ou au cou l'étiquette rappelant en majuscules et en couleurs l'évidence, que vous ne savez plus même quoi demander. Logique, vous devez partir. Mais partir, c'est marcher et bouger ce qui n'ouvre pas plus d'avenir, de rédemption que de rester prostré. ce donyt vous ne voulez plus, c'est que cela continue, cela ? ce que vous vivez, ce que vous êtes devenu. Vous coincidez totalement avec votre vie, vous qui aux temps réputés heureux et faciles : faciles parce qu'il y avait le matériel, heureux parce qu'il y avait l'attente et l'espérance, manquiez tant de cette unité puisque vous attendiez, puisque vous ne vous sentiez pas conforme à ce que vous parisiez être. déjà vous refusiez les propositions de la vie, parce qu'elels vous semblaient faites pour d'autres ou pour le tout venant, pas pour vous. Vore état, votre mise au-dehors vous a unifié, vous n'e^tes plusq ue vous-même et votre existence de l'instant, vous n'êtes plus ni la mémoire de qui vous fûtes ni l'espérance de ce que vous vouliez être et ne saviez dire ni définir. Vous êtes votre propre désespoir. Survivre, ce serait s'alimenter, mais l'aliment est pour l'âme. Vous ne pouvez rester sur place, dans cette existence. Partir vraiment, c'est quitter au moins cette société, d'ailleurs vous n'en faites plus partie. La société, c'est un emploi, même une famille, même celle de votre sang et de votre semence, même celle de l'amour et sûrement celle de la fratrie, vous quittent si vous n'avez pas d'emploi. L'emploi, c'est l'utilité démontrée et sans qu'on est à s'interroger sur elle, ni à la démontrer, l'emploi, c'est la dignité minimale et maximale, c'est l'identité, c'est l'existence. Que faites-vous, c'est-à-dire qui êtes vous ? Un héritier dépossédé par son frère d'un quelconque fauteuil dans l'entreprise n'avait plus que son argent. On voulait, de partout le lui faire placer, et le rapport l'eût largement fait vivre, avec même et en plus de quoi bambocher, gaspiller ou réinvestir. ce qu'il voulait était tout autre que personne ne lui offrit : diriger, animer, avoir au moins quelque place dans l'équipe qui gèrerait son argent. Pas de femme, ni de mignon dans sa vie, quelque réticence même à payer l'addition si l'on venait s'entretenir avec lui, lui proposer quelque emploi, mais c'était de son argent et non de lui-même. Le visage était banal, on vide un canal quand une enfant disparaît, mais un milliardaire qui s'envola pour Hong-Kong un été et qui ne répond à aucun courrier jusqu'aux deux étés suivants, personne ne s'en inquiète qu'une femme désespérée de naissance et qu'un vieil adolescent à la côte qui avaient pensé multiplier par trois les avoirs de chacun. Partir, quitter, conclure. D'où vous êtes, à l'ouest, ce serait vite la mer. Difficile de se noyer volontairement quand on sait nager, horriblke de partir d'une plage bretonne une nuit, et tout habillé, surtout si vous avez un chien, et de s'enfoncer ainsi, en flottant longtemps, dans la mer parce qu'à l'ouest d'où vous êtes, il n'y a plus davantage. Alors marcher vers l'est, à pied d'ici au Pacifique, une existence pourrait s'écouler. Laissées là les traites, les dettes, les mémoires, les choses, les passions. Afin de ne rien emporter, avoir la force singulière de ne rien choisir, car ce serait partir chargé, or il faut partir pour quitter non pour conserver. Pas même un portable par lequel tenir journal. Le chien, encore, qu'on tuera d'abord si finalement il n'y avait que l'autre sortie. Logique ! Pas de testament, car ce serait partir en ayant encore souci de l'arrière ; pas d'explication puisque ce serait encore considérer que vous avez quelque utilité puisque vous vous adresseriez par là à quelque personne à qui vous importez. Mourir à deux ou partir seul. Mourir de ne pouvoir aimer, de ne pouvoir être aidé. Partir d'impuissance. La vie à l'état nu, l'aventure sans projet, le risque tout à fait aboli. Aimer la vie à ce point, aimer quelqu'un à ce point qu'on éprouve en totalité bouleversante, irréparable que la vie doit être autre, est autre que celle proposée et expérimentée, que l'être humain, cet homme, cette femme qu'on aime trop pour savoir qu'on ne l'iame pas assez, et qu'il n'est de marque d'amour, de vérité d'amour que d'attendre et devoir son bonheur d'un autre, alors tout est valorisé, alors tout vaut la peine, faute de quoi claquer la porte ensemble en mourant d'insuffisance de votre propre amour, claquer la porte sans prévenir pour laisser l'existence claquer son dernier coup de hasard et de résolution. Oui, mais ainsi partir, est-ce le fossé le premier soir, est-ce une compagnie, une table, un lit, une maison banale de rencontre le second soir et l'engrenage tôt remonté d'une même absurdité puisque l'existence n'est pas davantage choisie que celle que vous avez quittée, parde qu'elle vous était imposée, qu'on vous avait ôté les moyens de choisir celle que vous auriez voulu si vous aviez su les mots et les images pour la dire. la société, dès que vous l'abordâtes au sortir du cocon, vous avait donc condamné au moment présent qui est le vôtre puisqu'elle ne sur vous donner les mots pour désigner, puis faire ce que vous vouliez en termes de bonheur, de beauté et de vie. Raté par mégalomanie, par rêve, par naïveté, raté par foi. Un raté qui n'en est pas un tant qu'il a du linge propre. Un sous-humain dès que vous aurez dormi troois soirs à belle étoile, un déchet passant de porte en porte pour mendier dans les campagnes votre pitance, l'errance aimante du chien à vos trousses, l'expatriement chaque minute de plus, vos papiers déchirés, ne rien conserver, pas de notaire ni de camp de base, marcher vers l'est puisque le Pacifique est plus éloigné que l'Atlantique, pas même un crayon et vos sentiments, vos aventures, quelques zestes de rire ou de plaisir, vous ne les écririez pas même. Aucune récupération, surtout pas le prodige d'écrire un livre mentalement en l'apprenant par coeur à mesure de sa composition, ce serait encore espérer d'enfanter quelque chose; une oeuvre et vous avez décidé de garder la crasse entre vos orteils, de n'avoir plus que le rechange de ce que vous aurez obtenu en faisant pitié, ne pas raconter votre histoire, ce serait encore un succès, ne plus prier, ne plus vous incliner, vous coucher doucement dans le sens de la vraie pente, la folie. Qui dispense même de la corde à la poutre, ou de l'erreur de posologie ou de ce qu'on n'imagine ni ne raconte quand un suicide a été réussi, qui était le vôtre mais on n'est jamais là pour le dire. Et ce qui s'imagine ne se fait pas. La logique, oui, est constructive. L'issue : partir, tandis que la folie, c'est à domicile. On lâche, on se voit lâchant, vous sortez d'un cinéma, votre chien vous y fait depuis des mois entrer gratuitement, il y est aimé, vieille femme qui boit sans doute, qui ne vous embrasse pas quand vous lui feriez volontiers cadeau d'un peu de votre souffle et de votre peau, relativement plus jeunes, elle dit qu'elle a mangé de la morue, qu'elle exhale l'ail, vous sortez, c'était un navet, c'est l'été, il faut plein jour, de l'autre côté de la chaussée, une librarie, un étal inactuel, de la philosophie, des titres et des noms, rien qui vous fasse rêver que d'écrire et de publier, mais cela ne vous est jamais arrivé, et ce que vous écririez, l'intime, le lisant, en tomberait encore plus chagrin et désespéré que vous, puisque vous en êtes aimé, et le consommateur-producteur-éditeur n'en aura que faire puisque la mode - solvable - par construction n'est pas le désespoir. La culpabilité discutée et douteuse, la vôtre, n'est ni un thème ni une solution. L'étal, vous vous en éloignez, un café de votre adolescence étudiante, est en réfection, des palissades. Là, vous savez que la déprime revient, vous êtes hébergé, vous êtes aimé, vous désespérez parce que vous êtes désespérér, plus rien à donner, plus rien à recevoir que vous taire, ne pas rentrer, ne pas revenir, lové dans la dépression, tout au creux, l'avion dans le cyclone, le noir absolu, la décision qui vous frôle, ne plus revenir, revenir d'où ? revenir où ? Celui qui se suicida d'un coup dun pistolet de son garde du corps. Un canal, une débâcle électorale, une vie sans sens parce que trop chargée de sens, l'esoérance de tout un parcours et un aboutissement soudain ressenti comme irrépressible, il s'est suicidé parce qu'on l'achevait de force, qu'on l'achevait, lui, son parcours, son âm,e ce qu'il avait voulu, ce qu'il avait espéré. Il ne saurait pas qu'il incarnerait aussitôt après ces élections perdues leur troisième tour - celui-là gagnant et triomphal, chaleureux aux larmes et aux roses rouges - quand la foule défila, cernant le Val-de-Grâce à Paris, tout un dimanche 2 Mai 1993, et qu'il allait ensuite symboliser tout l'immense débât qu'autodidacte de l'économie, de la politique, mais pas de la conviction il avait ouvert par ses gestions courageuses puis impopulaires. La politique fait mort d'homme quand il y a morale et honneur. Cet homme vous protégea, il vous manque, c'est votre histoire personnelle, la mort apparaît analogue à toutes les morts, sa manière de procéder et d'immobiliser est si humaine qu'on voit encore frémir le cadavre qu'on fixe de celle qu'on pleure. Le chômage n'est statistique que pour le commentateur qu'on n'a pas encore dépossédé de sa tribune, de ses colonnes et de son emploi, que pour le gouvernant d'opinion ou d'entreprise, c'est, pour chacun de ceux qui en sont atteints... une histoire personnelle dont le début se perd et dont la fin ne s'espère plus. Il n'y a pas de salaire, d'allocation mimimum  pas plus qu'il ne peut se concevoir un chomage partiel ou atténué. Dans la société d'artifice et d'argent que nous ne renversons toujours pas, l'utopie est secrète, elle est souvent appelée bonheur, art, amour, engendrement, prière même, mais le chômage a ceci d'absolu qu'il ôte à sa victime, presqu'aussitôt, l'utopie, le secret personnel de l'être, l'appartenance à lui-même. Exclure quelqu'un de l'emploi, de son emploi n'est nullement le renvoyer à ses foyers ou aux queues d'agences publiques ou spécialisées ; ce n'est nullement le faire passer des budgets d'une entreprise ou d'une administration aux frais généraux de la collectivité nationale sous le titre : sécurité sociale, solidarité et emploi, second poste dans l'ordre protocolaire ; ce n'est pas davantage appliquer quelque baume assouplissant une économie et musclant pour un nouveau métier. C'est détruire une personnalité, c'est la situer, désormais figée, en unique contemplation d'elle-même, de son désastre et de la seule culpabilité pouvant expliquer l'échec, et c'est, à plus ou moins long délai, amener une vie humaine à s'estimer invivable, indigne. Au mieux, elle gît dévêtue de tout parce que l'estime d'elle-même et chacune de ses dimensions intimes auront été niées, et très savamment la société l'aura fait se nier d'elle-même sans rien lui dicter ni lui imposer. La dislocation personnelle est le fait d'un système. En dresser les typologies serait peut-être ouvrir une échoppe et  vous inventer un métier à votre second âge. Le système, il n'est pas à décrire, exuste-t-il même ? Une relation avec la société, avec autrui, avec les grands thèmes structurant une pscyhologie et dont le défaut ou la falsification sont la pire souffrance, un désossement à vif, voilà ce que font examiner l'exclusion et le cynisme à celui qui en est l'objet, le ressasement auquel il est circonstanciellement contraint. La culture et les souvenirs, l'autobiographie de chacun diffèrent, mais l'analogie décisive est cet arrêt-sur-image qui bloque tout mouvement, empêche tout rebond ; alors, la vie pourrit d'elle-même, par elle-même, sur elle-même. Certains parviennent à sortir de l'autisme ou en sont secourus. D'autres, au faîte de leur existence, mais toujours au mauvais âge, toujours au point où l'équilibre ne pouvait durer que par mouvement et vitesse, y sont poussés. Ceux, qu'on regarde souvent dans ces images (semblant clandestines, uniques, mais si répétitives) du "jamais-plus" - soi-disant ! - ceux qu'on pousse, en troupe et par de la troupe, à qui l'on fait creuser leur tombe, et puis... La mise au ban fait mourir en pleine conscience et de l'intérieur, par l'âme. La mise au ban pour inutilité, pour surplus, pour embarras, comme solution...
 
                  C'est votre cas, votre histoire. Ce genre d'histoire qui est sans histoire parce qu'il n'y a ni progrès  ni événement qu'un état, un coma tout éveillé, tout loquace, mais vous êtes mort puisque vous êtes dehors. Parfois vous êtes visité par quelque chose - un sentiment, ou miséricordiseuement et un instant ? par l'oubli - alors l'universel vous touche car ce que vous vivez, c'est dans une tombe translucide et vous devinez que vous êtes en train d'apprendre un langage, une communion sans voix ni expression, ceux de tous les malheureux, celui qui tombe au bord de son canal -, cette femme grosse se changeant dans la rue à midi -, ce garçon ou presque, parfois aussi cette jeune fille qui quêtent à la remontée de la voie Pompidou vers le Châtelet et à qui vous donnez, quand vous avez, car il est beau mais épaouvantable de ne pas même se prostituer et ils en auraient la chalandise -, ces répliques à tant d'exemplaires mais chacun est une vie, une âme, encore peut-être une biographie qui tendent la main ou ouvrent les yeux sur vous quand vous tournez le coin de l'avenue, sortez de la poste, rentrez chez vous. Mis à la porte, à toutes les portes.
 
(devant le paysage du Penerf, samedi 21 Juin 1997 - 13 heures 15.17 heures 50)

 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                   DESASTRE  (1)
 
 
 
 
 
                  Sa joie. Vous êtes enfant, le couloir, le si long couloir, avec ses coudes et redents ; dans le noir, votre frère aîné, dont vous respirez la présence, s'est caché, va bondir sur vous, la peur. Vous avez peur. Votre peur. Vous êtes adolescent, sa joie. Au téléphone, dont il a pris l'appareil dans ce couloir, vous entendez, vous comprenez, c'est un primesaut de votre peur, jamais vous ne l'avez entendu parler ainsi. L'inconnu au bout du fil comme l'on dit, mais c'est lui qui était au bout du fil, un fil démesurément allongé vers le bas, vers le précipice, qui pendait au bout du fil. Il parle comme votre femme vous a parfois dit qu'on parlait dans sa famille à lui, comme vous avez entendu parler chez votre tante, la soeur de votre père. le soulagemenbt, la volubilité, plus que la courbe du dos, de tout le corps, de l'âme. Votre père remercie, remercie encore. Les " cher ami " sont répétés, redits. Sauvé, il est sauvé, vous êtes sauvés. Vous ne savez pas bien ce que cela signifie, vous voyez l'abaissement de votre père, vous voyez qu'il s'est abaissé, démesurément. Personne ne dit sur le moment, qu'il est sauvé, que vous êtes sauvés, que la famille est sauvée. Vous ne sauriez ce que cela signife, vous ne savez pas davantage ce que signifie la famille. Vous vivez, vous en vivez, vous en faites partie, parents, enfants, famille, bureau du père, puissance du père, règne de votre mère, de votre mère surtout. Cher ami... qui est cet ami ? C'est le soir, l'électricité dans le couloir. Quelque temps auparavant, le soir déjà, la cuisine, plus de domestiques, de cuisinière depuis longtemps déjà. Cette scène à table, un dimanche sans doute puisque personne n'était pressé, pas la course de retour au collège, mais le salon comme d'habitude, la cigarette de votre père qui fait un filet et la cendre s'allonge et la tête baisse et penche. mais non ! je ne dors pas, mais voyons, je ne dors pas... Votre mère impérieuse. le salon, le roulement du train de ceinture, la belle adresse. On pouvait nuitamment lire son journal sur le trottoir, c'est ainsi que vous avez été présenté, comme en confidence, le nouvel appartement. Le jardin du Ranelagh de l'autre côté de la voie ferrée électrique. Enfance, maintenant l'adolescence. l'enfance où vous ne sentiez pas le baiser maternel, la lumuière éteinte, le lit bordé, l'édredon tiré, sans doute, mais vous n'aviez pas senti le baiser, et vous réclamiez une fente de lumière, la porte légèrement entr'ouverte. Le baiser et la porte. Votre mère revenait, immanquablement, mais la première fois était manquée, presque toujours. Impérieuse, lointaine, quoique vous fussiez à sa gauche, la table ronde de la salle-à-manger avant le déménagement de Neuilly à Paris très occidental. Belle situation, belle automobile, l'Otchkiss d'occasion, puis la Vedette, toutes deux chauffaient dans les côtes, le col de la Forclaz mais les voyages au long cours, les Sables-d'Olonne, Saint-Tropez, enfin la voiture offerte par la société, une deux-portes, une Ford à toit blanc ivoire et carrosserie noire, les pneus comme le toit, les portières à fermeture automatique à cause deds enfants, on y entre en renversant les sièges-avant. Les vacances, la voiture chargée, votre père, vos conversations, l'intimité, les recommandations de votre mère, ne pas dépasser le 110, l'autoroute qui se termine - provisoirement à Avallon, la messe de 06 heures chez les Soeurs, la route toute la journée, la cocotte-minute entre vos jambes nues, les culottes courtes jusqu'en Seconde, jusqu'en Première, ou des pantalons dits de golf! l'hiver popur le ski comme pour la rue de Passy vers le collège. La belle situation, l'aisance, quoiqu'on reprisât les chaussettes et les chandails. Les chaussures montaient, vous les laciez. Le coca-cola à la kermesse vous parut un péché et pas meilleur que la première cigarette un peu plus tard, avoir une contenance. Votre père attendant en double file, votre mère qui revient d'un magasin et qui traverse. Le murmure de votre père, comme elle est belle, vois comme elle belle. sa main, une fois, aux cuisses de votre mère, là où le bas est retenu par quelque chose. Vous ne détaillez pas. ce soir, à la cuisine, vous êtes entré. La porte vitrée est fermée quand votre mère, après le repas, fait la cuisine. La scène où votre mère vous avait fait taire, une demande de quelque argent, à la cantonnade, un livre, une dinky-toy peut-être, elle vous avait fait taire. Tu ne vois donc pas. Il n'y avait plus rien, c'était cela qu'il fallait voir. On était allé, comme chaque été - quand ce n'était pas La Baule - à Saint-Tropez. cette fois-là, un bungalow pour les huit ou dix que vous êtes en famille, certains chez les amis, la grande maison, les amis de toujours, partager les frais, les diminuer, les amenuiser. Mais le rite est respecté, les cinq ou six semaines de vacances. Le soleil est là, le bungalow minuscule sans grâce ni ombre, mais on traverse le chemin et l'on est chez les grands amis, des amis de longue date, elle, elle est marraine d'une de vos soeurs, qui en recevra maints bijoux, de vrais et magnifiques pièces, lui, il a été Ambassadeur, des petits postes, mais une carrière habilement reconstituée en s'étant tenu coi sous Vichy, quand tout le monde revint d'Egypte, tout le monde, c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas "gaullistes". Vous auriez pu naître en Egypte, le temps de légende amoureuse et sociale de vos parents, des photos bistre, admirablement précises racontent le bonheur, les appartements, les palmiers, le Sporting, la colonie, les réceptions. Votre père se recasa facilement. Il avait dirigé la filiale au Caire, il revenait à la maison-mère. Ce fut facile. Il a toujours tout eu, facilement. Polytechnique, nul en physique, 20 en mathématiques, le concours des actuaires, comme cela. L'un des meilleurs actuaires de France, le calcul des probabilités, Pascal, le risque, le jeu. Ils avaient dû quitter l'Egypte par ce fabuleux prétexte, une opinion politique, pourquoi pas ? le train dit diplomatique via Beyrouth puis Stamboul. déjà, il avait dû jouer, il jiuait certainement, mais on ne le disait pas à votre mère. Simplement, parfois un silence dans ces réceptions. Leur bonheur, le couple idéal, parfait, leur beauté ensemble, le front très haut, le nez un peu trop fort et qu'elle n'aimait pas votre mère, mais la grande allure, le regard magnifique, la tendresse conjugale, amoureuse, votre mère a eu des rapports conjugaux ou fatreneles avec chacun de ses enfants. ceux-ci, pour la plupart s'y sont dérobés en grandissant, trop difficiles ces rapports. Votre mère ne savait pas être mère, elle était compagne, amie, femme. Peut-être parce qu'à ses cinquante ans, pas le bon âge... soudain, l'homme, le mari a craqué, pf.. disparu. Il jouait, il ne pouvait être qu'en second, un technicien, un excellent technicien, mais pas un meneur. On le ridiculisait, vois-tu. Ses subordonnés le ridiculisaient en public, dans les congrès, je le sentais, je le voyais, j'en fus témoin. Tant que son Président fut là, tout alla, il était aimé, protégé, protégé de lui-même, une des plus importantes situations de Paris, l'adresse aussi, le boulevard, la rumeur du trafic sur les pavés, le parc Monceau, les grilles dorées à la feuille, de l'autre côté, l'immense bureau au premier étage, l'escalier qui y conduit, aussi prestigieux, aussi large, des rampes aussi fastueuses, des tapis comme dans l'immeuble. Tout allait si bien, il n'avait qu'à se laisser mener. Du jour au lendemain, il me dit qu'il ne me rendrait plus de comptes, qu'il me donnerait l'argent comme cela de la main à la main, tout l'argent que je voudrais, dont j'avais besoin. Votre mère pleure, c'est encore l'époque des éviers en pierre marron et luisante, un peu grasse, des robinets en cuivre et qui verdissent, des cuisinières à charbon relayées, pas toujours par le gaz, il y a la machine à laver qui dans un cabinet de toilette tombe en panne et inonde jusqu'au couloir et aux chambres. C'est le confort, chacun a sa chambre ou presque, vous avez la vôtre, celle de votre aîné parti au service militaire, l'Afrique saharienne lui faisant éviter l'Algérie, le prestige de votre aîné, le prestige de votre père, du couple de vos parents vont de soi. Votre mère a pleuré, la dot y était passée, l'automobile avait été mise en vente, rouillant et dégonflant ses pneus au garage dont naguère l'emplacement de stationnement était loué fort cher. Vous y alliez en courant, tout enfant, derrière votre père, manteau et veston volant au vent comme des ailes, vous arriviez en retard, ponctuellement en retard, chaque jour, l'angoisse, vous étiez allés chercher la voiture au garage ensemble pour gagner du temps. La voiture, il aura fallu quatre ans peut-être pour qu'elle soit vendue, par sa transformation en véhicule de remorquage. Votre grand-père sort de la chambre de votre aîné, une chambre qui avait été la vôtre enfant, celle de vos oreillons, de vos premiers Tintin, des trois principaux cauchemars qui vous hantent encore, une descente aux enfers, le lit porté par un fleuve de feu et d'étincelles, à travers des tunnels et boyaux sans fin, une grotte qui pourrait sembler celle de l'Apothicairerie à Belle-Ile, vous êtes au fond, la mer dans l'anfractuosité triangulaire, le premier plan est sombre, le fond est clair, lumineux mais la mer arrive, entre, se répand, envahit, et vous êtes au fond de la grotte, enfin des nuits sans éveil ni sommeil, le plaofond qui se hausse, dans l'angle de cette chambre, votre lit qui se rapetisse et vous avec, les pas sonores, immenses, engloutissant de bruit, votre père qui se rapproche et qui arrive. Votre père sort de la chambre, à la suite de votre grand-père, le couloir finit là, il y a votre chambre du moment, la salle-de-bains des enfants, le chauffe-eau, réduit sombre et mystérieux, chaud et sans fenêtre, et la chambre donnant sur le jardin intérieur commun à plusieurs immeubles. Albert LEBRUN habita là, SERMOY fut arrêté sous ce nom d'emprunt, le président de la Société des Mines de Fer de ... loge aussi ici, les beaux-parents de votre aîné qui va épouser une héritière sont de ces locataires. Des relations brillantes, des voisinages, des dîners que donennt vos parents et dont vous épiez par la fente d'une porte, parfois, la lumière, la luisance, le brouhaha. Une porte à l'autre bout du couloir, vers l'entrée et les salons, car il y a plusieurs salons. La gloire. La gloire que vous eûtes, une cérémonie religieuse fêtée profanement en agapes et listes des cadeaux déposés, alignés, répertoriés sur des tables et aussi sur le lit conjugal, toutes les pièces d'apparat ouvertes. Vous plastronnez, un costume neuf, des chaussettes blanches jusqu'aux genoux, des souliers beiges, le brassard de famille, la raie à gauche, vos projets d'avenir, non, probablement pas la profession de votre père, des noms d'écoles prestigieuses sont murmurés, vous êtes le centre, il y a les adultes. C'est un univers qui vous va bien, qui vous est prédit, des gens plutôt plus âgés que vous, admùiratifs et bienveillants. Une cellule familiale dont vous n'avez pas conscience, dont les dimensions sont poussées loin, vous avez de la place, vous en prenez, votre mère vous rabroue, vous juge, vous connaît, et maintenant vous allez la connaître. La tendresse de votre père, il a grossi, perdu ses cheveux, ses mains sont jaunes, oranges de nicotine, les ongles coupés trop ras, mais le nez, le front sont superbes. Vous aurez ce nez et ce front, et beaucoup de ces yeux, de ce caractère, de cette faiblesse, de ce dos rond, de ce regard implorant la tendresse, la confiance, la pitié, l'estime, la protection, et pourtant la reconnaissance que vous êtes quelqu'un. Depuis, l'altitude vous fait peur, l'ascension vous fait peur, votre mère a toujours cru à la guigne, croit l'avoir toujours eu, le pneu qui crève prochainement si l'on en a évoqué l'éventualité, le hasard. Ils étaient montés si haut et si bien, les cadeaux qu'ils répandaient chaque été au retour d'Egypte pour les vacances, les envieux qu'ils avaient fait. Votre grand-père reçoit le détail et les chiffres. On va vendre tout ce qu'il est possible de vendre, l'appartement qu'on comptait offrir ou louer aux jeunes mariés, les fiançailles sont naturellement rompues, votre père avait même tapé celui de la future, il y aura aussi la villa de La Baule, parce que votre père recommencera, continuera. Il gagne parfois, c'est un as des martingales, les mots croisés et les martingales. Joseph FONTANET sera assassiné d'avoir compris que les tables de ce casino-là, l'un des plus fréquentés par votre père, étaient truquées. Le calcul des probabilités ou le pari sur Dieu n'intègrent pas cette évenutalité. Les tricheurs ne sont pas des escrocs, les naïfs payent. Communauté de biens, votre mère solidaire, chez votre tante, du côté de votre père, les heures et la menace, tous les chantages, elle doit signer. Les larmes. Quelques millions de plus sont ainsi mobilisés. La reconnaissance de dette à détruire à ma mort, la soeur de votre père est belle joueuse. Elle a tous les motifs de détester votre mère qui la considérait abusive, ayant dévertébré son futur mari, lui ayant inculqué d'avance peur et impuissance. L'Egypte fut providentielle, sinon nous divorcions. Grand-mère : idéale dans le grand âge, implacable et pas intelligente à notre mariage. Ma mère juge durement, elle reçoit maintenant la monnaie de tant de pièces. La mère de votre père vend son appartement, on la rétrécit, on reconstitue plus près de chez sa fille les deux pièces où elle vivait d'habitude. Il y aura encore quelque chose à réaliser quand votre père tombera une énième fois. On ne se guérit pas du jeu, on a tout essayé, il est interdit. On a eu tort de lui éviter la prison, mais déjà il avait vieilli, la cervelle ne devait plus tenir, on a pu plaider cela, les experts en étaient d'accord. Vos parents ont divorcé quand il y a eu récdive, mettre les meubles de la communauté au seul nom de votre père ne garantissait rien. On s'aperçut, votre mère s'aperçut mais non les avocats, ceux qu'on paye à prix d'or, et le collaborateur ne vous reçoit qu'aux heures premières de la nuit déjà tombée, c'est du côté de la Madeleine. Les rendez-vous sollicités, les banques dont les relevés sont redemandés, les découverts partout, la chute, puis la rechute. Les placements en bourse qui étaient détournés ou autrement provisionnés, le jeu était ample dans sa première version. Dans la seconde, situation de bien moindre apparence, mais le cher ami qui repêchait votre père, était parvenu à obtenir qu'il soit rétribué autant que dans son emploi précédent - son grand emploi qu'il avait perdu, alors le loyer était majoré pour les comptes rendus au siège outre-Rhin, le chéquier de société utilisé, un infarctus et une hospitalisation de plusieurs semaines, celés anxieusement, pour que personne ne vint regarder des comptabilités qui, par surprise, n'avaient pu être arrêtées. Votre mère avait pu déménager de nouveau. L'appartement du Ranelagh, en le quittant pour réduire les loyers, on en avait obtenu une reprise. L'autre côté de la famille, celui de votre mère, n'avait pas eu la générosité de l'ancêtre. L'obtention de la reprise était vitale, il fallait dédommager un oncle, cultivateur dans le midi et dont la fortune de génération en génération ne souffrait aucune spéculation, les terres rendaient mais n'appartenaient qu'en un usufruit dynastique qui peut faire la grande tradition française. Votre cousine ne se mariant pas à la campagne, en fit un appartement parisien et de sa mère une subventionnée au mois le mois. L'oncle de son vivant tenait à cet argent, censé ne pas lui appartenir, il en avait réclamé capital et intérêts capitalisés dès que la déconfiture de votre père fut déclarée. Des amis d'enfance avaient vendu pour sauver vos parents des titres, qu'il fallut soudain présenter à date de conseil d'administration, l'enjeu étant la propre situation du prêteur. Votre père avait ainsi fabriqué une chaîne de catastrophes, tout était solidaire, vos soeurs changèrent d'institution, certaines, et vos frères également, furent désormais gardés gratuitement là où vos parents avaient été longtemps des bienfaiteurs de kermesses, de fondations en Afrique et d'embellissement de l'église paroissiale.
 
(devant le paysage du Penerf, dimanche 22 Juin 1997 - 16 heures 15.17 heures 30)
 


 
 
 
 
 
 
                   DESASTRE  (2)
 
 
 
 
 
 
                  La résurrection fut de courte durée, l'expiation longue jusqu'à l'éternité que closent seuls les croque-morts après l'ultime regard et le mot de permission des proches. Votre père mourut dans son sommeil, à la veille d'être amputé, le mois juste où par mensualités d'une grande quinzaine d'années, tout avait fini d'être payé. Il avait emprunté à sa logeuse de quoi payer une petite voiture son dernier luxe. Comme Max JACOB ou Léonce de GRANDMAISON, il avait trouvé asile au seuil d'un monastère bénédictin, l'accueil avait été long, prudent, peu généreux, mais il avait auparavant spolié les Petits Frères des Pauvres et tellement trainé dans les rues parisiennes pour, parti aux aurores de l'appartement crânement reconstitué par votre mère dès qu'elle l'avait pu, n'y revenir qu'à la nuit très tombée, s'y nourrir seul et dormir dans une salle-à-manger dont il obturait les portes vitrées d'un tissu grossièrement punaisé. Il était retombé à peine sauvé. Quelle avait été sa pente, son raisonnement, son instinct pour - précisément - ne pas se tenir tranquille, pour tenter par quelque coup du sort de tout reconquérir, y compris votre mère. L'argent, le flot d'argent qu'aurait poussé en jetons devant lui le croupier et la gloire serait revenue, une gloire toute de tendresse familiale et de rapports recouvrés avec des enfants qui se mariaient sans qu'il fut au rang de la paternité. Certaines fois, vous l'aperceviez furtif entre les colonnes de l'église Saint-Philippe du Roule. D'autres fois, mais ce n'était plus des mariages, vous l'entrevoyez au transept de Notre-Dame, une ombre, un déni de tout droit, une épave qu'avait écartée sa femme, votre mère qui pendant peut-être dix ans s'interdit de regarder la moindre devanture et marchait, elle aussi, dans les rues sans but autre que de faire tourner les aiguilles des horloges, des pendules et de sa montre, la tête dans les épaules désormais, le visage camouflé par le parapluie baissé. La famille en rajoutait, avait reconstitué le drame, sauf votre grand-père maternel et votre tante paternelle. Votre père, c'était évident, avait voulu s'affirmer, et n'avait trouvé que le jeu, simple n'est-ce pas ? La coupable de ce dérèglement du comportement était votre mère, trop fière, trop impavide qui avait réduit cet homme, l'empêchait de faire quelque sieste après le déjeuner, ne lui concédait oas une pièce ou une table qui fut à lui dans les successifs appartements, des personnalités de force inégale, trop d'enfants peut-être, l'homme avait craqué, svelte et beau, il avait peut-être dissimulé, il avait eu ses chances, et aussi - malheureusement - des gains. L'Egypte avait bien tourné, peut-être d'autres occurences aussi. Puis les protections patriarcales dans la vieille société s'étaient retirées, un financier était apparu, une direction s'étauit modernisé, il n'avait pu suivren, il ne s'était pas imposé, son travers était resté seul sous la lampe à examen, la place était belle, elle fut convoitée et prise, il n'y eût pas de ménagement mais comme il avait quelques réserves, des apparences inentamées, il dura et camoufla sa disgrâce, sa lise au chômage, emprunta avec promesse que sa femme ne serait pas mise au courant. Il recula, avait reculé et le miracle n'était pas venu, ou lutôt le rétablissement ne vint qu'après les aveux, et la chute, qu'après la rupture. La rechute s'opéra à nu, il n'y eût pas de recours, il attendit, chercha et l'on alla jusqu'à envisager d'affreuses expatriations mais lucratives qui l'auraient fait complètement changer d'identité et d'existence, ainsi d'organiser le système de saprofession dans un Etat d'Afrique noire anglophone, presque septuagénaire et cardiaque, se trainant à la boîte postale pour y distinguer - la petite grille numérotée de ces casiers outre-mer - que l'enveloppe-avion de la femme aimée, votre mère n'y était une fois de plus, pas parvenue. Il vous regarda quand, fidèle à votre inspiration du premier soir, où dans la cuisine familiale aux carrelages 1900 jaunes et rouges délavés et douteux malgré serpillère et prooduits, vous aviez appris la chute, vous lui avez dit, à sa seconde abdication que vous ne le verriez désormais plus, ne lui parleriez plus. Votre mère conservait quelque équilibre à ce prix-là, que certains autour d'elle lui rendissent justice et discriminassent entre coupable et victime. Vous saviez déjà que chacun était victime, non de l'autre, mais de cette société que l'aisance affûte plus encore dans la cruauté des charités sur agenda et par virements périodiques, les camarades de promotion à l'X et les amis d'Egypte se cotisaient avec conscience mais déléguaient un curateur, que votre mère refusa mais que votre aîné poussait quoique lui-même fut piètrement estimé par la belle-famille que la ténacité de sa fiancée avait contrainte à s'ouvrir. Ouverture par la porte de côté, réunions de famille aussi empreintes de racisme qu'une rencontre entre sociétés et couleurs opposées. Parce qu'il avait perdu, et pas seulement au jeu, votre père vous avait tous introduit dans ce cercle qui ne se ferme que de l'extérieur une fois qu'on est dedans, ce cercle où l'hérédité règne autant qu'à lextérieur et que dans la réussite, mais à l'inverse. Une opprobe vous suivrait ou vous précéderait. Vous n'auriez pas d'ascendant, pas de référence, donc pas d'appui, la solitude commencerait ainsi. Vous y étiez si peu préparé que vous en avez, à l'époque, rajouté.
                 
                  L'esprit de collection et d'accumulation, des cartes postales au musée du Prado - vous étiez en Espagne à apprendre la langue, un été, celui de vos principaux succès scolaires, les mentions au baccalauréat de l'époque et à relire les oeuvres que le pays et la saison, la lumière avaient inspiré à cet écrivain qu'on fusilla à pas trente-cinq ans malgré François MAURIAC et parce qu'un directeur du cabinet, rue Saint-Dominique, c'étauit le premier dimanche de Février 1945, glissa dans le dossier qu'allait examiner le Général de GAULLE, une photo de DORIOT en uniforme, or le poète de Fresne pouvait, lunettes rondes et front aussi, ressembler au "chef". Des cartes postales chipées à l'étal du musée, des volumes de la collection Que sais-je ?, puis deux ou trois livres du'n prix un peu supérieur, volés à la librairie de votre école préparatoire à l'autre, si prestigieuse à l'époque, dont vous êtes sorti. Il y a longtemps. Votre nom qui est dit à voix forte, votre reddition immédiate, le retour en métro, votre mère chez le directeur, la plainte et le casier évités, mais les amitiés naissantes, les esquisses amoureuses d'un seul coup interdites, les couloirs qu'on ne prend plus, l'argent de poche encore plus mesuré puisque votre père, lui aussi, vous autant que lui, vous deux, peut-être d'autres larcins dans la biographie que vous ne connaissez pas, de vos frères et soeurs, les bêtises et les manques, pour eux, pour elles, sans conséquences, apparemment. Ils se marient, ont leurs difficultés, leur histoire propre, pas vraiment de déconfiture, des enfants et des conjoints, une ligne traverse et soutient des vies, à peu près droite. La vôtre hésite, se reprend, plonge. Il y a l'oubli, mais il y a ce premier blanc dans votre chronologie intime. L'associé-gérant de la grande banque d'affaires, celle qui accueille les perdants d'un des tours au manège ronflant du pouvoir politique, les plus haut-placés dans la hiérarchie qui vient de passer la main mais la reprendra au coup suivant. Camarade de votre promotion à l'école dont vous fûtes suspendu, il avait commis à peu près la même chose, sans doute pour travailler plus à l'aise, autre forme d'esprit, carrière du coup plus discrète une fois que le pouvoir dont il avait fait partie au bon endroit, fut remplacé par un autre. Il vous reçoit. Ce sont les premiers mois de votre disgrâce, ce n'est encore qu'une disgrâce, ce n'est pas la pente, la glissade, la descente, vous avez encore tous vos moyens, votre lustre, votre sourire et l'emploi que vous avez perdu, vous en avez encore tout le souvenir, l'habitude, assez pour converser, pour ne pas demander, mais proposer. La salle est de conférences, les fenêtres sur le boulevard Haussmann sont camouflées, les tables sont lisses, l'argent ne se voit pas, les chiffres ne se disent pas, quelle politesse ! Vous n'intéressez pas. Vous êtes ballotté vers un autre rendez-vous, vous devriez faire valoir les entrées que vous aviez par fonction, là-bas, vous donneriez d'abord, prouveriez surtout, on vous gratifierait ensuite. Secrétaire général adjoint de la Présidence de la République, une autre y entre peu après votre tentative. Elle s'y prend autrement, elle prend, tellement vite et tellement qu'en quelques semaines le père de famille, régnant encore sur la banque des deux côtés de l'Atlantique, n'a plus le choix qu'entre elle et son gendre. Vous écrivez et cela suit à New-York votre écoeurement de telles moeurs. Entretemps, les emplois que vous aviez sollicités chez le premier électricien-téléphoniste de France et peut-être d'Europe, que vous connaissez par votre expérience de ses grands marchés à l'exportation, sont pourvus au bénéfice de l'ingénieuse. Elle est ingénieur, vous ne l'êtes pas. Qu'est-ce qu'un diplomate que barre le Quai d'Orsay et que ne veut plus ré-employer à l'étranger le ministère du Commerce Extérieur ? Boulevard Haussmann, vous apprenez cependant que le nouvel Ambassadeur aux Etats-Unis y émargea, cumulant aussi la traite sur son avenir qu'escomptait le banquier des privatisations avec une officine de consultant, et qu'il prétendit même garder son strapontin après un retour en grâce qui avait tenu tout simplement à l'élection présidentielle de 1995. Vend-on du savoir-faire, de l'écriture et de la pensée sur page blanche et sans fond de dossier ? ou un carnet d'adresses et une liste de numéros rouges mais en ligne directe ? Cinquante ans pour apprendre la réponse, mais l'eussiez-vous connue à vos origines professionnelles que c'était déjà trop tard, les relations sont héréditaires et le talent pour les cultiver, les augmenter en nombre et en puisance d'intimidation ou de protection, est inné. Votre père ne vous a légué que du charme et un besoin d'être aimé. Dans le métro qui balance vers les stations Muette et Ranelagh, vous êtes perdu mais vous avez encore quatre jours pour avouer, danser une dernière fois et limiter la casse par les supplications qu'aura portées votre mère chez le directeur de cete école. Vous êtes seul, vous êtes fatigué, en un seul instant, comme un gigantesque piège qui depuis longtemps avait dû vous guetter, tout s'est refermé. Il n'y a plus rien. Puis la blessure se referma, il y eût d'autres jours, d'autres années. C'est cela jeunesse, la réserve que la vie ouvre périodiquement, à un rythme généreux, presque prévisible, la réserve d'opportunités et de bifurcations. Vos chances, vous ne les aviez pas encore vraiment eues, elles vous vinrent, vous ne prîtes pas garde à ce que vous enlevé ce passé et un père radié des cadres. Votre attitude détonnait parmi les vôtres, exactement comme vos parents avaient trop ébloui les leurs. Des intimités avec votre mère, une réussite et un métier apportant lustre, voyage, notoriété vous mettaient deux fois hors de pair, et l'on ne vous disait ce qu'on voyait et murmurait de vous, que vous marchiez et folâtriez sur une corde, pour l'heure, pour ces heures et ces années, bien tendue certes, mais que vous ne saviez pas la précarité des choses, de l'existence et de l'argent-même que vous gagniiez. Et vous ne faisiez rien pour vous assurer. Quelques protecteurs vous suffisaient, une correspondance avec le Président de la République qui allait doubler son septennat, beaucoup de notes personnelles, des élucubrations sur le charme de l'existence, de grandes facilités amoureuses. L'univers scintillait de tant de paysages. Aux revers de vos parents, chacun de vos frères et soeurs avaient trouvé leur explication, une explication par le péché et non par la société. Maintenant que vous êtes à terre, l'explication fonctionne à nouveau : vous n'êtes pas innocent puisque vous paraissiez heureux et fortuné.
 
                  L'image vous a quitté, l'image de chacun de vos parents. L'image vêcue de votre père, l'image de l'homme abaissé, l'image du père dont vos frères et dont vos soeurs, ceux, celles qui lui parlaient, l'invitaient, le visitaient, n'avaient que pitié, qu'affection animale, mais plus admiration et estime. Ou alors cette estime du curateur et des amis quand il y avait cotisation et que le donateur se magnifie en appréciant lka sainteté de sa victime bénéficiaire. Vous aimiez votre père, vous saviez, vous deviniez l'attente des lettres et des visites, l'espérance surtout d'un retour d'amour. L'amour ne surprend que l'amoureux, que le débutant incrédule de son mérite. La réciprocité de gratification est telle qu'aucun n'a peine à aimer, on s'entr'aime et l'on ne mélange ni ne partage que des bulles. Mais le retour d'amour, c'est la grande preuven, c'est la gratuité, c'est le " tout bien pesé ", c'est le choix, vous êtes choisi, elle voulait être choisie. Rien de tel au monde que d'être accepté, et qui vous accepte en totalité sinon celui, celle qui vous choisit, et qui s'y tient, s'y est tenu. Votre père perdant doucement l'orientation de sa souffrance, de sa privation et se nourissant modestement, humblement d'une tendance très affective à un mysticisme qu'il ne sut exprimer - vous en êtes sûr - qu'en une seule vraie circonstance. Vous aviez voulu, conseil de votre aîné et correspondance avec celui en service militaire au Sahara, vous ouvrir à vos géniteurs d'une question que la vie vous posait mais ne résolvait pas : une vocation religieuse peut-être. Votre père qui ne prenait jamais la parole sur les grands sujets, d'ailleurs ceux-ci étaient rares, opina de lui-même et vous dit la condition parentale ; le couple de vos parents n'était plus d'un homme et d'une femme, dans la grande chambre de cet appartement où tout se passa de vos enfance et adolescence, il était d'amour vêcu, difficile, splendide et il en sourdait quelques mots d'or. Vous n'aviez pas de réponse, encore moins d'encouragement dans l'itinéraire dont vous aviez l'impression qu'il vous était présenté, vous n'aviez aucune expérience d'une vie ou d'une rencontre spirituelle, mais vous veniez de voir la situation humaine : vcotre père venait de l'articuler avec ses mots à lui, précieux comme du sang, lourd comme un coeur battant encore, tout chaud. Ce même homme ne pouvait donc être réduit, tout humilié qu'il fût, tout repoussé par son unique épouse, tout écarté de vous que vous l'ayez placé et de force, il resta d'or. Voûté charnellement, hésitant dans ses derniers pas, banal pour ses dernières paroles, il avait manifestement trouvé la dimension que seule confère la nudité. Votre père, qu'il fût riche, doté, aimé, situé ou qu'il soit tombé miséreux, à peine habillé, déconsidéré ou pitoyable, avait toujours régné par une immédiateté d'existence, le sens du scandale et celui, plus encore, de l'amour. Cela prédispose plus à la prison de l'exil ou au martyre qu'à la vieillesse pompeuse et avare des beaux-pères en santé ou en grabat, pas méchants d'ailleurs mais inculte côté vie, côté tendresse, côté aveu d'une faiblesse, donc d'une ouverture d'âme. Votre père avait ce chemin d'origine en lui. Votre mère le parcourut par contrainte, en souffrit jusqu'à casser, elle vous légua autre chose, la fierté plus que l'espérance, car devenue pieuse, elle ne croyait pourtant à rien qu'à ceux qu'elle aimait, ses enfants, son mari mais sans plus jamais le dire, et elle n'était pas plus dupe de ceux-ci que de celui-là. Tous deux ont su pleurer.
 
                  L'autre soir, au cinéma, vous aussi l'avez su. L'au-delà de la détresse et de la solitude, l'au-delà de toute morbidité, l'au-delà de toute supputation sur votre échec, l'au-delà de vous-même avec qui pactiser, en vous rendant, en cessant le combat, en vous effondrant, en vous laissant vous effondrer. Les situations et dialogues du film y sont-ils pour quelque chose, l'enfant inhibé, renfoncé, empêché et pourtant son talent, bien plus que l'éventualité d'un granduiose et exceptionnel accomplissement, une évidence de son don, telle que le père en est révulsé, renvoyé à son propre malheur, à une origine qu'il veut renouveler et inculquer à son fils. L'autre consent à force d'être violé dans le plus intime de sa volonté, de son identité. le chef d'oeuvre pourtant, il arrive à l'extraire de lui-même mais la dernière note donnée, maintenue et les applaudissements venus et hurlés, il craque, il est craqué, la folie l'a relayé, il survivra parce qu'il est mort. On le portera, on le fera jouer plus tard et beaucoup plus tard à nouveau, mais il aura la sagesse, l'enfance, le réflexe de demeurer dans sa folie. Le chômage est statistique pour ceux qui l'administrent ou en répondent, comme on doit accepter une cote de popularité ou un bilan comptable ; il est une longue, savante, très adaptée et personnalisée mise à mort de celui qu'il atteint. La folie lui est analogue, d'ailleurs l'un produit l'autre, même si cela ne se voit pas tout de suite, même si le malade d'exclusion et de désemploi n'en ressent pas aussitôt la première griffure, celle qui annonce qu'il sera rongé vivant jusqu'à l'os, disloqué vivant et lucide jusqu'aux racines de tout récit et du dialogue intérieurs. La folie est personnelle. Pas d'autre qui lui ressemble, c'est vous qui êtes fou, il n'y a pas de folie à l'état endémique ou par abstraction. Vous pleurez, vous écoutez ces secousses du coeur aux épaules, de l'intime, du non-dit, du si peu charnel jusqu'aux jointures de votre corps, vous pleurez. Pitié de vous enfin. Autrefois, pleurer c'était encore dire ou exprimer à l'autre quelque imposibilité, quelque aveu d'une faiblesse d'amour, pleurer c'étaut supplier et bien mieux qu'en parole ou en geste. Maintenant, tandis qu'à lécran tout continue, organisé mais bien joué, très vrai, vous pleurez sur vouis-même, vous pleurez totalement sans sujet ni objet, sans vis-à-vis ni souvenir, sans fin. Vous avez cinquante et d'autres années, autour de vous comme une mare qu'auraient produite en fondant votre corps, votre vie, comme du linge, ceux que l'amour fait glisser aux pieds des amants et dont on enjambe le cercle pour se porter, se tirer l'un l'autre jusqu'au lit, autour de vous sans joie ni tristesse, il y a la cendre de ce que vous fûtes et qui est léger. Survivre, en être encore à ce stade terrestre quand tout vous a été ôté. L'emploi, la chance, le crédit, le projet, la projection, la crédbilité, la fortune, la réputation se sont envolés, vous n'y avez pas cru d'abord et longtemps, et maintenant vous le constatez si fort qu'il n'y a plus place pour lm'instant à venir. Voilà pourquoi et en quoi vous pleurez, voilà comment, sorti d'un autre cinéma dans une autre ville, la capitale, vous avez saisi que la folie vous revenait, que l'incohérence seule pourrait peut-être vous guider encore. C'est maintenant votre image, votre propre image, l'image de vous-même bien décapée par les circonstances, qui vous hante, vous habite, vous rejoint à chacun de vos réveils, se renvoit et se multiplie dans les regards que vous croisez. Vous êtes deviné et identifié. perdu, vous êtes perdu, vous avez perdu. C'est l'après de la bataille et l'horreur d'y avoir survêcu, d'avoir donc à contempler votre mort. Vivant, décidément vivant, mais pas de son vouloir propre, le mort ne souyrit pas, il se meut, bouge encore pour bien se persuader, pour bien démontrer que ses mouvements ne mènent à rien, ne changent rien à sa mort. L'autre image qui vous hanta était celle de votre mère. Bien onirique celle-là, mais affreuse. L'image de votre père, elle pouvait être aimée, épousée, l'homme qui finissait, mais qui recueillait pour finir la caresse la plus belle, la plus digne, il avait été bon et aimant. Image acceptable, enviable. De votre mère dont vous vous étiez fait le protecteur dès le soir aux aveux dans la cuisine, vous redoutiez que sa fin fût physique et atroce : piétinée par une foule, la foule des circonstances, des enchainements, des malchances et des envies, des haines que les sentiments filiaux déguisent - souvent très mal -  en déférence affectueuse. Une sorte de lynchage sans raison, à moins que cette image que vous vous étiez forgée, dont vous redoutiez tant qu'elle ne fut pas un cauchemar mais un pressentiment, vous eût été la parabole nécessaire pour que votre mère soit aimable, aimée et que vous soyez l'utile compagnon, le protecteur ? Votre mère détruisit cette image puisqu'elle est morte en beauté, souriante. D'autres de vos frères et soeurs disent qu'elle fut longue à mourir, vous, vous eûtes le temps d'espérer, d'espérer à nouveau et de prier à son chevet, d'éprouver avec elle qui regardait encore mais ne bougeait plus que pour se débattre ou s'arracher les perfusions, d'éprouver avec une douceur merveilleuse que la vie, votre vie en sa compagnie, avait eu un plein accomplisement, tellement complet que le dialogue pourrait se poursuivre de part d'autre de la mort et de la pierre tombale. Ce n'est qu'à présent qu'elle s'est absentée, qu'elle nie votre détresse, qu'elle inspire une espérance fastueuse mais négative, qu'elle vous souffle du même murmure de l'aphasie qui vous introduisit tous à sa mort et lui indiqua à elle qu'avait sonné l'heure du départ : l'impossible est notre vie... alors ce que vous vivez ou ce dont vous mourrez. Futur et présent s'emmêlent jusqu'au constat clinique ou au permis d'inhumer. Les respirations s'arrêtent alors, étaient-elles depuis longtemps illusoires, illusion d'optique, frémissements qu'à nos superficies anime donc l'espérance. Heureusement, vous ne voyez pas votre image. La certitude d'un désamour vous l'apporterait, vous l'a apporté, mais c'est encore confus. Cela fait partie du lot. Car la mise au rancart vous enseigne d'abord que vous étiez surévalué. Mais le décapage qui s'ensuit produit une tout autre constatation, ce n'est pas vous qui êtes nul, mais bien l'univers, seulement on ne gagne pas seul contre le monde. L'un est de trop, or supprimer le monde, l'entourage, la société qui étouffent parce qu'ils vous ont mis à leur dehors absolument, c'est impossible sauf en se supprimant soi-même.
 
                  Rablé, vu une dernière fois de dos, censément coupable puisqu'il est malheureux, il n'a pas le front de ceux qu'on dit alors ses semblables, qu'on lui impose comme ses semblables, qui écrivent des romans en prison, qui jouent des comédies avant d'être écroués, qui supplient ppour que la condamnation ne soit qu'avec sursis, qui pleurent d'être séparés de leur ours et de leur poupée. Il ne dit rien tant il est seul, votre grand frère de dilection et d'adoption. Il n'était pas encore mort, mais déjà déchu quand vous fîtes à votre cousin plier de rage ey de contradiction sa serviette, c'était dans un restaurant de poissons, et les filins battaient des vergues d'aluminium, une nuit de vacances de Pâques tôt venue. La conversation à la politique avait mal tourné, le commensal que vous traitiez, votre propre frère aîné en tires, celui de sang, les opinions différaient, vous étiez désolé intérieurement, l'élection était faite, la sanction politique administrée mais selon vous : injuste. Vous n'aviez ni écrit ni téléphoné à l'ancien Premier Ministre, peut-être alliez-vous le faire, le temps vous et lui l'aviez désormais. Votre cousin parla de pourriture, de vol, de détournement, vous ne pûtes - très simplement, brutalement - le laisser continuer. Braqué en une telle course, il n'eût que le silence d'un retrait. Puissant et hurlé. Peu après, c'étaient le canal et le 1° Mai. Dans la chambre aux fenêtres verrouillées parce que - paraît-il - les malades parfois sont saisis d'une possession suicidaire, vous vous étiez tranquillement assoupi dans une assimilation à votre mère. Peut-être le même cancer, celui qui éradiqué du colon ira au lobe frontal gauche et la main droite, le don de la parole tout se taira, inerte. Il y eût les radios, les contradictions entre Nevers et l'Elysée, la fin de l'après-midi, la nuit, la fin. Dans une vie, les morts s'appellent entre elles, font tâche d'huile et d'amour. Vous avez téléphoné l'ordre de mettre en Asie centrale, si près à vol d'oiseau de la Chine et du Pic Staline, le drapeau en berne. A l'Ambassade. Un de vos collègues, encarté, intégré, en poste dans une vieille capitale quasiment scandinave et dont vous aviez refusé qu'elle vous fut attribuée parce que trop analogue à deux autres pour que la France y eût une politique distincte, demanda au premier matin ouvrable, des instructions. Il lui fut répondu d'en attendre. Ainsi, le drapeau ne salua l'ancien Premier Ministre, mort pour l'honneur qu'en un seul site à l'étranger. Comme l'immeuble - cela faisait partie de votre contrat et de votre embauche à l'essai - était commun à deux autres représentations euriopéennes, la garde fut montée entre Britanniques et Allemands. Ce qui ne se pardonne pas. L'arbre à perfusion roulant à votre gauche, vous fûtes dans la salle où avait été préparé le corps. Vous ne vous en êtes pas approché. Sous un velum blanc, avec des miroirs muraux comme dans une salle-de-bains d'homme vieillissant qui accueille des jeunsses et prépare tout à cet effet (de spectacle davantage que d'union), le Premier Ministre vous avait reçu : c'était le bureau de son prédécesseur, la première femme à avoir été nommé à ce poste. Il ne se sentait pas en force de le changer, le décor n'allait pas, évidemment, mais les rumeurs les ayant constamment opposés, ne redoubleraient-elles pas s'il réinstallait l'exercice des fonctions suprêmes dans le salon des traditions et des ors fânés qui ne choqueront jamais ? Il collectionnait les médailles, celles de notre Hôtel de la Monnaie et d'autres, et quand, au temps inaugural des cohabitations, vous veniez parler chez lui tête-à-tête et que vous étiez tous deux assis à même la moquette d'un appartement bien modeste malgré l'adresse, vous aviez conçu de lui en offrir une. Vous l'avez rapportée de Boston, c'était l'effigie de KENNEDY, il vous dit, maintenant qu'il avait atteint le suprême d'une carrière d'homme sans hérédité que la modestie et l'honnêteté, combien les révélations d'alors sur le Président assassiné, le blessaient personnellement. La conversation avait filé vers des éventualités d'élections présidentielles où d'un âge déjà certain, il pourrait représenter la gauche sans qu'on appréhenda de quelque part que ce soit qu'il s'incrusterait Président de la République. Bref, il ne vous prit pas comme son conseiller diplomatique, mais l'intimité, la proximité s'en renforçaient encore, le temps s'ouvrait à tout, et quand, un court semestre ensuite, vous revîntes aux mêmes lieux, un groupe entier de vos homologues ne pouvait vous empêché d'être en amitié, superbement, évidemment à l'aise. Le cornac vous pinça au sang parce que librement vous aviez interrompu le Chef du Gouvernement, à l'instar de ce que vous aviez tant de fois vêcu dans vos dialogues avec lui. Cornac qui fut le dernier attaché de presse du Général, l'un des plus émouvants témoins de ses dernières années, et qui avait, en principe, toutes raisons, de connaître en vous un de ses plus fervents et intégraux zélateurs. Cette aisance non plus ne se pardonne pas. La vie ne se pardonne pas, quand elle colore trop votre voix, votre regard. Les modèles sont rares, et les fréquenter, en être aimé de leur vivant, comment s'en priver si cela vous est donné ? Ce vous était donné. Tu es tout de même bien content ! d'être appelé : Monsieur l'Ambassadeur, avait coupé votre mère tant vous aviez le succès triste. Il est possible que l'inquiétude à votre endroit, le pressentiment de ce que vous vivez maintenant, aient provoqué, presqu'à votre prise de fonctions, les métastases, l'aphasie, l'hémiplégie. Au loin, dans la salle de rez-de-chaussée au Val-de-Grâce, le corps, les pieds devant ; vous étiez, hors la famille, peut-être même avant, le premier à être là. A l'hôpital, opéré tout exprès tant la tâche était dure là-bas où vous aviez été nommé, où il vous avait nommé, on eût dit que vous l'y attendiez. Le Président tient beaucoup à cette nomination. Un projet de décret fut barré de toute sa page, et pour l'ensemble des propositions qui ne concernaient pas que ce poste, parce que vous n'y figuriez pas pour celui-ci. On vous trouva à Zagreb, le soir de ce mercredi-là, d'une carte postale toute libre, vous aviez confirmé votre voeu et l'expression de votre confiance. Le Conseil des Ministres suivant vous adouba : trente mois, l'intelligence en révolte, et depuis vous avez pleuré, seul, dans une salle de cinéma, ancienne gare terminus d'un chemin de fer d'intérêt local, la mer juste ensuite, parfois agressive, parfois plate, des îles plus loin. Unité de lieu, unité de vie, unité de manière d'aimer et d'être détesté. Cela va ensemble. L'exclusion donne du temps quand elle est rencontrée par qui ne la connaît pas d'expérience.  Celui, qui du dedans colle ses paumes à l'opacité l'entourant, n'a pas de temps, parce qu'il n'a pas d'espérance.
 
 
(devant le paysage du Penerf, dimanche 22 Juin 1997 - 20 heures.23 heures 10)

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                      DETOUR
 


 
 
 
 
                  Il se jette du pont d'Aquitaine, le violé, c'est lui. Sa famille, laquelle ? avait-il femme et enfants ? N'était-il que pédophile ? homosexuel ? Les siens... L'enseignement n'est ni un lieu ni une occasion. La tendresse n'a pas d'âge, elle n'existe pas si elle n'est réciproque. L'attirance, l'attrait par occasion ou par penchant, puis par penchant ? Le secret ? pourquoi le secret. Honte vis-à-vis de soi-même, le respect de soi transgressé par soi-même ? Ou la conscience que la société ne permet pas. Ne permet pas, quoi ? Le bonheur, la tendresse, l'assouvissement ? Ne conçoit pas l'exception, l'originalité, la singularité. C'est la société d'amalgame. L'amour doit être ceci, ne pas être cela. Si des jeunes poussent à l'eau le septuagénaire de l'Indre, c'est un crime, mais la faute à qui ? Si les familles étouffent et donc excluent et repoussent ceux qu'elles ont fait naître, n'est-ce pas que l'amour n'y était pas, que le couple jamais ne s'était formé, que les formes actuelles ou héritées ne conviennent plus, que la nature est révoltée qui stérilise et se venge. Nos relations affectives codées et insuffisantes, la complexité de nos coeurs, le sira re aveu de ce dont nous avons envoie, de ce qui nous attire ou nous révulse. On passe sous les fourches caudines, on fait semblant d'apprécier, d'aimer, de savourer, on regarde ailleurs et d'ailleurs rien ne vient. Si quelque lumière point, elle sera interdite, tout est dangereux qui n'était pas permis ni codé, obligé, obligatoire. Une sorte de mode, parfois millénaire, parfois de l'an dernier, nous régit tous. L'économie, l'argent ne sont pas originels, le mimétisme : si ! Forçait-il ses victimes ? cet instituteur, ou ce maître-nageur, ou ce prêtre ? Celle, celui qui les dénoncent, qu'ont-ils vêcu ? Ont-ils compris ? N'ont-ils qu'eu peur ? Abus ? ou consentement, séduction mutuels, amitié que l'âge empêchera ensuite, la quasi-enfance les permettait, en était lourde, y trouvait ce fruit naturel que les autres jugent insolite, vénéneux, l'adolescence, le vieillissement dès les dix-huit ou vingt ans, ces critères qui transfèrent les cas et les individus de la brigade des mineurs à la mondaine ou aux procédures de divorce, changent tout. Une spontanéité bien polus difficile à rencontrer puis à vivre est maintenant requise. On l'appelle l'amour, parce qu'on ne doit pas appeler amour ce qu'il se passe dans une tête, un coeur, un corps, un sexe d'enfant. C'est si long à expliquer, c'est si vite tranché et condamné, cela ne peut se comprendre si on ne l'a approché ou vêcu. Alors, il saute du pont d'Aquitaine, d'ailleurs il a été interdit la veille de tout exercice professionnel et sa vie, toute son existence va être livrée à l'explication la plus simple : ainsi, il était... il en était. Il saute, on ne le retrouvera pas. C'est ce qu'il voulait.
 
                  Tout autre, celui qui sorti de prison terrorrise, oblige, menace, capture, celui qui a guetté et combiné. Rien à voir avec l'amitié, le dialogue, la douceur. Amputé d'un sens, celui de la commisération, qui est celui de la réalité, le sens de la réalité qui ferait du puissant d'un moment, du faiseur de sort et de carrière, du violeur d'enfant, de conscience, du maître-chanteur pour chacun de ces cas d'espèce, dans chacun de ces rapports de force, un véritable humain se sachant de fibre et d'âme analogue à celui, celle qu'il détruit, dont il dispose. De quelle sorte d'humanité était le suicidé d'Aquitaine ; qu'il ait choisi cette issue-là porte la réponse. Il vêcut du côté des victimes. Vous savez ce qu'est la page blanche, ce qu'est l'âme qui ne sait rien de la laideur et des approximations que l'âge adulte est contraint - horriblement contraint - d'apprendre par contagion : ce qu'on appelle le réalisme, l'adaptation à la réalité. Mais certains - les bourreaux - concourent à l'horreur, à la sécheresse, à la monstruosité de cette réalité. Leur réalisme, c'est de f... à la porte, c'est d'obliger, c'est de s'estimer plus haut parce qu'ils dominent. Le clivage - tout moral - à actes apparemment identiques, à carrières analogues, se dessine entre ceux qui se croient d'une race supérieure et ceux qu'ils détruisent par leur auto-estime. La forfanterie sentencieuse de l'hôte principal dont la stratégie d'entreprise est de licencier et de fermer - par grandes masses statistiques - renforce l'admiration des peaux qui se sont déguisées et poudrées en hommes et femmes autour de cette table à dîner, mais au tribunal de la souffrance infligée, délibérément, sans discussion ni exposé préalable, il présente le faciès moche du primitif qui a tordu les poignets, ligoté les corps pour... La même jouissance a giclé des deux visages, des mêmes tripes ; la loi, c'est eux. Que les bornes, par excès de révérence sociale et mondaine, ils les franchissent parce qu'ils sont devenus négligents, les voilà démontés devant la barre, niant que les factures de la salle-de-bains aient été au compte de leur groupe industriel ; ils ne crânent que pour argumenter en rois leur droit divin, ils payaient bien au contraire de ce que l'accusation prétend puisque leurs émoluments mensuels équivalent à plus de cinq cent salaires minima ou encore à un ou deux sondages de popularité commandés Hotel de Matignon... Bruxelles, la Belgique entière défilent contre DUTROUX, pédophile, à juste titre, contre la justice quile protégeait et le Roi intervient : la société va périr, périssait. La même Belgique et l'Hotel de Matignon, quoiqu'ayant changé d'hôte, se contentent d'une expertise quand quatre mille ouvriers, parfois de vingt-cinq de vie à ce travail, sont f... dehors et le président d'entreprise qui en a décidé, reste assis. Et celui qui, avouant au moins trois résidences, faisait payer ses réinstallations sur comptes de société, ne couche pas en prison et fait pleurer d'avoir eu sa retraite anticipée, il n'a pas enjambé le parapet du pont d'Aquitaine.
 
                  Ne rien faire, ne rien dire, ne rien montrer, ne rien insinuer même qui puisse blesser et choquer ce qui a la pureté de l'enfance, de l'ignorance encore, laisser sa chance à ce bonheur-là d'une virginité qui ne connaîtrait que le jour et le sommeil, jamais le noir ni la nuit. Est-ce la relation de l'adulte à l'enfant, d'un homme déjà bien mûr auquel soudain une adolescente propose le mariage puis l'amour ? Etait-ce la règle familiale des entreprises antan, dont l'ambiance, certes féodale et paternaliste, avait succédé à celle des seigneurs et paysans, celle des abbayes et des serfs tous en rond autour de la forteresse, de l'autorité tutélaire et la sécurité sociale et l'emploi, c'étaient cela. Votre père le vêcût, la confiance en un homme qui dirige, qui est responsable, de l'entreprise bien sûr, mais de ceux qui y concourent, la femme de ménage et la concierge qui ont ouvert l'immeuble et les bureaux les premières, et le directeur-général adjoint, votre père, ceux qu'on salue et ceux qui saluent. Alors, il n'arrive rien, la crise, on l'affronte ensemble, les affaires on les imagine à plusieurs. Si cela tourne à l'impossible, il y a une fin d'après-midi, le retour du patiarche chez lui, le porto avec l'épouse, peut-être aussi l'aîné des enfants, on est un peu plus pâle que d'habitude, mais cela va, cela ira mieux, l'hôtel particulier ou le grand et lumineux appartement, de famille aussi. On passe à côté, le petit salon, le bureau, seul un instant, avant le dîner, l'épouse, l'aîné se regardent, le patriarche a quelque souci. Pas vraiment un bruit, pas non plus une rumeur, puisque ce fut bref. Quelque chose comme un soupir, ou un meuble qu'on a légèrement dérangé, par inadvertance, peut-être a-t-on trébuché. Ils ont ouvert la porte, le corps balance doucement, les yeux sont fixes. On se suicidait pour une faillite. Ruiné par une concurrence asiatique qu'il n'avait pas venu alors que ses trois usines ne faisaient que dans les composants électroniques et de télévision, celui qui faillit être votre beau-père et vous introduisait ainsi dans la première famille industrielle de France, mais qui prit à temps ses renseignements - concluants - sur les alentours de votre père, vendit la bibliothèque héritée, une des plus belles au monde sur la chasse, vendit aussi l'hôtel particulier, vendit tout et retarda les licenciements et fermetures. Il recevait ponctuellement le dernier paru des volumes de la Pleiade, dont aucune des enveloppes transparentes n'étaient ôté, il exécrait de GAULLE depuis que l'amendement VALLON pouvait passer, riait des amours de sa fille et celle-ci, culotte intime en laine, ne se laissa pas pénétrer davantage qu'il ne vous en accorda la main. Les patrons étaient autres, la théorie était sociale. Il n'y avait pas non plus de réseaux pédophiles, Marion et Corine ne disparaissaient pas et l'une de vos soeurs qui fugua chez son maître-nageur, en resta peut-être marqué pour toujours parce que l'homme nu peut horrifier en certaines lumières et en certains lieux, vos parents ne portèrent pas plainte : elle était si consentante qu'elle y avait couru, y était allée. Votre histoire avait été brève et cruelle, vous aviez été mis à la porte, une petite porte et la fiancée fut pour un autre, à tête de comptable. Tout événement marque, mais c'est la contrainte qui abîme, le virage qui vous est imposé, le face-à-face à votre solitude une fois le projet éventé, éreinté, une fois le rideau tombé quand les acteurs, croyiez-vous, jouaient encore, à moitié du texte. Cette joie des autres, bien repérable, aussi vicieuse que l'anonymat prudent et pluriel de leur jugement, quand, vidé des étriers, vous tentez humblement quelque remontée. Une femme qui fut quinze ans la vôtre, mais seulement comme si elle avait été la vôtre, puisque vous lui aviez imposé un avortement, que jusqu'à l'instant de l'"opération", elle avait attendu, espéré votre cri, la halte au crime, mais vous aviez repris et continué, sans savoir l'un l'autre que vous en étiez déjà mort de cet enfant qui aurait aujourd'hui vingt ans ; alors, elle vous quitta, vous interdit, livra vos affaires et la valise à même un sol, chez une gardienne, changea les serrures, vous ne la vîtes plus qu'une nuit, du bas de l'immeuble, côté cour, une lampe à l'atelier de couture qui est le sien, puis à la salle-de-bains, le quatrième étage et la silhouette découpée comme dans ces cartons d'enfant et l'on colle des transparents de couleur en papier-vitrail là où un jour a été ménagé, le visage de profil, les épaules, presque le sein quand elle se passe aux joues, au front une crème avant de dormir. Vous aviez téléphoné à la voisine du dessus, le Nouvel An, avoir des nouvelles, donner un message, la voisine avait ri, triomphante, la joie d'entendre votre chagrin. La même métallisation de l'existence humaine, le néant apparu que vous n'aviez soupçonné des quinze ans de correspondances, de caresses, de retrouvailles, d'existence parfois jusqu'à une sensation d'être à vous deux le cosmos dans tous les temps et toutes les dimensions confondus, si unis de sueur et d'épuisement, si prolongés l'un par l'autre au retour de l'orgasme : votre mère agonisait, il est vrai qu'elle ne fût jamais tendre pour cette prétendante que vous aimiez, et celle-ci se prit à rire, elle refusait que vous ayez changé, mûri par souffrance, par malheur, par ce bonheur qui vient du malheur, étrangement bonificateur et propice à des communions insensées, elle riait que votre mère mourût et qu'elle, qui s'était refusée à vous revoir depuis quatre ans, vous l'aimiez encore et que de cette mort et de ce revoir, vous soyez - là - à pleurer. Oui, elle riait, comme la voisine du dessus. Quand l'ancien ministre, celui qui avait voulu et fondé tous ces bâtiments, leur enjambement jusqu'au fleuve, la grandeur d'un amas de vaisseaux de verre et de béton propre à faire basculer tout l'urbanisme parisien vers un nouvel équilibre, et vous verriez bien se continuer la logique de Bercy jusqu'à installer tout le Gouvernement à Vincennes, non loin du chêne que chaque génération se propose, sans s'y prendre vraiment, en modèle d'un pouvoir respectueux, tempérament, arbitral, royalement consensuel et protecteur, quand il revint quelques jours après avoir été électoralement chassé de l'Hôtel de Matignon où il était brièvement parvenu, il vit s'élargir le cercle de ceux qui s'éloignaient de lui, se voulaient loin de lui. A son Parti, c'était de même, tout s'écartait ce qui est pire que d'être quitté ou rejeté, le vide se faisait comme se ralentit jusqu'à disparaître une respiration qu'on voulait retenir. L'humilité qu'il avait alors, la timidité qui l'enveloppait maintenant, votre timidité à vous de revenir sur les lieux où vous passiez et entriez en amant ou en Ambassadeur, en invité ou en confident privilégiés, ce devenait un principat, la beauté vers laquelle va toute vie quand elle est conséquente mais ni trop réfléchie ni vraiment consciente. Celui qui va mourir ne voit pas la gloire d'avoir chuté et de rejoindre, dans le langage universel, le grand lit de la souffrance et de ceux qu'on écrase. Ecorché, tout le touche, il manque de tout, il n'a plus rien de lui-même, écarté des autres par les autres et de soi tout autant. Souffre-t-on ensemble ? ou souffre-t-on chacun ?
 
                  La fidélité et le don par accident, ce que vous aviez échangé et, avouez-le, cherché et provoqué avec curiosité et égoisme, ce goût qu'on croit de sperme dans la bouche quand on convoite. Une plage immense, longue du banc d'Arguin à l'embouchure du fleuve Sénégal et des festivités locales un milieu d'Août. Donc la plage et la sensation que celui qui vous a offert de partager la voiture officielle avec chauffeur pour y aller, est disponible à quelque chose que vous ne savez pas. Quelque chose d'offert, comme à votre première expérience d'une femme et du sexe féminin, quelque chose qui se présente, facultatif mais instructif, probablement agréable, intéressant. Quelque chose qui complèterait, que vous ne connaissez pas, mais qui ne vous nullement poursuivi. Cela se trouve là. Vous ne refusez pas, et vous voys y mettez. Le dos masculin courbé, vous êtes tous deux assis sur le sable, la mer est simple, partout. Le sable et la mer, c'est l'Afrique, il a peur qu'on vous voit, lui et vous, s'il a cette précaution et ce réflexe, c'est qu'aileurs vous allez continuer. A votre hôtel, modeste, les claires-voies, la douche dans la chambre, le matelas sans sommier, la chaleur, les draps vont des voiles, vous ne saviez pas, vous êtes celui qui prend, qui caresse et fait grossir, rien de fulgurant, rien d'inattendu sinon que vous êtes resté l'homme, que vous êtes l'homme, que vous avez conduit tout l'épisode, il se lève, son sexe est curieusement courbé, tous deux avez des corps sans graisse ni laideur, il ne semble pas habitué, autant que vous, à être nu, il va à la douche, le sexe encore tendu, vous n'avez eu cure du vôtre, vous vous êtes succédé dans l'ardeur, lui d'abord à votre initiative, de l'extérieur et du manuel. Le lendemain soir, il est malade, vous êtes venu le chercher à son hôtel, vous avez envie de lui, de recommencer cette fois en connaissance, en attente de cause, mais il est malade, une colique, il est vaseux, pâle, s'efface. Vous vivez soudainement autre chose, vous avez la sensation que désirer cet amant d'hier, c'est entrer dans un monde particulier, au vu et au su de tous, qu'une appartenance nouvelle va vous situer autrement, va vous exclure, vous irez vous enfermer dans ce désir, vous allez être montré, catalogué, vous changerez d'identité, d'une certaine manière, vous changerez de sexe. Vous le sentez à votre propre comportement, à votre douceur pour ce garçon à peine plus jeune que vos propres trente ans. La chance est près de vous, l'aventure en reste là, vous recevrez de lui une ou deux lettres, une sorte de rappel amical et qui n'était pas allusif. Parce que l'Ambassadeur d'Italie prise vos traductions pour des soirées audio-visuelles qu'il veut oecuméniques, qu'il vous rend visite sous un parapluie, chauffeur attendant en contre-bas, qu'il a la réputation d'homosexualité, vous êtes par quelque rumeur que propage un des usagers de votre emploi à l'étranger considéré comme en étant. L'arme est dangereuse et vous avez toujours plu, même à présent, à ceux des hommes qui aiment les hommes, vous les reconnaissez d'ailleurs. D'instinct, vous savez que ce serait l'exclusion, et comme vous n'en avez pas non plus le penchant, l'homosexualité est une société et un mode de vie que vous n'aurez et n'avez jamais fréquentés, mais ils vous ont rencontré. Gentiment ou laidement. Jules César, les prénoms au Brésil, monte au client les tableaux achetés dans la galerie au rez-de-chaussée de la résidence où vous devez attendre un logement plus définitif. Vous avez souhaité qu'il montât, à l'achat vous avez vu ses yeux, cette probable douceur. Vous lui montrez des albums de photographies, de belles images, des femmes phtographiées nues et qui émeuvent, il a la culotte et le sexe consentants, a-t-il quinze ans ? la peau est mate, l'expression de son visage vous ne l'oublierez jamais quand votre sperme gicle sur ses yeux entrouverts, c'est un triomphe figé et extatique, il vous a donné le plaisir et il en est aspergé. Il ne jouit pas autrement ni visiblement, vous l'avez reconduit aux favellas lointaines qui encerclent la capitale fédérales, vous ne parvenez pas à lui trouver quelque menu emploi autour du vôtre ou de ceux de vos collègues, vous ne recommencez pas ; plus tard, dans l'immense théatre où s'est donné un spectacle monacal et vibrant : des Asiates poudrés et vêtus de blanc aux immobilités achevées, rarement modifiées, vous le revoyez, accompagnant un adulte qui n'est pas vous. Ni argent, ni quoi que ce soit, c'est le début de sa vie et ce sont ses rencontres. Dans son regard, la question : il vous eût préféré.
 
                  La vie tout autre si le beau-père putatif vous avait adopté, en échange de quoi vos études et votre formation lui eusent évité la faillite, il eût vu à temps les nécessités d'un partage préventif du marché ou d'une association salvifique et profitable -, la vie tout autre si Germain ou Jules César avaient été vos affections, votre tropisme, le corps à caresser puis habiter -, la vie tout autre si vous n'aviez été rappelé, évincé, écarté de votre emploi, puis de tout emploi à vos cinquante ans bien passés. Vous y gagnez la saveur d'avoir tout vu et quand les hirondelles volent bas dans votre paysage, que l'écriture vous absorbe une fois franchi le seuil, péniblement, d'avoir à écrire les premières lignes, d'avoir à déterminer le sujet et choisir les angles d'attaque, vous songez que le bonheur, c'est peut-être cela. Sans contenu ni figure. Au loin peut rouler le temps, au loin peut encore bruire la nostalgie : votre drogue est là. Vous avez dû être chassé parce qu'on discernait en vous cette saveur d'avoir tout vu et tout vêcu, parce que cette drogue vous émancipant de contenu, de visage et même de la solitude exhalait trop fort ce qui est si rare : la liberté.
 
 
(devant le paysage du Penerf, lundi 23 Juin 1997 - 11 heures.13 heures 45)

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
                      DEDAIN
 
 
 
 
 
                  Ceux qui n'ont pas besoin de vous, ceux que vous sollicitez et que vous ennuyez, vous ne les gênez même pas, vous êtes de trop, vous êtes superflu, vous n'existez pas ; ceux qui vous attirent, que vous voudriez regarder de près, voir et entendre, à qui vous demanderiez conseil, ou le secret de leur art, ou la somme de leur expérience, cette expérience, cette épaisseur soufrante, rarement jubilante sauf à ces moments de vie qu'on ne peut guère dire et qui donnent sensation d'arriver au terme, et ne plus rien y pouvoir est le début d'un repos, d'un abandon, du regard peut-être. Des sommes et des soustractions d'expériences et d'épreuves, des gens, des hommes, des femmes, qui vous attirent parce qu'ils vivent ces gens, ces hommes, ces femmes, parce qu'ils ont vêcu, parce qu'ils existent. Mouvement intérieur tout autre que celui inspiré par l'attirance esthétique, par un soudain bris intime et sensuel, par une sensation étrange et irrépressible de communion et de réciprocité, parce que ce n'est pas le produit d'une rencontre, déjà d'un dévisagement, d'une vibration. Non, c'est tout simplement avant une rencontre, le désir qu'elle ait lieu. A égalité, dans l'analogie probable de la condition humaine, de la sensation d'être vivant et humain et que répètent les circonstances et les tierces rencontres. Ni amour, ni curiosité, ni plan, ni préjugé, pas même l'opportunité d'une exploitation quelconque. Voir un autre et comment il s'y prend pour être et continuer de devenir lui-même, en débattre avec lui, ce sera plus fructueux, peut-être aisé qu'en débattrre avec soi, c'est cela que vous voudriez pouvroir placer en exergue du prochain moment, lors de l'entretien, de l'audience. L'écrivain-éditeur, le Président de la République, la femme-ancien ministre, l'employeur éventuel ce sont des humains, ils ont leur hygiène physique et morale, leurs ressorts, leurs défaillances, le tissu dont ils sont faits, leurs aventures et ces déboires qu'ils ne disent pas mais qui les contraignent et expliquent pour toujours. Cette manière de regarder les gens, de vous adresser à eux, d'écrire votre placet, surtout depuis que vous avez pris de l'âge et perdu cheveu donc de l'avenir à exacte proportion de ce que votre passé n'a pas produit, surtout si vous passiez autrefois pour un des hommes de demain, cette manière-là ne vous sert pas. Elle a plu antan, elle faisait "désintéressé" et hors-classe, elle est pris maintenant pour une indiscipline, une inconscience, la société a des hiérarchies, il y a des gens placés et qui le sont par leur propre mérite, par une carrière et des ténacités que vous n'avez pas eues, que vous avez négligé - follement - d'avoir, et cherchant en eux l'homlme, la femme, la contingence, le hasard, le lendemain qui sera peut-être plus solitaire et moins brillant que le moment où vous les sollicitez, les regardant déjà trop attentivement, oui, vous dérangez. Non seulement, vous n'apportez rien puisque vous n'avez ni réseau ni expertise, ni particulière ou ponctuelle information en exclusivité, puisque vous n'êtes que vous-même et votre sollicitation, mais vous êtes déplacé, vous ne coincidez avec rien de la vie quotidienne, de l'agenda de celui que vous visez. Votre acharnement à vous estimer, en quelque lieu d'âme ou de démocratie, son égal achève de vous discréditer sans même qu'on vous ait encore considéré. Vos lauriez d'antan, ils étaient encore ras et ne valaient que par la promesse de leur développement, aujourd'hui ils sont à charge, n'avoir pas joué sa carte, sa chance est pire que n'en avoir eu aucune. Quand vous alourdissez votre demande par quelques précautions qui ne sont pas d'amour-propre mais de considération que l'alliance que vous propposerez n'a de valeur qu'en venant d'un homme libre et pas trop dans le besoin, vous devenez ridicule : débitez votre affaire, on l'examinera - peut-être - et déguerpissez. Celui qui fait la manche, qui aux arrêts de voitures vend la revue dont le titre bat, sous plastique, à l'endroit du coeur, celui qui tente le coup chez un boucher ou aborde carrément le chaland en fixant  le montant minimal de l'aumône, vous en avez la dégaine, sauf que vous êtes encore fringué, que cela se passe via le bureau de poste ou une secrétaire au téléphone, et que cela se joue en intérieur. Le reste d'orgueil, l'espérance d'une relation équitable et pas trop oublieuse de la commune dignité humaine, ils les ont comme vous quand vous pesez les termes de votre cinquantième lettre à l'élu de Mai 1995. Les conseils, en politique, si vous n'êtes ni rival ni acteur vous-même, qui en a cure. Partout où vous allez, partout où vous entrez, les jeux sont faits, les équipes constituées. Les rédactions du magazine à paraître, avant que l'idée en ait été mise sur le papier ou chiffrée en banque, elles étaient déjà composées. Il semble que le monde soit de deux races, de deux rives, les professionnels d'un côté, les amateurs, c'est-à-dire les demandeurs d'emploi de l'autre. Les placés et les non-placés, ceux auxquels on fait appel, auxquels on pense, et les casse-pieds, les pauvres, les mêmes qui s'essoufflent mais font la queue et le pied de grues à chaque changement, à chaque révolution, à chaque commencement de quelque chose car ils ont cru que la fin de ce qui avait régné et ne les avait pas nourris, accueuillis, signifaient enfin leur chance, ou bien encore une chance, un peu moindre, mais tout de même. Combien de fois cette espérance, cette occurence peut-elle être vêcue dans une existence humaine ? trois, quatre, cinq ? La nouveauté, celle que vous n'avez pas vêcue, qui n'a pas encore été racontée, sans doute parce qu'elle n'a pas d'équivalent, donc se dérobe aux comparaisons, au vocabulaire, un vocabulaire, des mots qui n'existent pas, parce que la situation ne devrait pas exister. Le jeune demandeur d'emploi. Il n'a aucune expérience d'une règle du jeu, d'une ambiance ayant précédé celles où il arrive et demande ; ni mémoire ni référence, qu'un gigantesque, impavide et crésant moment, le sien. La façade de la société ainsi faite, muette, il commence par être de hors et par s'entendre ire qu'il est de trop, pas prévu, et attendre ne signfie rien, puisqu'il ne s'agit pas de se rétablir mais d'entrer. Il n'étauit jamais entré. Ils se suicidaient avant le brevet parce que rien ne les mettait en appétit d'amour ni d'illusion, vont-ils se suicider parce que les poils venus au menton et ailleurs, ils ne sont adultes que biologiquement et pour le reste ne seront que nourrisons du hasard, des allocations, des prolongements d'études, des stages. Une nourriture d'âme et de société qui ne seraient que d'alimentaion minimum, vous ne l'avez pas connu, mais ce dont vous souffrez, ce n'est pas que la portion soit congrue, votre affaire n'est plus question d'appétit, ce dont vous souffrez c'est de ne plus rien valoir. Non, que vous ayez valu, à vos yeux ou à ceux des autres, de la société, de vos employeurs, des jaloux, des aimées, jamais vous ne songiez à vous évaluer, ni que vous étiez évalué, et que de cette évaluation dépendrait tout. Ou rien, puisque si vous étiez fort, quoique nul, vous resteriez demandé. Vous avez changé de registre, vous n'êtes pas descendu d'un cra, vous êtes passé ailleurs, et vous n'avez pas vu la ligne de démarcation. Jeune, c'est un autre auquel vous ne pouvez ressembler, votre dénuement, votre impuissance sont en tout différentes. Si le monde ne convient pas, si rien n'en sort ni ne se présente, jeune, vous en bâtirez un autre. Comment ? vous ne vous posez pas la question, les jours et les nuits passent, le besoin est d'affection, le temps est à profusion, il y a des ombres qui ne viennent jamsis vous couvrir, vous êtes trop grand, vous êtes trop jeune. Découragé, vous seriez déjà vieux. Mais, vous, c'est parce que vous êtes vieux, parce que vous étiez encore jeune, encore assez jeune, encore un peu jeune, pas encore vieux, mais qu'en vous pousant dehors ou vous a fait vieillir, on vous dit et regardé : vieux, c'est pour cela que vous êtes découragé. Aviez-vous jamais eu du courage, c'était évident, inné, on ne se retournait pas les poches pour se chercher du courage, encore quelques réserves d'énergie à croquer ! Non, on vivait, vous marchiez, l'espérance, l'allant, l'enthousiasme, l'imagination, la foi allaient tout ensemble, sans détail, c'étaient autant de prête-noms pour l'amateur de catalogue et d'abstraction, on n'épluche pas les composantes du vivant, d'une psychologie en ordre de mouvement. Maintenant, il vous faut une recharge, il vous faut quelque endroit où accueilli, vous poseriez votre apparence physique, tâteriez votre âme, entendriez du fin fond d'un jour que vous ne voyez plus qu'à peine ces mots magiques : oui ! asseyez-vous là, vous serez utile, et puis vous serez en sécurité, reposeez-vous, calmez-vous, ne doutez pas, vous êtes employé. Sauvé, vous ne le savez pas, vous êtes entré là, en si pitoiyable état. Est-ce que cela se voit ? Vous interrogeriez n'importe qui ? Les couloirs où à la consultation les patients azttendent. Ai-je bonne mine, l'oreille va-t-elle encore ? Des brancards passent, des canes tapent, l'antichambre de quoi ? Personne ne viendra à vous, spontanément, vous avez déjà servi, après usage, hors d'usage. Il vous faut prendre - solliciter plutôt - rendez-vous. Faire semblant d'être encore propre, plus jeune que vous n'êtes, surtout plus frais ; ne donner l'impressioin ni de l'urgence ni de la nécessité, il ne s'agit pourtant que de cela, quoique confusément vous savez déjà que votre passage de l'autre côté est iréversible, on ne revient pas de ce côté-là où vous êtes. Ce nb'est pas que la société ou la chance le refusent, c'est que vous n'en avez plus goût ni envie, et cela se voit. La société, la vie ne recrutent que des volontaires, on vous a ôté l'envie. Voilà tout, l'envie toute vive, toute joyeuse, on vous l'a enlevée. La lucidité, le démontage des mécanismes et des orgueils, le scalpel sur les psychologies, les petitesses, la bêtise et la vanité des palais nationaux à la section locale d'un parti ou en rivalité d'intérêts foinciers lors d'une enqupete publique, rien ne vous manque, ces facultés-là qui ne nourrissent personne, ne s'éteignent ni ne s'atrophient, cela occupe comme de regarder, assis à la terrrase de l'Espolon à Burgos, le défilé aller et retour des passants les longuers find'après-midi d'été quand il y a les étudiants en langue qui sont là et qu'on parle le castillan moins que le petit nègre. Ce n'est pas la vie, ce n'est qu'un moment vague et disponible. Quand on n'a plus envie, plus rien ne ranime la disponibilité et aucune proposition n'entrera plus dans votre machine intérieure, vous êtes déglingué. Alors, pour faire plaisir aux circonstances, puisque vous êtes toujours là, en vie apparente, vous faites machinalement ce que vous auriez fait, ce que vous avez déjà fait autrefois, quand cela marchait. Vieil acteur récitant pour une ultime embauche des rôles de jeunesse, persone n'y croit, surtout pas lui, la voix n'y est plus, le costume est propre mais très usé. Des finesses sur la pièce, sur la société, sur l'éventuelle chalandise, vous et lui en êtes encore capable, mais vous n'en avez plsu envie, voilà. C'est gagné, en face, c'est gagné, vous n'en voulez plus et si'ils ne vous veulent plus, s'ils ne vous ont plus voulu à lh'eure de votre gloire et de vos désirs, de votre vulnérabilité, ils en sont maintenant déculpabilisés. Vous faites mieux que consentir à votre mise au rancart, vous la souhaitez, vous ne voyez plus aucun raport entre ce à quoi ils vous ont réduit et ce que vous fûtes, alors vous coincidez avec ce qu'ils sont fait de vous, et vous vous reposez parce que être de l'autre côté ne fait plus aucune différence. D'ailleurs, si d'aventure, par quelque ressort inconnu, un éveil en pleine nuit, vous vous secouiiez, si une identité vous revenait, lequel de vos tâtons rencontrerait du réel, du solide, un accueil ?
 
                  Par quel miracle de génération spontanée ou quelle extraordinaire convergence de correspondances sans cesse maintenue, raffermie, resserré ? surgissent aussitôt les gouvernements, les cabinets ministériels, les équipes de rédaction, les entourages de direction d'entreprises. Vous aviez pourtant écrit, vous vous étiez manifesté, on était déjà trop occupé à préparer ou à s'agiter dans le flot du combat ou de la brigue pour vous recevoir, d'autres, ce que vous n'uessiez pas conjecturé, étaient déjà pressentis, autant dire placés. Vous étiez ridicule et naïf de ne pas le savoir. Vous l'êtes en chaque occasion où se rebattent les cartes, dans un pays, une époque où seuls gagnent leur vie en toute indépendance le boulanger au commerce bien situé et qui fait aussi dans la patisserie et la restauration rapide le midi, ou bien le tourneur sur bois dans les Cévennes à condition que son paysage soit tout son loisir et le dessert aussi. Cela se rencontre. Les rois sont presque ainsi. Le nôtre pendant dix siècles ne se définissait pas par son pouvoir ou son or, ni même l'étendue de ses terres personnelles, =héréditaires ou inféodées ; non ! seulement par son indépendance vis-à-vis de quiconque, sauf de Dieu, mais Celui-ci est d'un autre ordre. peut-être du vôtre, puisque c'est en Sa recherche ou en déespérance de Lui, en pratique parfois de Ses inattendues visites ou gratifications, qu'on éprouve, que vous avez souvent éprouvé qu'il n'y a, de nos vivants, ni spécialiste, ni saint, ni connaisseur au succès de rencontre divine garantie. Les réputations sont même, le plus fréquemment, à l'inverse de la véritable expérience. Oui, ce sont les rois que vous aimez rencontrer, et que vous soyez devenu mendiant, n'indispose que les usurpateurs. Malheureusement de ceux-ci vous dépendez, mais les authentiques vous dédommagent. Discrètement car vous n'êtes pas encore assez pauvre ni écrasé pour être passé du savoir à la vie, à la disponbilité bien nue, bien dépouillée, bien ouverte, jambes ouvertes, coeur ouvert, intelligence dévastée et dépoussiérée, déstructurée, discrètement car aucun n'a mandat, aucun n'a sceptre, aucun ne vit subtantiellement davantage que vous, que d'autres, oui, discrètement, ils vous font signe ceux-là : il y a encore un autre côté, une énième rive où aborder, et alors on vit. mais de quoi ? et comment ? Faut-il être mort ? Ceux-là n'ont pas eu vos errances dans les paysages compliquées et factices où chacque année compte comme une ligne de plus au bilan, à la biographie. Nés sans âge, titulaires d'un seul talent, humbles et directs. Vous leur ressemblez par certaines façons, par votre dédain relatif de ce qui est coûteux, social, acquis et cela vous a empêché d'ahérer à aucun réseau, a rendu aussitôt sec le pot d'où pouvait pousser votre arbre généalogique. Mais vous n'êtes non plus leur frère, leur analogue. Sympathique étranger, vous passez, vous entendez et voyez, mais ce n'est pas non plus votre milieu. Ces rencontres que vous ne sollicitez pas, que vous n'auriez jamais supposées, viennent à vous, gratuites, d'aucune utilité, montures qui ne se sellent, d'ailleurs vous êtes piètre cavalier. Des rencontres aussi, bien rares, mais dont vous gardez le remords de ne pas les avoir acceptées. Vous vous êtes empêtré dans votre profession de sortie d'école, de "grande" école, et vos successions d'affections vous ont fait négliger l'amitié sans opour autant contracter quelque durable, longiligne alliance d'amour et de conjugalité. N'ayant noué votre corde nulle part, la laissant s'écouler, parfois longue, à la suite de votre barque ou s'empoussiérer de votre course sur des chemins que vous aviez cru généreux, vous êtes insaisissable. Pour le système, pour les système, les groupes, les partis. Vos rencontres sont tête-à-tête, vos défaites cors-à-corps mais le partenaire, l'adversaire vous ne l'individualisez pas, toute l'espèce féminine est présente à votre peur, à votre don de vous-même, toute l'administration nationale ou la grande industrie, la finance encore sont dans le fauteuil en face du vôtre quand vous êtes entré dans le bureau du soir, en dernier visiteur. Vous commencez recruté, fiancé, vous prenez congé assuré, puis le silence vous fait, après longtemps, comprendre. Vous vous êtes trompé de rencontre et vous n'avez su ni évaluer le vis-à-vis ni échapper à sa jauge. Tout était visible, mais vous croyant dans la place, vous n'étiez qu'à l'essai, au premier enregistrement, vous étiez interchangeable, n'aviez qu'un numéro d'ordre, n'étiez rien ; pourtant, tandis que filaient les paroles, se donnaient les regards, se prenaient les vôtres, vos yeux et vos mots, vous vous étonniez du prix et de la densité dont vous pensiez qu'ils vous avaient été attribués dès le seuil de l'autre franchi par vous, et cet étonnement vous confortait : sûrement, vous étiez dans le vrai, l'entretien d'emblée était conclusif, vous eussiez protesté de l'estime qu'on vous manifestait que vous auriez menti. Récusant, vous auriez attendu la redondance, tant vous avez cru, cette fois-ci, renouer avec autrefois quand vous étiez reçu d'égal à égal, civilité et amitié, banalité et utilité : trente ans, de l'avenir ; quarante, de l'"épaisseur et le plein emploi. Quelle saveur que le retour de ce goût d'être accepté, d'être du sérail, quelle subtile vibration dans le bureau où vous êtes reçu ! si vite vous avez oublié les années et les jours d'attente. Tout a recommencé, tout recommence, votre costume, vos souliers vont bien ; c'est si simple, et vous phrasez, les mots de l'autre, vous en jouez, vous faites valoir en le faisant valoir, avec un à-propos sûrement délicieux. Vous êtes de plain-pied. Vous entendiez tellement les mots que vous ne distinguiez pas s'ils étaient effectivement prononcés. Vous ne protestiez pas, de fait vous n'avez pas fait l'affaire ! Vous êtes revenu, après chaque tentative, chaque bonheur, chaque assurance qu'un moment vous décernait, vous êtes revenu à ce siège souvent raide que dispose pour chacun la vieillesse quand on n'a mas su la nantir à temps, au temps des prolongements de la jeunesse. Là où vous êtes, à votre âge, à celui de votre méditation, de votre regard sur vous-même - et qu'avez vous à faire, revenu à ce siège dont vous ne partez plus jamais longtemps, sinon à méditer, à regarder, sujets imposés, vos chaussures et l'existence qui a fui. Votre corps affalé, sans sculpture ni structure que vous voyez dans la grande glace, choisie pour d'autres reflets, posée par vous pour d'autres, pour l'autre. Voussures et ballonnements, blancheurs et obscurités que vous devez bien accepter de n'oser plus les imposer à personne. Oui, désir de femme et besoin d'emploi sont la même affection culbutant lentement, comme le piston du temps, dans votre tête. Vous en êtes là, oui ! de plus en plus vite, vous passez du feu au froid, de l'entretien obtenu, préparé, à peine appréhendé, vêcu encore selon la machinerie de naguère, à la longueur des entretemps, des suites dont vous comptez l'égrènement, mais vous êtes seul à les compter, avez-vous jamais figurer, là-bas d'où vous croyez arriver encore ? Pays d'amour et d'emploi, pays où sont étiquettés les prix. Pays de votre imagination et de la réalité des autres, de certains autres. Vous ne crayonnez, ne conservez aucun portrait, ce travers dont vous n'aviez pas les moyens de regarder les autres comme s'ils n'étaient pas plus que vous-mêmes, et parfois moins bien dotés, médiocres usufruitiers de leur position. Entre hommes au marché de l'emploi, demandeur, pourvoyeur, vous étiez dans la peau de l'autre et le marché nullement votre lieu, le dialogue emplissait le moment, déglutissait des mots, des images, vous restiez inerte, et la femme vous l'acceptiez pour moins esseulé, plus confortablement, peut-être assez intelligemment, en attendre une autre. Des décennies ainsi. Peut-être, ne commencez-vous de bouger et de réaliser qu'au chômage et trahi ?
 
(devant le paysage du Penerf, mercredi 25 Juin 1997 - 13 heures 20.15 heures 35)

 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
                   DEMANDE  (1)
 
 
 
 
 
                  Elles se ressemblent toutes, ces audiences. L'étreinte amoureuse, presque toujours, toujours, est nouvelle, les circonstances la colorent tellement, le corps est plus changeant que l'intelligence et les mots, le thème échappe parce que le chemin parcouru en vous entraidant nus et sexués importe davantage par chacun de ses instants, par l'incertitude de son aboutissement et de l'endroit où il vous laissera, vous séparera ou vous unira tous deux, vous deux, importe bien plus que ce que vous vous demandez l'un à l'autre, faites et ne dites pas. Dans l'audience, il faut ne rien dire certes, mais cependant tout indiquer ; tout le chemin, c'est vous qui le parcourez, l'avez déjà parcouru pour parvenir à la page d'agenda, à la feuille du calendrier, à la porte qui est ouverte, à la poignée de main et au bénéfice de ce geste qui débute la séance, la disposition du siège qui sera le vôtre, base de départ inconnue de vous, habituelle pour l'hôte. Il en a toujours été ainsi, et vous vous êtes toujours imaginé qu'il fallait entrer dans les vues de l'autre plutôt que le faire entrer dans les vôtres, que vous seriez ainsi mieux compris, vous-même, mieuix pardonén d'être vous-même, et qu'en somme ce que vous sollicitez serait enregistré, mais subrepticement pour ne pas gêner le donateur putatif, pour ne pas vous diminuer à ses yeux. Ce système a donné, en vingt ans, fort peu de résultat. Le couloir n'est pas votre fort. Votre profession - défense et illustration à l'étranger - est pourtant cela, de la pression, du couloir, de la séduction, de la démonstration. Peut-être... Ce qui marche en amour ne va pas en politique, en administration, en recherche ou défense d'emploi. Peut-être aussi parce qu'il n'y a pas de corps-à-corps, ou parce que le corps-à-corps de ce genre, vous n'en savez rien. Etre aussitôt valeureux, pénétrer aussitôt par le bon côté, par l'interstice, là où vous serez perçu, reçu comme utile, indispensable, celui qu'on cherchait ou attendait. Cette faille de la personne d'importance, ce qui, bien plus que l'accord d'une main avec une autre, lie parce qu'une complémentarité, des besoins se sont reconnus et admis, s'organisent. Cela ne vous est jamais arrivé, ne vous a jamais été donné, sauf trois fois, les trois fois d'une adolescence qui n'en finissait pas avec vous, et qui peut-être vous ont, pour la suite, fait croire que vous saviez danser. Depuis, vous n'avez plus jamais su vous introduire ainsi, comme si une langue que vous aviez parlé dans votre enfance, vous l'aviez perdu en quittant ce pays si spécial, si particulier, celui où tout vous était promis, acquis d'avance. D'autres disent que c'est le pays de l'enfance. Vous vous êtes introduit, certes, mais nulle part, vous êtes resté dehors, et vous ne l'avez pas su. Déjà dehors, donc des emplois de vestibule, dont beaucoup voudraient, se contenteraient, vous n'êtes entré dans l'esprit d'aucun grand employeur, ni dans sa cour non plus, alors que vos correspondances et assiduités furent souvent courtisanes, parfois envers plusieurs de la même époque, l'époque de vos besoins, d'ambitions anxieuses de parrainage, l'époque de votre intelligence mettant à pied égal les approximations de chacun. Ne jugeant personne comme unique ou providentiel dans son propre emploi, vous n'en avez donc pas reçu la promotion qui était de ce pouvoir-là, vous n'avez pas été adopté. Pas de réseau pas de patron. Mais que de rencontres à votre demande et, aujourd'hui, quelle lassitude !
 
                  La première s'organise par le frère du Président. A douze ans de distance, celui de la République islamique de Mauritanie, celui qui se fait déjà appeler ainsi sans doute en souvenir de la Convention des Institutions Républicaines. Les frères sont courtois. Le Mauritanien, émacié, voix basse et douce, vous a jugé apte - il est Ambassadeur à Paris - à vous glisser dans son pays, à y être vite aussi heureux que compréhensif, c'est le discours des réalités locales et de ce qui ne se transpose pas. Il vous recommande son pays et à son frère. De fait, le sable rouge, les mouches selon l'harmattan, un ciel sans relief que le vol, pas fréquent, des oies sauvages ; vous montez des marches déjà ébréchées, des volets ne remontent déjà plus aux ouvertures du palais présidentiel aux pierres brunes, le drapeau à trop claquer dans des brumes beiges et granuleuses si souvent s'effiloche, vous attendez peu dans un antichambre petit et confidentiel, le sable et le désert sont encore là mais qu'il est cordial le sourire, cette venue à vous depuis une grande et longue table de travail, l'homme est petit, très mat, son silence et son attention, ses joies à vous voir, puis revoir vous attachent autant que sa silhouette rigoureuse et son discours lent quand il fait ses tournées dites de prise de contact par centaines de kilomètres en voiture tous-terrains sur des pistes impossibles, sans eau courante ni électricité à l'étape, que les tentes de laine sombre ; c'est une seconde naissance que vous vivez là, votre jeunesse, vos diplômes, votre allure, votre naïveté autant qu'un entregent que procure seulement l'ignorance des conventions et de toute peur du ridicule ou de l'échec. Vous passez. L'Ambassadeur de la France vous considère, futur ministre, futur Académicien, mais déjà trompé par sa première femme, laquelle eût été votre initiatrice que c'eût été sans conséquence pour le ménage en vue et de beaucoup d'avancée pratique pour vous. Vous considère, corrige vos notes - exécrables parce que la hirérachie, son classicisme et sa jalousie sont déjà à l'oeuvre rien qu'à vous voir si peu soucieux - et en fait vous croit de son espèce puisque vous reçoit le Chef de l'Etat local. Celui-ci vous prend vite aussi pour l'un des siens, en convception de la politique, de la moralité publique, d'ailleurs il vous l'enseigne rien qu'en parlant devant vous qui écrivez presque sous la dictée, la geste de son règne, les épisodes et les contraintes, plus de mentalité et de l'esprit du temps et des lieux que de finances ou de politique à l'occidentale. Parce qu'elle se fait aux origines de cette République, aux débuts encore d'une carrière et d'un pouvoir ainsi qu'à vos propres origines et débuts, la rencontre est aussitôt définitive. Vous prenez fait et cause, vous cherchez votre utilité. Le rituel, apparemment, ne cache rien. Vous êtes reçu à vos dates ou presque, chaque fois que vous le demandez, vous jouissez - au premier degré - de la confiance et de la confidence, de ces minutes, parfois de ces heures où une délibération se fait, hésitante de ton, assurée de fond et de dialectique ; elle vous est commune, c'est un partage, sans doute la matière n'étaut pas la vôtre, ni le pays, mais vos questions, votre extra-tribalité servent votre ami et vous en recevez la gloire d'être un des rares à le savoir et à l'expérimenter si éminent. Il y a peu, une certaine figure contemporaine qui fut longtemps grande et indiscutée, vous diagnostique, à voir tant de merveille chez ceux que vous rencontrez, vous trouvez le moyen de vous valoriser. Plus modeste, vous verriez les autres plus médiocres. Vous n'avez pas le sens du relatif, vous éludez les avanies ou les manques quand il y en a, et il y en a. La primeur de certaines décisions dont vous auriez pu être le porteur et le commentateur dans des colonnes parisiennes, vous ne l'avez pas, alors que vous l'aviez putativement sollicitée. N'étant pas journaliste de profession, vous n'avez pas inspiré la confiance espérée. L'exil de votre ami survenu, l'oeuvre du mémorialiste est possible. A deux, vous y mettre, vous avez donné des matériaux et sans doute du fil. Vous êtes refusé à ce seuil. Cela se comprend, vous le comprenez, mais vous n'êtes pas préféré, d'ailleurs il n'y aura pas d'oeuvre et vous-même n'avez pas écrit, passé progressivement d'un exercice scientifique à la mémoire de l'affection, des événements, des dunes, des visages et d'une vie qui avait augmenté la vôtre. Il vous reste ces fins de journée étouffantes de ce qui serait le printemps en Europe et de ce qui était l'épilogue de vifs incidents raciaux, le Président de la République et vous, en sueur, sans ventilation ni climatisation dans un bureau vaste, à claustras mais monacal, méditation sur les acteurs du jeu, sur les hantises et incompréhensions mutuelles. Plus tard, fort de ce canevas, d'autres éléments de l'enquête, la tente, d'anciens ministres, des récits à la fois de politique et de bouvier, des grandeurs dans une immensité naturelle et spiruituelle, le Sahara occidental et l'Islam, là où ne se cicatrise toujours pas la plaie ouverte par la traite arabe des Noirs et pour autant une cohésion affective, psychique, sociale sans faille, le silence, les yeux de ceux qui écoutent sans comprendre car en Afrique francophone le français reste rare... longtemps la rumeur des chameaux et à la lumière solaire celle du cordage de cuir limant une poutre jaune au puits, pour faire venir du fond, à quelques cent mètres de trot d'âne, le seau mou et l'eau balançant dedans. Ce bain vous fut natif, les ingratitudes, les oublis n'évacueront rien ; longtemps votre sommeil aussi avait ces images, ces dialogues et quand Moktar ould DADDAH fut détroné un lundi 10 Juillet par son aide-de-camp et qu'il crut son armée appliquée seulement, moyenant sa mort politique, à continuer le combat d'une unité territoriale assez compliquée, vous vêcûtes jour par jour son emprisonnement entre les murs décorés de brun et de blanc à Oualata, qui ne protègent pas du vent de sable et les revues qui lui étaient apoportées, on en avait déchiré les pages choisies par ses geôliers. Convalescent, flottant dans des costumes qui n'étaient plus de son désert, il vous eut comme compagnon deux semaines, vous parliez, il parlait, vous consigniiez. D'autres, fort célèbres, furent ainsi à Sainte-Hélène. Il vous a manqué cependant les derniers actes que ne préparait aucune des assurances et des interprêtations d'une situation diplomatique ambigue quand commença la guerre contre le Polisario. L'entretien avec BOUMEDIENNE à Colomb-Béchar, la surprise militaire à La Guerra, les coups de main jusqu'à l'abord de la capitale, l'ambiance qui dû y prévaloir, la fin du règne, quoi ! Etre le conseiller étranger détaché auprès de lui à sa demande, il vous le suggéra, vous le déclinâtes.  Il y a en vous, quand étiez si jeune, bien moins de risque que ceux aujourd'hui que vous prendriez.
 
                  Le Premier Secrétaire du Parti socialiste, vous le sondiez pour être sûr qu'à le soutenir, vous ne trahissiez pas de GAULLE. Place du Palais-Bourbon tandis qu'un entretien se préoparait, projecteurs et balladeurs, pour la télévision. Sous les combles, rue de Bièvre, au sortir de l'ascenseur, nez-à-nez avec Marie-Claire PAPEGAY qui toujours mettra sous les yeux de François MITTERRAND vos lettres, la photo encadrée façon chevalet et dédicacée François MAURIAC, beaucoup de livres et le décompte rétrospectif des voix de 1974. Il est si posé, si proche, si confident dans ce qu'il vous expose de ses doutes de ne jamais gagner parce que la France et les électeurs sont ainsi et que les récentes législatives, avant lesquelles vous il vous avait, pour la première fois, reçu, que vous pensez être l'un des rares à le voir. Vous ne vous présentez pas en croyant ni en soutien, vous ne pouvez être un ami, êtes-vous même curieux d'une personalité qui, Elysée ou pas, a tout de même de l'Histoire à son actif. Non ! il vous paraît normal à vous, et sans doute à lui, pouvez-vous croire, de vous entretenir, et vous ne demandez rien. Une aide pour vous placer dans une élection législative partielle à la succession d'Edgar FAURE en Franche-Comté, vous n'y avez pas même songé. Il vous l'a fait remarquer quand vous êtes trop tard venu. Edgar FAURE, au contraire, vous l'avez toujours vu la main tendue, la sienne, disposé à vous recevoir mais jamais à vous écouter, déjà sur le point de quitter son bureau, celui de l'appartement du boulevard Flandrin encombré de courtisans ausi immobiles que les meubles dans des antichambres plus nombreux que les pièces de travail ou de réception, celui de l'hôtel particulier du ministre du Travail, réplique de celui de RODIN, une parallèle avant en arrivant de la Seine, celui de la rue bizontine où le Conseil régional est à lui, celui de l'hôtel de Lassay où Lucie à qui vous demandez conseil vous répond qu'il y a d'abord à caser Jacques SALLEBERT et qu'aux présidentielles de la mort de Georges POMPIDOU, la candidature se révéla aussitôt impossible : matériellement. Le Président costumé de marron arriva alors, appelant son épouse : mon petit chat, alors qu'assurément il était amusé déjà ailleurs. Ce sont des moments d'intelligence et vous n'y posez rien avec l'ancien Président du Conseil, tandis qu'avec le candidat de toute la gauche au printemps de 1981, vous croyez un instant que l'Histoire vous happera, un tout petit rôle vous suffira, celui d'avoir donné quelques idées, quelques thèmes, l'administration est un métier et l'organigramme est déjà acquis. Deux ans durant, vous écrivez en réponse à une lettre manuscrite d'entre-les-deux tours : de toute manière à bientôt. Rien ne se fait que de vive voix, à la descente de l'avion présidentiel, c'est à Hellénikon, vous êtes l'antepénultième de l'immense ligne que tracent en trois côtés d'un rectangle la foule des personnalités grecques et françaises. Il est impassible, le teint du musée Grévin, mais en sous-sol de l'hôtel Astir-Vouliagmeni, flanqué d'Andreas PAPANDREOU, sosie de votre professeur d'humanités chez les Jésuites parisiens, il vous rappelle de ne pas manquer de venir le voir... Aux mêmes années, peut-être semaines, de vos premières poignées de main, des ministres, un conseiller spécial, un tout prochain Secrétaire général, un bientôt Premier Ministre, rencontraient, avaient rencontré le même homme, le même personnage. C'est vous qui n'étiez pas le même qu'eux. Au haut des terrasses qui ne sont pas loin du Pao de Açucar, le Président de la République vous félicite de votre royaume et s'enquiert de votre bonheur : le Brésil, il y a de quoi, effectivement... mais qu'y êtes vous ? Un homme libre, et cela ne vous suffit pas ? On crie après l'Ambassadeur, des ministres sont bousculés, celui des Affaires Etrangères avec le Chef de l'Etat-major particulier qu'on croirait jouer par Jacques TATI, sait se tenir coi, assis tous deux en silence, dos au mur sur des bancs peut-être d'église, Jack LANG brille, et vous voudriez être de ceux-là. Pierre PFLIMLIN vient, qui ne dira jamais rien sur les entretiens du 23 Mai 1958 ; Gaston DEFFERRE accompagne Danielle MITTERRAND pour que la France s'associe aux hommages à Tancredo NEVES, glorieux de toutes éventualités puisque les militaires remettent le pouvoir aux civils sans que change la Constitution pour autant ni ne désemplissent les prisons ni les favellas : vous l'aviez entrevu quand commença abruptement la campagne présidentielle de 1974, puis au Pirée puisque Marseille aussi est un port méditerranéen ; Michel ROCARD puis Raymond BARRE se posent quelques heures à Brasilia, du premier beaucoup de confidences très assurées sur une légitimité présidentielle qui va se vérifier. Et vous êtes débarqué de votre poste administratif, ce qui vous vaut deux ans d'entretiens, un par trimestre, sur la cohabitation, avec Jean-Louis BIANCO, mais pas de remise en selle. Le texte vous suffit, vous commencez de comprendre que vous n'obtiendrez rien. Il y a le niveau de vos combats, de vos avancements et rétrogradations, celui de vos pleurs parfois, d'homme seul, et puis il y a celui de cet Etat que vous visitez de temps en temps, comme si c'était dimanche et le jour du costume. C'est le bureau qu'occupait, en angle, Valéry GISCARD d'ESTAING. De celui-ci, vous aviez eu la relation avec un de ses conseillers, pas des moindres, Jean SERISE, du texte aussi, moins de vénération ou de traits édifiants, mais des démonstrations d'un petit personnage aux lunettes sévères qui semblait vous apprécier et tournait derrière votre siège, marchant, déclamant presque ses raisons de l'excellence porésidentielle qu'il servait et inspirait, dans une pièce minuscule, peu flatteuse pour son rang et pour son visiteur. C'était passionnant, de décennie en décennie mais vous ne pouviez ainsi changer ni de réplique ni de grade, vous étiez reçu, pris à témoin, félicité d'exister et de revenir... Reconnaissez que cela vous suffisait, soit que ce fut le début - prometteur, estimiez-vous - d'un cycle nouveau, soit que ce fut de l'entretien, du placement à long terme et de l'agrément pour l'immédiat, de l'information parfois dans un milieu - le votr en administration - où l'on écrit tellement qu'on ne retient que ce que l'on entend. On y lit d'ailleurs peu. Le fleuron de ces séries d'audiences fut celles du Président de la République, es qualités avec circulation de l'agenda du Chef de l'Etat dans tout Paris interministériel : votre hiérarchie poireautait depuis dix-huit mois... Vous : trois fois en tête-à-tête, chaque trimestre déjà quand vous étiez en Grèce, étoile supposée montante, faisant attendre en Janvier Gaston THORN, en Avril le Premier Ministre du moment et celui de l'Education Nationale, et à l'automne Shimon PERES, arrivé au Palais en avance et donc en même temps que vous. Des textes sont essayés sur vous, mais vous en avez peut-être la primeur, LAVAL plutôt que PETAIN, LENINE s'il avait dû se retirer après des municipales ou des législatives il eût laissé les usines en feu et la terre brûlée, je pourrai le faire et le système monétaire européen n'est pas un doigme ; qui nommeriez-vous Premier Ministre ? Le canapé n'est pas partagé, doré et somptueux comme toute la vaste pièce, votre fauteuil est Empire, vous avez une photographie, celle que vous avez prise de lui à Athènes, à faire signer, dédicacer. C'est incongru, il s'exécute et pas seulement de son nom souligné : rarissime. C'est cinquante ans tout juste après la prise de pouvoir de HITLER et l'investiture de DALADIER, mais c'est sans lendemain, une Ambassade toujours pas, le Secrétaire général du Quai d'Orsay lève les bras au ciel, vous êtes un poète, un rêveur et prétend que vous êtes venu en retard à un rendez-vous qu'il vous avait donné. Vous le connaissiez pourtant de réunions politiques où il ne brillait que dans la coulisse parce qu'il avait tenu longtemps la main à Michel JOBERT. A quel moment n'avez-vous pas assez plu pour être associé ? et cependant par quel paradoxe a-t-on continué de vous priser, un peu ? Car un Président du Conseil Constitutionnel et un Président de l'Assemblée Nationale vous assurent que François MITTERRAND vous estimait, vous appréciait. Mais vous le savez, c'est un séducteur, vous étiez séduit, il était sûr de vous, et il passait, continuait. Des présidents parlent du Président. Vous avez demandé à l'accompagner - c'était vingt ans après... - au Canada, puis l'année suivante en Irlande, logique suite de ces pélerinages aux voeux du Général de GAULLE à ces indépendances et réunification qui ne se font pas. Le roman de vos carnets sur le terrain s'épaissit. Jacques CHIRAC, à l'époque initiatique de votre tentative aux chausses d'Egar FAURE, il neiga tôt cet automne de 1980 dans le Haut-Doubs, vous reçut, vous subventionna, déclina sa haine du Président sortant, vous proposa sur indication de Jacques TOUBON la circonscription de Thionville, vos convictions étant d'hostilité au "giscardisme" mais de respect de toute gauche, vous ne pouviez donner suite puis quand le rideau s'ouvrit sur la campagne de 1981 et que le maire de Paris vous laisa pour les journalistes, c'était le lancement de sa campagne, vous fûtes acheminé vers un jeune homme en qui il avait grtande confiance et qui dirigerait tout : vous échangeâtes avec celui-ci des politesses, il ne vous fit aucune impression et vous ne vous êtes pas demandé laquelle vous lui aviez faite, n'était-il pas au second rang ? n'étiez-vous pas un fonctionnaire de place encore moindre certes, mais un chroniqueur lu et annoncé dans de très prestigieuses, immensément prestigieuses colonnes ?
 
                  Vous êtes devenu Ambassadeur de France là-bas, ce n'est pas mal. Vous êtes le premier, dans votre emploi, qu'il reçoive, lui, le nouveau Ministre des Affaires Etrangères. Il a eu La tentation de Venise, c'est-à-dire qu'il a commis par écrit des imprudences étonnantes s'il avait été lu : l'élocution du Président de la République au soir du dernier "coup" communiste à Moscou, des histoires de salle-à-manger du Ministre avec edouard BALLADUR rue de Bercy. Dans l'enfilade des salons de DROUYN de LHUYS, que vous connaissez, un petit groupe s'éloigne après que vous étiez déjà beaucoup attendu : des silhouettes dont vous présumez que certaines ne vous sont pas amicales, car vous ne faites pas partie de la corporation. On vous fait entrer, vous n'entrez que pour le vis-à-vis, vous êtes concentré. Le lundi suivant la mort de Georges POMPIDOU, Michel JOBERT vous avait reçu là. L'un des deux seuls cas où une relation s'est nouée par une simple lettre. L'autre, tandis que le Cardinal-Archevêque de Paris avait mis un million de personnes dans la rue pour l'école dite libre et pour la droite qui n'avait plus ni troupes ni programme, fut Pierre BEREGOVOY. D'un gaulliste, catholique pratiquant, vos quelques lignes partageant, mais d'une tout autre manière que la socialiste et la partisane, le souci gouvernemental d'un certain service public et tout bonnement d'une équité à l'endroit d'Alain SAVARY, avaient touché cet homme que vous ne pensiez ni politique ni habile, mais tout simplement : sûr. Vous n'avez deviné que deux fois dans ce qui n'est ni une carrière ni une vie, mais le parcours sincère de quelqu'un qui ne se reconnaîtrait vraiment nulle part chez soi ou au chaud. Toujours de passage, toujours à guetter l'accrochage, ce qui fait que vous êtes resenti comme volatile. Au nouveau ministre de Georges POMPIDOU, vous prédisez qu'il se distinguera forcément du maître de ce moment-là et qu'il reviendra donc à de GAULLE, événement pour l'époque mais que les circonstances favorisent, suggèrent très fortement. Là : vous avez su écrire bref, juste, sans opinion, qu'intuitif. A Alain JUPPE, vous déplaisez, sans doute l'ordre du jour que vous lui proposez pour vingt minutes ensemble, est triple, sans doute est-ce précis, la succession soviétique, les moyens de notre Ambassade et la circonscription du Morbihan où vous venez d'acheter et dont est sa femme : sarzotine. La fiche du Ministre ne vous pas été faite, sa froideur n'est pas encore proverbiale et comme il a l'accent des Landes ou du confit, elle n'est pas perçue. Il ne vous paraît informé de rien d'essentiel mais fermé sur vos appétits budgétaires et puis il a divorcé et va se remarier, son parti, qu'il dirige nonosbtant ses nouvelles responsabilités, est aux mains d'un quatorzième duc du nom, maire d'un village dont il a le prénom. La France et les Etats-Unis ont ceci de commun, quoique décalé dans le temps que certaines familles n'individualisent leurs générations que par des chiffres. Ainsi, avant de naître, a-t-on déjà des rues ou des villes à porter votre nom. Le directeur du cabinet vous a ménagé l'entretien autant qu'une relation très indirecte avec l'une des secrétaires du nouveau maître des lieux (et de votre carrière). Dominique de VILLEPIN ne vous a pas fait davantage impression. Son bureau est le même, KESSEDJIAN et Jacques ANDREANI vous y ont accueilli avec toutes les apparences de l'égalité, cordialité dûe à un futur et à des proteections, des entrées que vous savez furtives, mais peut-être celles des autres le sont autant ? La flatterie est plus nette, toujours attachée à vos anciennes performances de presse, le père de l'impétrant, vous le connaissez de vos précédents emplois. Vous n'avez en rien discerné un groupe parvenant au pouvoir et la manière dont vous vous y êtes vous-même pris, le jeu des familles, ne vous a pas fait pressentir les nouvelles d'un jeu que vous ne connaissiez pas non plus dans son ancienne version. Ce métier ne vous plaît qu'exercé, vêcu là-bas. Dans ces couloirs et ces enfilades, les seuls vraiment sypathiques portent chaîne et queue de pies, les huissiers qui vous connaissent, pointent votre nom sur un véritable évangéliaire où manque seulement l'aigle de saint Jean. Les précédents ministres des Affaires Etrangères, que c'était facile, rien à demander qui ne fut ou bien acquis, ou bien hors de question. Vous veniez à l'information, ayant des convictions arrêtées, celles toutes simples qui dans le soufflet d'un wagon des chemins de fer allemands entre Hambourg et peut-être Hanovre ou Cassel, s'agrégèrent soudaian : vous étiez en voygae d'études, votre promotion en école de classement, on y supputait, en Avril 1967, la composition des cabinets ministériels lors d'un énième Gouvernement POMPIDOU avec autant de civisme et de gaullisme, à l'époque un peu plus discuté qu'à ses commencements algériens qu'on décrèterait, en assemblée d'élèves : Mai 1968 la suppression des " grands Corps " puis qu'on guetterait quelque ministre survivant que ce soit pour que tout de même les arrêtés y affectant soient enfin signés. Ces convictions étaient et demeurent aussi peu technocratiques, informées et actualisées que possible, vous croyez en votre pays, vous supposez et éprouvez qu'il est de nature plus historique qu'ethnique et qu'il vaut mieux pour lui être généreux et contestataire qu'égoiste, vantard et lèche-botte. Le premier ministre que vous vîtes dans ce bureau, avait été Michel JOBERT -le premier à vous accueillir, en place - car l'inimitable Maurice COUVE de MURVILLE, vous accueillait périodiquement en commentaire privé d'actualités sobrement caractérisées, sans s'être vraiment fait prier, comme d'ailleurs tous les autres anciens ministres du Général auprès de qui vous faisiez votre enquête en recherche de testament, de legs et aussi de traîtres survivant avec peu de vergogne mais un appétit que les successions gouvernementales, puis l'âge n'affaiblirent pas. Le successeur de l'homme du 18 Juin était mort tôt mais à son tour, son très proche collaborateur était silencieux, vous le fûtes, le chagrin par procuration, lecture alors de ce qui serait dit à la tribune des Nations-Unies où il y avait juste quelque chose, l'année suivante, le Ministre vous ferait passer par les colonnes qu'on vous prêtait le soirn, des notes prises par Robert GALLEY lors du dernier Conseil des Ministres de cette époque, devenue de transition ès qu'il y eût quelques mois de recul. Vous aviez ainsi contracté une curieuse façon d'être en politique et en administration, cela vous réussissait parce que cela ne vous donnait aucune place, aucun grade qui ne fussent strictement le vôtre au sens très réglementé des avancements de carrière. Peut-être même des jalousies presque littéraires vous pénalisaient en commissions paritaires mais être connu, reçu et pouvoir opiner publiquement vous payait de tout. Alain JUPPE étudiait encore rue des Saints-Pères. Peut-être, le prîtes-vous de haut. Roland DUMAS avait, sur un chevalet, un portrait du Général, grand dessin à la plume, quelques couleurs, encadrement de goût. Si vous n'alliez pas là-bas, car il y aurait des résistances, le fin Ministre d'Etat s'y connaissait, peut-être iriez-vous à Bagdad. Les portes du Ministre s'ouvrant, quelles précautions auriez-vous donc prises. Louis de GUIRINGAUD vous avait assuré que vous valiez mieux que le poste de votre administration à la Représentation permanente de Manhattan, ne vous voulant pas plus que Jean-Pierre CHEVENEMENT qui n'avait jamais rallié son affectation new-yorkaise ; habile, négatif, mais bien dit, ce qui vous arrangeait car vous teniez alors à demeurer en France, pour précisément enquêter, publier, faire de l'Histoire évenbtuelle ou rétrospective, à défaut de l'Histoire du moment. Jean FRANCOIS-PONCET avait des talons hauts et consultait, à presque chacune de ses phrases ou des vôtres, car vous aviez mentionné le Portugal et le " Cinquième Empire ", un atlas sur antiphonaire. Jean-Bernard RAIMOND, dont un doigt vous restait dans la paume longtemps : il l'a gardé depuis, ainsi que sa tête de médecin de quartier ayant fini par réussir, ne pouvait vous confier cette mission d'enquête sur l'avenir des institutions euyropéenens tel que le projetait chavcun de nos partenaires, déjà membre. Le voyage ne vous eût pas déplu, les relations d'Ambassades, quand elles sont multiples et solides, parce que vous ne coûtez rien à qui vous reçoit et ne l'inquiétez pas, si débutant que vous êtes, auraient pu vous avancer. C'était donné à un disgrâcié d'avant la "cohabitation" qui, peu averti, pour faire sa cour à Michel JOBERT, venu au Commerce extérieur avec la gauche, mais plus du tout au pouvoir, vous avait battu très froid quand aviez fait venir celui-ci à Munich. Vous les aviez donc tous vu, le nouveau se caractérisa bien vite : une réunion annuelle, voyage au frais des convoqués, et un applaudissement continu, frénétique et exquis de l'employeur par ceux qui dépendent totalement de lui. Vous n'aviez pas la moindre idée de ce qu'est, sauf dans les traités de vos maîtres BURDEAU, de LAUBADERE et DRAGO, un emploi à la discrétion du Gouvernement. Vous avez recommencé, là-bas, mais pour le Président de la république, ce que vous aviez monté, chaque fois que possible pour votre ami Michel JOBERT. Alain JUPPE débarqua maussade, on venait de Séoul, on tardait donc à revenir en France, Gérard LONGUET était avec épouse, François FILLON était souriant, presqu'étudiant, lui était seul, embusqué comme un meunier qui chercherait le trou dans les sacs ou dans les comptes. Les conseillers du Président n'avaient prudemment fait que le voyage de reconnaissance protocolaire, courageux vis-à-vis de Paris, ils l'avaient été moins en face de vos interlocuteurs locaux habituels que vous pensiez, par cette occasion où ils étaient demandeurs des medias mondiaux encore rares pour les montrer dix-huit mois seulement après la fin de l'Union Soviétique, acculer à ouvrir quelques sites stratégiques. Le protocole n'imaginait ni prolongement des conversations d'Etat, ni aperçu de capacités significatives, routine et débarras. Le voyage se faisant mais le Président un peu attendu, vous fîtes visiter vos lieux au Ministre ; ils étaient déserts malheureusement car vos troupes s'étaient pressés au-devant du cortège présidentiel, tout parut spacieux à votre supérieur, rien de ce que vous aviez aménagé pour que ce fut beau ou digne ne retint son attention, il marchait en silence et irradiait le peu de cas qu'il faisiat de vous, il déjeuna au petit couvert avec ses collaborateurs et les vôtres, vous avait mis en demeure, au milieu de la nuit précédente, à props d'oeufs au plat dont la venue à point cuits et à heure précise lui paraissait douteuse si l'on ne s'en tenait qu'au personnel de nos hôtes. L'histoire de votre disgrâce s'est écrite ainsi dans votre dos et vous fûtes - intensément soulagé - quand décolla l'énorme appareil ; l'opportunité de le faire visiter au sol, tant l'Airbus haut de gamme peut remporter tous les suffrages s'il est bien présenté, ne fut pas saisie. Le Président de cette République où j'étais accrédité ne vit que de loin Sophie MARCEAU, bottines montantes et à lacets, donner l'échelle du gros transport quand elle y monta, il la suivait des yeux et le président, cheveux plus gris encore que les vôtres, du Crédit Industriel et Commercial, l'avait chapeautée, heure par heure, du moins à votre connaissance. La jeune héroïne de La Boum - pas encore trop femme, et cou déjà tendu pour la valse à laquelle sera conviée Anna Karénine -craignait, cet automne-là, de tomber en panne de scenario, vous prîtes son adresse à des fins toutes littéraires d'autant qu'elle habite dans le quartier des éditeurs, vous lui proposeriez quelque chose. Vous vîtes la vanité de votre fonction quand ceux qui vous nomment sont sur place, par exception, et vous ne comprîtes pas que le souvenir qu'ils en ont, perdure jusqu'à votre assasinat qu'on perpètre à distance. De vos aînés, mais eux sont de " la carrière ", vidés tout autant, vous vîtes la course, l'amertume et surtout lm'exhaliaon de sentiments, de mépris, de rage, d'étonnement et dépit dont l'ensemble compréhensible et cohérent n'a pas encore trouivé son vocable dans la langue française, pourtant réputée si longtemps comme celle - obligée - des diplomates. L'un et l'autre quittèrent Londres et Rome sur communiqué lu du perron de l'Elysée ; il paraît que cela ne se fait pas. Mais le service extraordinaire au Conseil d'Etat, la dignité d'Ambassadeur de France pour celui qui ne l'avait pas encore furent royalement accordés. L'épouse de Jean-Bernard RAIMOND, parce qu'il cessait d'être ministre, décrocha pour lui -elle avait une demi-minute d'audience présidentielle - l'Ambassade près le Vatican, qui vaut bien la députation des Bouches-du-Rhône ou à peu près. Trente mois, après votre éviction, téléphonant aux nouvelles, à l'un des plus hauts-fonctionnaires de votre petite administration, mine d'explorer ce qu'il se passerait au cas où vous redemanderiez du service, nonobstant tous les subterfuges que les débâcles inspirent parfois s'il n'y a plus que les meubles à sauver, vous entendîtes l'essentiel. Non pas l'essentiel de ce qui allait vous concerner éventuellement et au cas où... mais l'essentiel d'un bien sapé, bien polissé, assez doué pour le croquis de sociologie et bon mime du désintéressement cynique à force de mérite et de brio : le directeur adjoint avait été de vos thuriféaires tout le temps que vous montiez, puis quand vous arrivâtes et que vous avez un peu duré. Il fit partie des délégations qui là-bas venaient voir le Président de la République française sur fond de Palais du Peuple et chaînes alpestres faisant frontière avec la Chine : présence, participation indispensables ! mais compliments entre désoeuvrés, le Directeur-adjoint l'état donc et un Ambassadeur l'est toujours, hors jeu tout le temps de la visite officielle pour laquelle il a tout fait, du principe qu'elle ait lieu, jusqu'à la dispositon des cuuillers à café et des jus d'orange sur le guéridon des principaux, oui : ces compliments vous avaient fait plaisir et même renseigné. Eloigné si longtemps de votre métier originel, un métier qui... et que... se mouvementant et changeant (en bien) beaucoup plus vite que vous, vous ne pourriez plus servir, à votre reprise des rames, qu'en second. D'un Ambassadeur, chef de mission diplomatique ? Non, non... d'un des collaborateurs de celui-ci, mais ne vous inquiétez pas, ce n'est pas le premier poste qui compte, nous nous évertuons à le faire comprendre aux jeunes qui choisissent le Corps. La population française imagine que les lauréats et autres suivants de cette école en trois lettres se tiennent les coudes, forment corporation. Le Woh's who ? rétorque et affiche, ladite école est mentionén een rubrique de carrière. Elle enregistre le départ de la course, et il n'y a que deux arrivées, la haute politique ou l'argent à la tête des grands montages industriels et institutions financières. L'équipe à l'Elysée, sous François MITTERRAND quand il vous parlait chez lui, ce qui est bien différent de vous adresser la parole en prppos de table ou en descente d'hélicoptères devant des ruines irlmandaises qu'on eût cru un décor pour Tintin débarquant sur L'île noire - ce que vous dîtes, car quoi dire d'autre, à l'improviste, mais avait-il lu HERGE ? - l'équipe était restreinte, vous voys y seriez ennuyé, on y fait pas grand-chose, le Quai d'Orsay vous ira mieux, c'est ainsi qu'en 1983, se décida l'hyperbole d'un quadra. de sexe masculin, non encarté, non intégré et qui avait perdu les colonnes d'un grand quotidien du soir. L'hyperbole commence et finit bas. Vous étiez chef d'un poste à compétence économique et commerciale, Athènes, les Cyclades et l'Epire, deux ans n'y avaient pas suffi mais c'étaient les commencements ; pour les fins, vous iriez - proche avenir - apprendre, pour émargement budgétaire, l'emploi d'attaché de préfecture. Rien de négligeable cet emploi, puisque vous sollicitez ces jours-ci l'accès au dossier d'une vieille enquête d'utilité publique, pour arranger l'argumentaire d'un de vos amis intéressé à ce qu'on ne pollue pas le ria (ou aber précisait votre manuel de géographie en 5ème puis en 2ème) où baignent vos prairies et ses chantiers ostreïcoles. Vous êtes donc fait pour tout, mais se l'entendre dire par vos amis de la mer ou de ces cultures vaut le plus grand éloge, tandis que d'un Directeur-adjoint, à équivalence budgétaire de Chef de service, pantalon plissé au fer et quittant tard les bureaux parce qu'ainsi va l'administration française aux digestions lourdes à midi et aux épouses résignées ou absentes la nuit... c'est assez différent. Topique ! Un ancien ministre, romancier quand il est en prison, acteur quand il en sort ou avant d'y retourner, avait annoté, à l'époque où vous aviez accompagné le Président de la République au Canada, comme son invité personnel (parmi d'autres); la demande de rétablissement professionnel que vous lui aviez présenté : qu'il... et je l'emploierai tous azimuts. Votre administration était encore Quai Branly, là où Léo LAGRANGE, au Front Populaire, posa du provisoire, où Pierre MENDES FRANCE eût ses services pour l'Economie Nationale, à la Libération, quoique son antichambre et sa table de travail fussent au Rond-Point des Champs Elysées avant que ne lui succède Jours de France. On y fit circuler un bristol que le Directeur d'un moment avait surchargé, une invitation à laquelle il ne pouvait se rendre : me représenter à bas niveau. Ce qui fut attribué à une jeune arrivée, mais de la grande école, et qu'il ne dédaigna pas ensuite de courtiser (sans succès).
                  C'était un soir, précisément quand on quitte le Rond-Point et qu'on prend l'avenue Montaigne, qu'on pourra aller jusqu'à l'Alma et ensuite il y aura ce Quai Branly, maintenant bien différent, campement pour salons, enjeu financier entre la Ville et l'Etat, à l'appui du Conseil supérieur de la Magistrature et des anciennes écuries et palefrenies de la Présidence de la République, quelques appartements y sont réservés et Michel JOBERT, quand il occupa le bureau faisant façade des bâtiments à présent rasés, sut - car c'est son talent d'attirer la confidence de ce genre de détail - ce qu'on en faisait. Un soir, à la lumière des nuits parisiennes, donc bien loin de l'été, un homme sans âge exposait sous plastique des coupures de journaux : le récit de sa gloire passée, il fallait se pencher pour en lire quelques anecdotes mais les photographies, on l'y reconnaissait, montraient vraiment qu'il avait été. Il ne demandait strictement rien, il ne parlait pas, répondait à peine ; vous comprîtes qu'il était sans-logis, il n'avait pas même de chien ni de cravate, pas même une vieille sacoche, plate d'écolier, pour tenir ses coupures, peut-être avait-il commencé d'en perdre déjà. Le trésor filerait et sa mémoire n'aurait plus de preuves. Il était dehors : à cet endroit, l'un des plus centraux et des mieux éclairés - pour qu'on vit bien les preuves, pas celle de sa déchéance, celles attestant qu'il avait été. Quelqu'un. C'était il y a quelques années, déjà.
 
 
(devant le paysage du Penerf, jeudi 26 Juin 1997 - 16 heures 15.22 heures 45)


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                      DEPART 

 

 

 

 

 

 

                  Tout vous coûte, rien ne vous dit. Il n'y a donc plus personne, pas même vous. L'effort, changer de pensée, quitter cette pensée, toujours la même, quelques facettes sans doute mais répétées l'une par l'autre, renvoyant la même pensée. Plus rien ne vous dit, plus rien ne vous met en appétit, plus rien ne vous provoque. De provocation qu'à la vie, à davantage de goût et de curiosité de vivre. Vous n'êtes pas provoqué, vous êtes conduit à la mort, en toute logique. La vie, elle est heureuse tandis qu'on la vit, ou elle est supportable parce qu'on l'imagine, la conjecture, la prépare, l'attend meilleure, plus riante, conforme à des promesses qu'elle vous a faites d'origine, et par droit de cité, puisque vous êtes né de race humaine, plus riante, conforme à des promesses que vous vous étiez données au vu de vos ressources, de vos adéquations à l'époque ou à la société, non sans logique, plus riante, enfin et vraiment riante, passionnée, passionnante, douce et forte par des promesses qu'on vous avait faites et auxquelles vous aviez cru, tellement cru qu'il n'y avait besoin ni de paroles, ni de textes, ni de gestes. Quelqu'un, à soi seul, par son existence, son apparition, constituait d'un seul coup, imprévisiblement, la promesse, l'objet autant que le moyen que soit réalisée la promesse. Ces considérations, auxquelles vous vous attachâtes longtemps, c'était votre carrière, ce fut un projet de mariage, il vous a fallu des mois pour que vous en soyez arraché. C'était déjà l'échec, vous étiez déjà abandonné, à l'évidence, aucun retour en grâce ni amoureuse ni professionnelle n'était plus logique, n'était plus prévisible, mais il vous restait le témoignage - quelle douceur, encore ! - que demeure en vous cette foi, cette attente, attente du retour d'amour, attente de la vérité dépouillée d'un amour qui persistait à se dissimuler, mais dans sa dissimulation-même existait encore à vos yeux du moins, sinon pour des prières qui n'avaient plus d'accueil ni d'effet sensibles pour vous. L'exclusion professisonnelle avait été une relégation, une appréciation sans retour de votre inutilité, vous étiez renvoyé à vous-même, à vous de vous employer par vous-même. Des cyniques, à l'époque au pouvoir, non loin de ceux qui nomment et ne songent plus qu'ils sont soumis eux-mêmes à élection, vous avaient conseillé d'écrire, de rédiger. Des mémoires, des rapports, mais pour qui ? Vous n'étiez déjà plus à chercher un lecteur, vous saviez n'avoir plus d'interlocuteur, aucun thème n'avait de vertu propre, vous étiez déjà reclus, sur le tas du fumier de Job à entendre ceux qui ne peuvent concevoir une chute, une solitude, un exil sans une culpabilité certaine, quoique cachée, de celui qui les subit. L'abandon par l'aimée est une autre forme d'exclusion, vous vous en étiez soudain aperçu, et elle est probablement pire parce que l'aimée, tant qu'on l'aime, n'est pas interchangeable, que son silence et son désamour sont sans remèdes, que la persistance en vous du désir, de la nostalgie et du projet ne sont qu'un aiguillon retourné vers vous seul car la belle est ailleurs, ailleurs de lieu peut-être, ailleurs surtout de pensée, d'occupation et sans doute d'amant en succession, et de fait en totale remplacement. Les gens qui nomment et qui dégomment sont tôt ou tard remplacés, la question étant de savoir quand, puisque la réponse induit votre propre état de fraicheur ou de décrépitude si revient l'heure de quelque bienviellance. Vous avez le mauvais âge, l'âge qui démode, l'âge qui enlaidit. Toutes ces considérations, vous pourriez les réciter, ajouter des faits - pas à propos d'amour car qui vous écoute vous aime et il n'est pire injure que de parler d'un autre amour à qui vous aime d'attention, de sollicitude, de tristesse, d'amour, de communion de partage, d'amour donc ! - mais cette récitation, vous ne la vivez plus même, c'est une identité, une histoire - pourtant récente et non sans influence sur ce que vous vivez à présent - et cette identité, cette histoire vous ont quitté. Vous n'êtes plus qu'un sentiment, plus même un corps, plus même un tube digestif ou une machine à écrire, le sentiment que vous voulez partir. Excès de souffrance ? pas même. C'est pire, vous êtes vide. Il est dérisoire de continuer d'aspirer l'air de ce temps, l'air contemporain de votre existence chronologique et située. Sentiment ? sensation ? vous ne sauriez même l'expliciter.

 

                  C'est en cela que tout vous coûte. Vous avez été prodigue, parce que vous désiriez tout, vous désiriez tout, les cuisses de la passante qui vous avait, même visage fermé, mis un sourire au coeur, le tableau qui vous avait happé, avait happé votre regard, vous avait fait vous asseoir pour le dévisager, l'étudier, car il y a un visage dans toute peinture, le vôtre, qui s'idéalise, s'exalte, se transporte et comprend l'unievrs, les plus intimes et gfrandioses manchineries de la vie, de son sens, de ses fins, de son déploiement, de sa pulsation : tout, en cet instant où la toile vous paraît. Vous désiriez tout, et tout vous était parabole. Celle de votre compte bancaire aussi, à sec, à découvert. Le coût d'aujourd'hui est d'un autre ordre, si intime, si ultime. Vous étiez prodigue, prodigue de vous-même, l'homme à tout le monde, avait diagnostiqué une de vos compagnes. Soit ! mais aussi à elle. Vous vous prodiguiez à vous-même, en ce sens que le temps ne comptait, n'était pas compté, parce qu'il ne vous était pas compté, la trentaine, la quarantaine, bon ! L'énergie chaque jour, aux aurores ou à la nuit, écrire, vous émerveiller, vous donner à l'existence, au spectacle de celle des autres, vous investir dans toute beauté, les monuments de la Grèce antique, dans leurs paysages et leurs restes de maintenant, le mouvement de l'Histoire quand tomba, mité plus que déchiré, le rideau dit de fer. Tout vous subjuguait, vous happiez l'expérience qu'un homme peut avoir de Dieu, et vous êtes et avez été cet homme, vous goûtiez comme ue faveur inouïe le déshabillement d'une femme, d'une jeune fille en peu d'heures après qu'ait commencé la ronde des mots ou le repas ad hoc, des livres vous inspiraient d'en écrire vous-même, vous dialoguiez avec des auteurs de plus sieurs soècles, vous appliquiez des formules bien tournées à des caractères actuels, sans doute n'étiez-vous en rien réalisé au terme que vous vous étiez intuitivement donné, cet homme idéal relativement à ce que vous pouviez et deviez être, pas absolument idéal, bien sûr, et d'ailleurs cet absolu que parfois la statuaire ou la sainteté évoqueraient, qui ne est intéressé, qui s'en sent interpellé, invité, motivé davantage qu'à se construire soi-même. Justement, vous construsiez-vous ? Sans doute pas au sens où l'on confectionne une carrière avec habileté, patience, la dose nécessaire d'obscurité, de platitude, avec des entrées et des sorties suivant des reéseaux ou des places, sans doute non plus au sens où l'on repère une fortune, une famille, un patrimoine, un type de beauté et de caractère et parfois on épouse le tout, et peut-être même avec une fidélité réciproque en sus - de bon ton lors des souhaits de mariage, étonnantes après coup à entrevoir les désaccords ou de lamentables départs de l'un ou de l'autre pour des conjoints bien loin de valoir, à aucun égard, celui d'origine. D'adolescence. Vous ne construisiez rien, et cela augmentait votre appétit.

 

                  Rétrospectivement, vous ne vous enviez pas. Quelle était absurde cette course au bonheur, en fait vers le vide, maintenant que vous voyez le vide. cela rend les yeux fixes, cela creuse les joues, cela se voit de l'extérieur, que vous : vous voyez le vide. Au début, l'arrêt-maladie avait été une ingéniosité, il reconstituait votre traitement - fictivement - à un assez bon niveau que vous fassiez ainsi face, sans débit, à des engagements contractés selon vos périodes fastes. Vous vous êtes toujours défendu qu'on les considère fastueuses. La générosité d'autrui, vous la sentez selon l'appétit à table, le coup de fourchette, la levée de coude autant que dans le degré d'ouverture du portefeuille, la vérité de la compassion, la disponibilité de l'agenda, le mot adéquat que vous attendiez, que le malheureux attend. Il est faux de prétendre que le mot juste est affaire de talent, d'habitude, de métier ou d'intelligence quand il s'agit du mot qui fera du bien (ou à l'inverse qui tuera, blessera, accentuera la détresse). Cette justesse-là, c'est le don de présence à autrui, pour le meilleur ou pour le pire. La lucidité ne tient ni à l'âge ni à la culture, elle produit la cruauté, l'amour. On sent parfois, à la pointe si souveraine de la prière, quand on prie, que là est la suprême lucidité que d'être venu à Dieu, comme on était, à l'instant où il nous fut inspiré d'y aller, d'y venir. Vous n'avez jamais été fastueux, vous n'avez été qu'heureux d'instant en instant - et seulement à votre échelle, et à celle de vos facultés de sentir et de jouir, limitées et contingentes, éducables et épuisables, comme celles de tout être humain, celle de tout autre que vous. Quand les instants n'ont plus de sens, que la mémoire est rayée par le présent, que l'avenir n'a aucun goût puisqu'il perpétuera l'inappétence actuelle, à preuve le peu d'attrait qu'il exerce sur vous, alors le vide est là. Cela ne se décrit pas le vide, on est devant, on en fait partie. Est-on dedans ? Pas encore, puisqu'on en ressort.

 

                  Le professeur de médecine interne - vous lui reconnaissez de l'affection pour vous, elle vous intrigue cette amitié, cette compassion, il est seul à vous dire et à vous répéter que vous en sortiez, que vous vous battez bien, que vous avez même une utilité. Il a de la tactique, il n'est pourtant pas professionnel de l'entretien psychologique, de la psychiâtrie, ou du divan encore moins. De ces récits, de ces associations, dont la littérature depuis quelques cinquante ans foisonne. Il n'est pas familier d'une explication globale du stade où vous vous trouvez, ni du point où - si l'on appuie - cela fait mal, et puis cela ne fait, ne fera plus jamais mal. A la sortie de stations de métro dans le Xème et dans le XVIIIème, au bas de la voie aérienne, des Noirs en bou-bou et calotte distribue des billets presque transparents, la carte pour consulter un de leur sage. retour d'amour, profession. Voilà qui est sérieux, voilà qui concerne intimement, non le passant, mais l'homme, la femme. Le soir de la fête de celle que vous aimiez - dans le rite catholique de l'Europe occidentale - le desservant, âgé, épuisé par la chaleur, racontant chaque année l'invention de la "vraie" croix dans un fossé de Jérusalem (comme s'il n'y avait eu en quatre siècles d'occupation romaine qu'une seule crucifixion au Golgotha, selon les textes, il y en eut au moins trois simultanément), a lu cette fois-ci quelques pages du cahier mis à la disposition des passants, car la chapelle reste ouverte dans la journée en contre-bas de champs de maïs avec non loin une fontaine semi-enterrée et couverte. Les phrases étaient simples : la paix trouvée et identifiée sur cette petite route, la prière pour être orientée vers le compagnon d'éternité qui doit bien s'y préparer quelque part, la mer intérieure trop orageuse, insupportablement houleuse et lourde à obscurcir le ciel qu'on ne peut plus discerner, que cela se calme, oui, que cela se calme, s'il Vous plaît, et en grâce. Voilà qui est sérieux. C'est là le problème. Ceux que vous abordez et qui viennent d'entrer, désoeuvrés, un homme et une femme quelconques, mais vivants, chez le papetier scolaire où vous renouvelez le stock pour votre imprimante, vous plaisantez, vous interrogez : en vacances, en congé, non ! au travail ! pas vraiment. Cherchre du travail, est-on sincère dans cette délarche telle qu'on la dit. Travailler pour s'épanouir, avoir sa place dans la société, une place à considérer, valant considération ? Ou bien de l'argent, de la monnaie d'échange, du matériel. On ne le dit pas assez, ne croyez-vous. On rit, vous riez, l'épanouissement, qui y croit aujourd'hui, dans le travail ? Et s'il n'y a plus de travail. Vous tirez sur la carte bancaire, c'est payé, c'est abstrait, mais vous emportez les cartons de papier, les autres baguenaudent. Ont-ils trouvé sérieux que vous les questionnez ainsi. A la poste, depuis quelque fois, un autre bureau que celui de votre village, un visage ovale, du bleu aux yeux et à la robe, une chair sans boursouflure aux épaules nues, sans rides ni traits au visage. La croix copte vous avait prendre la parole. Vous en fûtes hier à lui demander si du visage ou des mains, elle tient davantage compte, vous sous-entendez une évaluation amoureuse, elle vit chez ses parents, selon toutes ses réponses ou comparaisons, quelques phrases en fait guichet tandis que les timbrages sont automatiquement confectionnés ; elle est plutôt belle, elle respire surtout une santé intérieure, et elle répond ainsi, que le visage, oui, les mains non et quand elle les remarquera, elle n'y fera plus attention, ou elle les acceptera. Elle est heureuse comme elle, là où elle est. Vous admirez. En d'autres temps et situations de votre propre existence, vous auriez été dépité et attiré. Une drague de prix, et pas facile, car qui n'a besoin de rien ne s'éveillera pas facilemenbt à ce qui cause forcément plus de troubles à terme que de plaisir prochainement. La drague ne vous intéresse plus, non que vous n'en connaissiez les statistiques de réussite, moins atones qu'on ne croit sans pratique, moins ouvertes tout de même que les vanteries de repas pour gens déjà d'un certain âge (c'est-à-dire qui s'y adonnent plus parce que l'allure leur en a été retirée, physiquement...). Oui, le désir s'en est allé. Même de votre tête, même de votre mémoire. Vous ne savez, vous ne sentez plus ce que c'est, ce que se pouvait être, ce que ce serait. L'élan, la composition intime, l'implication. Ce n'est pas affaire d'imagination ni d'anticipation, c'est affaire d'appétit et de goput. Si longtemps vous avez cru et vêcu que le goût vous est donné et apporté par autrui. Sans doute, puisque si vous n'avez plus de goût à rien ni pour personne, c'est bien parce que quelqu'un s'en est allé. Mais il y avait en vous une sorte de réponse, de correspondance innée qui s'éveillait à un appel que l'autre - peut-être - ne donnait objectivement pas, mais qui tout de même provenait de lui. L'autre au féminin, mais elle a pour datif lui... Maintenant, vous sentez, si - quelque part en esprit et non au centre ébouriffé ou terne de votre corps d'homme, la femme encore plus a ce centre - vous vous tâtez, vous vous interrogez et simulez l'occasion du bonheur, d'un retour, d'une dispobilité, que vous ne désirez plus même celle que vous avez désirée. C'est fini, il ne vous reste que - secs - les os. Les os de tout, c'est-à-dire rien.

 

                  Comment vous y prendre avec vous-même ? La liberté d'autrui, les aléas qui vous ont débarqué où vous êtes, et votre lieu, où que vous soyiez, voyagieez, avec qui que vous soyez, votre lieu, c'est votre état, votre situation. Vous avez ressassé vos culmpabilités, les erreurs, les distractions, les manques de précautions, le peu de délibération - même avec Celui que vous priez et rejoignez si souvent, mais, l'expérience resttiuée par les textes est tout à fait juste, donc vêcue, on ne sait la présence divine qu'après coup. D'ailleurs, l'amour, la sollicitude, la jalousie, la patience de Dieu tels qu'en cent histoires, ils sont décrits, montrés, prouvés, illustrés - histoires vraies mais très interprêtées, chargées de leur sens intime et transposable à vous-même, à nous-mêmes, un des rares cas où vous pouvez dire et pensez à la première personne du pluriel.... ne vaudrait-il pas mieux d'ailleurs écrire : au pluriel de la premire personne ? - oui, l'amour divin n'est-il pas le moule que ne remplit jamais complètement l'amour des hommes entre eux, entre hommes et femmes surtout, entre rôles masculin et féminin surtout, entre étrangers de sexe, d'âge, de civilisation pour aller au paroxysme, quoique la plus grande étrangeré soit la différence de sexe entre humains. Ainsi, ne sait-on aussi le prix de l'autre, le prix de l'aimé qu'après coup. Et le coup, c'est le départ. La mort ne sépare pas ceux qui communiaient depuis longtemps ou aux derniers instants avant qu'elle survienne, tandis que la vie - affeusement - éloigne à chaque unité de temps, à chaque événement nouveau ceux qui ne sont plus ensemble. Partager, infimement, une planète limitée en contemporénité et en espace plan, n'unit pas. Ce qui unit, c'est d'être l'un à l'autre, même si rien n'en est exprimé. On est uni tacitement, on est séparé explicitement. Vos méditations ne vous guérissent de rien, repasser les événements vident ceux-ci du peu de suc que vous pensiez demeurer dans quelque impasse de votre nostlagie. Non, il n'y eût rien et cela augmente, s'il était physiquement et mathématiquement possible, le fait qu'il n'y a rien.

 

                  Le praticien passe une première fois sa porte, la double porte capitonnée, d'un chef de service. Il s'excuse, vous fera encore un peu attendre. Sur la banquette, vous dormiez assis, d'épuisement. On dit ou l'on croit, quand on est à l'état libre réputé normal où l'on a de l'appétit, où l'on s'éveille à une chanson, une musique, de la beauté, à la perspective d'un avancement, d'une gloire ou d'un bon gateau..., que la fatigue étient l'esprit, la fatigue du corps. Peut-être... mais celle de l'esprit enferme aussitôt le corps dans une léthargie qui le faut ressembler à ces sauterelles que l'araignée prestement emmaillotte, une fois que les pieds pourtant griffus, ou parce que griffus, se sont pris dans la toile, une toile si ajouré qu'il y a plus de vide que de fil, mais le fil l'emporte... Il vous reçoit, vous restez assis, quoiqu'ayant changé de siège, c'est un fauteuil assez raide. En le quittant, vous ne serez pas changé, vous admirerez cependant son art, c'est celui de l'amateur supérieurement doué, sans doute parce qu'il aime ses congénères. Ne parlons de vous, quoiqu'il vous parle, vous dise que vous êtes beau, encore jeune, que vous séduisez, que vous êtes séduisant. En d'autres circonstances, les tiers se poseraient les questions d'usage... Lui et vous, savez de quoi il parle. Il a commencé par constater votre état. Un état-record, jamais vous n'avez été si mélancolique, au sens clinique, jamais aussi prostré, cela se constate, se voit à l'oeil nu. D'où l'importance de la première scène, vous avoir vu sans insistance apparente et sans que vous ayez à composer ou à répondre, à habiller de paroles, de traits ou d'effacements le portrait que vous donnez de vous-même. Les mensurations, les plis, les rides, la couleur des cheveux, objectivement, cela se modifie-t-il ? La présentation, qu'est-ce que c'est ? La présence, qu'est-ce que c'est ? sans aller encore au charme, à la séduction, ou à l'autorité. La clarté, le pétillement, la joie aux pupilles, un visage qui a sa couleur, ses mouvements, sa vivacité, une sorte de légèreté semble rayonner de vous : c'est le bonheur du corps, de l'âme, le bonheur de l'amour, l'émotion de la gloire, la fausse timidité quand on sait que le grand instant est là. Vous êtes nommé, vous arrivez, on vous aime, vous êtes aimé, vous êtes promu, vous êtes choisi de toutes parts, vous triomphez, un assemblage de tous les moments de votre existence, vous le constituez d'un trait, et ce trait vous enlève hors du commun. Vous vivez. Le paroxysme, passager ou durable. Qui peut se voir dans l'étreinte amoureuse, à l'aboutissement pleuré ou chanté de celle-ci aurait sans doute ce rayonnement bleu et sombre qui est le plus parfait rayonnement, brun et sombre, selon la couleur de vos yeux, de ceux de votre partenaire. Le grand partenariat, s'emmener si loin et si intimement, là où tout est nu, tout est désert, tout est âpre, tout est à tenter sauf jamais de se retenir, et l'on n'y arrive ou pas. Mais si l'on y arrive, vous savez qu'on y arrive et vous savez que l'on n'y arrive pas -quand vous n'y arrivez pas, vous n'avez plus mémoire qu'on y arrive, que vous ayez pu y arriver, et surtout vous désespérez, dès cet instant que vous pourrez jamais y ré-arriver.... et quand vous y arrivez, et cela vous le sentez et le savez presque dès l'entrée en matière, beau et juste terme, dès l'entrée en érection, dès l'entrée en sexe d'autrui et qu'a commencé le mutuel accompagnement, quand vous y arrivez, vous ne pouvez plus concevoir de n'avoir pu ou de ne pouvoir y arriver, d'ailleurs si vous le conceviez, à cet instant précisément vous n'y arriveriez plus - si l'on y arrive, on vit, vous vivez, vous avez vêcu que c'est là l'état humain idéal, et pourtant si incarné, ou parce que si incarné. Le médecin ne vous le dit pas, mais - en vous - il l'a toujours perçu. Vous avez l'expérience de ces deux faces de l'état idéal et achevé promis à l'être humain, l'expérience de ces brefs accès que sont l'aaboutissement sexuel et le commencement de la prière. Ne s'accomplir, ne se pressentir dans une perfection univerfselle, qui n'est pas anonyme, que par rapport et grâce à un autre. Un autre immédiatement, immédiat. Votre amour d'une femme que vous appelâtes votre "promise", votre comportement de toute votre existence n'ont-ils pas ce vice ? Le projet préféré à l'immédiat disponible, proposé, objectivement adéquat et aimant. Vous vous émerveillez quand le concret vous touche, parce que vous vivez dans l'abstrait, et votre désespérance a même cette texture-là.

                  Il vous palpe donc mentalement, une fois admis que vous êtes au plus creux, au plus mal. Il vous retourne, vous soupèse, éprouve vos réflexes. Mauvais état : soit ! mais irrémédiable ? L'épreuve est celle de l'appétit. Il touche juste, vous n'en avez plus aucun, vous ne savez plus ce que c'est, et d'ailleurs vous n'avez pas envie d'avoir de l'appétit, rien que pour la performance. Un retour en grâce professionnelle, il agite le hochet, les escaliers et les tapis officiels, les honneurs et les marques que vous intéressez ? non ! Vous avez connu tout cela, sans doute pas à un pied très haut levé, mais assez pour savoir et avoir vêcu que c'est révocable, que c'est fonctionnel, attaché à du révocable, révocable à tous les degrés. Non, la gloire fragilise, on se méprend sur soi, on perd du temps et de la conscience, c'est d'ailleiurs ainsi qu'on commet les fautes qui feront la révocabilité. Non, la gloire si vous la retrouviez serait un vrai souci, parce que vous ne sauriez pas plus la gérer que quand elle vous échut, longuement attendue mais guère connue pour savoir s'en servir et non la servir. Pas d'escaliers, ni de déjeuners, je vous en prie, je sais ce que c'est. De l'estime, alors ? Vous avez eu un parcours atypique. Justement, faites-vous. Vous avez un rôle à jouer, vous l'avez joué, vous avez un nom, une carte, vous êtes particulier, ce que vous disiez, on ne le disait pas, ce que vous diriez, on ne le dira pas. Bref, le professeur, qui apprécie et lit l'histoire en volumes, qui conçoit de publier quelques portraits de maîtres et confrères dans sa discipline si la retraite lui en donne le loisir, qui accueille à son étage ou en consultation, la nomenclature française presqu'entière depuis bien vingt ans et en chef, vous connaît mieux qu'assis devant lui, ou en position gynécologique pour vérification d'une prostate dont votre médecin traitant, celui qui avait murmuré sans que vous compreniez mais rétrospectivement vous vous en effrayâtes quand l'heure des armes sonna, que c'était un peu petit... avait beaucoup plus tard, c'est-à-dire beaucoup plus récemment, jugé que vous aviez de beaux, longs et nombreux jours et années (encore) devant vous. Il vous dit donc - renseignements peut-être pris, échos recueillis - que vous avez un avenir propre et intéressant. Vous n'en disconvenez pas, quoique vous n'ayez jamais su cultiver ce lopin qui n'est qu'à vous et où pourraient, de fait, se développer quelques espèces utiles et rares. En tout cas : pas cultivées ailleurs. Cela ne vous fait rien. Il vous interroge sur l'amour dont vous désespérez : vous vouliez faire une fin. Réponse de votre part, désolante ? Pas du tout. Votre inertie vous étale sur le fauteuil. Rien du moment suivant n'est plus imaginé, pas le moindre projet, voilà l'état clinique du désespéré. Vous n'êtes pas bien : certes, mais vous faites encore des projets. D'où tire-t-il cela ? Vous vous êtes donné intimement des dates, des hypothèses de dates après lesquelles, il n'y aurait plus à espérer ceci, à attendre cela. D'ailleurs, vous récupéreriez tous vos bien, comme Job à la fin de son livre ou ses jours, que cela ne vous rendrait pas le nerf ni le goût. Vous devinez aussi que non seulement votre amour, tel que vous le crûtes proposé et incarné, ne vous reviendra pas, mais que s'il vous revenait, vous seriez incapable de l'accueillir, ou bien vous verriez qu'il vous est néfaste, qu'il est incomplet, que vous ne coincidez pas l'un l'autre et pour cause, vous souffrez et pas elle. Décalage de l'existence et de la culture. Vous ne vivez pas dans la même atmosphère, eussuez-vous le même âge, les mêmes références de civilisation et d'éducation. L'atmosphère, il n'y en a qu'une, le coeur. Réflexes et équilibres s'y caractérisent, en découlent. C'et tout à la fois l'échec, alors que d'autres réussissent en amour et en profession, peut-être par inconscience ou réelle simplicité de leur matériau intime, qui sont bien moins doués et chaleureux que vous, l'échec et la sanction, qui n'est pas donéne à d'autres mais qui vous est pleinement appliquée, de lacunes, de défauts, de dépenses à tous égards que vous reconnaissez et vous répétez, vous détaillez à vous-même en sorte que, le plat repasserait, vous feriez à l'avenir autant de bêtises. Non ! vous n'êtes pas fait pour vivre. Heureux avez-vous été de ne vous en apercevoir que maintenant, votre passage vous a plu, mais c'est terminé. Le suicide ne cause pas la mort, il l'entérine.

 

                  A une séance précédente - ce sont tout de même des séances, une par mois, pour renouveler les papiers d'arrêt-maladie, cela se passe dans le bureau, fenêtres fermées à quelque moment de la journée, mais votre moment est plutôt du soir, on le commence par le monologue confiant et désabusé, parfois scandalisé et au bord de la colère que le praticien vous récite, souvent à l'identique puisque les choses changent encore plus lentement que les gens quand on les gère à l'impossible et à l'abstrait, ce qui change en fait c'est l'accumulation, leur accumulation, pour vous l'accumulation du néant, pour lui les conditions d'exercice du métier hospitalier, et cela continue par des évocations familiales que vous provoquez, l'auscultation, l'examen proprement dites, vous y procédez, vous y faites procéder rarement, vous prenez soufent du poids, vous avez la sensation que vos mains, au réveil, très souvent, sont gonflées, vous avez une perte d'audition et ma aux oreilles, acousie reprend votre ami en blouse blanche, le visage parfois très rouge, les yeux perçants, petits et enfoncés, qui tels qu'ils sont devraient être inquisiteurs et méchants, et qui sont tendres et fraternels, singulière impression, et le récit continue qui est celui d'une existence immense par les soucis, le défilé des malades, les morts survenant et raréfiée tant les épouse et enfants quittent un tel rytme, débarquent d'une telle absence et que se démembre une structure familiale, alors vient votre propre histoire, depuis que vous consultez, c'est une histoire arrêtée, comme si le pendu pouvait espérer qu'en retenant encore un peu son souffle, il aurait la liberté et la vie... - c'est une expérience vêcue en début de pratique médicale, celle du suicide, de l'obsession du suicide. Il vous la rapporte, non en médecin, mais en homme qui sut les symptomes, ne pouvait rien guérir, aurait peut-être pu prévoir, et empêcher. Mais là est le noeud de ces histoires-là, que vous sentez devenir la vôtre. On n'empêche rien parce qu'on ne peut rien empêcher. L'obsession ne relâche plus son étreinte, la comédie est jouée, l'idée incessante et détaillée vagabonde : réunir les moyens de l'exécution. Il était très déprimé, c'était mon oncle, je le vis cet après-midi-là, c'était patent, les yeux, le regard, le teint, les mains. Un cas de figure, la question de cours. Il vivait seul, chez lui, quoique pas très loin de chez mes parents. J'en parlais à mon père. Et mon oncle se suicida. Un malade, dans un service, mais pas ici, on le sait à ce point-là. On prévoit tout, on surveille les médications, on va et l'on vient, on verrouille, on enlève : les issues, les objets. Il est parvenu au bout de trois jours à sauter par le vasistas des toilettes. Rien n'aurait pu l'en empêcher. D'une certaine manière, il n'y avait plus que cela qui le faisait vivre : y parvenir. Celle que vous avez mentionnée, comme votre "promise", lui en aviez-vous fait l'évocation ? pas vraiment. Elle vous dit cependant, c'était au téléphone, comme se vêcût cette vie que vous avez cru amoureuse, préparatoire de l'amour, laboratoire ? Non, tu n'as pas le caractère à te suicider, tu as trop de ressources, de manières en toi de t'équilibrer. Vous l'avez entendu comme une des marques multiples de son désamour, d'un dédain pour ce que vous vivez. Entendu, pas encore compris. Le pacte de vous suicider en priant votre compagne de vous suivre ou vous précéder, en vivant à deux ce moment décisif, est pratique et raisonnable : l'aide mutuelle et concrète est nécessaire, vous ne connaissez pas le mode d'emploi. Vous questionnez à la fin d'un repas, tête-à-tête, une de vos nièces qui a "fait" deux tentatives ; elle est légère, est-ce donc si loin, elle ne vous confie plus ses amours peut-être parce qu'elle est hygiéniquement satisfaite, elle serait en peine de vous décrire une quelconque ambition, des mots banaux, les vrais qui brodent l'amour et le bonheur, elle ne les prononce pas, elle n'a pas trente ans non plus. Il lui avait fallu la complicité des médecins, la clé de quelques armoires, mais elle se réveilla, elle a toujours été susceptible, est-elle moins seule. Le suicide n'est qu'une phase si on n'en a plus besoin pour survivre. Vous, vous avez ainsi trouvé le dernier degré de la liberté, ce qui vous rendrait sympathique la vie, bonne joueuse enfin, c'est de pouvoir en sortir. Le menu pas servi, vous pliez la serviette, l'addition : c'est votre déception qui l'a réglée, ne détaillons pas si vous vous êtes déçu vous-même, si ce sont les autres, ou les circonstances, ce n'est ni réparable, ni négociable, vous partez : c'est logique. Tout bonnement. Vous n'en voulez plus. Vous dites que vous n'en voulez plus, et non pas que vous n'en pouvez plus. Vous pourriez encore. L'endurance n'est jamais ce qui manque, c'est le sens. Synonime imprévu - nouveau dans votre vocabulaire -de l'appétit. Comment faire ? puisque vous y êtes déjà. Qu'en tout cas, la main sur la poignée de porte, c'est ainsi que vous pouvez être encore debout... Votre compagne, celle qui vous accompagne depuis la débâcle, désespérée de naissance, elle vous questionne au plus vrai et mystérieux : comment a-t-elle pu, oui : pu, survivre, si de naissance elle n'espère rien, si la vie lui pèse tellement qu'elle répugne à se raconter car ce serait vivre une seconde fois ce qu'il lui a tant pesé de déjà vivre. Vous aime-t-elle ? Votre relation est au-delà des étiages connus et conventionnels, elle est forte, elle est faite d'un enchainement mutuel, elle vous donne les cîmes de l'apaisement, d'une recherche du plaisir et d'un don de la tendresse à l'autre quand vous n'êtes qu'à vous étreindre ensemble, elle doit être la confidente de votre désespoir, d'un malheur qui ne vient pas de vos déboires mais de l'abandon par une femme qu'elle méprise - objectivement. Comment, vous qui n'existiez pas, il y a si peu d'années encore, lui êtes-vous devenu si nécessaire qu'elle ne veuille vous survivre. Elle a douté de votre parole, de votre respect de ce pacte, vous l'avez assuré du contraire, de votre fidélité en cela, et du balbutiement qui est maintenant le vôtre car une relation si altruiste, si manifestée tant de fois par jours et nuits, alors que vous ne vivez pas ensemble, que vous êtes mordu d'une autre, mais que vous la désirez cependant, peut-être est-ce - dans l'absolu du moment présent - votre seul désir résiduel, quelle est donc cette relation. Y aurait-il une relation supérieure à l'amour. L'amour se périmerait-il banalement par l'infidélité et l'abandon, et suprêmement par l'impossible ? L'impossible à identifier, l'impossisble à vivre ? Le Christ, pour qu'il ait humainement donné sa vie, fallait-il qu'il eût conscience à en mourir de n'aimer pas assez, de n'aimer que trop imparfaitement, s'Il ne mourait pas, une mort pour se prouver à Soi qu'on aime ? Se suicider avec une femme, en compagnie d'une femme, grâce à une femme, pour l'amour d'une autre : impossible ! Quoique, à l'instant-là de cette fin-là, choisie telle, qui aimerez-vous le plus, qui aimerez-vous enfin ? Oui, partir, puisque rien n'est possible que partir.

 

                  Le médecin, votre médecin renouvelle l'ordonnance, le traitement - parce qu'il a été prescrit, que des tombes de pharmacien seront collés à l'ordonnance, aux papiers, aux imprimés, adressés à la Mutuelle, au centre de Sécurité sociale, traités et remboursés - fera foi, en cas d'expertise. Les expertises, vous en avez subi. Par chance, vous étiez si mal, si objectivement en mauvaise apparence et en mauvaise posture, qu'elles ont été chaque fois conclusive : inapte. C'est hallucinant. Ce qui était subterfuge, ce qu'il est risqué de faire figurer à votre dossier administratif, est entièrement fondé : vous n'êtes pas bon, plus bon pour le service dont vous avez été expulsé. Vous faites savoir, et c'est tout aussi objectif qu'à environnement constant, vous persistez, mais qu'en cas de changement, c'est-à-dire à nouveau considéré, vous porteriez mieux, c'est cela, vous seriez capable de vous porter tel que vous êtes si la société en fait autant et vous accepte, vous porte, vous comporte de même. Donc apte, éventuellement, au service. Deux Ambassadeurs dignitaires s'étant suicidé dans la décennie, vous vous entendîtes conseiller par un ancien ministre, ne se consolant pas de n'avoir été que trop tardivement nommé et seulement délégué ..., même redevenu avocat (grandes causes, renom, belle adresse et donc les honoraires et la maîtresse épousée qui vont avec) d'avoir à faire de même : c'est couru et courant. La déprime pour n'avoir pas été à la hauteur, c'avait été l'aventure de l'un du Vatican, qu'il n'avait pas sollicité, à la prison où on le fourra aoprès qu'il ait tué en détail tous les siens, et ce fut le choix de l'autre, intelligence suprême mais solitude tout autant, rien qu'un caniche, noir et amusant, quand à quatre heuyres du matin, il retenait l'autre qui lui restait dans les salons, pas très remarquables de sa résidence officielle à Tokyo. Vous aviez eu par Michel JOBERT le récit d'AMANRICH et vous fûtes à plusieurs reprises sur le chemin de Louis de GUIRINGAUD, ou l'inverse, mais quand on souffre, tout est analogue. Vous pensez à eux, à l'instant où ils ont choisi la liberté. L'instant qui n'est que le leur. Aux suicidés de toutes les époques, de toutes les circonstances. BOULANGER sur la tombe de sa maîtresse à Bruxelles est-il ridicule, qui eût pu présider la République le soir des élections de 1887, s'il avait marché avant minuit sur l'Elysée, et Pierre BROSSOLETTE si grand qu'il sauta du sixième étage, avenue Foch ? Vous et le professeur affectionnez l'histoire. Il a hésité à prescrire les médicaments que vous ne prenez pas, et dont vous délibérez, chaque fois négativement avec lui, s'il vous faut ou non les prendre : ces anti-dépresseurs. Vous lui demandiez, vous alliez vous quitter, porte capitonnée, seuil de l'ascenseur, hall de la nuit, silence du boulevard, vous lui demandiez, si avalés en quantité réservée depuisplusieurs mois, vous pourriez... Il a hésité à continuer d'écrire, et ne répondant pas, il vous donnait à penser qu'il vous faudrait y aller autrement. Un de vos amis, rares amis, que vous ne supportiez plus de revoir parce qu'il avait défroqué et se maria mal, après - tandis qu'il était encore dans la Compagnie de Jésus, à tous les sens des termes - avoir tenté deux fois de se suicider : de la pharmacie... se remaria, puis, pilote patenté d'avion de tourisme, alla dans les quinze jours, par grand beau, écraser lui et l'appareil sur une vague colline. Ce fut dans les environs un peu pelés de Montpellier, un mois de Juin, du soleil. Et du ciel. Pas de médicaments, se précipiter. Les Résistants et les Ambassadeurs font çà aussi. Quand on n'est pas militaire, ni chasseur, que voulez-vous ? Qu'on n'est qu'humain, ou qu'il n'y a plus que l'humain, sans qualité... que le trait tiré.

 

(Reniac, terrasse du Penerf - mercredi 20 Août 1997 : 12 heures 30.15 heures 45)


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                       DEUX

 

 

 

 

 

                  J'ai un beau corps, je le sais, et personne ne le verra. La phrase est courte mais la vie, l'interrogation, cette prière-là ont une durée qui ne finit pas. Elle vous est rapportée, tandis que le public d'une station thermale, les collines Euganéennes, le dépaysement d'être soigné alors qu'on ne souffre de rien, d'être servi par un maître d'hôtel en dolman ivoire alors que ce ne sont que des pattes, mais italiennes, et qu'on est avec sa carafe d'eau, alignés dos au mur, à regarder les autres et chacun son assiette, la distraction donc d'un récital, une de ces chapelles en nombre infinie, ni en ruines ni entretenues qui sont les fiefs de l'Eglise échappant localement à Venise. Une dame d'un certain âge, parle-t-elle d'elle-même autrefois ? ou d'une voisine de chambre. Vous devinez la beauté de ce corps, la finesse de ce coeur qu'on n'aura pas choisi, et pourquoi ? La beauté d'un corps sans couleur ni volume, qui n'aura été touché que par soi-même, une grande glace, les salles-de-bains mais jamais le lit et l'effleurement, celui devant qui elle se déshabillerait, se montrerait, s'offrirait à être vue comme cadeau à un autre, comme cadeau à elle-même. Délaissée. Elle n'aura jamais été à deux, qu'à elle.

                  Votre équipière du moment, quand vous ne l'emmenâtes pas dans votre première affectation, quand des semaines passèrent sans que vous l'appeliez au téléphone, alors que vous aviez vêcu ensemble, à deux, vos débuts à la vie, à la table, à l'hôtel et au découchage de chez vos parents, de chez votre mère, émancipation et initiation tardives, nouvelle dépendance qui n'était pas un dialogue ni un projet, mais une sorte de démission, celle de ne plus attendre, mais vous étiez si jeune encore que la désespérance n'était qu'une acceptation du présent, et elle n'avait rien de terne, au contraire beaucoup d'agréments - pour elle aussi, mais le plus fort était que vous étiez deux, pour elle, vous étiez deux, elle était soutenue, encadrée, un homme était avec elle, l'ombre et l'habitation d'un homme. Pour oublier d'avoir commencé de comprendre que changeaient les choses, que vous restiez proche d'elle par le sentiment, le souvenir, mais que vous vouliez autre chose, donc une autre femme, d'autres corps, d'autres voix, d'autres chances, une chance qu'elle ne serait pas, une vie qu'elle ne savait donc pas vous offrir et faire reluire, elle s'était sans doute essayée à d'autres et avec d'autres. Vous en sûtes quelques bribes, des noms, des déceptions, du lit, de la cendre. Son appel d'une nuit avait été au sortir d'une boîte, le sens littéral porte tout. Elle vous avait éveillé, elle pleurait : tu m'abandonnes. Vous ne vous vous souvenez plus de ce que vous répondîtes. Elle vous habita longtemps, vous êtes encore sensible à ses manques et à la logique qui lui a fait vous demander ses clés parisiennes. Votre aventure présente, qu'elle prend comme une parenthèse et non comme la conclusion d'une série d'erreurs, elle connaît trop le milieu qui ne vous a pas reçu et qui pourtant vous a eu, possédé, pour n'avoir pas espéré un redressement, un malentendu qu'on dissipe, d'autant que vous avez donné aux spectateurs d'abondantes illustrations de cette capacité de couloir et de rebond. Que cette fois, tout demeure inerte, a tourné pour elle au cauchemar. Etre deux pour marcher, non pour déprimer, elle a peur de l'odeur, de la contagion, ou bien se révèle-t-elle davantage qu'hygiénique, ingénieuse, et vous ne pouvez plus ni la protéger, ni la magnifier, même de loin. La bague qu'on porte d'un homme, même s'il n'est pas là, signale quelque attache qui valorise. Elle ne reçut que peu de bijoux de vous, mais beaucoup d'années, et surtout des réponses au premier appel, une présence. Elle y met fin. Des pleurs d'être abandonnée à la réflexion lucide sur un âge que vous n'avez pas partagé et qu'elle a continué d'atteindre puis de vivre seule, il s'est écoulé une grande vingtaine d'années. Vous deveniez deux insensiblement, et vous avez cessé de l'être d'un seul coup. Soudain, vous vous êtes mutuellement aperçus que vous n'étiez ni de la même race, ni de la même consistance, que vos raisons ne se recouvraient pas, que les rythmes et le temps pour chacun de vous ne coincidaient pas. Est-ce la règle humaine que de croire longtemps qu'on est ensemble, à respirer en jumeaux, et ce n'était qu'illusion, sur le fondement de quoi on ne sait pas grand-chose. Intérêt ? habitude ? faiblesse mutuelle ? attrait sensuel ? commodités parfois sordides, parfois magnifiques.

 

                  Quand votre père mourut, le mois où ses dettes totalement s'étaient éteintes, votre mère n'eût plus ni souvenir ni crainte. L'amant, le mari, le père des enfants, le commun diviseur depuis longtemps s'en était allé ; la crainte des rechutes, d'avoir à répondre d'un nouvel accès aux tables de jeu et aux casinos la quitta donc. Elle s'établit dans une solitude qui ne changea d'abord pas : hantise de l'intimité, de l'entente avec ses enfants que le désastre conjugal avait, pour leur ensemble, retourné contre elle. La voir et la visiter soit, mais ne pas donner prise à la chaleur, à la confidence et à la confiance. Des engouements se refaisaient parfois, pas durables. Elle ne vainquit et commença sa vie nouvelle qu'en découvrant soudain sa propre indépendance vis-à-vis de ce qu'elle avait longtemps souhaité et ambitionné : la disparition de l'amour d'homme et de femme lui paru avantageuse, elle ne connaîtrait aucune des déchéances de la conjugalité quand le tableau se gâte de vieillissement, se craquèle, tout avait été déraciné, elle ne verrait plus les saisons, elle entreprit d'être elle-même, de se cultiver à sa manière, après des années où elle avait lu et entendu très autrement ; eût-elle continué de vivre qu'elle mettait en cause aussi ses éducations natives et ses préférences maternelles, l'étranger, l'éphèmère, le passant l'intéressèrent, la vie avait un parfum, vous le sentîtes en elle et vos frères et soeurs la trouvèrent exagérée. Elle ne cherchait plus aucun prolongement.

 

                  La mort ressemble plus à l'adolescence qu'à la prime enfance, la situation de mourir, celle qu'on ne raconte pas, et pour cause, mais que vous supposez. Des tentacules sont lancées vers un au-delà qui n'est pas du tout celui où la mort va vous introduire et dont vous ne savez rien, à ce seuil s'arrête la foi-même, mais bien celui - familier mais soudain irréverssiblement inaccessible - dont la mort vous arrache. De ce lointain où vous fûtes et dont vous vous éloignez maintenant avec vertige, vous ne retenez encore que des douceurs. Ainsi, lisiez-vous le regard bleu de votre mère aphasique, hémiplégique, grabataire qui savait encore tenir une médaille que vous lui offriez - scène sculptée de maternité pour la conserver et la recevoir "ensuite" d'elle. L'adolescence ne bavarde qu'à deux. En public, le plus faraud ne sait pas s'exprimer, connaît mal la langue mais qu'il n'ose pas encore parler sa langue. Le physique et le visage, momentanément flous et incertains pour la transition de ces âges pubères, ne sont pas beaux, tout gêne, on n'exprime rien, d'ailleurs le vocabulaire - reçu des adultes ou hérité de l'enfance - n'est pas adéquat. Des instruments pour un métier qu'on ne sait pas, un état de vie dont on ne sort pas, dont on déplore l'éternité, une incubation de soi exceptionnelle et douloureuse et pour laquelle il n'y a pas d'instruments ni de procédés. Mais à deux on partage, le féminin de soi qu'on abandonne, si l'on est de sexe censément masculin, on le trouve encore, en un ultime et difficile, éperdu adieu, dans l'âme soeur, qui est votre autre masculin, encore possiblement féminin, parce qu'il est complémentaire et accueillant. On marche, vous avez marché ainsi dans Paris des heures de minuit jusqu'aux aurores où le lever du jour était tardif entre les immeubles et sur les pavés, ou en forêt de Compiègne ou de Fontainebleau, la pureté est votre litanie à tous deux, aux chambres de bonnes, aux lucarnes dans le plus haut des immeubles, vous discerniez des lumières, des lueurs à travers des volets ou des rideaux, vous imaginiez tous deux l'amour et qu'on s'y aimait, à deux, là-haut et cela vous répugnait comme une animalité qui serait le tout de la vie, quand vos âges d'alors vous auraient quittéq et qu'il vous faudrait, à votre tour, à tous deux, vivre, accepter de vivre. Alors la solitude où vous mettait, vous enfonçait de plus en plus la rencontre, l'intrusion dans votre existence de ce qui n'était pas explicable, de ce qui n'était pas idéal, qui n'avait ni logique ni rayonnement, mais qui vous occupait, vous prenait, cette solitude-là était votre thème à tous deux, vous parliez, vous échangiez, vous vous répétiez l'un l'autre sans vous en rendre compte, vous n'étiez que jumeaux ou plutôt vous ne vous donniez l'un à l'autre que la partie de vous-même susceptible de gémellarité. L'illusion amoureuse est plus ignorante, car vous saviez - ce faisant - que vous n'étiez que partiellement avec votre ami, que dans les accompagnements et retours d'une porche cochère - la vôtre - à l'entrée d'immeuble, celui de ses parents, vous n'étiez ni l'un ni l'autre entiers, que vous auriez à vous séparer, que votre désespoir était déjà de savoir cette séparation, les projets d'étude, et même les débuts de rencontre dans les vacances d'été intercalées entre les longs mois ternes de la capitale en année scolaire, divergeaient déjà. Il y avait des chemins et des routes que vous pouviez vous décrire l'un à l'autre, des entreprises et des aventures, la vie en Dieu, la quête tricolore du service glorieux que vous pourriez sans doute, que vous vous promettiez de vivre ensemble, mais vous deviniez que vous deviendriez - et bien vite - chacun banal et absorbé par des parcours d'existence tout fait, un mariage, un métier, des enfants, des honneurs bien sûr, et puis l'oubli. Surtout l'oubli. Tout le monde oublie, tout est oublié. Archéologie et études du genre ont ceci de fascinant qi'on est peut-être complètement à côté de la vérité en n'en ayant exhumé qu'une très accidentelle et partielle fragmentation qui est au contraire l'illustration de tout autre chose que ce qui fut et dominât. Tout est conjecture, et de communier ainsi dans cette désespérance et cette solitude si analogues qu'il n'y avait pas même à la dire, vous paraissait exceptionnelle.

 

                  Votre père, tôt diparu de cette sphère où l'estime, la présence immédiate, l'exemplarité et la sécurisation fabriquent à la dimension familiale de la paternité, vous enleva ce dont vous ne réalisez la perte, le manque qu'à présent. La masculinité dans votre vie, ce qui est bien différent de la virilité en personne, en influence et en accompagnement. Votre père vous donnait la conversation d'un ami, tout serait transposable à longueur d'existence, que ces dialogues et interrogations sur l'évolution du monde, les relations en société et en entreprise, l'irruption parfois de l'Histoire en forme d'actualité et qu'on croit être de la politique. Plus que le texte importe l'émotion, et plus que l'émotion, cette sorte d'appui - qui ne peut être que paternel, et qui n'est pas de l'aînesse ni de l'autorité - une fraternité qu'on n'a pas entre frères et soeurs, car qui précède vraiment l'autre quand, bien vite, les différences d'âge s'estompent à mesure qu'on en prend, de l'âge. L'ami, sans sexe physique, mais très situé mentalement comme un parrain d'expérience passant du relais, il est magnifique, si de votre âge, il est l'accompagnant des moments importants. Les moments de parfaite détente, d'une sorte d'immobilité qu'on sait trompeuse, qui marque un répit dans le rytjme biologique ou d'une carrière ou d'une histoire conjugale, rien ne s'y passe apparemment mais tout s'y concocte et tout en sortira. L'ami partage avec vous la terrasse, le soleil, la tombée du jour, la revenu d'un matin, il est passé, tout fut aisé, quelques mots et puis regarder intérieurement ensemble la vie que chacun vit et en être heureux pour l'autre et pour soi. Les moments de tempête où l'on ne peut dire qu'en eux et à cause d'eux ce qu'on ne saura même mémoriser ou exprimer ensuite, car rien ne se dit de vrai par souvenir, seulement quand on en craque, qu'on en si disjoint qu'il faut dire, confier. ce qui n'est pas se confier. Mais l'ami est de qualité égale, sans supériorité ni volonté propre quand il vous écoûte. Vous n'avez eu que des collaborateurs, des parrains ou des mentors, des cadets ou des aînés, pas ces jumeaux, pas ces riverains d'une activité, d'un lieu communs. Parce que vous n'avez pas eu de père, que vous avez perdu votre père juste quand il commençait d'exister, individuellement, personnellement, pour lui et pour vous. Quand il vous eût quitté et qu'une décennie au moins passa, et que vous le revîtes, il était retombé dans les moeurs et comportements de son éducation d'enfance, ce qu'ensemble, lui et sa femme, vous et les vôtres, ses enfants, aviez bâti de cultures et de mimétismes communs, l'avait quitté. On ne quitte jamais, on est quitté. Parce qu'il n'aurait pu survivre ce qu'il ne réintègrerait jamais, il lui avait fallu être quitté de tout cela. D'autres disent que c'est naître. Pas vous, c'est mourir, que d'être détaché de ce qui vous a fait, protégé et articulé. L'adulte a bien davantage la nécessité de cet entourement. L'amitié, les amis, peut-être le procurent. Vous ne le savez pas, il ne vous est plus temps de l'espérez, mais - dans la généralité, dans l'abstrait - vous le croyez, vous pensez que cela existe. Des témoignages littéraires, parfois quelques paires d'hommes ou de femmes. C'est très beau, ce sont des amis. Ils sont deux, ils peuvent être plusieurs fois deux, la pluralité enrichit - là. C'est le seul cas.

 

                  Les femmes, vous les crûtes, chacune, amies. Les dialogues, l'espérance, les projets, en avoir avec celle du lieu, du moment ou de beaucoup d'années, vous était une souveraine douceur. Vous oubliiez toute l'imperfection de la relation, l'imperfection radicale pusique ce n'tait pas celle que vous aviez choisie, que ce n'était pas celle du rêve, de l'attente, de l'impossible, mais la douceur parfois était telle, la sensation de communion plus forte que dans l'assouvissement sexuel qui a parfois un tranchant tel, ou qui déphase tellement l'un de l'autre les amants que vous étiez avec celle-ci puis celle-là, que la vraie coque de la navogation ensemble, c'était la conversation, un échange vespéral, et tiède, des marches au figuré ou dans de grandes allées, ou en aparte prolongé des salles anciennes de restaurants d'autres siècles hors de France et du temps, de l'époque et de l'âge qui battait la mesure, sans que vous vous en en aperçûtes, les femmes n'en perdent jamais la tonalité, elles entendent le temps, le temps de l'autre si elles sont jeunes, tellement plus jeunes que vous - selon la date de naissance - le temps qui est de plus en plus le leur quand elles avancent, plus jeunes que vous, mais plus très jeunes par rapport aux débuts de leur, ou un peu plus âgées que vous et combinant déjà, sans vous en faire confidence, qu'il sera peut-être mieux de continuer sans vous, qui n'êtes vraiment pas un abri, et qui commencez, mais - vous c'est si visible - de regarder ailleurs.

 

                  Mourir à deux, physiologiquement, ce n'est pas possible. On ne naît pas même à deux, si jumeaux qu'on ait été conçu. Mais l'accompagnement, jusqu'à quand sent-on encore la main de l'autre ? accepte-t-on ensemble, simultanément d'avoir voulu mourir ainsi et de savoir que maintenant on est irréversiblement et uniquement en train, en voie, en marche, en respiration de mourir ? Est-ce de l'amitié, est-ce de l'amour. Au paroxysme, le sexe est trouvé bien encombrant, il a dispersé nos puissances de réponse, il a développé nos envies prédatrices, il a criblé et fait dédaigner tant d'autres possibilités, tant de trouvailles quand nous allons au plus vite, au plus pressé, au visible, à la plus apparente complémentarité. Vous vous y êtes laissé prendre si longtemps, presque toujours. Car être deux, faute d'ami, faute de père, faute d'être contemporain du Christ, faute d'être choisi vous-même, cela fut pour vous de rencontrer une femme, de continuer avec elle. Les heures qui ont un lendemain, un visage qui s'oublierait comme tout visage s'il n'était photographié le plus intimement possible parce qu'il revient, se représente et exerce à l'identique la même attraction, voilà que commence quelque chose qui rythme la journée ou l'année, qui vous a fait goûter l'heure à suivre parce qu'il y aurait quelqu'un dans cette proxmité qui approchait, comme les aiguilles gagnent le chiffre, les quarts et la demi. Etre deux, avoir résonnance et écho, vous ne vous mettez que maintenant à contempler ce que fut et ce que se pourrait être. Les couples, vous ont toujoiurs attendri, la hausse des pointes de pieds, les aisselles et les seins féminins qui se découvrent et se voient, le baiser qu'on va chercher ainsi et l'homme ou le garçon a les cheveux ébourrifés, le col qui se défait, c'est de même, les amants toujours sont jeunes, insulaires, éperdus, vous n'avez prisé le baiser que très tard dans votre vie, très récemment donc, le liquide, la liquidité qui donne tout et qui fait tout imaginer, on se perd dans un baiser, à le faire durer et s'il dure, survient le vertige, les langues, la bouche, le palais, les dents ne sont plus des éléments d'anatomie, ce n'est pas une personne qui se donne à une autre, ce ne sont pas des sexes qui s'émeuvent et déjà balayent et effleurent un ventre qui se serre et durcit, tandis que les tailles se sont entourées, c'est une entrée ensemble dans un univers cosmogonique et caverneux, on est l'un l'autre à entrer ensemble dans l'autre, c'est magique, indicible, délicieux, dépassant. Et cet univers parce qu'il est liquide ramène au primordial, le vent, le froid, le sable, les insectes, un horaire, une peur, rien n'y fait : le baiser périme l'étreinte sexuelle surtout s'il ne l'anticipe plus. Sexe à sexe, on le demeure même interpénétré, même en chevauchée l'un de l'autre, même sur la voie escarpée et si large, lumineuse et angoissée qui va au plaisir dès le début ou à la chute, la déception, l'effort, l'abandon, car in luyte, on pre,d on déprend, on cherche, on agrippe et dénoue, on ajuste et reprend, on enfonce et découvre, on va et l'on va plus encore. Le silence du baiser, l'immobilité que seul interrompt le souffle, les yeux-mêmes qui démissionnent, le coeur qui s'est mélangé. Ainsi, est-on deux, mais l'amitié et l'amour ?

 

                  Vous choisîtes ainsi votre interlocuteur, elle serait au féminin. Tout le reste demeurerait système ou machine, la société, la civilisation et bien souvent la religion ne vous donnerait aucun vis-à-vis, qu'un décor, devant lequel sans trop y entrer, vous continueriez votre dialogue, le récitatif de vos rêves, à deux, vous croyant à deux, car qui avez-vous écoûté ? qui avez-vous regardé, sinon de dos quand vous devîntes seul ? La fable a pris son sens, la machine, le système, la société, la civilisation et la religion, toutes les institutions soudainement ont trouvé des visages et des voix. Vous crûtes d'abord être seul contre tous, ce qui vous convenait encore. Vous êtes, à présent, dans la réalité : pas d'interlocuteur, amours et amitiés balayent des cendres. Le banc, quand il y en avait beaucoup dans Paris, réunissait parfois en trio ou en couple, les miséreux, les clochards et l'état de misère semblait une forme d'existence choisie et cultivée, avec ses accessoires et un langage, la mendicité n'était pas lancinante, on s'arrêtait pour parler à un mendiant et celui-ci avait à dire. La déchéance avait encore ses interlocuteurs, elle était statistiquement peu nombreuse, elle était de qualité, elle avait des habitudes, on ne chômait pas, vous étiez jeune, les autobus avaient des plate-formes et un receveur, avec une machine à tourniquet, métallique, crochetée à la ceinture, maniait la chaine d'une clochette : c'était un art. L'époque était au noir-et-blanc, la couleur a rendu notre monde manichéen, le chômage et le grand nombre des faiseurs de manche et afficheurs de faim, de besoin, de demandes précises et parfois originales tranchent chaque jour davantage. Mais le cri qui monte, plus fort et hargneux quand Août arrive, s'étale, dure et chauffe, est un hurlement multiple qui n'assourdit personne, pas vos frères et soeurs qui le poussent, car chacun est seul, il n'y a plus deux miséreux là-bas qui s'organisent leur banquette de station du métro ou qui commentent un morceau de journal, il n'y a que des unités, des vies dissociées, parfaitement différentes les unes des autres, qui se sont soudain trouvées jetées.

 

                  La gloire, maintenant très souvent proclamée, d'une de vos parentes, est d'avoir reçu un mari et de l'avoir gardé. A longueur d'existence, elle a su se plaindre avec le talent d'une immense monotonie et de la sincérité, de la véracité de tout ce qu'elle n'avait pas reçu, mais à la question : qu'as-tu donc demandé, qu'attendais-tu, qu'attends-tu encore, elle ne répond que par l'expression de n'avoir jamais été prisée, de s'être donc toujours sentie de trop. Mais elle découvre sa gloire et pour davantage que vous n'auriez cru, à d'autres époques de votre propre vie, vous vous apercevez que le vieillissement chez certains humains est le chemin de la lucidité et presque du contentement. Or, elle ne fut jamais vraiment deux, parce qu'elle se dédaignait elle-même, ne réclamait qu'un dû naturel et non personnel, parce qu'elle a toujours eu soif de compagnie, d'échange et de conversation, mais n'a jamais su - même conjugalement - inspirer, attirer l'échange, attiser la conversation, faire naître une envie de durer. Ceux, celles chez qui on se lève de table ou dont on quitte le lit dès que c'est fini. Le sexe trop tôt, trop vite lavé ; les lèvres trop vite essuyées. Alors, il reste l'autre, parfois ce fut vous, attablé ou à plat dos, les yeux ouverts ; et vous pensez que c'est dommage, que c'aurait pu être, que ce n'est donc pas çà.    

 

 

(Reniac, terrasse du Penerf - jeudi 21 Août 1997 : 13 heures 20.15 heures 20)


 

 

 

 

 

 

 

 

                    DENEGATION

 

 

 

 

                  Cela vous vient de loin, sans doute d'un certain rapport avec la confiance et avec la foi. Comme si ces deux attitudes - sont-ce des attitudes ? des comportements ? des sentiments ? - avaient déterminé en vous des relations de subordination et d'abnégation, mais avec qui ? Des maîtres. Qui ne s'imposaient pas à un choix personnel, mais se présentaient dans le corps d'un système, d'une civilisation, et au sein duquel vous les identifiiez comme des initiateurs. La dépendance qui en résultait, vous la subjuguiez par une sorte d'extériorité au système ; existant indépendamment, réussissant par ailleurs, vous épanouissant et vous exprimant hors des codes de ce corps, vous n'y entriez qu'occasionnellement : retraites spirituelles, cures balnéaires, conseils de littérature. Une conduite de vie en cours du soir, sollicitée en forme de consultations épisodiques, en principe gratuites, valorisant sans doute le conseilleur et son corps d'état, mais vous exposant à des jugements, à des dénégations ne tenant compte de vous qu'en relation à un système qui n'est pas le vôtre. A vous de savoir à qui et à quoi vous appartenez, c'est à présent la question qui vous semble résulter de plusieurs décennies de cette errance où se rencontrèrent avec vous, sans réciprocité de confidence ou d'humilité, les pères spirituels le plus souvent, rarement les éditeurs ou ceux qui en tiennent lieu dans de petits bureaux miteux où s'identifient les chefs-d'oeuvre, fréquemment des médecins dont la psychologie n'est pas la spécialité mais qui croient à l'âme et à quelques-uns des effets de celle-ci sur le corps si elle est malheureuse ou malmenée, des politiques parce qu'ils vous intéressaient au sens de l'Histoire à laquelle vous pensiez qu'ils appartenaient comme d'autres au Gotha, et quelques indéterminables : eux, sans doute, furent les plus salubres. Et puis les illuminés qui obscurcissent et font galoper, cartomanciens, tireuses de cartes, pas forcément.

 

                  Oui, cela vient de loin, et c'est assez pitoyable. La Sarthe, à cet endroit, passée un pont de pierre de l'autre siècle, très support de chemin-de-fer à ses débuts mais celui-ci est ailleurs, s'étend autour d'une île qui a des saules et des peupliers, une ancienne marbrerie y prenait là sa force, et Dom M. vient là. Vous détonnez dans le groupe auquel vous appartenez, déjà hors système, mais contraint pour avancer de faire bande, il s'agit d'un stage-école pour chefs scouts, obligatoire dans la perspective d'un camp à l'étranger que vous avez conçu pour votre troupe de pré-adolescents. On y apprend une manière de démocratie à imposer aux jeunes, une façon de découper dui cuivre et du bois en activités diirgées, on dort sur des planches et aux fenêtres il y a la rumeur du fleuve et la silhouette énorme d'un des monastères les plus fameux du monde. C'est la Semaine Sainte, vous montez à l'église par curiosité et quoique le mouvement, auquel vous participez depuis la fin de votre petite enfance et dont vous avez obtenu les grades, les responsabilités et connaissez bien le folklore et les nostalgies d'héroisme dont le fascisme d'avant-guerre n'est pas tout à fait éradiqué, l'Aéropostale non plus, soit catholique, vous êtes seul à apprendre avec dilection l'accumulation des Psaumes, la danse de ces adultes en robe avec l'encensoir, les évangéliaires les ornements et à discerner dans les prosternations, pas seulement un trait de génie pour échapper à la somonolence, mais une introduction certaine à quelque chose. Elève des Bons Pères, vous en avez l'intuition, vous êtes entré ainsi dans la plus vieille et la plus assurée des sapiences humaines, celles dans lesquelles le coeur, l'esprit humains trouvent leur dialogue tout fait déjà avec un interlocuteur intime et incommensurable, et ce dialogue est tel qu'ils se les approprient comme leur invention, leur jaillissement de l'instant dans l'angoisse, la peine ou l'exultation. Un repérage de toutes les postures affectives et sensuelles mène, pas à pas, ou déverse d'un coup comme si c'était toute une charge celui, celle qui a pris la voix du psamiste. C'est dans ce contexte que vous questionnez la Pythie sur votre orientation. Vous veut-elle à son service, vous inspire-t-elle autre chose et quoi. Les serviteurs du lieu ont fait élection d'un supérieur selon une règle millénaire, savante, pratique, implacable, prévoyante et qui ne manque pas d'humour, ils ont fait élection d'un lieu, en l'occurence assez resserré entre un bâtiment rugueux et défensif qui n'est pas encore centenaire à l'époque où vous y arrivez, et un autre plus élégant et de pierre plus jaune, qui fut prieuré au XVIIIème siècle et n'a pas renoncé à quelques parterres d'époque. Les moines ne sont que peu nombreux préposés aux accueils et aux bavardages pieux, ils s'exhibent aux entrées et sorties de leur église, où il est sévèrement interdit de photographier et d'enregistrer, car s'y chantent les heures monastiques, s'y célèbrent messes conventuelles et particulières et s'y adore manifestement une présence individuelle. De l'extérieur ou pour le non-commettant, l'ensemble se tient. Pour le croyant que vous êtes de naissance, le crédule et l'admiratif aussi, la synthèse est magnifique, et - comme elle est conviviale, que l'on peut participer au repas des religieux, qu'on peut entrer dans leur mystique et leur spiritualité, s'en entretenir, en rêver, en disserter - vous êtes aussitôt heureux : une rencontre se fait et le moine que sa fonction vous propose, puisqu'il est l'Hôtelier, comme dans les auberges de jeunesse, vous tombez bien, est particulièrement éclectique. Autant ou presqu'à votre mère

 

(Reniac, terrasse du Penerf - jeudi 21 Août 1997 : 21 heures 10.21 heures 40...)

 

vous lui devez le goût, la méthode de lire, de noter, de mémoriser, de choisir. Il sort de sa robe des fiches manuscrites, livre une citation, c'est une parabole, il prise la perfection, souffre de ne la rencontrer que rarement dans sa communauté, ne doute ni de sa vocation ni de la beauté de Dieu : il enseigne la philosophie aux novices. Votre fiancée de l'époque, après qu'il vous ait détourné des interrogations sur un état de vie religieuse et apprécié davantage vos lectures concluant à la banale sainteté, à un déversement confiant en Dieu, l'a chargé de vous détacher d'elle. Votre père vous jugeait le plus doué de ses enfants et vous l'avait dit, un jour, tout à trac, vous vous souvenez encore de l'heure, du moment, de l'endroit, le tableau de bord de la voiture garée au début de la rue Nicolo quand on allait faire queue chez Coquelin - aujourd'hui magasin de fringues (rue étonnante que celle de Passy où il y eût quatre librairies et trois cinémas, et où il n'y a plus que des marchands de fringues : même le pâtissier s'est vendu, et vous avez vêcu votre enfance dans les décors où évoluait en début de siècle, à le lire, Julien GREEN, maintenant...). Votre beau-père fut davantage psychologue, vous aviez des traits de caractère qui incitent à la prudence. Un déjeuner pour exposer la fortune et les conditions de n'y point coucher : l'argent et la fille, et un second pour vous dénier le droit aux épousailles et l'accès au plus haut de la nomenclature industrielle française. Le moine s'y attela avec lui, vous ne retîntes que la conversion à opérer pour mieux aimer, alors qu'il s'agit de comprendre que vous n'étiez plus aimé, mais mis à la porte. Vous vous étiez trompé, vous le rendîtes au moine quand le consultant sur l'avenir à choisir, vous fils de Dieu, épris d'absolu et de grand service, il diagnostiqua comme on dessine, en jeux d'enfants, avec des parties hétéroclites à assembler, un véritable monstre. Généreux, ce serait le domaine médical ; sortant d'une école d'administration, vous en seriez un gestionnaire, donc votre vocation, pour l'homme de Dieu des Matines à Complies, était d'être directeur d'hôpital. Il y a quelque temps, allant aux nouvelles de votre réaffectation par votre administration d'origine si vous mettiez fin à l'arrêt-maladie qui dédommage vos créanciers au prix de votre réputation, vous vous entendites dire par un directeur-adjoint dont vous connaissez la couleur permanente du costume et aviez prisé le soupçon de cynisme quand cela semblait n'être qu'une sociologie un peu libertaire quand les portes sont closes et qu'il n'y a plus grand monde dans les étages nobles de la rue de Bercy, que vous aviez certainement perdu la main avec l'âge et vos fonctions trop supéieures, qu'en conséquence vous ne pourriez jamais plus servir qu'en second dans le métier que vous ne connaissiez pour avoir cessé de l'exercice deux ou trois ans, métier déjà fort subordonné et bien souvent exercé par vos collègues assez abstraitement et assez verbeusement. Ainsi, apprenez-vous à chacun de vos âges, la considération que les humains se portent entre eux quand l'un questionne l'autre, hors dossier et hors habit.

 

                  Votre père, Polytechnicien, sachant votre goût des mathématiques puisqu'il vous les faisait répéter, autant que le latin et que vous ne parveniez à rien, pas même au plaisir de cette intimité, vous avait suggéré l'école que vous fîtes. Manquant le concours de sortie, c'est un de vos camarades parmi les plus brillants, et surtout en vue dans le secondaire où vous étiez déjà ensemble que dans ladite école et ce qui l'y prépare, vous assura que vous valiez mieux que votre rang du moment. Un autre compliment avait été celui d'un des gestionnaires de votre carrière, une carrière tellement prévisible qu'à vos vingt-cinq ans le banquier de vos débuts calculait, sans sourire ni risquer, la somme cumulée de ce qu'immanquablement vous auriez perçu d'ici votre retraite : le haut-fonctionnaire qui, à la surprise générale, avait choisi le corps d'administration qui vous sustente encore, alors qu'il était le premier de sa promotion et pouvait donc prendre le meilleur, le plus honoré et le plus aisé des grands fauteuils au parterre, vous déclara après quelque temps d'observation que si vous étiez vraiment ambitieux, vous vous y seriez déjà pris autrement. Un de ses successeurs, qui en mourut d'ailleurs : il avait voulu résolument votre peau, et surtout la place que vous aviez pour y mettre un autre qui finalement ne souhaita pas s'y incruster, vous déclara. Je te sais dangereux, je tire donc le premier. Dangereux, un des banquiers qui vendent du crédit et de l'intermédiation quand les taux sont bas et les pays sous-équipés - c'était autrefois - vous avez jugé ainsi. L'ayant introduit chez le donneur d'ordres comme on dit, vous l'aviez trouvé si nul dans sa proposition, et celle-ci de si peu de contenu pour le prix qui en était demandé, par-dessus comme par-dessous la table, que vous proposâtes, à l'improviste un concours public en experts, donc quasi-gratuit, plutôt que l'officine qui ne ferait que du conseil, c'est-à-dire du papier. Nul, vous êtes aussi quand, refusé d'un poste qui vous eût fait, assez tardivement mais tout de même, entrer dans "la" carrière, vous en sollicitâtes l'explication : on ne prend parmi les tiens que les meilleurs, or l'on m'a dit que tu es mauvais. C'était un de vos camarades qui s'exprima ainsi. Vous sûtes que le Premier Ministre de l'époque, celui qui a dit de l'un de ses successeurs, qu'à sa place il n'aurait et n'avait jamais eu besoin d'un rapport de situation économique, puisque ces choses il les savait par métier... convainquit le Président de la République, au seuil de la salle du Conseil, que vous étiez mauvais. Vous voyez, comme si vous y aviez été, François MITTERRAND, baisser un bras d'un air pénétré, puis narquois. Vous fûtes en effet nommé, quoique plus tard... Un autre de vos gestionnaires, longtemps votre encensoir tant que vous aviez accès à un ministre qu'il servait aussi mais devait, à le voir tous les jours, le considérer moins - affectivement, s'entend, sinon intellectuellement - vous assura, maintenant que vous étiez demandeur et que l'ancien Premier ministre avait disparu, que vous étiez exécrable, que votre dossier le prouvait, quoiqu'il ne l'eût pas lu. Mais il allait s'y mettre.

 

                  Il y a eu aussi les démontages, les explications globales et en dialectique. Votre virginité, plus que vos déboires sentimentaux en post-adolescence, induisait une présomption d'homosexualité, la guimauve d'un écrit auto-biographique que vous aviez confié à votre psycho-thérapeuthe quand vous, et votre médecin de famille qui avait essayé de vous doper d'euphorisants pour vous faire aller jusqu'à un mariage attrayant et raisonnable qui soudain vous avait paru une mise au tombeau, vous effrayèrent ensemble de cette lacune dans le mécanisme décisionnel à propos du conjugal. Vous n'aiez rien lu de FREUD ni de JUNG, le praticien, qui avait carte de neuro-psychiatre, un doigt raide et un fauteuil de cuir, beaucoup d'aggrandissements photographiques de navire de geurre et un nom à tiret entre deux parts, vous semblait demandeur de quelque chose. Les tests de RORSCHACH, dont une femme mûre et assurée étalait et faisait se succéder les cartes comme les éclairs à la devanture de Coquelin encore pratiquant, autant que les jambes écartées du docteur, appelaient manifestement des aveux précis d'une sexualité envieuse de tout, mais pas encore à même. On vous faisait bien partir, vous retîntes que jouer d'un air de piston inconnu des autres et du public, peut vous distinguer. C'était assez bien vu, sauf que le public n'est pas d'accès direct, les partis politiques criblent les candidatures et la cour du prince ne veut aucun émule, crainte qu'il devienne favori. Sauf surtout que la différence n'est pas prévue par les statuts de al fonction publique ni par le code du travail. On n'est protégé que par le groupe et le groupe ne vous admet, puis vous conserve que si vous ne vous distinguez en rien. Quand votre prose en colonnes de journal, parfois en cavalier du plus prestigieux organe quotidien à l'époque de vos trente ans, vous distingua, de fait, vous n'eûtes pas à attendre pour comprendre. Orner votre signature, désormais connue, de l'appartenance à l'école dont vous sortiez, n'illustrait pas celle-ci mais la desservait ; des camarades en association l'écrivirent tellement au directeur du Monde que celui-ci vous demanda si vous n'usurpiez pas votre titre. L'admiration ou l'envie ne concerna jamais, dans la rumeur de ces écrits publiés, le contenu qui y était, à peine le ton - ce qui avait pourtant décidé et la publication et la fréquence de votre nom à ainsi paraître - on envia la colonne, on supposa l'habileté, on prévit l'arrivisme, on vous crut comme tout le monde quand on commence de considérer de là où l'on est arrivé, quels que soient filières et moyens, ceux qui vont probablement arriver. Or, vous n'arrivâtes jamais : mystère pour les uns, mais qui s'appesantit sur ce qui ne survient point, et plaisir pour d'autres. Pour vous, c'était du bonheur, un défoulement vous dédommageant de n'être qu'un commentateur. Vous commenciez de voir que les métiers - censément électifs - qui commandent aux vôtres censément pourvus par concours et promus au mérite, sont du même ordre : beaucoup d'apparence, bien des entraves, peu de créativité. Tardivement, les tests d'une cartomancienne, ou était-ce vous-même qui aviez demandé à en subir dans une entreprise, pour juger d'une gestion des ressources humaines - on ne disait pas encore ainsi au temps où vous enquêtiez pour un tiers - indiquèrent que vous étiez fait pour l'architecture. Tout est, dans l'histoire humaine quand elle se révèle ou qu'on la sollicite de se prédire, affaire de parabole, donc de lectures à plusieurs sens. Agencer, concevoir, imaginer des ensembles, oui ! Le crayon, il était trop tard pour le prendre et à tant écrire, surtout à la machine, vous ne saviez plus peindre ni dessiner, alors que ce fut votre don d'enfant. De même, raconter en cour de récréation ou au réfectoire des camps estivaux, vous aviez su au point de captiver des années bien des condisciples, autrement sportifs et amateurs de ballons ou de pugilats, qui restaient à vous entourer pour connaître... la suite. Naturellement, vous inventiez à mesure, tout l'art est dans la chute, provisoire.

 

                  C'est ainsi que vous avez contracté cette insatiabilité qui fit peur aux employeurs quand ils vous jugeaient à leur niveau et vous voyaient donc bien prétentieux. Celui qui ne sait pas où il doit être, gênent tous ceux qui sont déjà placés. Etre de trop là où l'on est, pousse à l'escalade. N'être rien où qu'on soit, pousse au départ. Vous n'avez donc jamais su descendre. C'est l'exercice d'à présent. Les diagnostics - eux - n'ont pas cessé de vous être prodigués. Ne pas p... contre le vent, sage conseil ; un de vos aînés dans le métier ou tout comme, mais d'une autre nationalité ce qui montre bien que votre métier, comme un autre réputé encore plus vieux, se pratique à l'identique, quelle que soit la civilisation, vous avait observé, il vous avait même requis pour des transpositions à partir de sa langue dans la vôtre de spectacles audio-visuels qu'il donnait et dont il ne savait que c'était peut-être se commettre que de faire le bateleur dans une capitale qui comptera toujours de vieilles familles. Marié en plusieurs noces, père de quelques fils, il avait une réputation que vous ne sûtes que plus tard de priser les garçons, ou au moins les hommes plus jeunes que lui. Invité dans une île du Latium où MUSSOLONI après les Césars aux murènes, relègua beaucoup de ses opposants - hormis le port, tout est abrupt mais en marbre vert et blanc tombant à pic dans une eau qui n'est que transparence - vous eûtes besoin de votre compagne, de vos ostensibles affinités amoureuses et de la prolongation de vos siestes pour échaper à des circonstances que l'ambassadeur dignitaire créait et recréait. Bon nageur et bien palmé, vous échappâtes une fois, vraiment de justesse. Autant on peut souffrir, et vous l'avez vêcu, quand une jeune fille qu'on guigne comme amante vous propose amitié et dédaigne votre viande, et alors on voudrait n'être que corps et choisi qu'en chair, envié, désiré pour son poids, sa densité et sa morphologie, autant on vit l'impossible quand soudain l'on se rend compte que pour un autre, dont on ne veut à aucun prix rien connaître en cela, vous n'êtes très précisément que cela, jambes, ventre et sexe. Il faut que la psychologie humaine ait passé ingénieusement bien des habits d'esthète, acquis du verbiage poétique même dans ses versions ignares, pour qu'on puisse - homme et femme - s'entre-caresser et se convoiter sans que ce soit le soupèsement du boucher, et qu'au contraire l'étreinte amoureuse paraisse longtemps, sinon toujours, l'acmée de la rencontre, des retrouvailles et le plus beau d'une exustence et de la journée. Chef d'oeuvre dont tous les participants à l'espèce humaine, sont censés bénéficier, ce qui produit de nombrex contre-sens. La réputation par fréquentation ou amitié de ceux qui ont cette réputation figura-t-elle à votre dossier. L'administration codifie la tenue de ce genre d'objets à soufflet et sangle, toutes les directions du personnel et même l'artisan qui a compagnons, ont aussi ces feuillets et ces mémoires. L'état-civil est la plus mince des séries de renseignements dont il est fait obligation que vous soyez partout suivi ; il y  la carrière, autant dire les qualifications, qui dans les métiers assis consistent en promotions de grade et parfois de rémunérations ; enfin, le divers, le vrac, le surplus, c'est-à-dire les problèmes que vous avez suscités ou empêchés fe résoudre à raison de votre existence. de votre imprévisibilité. Votre dossier, en troisième partie, est énorme, intransportable. Vous le consultez tous les dix ans, vous en réclamez la pagination, vous souhaitez - parallélisme des formes - qu'y soient versés aussi les satisfecit ou bien vos réponses d'époques aux argumentations retenues contre vous. Le procès est latent dans toute vie humaine. Il y a longtemps la flagornerie amoureuse, des compliments si habituels que ce sont des formules d'usage entre amants ; la vérité ne se dit qu'une fois, et elle périme des années de vocabulaire et de platitudes ; enfin, quelque exactitude non sur vous, mais la révélation de ce qui était réellement pensé, détesté de vous. Célibataire malgré vous, la successivité des compagnes n'a pas fait varier le jugement d'après la rupture. Pas un seul souvenir d'épanouissement, de bonheur, d'attention tendre et justement placée, vous ne laissez. Les tiers conviennent - sans vous - que votre encombrement est tel que la femme, lasse d'un tel imperium s'enfuit rien que pour prendre l'air. A vos beaux temps, l'on vous disait merveilleux facteur d'occupation et d'unité intimes, vous remplissiez tout de celle avec qui vous viviez, qui était destinataire des volumes de votre épistolat et des non moins prolixese gestes du désir, de l'admiration et du goût physiques. Un crac, un génie d'un métier pour lequel il est fait et on ne l'y avait pas encore mis, pensez donc ! vous le pensiez, vous fûtes ainsi reçu dans le corps administratif correspondant aux fonctions et à l'emploi auxquels vous veniez d'être nommé. Le concert des exécutants - de haut rang - qui faisaient passer dans les papiers, au Journal officiel et ailleurs, au budget aussi, votre nouvel état, donnait à croire que s'ils n'avaient tenu qu'à eux, depuis longtemps, justice aurait été rendue à vos talents. Une petite semaine avant la signature en Conseil des Ministres de ce qui vous parût chanceux, risqué et révocable jusqu'à la dernière ligne du procès-verbal d'un rituel mercredi matin, vous arrivèrent, à petites doses, précises comme si elles avaient émané de la pipe d'un vrai fumeur, les premières fumées. On savait déjà, on l'avait toujours su, vous êtes excellent. On ne prédisait pas votre réussite, et pour cause, puisque vous n'atteignîtes ce sommet (relatif) que pour descendre un tout autre versant et ne pas du tout vous retrouver à un point de départ qui vous eût suffi, au point où l'on a vous fait tomber. Ce n'était pas vous qu'on félicitait et aimait, c'était le fait du prince qu'on était obligé - un moment - de considérer. Il y a plus glorieux. A mesure, vous n'appreniez pas davantage sur vous-même ni sur ce qu'il est attendu de vous, en société, vous n'étiez renseigné que sur celle-ci : dérisoire et codée. Pour ne pas froisser, vous avez loué le système, creusé jusqu'aux racines pour trouver des références  à la manière dont vous pensiez honorer le métier et l'emploi. Il y en a, c'est bien pourquoi vous l'aviez ambitionné. Pas comme une fin, mais enfin comme une place. Et de fait, vous vous donnâtes nuit et jour à votre mission, à ne pas vous reconnaître vous-même. Enfin, du plein-temps. Les usagers vous trouvèrent différent de tous autres, et tous les autres différents absolument et lamentablement d'eux-mêmes. La consultation de ces gestionnaires d'un autre bâtiment ne vous donnait rien à l'entrée, et vous ne pûtes obtenir l'audience de sortie. L'entre-deux avait été édifiant, les chefs ayant - électivement - changé, on considérait désormais la pyramide démographique, c'est-à-dire qu'on vidait les immigrés, clandestins ou pas ; n'étant pas intégré au Quai d'Orsay, vous étiez sans-papier ; au reste, vous ne présentiez aucun symptôme qui font les cas sociaux, puisque vous retourneriez, nourri donc, dans la mauison d'à côté, d'où vous veniez ; une nouvelle fois, il vous était dit qu'on ne gardait que les meilleurs. L'excellence vous avait quitté ; au reste, votre activisme avait lassé, seul ou à peine secondé, vous produisiez autant qu'une des autres officines, celle-là pourvue de neuf scribouillards. Rétorquer que vous inauguriez et que l'ouverture de tant de chantiers et à tant de propos donnait certainement lieu à plus de circulation que l'information de Paris sur des lieux dont les journaux arrivaient au kiosque de l'aérogare des Invalides en même temps qu'à ceux d'Athènes où on les compose et les édite, parut mal fondé et insolent. Le sérieux que vous aviez mis à accomplir vos missions avait fait rire, votre disgrâce donna à sourire. Vous savez si bien les choses, que l'appétit de recommencer et d'entendre la même complimentation à votre retour en grâce qu'à votre première mise en selle, vous manque totalement. Ce serait au contraire à vomir, non qu'il y ait là-bas des méchants, pas même des instrigants. Il y a que vous n'êtes pas d'eux. Ce qui vous eût flatté à des moments où vous étiez jeune, mais ce qui vous taxe d'irréalisme et d'absence - aujourd'hui - du talent comptant seul : l'adaptation. Vous ne savez pas... vous n'avez jamais su parce que vous avez, jusqu'à ces temps-ci, cru que la société est une société d'accueil. Pas de bienfaisance, naïf mais tout de même. D'accueil puisque vous n'avez, pas plus ni moins que n'importe qui depuis que prolifèrent et continuent l'espèce humaine et le règne du vivant, demandé à naître.

 

(... ibidem, puis vendredi matin 22 Août 1997 : 11 heures 20.13 heures 20)

 

                  Une collection d'atypiques ferait le cirque Barnum, d'accord ; ni la chaîne de montage, ni le pilotage d'avions de ligne, ni le réseau diplomatique français ne la requièrent, mais c'est la double appartenance qui est répugnante pour l'employeur et pour le syndicat. Que vous écriviez ce que l'on suppose devoir constituer - posthume - vos oeuvres complètes, on croit que vous vous y donnez aux heures de travail et de bureau. Un proviseur de lycée, agrégé de surcroît, ne put comprendre que locataire de sa villa, construite peut-être en surcoût dudit lycée, vous eussiez avec vous une collection de vingt ans du journal Le Monde attendu que vous n'aviez séjourné chez lui que trois ans. Matinal ou nocturne, à votre machine, vous pouvez passer des heures où d'autres dorment et s'occupent. Ceux qui s'entre-invitent par distraction, disent-ils. L'occupation des épouses d'expatriés, au bout du compte, il n'y en a plus, que les fausses pas prévues au registre des oeuvres du ministère ou du mondial en B.T.P., mais au début des carrières, on s'en préoccupe, puisqu'il n'y a plus de travaux d'aiguille. La sensation, si souvent, vous l'avez eue, que le bonheur d'être à soi bien peu le cultivent. Faire pitié est un gage d'avancement, quand on n'est pas trop haut à l'échelle, mais faire envie parce qu'il y a des trous dans l'emploi qu'on suppose de votre temps biologique hebdomadaire, c'est prendre de grands risques. L'aisance au téléphone éveille la méfiance. La pupille d'un religieux notoire, selon des modalités que vous ne démêlez toujours pas, tant celui-ci semble préoccupé du sort de celle-là, est rabbatue plus ou moins directement sur vous. La voix trop enjouée ne convient pas à la posture que devrait avoir la demanderesse, il s'agit d'emploi. La mère est aux caisses d'une grande surface alimentaire, le père était berger et s'est taillé, le grand-père qui vit toujours et habite avec les deux femmes, semble à l'origine de tout et notamment des soucis du religieux. La fille n'a d'expérience que la promotion d'un peintre, dont le nom ne fait rien résonner, et la compatibilité - peut-être - d'une oeuvre qui n'en a guère, pour des raisons fiscales, puisqu'elle est de bienfaisance. Elle a passé la trentaine, il faut lui trouver quelque chose, vous n'y pouvez rien, mais le religieux harcèle votre compagne, et la culpabilité fait ricochet, seule l'impétrante coule des jours estivaux heureux et ne rabat rien de ses prétentions pécuniaires. Le maire des lieux a été ministre, il pratique selon la télévision où il intervient le dimanche, de nos jours l'agence pour l'emploi débite en frais de gestions quand c'est la chasse aux têtes ou se pratique en amateur par la tannée des relations. Si vous avez famille nombreuse, vous serez sauvé -vous - par le parrain de votre dernier temps qui co-préside une caisse de retraite dont vous deviendrez - coup de chance à votre âge - le principal placier, puis bientôt, si vous avez le nez binoclard et le verbe ennuyeux car il faut terminer ses phrases, gestionnaire du personnel, videur après avoir été vidé. De même qu'une socialbilité s'acquiert grâce à un animal domestique, promené à heure fixe et sans changement d'itinéraire, ou bien à la sortie des maternelles, sous condition d'être père ou mère d'un enfant dûment scolarisé là où vous l'attendez. Le ministre-maire-député se dérobe et ne se laisse plus entrevoir qu'au décès de la doyenne de l'humanité qui était de ses administrés. Vous dissuadez votre compagne de la prendre ou de la recommander elle-même, cette alacrité au téléphone, ces prétentions tandis que le bagage est si pauvre. Vous insinuez que si elle a du charme, elle aura un emploi, sur place. Souvent, à la remontée vers le Chatelet de la voie sur berge, ce sont des filles jeunes et pas vilaines qui font la manche. La jeunesse, qui mendie, est toute lourde - en a-t-elle conscience - de la prostitution qui la tirerait de misère, mais qu'elle ne pratique pas encore. Vous cherchez comment caser la pupille, et vous raclez dix ou vingt frans à votre tableau de bord. Le non-emploi ne convient pas à certains âges, et comme la jeunesse a un visage qu'on regarde, qui croit au drame ? Le sourire qui demande, ne gratifie pas le charitable aux piécettes.

 

                  Il y a aussi la camelotte. Pierre VIANNSON-PONTE vous raconta deux anecdotes sur le Général - ce fut lui aussi qui vous nota auprès du directeur de ce journal qui vous publiait : on ne sait s'il écrit admirablement ou très mal... Les lecteurs -en comité créé par un futur Premier Ministre, alors ministre des Affaires Etrangères - décidèrent de votre style selon l'abondance de vos envois, à preuve le compte-impulsions du chiffre. Vous ennuyiez, le pays où l'on vous avait expédié, selon votre désir, ce qui est rare dans cette "carrière", et que vous pensiez promouvoir, faire connaître et donc favoriser, en pâtissait. Votre mère, un été où vous rentriez plus tôt que vous n'étiez attendu, eut ce mot : je ne peux plus le voir en peinture. Devant vous... Elle en eut un autre, qu'on vous rapporta : il les lui faut toutes. Elle devint pourtant votre meilleure et plus fine amie. Le sang reçu ou partagé, permet tous les rattrapages, bouscule la chronologie des malentendus et des silences qu'on ne sait rompre, et la famille, vous en avez l'expérience délicieuse parce qu'elle laisse un passé disponible et qu'elle réserve toujours de l'avenir et des retours. Professionnellement et amoureusement, il n'en est pas toujours de même. Les lieux sont rares où l'on peut se lire et se relire, seul ou à plusieurs, sans s'amoindrir ou avoir à reconnaître qu'il n'y a rien eu ni personne là où l'on avait cru voir, être aimé et connaître. Les enterrements, parce qu'il y a des notaires ou des exécuteurs testamentaires, sont une leçon de démicratie, on n'est plus qu'une portion, sauf disposition spéciale, et le plus souvent le gros donne lieu à portion et tour de parole. Les enterrements du père et/ou de la mère. Votre père étant au passif, ce fut votre mère qui testa, oublia certaine de vos soeurs, salua votre bonté - vous rendant incapable, fonctionnellement, si l'on peut écrire, d'exécuter un testament puisque vous auriez arrangé les choses pour que les coeurs aient chacun de la place - et les choses furent pénibles, qui, pour vous, ne durèrent que leur temps : une journée, plus quelques mensonges ou habiletés, identifiées rétrospectivement, pour d'autres, cela saigne encore. Le pire, c'est les croûtes : on ne s'en remet pas, elles se voient. Il y en a donc qui ne veulent plus vous voir, ne voudront plus vous voir, n'ont plus voulu vous voir. Une de vos cousines bénéficie d'un tel traitement, elle est réputée - irrévocablement si plaintive, si geignarde, si frustrée à l'affichage et au détail - qu'elle est pire qu'ennuyeuse ou rejetée. Vous seriez vous-même exclu si vous la montriez quand vous recevez ou visitez. Elle se venge par un orgueil qui ne se discerne qu'à très longue pratique ; l'orgueil est plus fréquentable que l'ennui, parce qu'on finit par en convenir et même à en sourire à l'unisson ; tandis que l'ennuyeux, on veut s'en dépêtrer et s'en défaire. La mendicité d'aujourd'hui ne colle plus aux passants, la clochardise qui s'exhibe en abcès, rougeurs et paquets devient rare, la détresse est habillée comme tout le monde, il n'y a que son message qui est refusé, celui de la communauté de race qui menace d'être une communauté de destin. Le Général, dans les années 1930, tenait à son intuition, qu'il fît carrière ou pas, comme le secteur était peu connu au-dehors du métier, sa valeur n'était pas en cause et ne comptait pas. Ses articles-ci qu'on ne voulait, d'une salle de rdaction à une autre, à aucun prix faire passer. L'illustre - mais au futur, et qui était seul à le pressentir - en insistant, lassait. Le chroniqueur de L'Express, puis du Monde qui ne parvint pas être directeur, quoiqu'il l'eût mérité, aimait donc ce trait. Il ajoutait, ce qui à d'autant moins à voir que cela appartient à la période la plus consulaire et glorieuse de l'homme du 18 Juin, la description du Général de GAULLE changeant de pantalon dans un Dakota au retour d'Alger pour débarquer civilement à Paris. Vous faisiez à l'époque le tour du premier étage de la rue des Italiens, y demeurer vous eût plu, au directeur de l'époque aussi, la vieille et la seule façon de s'indigner, de l'écrire aussitôt, vous la partagiez. C'est sans doute pour cela qu'on ne vous coopta pas. Pour une fois, vous étiez semblable, semblable à celui dont on voulait la place, qui la garda longtemps, qui l'avait passionnément illustré et en fut passionnément attaqué ; vous auriez pu, par la suite, gagner cette place. C'est ainsi qu'on ne vous reçut pas. A l'Elysée, en moins net, le scenario se joua encore. Pourquoi semble-t-il que si vous étiez admis, vous conquerriez, à croire que vous trainez derrière vous les cadavres de tant de gens que vous auriez piétinés. La société paraît souvent ainsi faite que pour y réussir, il ne faut jamais se déployer au décollage, ne jamais montrer d'intérêt pour ce que l'on brigue ; encore, votre ignorance car - demandez-vous - ce jeu, pour le jouer, ne faut-il pas patienter en s'adonnant à un autre ; or, justement, les violons d'Ingres, les trop nombreuses cordes à l'arc, les occupations hors service ne sont ni prisées ni primées. Les souris de kermesse dans leur travée, à ne pouvoir aller qu'en avant, et malheur si l'on sort de la ligne. Déjà, la course ainsi n'était pas votre genre, quant à récupérer la ligne après en avoir été sorti... Haut fonctionnaire, vous ne pouviez enseigner, en tout cas concourir au haut de l'université, à l'époque, maintenant pour enseigner, étant dans la dèche et la disgrâce, vous n'êtes pas davantage recevable, vous n'apporteriez qu'un enseignement. Journaliste à la pige, vous ne pouvez fonctionner comme un bon agent public, c'est certain, on ne rédige pas quatre pages d'humeur à l'encontre du Président régnant sur un coin de table entre 22 et 23 heures après que le discours ait été transmis en différé, vous prenez du temps à l'Etat, vous prenez des emplois aux professeurs, et titulaire gradé vous ne pouvez moralement manger le pain d'un rédacteur. Vous vous êtes ainsi fait éconduire de tout, et aussi par les éditeurs. Disgrâcié, vous aviez reçu le conseil d'écrire, peut-être d'en écrire. Soit, mais le journal intime trompe la désespérance le temps de trifouiller la sensation de n'aller plus et de trouver les mots qui ne font pas trop pompeux ni abstraits : il ne nourrit pas, or c'est de profession que vous avez besoin. Marchant, continuant une carrière, analogue à celle de beaucoup, de très nombreux serviteurs et de quelques précautionneux qui guette l'arrêt non marqué à l'horaire pour sauter du tortillard dans le rapide, l'orientation professionnelle se prouvait au passeport diplomatique ou à la fiche B de votre dossier. Sur le ballast, on ne fait pas de stop. Vous n'avez qu'une seule expérience, celle de votre débarquement, car votre métier ne s'exerce qu'avec instruments, c'est-à-dire au sein d'une institution. Distribuer des sacs de riz fait aujourd'hui plaisanterie comme naguère, les " petits Chinois " étaient évoqués quand des restes aux assiettes se reprochaient aux enfants heureux. Vous mélangez tout, amour, finances, considération, société, métier, bon droit, personnalité.

 

                  Justement, vos télégrammes lassaient, vos écrits plus encore. Là, aucun conseil à attendre, sauf arrivé, consacré, et n'en ayant donc plus besoin. Le voyeurisme vous avait fait mettre les choses au point, les quadragénaires, nanties d'un mari et d'une obligation conjugale pas forcément désagréable au retour du dîner dont vous étiez le seul convive célibataire, vous draguaient, vous narguaient, feignaient d'être pris à votre charme, mais c'était vous le papillon autour des mèches et dans le clair-obscur. Vous avez tenu conférence sur Don Juan pour crier que l'égoisme, la méchanceté, le vol d'identité et d'idéal sont chez les gens confortables. Thème d'article aussi. Vous étiez pris pour qui vous n'êtes pas, d'autant que de ces dîners naturellement vous rentriez seul. De succès que celui qu'on n'escompte pas, et une jeune fille de ce temps-là vous vint, simplement du bout de table à déjeuner chez ses parents. Ce fut plus frais. Raconter les espérances mais aucun haut fait, situer les événements dans le coeur plus qu'en société ne vous attira aucun lecteur professionnel. Les intimes, quand ils se croient vos intimes, demandent à voir, donc à lire. Une copieuse de notre littérature contemporaine, heure de gymnastique, heures d'écriture, sujets vendables mais déjà traités, sympathique par elle-même, attentive à l'occasion, mais gérant des contrats décennaux à raison de deux productions l'an, vous montra qu'il y a plus de métier dans la gestion de ses forces que dans l'expression d'un talent, vous crûtes à l'introduction et surtout aux cris quand, à quelques-uns de vos specimens et quelques-unes de vos bonnes feuilles, on se répandit : vous étiez découvert, vous mêliez les genres, parce que vous n'écriviez que la vie, laquelle ne fait pas de séparation entre les costumes d'été et les vêtements d'hiver, les soucis d'argent, les peines de coeur et les attentes de carrière. Du texte qui, peut-être monocorde dans le ton et pour le rythme, avait de la couleur pour les descriptions. Elle vous adressa à son éditeur, vous alliez partir pour votre poste important, et place Auber, dans des locaux centenaires et flatteurs car l'esprit transcende l'époque, les années et la mode en s'en tenant à une seule architecture, celle où s'afficha à son origine la belle raison sociale à nom double, vous entendîtes votre première leçon du bien écrire, c'est-à-dire de l'écrire vendable. On vous offrit l'édition récente mais sans succès du journal d'un consul en Cochinchine l'autre siècle. Vous devriez écrire cela, votre journal là-bas, mais comme vous enverriez des cartes postales à votre grand-mère de Melun. C'était décisif. Vous avez quitté votre psycho-thérapeute quand, l'ayant mis sur un sujet dont vous pouviez estimer s'il était traité avec maîtrise, vous avez compris que le praticien rédigeait ses livres, et le prochain, tout exprès, par compilation des articles de la concurrence, c'est-à-dire de la confrérie, et non par exploitation d'une expérience clinique et du rapport personnel avec ses patients, leur souffrance ou leurs aberrations. Les cartes postales, aux frontières de Chine, ne sont pas variées, on n'y vante que des urbanismes dont à Sarcelles on fut victime et qu'on n'exporte pas. Vous auriez donc écrit quoi ? La monotonie des nuits, le pic Staline, une année où le deuil de votre mère - sans trop de conscience - vous rendit chaste autant que l'excès de travail et de croyance en vos responsabilités, ou ce flot irrépressible qu'est dans la steppe le millier de moutons, surgis d'on ne sait oùn et qui traverse la route étroite et craquelée par le gel de six mois ? On ne publie pas un rapport de mission tandis qu'on marche, d'ailleurs vos deux grand-mères étaient mortes bien avant que vous ayez reçu le conseil de les imaginer bête à pleurer et donc à vous lire dans le texte qu'on vous conseilla d'écrire. Il y avait eu une autre notoriété, plus bienveillante, parce que vaguement en dette d'un livre envers vous, parce que certainement connaisseuse de la souffrance et des dénégations qui l'accompagne, le regard des autres qui se trompe sur vous. Réputée inconsolable de la mort d'un amant, dans des circonstances que vous ne savez pas mais qui furent tragiques et honorables, réputée alcoolique aussi, bourrant de manuscrits sans reliure les proches d'un imperméable jamais boutonné, vous la vîtes prendre ainsi le métro, elle qui est oracle. Vos productions, jugées par elle comme par d'autres, recevaient quelque commentaire, la liaison s'esquissait, mais l'apprentissage ne commençait toujours. Vous sentiez qu'il eût fallu raturer et relire, cela vous tombait des mains et le miroir, le revoir ne vous ont jamais plu. Vous ne reconnaissez toujours pas dans ce que vous écrivez, ce que vous aviez senti, voulu dire et que vous avez, depuis, oublié. Rien ne ressuscite, et écrire, vous le pratiquez au présent, de même qu'on a mémoire d'un repas et de sa qualité que pour revenir au restaurant où vous le prîtes. Il est au présent de l'assiette et du vin humé, ou au programme de la prochaine sortie, mais pas au passé. Ainsi, vos pages, vous pourriez - en fait - écrire sans écrire. Simplement, écrire sans qu'aucune trace ne s'en voit. Celui qui écrirait sans papier et se donnerait à lui-même d'apprendre par coeur, à mesure, l'oeuvre qu'il trouve et compose. La prison vous fascine depuis longtemps, on n'y a plus aucune responsabilité, on y est censément si dépersonnalisé que rien, plus rien de vous n'est nié, libre à vous de tout recomposer, et le degré zéro de la culpabilité doit s'atteindre là puisque c'est marqué au greffe du tribunal, et que vous ne dépendez plus que du juge de l'application des peines. Au moins, avez-vous quelque chose à attendre, le jour ou l'année de sortie. De loin, de l'extérieur, où vous êtes encore, vous diriez qu'incarcéré, la logique d'un suicide perdrait - pour vous - tout de son évidence, tandis qu'en pleine, en liberté... alors l'absence de choix devient scandaleuse et insupportable. Tromperie sur les lieux du séjour. On ne rembourse la vie qu'en la rendant, qu'en mourant, est-ce un jeu de mots ?

 

                  Vous aviez lu cet écrivain avec bien davantage que du plaisir, c'était un enveloppement, un sertissement de tous vos sens, de votre imaginaire, de toutes les récurrences possibles quand le livre ne vous quittait plus et se donnait longuement. La presse l'avait réputé perfectionniste à la VALERY-LARBAUD, à la LEIRIS, donc peu prolixe, rare et ciseleur, une réincarnation de CELLINI dans notre littérature. Style parfait au point qu'on ne se rend plus même compte qu'on lit, cela vous entre directement. Réexplication envoûtante d'un passé ou d'un lointain qu'on pouvait connaître mais qui a désormais plus que sa légence, une vérité souterraine, la seule. Téléphone, rendez-vous, appartement aux couloirs compliqués, des livres partout des chambranles, aux armoires et aux plafonds, de décoration, de tapisserie, de murs que les livres, brochés, travaillés, lus, fatigués, heureux. Une compagne, psychologuie ou psychiâtre, brune, présente. Le maître, qui vit appointé dans une maison d'édition, est heureux, lui aussi, flatté, il vous reçoit, le jour encore lumineux. Naguère, René CAPITANT vous avait ainsi gardé à déjeuner, serviette au cou pour découper, comme dans les années 30 que vous n'avez pas connues, votre grand-père paternel. Bref, vous restez pour dîner, entretemps, c'est un dimanche, vous allez non loin à la messe du soir. La fête de l'esprit, et croyez-vous, de la dilection ne désempare pas, jusqu'à ce que l'ombre revienne, que vous aviez un instant suscitée : vous avez, en milieu d'après-midi, demandé conseil, vous aussi vous aimeriez écrire, vous n'écrivez pas vraiment, mais comment écrit-on, que doit-on écrire, qu'est-ce donc qui s'écrit. Vous étiez tous deux passés dans une toute petite pièce, c'était étroit, vous aviez pu croire à la chaleur qu'on chercherait ainsi et qu'on accumulerait, échangerait mieux là. C'était très vite tombé, jugé. Fonctionnairee, vous étiez en passant la porte, fonctinnaire vous deviez le rester, on ne peut être les deux, vous étiez déjà trop lancé, trop âgé aussi, on n'apprend pas à écrire, on écrit, il ne le disait pas le maître, mais si vous n'aviez pas été écrivain, et publié, jusqu'à ce moment, ce n'était la peine d'encombrer qui que ce soit. On n'en parlerait plus donc. Vous étiez revenu pour le dîner, les amabilités, c'est-à-dire le monologue de l'homme de lettres racontant les fins de vie des autres ou les conditions de vente et de créativité des patentés, continuaient, continuèrent et vous comblaient. Vous avez décliné une invitation la semaine suivante qui serait le Nouvel An, on était déjà à Noël, et c'est le moment de la privauté ou du recueillement, d'ailleurs l'un des commensaux vous était familier, et vous avez deviné - pas seulement à cette occasion - qu'il ne vous a jamais été tendre en votre absence. Mais vous avez laissé une grosse enveloppe, des spécimens de ce que vous écrivez, en murmurant que ce n'aurait aucune importance si le maître ne rendait pas compte. Très peu de temps passa, mais le commensal avait dû venir, à son tour, ou quelque chose s'était réveillé chez l'excellent technicien des romans que vous avez affectionnés et attendus, car il ne s'en produit qu'un tous les dix ans, le temps de se procurer les épuisés... Au téléphone, ce fut une insurrection, comme si l'enveloppe laissée un soir avait été une agression, ou que son contenu fut à un point dégoûtant qu'on ne saurait l'évoquer. Il n'y avait pas eu de transition entre l'accueil empressé, amical, comme d'une connaissance presque familiale et ancienne, atavique, et le jeté dehors qui vous fut, ce jour, signifié. Ainsi, également, avez-vous reçu le faire-part que la succession, dans votre emploi, était non seulement ouverte, mais pourvue. 

 

(... ibidem, vendredi après-midi 22 Août 1997 : 14 heures 50.16 heures 50)

 

 

                  Abandonner un livre au cours de la lecture qu'on avait commencé de lui accorder n'enlève à la gloire de l'auteur, sauf posthume. Qu'on ne lise plus Paul BOURGET ne lui enlève de son vivant, bien passé, et qui précisément daté n'a plus autorité sur notre propre vivant. Mais les planches photographiques, noir et blanc, simplissimes, répétitives avec cependant la vibration d'infimes variation, d'ombres, de lumières, d'angle de la prise de vues, qu'un lecteur du Monde, à l'évidence artiste et doué, vous avait adressées pour que vous lui en fissiez le commentaire, et vous tardâtes tant qu'il vous récrévit : aimez-vous ou pas, et sinon, ou si oui... vous avez manqué quelque chose, quelqu'un, vous vous êtes manqué à vous-même, vous avez commis le pire dédain, vous ne vous êtes pas investi, alors que vous étiez tout désigné, très apte pour vous investir. Les photographies, vous les avez retournées, vous en avez prises de ce genre, mais sans souvenir de ce que vous aviez examiné, et qui vous avait plu, sans constance ni réponse de votre part, oui ces bancs, ce banc, ce même banc, où il n'y avait personne, personne autour, personne à s'y asseoir, toute une histoire était plausible, le photographe, votre lecteur l'attendait, vous ne la lui avez pas donnée. Il y a vingt ou vingt-cinq années, sans vous êtes jamais vus, ni même entendus, au téléphone ou autrement, vous y pensez l'un l'autre. C'était un ponton qui séparait en deux moitiés, interminablement horiozontales et équivalentes, le ciel ou l'eau, on ne pouvait savoir, encore moins décider si tout était, si tout est ciel ou eau ; Buzios, hors saison, hémisphère austral, personne sur le ponton, personne à l'auberge que votre couple reçu en bungalow. Vous aviez souhaité des nus de votre compagne d'alors et de longtemps, des nus noir et blanc, ou des nus surexposés, d'elle, de vous aussi, pris de très loin, à la suite de la nudité et pour les couleurs des bois, des planches, du délavement des planches. Ce qui vous fit lire le dernier paru de Marguerite DURAS. L'eau était à perte de vue et le ciel se mirait sur elle sans différence ni la quitter, l'océan quand il est calme, quand une lagune l'a choisi et le garde. Un manuscrit, deux. L'un vous arrive à la demande. C'est un jeune du service national, il est au bureau d'action linguistique, on est en extrême et très différente Germanie, la plus aimable, et probablement la seule contagieuse et équilibrée. Votre métier a toujours été un voyage et vous y rajoutiez - c'est ainsi qu'on fut, de vos affectations en vos affectations et promotions, jaloux de vous - des rencontres locales ou adjacentes qui devenaient le joyau et la conversation de votre âme, au mode éventuel. Vous discutiez ainsi talent et écriture avec un cadet, pas plus ni moins doué que vous, probablement pas plus proche que vous d'être édité. Il ne parlait pas bien de son écriture, mais il parlait bien, tout court. Parler de soi ne lasse personne, quand c'est bien dit, quand c'est sincère, quand cela arrive quelque part, à l'aveu, à la joie, mais il ne faut pas que ce soit à l'échec, à la plainte ou à l'injustice. Il avouait l'homosoexualité et quelques amusants traits d'une sociologie familiale, grillée de dépit de n'être qu'à Saint-Gratien et pas au Vézinet : adresse, et pas loin du lac d'Enghien. Les scènes érotiques, celles du dégoût d'expérience du sexe féminin, infiniment vorace et insuffisant totalement, ne vous apprenaient que ce qu'un autre peut ressentir s'il n'y est pas porté. Le manuscrit avait sa suite, vous aviez commenté, mais c'était inutile, l'amitié et l'écoûte avaient suffi. Il se contentait, come vous, de l'éventuel en lectorat mais avait nécessité, les soirs et souvent, d'entendre plus encore que d'être entendu, mais d'entendre ce qu'il voulait entendre. Vous aviez su le lui donner. Sur une des plages, dite la plus belle d'Europe, qui fait un si long arrondi qu'aux jumelles on peut contempler les enfants - guère les belles, qui en famille, sont rares - se cumulant les autres des caillasses d'une embouchure au plein sable devant le centre-ville et le long de l'asphalte, vous entreprenez une curieuse quête : la femme, encore très jeune, d'un de vos anciens collaborateurs, trop narcissique pour remarquer la beauté de l'épouse, la laideur de sa tristesse, le maquillage auquel elle ne consent plus parce que rien n'est regardé d'elle ; vous l'avez retrouvée, non sans mal et ce serait au chapitre Décristallisation ou Désir qu'il faudrait vous reporter pour que vous y revoyez cette sorte de déception par rapport à une prévision. Bref, l'amitié, la confidence de tierces attaches et d'envies dont on témoigne à son vis-à-vis sans pour autant lui demander d'essayrer - rien que pour voir ou sentir - de les assouvir, et elle vous confie le secret familial, déjà jumelle, elle a deux aînées jumelles, la petite dernière a pu survivre, c'est la seule heureuse et sans réplique mais il reste vive, pour celle-ci exclue d'une forme de vie qui lui avait paru à son enfance, proprement universelle, l'interrogatiuon : comment peut-on n'avoir pas de jumelle. Et c'est le roman qui n'est ni récit ni poème, qui cherche ses clés pour dire des répétitions et des différences quand il y a tant - au vrai - de répétitions et de différences que l'expression écrite n'en vient pas. Vous êtes d'autant plus introduit dans un vrai plaisir, qu'il y a aussi quelque curiosité personnelle qui vous fait chercher le personnage que vous connaissez déjà et ce qui peut ajouter à l'histoire que vous savez en partie. Les phrases sont courtes, l'abstraction est paradoxalement vivante. Mais quatre mois après avoir passé un aporès-midi, plume en main, à lire un premier tiers, vous n'avez pas continué, ni rendu votre copie, c'est-à-dire une appréciation que serait utile et que vous avez, par promesse, fait espérer.

 

                  Un assassinat - sauf par contrat et substitution d'exécutant -implique une intimité du tueur avec celui qu'on rend mort, vous vous tuez sans initimité, par déception, par oubli de la séduction que vous aviez exercée, de l'attente que vous aviez provoquée, et que longtemps vous avez alimenté. On ne doit pas avoir habité, s'être installé, avoir fait croire qu'on venait, pire qu'on était là, et ne pas y être, ne plus y être. Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens... car, qui vous demandait de promettre une lecture, un avis, d'habiter ici et d'y revenir ? Lire est une action d'amour, même si le sujet n'est pas d'amour, même si le style a cette perfection qu'il fait oublier qu'on lit... Etre directement dans une histoire, dans ce que crée, indique un texte, dans ce à quoi il introduit. La littérature et la peinture rivaliseront toujours d'immédiateté, mais le secret est le même : que soient oubliés l'art, la manière, l'artiste même pour que le nouveau-venu, le convié à goûter l'oeuvre, l'unique invité soit avec l'unique objet, dans l'unique paysage, dans la seule sensation. Votre initiation tardive, votre hantise d'une vocation conventionnellement religieuse, la durée des prolégomènes dont vous croyez le plus souvent que la femme attend l'administration pour prendre le train ou vous y faire monter, a fait de vous un prêtre ou un servant de messe quand l'autel est ventre du beau sexe ; vos paraboles d'intimité, de découverte et de toute jouissance sont liturgiques, rituelles que l'objet en soit spirituel, philosophique, amical, professionnel ou - bien sûr, et également - amoureux ; du rite, ce qui vous fait croire à une obligation de résultat de la part de l'autre comme de la vôtre. C'est assez rigide, ce pourrait être ennuyeux, même pour vous, cela vous éloigne de la réalité qui est d'abord une certaine diversité dans les chemins féminins et personnels d'aller au plaisir, d'en revenir plus ou moins vite, d'en discriminer ou pas le compagnon, ou le partenaire, de s'en trouver fidélisée ou émancipée. Les romans se répètent, pas la vie. Sauf à rapporter la réalité, à copier les personnes sur le vif. On préfère les histoires vraies, surtout si c'est un conte de fées. La contemplation, on croit connaître, savoir de théorie et de pratique, mais l'entrée ne s'en trouve jamais à volonté. L'inconnu fascine, éblouit, rassure même quand on y jouit d'une suprême égalité de traitement, celle de l'ignorance et de la découverte ; et le premier étonnement qu'il cause est bien qu'il se donne. On s'est beaucoup donné à vous, des vieux auteurs aux jeunes filles, des pays aux circonstances, du plaisir à recevoir de soi-même quand la plume, le pinceau est tenu, que le rêve, vous pouvez le mobiliser à votre réveil ; autrui d'une tolérance telle que vous pouvez reposer, vous effondrer, être reçu si brisé, si contradictoire, si peu aimant et tellement aimant, sans que la main vous soit mise dessus. L'admiration va aux racines, aux jointues, vous êtes reconnu dans votre constitution la plus intime, à proportion inverse des costumes, des réputations, des attestations de biographie qui font encenser d'autres à leur commande, et que vous, vous avez perdus, sans doute pour ne pas les avoir assez souhaités. Les affinités, l'attirance, un certain support mutuel, l'aisance d'une relation même depuis longtemps plus guère avivée ne signalent-ils pas ce respect qu'on ne dit pas, mais que l'on a l'un pour l'autre. Sans envie, ni pitié, sans fausse analogie qui serait retour à Narcisse et à son miroir. La réalité ne se voit pas toujours. Longtemps, vous avez cru que les portes qu'on a fermées devant vous présageaient que de l'autre côté, on allait - serviteur ! - vous ouvrir un portail, qu'on était parti vous en quérir les clés. La foi a cette enfance que l'obstacle est tremplin, la mort résurrection, et elle a des comparaisons d'implacabilité quand elle se souvient d'amour. Mais elle est une enfant, les grandes personnes le lui font bien sentir : recueillie, elle n'en a que moins envie de grandir, elle ne vieillit donc jamais. Pas de pire dénégation que celle de vous entendre dire : vous êtes décevant. Vous avez été vu, vous avez été lu, mais ne serez pas corrigé parce que vous décevez. Voilà, dans les relations humaines du définitif. Poussé là, vous répondez - ayant honnêtement cherché dans toute la malle aux souvenirs - que vous n'avez jamais été déçu, mais que vous vous êtes trompé (en faiit sur vous-même et dans vos capacités d'appréciation et de jugement), ou que vous avez été trahi (ce qui rend hommage à ceux qui ont su vous faire croc-en-jambes) ; puisque vous êtes tombé, on ne tient pas compte à crédit de votre coulpe, et l'on peut vous redire que vous avez déçu. L'amour n'est pas déçu, il se retire avant. Sa force et son péché. Rare grandeur, se retirer avant d'être déçu, l'autel intact, mais adorer, est-ce aimer ? La raison se perd, parce que le genre de sa déception, c'est de s'être perdue.

 

(... ibidem, dimanche après-midi 24 Août 1997 : 14 heures 50.16 heures)

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                     DESAMOUR

 

 

 

 

 

 

                  L'acteur, par construction et hypothèse, éprouve - négligemment ou avec angoisse - une décristallisation

 

 

(Reniac, terrasse du Pénerf, dimanche après-midi 24 Août 1997 : 16 heures ... puis incident informatique et reconstitution de tout le fichier jusqu'à 17 heures 45)