samedi 7 septembre 2013

2003 - depuis soixante ans - XVII - avant d'en écrire la suite (2013, depuis soixante-dix ans)






XVII



Ma belle-sœur, le matin de sa mort, voyant l’aînée de ses filles, mariée et déjà mère d’une petite fille, lui dit : ne pleure pas, ce n’est pas grave. La même, venant vingt-huit ans plus tôt faire connaissance avec ses futurs beaux-parents, je crois que c’est pour moi qu’elle s’annonce… il est vrai que nous sommes voisins d’immeuble, qu’elle est ravissante et que je ne sais alors rien de ce qu’il est convenu d’appeler la vie

La femme que – au moins physiquement – j’ai le plus aimée, sinon le mieux, après une petite année d’une séparation qu’elle a prononcée, lasse d’attendre le mariage ou au moins l’exclusivité, reçoit un nouvel amant. Elle m’en fait part à un revoir beaucoup plus tard : j’ai été étonnée que ce me soit aussi facile. Elle n’a pas dit : naturel ou agréable.

Le 11 Septembre 2001 est un commencement pour les Américains, mais pour le reste du monde, c’est une conclusion : il n’y a donc plus d’exception, même les Etats-Unis peuvent être atteints de manière physique sur leur sol et selon leurs symboles. Les Américains cherchent alors les coupables, le reste du monde juge que c’est sans doute affreux mais que ce n’est pas sans cause, et qu’ils ne sont pas les meilleurs à souffrir dans leur corps. Premier malentendu.

Le second a trait aux Nations Unies. Le reste du monde considère l’organisation comme englobant de droit l’ensemble des Etats-membres et comme ayant vocation à encadrer leurs initiatives ; l’Amérique considère l’organisation comme une institution parmi d’autres, sans préséance fonctionnelle sur les Etats : au plus, un outil disponible. C’est nouveau. Les débats sur la décolonisation reflétaient ce qui ne pouvait être débattu que par ce biais, la division Est-Ouest, le veto était conservateur de positions étatiques acquises et dont on ne voulait pas se défaire. En revanche, les majorités couvraient les interventions en Corée ou dans la première guerre du Golfe. Aujourd’hui, la majorité putative refuse l’intervention et sa légitimation rétrospective.

Que serait le monde sans les Etats-Unis ?

On voit ce qu’est un monde sans l’Union Soviétique. On ne sait ce que serait un monde où la Chine, ailleurs qu’au Tibet, aurait démontré qu’elle est expansionniste.

On prétend élargir le Conseil de sécurité et augmenter le nombre de ses membres permanents, ceux-ci recrutés selon un critère de puissance, telle qu’appréciée par les tenants originels du titre. On ne propose pas une refonte complète qui consisterait à ce que chaque continent ou semi-continent élirait son représentant au Conseil de sécurité, et à ce que chaque niveau de puissance et de population élise aussi son modèle. Dans ces conditions-là seulement, il y aurait représentativité des Etats-membres, compte-rendus de mandat, encouragement fait aux organisations politiques régionales et débats réellement inspirés par l’esprit, et non par des intérêts particuliers.

L’Allemagne a sans doute inspiré à la France sa position vis-à-vis de la volonté d’action américaine en Irak, mais elle ne se pose plus, le fait étant accompli, qu’en intermédiaire entre Paris et Washington. La France ménage en la Grande-Bretagne une possible intermédiation entre l’Europe et l’Amérique. Jean Paul II ne donne pas plus raison à la France relativement aux Etats-Unis que celle-ci n’admet l’antériorité des prises de position pontificales.

Le salut américain – au drapeau, en chantant l’hymne national - : la main sur le cœur. Les Français n’ont pas de salut national, sinon le garde-à-vous.

J’ai regretté que mes concitoyens votent contre le projet soumis par de Gaulle au referendum, le 27 Avril 1969, mais je reconnais que les Français avaient raison de prononcer ainsi son départ, car ils ne le suivaient plus, si d’ailleurs ils l’acceptèrent jamais vraiment. L’image qu’ils ont fait de lui est fausse, banale ou gigantesque, elle est inexacte. La période n’était plus au drame, et c’était la présence du Général au pouvoir qui faisait le drame : sans elle, il y aurait eu un arrangement entre opposants et gaullistes en Mai 1968, puis une dévaluation du franc en Novembre. La période était tellement à l’arrangement et au calme qu’à la suite de de Gaulle le seul événement fut la maladie de son successeur, puis l’affaire des diamants dans le règne suivant. Il fallut douze ans – exactement la longévité de la Quatrième République – pour que la Cinquième accueille enfin la gauche.

Je ne crois pas à l’enfer, ni au purgatoire. Je crois à la folie, à la passion, à la dépression, à la colère : toutes explications pour un meurtre ou un suicide. Je crois à la jalousie, à l’envie, à la gourmandise : toutes explications pour le vol, l’adultère et autres formes de prédation, mais le péché, tête-à-tête avec Dieu et en pleine conscience de Lui déplaire et de se séparer ainsi de Lui, non, il faut précisément être fou, déprimé, hors de soi, toutes circonstances absolutoires. En revanche, je crois au péché originel et donc à une histoire dialectique du salut remettant la création entière d’aplomb, c’est-à-dire en éternelle participation à la divinité. On n’est pas loin, quoique avec d’autres mots, des religions morales telles qu’y excellent les sagesses d’Extrême-Orient, mais je ne crois et ne crois pas que par l’assurance que me donnent d’une part des écrits inspirés et que je reçois comme tels, et d’autre part l’expérience intérieur d’une intime altérité. Je conviens qu’on peut arriver par d’autres voies, mais je ne conçois comment j’y serai, quant à moi, arrivé autrement que je n’y suis venu. Un Dieu personnel et pourtant incommensurable : ce sont les musulmans qui le disent le mieux, et c’est en Islam que les Jean de La Croix sont les plus nombreux. D’ailleurs, il n’y a pas deux générations d’écart entre l’ultime retrait des Arabes d’Andalousie et la réforme accomplie dans sa congrégation par Thérèse d’Avila.

Je ne crois pas à la méchanceté intrinsèque de qui que ce soit, mais aux situations qui sont telles que la méchanceté est une pente toute indiquée. Pour qu’il y ait un corrompu, il faut un corrupteur, mais pour qu’il y ait victime, le bourreau n’est pas nécessaire, les circonstances suffisent, le corrupteur se sait et se veut et se présente tel tandis que le bourreau estime ne faire que son devoir ou obéir aux ordres. Texte de membres des forces américaines stationnées autour de l’Irak, ce printemps 2003 : faire le boulot.

La guerre en scaphandre, le soldat et sa suite logistique, un homme suivi de dix, les incidents techniques, les erreurs, les dérèglements causent autant de morts que l’ennemi.

L’ambition d’un combat qui ne veut plus s’appeler guerre et qui ne reconnaît comme antagonistes que des terroristes : zéro mort du côté du Bien, ce qui rend toute perte retentissante. Trente mille morts américains dans la guerre du Viet-Nam, soixante-dix depuis la fin des opérations censément conventionnelles en Irak, ce printemps : ils vont bientôt peser autant. On compte par unité côté américain et on évalue à mille ou dix-mille près les victimes soit de ces guerres conventionnelles que furent l’intervention au Kosovo, les deux guerres contre l’Irak, soit les massacres inter-ethniques en Afrique centrale et en Yougoslavie.

Les guerres de Yougoslavie stigmatisent doublement l’Europe : le nettoyage ethnique est contemporain comme le fut la shoah cinquante ans plus tôt, et il est européen ; l’Union européenne n’est intervenue qu’en appui d’une logistique américaine tellement sollicitée que c’était aveu d’impuissance.

La position française dans l’affaire d’Irak peut paraître à ellipses pour les téléspectateurs et les commentateurs nationaux, elle est univoque et sans discontinuité pour l’opinion et le commentateur d’outre-Atlantique. On parle bien plus souvent de la France quand on ne l’aime pas, que quand elle ne dit rien. Ou qu’elle suit.

Nous devons reconnaître – comme un fait, et non comme un sujet de fierté – notre exceptionnalité vis-à-vis des Etats-Unis. Nous n’avons rien demandé, et surtout pas le retour du Canada, en échange de notre soutien financier et militaire à la guerre d’Indépendance américaine. Ecrasés en 1940, demandeurs d’équipements de toutes sortes autant pour participer à l’assaut anglo-américain de la « forteresse Europe » que pour soutenir notre guerre d’Indochine, nous menons proprio motu la récupération de notre libre-arbitre en pratiquant la prolifération de l’arme nucléaire et en quittant l’organisation intégrée de l’Alliance atlantique. Nous attaquons le dollar et recevons cependant son concours quand le vent tourne. Nous n’avons pas de population native nombreuse aux Etats-Unis qui fasse pression ou poids électoral comme les immigrations de la plupart des autres nations européennes, y compris celle des Juifs. Nous n’avons donc d’histoire bilatérale que politique.

Une réclame pour de la literie, sans doute ? trois paires de pieds dépassant de la couette, femme, enfant, mari, est-ce une évocation de l’inceste ?

Ce qui a radicalement changé en soixante ans, c’est le paysage urbain : trois traits. La place physique de la voiture, chaussées bondées tout le jour et trottoirs doublés par la file continue des stationnements. Le verre comme matériau dominant les façades récentes, les faisant, ce qui multiplie les vis-à-vis mais aussi apporte du ciel. La publicité érotisante, pas seulement les marques de sous-vêtements, mais la nudité intégrale, pas seulement celle de la femme. L’ensemble présente, de force, un miroir de la société contemporaine : la présentation physique l’emporte dans la grande consommation alors même que la hiérarchie sociale n’est produite que par l’argent et dès l’enfance scolaire ; la voiture est le « moteur » de la croissance, le premier agent de pollution urbaine et indirectement la cause des confrontations stratégiques pour le pétrole ; le verre, censément transparent, ne l’est plus que dans un sens, voir sans être vu. Ainsi, ce que nous voyons en paysage de nos villes nous maintient dans le mensonge social : la beauté est enviable mais peu accessible, la transparence est une pétition démocratique peu réalisée, la liberté individuelle concrétisée par celle de se transporter strictement selon son libre-arbitre est physiquement très limitée par l’encombrement de tous contre tous. La sortie des villes et y entrer ne sont aisés qu’à certaines heures ; il n’y a plus d’octroi, mais il y a rente de situation sociale selon qu’on est ou non maître de ses horaires de déplacement. La liberté discrimine, mais en inversant l’échelle sociale ; ces rouleurs sur la chaussée devançant de beaucoup les voitures et même les bicyclettes. Se déplacer à son heure en milieu urbain approche de la souveraineté. Employer le temps, c’est le maîtriser. Là est probablement la première des faiblesses françaises, notamment dans les sphères dirigeant la politique et l’économie, relativement à l’Espagne ou à l’Allemagne qui ont su choisir entre le soit et le matin. Mais nos voisines ont perdu la convivialité des repas ; la première vit dehors dès la nuit, l’autre se sert au réfrigérateur, chacun en solitaire, un vin blanc fait seul la rencontre en fin de soirée.

Les voix perchées et qui rebiquent, celles des femmes, celles des journalistes de radio. dans les années 1930 et 1940, sont-elles le fait d’un « pleurage » des enregistrements qui ont vieilli, ou parlait-on ainsi ?

Le vocabulaire circonscrivant une époque : un album n’est plus la reliure d’un certain nombre de pages dans une couverture, mais un disque audio-visuel ; une compétition en est à sa énième édition ; un commencement en quoi que ce soit est un coup d’envoi ; la justice a un tel dans le collimateur, la Cour des comptes épingle, les hectares partent en fumée, l’équipe de France ou celle de Guingamp réalise l’exploit, tel indice boursier s’adjuge une progression et nous avons échappé de justesse à l’euroland. Le sport se dit – se décline – mental : on met la pression, on entre dans le match, on retrouve ses sensations, on se lâche, on se fait plaisir, on gère. Les buts sont la fenêtre, le portail et leur gardien un portier. Bien davantage que les grands médecins, les arbitres en sports d’équipe sont cérémonieusement des messieurs. Un ministre des Affaires étrangères est le chef de telle diplomatie, une succession de déplacements ou de visites diplomatiques, est un ballet. Les années 1960 n’avaient guère inventé que les marathons à Bruxelles et les sommets – fort rares à cette époque, et dont on attendait chaque fois qu’ils accouchent d’un nouveau monde, les enveloppes, les déblocages de crédit qui leur ont survécu alors que la Quatrième République avait la pudeur de ses déficits budgétaires, que nous n’avons plus : l’impasse à financer, et le don des balancements à la limite de la contradiction entre les termes, à quoi Edgar Faure excella, l’expansion dans la stabilité, l’indépendance dans l’interdépendance. Les années 1970 furent surtout confrontées à l’incontournable et les années 1980 inventèrent la cohabitation, le traitement social du chômage, les privatisations avant que les années 1990 deviennent expertes en dégraissage, restructuration, plans sociaux. Il y a le trou qui fut d’abord, au sens propre, celui de la Villette et qui, depuis 1995, est celui de la sécurité sociale. Il y a depuis la guerre davantage de termes négatifs ou de corrections que de concepts positifs : décolonisation, décentralisation, délocalisation, débudgétisation ; la croissance peut même être négative. Ce qui est de l’ordre de la compensation appelle la redondance : nous disons reconversion pour conversion, reclassement pour classement, il n’y a plus de classe ouvrière, tout le monde est agent ou cadre. On allonge la durée du travail à longueur d’une vie, en théorie, pour qu’en pratique la retraite ne soit plus que très exceptionnellement à taux plein puisque les mises en pré-retraite sont la technique la plus fréquente en dégraissage et restructuration. On diminue le temps de travail hebdomadaire, ce qui renchérit celui donné en heures supplémentaires. On admet communément l’épargne salariale mais on ne saurait envisager des fonds de pension. Dès lors qu’il a su nommer quoi que ce soit, le Français pense avoir raison de la chose en question et la dominer. Exception bruyante, la cagnotte… à gauche, les baisses d’impôts à droite.

On ne dit pas, on n’indique pas, on n’expose pas : on explique. Un énoncé est devenu une explication. Telle personnalité publique s’exprime que le commentateur aussitôt ensuite prétend la traduire, en décrypter ou mettre en clair les propos. Ainsi, communique-t-on. Ainsi, le langage le plus terre-à-terre fleure la complexité.

Qui – quelle que soit sa morale personnelle – ne pense à l’enfant possible, putatif, refusé, appréhendé, souhaité quand il est dans l’étreinte sexuelle.

Pourquoi les religieux de toute confession portent-ils un uniforme – appelé habit, de même que les militaires ont une tenue ? et pourquoi le port de vêtements spéciaux est-il d’autant plus imposé et vécu qu’on est élevé dans la hiérarchie de sa religion ?

Autant les vêtements liturgiques sont déplacés et dépréciés quand ils sont portés hors d’un lieu de culte, autant une célébration dont les officiants ne seraient pas habillés ad hoc perdrait une grande partie de sa force.

Prier sans le support d’une lecture, d’une récitation. Penser sans que la mémoire soit soutenue par une plume, mais sans que les associations d’idées ou d’images l’emportent et contraignent à un cheminement qui leur seraient propres. La pensée maîtresse d’elle-même et l’écriture n’étant que le recueil d’une formulation cherchée à mains nues sans autre outil que la mémoire, la culture, l’imagination. La prière en forme d’accueil totalement disponible et libre, en forme de reconnaissance pour la visitation qu’elle sanctionne. Dieu nous visite, mais nos affections humaines aussi.

Toute l’expérience du sport que je n’ai pas, toute celle de mon vieillissement physique que j’ai – ô combien – et qui commença à mes trente-deux ans. Je plaçais, un soir, à dîner dans un restaurant au haut d’une plage portugaise, pas loin du cap le plus occidental de l’Europe, sur la main de ma très jeune commensale, la mienne, elle me parut soudain très vieille, en comparaison. Longtemps, la vieillesse est relative à la jeunesse des autres, puis elle nous devient propre, nos traits et nos chairs se défont, le dos se prend, il y aura bientôt l’odeur, puis le regard, eux deux précèdent longtemps la nuit. J’ai toujours eu les jambes, le bas des jambes, de plomb dès que je cours quelques mètres ; l’apnée m’a toujours été aisée. Découvrir que l’on tremble d’une main, qu’un genou, qu’un avant-bras ne tiennent pas l’effort.

L’informatique se prête à l’écriture automatique, celle d’un état de semi-veille seulement, un texte aberrant mais grammaticalement correct et de saisie impeccable succède soudain aux incohérences et aux relâchements que l’endormissement provoquait depuis plusieurs phrases. La vallée, le plateau en eux-mêmes, parfaits, après des montées et des chemins dépenaillés, impossibles, n’existant presque plus.

Ce regard hébété que personne ne peut surprendre et qui est le nôtre quand à notre table de travail, nous résistons au sommeil. J’ai eu une maîtresse avec laquelle je m’endormais en cours d’étreinte, non par fatigue mais par sommeil.

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