XVII
Ma belle-sœur, le matin
de sa mort, voyant l’aînée de ses filles, mariée et déjà mère d’une petite
fille, lui dit : ne pleure pas, ce n’est pas grave. La même, venant
vingt-huit ans plus tôt faire connaissance avec ses futurs beaux-parents, je
crois que c’est pour moi qu’elle s’annonce… il est vrai que nous sommes voisins
d’immeuble, qu’elle est ravissante et que je ne sais alors rien de ce qu’il est
convenu d’appeler la vie
La femme que – au moins
physiquement – j’ai le plus aimée, sinon le mieux, après une petite année d’une
séparation qu’elle a prononcée, lasse d’attendre le mariage ou au moins
l’exclusivité, reçoit un nouvel amant. Elle m’en fait part à un revoir beaucoup
plus tard : j’ai été étonnée que ce me soit aussi facile. Elle n’a pas dit :
naturel ou agréable.
Le 11 Septembre 2001 est
un commencement pour les Américains, mais pour le reste du monde, c’est une
conclusion : il n’y a donc plus d’exception, même les Etats-Unis peuvent
être atteints de manière physique sur leur sol et selon leurs symboles. Les
Américains cherchent alors les coupables, le reste du monde juge que c’est sans
doute affreux mais que ce n’est pas sans cause, et qu’ils ne sont pas les
meilleurs à souffrir dans leur corps. Premier malentendu.
Le second a trait aux Nations
Unies. Le reste du monde considère l’organisation comme englobant de droit
l’ensemble des Etats-membres et comme ayant vocation à encadrer leurs
initiatives ; l’Amérique considère l’organisation comme une institution
parmi d’autres, sans préséance fonctionnelle sur les Etats : au plus, un
outil disponible. C’est nouveau. Les débats sur la décolonisation reflétaient
ce qui ne pouvait être débattu que par ce biais, la division Est-Ouest,
le veto était conservateur de positions étatiques acquises et dont on ne
voulait pas se défaire. En
revanche, les majorités couvraient les interventions en Corée ou dans la
première guerre du Golfe. Aujourd’hui, la majorité putative refuse
l’intervention et sa légitimation rétrospective.
Que serait le monde sans
les Etats-Unis ?
On voit ce qu’est un
monde sans l’Union Soviétique. On ne sait ce que serait un monde où la Chine,
ailleurs qu’au Tibet, aurait démontré qu’elle est expansionniste.
On prétend élargir le
Conseil de sécurité et augmenter le nombre de ses membres permanents, ceux-ci
recrutés selon un critère de puissance, telle qu’appréciée par les tenants
originels du titre. On ne propose pas une refonte complète qui consisterait à
ce que chaque continent ou semi-continent élirait son représentant au Conseil de
sécurité, et à ce que chaque niveau de puissance et de population élise aussi
son modèle. Dans ces conditions-là seulement, il y aurait représentativité des
Etats-membres, compte-rendus de mandat, encouragement fait aux organisations
politiques régionales et débats réellement inspirés par l’esprit, et non par
des intérêts particuliers.
L’Allemagne a sans doute
inspiré à la France sa position vis-à-vis de la volonté d’action américaine en
Irak, mais elle ne se pose plus, le fait étant accompli, qu’en intermédiaire
entre Paris et Washington. La France ménage en la Grande-Bretagne une possible
intermédiation entre l’Europe et l’Amérique. Jean Paul II ne donne pas plus
raison à la France relativement aux Etats-Unis que celle-ci n’admet
l’antériorité des prises de position pontificales.
Le salut américain – au
drapeau, en chantant l’hymne national - : la main sur le cœur. Les
Français n’ont pas de salut national, sinon le garde-à-vous.
J’ai regretté que mes
concitoyens votent contre le projet soumis par de Gaulle au referendum, le 27
Avril 1969, mais je reconnais que les Français avaient raison de prononcer
ainsi son départ, car ils ne le suivaient plus, si d’ailleurs ils l’acceptèrent
jamais vraiment. L’image qu’ils ont fait de lui est fausse, banale ou gigantesque,
elle est inexacte. La période n’était plus au drame, et c’était la présence du
Général au pouvoir qui faisait le drame : sans elle, il y aurait eu un
arrangement entre opposants et gaullistes en Mai 1968, puis une dévaluation du
franc en Novembre. La période était tellement à l’arrangement et au calme qu’à
la suite de de Gaulle le seul événement fut la maladie de son successeur, puis
l’affaire des diamants dans le règne suivant. Il fallut douze ans – exactement
la longévité de la
Quatrième République – pour que la Cinquième accueille enfin
la gauche.
Je ne crois pas à
l’enfer, ni au purgatoire. Je crois à la folie, à la passion, à la dépression,
à la colère : toutes explications pour un meurtre ou un suicide. Je crois
à la jalousie, à l’envie, à la gourmandise : toutes explications pour le
vol, l’adultère et autres formes de prédation, mais le péché, tête-à-tête avec
Dieu et en pleine conscience de Lui déplaire et de se séparer ainsi de Lui,
non, il faut précisément être fou, déprimé, hors de soi, toutes circonstances
absolutoires. En revanche, je crois au péché originel et donc à une histoire
dialectique du salut remettant la création entière d’aplomb, c’est-à-dire en
éternelle participation à la
divinité. On n’est pas loin, quoique avec d’autres mots, des
religions morales telles qu’y excellent les sagesses d’Extrême-Orient, mais je
ne crois et ne crois pas que par l’assurance que me donnent d’une part des
écrits inspirés et que je reçois comme tels, et d’autre part l’expérience
intérieur d’une intime altérité. Je conviens qu’on peut arriver par d’autres
voies, mais je ne conçois comment j’y serai, quant à moi, arrivé autrement que
je n’y suis venu. Un Dieu personnel et pourtant incommensurable : ce sont
les musulmans qui le disent le mieux, et c’est en Islam que les Jean de La
Croix sont les plus nombreux. D’ailleurs, il n’y a pas deux générations d’écart
entre l’ultime retrait des Arabes d’Andalousie et la réforme accomplie dans sa
congrégation par Thérèse d’Avila.
Je ne crois pas à la
méchanceté intrinsèque de qui que ce soit, mais aux situations qui sont telles
que la méchanceté est une pente toute indiquée. Pour qu’il y ait un corrompu,
il faut un corrupteur, mais pour qu’il y ait victime, le bourreau n’est pas
nécessaire, les circonstances suffisent, le corrupteur se sait et se veut et se
présente tel tandis que le bourreau estime ne faire que son devoir ou obéir aux
ordres. Texte de membres des forces américaines stationnées autour de l’Irak,
ce printemps 2003 : faire le boulot.
La guerre en scaphandre,
le soldat et sa suite logistique, un homme suivi de dix, les incidents
techniques, les erreurs, les dérèglements causent autant de morts que l’ennemi.
L’ambition d’un combat
qui ne veut plus s’appeler guerre et qui ne reconnaît comme antagonistes que
des terroristes : zéro mort du côté du Bien, ce qui rend toute
perte retentissante. Trente mille morts américains dans la guerre du Viet-Nam,
soixante-dix depuis la fin des opérations censément conventionnelles en Irak,
ce printemps : ils vont bientôt peser autant. On compte par unité côté
américain et on évalue à mille ou dix-mille près les victimes soit de ces
guerres conventionnelles que furent l’intervention au Kosovo, les deux guerres
contre l’Irak, soit les massacres inter-ethniques en Afrique centrale et en
Yougoslavie.
Les guerres de
Yougoslavie stigmatisent doublement l’Europe : le nettoyage ethnique est
contemporain comme le fut la shoah cinquante
ans plus tôt, et il est européen ; l’Union européenne n’est intervenue
qu’en appui d’une logistique américaine tellement sollicitée que c’était aveu
d’impuissance.
La position française
dans l’affaire d’Irak peut paraître à ellipses pour les téléspectateurs et les
commentateurs nationaux, elle est univoque et sans discontinuité pour l’opinion
et le commentateur d’outre-Atlantique. On parle bien plus souvent de la France
quand on ne l’aime pas, que quand elle ne dit rien. Ou qu’elle suit.
Nous devons reconnaître –
comme un fait, et non comme un sujet de fierté – notre exceptionnalité
vis-à-vis des Etats-Unis. Nous n’avons rien demandé, et surtout pas le retour
du Canada, en échange de notre soutien financier et militaire à la guerre
d’Indépendance américaine. Ecrasés en 1940, demandeurs d’équipements de toutes
sortes autant pour participer à l’assaut anglo-américain de la
« forteresse Europe » que pour soutenir notre guerre d’Indochine,
nous menons proprio motu la
récupération de notre libre-arbitre en pratiquant la prolifération de l’arme
nucléaire et en quittant l’organisation intégrée de l’Alliance atlantique. Nous
attaquons le dollar et recevons cependant son concours quand le vent tourne.
Nous n’avons pas de population native nombreuse aux Etats-Unis qui fasse
pression ou poids électoral comme les immigrations de la plupart des autres
nations européennes, y compris celle des Juifs. Nous n’avons donc d’histoire
bilatérale que politique.
Une réclame pour de la
literie, sans doute ? trois paires de pieds dépassant de la couette,
femme, enfant, mari, est-ce une évocation de l’inceste ?
Ce qui a radicalement
changé en soixante ans, c’est le paysage urbain : trois traits. La place
physique de la voiture, chaussées bondées tout le jour et trottoirs doublés par
la file continue des stationnements. Le verre comme matériau dominant les
façades récentes, les faisant, ce qui multiplie les vis-à-vis mais aussi
apporte du ciel. La publicité érotisante, pas seulement les marques de
sous-vêtements, mais la nudité intégrale, pas seulement celle de la femme. L’ensemble
présente, de force, un miroir de la société contemporaine : la
présentation physique l’emporte dans la grande consommation alors même que la
hiérarchie sociale n’est produite que par l’argent et dès l’enfance
scolaire ; la voiture est le « moteur » de la croissance, le
premier agent de pollution urbaine et indirectement la cause des confrontations
stratégiques pour le pétrole ; le verre, censément transparent, ne l’est
plus que dans un sens, voir sans être vu. Ainsi, ce que nous voyons en paysage
de nos villes nous maintient dans le mensonge social : la beauté est
enviable mais peu accessible, la transparence est une pétition démocratique peu
réalisée, la liberté individuelle concrétisée par celle de se transporter
strictement selon son libre-arbitre est physiquement très limitée par
l’encombrement de tous contre tous. La sortie des villes et y entrer ne sont
aisés qu’à certaines heures ; il n’y a plus d’octroi, mais il y a rente de
situation sociale selon qu’on est ou non maître de ses horaires de déplacement.
La liberté discrimine, mais en inversant l’échelle sociale ; ces rouleurs
sur la chaussée devançant de beaucoup les voitures et même les bicyclettes. Se
déplacer à son heure en milieu urbain approche de la souveraineté. Employer
le temps, c’est le maîtriser. Là est probablement la première des faiblesses
françaises, notamment dans les sphères dirigeant la politique et l’économie,
relativement à l’Espagne ou à l’Allemagne qui ont su choisir entre le soit et
le matin. Mais nos voisines ont perdu la convivialité des repas ; la
première vit dehors dès la nuit, l’autre se sert au réfrigérateur, chacun en
solitaire, un vin blanc fait seul la rencontre en fin de soirée.
Les voix perchées et qui
rebiquent, celles des femmes, celles des journalistes de radio. dans les années
1930 et 1940, sont-elles le fait d’un « pleurage » des
enregistrements qui ont vieilli, ou parlait-on ainsi ?
Le vocabulaire
circonscrivant une époque : un album n’est plus la reliure d’un certain
nombre de pages dans une couverture, mais un disque audio-visuel ; une
compétition en est à sa énième édition ; un commencement en quoi que ce
soit est un coup d’envoi ; la justice a un tel dans le collimateur, la
Cour des comptes épingle, les hectares partent en fumée, l’équipe de France ou
celle de Guingamp réalise l’exploit, tel indice boursier s’adjuge une
progression et nous avons échappé de justesse à l’euroland. Le sport se dit – se décline – mental : on met la
pression, on entre dans le match, on retrouve ses sensations, on se lâche, on
se fait plaisir, on gère. Les buts sont la fenêtre, le portail et leur gardien
un portier. Bien davantage que les grands médecins, les arbitres en sports
d’équipe sont cérémonieusement des messieurs. Un ministre des Affaires
étrangères est le chef de telle diplomatie, une succession de déplacements ou
de visites diplomatiques, est un ballet. Les années 1960 n’avaient guère
inventé que les marathons à Bruxelles et les sommets – fort rares à cette
époque, et dont on attendait chaque fois qu’ils accouchent d’un nouveau monde,
les enveloppes, les déblocages de crédit qui leur ont survécu alors que la Quatrième République
avait la pudeur de ses déficits budgétaires, que nous n’avons plus :
l’impasse à financer, et le don des balancements à la limite de la
contradiction entre les termes, à quoi Edgar Faure excella, l’expansion dans
la stabilité, l’indépendance dans l’interdépendance. Les années 1970
furent surtout confrontées à l’incontournable et les années 1980 inventèrent la
cohabitation, le traitement social du chômage, les privatisations avant que les
années 1990 deviennent expertes en dégraissage, restructuration, plans sociaux.
Il y a le trou qui fut d’abord, au sens propre, celui de la Villette et qui,
depuis 1995, est celui de la sécurité sociale. Il y a depuis la guerre
davantage de termes négatifs ou de corrections que de concepts positifs :
décolonisation, décentralisation, délocalisation, débudgétisation ; la
croissance peut même être négative. Ce qui est de l’ordre de la compensation
appelle la redondance : nous disons reconversion pour conversion, reclassement
pour classement, il n’y a plus de classe ouvrière, tout le monde est agent ou
cadre. On allonge la durée du travail à longueur d’une vie, en théorie, pour
qu’en pratique la retraite ne soit plus que très exceptionnellement à taux
plein puisque les mises en pré-retraite sont la technique la plus fréquente en
dégraissage et restructuration. On diminue le temps de travail hebdomadaire, ce
qui renchérit celui donné en heures supplémentaires. On admet communément
l’épargne salariale mais on ne saurait envisager des fonds de pension. Dès lors
qu’il a su nommer quoi que ce soit, le Français pense avoir raison de la chose
en question et la
dominer. Exception bruyante, la cagnotte… à gauche, les
baisses d’impôts à droite.
On ne dit pas, on
n’indique pas, on n’expose pas : on explique. Un énoncé est devenu une
explication. Telle personnalité publique s’exprime que le commentateur aussitôt
ensuite prétend la traduire, en décrypter ou mettre en clair les propos. Ainsi,
communique-t-on. Ainsi, le langage le plus terre-à-terre fleure la complexité.
Qui – quelle que soit sa
morale personnelle – ne pense à l’enfant possible, putatif, refusé, appréhendé,
souhaité quand il est dans l’étreinte sexuelle.
Pourquoi les religieux de
toute confession portent-ils un uniforme – appelé habit, de même que les
militaires ont une tenue ? et pourquoi le port de vêtements spéciaux
est-il d’autant plus imposé et vécu qu’on est élevé dans la hiérarchie de sa
religion ?
Autant les vêtements
liturgiques sont déplacés et dépréciés quand ils sont portés hors d’un lieu de
culte, autant une célébration dont les officiants ne seraient pas habillés ad hoc perdrait une grande partie de sa
force.
Prier sans le support
d’une lecture, d’une récitation. Penser sans que la mémoire soit soutenue par
une plume, mais sans que les associations d’idées ou d’images l’emportent et
contraignent à un cheminement qui leur seraient propres. La pensée maîtresse
d’elle-même et l’écriture n’étant que le recueil d’une formulation cherchée à
mains nues sans autre outil que la mémoire, la culture, l’imagination. La
prière en forme d’accueil totalement disponible et libre, en forme de
reconnaissance pour la visitation qu’elle sanctionne. Dieu nous visite, mais
nos affections humaines aussi.
Toute l’expérience du sport
que je n’ai pas, toute celle de mon vieillissement physique que j’ai – ô
combien – et qui commença à mes trente-deux ans. Je plaçais, un soir, à dîner
dans un restaurant au haut d’une plage portugaise, pas loin du cap le plus
occidental de l’Europe, sur la main de ma très jeune commensale, la mienne,
elle me parut soudain très vieille, en comparaison. Longtemps, la vieillesse
est relative à la jeunesse des autres, puis elle nous devient propre, nos
traits et nos chairs se défont, le dos se prend, il y aura bientôt l’odeur,
puis le regard, eux deux précèdent longtemps la nuit. J’ai toujours eu les
jambes, le bas des jambes, de plomb dès que je cours quelques mètres ;
l’apnée m’a toujours été aisée. Découvrir que l’on tremble d’une main, qu’un
genou, qu’un avant-bras ne tiennent pas l’effort.
L’informatique se prête à
l’écriture automatique, celle d’un état de semi-veille seulement, un texte
aberrant mais grammaticalement correct et de saisie impeccable succède soudain
aux incohérences et aux relâchements que l’endormissement provoquait depuis
plusieurs phrases. La vallée, le plateau en eux-mêmes, parfaits, après des
montées et des chemins dépenaillés, impossibles, n’existant presque plus.
Ce regard hébété que personne ne peut surprendre et qui est le nôtre
quand à notre table de travail, nous résistons au sommeil. J’ai eu une
maîtresse avec laquelle je m’endormais en cours d’étreinte, non par fatigue
mais par sommeil.
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