XVI
La société est-elle
légitime ? pas une société théorique, celle que dénonce ingénieusement et
dialectiquement l’anarchie, mais notre société. La société de demain, celle
d’hier sont des thèmes d’étude ou le fond d’une mémoire, la société de
maintenant est tout simplement notre vie la plus personnelle en cde qu’elle est
exposée à la collectivité.
Quel est l’idéal d’une
société sinon celle qui fait droit, celle qui pacifie, celle qui
solidarise ?
Une société d’adhésion
peut se permettre d’imposer des sacrifices à ses membres, elle est choisie par
eux, et ceux-ci ont en partage la même définition, la désignation d’un bien
commun.
Qu’est-ce que la
légitimité sinon un sentiment partagé d’adéquation de l’existant et du
fonctionnant avec sa définition originelle et fondatrice, avec le but commun
poursuivi, avec les aspirations idéales ?
Le mouvement social, son
histoire qui n’est écrite qu’en éditions ouvrières [1], son
rapport à l’économie et à la politique qui n’est ressenti avec vérité qu’en
usine, c’est-à-dire en impasse. Les grandes réformes et les grands changements
en France, toujours par la rue ou avec l’anticipation de celle-ci.
Les lendemains qui chantent …toutes carottes, les fins de tunnel,
les rendez-vous pris. La rigueur, thème post-élecoral du premier mandat
présidentiel de Jacques Chirac, fait commenter laborieusement, toute la fin du
printemps de 1995, l’équation selon laquelle l’emploi – thème majeur de la
campagne – en sera le fruit. Naguère, c’était plus directement des fruits de la
croissance qu’il s’agissait. La pomme se ride et ne se mange que tavelée.
La légitimité est d’abord
sociale. Notre ancienne monarchie était d’abord une société, et la politique
signifiait les décisions et la conduite des princes. Quand il n’y eût plus de
rois, pas d’empereur, on commença de faire de la politique. De Gaulle et ses
sarcasmes ou ses bons mots pour les « petits politichiens » parce que
– aujourd’hui, parce que quelque part – il était roi ne faisait pas de
politique, il avait une politique, il voulait la politique. Parlant de la
conduite d’une politique ou de la vie politique en tant que joute et
affrontements d’espérance de carrière, il évoquait le jeu, celui du Joueur de Dostoiewski. Ils jouent au
bridge, je joue au poker. En 1932, la prescience est plus nette qu’une vieille
expérience.
La légitimité est d’abord
sociale parce que si le prince local ou lointain, national ou entrepreneur,
chef de guerre ou chef de clan n’est pas reconnu comme leur par ceux dont il
décide, améliore, empire ou laisser tomber le sort, il est rejeté. L’idée que
pour soigner une blessure, il ne suffit pas d’être bon médecin, il faut avoir
souffert soi-même. Ce que comprennent de travers les politiques en exposant une
intimité (d’artifice et dont chaque angle de vue a été calculé et soigné) pour
faire croire qu’ils sont comme ceux qui ne sont pas à leur place. Or, les
carrières politiques, en France – puisque c’est mon exemple a contrario et
notre cas – pâtissent de leur longueur, de leur codage et longtemps de leur
servilité envers un patron et plus encore envers la tribu. Les tribus de la
France contemporaine ne sont plus du tout celles fort légitimes du terroir, de
la naissance, de l’éducation, elles sont le résultat d’ambitions et d’intérêts
de carrière se conjuguant et se ménageant. Le produit n’est pas une analogie
sociale avec la société qui réclame soin et perspective. Ce sont des nantis qui
administrent des demandeurs et qui s’entendent avec des patrons, eux-mêmes
souvent issus de la politique, au sens des carrières.
Une politique qui n’est
pas socialement bienfaisante, qui n’est pas considérée par ceux qui la
regardent comme ayant prise sur le quotidien qui – lui – est tout social, ne
peut durer, elle ne satisfait que si elle ménage les arrières.
L’injustice sociale a
longtemps été l’inégalité des chances. Elle est aujourd’hui le chômage et les
écarts de rémunérations.
La naissance et le
diplôme assuraient, il y a encore une ou deux décennies, plus aujourd’hui.
Aujourd’hui et demain, la corporation, mais pas au sens des métiers, au sens
maçonnique d’une entraide entre initiés, avec cette différence de la maçonnerie,
qu’elle n’a pas d’éthique.
Un dépôt de bilan,
naguère, s’accompagnait du suicide du principal dirigeant ou se faisait
annoncer par cela. Aujourd’hui, on est rétribué pour partir, sans comptes
vraiments rendus, davantage que si l’on était resté aux gouvernes.
Les syndicats et
représentants des salariés en comité d’entreprise sont aussi informés et
souvent plus compétents pour ce qui est de la marche de l’entreprise, des
manières de gagner des parts de marché ou de la productivité. La supériorité
unique des dirigeants patronaux est leur recel de la stratégie, des alliances,
de ce qui est – abstraitement pour ne pas éveiller de méfiance – appelé la
croissance externe.
Tandis que le salariat
s’attache à ce qu’il fait et vit au présent, d’où la supériorité qui ne se
dément toujours de la feuille de paie relativement aux intéressements s’ils
sont trop différés dans le temps, les dirigeants lorgnent la concurrence,
s’allient à elle si elle paraît plus puissante, l’absorbent s’ils le peuvent.
La passion des uns est dans le travail, celle des autres – presque libidineuse
– dans l’accroissement d’un rayonnement d’entreprise ou de panoplie des métiers
de groupe.
On disait maison, on a
dit société, on parla de groupe, on a maintenant des noms latins, des sigles
qui effacent les vieilles références. Cela ressemble à ces panneaux
publicitaires, encadrés d’aluminium, alternant parfois comme un film passé en
boucle, plusieurs images pour un seul support, et derrière, pas encore
complètement effacés sur une façon de stuc ces réclames peintes en bleu ou en
rouge pour Byrrh, Michelin ou Ripolin. Car dans mon enfance, il y avait de la
publicité dans la partie tunnel du métro. à Paris. Dictionnaire des changements
de nom, ainsi disparaissent quelques traces, la Lyonnaise des Eaux, la Générale
(des eaux aussi), et avec celles de filières de corruption.
Adolescent, c’étaient des
fondations datant de l’autre siècle – le XIXème ou à la rigueur des années 1920
– qui pouvaient impressionner, au linteau des magasins, ces lettrines dorées
sur fond noir mica ; aujourd’hui, c’est être ancien que d’avoir commencé
dans les années 1970.
Les immeubles dans nos
grandes villes, plus aucune façade, dans beaucoup de quartiers, n’est d’origine
pour le rez-de-chaussée, spécialement à Paris. Quelques portes cochères pour
les vieux immeubles, et tout le bas est en vitrine, en réorganisation complète
d’une esthétique qui n’a plus souci de la continuité des bâtiments.
Ces barrières scellées
dans les trottoirs, les adolescents y perchent. Les sacs-à-dos au lieu des
cartables d’autrefois, la patinette pour adulte n’a pas pris, mais les patins
et autres rouleurs se multiplient, véritables moyens sinon de transport, du
moins pour se déplacer. Autant que la publicité et le touche-touche des voitures
sur la chaussée au ralenti ou à l’arrêt, le long des trottoirs, ces
comportements nouveaux, ces silhouettes et ces poses changent l’aspect des
voies publiques. Celles-ci ne retrouvent leur ambiance d’il y a cinquante ans
que la nuit.
Ces profils d’immeubles,
construits dans les années 1900 et qui sur leur pan aveugle, de pierres
meulières, osent parfois ouvrir des fenêtes minuscules et clandestines.
L’époque des chambres de bonnes, des bureaux de placement. Ce sont maintenant
des agences d’intérim, plus groupées dans certains quartiers que des magasins
de fringues. Les étiquettes des locations ou des ventes sont de mêmes genre et
format que les appels à services. De véritables négriers sont embusqués, là. On
arrive directement de son pays à ce trottoir. Les marchands de sommeil sont de
la relève. Il est étonnant que notre société ne secrète pas davantage la folie.
Il y a le suicide des
adolescents, les tentatives par centaines de milliers, les morts réussies, si
je puis écrire, par centaines. Il y a les routards, aux beaux yeux, aux chiens,
aux gros sacs, à la sébille organisée. Il y a ceux qui d’année en année ont
leur carton planqué dans un garage le jour et qu’ils vont déplier la nuit,
toujours dans la même embrasure d’un immeuble moderne, ceux-ci s’y prêtent
davantage que les anciens clos, sans le moindre creux en façade. Il y a les
errants et les amoureux de plein air qui conditionnent leur réemploi à tant de
liberté, et à l’accompagnement de leurs chiens, qu’ils ne trouvent rien et ne
s’en plaignent pas, des contemplatifs sans écriture ni rêve, à qui une femme ne
manque pas. Il y a tant de maladies sociales, chacun a des degrés et son taux
de mortalité, mais la diversité pullule et qui est aujourd’hui sain ? Le
statut pénal du président de la République accule l’impétrant à décéder à
l’Elysée, chacun craint pour son emploi du bas au haut de l’échelle.
Si les émoluments des
directeurs de ressources humaines et des présidents de grands groupes
d’industrie ou de services étaient diminués dans une proportion que la loi
aurait défini, selon le nombre et la qualification des salariés qu’ils
licencient, pour renflouer le bateau, lâcher du lest, comme s’il n’y avait que
l’humain à passer par dessus bord, et si encore le ballon reprenait vraiment et
durablement de l’altitude. Si, en sus de ces diminutions de rémunérations
personnelles, les dirigeants, les fauteurs de vies gâchées, étaient
responsabilisés sur leurs espérance de retraites et aux gratifications, façon stock options. Aujourd’hui appelle des
responsabilités sanctionnées.
Les débuts de la
planification, en France – celle-ci devenue si exemplaire qu’elle faisait
modèle – se datent, mais l’abandon de ce qui était prévision et compromis, de
quand date-t-il ? Car il y a encore sur le papier et dans les textes une
planification et un commissaire au plan, ou du plan, général naguère, sans
grade aujourd’hui, rattaché au Premier ministre, ou haut le pied, ou formant à
lui seul un portefeuille, mais quoi est planifié, sur quoi s’engage-t-on ?
alors même que le financement des déficits publics, de nos grandes industries,
de celles de nos banques mises en redressement, que l’accomodement de nos
budgets d’Etat aux critères dits de Maastricht, voire les promesses
présidentielles de campagne électorale, appellent des calendriers, des
échéanciers et surtout la collation des prévisions, possibilités et
disponibilités de chacun dans tous les domaines et sans distinction de statuts [2].
L’économie boursière est
censément anticipatrice, mais il ne vient à l’idée d’aucun gouvernant de
faciliter ces anticipations en prévoyant des engagements de dépenses et des
levées de recettes vraiment fondées sur des perspectives sincères et
vérifiables à mesure. Aujourd’hui, les gouvernants de notre économie modifient
chaque trimestre la prévision de croissance, pour ne pas publier annuellement
un constat de récession. Sous Louis Philippe, le cours de la rente était la
mesure de l’opinion et le roi ne lisait que le Times de Londres. La
dette française de maintenant, parce qu’elle atteint mille milliards d’euros,
est enfin mémorisée. Les huit ou neuf cent millions d’un énième plan d’urgence
quoique à cinq ans [3] montrent à quelle échelle
peut se situer un choix gouvernemental.
Les grands travaux
nationaux ou européens, selon une idée et une phraséologie aussi vieilles que
nos ateliers nationaux de 1848, se prêtent à une planification. Celle-ci ne se
fait pourtant pas. Un cercle d’ingénieurs dans un de nos ministères techniques
peut déclarer – et donc faire naître un sérieux doute – que tel tracé
ferroviaire, Paris-Strasbourg par exemple ou Lyon-Turin n’a pas de chalandise
repérable, comme si précisément le succès d’une nouvelle voie ne peut se
mesurer qu’une fois celle-ci établie et proposée aux usagers. On se passa
d’autoroutes en France, longtemps après nos voisins, sous prétexte – enseigné
dès les petites classes, en même temps que l’altitude du Mont-Blanc et quelques
listes cocasses de sous-préfectures – que notre réseau routier était le
meilleur du monde, de même que nos trains les plus rapides, et le réseau de
notre principale compagnie aérienne le plus long. Mais les autoroutes
commencées, nous ne saurions plus nous en passer. Un nouvel exode en cas d’une
guerre totale massant tout le monde sur un système infiniment moins innervé que
l’ancien, paralyserait le pays encore plus vite et mortellement qu’en Juin
1940.
Qui parle de défense
opérationnelle du territoire ?
Y a-t-il en somme et
encore une organisation française ? Le débat sur les intempéries depuis
1999, qu’il s’agisse de vent, de pluie, de chaleur, de marée pétrolière, voire
de contamination par transfusion sanguine, montre que nos organigrammes se
compliquent et que les décisions ne peuvent plus se prendre, ou qu’elles se
prennent, comme la grammaire le suggère, et se réduisent à une abstention
rétrospectivement pleurarde et compassionnelle.
Le chômage, la mûe de
l’économie réelle, la fin du travail ouvrier, le déclin d’une productivité
proprement humaine, le dédain des dirigeants pour l’inventivité des salariés ne
provoque aucune compassion. L’ingéniosité est demandée aux statisticiens en
sorte que la masse des condamnés à la pré-retraite, aux diverses fins et
réduction de droits ne se sachent pas en force ni en nombre. On parle de
traitement social du chômage, en admettant rétrospectivement qu’il y avait donc
un traitement économique du chômage, c’est-à-dire une croissance économique
suivant ou précédant, selon des à-coups, l’évolution démographique. Nous nous
trouvons autant en surnombre dans nos structures économiques actuelles, qu’en
sous-emploi de nos capacités matérielles et intellectuelles, et presque dès
maintenant en demande de personnel qualifié et spécialisé. Les statistiques,
les prévisions ne sont examinées qu’en secret, sans apparent débat, et les
enceintes notamment parlementaires qui pourraient en discuter sont généralement
éludées par les gouvernants courant d’un foyer à l’autre du possible
mécontentement, dont il est toujours redouté qu’il dégènère. Car entre
Français, nous nous connaissons de moins en moins.
Je ne vois pas pourquoi
le gouvernement et son opposition, chacun flottant tour à tour sur une
conjoncture dont ils ont de moins en moins le secret du ressort, auraient le
monopole de l’explication aux gouvernés d’une politique ou d’un choix, d’abord
parce qu’ils ne choisissent plus. Et pourquoi ce ne serait jamais aux gouvernés
d’expliquer ce qu’ils vivent et ce dont ils ont besoin. Expliquer ne peut être
une rente de situation, et si c’est un art, il est de magicien, non de
démocrate.
On est jeune, on fait vieux.
Diviser pour régner est
une trahison. Notre mal actuel tient à ce qu’entre générations, entre régions,
entre classes sociales qui demeurent, chacun a la sensation de ne plus pouvoir
être compris, et encore moins d’avoir quelque droit à la parole. Sans doute
parce que le combat codé des années où le dialogue social admettait la grève et
la négociation, voire la planification dite à la française, n’est plus de mode.
Gommés, éludés, niés les conflits, les combattants sont priés de ne plus
combattre, en sorte que tout mouvement social depuis une grande quinzaine
d’années frappe par sa durée, par sa démonstrativité dans la rue et échappe
autant à l’analyse syndicale qu’à l’encadrement politique. Manifestations et
grèves lycéennes, cycliques, pas seulement… bras-de-fer des urgentistes et des
pompiers bien avant la canicule et les records de superficie balayées par le
feu. Chacun dans notre pays sait fort bien dans son métier ses nécessités,
gouverner devrait être l’art d’en faire la somme et celle-ci identifiée, d’en
ménager les moyens. Les gouvernements de notre décennie et de la précédente
dans l’autre siècle gouvernent en défense. On dit d’un ministre qu’il plaide.
Avant cet été, deux
sommes englouties pour de la publication gouvernementale, un livre du ministre
en charge de l’enseignement, un dépliant du Premier ministre à propos des
retraites, quel débat cela a-t-il instruit ?
Le combat opiniâtre, de
dix ans, celui de Jules Ferry pour en parallèle obtenir la scolarisation des
jeunes filles et la gratuité, donc le financement public, de l’école primaire
obligatoire. Un grand homme par idée, et l’idée fait le grand homme.
Aujourd’hui, qui a une idée ? A lire les parutions antérieures de trois ou
quatre mois seulement à la formation du gouvernement actuel, on ne sait si
c’est le secrétaire général de l’Elysée d’alors ou un président de conseil
régional qui écrivit le premier sur ces gens d’en-bas par rapport à ceux
d’en-haut. Paternité ? ou conversations déjà de connivence ? mais une
idée simple, même juste, n’est pas forcément une grande idée. De Gaulle
l’éprouva pour ce qu’il appelait la participation.
Un professeur des
facultés de droit – Charles Gide – eut un stand d’économie sociale à
l’Exposition universelle de 1900, tenue à Paris. Il professait à l’Ecole de
guerre l’économie avant 1914 et mit en analogie les kolkhozes, les colonies
jésuites du Paraguay aux XVIIème et XVIIIème siècle et la colonisation
américaine. Charles de Gaulle fut un de ses élèves et était un de ses lecteurs.
Avoir une vue militaire
de l’économie n’est pas aussi faux que le brocardait Franklin Roosevelt :
de Gaulle en sait moins en économie qu’une femme à propos de carburateur de
voiture. Il s’agit bien de lutter pour sa survie et n’être pas éliminé. Prendre
un marché se fait comme on gagne un territoire. Les règles du secret et de la
séduction, le risque d’une météorologie contraire ne sont pas fondamentalement
différents. D’ailleurs, le New Deal s’est voulu explicitement une
politique sociale, et non pas une initiative économique.
Ce qui singularise le
social de l’économie et de la politique, c’est qu’on y souffre et qu’on en
meurt.
La force de de Gaulle fut que cette souffrance et ces morts n’étaient
pas sociales, dans la France dont il eût à répondre, mais nationales. C’était la
guerre. Ce qui lui donna une assise politique proprement extra-ordinaire, et
lui procura aussi une totale liberté personnelle dans sa compréhension du
social. Le lien pouvait n’être que national et même politique, et les choses
s’inscrivaient en termes de dialectique et non de conflits internes ;
ceux-ci en furent même durablement empêchés. Une définition de la
« nouvelle société » [4]
n’était pas loin, que permettait l’épopée. Cette
identité de nature entre tous ceux qui se rangeaient sous la Croix de Lorraine
allait être, par la suite, une sorte de donnée permanente de l'entreprise. Où
que ce fût et quoi qu'il arrivât, on pourrait désormais prévoir, pour ainsi
dire, à coup sûr, ce que pensertaient et comment se conduiraient les
"gaullistes". Par exemple : l'émotion enthousiaste que je venais de
rencontrer, je la retrouverai toujours, en toutes circonstances, dès lors que
la foule serait. Je dois dire qu'il allait en résulter pour moi-même une
perpétuelle sujétion. Le fait d'incarner, pour mes compagnons le destin de
notre cayse, pour les étrangers la figure d'une France indomptable au milieu
des épreuves, allait commander mon comportement et imposer à mon personnage une
attitude que je ne pourrais polus changer. Ce fut pour moi, sans relâche, une
forte tutelle intérieure en même temps qu'un joug bien lourd [5].
Dans le fonctionnement
d’une société – au sens de l’organisation collective, ou au sens d’un
groupement industriel ou de service – si la considération mutuelle fait défaut,
il n’y a plus que des machines, fussent-elles humaines. La terre et l’économie
rurale imposent cette considération, ce qui ne veut dire ni l’amitié ni la
générosité, qui sont d’un autre registre, pas forcément plus ouvert qu’en ville
ou à l’usine, et au bureau.
Pour les services, on dit
bureau ou guichet, on ne dit pas chaise ou salle, on pourrait dire dialogue,
mais on ne le dit pas. Pourquoi ?
Les salariés qui ont
quarante ans et plus ont une culture de solidarité entre eux et avec l’outil de
travail, avec l’entreprise cadre de vie. Leurs cadets savent qu’ils ne vivront
pas leur existence entière là où ils débutent ou passent, ils sont manœuvrés et
séduits, dédommagés ou virés individuellement et sauve qui peut.
Pour Marx, le modèle
politique était la France et l’économique l’Allemagne, nous produisions le coup
d’Etat du 2 Décembre et la Commune, ce qui n’est pas mal avec les journées de
Février et de Juin 1848 donnant le branle à l’Europe entière comme en 1830. Mai
1968, parce que c’était la France et parce qu’il y avait de Gaulle, fut de
résonnance mondiale, et l’histoire – qui est événementielle – lui trouva en
pendant le « second coup de Prague ».
J’entends par événément
ce qui est d’histoire humaine et n’est pourtant pas de décision humaine, comme
s’il existait un être propre qui serait l’histoire ou comme si l’humanité en
tant que telle avait une certaine capacité propre à produire indépendamment de
ses composants de l’explosion, de la tranquillité, de l’invention, de
l’imagination, du malheur. Les agents de l’histoire… le sens de l’histoire…
expressions fleurant cette intuition. La gloire des grévistes ou des
manifestants de rue, chez nous plus encore que dans des pays moins chargés
d’histoire et de luttes sociales bien mémorisées, sinon enseignées, est
probablement cette sensation d’être par eux-mêmes l’histoire. C’était le génie
de certaines proclamations de Bonaparte autant que de Napoléon. Faire
l’événement n’est donc pas redondant, c’est bel et bien se substituer à
l’Histoire et lui tenir la plume.
L’événement social devrait
être synonyme d’une création. Création d’une entreprise, découverte d’un
procédé allégeant le travail et la peine de l’homme, réunion des financements
nécessaires, législation consensuelle. De grève et de mouvements sociaux que
par scandale intime, vécu et reproduit par du nombre. Le domaine où la
statistique, comme le nombre des morts au combat ou d’une épidémie, triomphe et
l’emporte. L’imprudence, rétrospectivement crâne, d’un Premier ministre
attachant son éventuelle démission à un nombre cumulé de manifestants hostiles
à ses décisions.
Certes ambassadeur au
Japon puis conseiller diplomatique du président de la République, ce directeur
du cabinet d’Alain Juppé, alors à Matignon ne pouvait qu’être un littéraire et
non un « énarque » pour rechercher les précédents historiques – hors
Mai 1968, ne pas tenter le sort… - des mouvements parisiens de
Novembre-Décembre 1995. Il tomba sur les grèves de 1953 dont l’Histoire a peu
retenu comment Joseph Laniel s’en tira…
Politique et économie,
quand ils paraissent ou sont donnés comme des évidences devant lesquelles il
serait déraisonnable de ne pas s’incliner – la démocratie n’est pas la vertu de
choisir, mais l’obligation de s’adapter – laissent au social sa vraie pointe,
il est le registre où rien ne vaut que par comparaison, pas tant avec la
situation d’autrui qu’avec ce que l’on croit mériter ou ce qu’il est possible
d’obtenir, et que, précisément, l’on n’est toujours pas en voie d’obtenir. Le
social est le domaine de l’impatience, il avance par réduction des injustices,
il mobilise par le scandale.
L’évolution sociale – du
fait des transformations techniques de l’activité économique – a rendu
aujourd’hui le scandale plus moral et politique que proprement attaché à un
dysfonctionnement de la société. L’euthanasie, l’asile aux demandeurs étrangers
persécutés chez eux, la présomption d’innocence, l’application des peines, la
psychologie sexuelle sont des débats qui parce qu’ils sont publics paraissent
politiques, et les événements de leur ressort parce qu’ils sont médiatisés
provoquent le scandale ou le récri. Ainsi s’use la capacité médiocre d’une
société de se scandaliser d’elle-même. Tandis qu’en des périodes, déjà
lointaines de près de quarante ans, on stigmatisait ce qui aujourd’hui n’est
plus même critiqué [6], une science s’est
émoussée, celle du discernement de l’injustice et de son envers, la supercherie
discoureuse et dogmatique des praticiens de l’économie financière.
Le débat social s’est
transporté vers le registre financier, vers le fonctionnement des instances
statutaires de l’entreprise, sans doute est-ce le prémisse d’une rigueur dans
les gouvernements privés, mais c’est émousser l’acuité avec laquelle on a
mesuré pendant un grand siècle, celui de notre industrie nationale, le progrès
social en terme de plein emploi.
Le combat a deux époques,
celle d’une lutte pour la juste rémunération du travail et depuis la fin de ce
que l’on appelé – à partir de quand ? – « les trente
glorieuses », celle d’une supplication pour la sauvegarde des emplois. Ce
qui n’a effectivement rien de chatoyant.
Dans le moment où la
liberté de l’entreprise est totale puisque la loi est mobile, d’un quinquennat
législatif à l’autre, et que la planification est émolliente, l’entreprise
cesse d’être le lieu du débat social. L’enjeu de l’emploi est national,
européen, mondial. La lutte dans les entreprises plaçait la dignité et les
nécessités de l’homme au niveau des conditions de travail, de la prévoyance
sociale et des rémunérations. La précarité universelle du facteur humain les
situent désormais au plan théorique et philsophique. Pour la première fois,
depuis les débuts de la révolution industrielle, le libéralisme est sommé de se
justifier en doctrine parce que sa pratique n’a pas produit le progrès social.
L’économie virtuelle appelée à caractériser de plus en plus l’économie de
services dissocie et éparpille les sociétés et les forces de travail autant
qu’elle les place en réseau mondial, et peut-être à cause de cela même.
C’est par la dimension
internationale, mondiale, que l’on est en train de revenir à la notion de
service public [7], et de bien commun, que
les privatisations et la libre concurrence avaient démodés au plan national et
au plan européen. C’est par l’inquiétude écologiste que l’on revient à la
pétition démocratique et au concept de l’intérêt général.
Il est très difficile
de prendre conscience du problème de civilisation et plus encore de le poser en
termes politiques (…) Nos comportements subissent en même temps une dispersion
qui empêche toute réflexion approfondie : nous nous agitons plus que nous
agissons. Et nous n’arrivons pas à prendre conscience du présent. Nous
souffrons de problème du retard inévitable de la conscience sur le vécu,
accentué par la vitesse et la complexité. De plus, les processus de décomposition
au sein de notre civilisation ne permettent pas de percevoir les éventuels
processus de recomposition. Les sociétés complexes évoluent selon un processus
de décomposition/recomposition. (…) Mais le processus est devenu trop rapide.
Va-t-on vers une mutation, une métamorphose, une régression ? [8]
[1] - bibliographie donnée par
Jean Maheu, futur directeur de la
Musique au ministère de la Culture, et fils de René Maheu – Les
rouages de l’économie française d’Albertini, précisément aux
Editions ouvrières, était au début des années 1960 la seule description
existante de notre société, vue sous cet angle, avec les Forces et
faiblesses de l’économie française de Jean-Marcel Jeanneney, alors
devenu ministre de l’Industrie, avec Raymond Barre comme directeur de son
cabinet
[2] - Mais qu’il s’agisse d’administrer ou
d’informer les citoyens, de planifier et de guider l’activité du pays, d’y
rendre la justice, d’enseigner et d’orienter sa jeunesse, de susciter les
foyers de ses arts et de ses lettres, de préparer sa défense, de représenter et
de faire valoir au-dehors son idéal et ses intérêts, la réussite exige, qu’au
milieu des circonstances très diverses et très mobiles de notre temps, l’Etat
assure à son gouvernement les moyens de se donner et de suivre des desseins à
longue portée. Les écueils sont aujourd’hui, trop nombreux et trop danegreux
pour qu’il soit encore possible de naviguer à la dérive. Charles de
Gaulle répondant, le 1er Janvier 1968 aux voeux des corps
constitués… cinq mois ensuite, ce fut Mai…
[3] - les conséquences de la
canicule et l’étoffement des services au troisième âge
[4] - ce fut en temps de paix
l’esquisse de Jacques Chaban-Delmas
[5] - Charles deGaulle, Mémoires de guerre * L'appel (éd. Plon
tricolore . 1954 . 680 pages) p. 111
[6] - Quand les hommes au pouvoir sont liés dans
leur vie quotidienne à des groupes financiers et industriels qui ne rêvent que
de profits sans limites, ils ne peuvent pas administrer l’Etat avec l’ambition
intransigeante de l’intérêt général. Nous en avions la conviction, nous en
avons maintenant la démonstration. Gaston Defferre à l’Assemblée Nationale le 26 Novembre 1964, c’est à
dire au temps du Général de Gaulle.
[7] - citer ici en références
les œuvres de Stieglitz, prix Nobel de l’économie en 2001
[8] - Edgar Morin &
Sami Naïr, Une politique de civilisation (Arléa . Décembre 1996 . 250 pages) p. 133
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