IL
&
Sa
destinée, qui la racontera ?
Car
sa vie a été retranchée de la terre.
Isaïe LII 8 prophète à Babylone vers 550-540 av. JC
un autre traduit : son sort
et un troisième : son âge
L’amour
ne se repose jamais
Maximilien KOLBE concentrationnaire mort sur place en 1944
Ma
misère est finie
Pierre-René ROGUE montant à l’échafaud en 1796 à Vannes
Plus
il avance, plus il se donne
Xavier PERRIN moine, en 2003
I
Il
voulut tirer à lui, il était assis au lit, le téléphone et le poser sur ses
genoux. Le fil venait sous la petite table basse de contre-plaqué peinturluré
aux façons d’Allemagne du sud, qui lui avait été offerte ; il y posait le
plateau d’acier (la boutique danoise…), la théière du même métal, le thermos
atone et la tasse qu’il ne lavait que rarement, un cube de lait aussi. Démêler
l’écheveau des fils, l’arrivée de la rallonge, le chargeur du portable, les
deux portables, l’écritoire informatique et la liaison Internet, le petit
téléphone au format de paquet de cigarettes. Il n’avait jamais fumé, quelques
fois à de très longs intervalles pour se donner l’apparence d’un moment à
marquer par la rupture d’une abstinence qui ne lui avait jamais pesé, se donner
une contenance en regardant les autres danser et en attendant son tour pour la
cavalière convoitée, quelques minutes, quelques soirs à ses dix-sept ou vingt
ans, la bouffée qu’il ne savait pas bien expulser et pas davantage il ne savait
ni n’avait su allumer sans pouffer. L’association d’images plutôt que d’idées,
cette pelote qu’il n’avait pas construit, résistait à ses logiques et à ses
recherches, il ne fallait pas tirer, il fallait identifier. Il pensa que la vie
humaine est ainsi, rien de noué mais tout s’emmêlant et formant à la longue un
véritable nœud. Pourquoi ? Le nombre de fils, de brins, semblait
explicatif, pourtant réinstallant si souvent son écritoire informatique, il
constatait cette propension de tout câble à faire une boucle, à s’entre-pénétrer,
à se compliquer.
Il obtint –
sans l’avoir désiré – au téléphone, une femme qui était heureuse du seul fait
d’avoir des enfants. Le second venait de naître, elle expliquait sa rétention
d’eau, il répliquait par la gracilité de cette silhouette qu’il avait d’abord
évasivement jugée avenante d’après les photographies qui lui avaient été
présentées, une jeune femme aux cheveux courts, noirs et plaqués, un peu frisés
aux tempes, en chemisier, en maillot de bains à plusieurs pièces, la fiancée de
son neveu, puis l’épouse venant de l’autel depuis une grande pelouse, l’église
paroissiale de campagne, celle de ses parents, au bras du père bien costumé, et
elle l’avait regardé, lui, l’un des multiples oncles et celui qui devenait son
mari par la bénédiction de l’Eglise et un choix qui avait dû être mutuel mais
dont les tiers, la famille n’avaient rien su, ni en fait, ni vraiment en date,
ni en circonstances, un message Internet bien contraint puisque les amants
allaient recevoir dans quelques heures la visite bien dosée des frères et sœurs
et qu’il faudrait bien alors publier la nouvelle qu’on n’étoufferait pas. Elle
l’avait regardé en venant à l’autel avec une expression saisissante, pathétique
d’effroi. Puis elle avait continué, elle ne s’était d’ailleurs pas arrêtée,
elle n’avait pas même ralenti, comme si sa silhouette se disjoignait d’une âme
apeurée. Une peur originelle, mais de quoi ? et de qui ? Alban était
disert, il était devenu taciturne, ou plutôt tacite car il avait semblé heureux
mais ce qu’il voulait signifier, et il y parvenait à merveille, était son
indépendance acquise. Qui possédait l’autre, le mari ou la jeune épouse. Le
regard avait été le même, un an ensuite, au mariage d’un frère, mais l’oncle et
la nièce par alliance avaient été complices ; là, dans les derniers rangs,
mais parfois s’avançant pour prendre des photographies ou filmer, il l’avait
rassurée. Les années passèrent sans importance, il gardait le souvenir que par
la peur s’exhalant d’yeux superbes. Ainsi Maud et Alban vivaient-ils à quelques
centaines de kilomètres quand il avait appelé, était tombé sur la nièce par
alliance plutôt que sur sa propre sœur dont il voulait savoir si elle viendrait
prendre quelque repas chez lui, dans les jours proches. Elle aussi l’avait
quelques instants passionné, elle n’était pas encore mariée, lui ne l’avait
jamais été, il habitait encore chez leur mère tout en ayant logis et couvert
ailleurs, sans l’avoir choisi tout en y consentant par faiblesse, par habitude,
et pour quelques joies qui lui faisait oublier – à la façon d’un verre de bon vin
avant que ne vienne la lourdeur du repas terminé – tout le poids d’une vie
qu’il commençait ainsi à rebours de ses volontés et de ses rêves. Sa sœur donc,
qu’il ne reconnut pas, sous le porche du bel immeuble à un carrefour et
quelques dizaines de mètres des grilles somptueuses du parc Monceau. Une
silhouette de dos, à contre-jour, qu’il voulut suivre, dont il se rendit compte
qu’elle allait prendre le même escalier que lui, il attendit l’ascenseur
qu’elle avait appelé, où elle était montée sans se retourner, une silhouette de
jeunesse, d’un certain mystère, ni sensuel ni étrange, une sorte de
connaissance qui aurait appelé du temps, de la perspicacité, de la réciprocité
d’attention surtout. Il n’avait jamais eu de curiosité physique pour ses sœurs,
il avait, certes, le souvenir de jeux de mains plutôt que de regard avec
l’aînée de celles-ci, lui n’ayant pas dix ans et elle pas sept, la salle de
bains des enfants au nombre desquels il était comme tous, dans une famille de
neuf, dont l’aîné surplombait tout de ses dix ans d’absolue antériorité ayant
fait jusqu’aux abords de la vieillesse de son histoire et de ses vues de la
fratrie et des parents une toute autre mémoire que la sienne. Les jeux, il y en
avait eu un, pas vraiment répété, mais sans doute pratiqué deux ou trois fois
sans que la personne préposée au gardiennage, à la toilette, aux repas, aux
conduites en classe et aux promenades les jours de congé, y ait vu à reprendre
ou l’ait simplement aperçu. Le doigt de cette sœur dans son anus, lui la face et
les épaules dans l’eau de bain. Une sœur, l’aînée de ses sœurs qui avait gardé
ce que l’on a appelé pendant deux ou trois générations du chic, de la classe,
ou du charme, ce que l’on ne disait plus maintenant qu’il avait soixante ans.
Le vocabulaire ainsi que cette sœur s’étaient démodés, dataient.
Ce
qui avait le plus changé, c’était les jeunes filles, non qu’il y en eût tant,
de si jeunes et de si attirantes assez souvent, insolemment alors que le monde
avait vieilli, que la mémoire pesait plus que le présent, que chacun des
moments désormais semblait facultatif, sans préalables, sans suites, que plus
rien ne se promettait ni ne s’offrait vraiment, alors qu’il avait soixante ans
mais que les jeunes filles avaient toujours dix-huit ans, les jeunes femmes
vingt. A vrai dire, celles qui avaient été ses contemporaines s’étaient
perdues ; autant il lui semblait reconnaître certains de ses camarades
d’enfance ou des visages qu’il avait dû voir dans les rues de ses années
scolaires, aux heures de début et de fin de journée, quand on se bouscule un
peu sur les trottoirs avec les avancées des commerces, des épiceries, des
boulangeries, autant les femmes n’appelaient jamais un visage d’enfance quand
il en regardait une, mais il s’attardait à un regard que s’il y lisait une
expérience de la beauté, celle que l’on a eue et dont il reste une certaine
habitude, une habitude assurée d’attirer précisément le regard. L’expérience
d’avoir attiré console et compense celle de ne plus tenir l’affiche, mais ce
reflet du passé est parfois si intense qu’il en tient lieu. Une sorte de
complicité peut naître, en paroles au moins, j’ai été belle, je fus désirée,
j’ai consenti, il m’est arrivé et les points de suspension suffisent, une
communion de bonheur, d’un réel succès de l’espèce humaine s’esquisse de part
et d’autre, on se sourit, on fut. Cela se voit encore, cela se voit évidemment.
Les
jeunes filles plus cambrées qu’autrefois et naturellement. Sans ceinture, le
pantalon régnant depuis des décennies mais ne tombant sous les hanches que
depuis peu,, retenu seulement par quelque bourrage de chair que naguère on eût
trouvé intempestif et à faire disparaître à presque tout prix et qui
aujourd’hui a l’utilité des bretelles. Les pommettes à la chute des reins, le
nombril montré même en hiver, de la blancheur à inviter la main des rotondités
et des déclivités de bas ventre médiéval. Les vierges enfantines en pantalon de
toile presque bouffant aux chevilles dont la découverte à la Belle Epoque
faisait pâmer les messieurs portant encore haut-de-forme tous les jours. Peu de
beaux visages, bien moins d’insolences blondes pour les voitures décapotables
que dans les années Sagan, pas beaucoup de grands et longs, de froids
mannequins censément suédois aux épaules faisant cintres à fringues qu’on ne
porte que pour la couverture d’un magazine ou le passage en revue télévisée.
Une masse presque grouillante d’écolières se prolongeant dans les universités,
fixant dans les yeux les enseignants, les passants, la mode était devenu le
plus dénudé possible sans qu’il semblât qu’un réel affolement en résulte de par
le court monde des grandes villes de l’hémisphère blanc judéo-chrétien. Ce
monde, il n’en faisait plus partie, la soixantaine l’avait mis à un certain
écart qui tenait surtout à lui, il ne se sentait plus prisé ni des employeurs
ni de sa fratrie ni de ses concitoyens, il continuait machinalement d’exister,
il était entre sans que ce soit dépressif dans une sorte d’eau où plus rien ne
lui parvenait qu’assourdi et amorti. La tension vitale qu’est l’attirance de
l’avenir, que sont les certitudes d’y avoir du bien en réserve et en attente
d’être consommé, l’avait quitté sans qu’il sût à quel moment, dans quelle
circonstance. Il n’avait pas vécu les causes, il ne s’en souvenait en tout cas
pas, il subissait les effets, sa vie n’était plus que cela, les conséquences
d’un passé qu’il ne reconnaissait pas comme le sien, mais qui semblait lui être
attribué, à commencer par les années, leur nombre et le résultat qu’il avait
été amené, depuis très longtemps, quand il s’était déjà – à trente ans à peine
– cru très vieux et hors de tout futur, à scruter, le passage et le travail des
années, ou est-ce ceux des soucis, des envies, des joies peut-être, des
insatisfactions surtout, des insatisfactions installées et durables traçant des
sillons, dépenaillant des volumes, abîmant et reconstruisant à leur manière non
dirigée des traits. Ainsi les mains d’abord, leur dos, puis le dos entier de
tout son corps, de la nuque aux reins, un pli de chaque côté comme si du relief
était tombé et qu’on avait retenu qu’à temps. Il y avait eu ensuite la légèreté
de la peau se séparant presque dans le mouvement du bras, plus tard, bientôt,
hier, le menton qui avait oublié son arrondi, son ovale de face, son acuité de
profil, et les matins symétriques de certains soirs de grande lassitude quand
le sang semble remplir la tête, qu’on croit gratter de l’intérieur et soi-même
l’une des deux carotides, les traits multiples agressifs et implorant sous les
yeux. La peur n’était plus une expression, mais une identité, mais une identité
dont il se séparait superficiellement, par oubli de soi, mais qui devenait
l’impression produite sur autrui. A faire peur, bientôt cette sorte de
liquidité des yeux-mêmes, le bleuissement de la pupille, celui des mal-voyants.
Cela ne se voyait peut-être pas toujours, mais il était désormais seul à savoir
que son visage n’avait pas toujours eu à la fois cet aspect défait et cette
anxiété, pourtant qui n’a plus d’avenir et pas de futur, que
redoute-t-il ? L’indicible qui est la vulnérabilité à tout choc, et la
beauté, la chair, les attributs de la vie en produisent en pensées, en parole,
par action et par omission
Qu’écrivait-il ! Quand il s’assit à sa table, choisissant de ne pas se
masturber et espérant créer. Il ne savait plus raconter des histoires, il
n’avait plus de modèle, la compagne, la partenaire, une consentante à
photographier, il avait des souvenirs, lointains, jolis, qui lui plaisaient,
qui avaient toujours été tronqués et qui servaient sans usure à tromper cette
déception désormais fondamentale de ne plus pouvoir amener à l’échange d’antan
– pour une quantité de raisons qu’il se donnait à présent, qu’il aurait pu
énumérer, qui l’étouffaient et lui étaient venues par une accumulation à
laquelle il n’avait pris garde que, quand rassemblées, il resta avec elles
toutes, vidantes et atrophiantes, la dernière jeune fille partie, presque
congédiée, comme si il avait pressenti que l’impossible allait commencer, et
qu’il valait mieux qu’il fût seul pour en souffrir. Il s’arrangeait d’envies
venues sans suite ni précision. Il côtoyait, croisait, ne suivait pas, ne
semait plus aucune des aspérités ou des occasions formant des revoirs ou des
attentes, il se partageait entre des admirations désintéressées d’une silhouette
à une autre, avec des journées et des semaines où son regard restait chaste et
son âme libre. Il n’était plus jamais obsédé par un compte à rebours et n’avait
pas d’échéances, plus personne ne serait à sa portée et il ne désirait plus
cette situation, donc plus personne. Il était depuis quelque temps dans ce
sommeil là. Il avait sa vie à bâtir, le reste de sa vie, une durée statistique,
donc prévisible qui ne lui conférait aucune force ni vitesse particulière.
L’agression venait d’ailleurs, l’œuvre des autres, ceux qui savaient peindre,
reproduire, écrire, évoquer la beauté, cela du côté des hommes, le plus souvent
des cadets à succès, il feuilletait au-dessus d’une pile, voyait qu’il aurait
pu traiter le sujet, certaines images, parfois un récit entier le retenait,
l’émouvait car ç mesure que les femmes avaient rajeuni et circulaient presque
nues, suggestives, que les affichages publicitaires ou ceux des périodiques au
peu de kiosques qui demeurent encore à Paris, répétaient les postures de
l’amour d’étreinte ou l’offrande de ce qui le fait désirer, puis contracter
d’ordinaire, la littérature avait réinventé et tout écrit, comme si tout avait
été vécu ou pouvait se vivre, surtout se voir. Car on s’impliquait peu, lui
semblait-il tandis que dans les grandes artères de passage, en toutes saisons,
il constatait que la plupart allait solitaire et que la joie était rare, les
couples aussi. Il y avait des groupes, il y avait de la jeunesse, il y avait
beaucoup de ségrégation et l’harmonie était dans l’imprimé, dans l’image, pas
vraiment dans la vie. Il regrettait que son propre commencement ne fut pas
aujourd’hui. Mais il savait, avec une douloureuse netteté, qu’il eût été à
toute époque incapable de cet abandon qui ouvre l’aventure, qui introduit sans
doute au plaisir au-delà des limites où l’on peut encore se retenir crainte de
souffrir ou de se fatiguer, qui fait d’une existence humaine l’œuvre, le chef
d’œuvre, la grande compromission avec le créateur – C majuscule – que seuls le
saint, l’endiablé, l’artiste, le déséquilibré, le pauvre en esprit, de
rarissimes moines et d’encore plus rares vieilles filles taisant leur unique et
exceptionnel amour, savent produire. Il était modéré et peureux, quoiqu’il ait
attiré – en son temps, une grande trentaine d’années, dont seulement vingt à
peu près conscientes, et pas totalement heureuse – bien des chairs que
gouvernent ou laissent pénétrer les âmes féminines ; peut-être parce que
lui-même avait toujours préféré être aimé sans pour autant l’accepter, l’esprit
presque constamment ailleurs, il se croyait souvent d’âme opposée au sexe de
son corps. L’âge et les défaites s’accumulant, les raisons de ne plus
entreprendre rien, c’est-à-dire personne, s’étant explicitées assez
brusquement : niveau de vie insuffisant pour compenser les années, budget
trop aléatoire et surtout apparence physique datant trop l’entreprise de
séduction, déséquilibrant trop le dialogue entraperçu de la beauté qui n’est
jamais vieille et de la maturité qui, si elle est légère, est encore pire que
la décrépitude, il comprenait que le bonheur, pas encore vraiment défini et
encore moins saisi quoiqu’il ait eu l’expérience de bien des rencontres et de
bien des situations qui le convoquent, allait être de faire quelque chose ou
quelqu’un, plutôt que d’attendre par les circonstances ou par autrui. Car les
livres envoûtent à les lire tant ils renvoient au lecteur, celui qui les
crible, et les images, la beauté en vie ou en reproduction, la beauté de la
chair, son allure offensive, ses agressivités par excès de douceur dans les
lignes et d’offrande apparentes des banaux secrets dont le prix a la proportion
de la personnalité se donnant de corps, signe peut-être d’une ouverture plus
intense mai qui demeurera pudique ou même tue, totalement, restent
tranquillement immobiles et déparées du passant et de l’admirateur. Il sentit
qu’il allait écrire, que rien d’autre ne le libérerait de cette explosion
soudaine. Ce ne pouvait être un récit, il n’en percevait ni les personnages, ni
l’issue, c’était une danse de deux héros, aux forces inégales, la chair de tout
l’univers, la respiration haletante et pourtant sereine, paisible d’une
jeunesse qui persistait spirituellement en lui, et d’autre part tentant de tout
enlacer la volonté d’un homme vieilli ne sachant s’il va se perdre car le désir
est là, identifié, précis, mentalement érigé et souverain tout au contraire des
hautes époques de son adolescence où il n’avait su ni y céder ni le cultiver.
Un désir sans but ni objet ni partenaire, que tout soudain était en train de
susciter.
II
Il
savait le commencement, il savait qu’ensuite il serait soulagé, il n’éprouvait
plus de tristesse ni après l’étreinte dont le plus souvent il imposait la tenue
à celle qui persévérait dans sa vie grise – c’était alors un moment de ciel,
ponctuellement présent à l’appel, sans défaillance mais sans assez de poésie
pour que les années passées et l’or d’autrefois avec ses épuisements s’oublient
dès que la magie avait cessé, mais ce n’était pas un retour terne ou désabusé à
la suite des occupations interrompues par son vouloir et par la réponse assez
vite reçue, car elle avait un rite faisant transition et elle terminait le
corps à corps par une chevauchée anxieuse où elle avait un très beau visage, où
son buste se cambrait, où, encore trempée, elle s’appliquait et se frottait
véhémentement le sexe à son genou, et il la contemplait, cherchant, cavalant,
arrivant, et elle lui disait de ne pas grimacer, elle riait, désespérait et
quelques minutes ils étaient tous deux dans une enfance dont elle était bien
moins loin éloignée que lui ne l’était devenu – ni après cela, ni après des
masturbations qui, si elles n’étaient pas solitaires et s’aidaient du corps
voisin, faute de l’étreinte souhaitée et précitée, n’avaient besoin d’aucune
image, sinon celle de leur couple qu’il se figurait ou celle bien plus
abstraite et complexe de ce qu’elle devait éprouver en sentant contre elle son
corps se cambrer et se durcir, devenir implacable envers l’adversaire qui se
dérobe et qu’on peut appeler l’assouvissement. Il ne la voyait se faire plaisir
elle-même que dans cette mise au galop désespérée et mendiante, qu’ils se
soient ou non étreints, après qu’elle ait monté un genou, réclamé l’inclinaison
idoine et une participation minimale de ses mains à ses hanches, moins
favorablement à ses seins.
Leurs premières années parce qu’il n’avait pas la vie et encore moins
le cœur unifié, qu’il la trompait en projet, en attente et avec au moins une
autre, sinon deux, ils avaient les gestes du désespoir, les pleurs aussi abondants
que la sueur de leurs efforts. Leur rencontre n’avait pourtant pas été de désir
et de chair, sans doute l’avait-elle désiré avant la réciproque, et longtemps
ensuite bien plus fort qu’il n’était porté vers elle, mais leur œuvre ensemble
avait une harmonie, une densité qui les comblaient, elle lui semblait jouir de
sa pénétration, il se réjouissait de la voir s’ouvrir des bras, des jambes, du
visage, le dos arqué que un lit minuscule qui balançait, grinçait
dangereusement et contre les arabesques métalliques duquel ils poussaient,
tendaient leurs pieds, agrippaient parfois une main, il se sentait énorme et
puissant, sculptural, veineux, tuyauté de sexe et de partout, penchant ses
épaules et ses lèvres, pesant sur les seins, sur les cuisses et pourtant
c’était de la danse, du ballet, par une découverte de l’illimitée, ce n’était
pas non plus cette sensation océanique, insulaire qu’un corps lui avait
procuré, docilement, avidement quoiqu’il ne l’aimait pas, quand il était nu,
car la chair était diaphane, la musculature étrangement distendue et laissant
tout tomber en une sorte d’eau ivoirine avec des rayures bleuâtres et qui
respiraient presque elles-mêmes, mais à pénétrer dans cette abondance et de
labyrinthe, à progressivement ressentir un filet le prendre, l’entorsader, une
rumeur se levait en lui, commandant tout mouvement, lui ôtant le choix du
rythme et faisant résonner une clameur primordiale, celle d’un homme créé qui
recréé la femme en étant pris par elle.
Ces temps n’étaient plus exactement ceux qu’ils vivaient, les poses
étaient moins diverses, l’image et le bonheur de la contemplation étaient plus
immobiles, moins nombreux, plus tranquilles, il y avait la lumière d’une lampe
qu’elle voulait désormais, car ils étaient nus rarement pour un jeu de sieste,
moins souvent au petit matin où chacun avait à démarrer séparément une journée
au long de laquelle pourtant ils s’appelaient, s’écrivaient électroniquement,
se donnaient rendez-vous, mais leurs phrases n’avaient pas de références
érotiques et n’imaginaient rien. Elle semblait apprécier qu’il la forçat à
venir au jeu, elle choisissait rarement une position qui les modifiât, elle
était de chair certes et quand il la prenait, elle à quatre pattes, le corps
ouvert de dos, il goûtait avec intensité qu’elle se secouât et pleura, que son
sexe s’enfonça visiblement dans le sien, que la raie prolongeant l’ouverture et
allant au cambrement de la colonne vertébrale, fasse l’axe de sa force et de
leur plaisir ; il regardait ce spectacle que l’un à l’autre, l’homme et la
femme peuvent se donner, et se disait que la vie avait encore pour lui de la
miséricorde puisque son sexe avait de la solidité, presque persévérance et
qu’entre les fesses d’une femme qui lui préparait à dîner, qui lui racontait la
journée de bureau, les rencontres, les échecs, les apports divers faisant la
densité d’une profession exercée avec technicité et indépendance, pût se
mouvoir pratique, un contestable, souhaitée une fois qu’en était venu le
moment, de son désir masculin. En temps réel, cela durait peu, mais cela a
toujours peu duré en toute espèce vivante, relativement aux immenses
intervalles où tant d’autres instincts et intelligences ont leur cours, mais si
ces instants devaient ne plus être, si l’impossibilité devenait chronique, statutaire,
structurante et s’installait, il savait qu’il n’y résisterait pas. La grâce lui
était heureusement perceptible, qui poudroyait, scintillait autant que les
larmes versées par leurs corps et que leurs yeux ne voyaient pas, même embrumés
de cette émotion-là d’aimer et d’en être satisfaits, repus, heureux.
S’il
était seul et qu’invincible gonflait l’envie d’aller au paroxysme qui défait la
tension et le désir, fait passer à d’autres sentiments et oublier la sensation
d’incomplétude et d’attente qui demandent et veulent, impérieusement, obtenir,
il avait disponible et facile une séquence infaillible. Depuis qu’avaient
débuté les années où son couple n’était pas usuellement permanent, la femme
attendant le retour du chasseur, l’étreinte précédent le repas et la nuit
préparant le réveil qui ré emboîte les sourires et les sexes dès qu’ont un peu
joué les mains et les jambes – il revenait à des moments dont il ne savait pourquoi ils lui étaient si
propices. Les images étaient pourtant tronquées, la réalité l’avait été aussi
car elle n’avait, à son époque de consommation, reçu aucune conscience d’une
limite à ce qui se vivait et dont il se souviendrait désormais toujours. Ces
images inaltérables, nullement descriptibles de sommets exceptionnels du
plaisir ou de la communion, mais s’imposant comme les morceaux choisis d’une
répétition de lecture, avaient leurs zones d’ombre où il ne pourrait jamais
plus pénétrer, parce qu’au moment où cela lui était loisible, le moment de la
vie et de la liberté de chacun des instants qui va déterminer ou permettre le
suivant, il n’était pas allé au-delà de ce qui maintenant excédait la matière
de son souvenir, et l’imagination est inférieure à la mémoire parce qu’elle
fait son imposture tandis que celle-ci est fidèle, à condition d’être honoré
scrupuleusement. Il avait ce culte, le servait et il en recevait donc le menu
mais appréciable plaisir du succès venant
tandis que des mains il se caressait la peau humide et chaude entre
cuisse et sexe, rassemblait puis répandait la bourse et ses contenus,
redressait la pilosité de son pubis, redescendait là où commence la raie des
fesses, l’érection était lente à se faire, il aimait qu’elle débutât par le
gland. Que ce soit un gonflement et non un brandissement. A sa compagne d’à
présent, il n’avait su apprendre la montée et la succion de la main doucement
qui enserre le membre masculin, ne l’exprime pas mais le flatte et l’appelle,
fait s’ouvrir minuscule mais vrai le méat, ni l’aspiration à la bouche, pas
plus qu’elle n’acceptait de le faire revenir au jeu enfantin de la salle de
bains familiale en enfonçant où il faut un doigt ; il se le donnait
lui-même parfois. Son ventre durcissait, c’était un des rares moments de la
journée, de la semaine, car il ne venait pas souvent à cet exercice qu’il
préférait pratiquer allongé mais autrefois, lors de très longues routes de tout
l’est à l’ouest de l’Europe, il s’administrait en conduisant, ne s’arrêtant que
pour éjaculer, le regard entre la perspective indéfinie de la piste bitumée et
les pages glacées d’une revue pornographique au format des cahiers d’écolier,
où des filles pas honteuses de la vulgarité de leur visage ou de la laideur des
mains aux ongles rongés ou de leur sexe trop rouge ou trop roux ou trop épilé
avaient empoigné, l’un à droite l’autre à gauche, du membre masculin au moment
où cela se projette, généralement les hommes étaient mieux faits et l’autre
image à peu près rituelle et aussi peu résistible était l’empalement double
d’un postérieur féminin pénétré d’anus et de vagin. La première qu’il ait eue
durablement, très durablement, au point que cela faillit tout fonder, dans la
peau lui avait avoué ce fantasme-là, en tranche à consommer entre deux corps
masculins bandant pour elle, entrant en elle et probablement s’entretouchant à
travers ses parois les plus intimes, alors crier et se tordre sous la sodomie,
sous la bousculade, dans la poussée de tout et peut-être arracher les cheveux
des deux tortionnaires bavant à ses seins et à ses épaules, appeler sa mère,
maudire son père, il est vrai que ce dernier, à son premier découché l’avait
battue et traitée de fille à louer depuis les trottoirs, officier de carrière,
croyant aux apparitions, veuf très vite consolé, divorcé pour avoir épuisé
d’ennui sa seconde épouse pourtant assidue dès la maladie de sa première. S’il
est une chair qu’il avait connue, c’est bien celle-là, il l’avait eue,
possédée, fécondée, trahie, examinée, retournée, photographiée, fait peindre,
provoquée à l’échange ou à la partie à trois, seul épisode auquel elle ne s’était
pas prêtée. Par elle, il avait connu le cosmos, la création, la sensation
irrépétitible d’avoir son corps, pour une éternité d’instant, totalement
prolongée et intériorisée par l’autre corps devenu le sien. Elle avait le don
sans pareil et qu’il n’avait pas vu quelque autre après qu’ils se soient
quittés, non sans mal, chagrin et asymétrie du sentiment qui s’en va, dont on a
voulu, dont elle avait voulu finalement qu’il s’en allât, le don absolu du
sommeil après l’amour, un endormissement cataleptique posant définitivement et
obcènement son corps gluant de la semence et de toutes leurs humeurs ensemble
mélangées et encore chantantes, lui semblait-il quand dans les chambres d’hôtel
qui les abritaient, affectations à l’étranger, vacances d’occasion, parfois des
palaces, d’autres années des bouges ou presque, il la regardait, il avait tout
loisir, elle était une sculpture, sa culture, elle avait vingt ans, pas
beaucoup plus, elle avait aussi quarante ans presque, elle avait décidé,
compris, regretté qu’il ne l’épouserait donc pas, il l’avait fait avorter au
plus beau d’une jeunesse qui n’a pas trente ans et qui sait la couleur, laissée
par des mains dans la geste amoureuse nocturne si la peau est fragile, elle
avait la chair ferme, le corps plein avec pourtant quelques angles quand elle
s’allongeait de côté, que les hanches faisaient montagne, que suivait un creux
brusque et l’on allait ensuite à des collines ou à des buttes selon que les
seins s’offraient ou que se retournaient les épaules, il avait passionnément
aimé qu’elle aimât l’amour fait avec lui. Elle aimait être pénétrée, elle
aimait être sodomisée, elle aimait pleurer qu’il la déchirait, elle aimait le
sucer, elle aimait qu’il la lèche, elle appelait ses mains à ses hanches, à son
sein, au ventre, à son cou, à ses cuisses. Elle avait des odeurs, elle avait
des handicaps dont aucun n’atteignait une beauté qui lui sembla vulgaire après
qu’ils se soient séparés à son initiative de femme découragée et vengeresse de
n’être pas épousée. Elle aussi faisait tout oublier quand elle avait accepté
qu’il vint en elle, et qu’à eux deux ils multipliaient les réciprocités et
facettes de leur attente avant de s’entraider à courir jusqu’à
l’aboutissement ; il riait de leur joie promise, il souriait de leur extase
en cours et murmurait alors qu’il l’aimait, ne savait la remercier et ensemble
ils faisaient aller, venir, s’enfoncer parfois donner mine de sortir le sexe
masculin devenu l’outil commun et parfait qui continuerait toujours de les
ajuster, et puis les jours avaient eu une fin, ils avaient cessé de désirer le
même oubli et le même essoufflement, séparément ils avaient respiré autrement,
ils s’étaient chacun attristés et la chair avait moins parlé, ils étaient – eux
– devenus ostensiblement bavards jusqu’à la superficialité ou à des
explications qui faisaient attendre le plaisir et le raréfiaient, ils étaient –
eux – devenus manifestement silencieux, le temps avait commencé de passer, de
peser, de se compter, les distances ne sont rien, ce qui fait la différence
c’est une porte fermée, une voisine qui s’esclaffe, longtemps frustrée que sur
son palier on tombe robe retroussée, une serrure changée, et plus tard la
phrase simple qu’être dans les bras d’une autre, ce qui avait paru pendant plus
de quinze ans impensable, avait été aussitôt vivable. Plaisant, elle ne l’avait
pas dit, car il l’avait interrompue, c’était un déjeuner, le premier depuis
leur séparation et sa mère mourait, la sienne, qui lui inspirerait une grande
année de vérité, celle où il se tuerait presque de travail et de conscience au
travail, sans chair ni envie. Il avait eu la tête ailleurs, retour intense à
une adolescence et commencement professionnel étonnant à ses cinquante ans.
Chacun des dépaysements qui lui procurait sa carrière avait eu ses épisodes
conquérants, donc du texte, des sensations mais peu d’éblouissements. Il aurait
pu en être définitivement rassasié et le croyait jusqu’à ce moment retrouvé où
l’envie, la prédilection, l’anticipation d’une histoire de rencontre charnelle
par consentement ou prédation mutuels, dominent et renversent des paysages
routiniers.
Il
voulait décrire cet impromptu sans savoir s’il s’agissait d’un commencement,
d’une redite, d’une actualisation, d’un complément à l’état assez instable de
sa vie. Cette sensation d’une envie sans que personne ne l’incarne n’avait pas
de précédent dont il se souvînt d’expérience. Etait-ce un fantasme ou un goût
qu’il s’avouait, mais pourquoi, en fonction de qui ? Il était passé depuis
plusieurs années, d’une attitude intérieure où céder à la tentation lui était
naturel, il ne volait ni ne forçait personne, on succombe ensemble quand on a
décelé, qui le premier ? Qu’on se plaît l’un l’autre, qu’on se désire l’un
l’autre. Longtemps, du sortir de son adolescence à une maturité déjà bien
évidente, sinon très conséquente, il lui avait fallu tâtonner à tous les sens
du terme, demander, attendre, bouger, acculer, discuter en sorte qu’obtenir
devenait une minute, une date, un renversement de tendance, une victoire, mais
cela ne fondait rien, rien n’était acquis ni décidé. A combien de reprises
avait-il profité du charme que les tiers lui prêtaient et des capacités qu’on
lui croyait mais que sa vis-à-vis n’estimait manifestement pas décisifs. Il
faisait le pied de grue, le dîner ne devenait pas une nuit ou bien la nuit
n’avait pas de lendemain soir, la chance était unique, il entrait dans un cycle
de pleurs indécents et lassants, et rien ne revenait, pas la femme désirée, si
proche parfois qu’elle parût céder en paroles, en promesses, en aveux d’envies
ou de projets conditionnels ou éventuels, la chair en intellect, l’habit,
l’armure des prétextes et des indispositions. Il faut n’aimer que le festin. Ce
qui ne se gesticule pas et commence tout de suite.
Justement,
elle sort du cabinet de toilette, il a connu d’autres sorties, une très
exceptionnellement, celle de la jeune fille qui lui a accordé le premier
baiser, la saveur une fois inaugurale goûtée de la salive qu’on échange, ils
avaient lui à peine vingt ans et elle peut-être dix-sept, du sable, des maisons
sans fondation, du vent, des mouches à certaines saisons, un océan gris avec
des vagues laiteuses, une plage de cinq cent kilomètres de long, la fenêtre
atlantique du Sahara, personne en ces années de fondation si les marées et les
heures ne sont pas à la pêche, celle-ci pratiquées en barques longues et
colorées, il l’a trouvée douloureusement belle, joyeusement abordable,
adorablement dispose, il a eu quinze jours et quelques débuts de soirée avant
les vacances d’été, il l’a courtisée, l’a donc embrassée mais jamais il n’aura
su la couleur de ses seins là où le soleil ne les atteignait pas, jamais il
n’aura posé la main sur un ventre, qu’encore presque enfant, elle avait gibbeux
avec un grain de beauté près du nombril et un autre à se faire écorcher s’il
lui avait palpé le sein, il n’avait rien su attiser et quand elle l’avait
accueilli, à son retour de vacances après des mois et des pages par dizaine,
ceux et celles de son attente, d’un désir qui n’amidonnait même pas son lit de
garçon maigre et brin, et comme elle sortait d’une douche, il n’avait su que
rouler sur elle, sans la caresser, sans la ressentir, sans toucher même un
bouton de leurs vêtements, de leur chemise, peut-être avait-il murmuré que la
fête se célébrerait après leur mariage, et elle était donc allée voir ailleurs.
Maintenant qu’il avait soixante ans, elle en avait bien cinquante cinq au
moins, mais sa mère était belle qu’il avait rencontré ensuite et qui lui avait
ménagé un après-midi pendant laquelle revoir la beauté qu’il n’avait su
prendre ; pour vitre ces heures, il y avait eu des attentes, des frais, et
aussi un retour par la route ; il n’avait pas su s’offrir la mère ou
s’offrir à la mère, la rumeur lui donnait plusieurs initiatrices, toutes
flatteuses. Il n’avait pas une onde de graisse, beaucoup d’avenir, du
vocabulaire, de l’assurance et plus encore de la naïveté ce qui prolonge toute
virginité. Les sensations qu’il avait eues de chair étaient très antérieures et
dans cette ambiance gidienne de soleil, de ciel pommelé et trop brillant,
d’immenses vols d’oies sauvages, et une fois de cigognes, où les chèvres
mangent du carton, où les hommes urinent accroupis avec une petite bouilloire
pour des abutons dont le rite n’est pas expliqué au non-musulman, il n’avait
collectionné que des archives coloniales au papier raide et fragile. Il ne
savait pas que manipulé, un sexe masculin éjacule un filet sirupeux et laiteux
ou gicle ce jus à jets jouissifs, encore moins aurait-il su s’y prendre pour se
prendre. Il lui était arrivé, plus jeune encore, de se torturer le membre en
l’enserrant d’un garrot et en tordant jusqu’à une vraie douleur, ou d’examiner
ce frein et de tirer la peau jusqu’à exhaler une grosse veine, à faire saillir
de multiples points sur la peau fragile mais le mystère – pour lui, et malgré
quelques lectures et schémas à usage secret d’élèves d’écoles religieuses –
restait entier autant de sa sexualité que de celle de l’autre et infinie moitié
de la population humaine de notre globe. Une certitude enseignée était que la
femme se refuse, qu’il convent d’épouser ce qui est sacré dès une premier
baiser, et que le plaisir est un pêché quelles qu’en soient les causes,
circonstances ou improvisations, la bénédiction est ailleurs, la gloire
certainement pas là. Obscènes donc ces femmes jeunes, mariées ou libres, et
dans les nuits d’Afrique et sous le soleil colonial, l’état matrimonial fait
peu, qui feignaient de le croire dépucelé, dangereux ou à la fête ; il
niait publiquement, affichait une fidélité découragée à l’adolescence qui
n’était pas resté à attendre qu’il en sût un peu plus qu’elle. Il n’entrait
dans aucune connivence, parlait ou bavardait sans affinités ni ressentir de
véritables attirances, une jeune enseignante adossée, fesses au sol comme lui,
au même mur, chacun égrenant des histoires d’amour impossibles et déçues car en
matière romantique et d’existence déjà ratée, il avait aussitôt excellé.
III
C’était le deuxième ou le troisième soir, le bateau ne partait
décidément pas, elle s’était proposée, depuis Paris où elle semblait être venue
exprès, à l’accueillir du train au port, ils avaient ainsi fait davantage
connaissance qu’à l’époque courte et récente où ils étaient en Afrique, elle
avait alors consolé l’amant de cœur de celle que lui n’avait pas su fixer. Ils
avaient donc des souvenirs en commun, du décor, des noms, des anecdotes, elle
étudiait en stomatologie, il attendait, mettait des notes en ordre. Quand
l’obscurité tomba, que la maison des environs de Bordeaux eut son
recueillement, qu’il était certain que beaucoup d’heures restaient libres et
disposes, qu’il n’y aurait pas de visite, que les parents n’appelleraient pas
au téléphone, une fille et un garçon, l’une sachant déjà et étant en fin de
période mensuelle, et l’autre ne sachant pas encore mais en étant par avance
troublé, se tinrent debout l’un devant l’autre sur le palier du premier étage,
la porte des toilettes refermée, la chambre des parents et celle de la jeune
hôtesse, chacune entrebâillée. Il ne souvenait pas de ses vêtements mais ce
n’était plus l’été. Il sortait d’un autre amour, doublement décevant parce
qu’un mois durant il avait guetté du sourire et de l’exclusivité dans une ville
de l’Espagne la plus traditionnelle, et alors la plus franquiste, et malgré des
décors de cinéma ou des plus grandioses histoires d’amour et de reconquête
d’absolument tout, il n’avait rien obtenu d’une fille, plutôt jolie, au prénom
qui sonnait bien pour l’emploi et aussi dans ces lieux, il y avait eu une
beauté adjacente ; locale, déjà en mains dont il avait visiblement joui,
aussi une autre jeune compatriote, antitthtiquement aussi brune que la première
était blonde, et qui racontait désespérément d’une voix agréablement sourde,
quoiqu’elle ne fût qu’apprentie en espagnol, des histoires de tendresse, d’homme
mûr, et justement il y en avait deux dans leur groupe, chacun enseignant le
castillan, l’un en poésie, l’autre en thème. Cela avait donné des photos, puis
des lettres, une journée à Lille où après la rentrée universitaire, il était
allé voir celle qui ne persévérait plus dans ses refus de l’été. Les
départements de la France flamande ont peu de bois, guère de refuges ou de
ravins pour les amants, d’ailleurs ils ne l’étaient pas, il la caressa dans la
voiture, il savait désormais ce chapitre depuis d’éphémères fiançailles
contractées imprudemment dans une famille très riche, très industrielle, donc
très importante en affaires et avisée surtout en enquêtes matrimoniales, il
s’est fait jeter mais avait décisiément appris le désir, le sperme dans le pantalon,
la mouillure féminine quand on masturbe la fente entre les cuisses d’une jeune
fille, celle-ci se refusant obstinément même à la simple mise de son futur mari
en caleçon. Sa folie, à lui, avait hésité sans lui demandé avis ni lui concéder
un choix entre la surexcitation d’une sensualité sans exutoire, la jalousie
pour une proie qui se dérobait de plus en plus, et l’horreur enfin d’une
rupture à laquelle aucune de ses supplications, aucune de ses demandes d’une
chance, d’un délai, d’un revoir, d’un possible souvenir, d’une promesse de ne
pas être oublié et d’avoir putativement quelque droit d’antériorité, sinon de
visite au cas où la pucelle, qu’il avait ensuite soupçonnée d’avoir été assez
intime avec cette sœur-même qui lui fourrait le doigt là où il y a du plaisir à
recevoir jusqu’à un certain point, se raviserait ou se raccommoderait avec les
projets d’amour. Les environs de Lille, une manipulation plus heureuse et très
accueillie, renouvelée en début de soirée les jambes de la future victime écartées,
celle-ci le dos sur la table dans la salle à manger familiale, des murmures,
des protestations puis l’admiration dépitée de la femme très jeune, qui a déjà
des amants et admire que vis-à-vis on retarde de l’être à son tour. Quant à
lui, il ne s’était pas rendu compte de cette maîtrise que sans aucun mérite il
avait de soi.
Pour la première fois de sa vie donc, il avait des mains qui ne
s’arrêtaient plus, qui venaient et moulaient de la chair, un corps, des hanches
de femme. Il n’y avait que du silence, que de la durée, les battements de son
cœur, une intense attention à ce qu’il vivait, à ce qu’il apprenait de la vie
et de lui-même, la femme était seconde , elle enseignait, elle l’entraînait
dans la plus petite des deux chambres, sur son lit de fille, elle était sous
lui, il pesait sur elle, elle lui demandait pourquoi il était sur elle, elle
était en culotte, le corps, la chambre, tout était obscur, rien ne se
discernait qu’au toucher, elle avait un visage boutonneux autour d’une
commissure des lèvres, il n’avait pas envie de sa bouche, le vertige ne venait
pas encore, il ne pouvait donc savoir que cela existât, qu’on puisse tomber
sans bouger, en hurlant sans rien proférer qu’un indicible, un affreux
étonnement de tomber ainsi parce que quelque chose dans la chair s’ouvrait,
béait et c’était le sexe du garçon qui, pour la première fois d’une vie
humaine, s’exaltait dans le sexe d’une femme, dans l’humidité d’une caverne,
dans le tréfonds d’images qu’il ne formulait pas, de la chemise de corps, du
caleçon enlevés d’une main, de la culotte féminine glissée, des odeurs, de la
sueur, des moiteurs rien ne restait qu’une histoire allant sans parole jusqu’à
ce cri immense et irrépressible qu’il eût en chutant dans l’inconnu de ce que
techniquement on appelle l’orgasme, qui s’imite beaucoup, se recherche
toujours, se manque souvent à parfois gâcher une vie et désunir un couple
jusque là heureux et savant, patient. Tout çà lui arriva d’un seul coup, la
lumière ne se fit pas, ils se transportèrent au lit plus grand des parents, la
nuit n’appartint qu’à elle il ne se souviendrait que de la multiplicité
efficace de ses caresses, de ses attouchements réveillant sans cesse son sexe
sinon son corps masculins, mais de la chair féminine, rien, que du savoir,
qu’une science infuse pour manipuler et
ériger l’homme et subtilement, souverainement lui instiller la fierté,
l’orgueil d’avoir su contenter la femme. La nuit eut son prolongement grisâtre
d’une matinée sans rien que le renouvellement des pénétrations, qui n’avaient
plus d’apprêts, plus d’attrait, mais une bienveillance incessante, il était
moulu et elle ne se fatiguait pas. Elle le laissa dormir, il descendit la
trouver, elle préparait l’accueil d’amis à venir, il la prit d’autorité, il
l’avait vue nue, agenouillée au milieu de la pièce de plain-pied donnant sur
tout le voisinage par de belles baies, elle avait un corps plutôt gras, avec
des lourdeurs mûres mais sans graisse ni difformités d’une femme aimant l’amour
et donner le plaisir, il avait surtout vu la toison très noire, brillante, une
traînée de sang à une cuisse, avait-il fait l’association avec cette glorieuse
vision de son enfance, celle d’avoir eu accès fortuit à la toilette de sa mère,
surgissant nue devant l’enfant, décoiffée et très brune de cheveux et de pubis,
furieuse mais ne se dissimulant en rien. La vision avait été décisive, il sur
dès qu’elle lui revint, c’est-à-dire quand il put se la susciter sans doute par
juxtaposition avec une autre, qu’il était le seul de sa fratrie à en avoir été
gratifié. Peut-il être rapprocherait-il le noir triomphale de la nudité
maternelle, d’une mère ne se montrant jamais à ses enfants, même en tenue de
bain ou en combinaison, de celui ensanglanté et mouillé de sa première
maîtresse, et encore – ultimement – de la silhouette d’amour qu’avait, si
semblable de bouche et de regard, de violence en paroles et en reproches, la
femme de ses soixante ans, celle au corps accentuant volontairement
l’écartèlement pour que la pénétration soit plus intense et peut-être plus
précis, plus imagé que le fantasme, pour une fois aucun féminin que masculin,
d’un emboutissement spectaculaire et martelé, renouvelé. Il n’y eu pas de
surlendemain que quelques années plus tard une lettre appelant au secours, un
enfant – évidemment pas de lui – né dans des circonstances dont elle voulait se
délivrer, il était moins que libre, surveillé par une maîtresses dont il ne sut
jamais charnellement qu’au bout de combien de passages de son doigt sur un
clitoris très présent et individualisé, elle crierait puis rendrait grâce,
alors seulement il pouvait la pénétrer et du coup prendre sinon du plaisir, du
moins son pied : C’était parfois trivial, il apprenait croyait-il, et
retarda ainsi longtemps ce que maintenant il appelait vivre. On ne peut pas en
vouloir à celle avec qui l’on se trompe, mais c’est mutuellement stérile et
l’on passe de l’estime à la pitié, estime faute de reconnaissance et pitié de
soi-même parce que le discernement ne s’acquiert que trop tard, s’il en est
besoin.
Reste que le
jeu des mains sur les hanches qu’habillaient doucement une soie verte avec de
petites dentelures aux épaules et aux cuisses, sans rien d’autre aux seins et
au ventre, est une image qu’il affectionne, il commence par celle-là quand il
se touche faute de partenaire. Il se complaît à revivre ce qui n’est plus, à
force, une initiation, l’invitation ai plaisir demeure, elle est vivace,
entraînante et il y consent volontiers. Sans visage, sans voix, la fille qui a
à peu près son âge et n’est peut-être
plus de ce monde-ci, l’accompagne désormais, c’est lui qui l’entraîne dans la
chambre, et tend entre leurs ventres son sexe.
Un autre vient alors, qui est aussi celle d’un sexe d’homme. D’homme
jeune, montant un corps jeune, avec de la musculature sans ostentation, un
homme de son âge, un peu plus râblé, plutôt blond,, des traits peu décidés à
l’époque, un prénom qui fait domestique, de la douceur dans l’attitude,
l’écoute, la voix, les mains, la chute du dos, la naissance de la raie des
fesses quand ils se sont assis tous deux à la plage, où il fait pèlerinage, dix
ans après ce service national accompli aux bords se jouxtant du Sahara et de
l’Atlantique, ils sont en costume de bain, il est à sa gauche, le souvenir en
est très net, il est invité comme lui pour des festivités politiques mais à un
autre titre, tous deux sont très proches des personnages régnants mais dans ce
pays, rien n’est ostentatoire ni surveillé ni luxueux, une modeste voiture,
ayant ainsi ses dix ans de souvenirs mécaniques et surtout de trajets dans le
sable et sur les bitumages au coquillage, ils ne se baignent pas, ils écoutent
la mer, la nuit est là, ils ont la soirée devant eux, c’est la liberté, c’est
lui qui a commencé, des hésitations, des balbutiements de la main et il ne sait
pas, il ne sait rien et s’il devait s’agir d’homosexualité, peut-être se
récrierait-il ? Est-ce de la curiosité, savoir comment c’est… quoi, une
étreinte d’homme, une relation de sexe, de corps, de chair, de salive, de
semence avec un homme, quoi ? le corps semblable et analogue ? ou bien
la sensation de n’être pas avec une femme et d’être pourtant en permission de
tout toucher, regarder, palper et de s’épancher, de caresser, la permission
étrange d’aimer de corps sans les mots, d’aimer autrement, mais comment et en
quoi ? et de quoi ? L’autre murmure qu’il vaut mieux aller ailleurs,
rentrer, ne pas être vu. Soit ! ils vont à cet hôtel où les chambres sont
à claire-voie, où il n’y a ni réception, ni restaurant, la voiture attendra,
a-t-elle un chauffeur ? en ce cas, ont-ils donné une heure ?
peut-être. Le souvenir est de la fin, il se relève, il c’est-à-dire l’autre,
l’autre corps d’homme, il se relève, il est nu comme ils ont été vite, sans que
la mémoire de leurs gestes lui soit restée, sans vêtements. Il n’a pas regardé
cette anatomie d’homme, il n’a pas touché, tandis qu’ils étaient encore debout
et peut-être se sont fait face comme on le voit vivre ou mimer dans les films…
le sexe qui devait monter, commencer de faire un angle avec le ventre, à la
jointure des cuisses, sous la toison, toujours moins abondante chez les garçon
que chez les filles où parfois elle fait maillot, surtout en cas de tatouage du
reste du corps, il regrette de n’avoir pas regardé, vraiment touché, en tout
cas qu’il n’ait pas, à présent, ce souvenir. La seule mémoire qu’il lui reste
est que l’amant se relève et va sous la douche, que son sexe est curieusement
incurvé vers le bas, encore rétinent. Il ne se souvient pas non plus que
l’autre ait éjaculé, se sont-ils seulement et successivement masturbés l’un
l’autre, ils étaient tête-bêche, de cela il a l’image précis, l’autre avait la
tête en haut du lit, un lit d’une place, étroit qu’ils avaient défait, lui
était à l’opposé, la tête peut-être juste à la hauteur du ventre, du sexe, se
sont-ils sucés intimement l’un l’autre. Il a éjaculé, certainement, il a
surtout retenu, avec fierté, qu’il avait joué – en quoi peut-il reconnaître
cela et l’assure ? – le rôle masculin, même avec un homme, avec un garçon,
c’est lui l’homme. Puissance ? initiative ? pourtant il ne l’a pas
sodomisé, le souvenir est ténu, l’image est celle d’un homme déjà à quelques
mètres, le plaisir au passé, donc inatteignable, ils se séparèrent pour la
nuit, il voudrait recommencer, continuer le lendemain mais l’autre a un
embarras gastrique, il lui a rendu visite à son hôtel, pas très loin du sien,
mais à pied, dans le soleil, il l’a regardé comme on regarde une femme qu’on a
aimée et qu’on désire, qu’on veut à nouveau, il s’est dit à lui-même que son
regard est périlleux, que les homosexuels sont enfermés dans une exclusion
sociale, qu’il risque de les y rejoindre, qu’il va falloir se déprendre et
d’ailleurs que ce sera facile puisque l’amant n’est pas aussitôt disponible
pour une resucée. Jeu de mots qu’il ne fait pas, même pour lui-même. Il reçoit
quelques semaines après une lettre, peut-être y en eût-il une seconde, il ne
répondit pas, il ne donna pas suite mais vingt cinq ans plus tard, la
circonstance est qu’il apprend la mort de l’amant de cette unique étreinte
homosexuelle qu’il ait jamais vécue, que l’artisan coiffeur, fin talentueux,
généreux était devenu un artiste peintre coté, renommé, vendant dans toute
l’Europe. Il dort dans une chambre, à nouveau dans la capitale, il est vrai
méconnaissable, de cet Etat jeune et africain où ils s’étaient connus de chair
évasivement, et au mur il y a une toile de l’homme qui fut jeune, qui fut sur
un lit, nu et lui offrait son ventre et un sexe un peu courbé mais sans doute
dur, qui lui plut. Qui lui plairait infiniment si le temps pouvait rebrousser
tout ce chemin là jusqu’à dévêtir à
nouveau des hanches de trente ans. Le tableau était un paysage où domine le
brun, où il y a de la perspective et une personnalité certaine qui s’affirme
mais ne se traduit pas. Un sexe d’homme doux de peau, poli comme une délicatesse
d’ami en paroles et en attentions, dur comme un bel outil que la main a
beaucoup usé, que l’usage a doré, que la semence strie d’argent, un sexe qu’il
veut encore et qu’on ne verra plus. Le peintre lutta humblement avec cette
maladie qui a choisi d’abord ceux qui s’aime par analogie, la chair puissance
deux, se ressembler à mourir, sans échange que de se donner de la tendresse, du
plaisir et savoir si bien comment et par où se prendre.
L’épisode
a un écho, le garçon est jeune, évidemment disponible, il fait les courses dans
une galerie de tableaux, c’est aux antipodes de la France, les hommes ont la
peau de cuivre et les bruns en Europe paraissent, par contraste, pâles, pour le
moins châtain de cheveux, très blanc de silhouette. La peinture peut être
naïve, le portugais chuinté à Lisbonne est chanté, surtout si l’on est viril,
qu’on soit noir ou clair, de Fortaleze et de Belem jusqu’à Porto Alegre, il
découvre donc ce qu’il y a de plus lointain, sur cette planète, avec peut-être
l’Antartactique dont il rêve encore, mais ce serait méditatif, studieux et pour
y mourir peut-être, en tout cas pour ne plus considérer comme essentiel,
décisif ce qui se concocte aux bords de la Seine ou se publie. La vie, il n’y
vit pourtant que deux ans, c’est sur le tropique, il connaîtra aussi
l’équateur, une jambe dans le dus l’autre et au nord, deux hémisphères d’un
doigt de pied à l’autre, c’est là qu’il se déprend de celle qu’il avait
pourtant dans la peau, il désire l’aventure et n’en a pas, non qu’il la
cherche, la tente, la provoque, rien d’imagé ne lui en demeure que de vrais
récits qui sont peu sexuels, pas sexués en fait. La vie est devenue sérieuse
parce que sa carrière va essuyer ses premiers revers quoiqu’il soit au comble
d’une certaine attention du Président alors régnant pour lui et la
correspondance dont il ne se lasse pas malgré que la réciprocité reste
aléatoire, elle existe pourtant. Il a des responsabilités professionnelles, il
ne les cultive qu’avec peu d’attention, il croit à la vie, à sa vie, à son parcours
et le signe en est cette joie qui lui reste en une image décisive, magnifique.
L’image de la joie d’un adolescent, quinze ans peut-être, un an de plus pas
davantage, moins, c’est possible, habillé de blanc, un visage dont il ne se
souvient plus, un prénom fantastique, celui de l’éponyme des empereurs romains.
Et cette joie, ce bonheur irradiant, défigurant un visage, le faisant éclater
cosmiquement, c’est lui qui, à quarante ans passés, arrivant d’une Grèce où il
a joui d’une maîtresse passionnante, littéraire, acidulée, admirablement
experte en jeux de sexe et en joutes de mots, les donne à un gamin. Jules César
a la tête entre ses cuisses nus d’hommes nu, ils sont tous deux couchés sur un
lit très vaste, la chambre elle aussi très vaste, les tableaux qu’il a achetés
et dont il a demandé que l’enfant, l’à peine adolescent les monte, sont dressés
et déballés, posés sur des meubles, on les voit, ils les ont regardés, puis il
a montré au jeune des albums de photographies, comment n’ayant pas encore trouvé
de logement en propre, donc n’ayant pas ouvert son déménagement d’Europe,
avait-il à l’époque des livres d’art, c’est un modèle européen qu’il montre, un
photographe anglais, une femme gracile, aux seins qui existent, aux fesses
vraies mais dont tout le corps, quoique constamment présenté et étudié nu, est
sobre, reposé, serein, les images sont prises le plus souvent en plein air. Ils
sont debout, devant une table, les photos passent et les pages se tournent, il
fait tout à dessein, attentivement. L’époque n’est pas celle d’aujourd’hui,
l’endroit n’est pas les Philippines, il n’y a rien de vénal, pas de piège, que
de l’attrait qu’il a ressenti – sans doute avec violence, mais il ne s’en
souvient plus à l’heure d’en écrire, pour maintenant, car de violence il n’y en
a à sa mémoire que sur le visage grimaçant d’une joie extatique et c’est le
visage du jeune garçon bistre, pas spécialement charmant, mais simplement
attirant. Donc les photographies qui identifient l’ambiance, il y a bien du
désir dans l’air, de la nudité qui va se produire, a-t-il osé la main sur le
sexe du garçon, puis risqué de la glisser dans le pantalon, par-dessus la
ceinture ? a-t-il ressenti ce frisson à l’atteinte des premiers poils
pubiens sans qu’il ait encore rencontré de dénégation, de résistance, l’amorce
d’un refus ? Il avait eu cette joie âpre une première fois, encore puceau,
sur son canapé-lit d’adolescent dans l’appartement familial, un long après-midi
de silence seul avec la première ou la seconde de ses fiancées, atteindre le râpeux
du poil, d’une autre tenue de la peau, sous les couches de tissus, par delà les
élastiques et les froncements, ce qu’on sait contraster en sombre avec la
pâleur du ventre, là où jamais il n’est exposé au soleil (ni à la vue), et
ensuite, le doigt trouve sa tâche, tout s’imprègne et autrefois il avait
plaisir à lécher ce qu’il avait longuement étendu, lessivé, recueilli pour
encore le répandre, du suc féminin, gage d’intimité et avait-il cru, de
bonheur, de fidélité, de durée et d’accord. Ou au contraire a-t-il pris la main
du garçon et l’a-t-il amenée au contact de son propre sexe, déjà durci ?
C’est le dénouement, serti par la mémoire, isolé d’autres détails et d’autres
moments qu’il voudrait aujourd’hui avoir à sa disposition visuelle, qui lui
reste seulement. Il n’a pas tant caressé le garçon, ou l’a-t-il essayé sans que
rien ne se produise, nulle érection et pas de signe d’un plaisir ? qu’il
n’a été caressé par celui-ci et cette joie c’est celle de l’artiste aboutissant
au chef d’œuvre ? était-ce l’initiation de l’adolescent ? le sexe
adulte, son gonflement, son balancement sous les doigts qui le palpent,
l’explorent, l’examinent, ses réponses et son début d’halètement s’il est pris
dans la bouche, si les lèvres font et défont la peau du prépuce, rebroussent et
ré-étendent le tissu, amènent le casque à luire, sculptent la hampe, en font
une décoration plus forte, la veine saille, qui est principale, il y a une
petite ouverture rouge qui bégaye, et le corps d’homme qui soupire, qui s’anime
autrement que dans la vie ordinaire, les jambes qui s’étendent, poussent dans
le vide le plaisir qui va remplir progressivement tout l’air de ces lieux, et
la statuaire qui va remplir progressivement tout l’air de ces lieux, et la
statuaire étrange se fige, se contracte à mesure que les mains, les lèvres, le
regard du garçon se concentrent, s’arrêtent sur l’œuvre en cours, prennent
quelque recul et recommencent, le frémissement gagne du ventre de quarante ans
à tout le corps encore enfantin, le silence est celui du souffle qu’on retient,
les cuisses se crispent des deux chairs qui se travaillent, il y a quelque
chose de mental dans ce qui va survenir et de spirituel dans ce qui soudain
éclate et s’épanche entre les yeux, sur le nez, au front, aux lèvres du si
jeune homme, le semence du futur ne se gaspilla pas, elle coulait à peine
projetée sur une peau émerveillée, elle chantait tumultueusement l’air unique
du succès décisif, du don ayant produit son fruit, le plaisir qui était donné,
et cette œuvre était d’art, prodigieusement ajustée, altruiste au possible,
réjouissante à s’en pâmer. Le garçon titubait, il l’aidé à se relever, fit
couler un bain, le savonna. Pourquoi alors n’avoir pas gardé, conservé, enserré
pieusement, plus pieusement que tout, la forme et l’odeur, le sourire de tout
ce corps si jeune, svelte, heureux, qui était nu et se donnait dans l’eau à
l’éponge, au savon, aux mains et sans doute à des caresses, et même à des
insistances ?
Il le
raccompagna en voiture, c’était une bonne vingtaine de kilomètres tant la
capitale fédérale est urbainement à l’aise dans l’immensité centrale du pays,
le jeune homme était vêtu donc de blanc, il était naturel et songeur et revint
le voir, à son bureau en quête d’un emploi qui ne pouvait se trouver, des mois
passèrent puis au théâtre semi-enterré sous une forme pyramidale, ils se
rencontrèrent, Jules César accompagnait un homme ni jeune ni mûr, plutôt
élégant, il avait lui-même gagné en assurance, visiblement en âge, et son parti
était donc décidé. Aucune gloire n’accompagna depuis et à ce point une
quelconque éjaculation – dans la vie qui se récapitule ici avant d’élucider son
possible rebond – quoique certaines aient eu leur décor et de la circonstance,
ainsi ces deux scènes d’eau. La première eau en Egée, une crique, une petite
plage étroite et encaissée où chacun est nu, jamais il n’a vu autant de corps,
surtout féminins, nus d’aussi près et à la fois, il photographie, il est
naturellement nu lui –même, à son côté, à l’apogée de sa beauté, celle que
longtemps et qu’alors, quoique la trahissant, il avait dans la chair et dans
l’habitude du plaisir et du savoir être et s’aimer ensemble. Ils sont allés à
l’eau, elle s’est agrippée à lui, ils n’avaient pas pied, miraculeusement
malgré l’eau froide par contraste avec le bain de soleil tout le jour,
l’érection, la pénétration, le plaisir, la jouissance qui va arriver, qui
arrive ; qui vient, le retrait bien calculé, devenu instinctif,
l’affalement tout en nageant l’un mêlé à l’autre et la valeur de la laitance
autour d’eau et quelques traces qui se figent à leur ventre, qui peluchent en
graines et en gluances à leurs poils pubiens quand ils reviennent, dorés et
vite secs, au rivage, sir le sable. La seconde est dans un briefe de l’Amazone,
une jeune mulâtre se refuse de sexe mais accepte de le masturber, ils sont sous
l’eau, les costumes sont aux chevilles à flotter, la rive, la plage sont à
quelques mètres, la fille le tord, le touche au bon endroit, dans le détail, il
lui prend les seins, ils se font violence, la semence s’exprime, il est
heureux, plus tard il fera une conquête plus docile, il y aura une nuit, ce
sera une chair reconnaissante minuscule de structure et généreuse de sexe,
d’ouverture, de parole et qui crie quand la jouissance va arriver, elle porte
même pendant l’étreinte un chapeau de paille avec fleurs et fruits artificiels
pour le décorer, les seins sont petits et dardent, elle se laisse peloter par
lui sous la douche, il l’appellera au téléphone, des milliers de kilomètres,
puis l’océan, et deux fois quarante degrés de latitude les sépareront. Des
souvenirs viennent et affleurent les uns surmontant les autres sans que rien
n’opère, c’est une époque où la chair abonde, où elle est aussi puissante que
docile ce qui, pour de la chair, est bien synonyme. Panique cependant dans
l’attente d’un contrôle à la succursale locale de l’Institut pasteur,
déconvenue quand, moyennant finances qu’il ne peut régler que par chèque, ce
qui ailleurs eût été inacceptable, une
fille de Salvador, chaperonnée par sa petite sœur, ne s’offre qu’en solo et se
révèle être un maigre travesti.
Il
n’y avait dont pas d’autre homme ni garçon, sinon la tentation qu’il a, dans un
train-couchettes à travers l’Espagne, d’un des compagnons que le hasard amène,
mais ne provoque pas automatiquement. Le sentiment est fallacieux que l’autre
pourrait sinon en être, du moins consentir, surtout si tous les deux sont
hétéros. Le garçon est un peu plus jeune que lui, quoi donc fait envie en lui,
il ne sait le dire mais il l’exprime, la chair s’oriente d’elle-même, mais
n’obtient pas toujours. Dans une boîte à Mukonos, avec toujours une charnelle
égérie, il est également en compagnie d’un couple d’amis, celui-ci a laissé le
jeune fils à l’hôtel, on sort, on prend l’ambiance, on ne se couchera pas tard,
on va voir, il n’est donc pas seul. Un visage exceptionnellement symétrique,
reposé, chaleureux, doux, attentif, un front superbe, des cils de fille, des
jambes dont on se rend compte, une apparente solitude, pas vraiment une
proposition, une disponibilité tout de même dans le regard, ils l’échangent, ce
jeune homme est beau, étrangement féminin, sans cependant rien perdre de
virilité, une perfection humaine, un texte bref mais juste, le type-même de
rencontre qui développée n’eût peut-être pas eu la perfection de son
éventualité. Dans la promiscuité, la coulée d’un air frais et l’intense péril
que fait courir à celui qui s’en éprendrait la tranquille apparence d’une
pureté masculine telle qu’elle ressemble à la complétude féminine. L’autonomie
d’autrui que – par dessus-tout – signale la beauté de chair scanadalise,
intimide, il faut être bien riche ou très dédaigneux de l’humanité pour oser
lui proposer protection. La relation entre générations quand se surajoute
l’altérité des sexes, devient le défi, tentant, que la plupart des témoignages
disent aléatoires. Les religions prisent les grands écarts d’âge, apprécient
les plus fortes différences parce qu’elles répartissent et figent les rôles. Au
jeu de ceux-ci, l’étreinte des chairs permet beaucoup de variantes, presque
toutes les inversions puisqu’il s’agit au début des tâtons et à la fin de
l’unique extase mais quotidiennement la vie est moins prolixie, elle exige une
reconnaissance plus codée et l’usure est anticipée avant même qu’elle ait rien
faussé. Longtemps, le provisoire préserve. Le croire peut consumer tout en une
pure attente au bout de laquelle personne ne pourra plus interrompre ni faire
bifurquer qui que ce soit. Il commençait de voir pourquoi le présent revenait
toquer à sa porte, celle qui était condamnée, qu’on avait construite dérobée et
qui n’avait guère servi qu’à d’autres que lui, celle par laquelle il n’aimait
pas passer parce qu’il lui semblait de plus en plus que s’il devait être
exproprié, ou si les circonstances étaient assez insidieuses pour l’enserrer et
lui faire perdre ses repères, c’est par elle qu’il serait abandonné de tout
pour que la folie l’accueille en sa définitive étreinte. La mort si elle est un
passage, si étroit et douloureux soit-il, est lumineusement, évidemment
bienfaisante mais si elle est contention, ensevelissement, étouffement, comment
ne pas la craindre et la redouter du plus loin qu’on ait commencé dans la
conscience de vivre ? Il y a le mariage, il y a le vœu de stabilité et le
sacrement de la chair est très personnel, aucune raison ne l’étaie, personne ne
peut le décrire. Deux femmes se relevèrent de l’étreinte qu’elles lui avaient à
quelques sept ans de distance accordée, mais pour une seule fois, l’une et
l’autre étrangère à sa nationalité mais parlant sa langue, et elles lui dirent
à l’identique qu’il était très doux et qu’elles n’en avaient pas été étonnées,
qu’au contraire elles s’y attendaient, elle n’ajoutèrent pas qu’elles l’aient
désiré et c’est bien de son sexe d’homme qu’elles parlaient ainsi. Il comprit
que la douceur de pénétration, de mouvement, de suffocation que peut donner le
sexe masculin à la chair qui le reçoit et le prend pour quelques temps et
mouvements, ressemble à cette tranquillité du regard échangé en témoignage
d’acquiescement quand les amants se savent en train d’entrer dans ce futur
proche et consensuel, qui va les sacrer tels. C’est d’une même douceur, mais
dans sa réciprocité, qu’il se souvient, la peau, la voix de l’une, la facilité
à entrer dans son ventre, à s’y mouvoir tranquillement comme s’il s’agissait
d’un vrai retour à ce dont on vient, et de l’autre la forme d’une chair
entière, rieuse puis grave car elle se croit déjà enceinte de son mari, et
c’est en ce cas d’une visite extraordinairement coupable qu’il a été question.
La douceur d’autant plus enveloppante, d’autant moins oubliable qu’il sera
impossible de se revoir, sauf à échafauder des combinaisons plus compliquées et
des enchaînements heureux de circonstances encore plus nombreux que pour
retrouver que pour retrouver un bagage égaré à l’éclatement d’une guerre entre
plusieurs aéroports de fort transit international. Des lettres quelques mois,
aucune réponse. La douceur ne vieillit jamais, l’adolescence frémit quand elle
atteint au toucher le pubis féminin et la plus jeune, la plus récente aussi de
ses fiancées avait été très curieuse de son impression à lui, quand, pour la
première fois, il avait donc approché de la main ce sexe qu’elle réservait
encore. Quoique à l’aise pour lui écrire de la chaleur et de l’acidulé, il
n’avait pas sur le champ obtempéré et la chose comme l’impression ainsi que la
question s’étaient perdues, mais la maturité sait autrement l’antre féminin, le
seuil qu’on démêle de son premier ensemble pour le franchir, le début de
chaussée, déjà glissant, au parterre noueux et musclé, soubassé par de l’os,
par du nerf, par une sensibilité qui ne se donne pas et ce n’est qu’ensuite
qu’on entre, qu’on est accueilli, introduit, puis appelé, attiré, happé dans
une salle plus vaste, où partout suinte l’eau bénite, où tout est autant
fragile, fin de tissu que robuste et élastique, extensible. Là, s’attarder,
d’autant qu’humainement on n’ira guère plus loin, il y a le truchement de la
semence, sa projection, même le sexe masculin et son profilement si étudié n’y
parviendrait pas, là : attendre puisqu’on en est venu et ce retour, quand
l’homme le mime, n’est-il pas le plus beau des scénarios et ne justifie-t-il
pas toutes ces randonnées ou ces brutalités hâtives au contraire, appelés trop
schématiquement désirs et pulsions de la chair. C’est à vouloir se les
expliquer à deux que peut-être songent les amants quand le temps avec sagesse
se donne à eux, suspend leur hâte, déplace les équilibres acquis et impose la
simple expérience de jouir l’un de l’autre rien qu’à se savoir présents l’un à
l’autre. L’heureux pendant des mains se superposant à chaque face d’une vitre,
les trains qui s’ébranlent, les quais qui demeurent, le parloir des prisons, la
lisse immobilité d’un cadavre au baiser non rendu.
IV
L’apprentissage allait être explicite, l’intimité et un transport loin
du passage habituel des circonstances, aussi. Ni curiosité ni plan de conquête,
aucun défi. Rétrospectivement, il pensa, maintenant qu’il lui fallait s’arrêter
à elle, parce que c’est d’elle qu’il avait appris qu’aucun point d’honneur
n’est à mettre dans la performance sexuelle, que l’amitié, dans sa vie d’homme,
avait surgi et s’était reposée, là, nulle part ailleurs et jamais depuis.
Durant
une grande année, les appels téléphoniques de leurs bureaux respectifs, les
apparences à garder vis-à-vis des collègues, des relations dont beaucoup leur
était alors communes, de toute la colonie française d’affaires, de ses parents
à elle, de ses liaisons à lui, les apparences vis-à-vis d’eux-mêmes car l’appel
fut vite là, d’avoir à tout rompre et lâcher, à se dépayser ensemble pour
partir loin et assouvir un dessein mystérieux qui ne serait que le leur. Une
année où chaque matin, elle quittait le domicile conjugal, l’appartement
en-dessous de celui de ses parents après avoir confié à sa mère son garçonnet
de deux ans au prénom tragique parce que grec et antique, et à cheval sur une
minuscule moto contournait l’agora et encore humide, fraîche de l’aurore,
sonnait chez lui qui ouvrait nu et la prenait aussitôt en bout de sexe. Ils
parlaient ensuite par écrit, elle raturait méticuleusement ce qu’elle avait
choisi de dire autrement ou de ne pas alors dire, cela faisait sur des pages
remplies recto verso sans marge au crayon à bille bleu de petits nuages
longitudinaux qui étaient sa véritable signature. Elle avait l’usage des chefs
d’œuvre, il les avait tous gardé, ils comblaient une grosse sacoche de ce
mauvais cuir que l’Espagne et la Grès ont en commun, de couleur sable, qui se
déchire, bon marché. Les autres collections épistolaires lui étaient venues
pendant cinquante ans de sa mère qui, jamais, n’avait changé d’écriture, large,
bleue, à la plume pour des formats plus petits qui ceux du commerce, de la
seule pathétique sans doute de ses partenaires successives, celle qu’il avait
eu dans la peau et pour modèle à photographier des poses du sommeil d’après
l’étreinte, la peau martelée du rouge des mains, les siennes, l’ayant pressée
de corps, et à présent de sa compagne, mais depuis qu’il avait accepté d’ouvrir
son écritoire informatique à la messagerie électronique, l’écriture est devenue
virtuelle faisant ressortir la brièveté croissante des communications, dont
beaucoup étaient professionnelles car la présidence d’un conseil de
surveillance lui avait été confiée pour qu’il la sécurisât à la tête d’un
directoire d’objet ambitieux et d’autant plus vulnérable. Rien n’approchait
cette correspondance athénienne car les lettres, jamais des billets, mais bien
des textes suivis, n’avaient été ni anxieuses du mariage, d’une décision de
vie, de revoirs et de voyages à organiser pour se rejoindre puisqu’elle était
sur place, constante et quotidienne, qu’elle avait mari, enfants et parents
autour d’elle, ni inquiètes de lui puisqu’il était à l’apogée de sa carrière,
qu’il l’était de sa beauté et de sa disponibilité d’homme, que ses émoluments
d’affectation en affectation à l’étranger augmentaient si sensiblement qu’il
avait pu et pouvait alors tirer des traites sur l’avenir et beaucoup emprunter
pour le présent. Rien que ces paramètres isolaient, parmi les autres à venir ou
du moment, ces lettres qui étaient d’abord des pensées, la réparation d’oubli,
l’allusion à des récits qu’elle lui ferait plus tard, et la promesse était
tenue dans la journée, clandestinement le plus souvent, en conversation de
terrasses de café, celles où l’on sert le frappé ou du metrio, ou
en remise à la dérobée ou encore en prétexte de correspondances
professionnelles de la main à la main, sous enveloppe, par écrit encore. Une
aventure aussitôt de plain-pied qui avait à plusieurs reprise jouxté le drame,
c’est-à-dire manqué provoquer des ruptures dans le train-train des liaisons
parallèles qu’il avait alors depuis presque une dizaine d’années.
C’était bien de cela qu’il s’était aussitôt agi, il avait avoué sa
lassitude physique et morale d’avoir à tant mentir, d’être ainsi prisonnier
d’un agenda compliqué où se succédaient au même aéroport, parfois le même jour,
et pour la rotation du même avion depuis Paris ou pour Paris, des femmes jeunes
qui s’imposaient, savaient n’être pas uniques mais en faisaient le semblant,
avec quelques scènes, des déprédations sur place, de la fouille dans ses
papiers et des ponctions sur ses comptes en banque qu’il trouvait naturel
puisqu’à les recevoir, à les entretenir tout le temps qu’à domicile elles
venaient, chacune successivement, passer du temps, pas seulement dans son lit,
quoiqu’il les honorât avec habitude, constance, succès et application, il y
avait des frais qui s’additionnaient. Mais l’usure qu’il lui raconta quand ils
restèrent éveillés, sans l’émerveillement spécial de leur première étreinte…
page 29 du tapuscrit ?? perdue... impossible à reconstituer...
… lui avait facilement concédé sans aucune garantie pour eux-mêmes –
pays cruel où la guerre civile entre royalistes et communistes se réglait dans
des maquis montagneux et pelés par des gorges humaines tranchées avec le
couvercle baillant de boîtes de conserves, et où les fauteurs de coups d’Etat
n’ont pas été amnistiés – cherchait des boucs émissaires, des policiers
s’étaient fait descendre, on frappa chez des jeunes qui avaient eu l’imprudence
de garder des fichiers et des plans. La jeune fille, maîtresse avec peut-être
cinquante autres militantes de l’extrême gauche, d’un cinéaste mimant Krivine,
avait crânement au prétoire revendiqué le projet terroriste à défaut de l’avoir
mis à exécution, ce qui avait produit des unes de journaux, du commentaire sur
les jeunes expatriés, et six ou sept ans de prison ferme, les amants étant
séparés l’une à Salonique et l’autre aux environs d’Athènes, d’où de la
correspondance, puis un roman et par la suite du film, mais des mois et
peut-être plus d’un an avec des prostituées et des receleuses à se biler, à
craindre surtout l’expulsion. La solution avait été qu’à la libération
conditionnelle, elle se fasse faire un enfant qui la naturalisât, elle parlait
l’hellène avec un débit rapide et chantant, le français avec beaucoup plus de
pauses interrogatives qu’exclamatives, elle l’intéressa par une intelligence
vive, à laquelle ses précédentes rencontres depuis que son adolescence avait fini
par se rendre aux expériences féminines avec avidité puisqu’il était très en
retard ne l’avaient pas accoutumé. Il n’a traita à déjeuner après qu’elle ait
attendu un grand trimestre son rappel téléphoné ; ils s’étaient vus,
arrangement ? chez ses parents, du temps dans un petit salon ou était-ce
directement à la salle à manger, table déjà mise, mais attendant les maîtres de
maison qui avaient tardé, leur laissant le choix du texte et du silence, elle
portait un robe blanche, elle avait une légende que le père avait racontée au
nouvel arrivant, plus d’un an avant. Il la trouva très jeune, intimidée,
sachant y faire et contracta aussitôt la certitude qu’elle serait à lui et que
ce serait délicieux au possible.
Nullement
un coup de foudre et ce qui combine le sexe, la prescience, l’anticipation et
un accord au moins momentané, l’absence de doute qu’il puisse ne pas y avoir de
réciprocité. Cette situation-là, il l’avait plusieurs fois connue, auparavant
et depuis, qui donne au héros – qu’il devenait, à ses propres yeux et un
instant à ceux de la personne dont le destin lui proposait de constater qu’elle
était bel et bien subjuguée, conquise, dépossédée d’elle-même et de tout autre
parcours amoureux que le leur – un aplomb infernal et rayonnant, efficace. A l’énoncer
ainsi, il vit qu’il se trompait. Coups de foudre, oui, deux fois mais sans que
le sexe dise un mot ou son projet. Ce qui devait les conduire à des fiançailles
presque immédiatement ratées, à des attouchements nocturnes à prodiguer dans
une chambre de gardiennage à une fille qu’il trouvait magnifique habillée et à
leur premier regard, quand il avait eu à la conduire, en compagnie d’une de ses
sœurs à lui, vers un train de sports d’hiver, mais dont il n’avait jamais été
en situation de la considérer nue puisqu’elle se refusait à tout ce qui n’était
pas une caresse précise, personnelle sans le moindre rendu, sans tolérance
d’une nudité ensemble. Choc d’une invasion où l’accueil n’avait été que
masculin, le sien, au passage ténu d’une jeune fille à qui il prêta quelques
mois de dialectique et de soucis amoureux. Aucun butin et bien plutôt le
commencement d’une vie sentimentale douloureuse, avide et donc assez rapidement
disposée à se fragmenter en liaisons d’une part reposant le corps et produisant
quelque maturation sociale, physiologique, naturelle, et en attente que la
providence et l’éducation reçue tiennent leur promesse et présentent, toute
faite et sans plus d’incident, celle à élire. Progressivement, il entrerait
ainsi dans un autre domaine, celui de la connaissance anatomique de la femme,
de la dilection des menues disparités morphologiques, olfactives et d’un goût
de plus en plus approfondi pour ce qu’est l’aventure de la conquête depuis la
première identification qui rencontre jusqu’à la reddition où tout en ayant été
parcouru, il reste que l’home doit, dans le moment, laisser un souvenir
impérissable de son sexe et d’une étreinte allant de pair. Domaine dont on ne
comprend qu’intellectuellement la répétitivité et la stérilité si l’on
additionne en bon arithmétique sans jamais penser aux équations à résoudre. Le
second coup serait plus tard, il y aurait une vraie foudre, avec le silence
ensuite et la surprise juste avant, et cela n’amènerait à guère davantage,
sinon que la prise de rendez-vous avait été facile, après une quête moins aisée
des coordonnées auxquelles appeler une jeune fonctionnaire brésilienne quand on
est samedi puis dimanche et qu’il faut que tout se soit passé avant le mardi
suivant, pour des raisons d’agenda professionnel, les siennes, et surtout que
la reddition avait été infiniment douce de manière, de peau, de voix,
d’échange : avec la jeune femme mate, il était insensiblement allé d’une
longue conversation sans intérêt que de s’entendre parler, que d’être écouté et
que d’intensément regarder, à des caresses aux endroits où les réponses sont
les plus évidentes et valent donc permissions, puis encouragements à
poursuivre. Elle s’était laissée faire, sans jeu de mots ni de mains, avec
naturel, avec résignation, sans rien perdre ni de sa douceur ni de son
équilibre et son charme était tel à la veille, chez des tiers, à traverser un
hall d’administration qu’il était continu, d’une seule haleine, d’un seul
tenant de grâce et d’une beauté qui l’enchantait et l’avait, lui, suspendu bien
plus haut que le temps et très loin d’une prévision qu’il ne reprendrait plus
jamais de la façon dont il la posséda doucement, silencieusement, presque sans
geste, avec à peines quelques mouvements de mise mutuelle à l’aise. Blessure
qui ne s’était jamais fermée et valait jugement de toute l’espèce féminine
humaine : le premier de ces coups de foudre, perfection où le sexe avait
servi de conclusion, d’assoupissement avec un bref retour au petit matin où la
précédant dans leur éveil il avait pu sans qu’ils bougent un enlacement à peine
desserré la reprendre comme s’il ne l’avait jamais quitté de sexe, simplement
parce que l’envie, très tranquille, une envie totalisante et heureuse, l’avait
repris, que le corps tendre, parfais, sans ride ni pli, long, odorant était
resté à sa disposition : second de ces coups de foudre signifiant
l’éphémère, car ayant tissé autour d’elle, sinon vraiment de cœur, plusieurs
liaisons que le téléphone et des horaires précis, sans doute le témoignage régulièrement sollicité d’amis communs et de
collègues de carrière, maintenant rigoureusement et dans le lacis desquelles
toute intromission, si elle devait avoir plus d’un lendemain, serait
catastrophique ; elle n’en semblait pas préoccupée dans l’instant, elle
eût à l’appareil son amant de Genève et appellerait, parce que luit soit parti,
celui de Buenos Aires, les jambes croisées en tailleur, une chemise aux
épaules, les seins nets et pas lourds, le sexe nu et de toison fournie, dense
mais sans territorialité superflue, le tout très naturel, elle avait parlé de
la langue chantante qu’il ne maîtrisait guère, ils étaient encore sur le lit,
il avait eu tout le temps de la contempler puisqu’il était silencieux par
discrétion et qu’elle était sortie de leur nuit, elle n’était plus à lui, ne le
fut plus et n’avait que superficiellement selon des sentiments qui n’existant
pas avaient appelé de la politesse, des égards et donc une certaine gentillesse
à se donner en remboursement de beaucoup de caresses et de propos très
émerveillés, qui, toujours ou presque, font tout de même plaisir à la femme qui
en est l’objet.
L’aplomb,
il n’en était conscient qu’après coup quand il voyait sa dette envers une
réputation qu’il n’assumait que publiquement mais pas au vrai de son histoire
d’âme et de ses inquiétudes d’homme qui ne voit toujours personne venir. Il
avait ainsi conférencé sur Don Juan à mi-durée de sa première affectation qui
fut lisboète. Les liaisons qu’il n’avait pas rompues de France, mais de l’une
il se déprenait d’autant plus aisément que la cohabitation avait par force
cessé et de l’autre il savourait davantage une pérennité installée par de longs
séjours, par le partage de découvertes touristiques du pays qui faisait, alors,
en semi-révolution et sans réseau autoroutier, figure de fin fond d’une Europe
qui sans confins orientaux, fermée par des frontières de fer, n’avait de
prolongement que vers l’histoire et la géographie atlantiques. Sur camailleux
de discours géo-stratégiques, de report à plus tard d’un mariage auquel il ne
voulait pas déjà songer, il avait donc de la chair et de la présence féminine
aussi quotidiennement qu’en couple constitué et pendant les absences, il y
avait les occasions, elles se présentaient toutes localement avec une aisance
et un calme le dispensant d’expliquer la prodigalité de ses attaches et de ses
coups de reins. L’été durait après de longs mois d’humidité, il n’avait que
trente ans, restait musclé, nageait, avait la peau bronzée et la poitrine
sculptée, des jambes longues. Il amenait au lit tranquillement, sans
compte-à-rebours et pouvait comparer ses sensations et ce que ses maîtresses
lui disaient des leurs. L’une, épouse d’un collègue, mais laissée seule
quelques jours par un mari de qui les conquêtes étaient commentées sans
qu’elles-mêmes parût les déplorer ou s’en sentir amoindrie, se donna parce
qu’il l’avait raccompagnée, d’un dîner de têtes chez lui et qu’elle s’était
persuadée que la rumeur la jugerait bien sotte si elle ne tombait ; le
corps avait de l’âge, la peau, comme il le découvrirait plus tard à d’autres
pourtant bien plus jeunes, se détachait curieusement de la chair et conférait
au toucher, puis au tout de l’étreinte une fragilité qui l’avait responsabilisé
puis attendri, il en avait reçu beaucoup de plaisir mais l’épouse ayant déjà la
date de retour du mari en tête et lui-même distrait par bien d’autres
éphémérides, les suites ne pouvaient être qu’à de lointains intervalles et il
n’y eut donc pas. L’autre nouveauté de l’époque dura beaucoup, traversa
plusieurs affectations et le retint par une correspondance écrite à l’encre
marron et par un corps aux exagérées longueurs et aux disproportions parfois
dont il ne verrait la typologie, qu’en apprenant les bronzes baroques
autrichiens à la première des affectations où elle ne vint pas le relancer.
Elle était, elle, la fille d’un collègue, un autre, il la repéra en bout de
table, son grade encore peu conséquent l’avait placé à l’opposé exacte de la
fille de la maison. Rendez-vous fut convenu après quelques délais, il y eut de
la route, en bord de mer, la longue route qui ne pouvait avoir changé de tracé
le premier Roi Manuel puisque le Tage en fait tout le bord gauche quand on
roule depuis Caxias, la prison d’où avait pu s’évader attendu par un sous-marin
soviétique le charismatique et très fortuné en femmes, secrétaire général du
Parti communiste portugais, jusqu’à Estoril pour avant de rentrer dans les
terres et monter à Sinatra, s’arrêter dîner devant la plage de Guincho. Le
large est presque là, il se crut âgé, de beaucoup son aîné, une image se projeta,
précise, peu soutenable, attristante, le dos de la main qu’il posa sur celle de
la jeune fille pendant qu’elle lui racontait un amour à quinze ans, un
avortement presque tout de suite, une mise en pension au Mexique et une entrée
en aventures masculines et en appétit de sexe et de grosses bourrades tendres,
la main était très jeunes, pas vingt ans, la sienne avait ses reliefs et ses
flous, ce décollement différent de la peau vis-à-vis de la chair qui ne donne
pas du tout une impression de finesse et de diaphanité, mais déjà de mortalité.
La suite qui démentit tout et lui donna de faire jouir d’une main, puis des
lèvres un corps arqué, montant avec une rumeur musicale étonnante et une
puissance qu’il n’avait jamais encore constatée, vers un orgasme auquel la
pleine lune, par la fenêtre ouverte, sur fond de gigantesques eucalyptus,
prodiguait un contre-jour de photographe, il ne l’attribua pas à son charme, ou
à son savoir-faire et sa réputation n’était pas encore établie. Le tribut
serait à rendre au hasard, à la chance qu’ont les gens jeunes et quand en sus
il y a du dépaysement et quelques laxisme dans les apparentes obligations
sociales ou amicales, familiales de chacun, tout trouve une agréable cohérence.
Il y eut donc de longues suites, chaque fois que la jeune fille perdait un
amant pour avoir trop ostensiblement trouvé un autre, qu’elle était parfois,
mais toujours improviste, entre eux. Elle l’appelait de l’aéroport
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