jeudi 5 septembre 2013

2003 - depuis soixante ans - XV - en attendant d'en écrire la suite (2013 depuis soixante-dix ans)






XV



Qu’est-ce qu’un événement frappant l’opinion ? et comment l’individu se l’approprie-t-il en mémoire de sa vie personnelle ? Les événements qui structurent une vie, en sus de ceux qui sont précisément intimes et forment l’affection, font blessure ou aptitude au malheur, à la frustration. Ne peut-on les définir comme ceux qui, parce qu’ils ont touché chacun et d’une manière analogue, entrent dans une mémoire collective qu’ils forment, et même caractérisent.

L’événement, est-ce ce dont on parle, et s’il s’agit d’un fait de société, d’époque et ce devient une date, une référence ? Ou est-ce ce que l’on tait et il s’agit d’intimité, presque d’une prière ou d’une rencontre, remodelant une psychologie ?

Pour qui a soixante ans en 2003, quels sont ces événements ?

Poser cette question en fait voir toute l’implication, et en l’occurrence la relativité de toute réponse. Ce n’est que peu ma génération qui fait paramètre, tout est affaire ici de situation sociale et géographique. Le lieu importe plus que le temps pour former la mémoire collective des événements. La société impose des places et une vue de l’histoire, moins on est aisé, plus on a une vue directement orientée par la vie, le regard forcé sur l’injustice ou la misère, ce qui réduit à rien la portée d’un enseignement de l’histoire nationale si celle-ci n’est pas constamment située, et même expliquée pour la manière dont elle a été faite, et où elle fut vécue, sinon c’est du mauvais roman.

La réponse n’est qu’apparemment aisée, et l’accord ou le dissentiment national selon des sondages ne fait pas davantage l’Histoire. La mémoire de chaque peuple, pris dans son pays, dans ce que font de lui sa géographie, son territoire diffère évidemment des unesdes autres, même si certains événements comme les deux guerres mondiales, puis celles du Golfe et de l’Irak, les conflits israëlo-arabes, y compris celui de Suez, sont probablement de mémoire planétaire. La chute du Mur... Mais je sens bien que suivant la condition sociale de celui qui se souvient, les choses ne seront pas les mêmes dans le récit, parce que les vies ne correspondent pas. Très probablement, un pays qui d’une part à l’autre, et pour plusieurs de ses générations, aurait à peu près les mêmes souvenances, serait un pays en bonne santé mentale et vivant tranquillement sa cohésion. Pour vouloir l’avenir commun, et s’y gêner, s’y sacrifier un peu – affaires de gestion et d’échéanciers – il faut s’appuyer sur un présent acceptable, vivable – affaire de gouvernement – et sur un passé commun et avouable – affaire d’éducation familiale et collective. Les événempents qui nous ont marqué sont donc proprement identitaire. Valéry commençait dans les années 1930 ses Regards sur le monde actuel par un rappel d’événements en début de siècle, et notamment la guerre russo-japonaise [1]. Cette victoire d’un peuple non européen sur un autre, de surcroît le seul allié en bonne et dûe forme qu’avait alors notre pays face à l’Allemagne, dût provoquer un réarrangement de beaucoup de convictions et certitudes. Qu’un pays, les Etats-Unis, puissent procéder en Irak comme on osait à peine le faire en période coloniale, il y a cent cinquante ans, n’a pas étonné aujourd’hui, mais a choqué, ce qui est tout différent. Depuis, l’Amérique ne choque plus, elle fait peur, et d’abord à ses alliés : on la sait capable de tuer.

Sans doute est-ce ma première expérience de la politique mondiale. Il était tant dit que le communisme – dans ma jeunesse et selon une éducation chrétienne – était satanique et comme tel bafouant les libertés publiques et la dignité humaine, en sus de l’interdiction des cultes, opium du peuple – ce serait plutôt devenu l’alibi d’une certaine élite en France, y compris industrielle, commerçante et financière – que la contestation à Berlin-Est en Juin 1953 ou le renversement des icônes à Budapest en Octobre 1956 n’étonna pas ; la preuve était donnée, quoique tardivement, et c’était ce décalage qui avait longtemps fait interrogation. Mais qu’il ait été notoire que notre victoire militaire contre Nasser, coupable à nos yeux d’avoir nationalisé un lointain canal pour nous, mais un bien tout proche pour les Arabes, avait été empêchée de tout résultat politique par les Etats-Unis, jusques-là nos alliés, inconditionnels, puisqu’ils avaient été nos sauveurs, me scandalisa. Je compris dans l’instant que les alliances d’antan, si difficiles à mettre au point et, dans le cas anglais, si rares, étaient démodées, que nous n’étions plus, même ensemble, à l’échelle. Rien ne faisait mieux sentir, également, que l’alliance américaine n’était pas réciproque : sauvés certes, protégés sans doute (ce dont doutait de Gaulle pour dans certains cas de figure, et en fait dans celui d’une guerre nucléaire), mais autorisés à cultiver une indépendance et les moyens que celle-ci requiert, non ! Tout le développement du demi-siècle à suivre a tenu dans l’échec de l’expédition franco-anglaise à Suez.

Et d’abord le dogme d’une supériorité militaire israëlienne, malgré le démenti de la guerre du Kippour. La diabolisation, aussi, de l’adversaire quand il est Arabe. Jamais la comparaison entre Hitler et Staline ne fit fortune, malgré la similitude de dictatures cruelles aux victimes se comptant par millions, tandis qu’on a fait passer Nasser en 1956-1957 pour un nouvel Hitler d’autant que la Syrie se fédérait alors à l’Egypte, et l’on a recommencé avec Sadam Hussein. J’en ai ressenti une blessure personnelle, d’amour-propre, d’amour ; la propagande française contre le chef charismatique de l’Egypte me paraissait d’autant plus puérile, et surtout inadéquate, qu’il fallait bien admettre que ce discours d’une part n’empêchait pas nos tentatives de sauver quelques meubles en tâchant de reprendre langue avec lui, et d’autre part ne correspondait pas à la réalité sur place, les livres de Jacques Benoist-Méchin le montrèrent vite et fort [2]. La blessure était que nous nous étions trompés autant sur l’adversaire que sur l’allié supposé, mais mon éducation restait à faire. Quand John Kennedy, à la suite de ses entretiens à Nassau avec le Premier ministre britannique, alors Harold MacMillan, proposa à de Gaulle que moyennant notre renoncement à l’indépendance de nos armes nucléaires naissantes, nous bénéficiions d’une participation – quoique complexe – à la capacité américaine devenue atlantique ou multilatérale, je jugeai que nous étions bien honorés, et ne compris pas aussitôt que le Général refusât. Souvenir historique mais qui est tout personnel, puisqu’il fut intime, mais à un moment et dans des lieux qui ne m’ont plus quitté. Un train en Allemagne de l’Ouest, un voyage d’études en promotion de l’Ecole nationale d’administration, on est au printemps de 1967, la politique extérieure du Général de Gaulle, nous la vivons en futurs (grands) serviteurs de l’Etat, mais qu’elle est-elle ? quel est son principe ? elle est magnifique, mais comment la résumer, quel est son axe ? Il y a eu l’indépendance de l’Algérie, la décolonisation, il y a d’évidence le nécessaire partenariat avec l’Allemagne, de préférence une Allemagne un peu réduite, nous avons quitté l’organisation intégrée de l’Alliance atlantique, mais quoi ? nous nous opposons à la guerre menée au Vietnam, d’autant plus logiquement que nous avons perdu, quant à nous, et c’était bien plus important pour nous, la guerre d’Indochine. Je passais d’un wagon à l’autre, et dans ce que l’on appelait à l’époque un soufflet, je réalisais que le point commun de chacune de ces actions ou prises de position, était l’indépendance de notre point de vue et la liberté (assez magnifique, pour l’époque) de notre expression. Ainsi, l’indépendance nationale était-elle un but en soi, répondant de tous les autres et les déclinant selon les circonstances.

Vingt kilomètres d’autroute alors que l’Allemagne nazie après l’Italie fasciste en ont des centaines depuis déjà une génération, et le cortège du nouveau président de la République, à l’accent du midi, au visage banal et campagnard. Je le vois au cinéma d’actualités en rétrospective, car ce sont des treize tours de scrutin pour élire René Coty qu’il s’agit. La Quatrième veut faire croire à sa longévité en rappelant qu’il y a déjà eu une prédécesseur, et qu’il y a une succession, toujours nos apprêts monarchisants. L’image d’un président du Conseil, en double page intérieur de Paris-Match, Antoine Pinay, le miracle opéré par un inconnu. Une voiture noire dans mon quartier, filant à très grande allure, et la rumeur d’un homme détesté, toujours dans mon quartier, Pierre Mendès France, président du Conseil qui manifestement tranche. La vaccination obligatoire contre la poliomyélite, la distribution de lait, l’alcoolisme considéré comme l’un des facteurs du déclin français dans les années 1930 et dont on veut se corriger dans les années 1950. Les miens – mon grand-père, collaborateur censément et sans y avoir réfléchi, puisqu’il réorganise les chemins de fer corses pour le compte, évident, de l’occupant italien, à partir de 1940, il est arrêté en 1943 et emprisonné dans le sud-est algérien en compagnie de l’évêque d’Ajaccio, chronique des jours difficiles, écrit-il sur des calepins – mon père, ayant reçu la francisque, arrêté, aidant les policiers à pousser la Citroën en panne, et passant à Fresne tout l’automne de 1944 jusqu’à être rendu, juste pour Noël, à sa famille, dont je fais depuis peu partie – mon oncle, les fers aux pieds pendant des mois, condamné à mort pour avoir fait partie de la Milice, dans sa région catalane peu accueillante aux Républicains espagnols – ont vécu paradoxalement la Libération… Promenade d’enfants, moi, la main au landau où dort le dernier-né de mes frères et sœurs, les moins enfants, marchant autour avec notre promeneuse au guidon, on est proche de la pelouse de Bagatelle, foule énorme, il m’est expliqué qu’un dangereux agitateur harangue un peuple non moins dangereux, et sans doute gauchisant, sinon révolutionnaire, de Gaulle donc. La personne qui supplée ma mère dans ma toute petite enfance, a, en petit format, dans son vestibule du XVème arrondisement, quartier beaucoup moins chic que le mien, un portrait sur lequel je l’interroge, chuchotis, il semble périlleux d’avoir ce genre d’image, clandestinité de Pétain dans beaucoup de mémoires. 1958 est grave quand la Corse est ralliée aux putschistes, de Gaulle devient présent, des relations professionnelles de mon père, partageant avec lui que le retour de l’homme du 18 Juin sera surtout celui des communistes au pouvoir, nous offre un asile en Suisse et mes parents me demandent si au collège – celui des Pères Jésuites – on crie, de Gaulle au poteau ! Je réponds, j’ai quinze ans, c’est évidemment tout le contraire que je vois, que j’entends et ce dont je me réjouis. Mais à l’automne, c’est le vote unanimitaire et civique, on distribue un tract dans lequel le chef de la Maison de France invite à voter oui. La Maréchale Pétain aussi, assurant que son époux, eut fait de même. Il y aura le second putsch, celui d’Avril 1961, les pourparlers de Lugrin, d’Evian, les attentes d’un discours radioduffusé, une sorte d’inquiétude nationale faisant la vraie confiance dans celui qui constate, laisse prévoir, induit et finalement sera maître des événements et des intelligences, parfois des cœurs. Du mien, en tout cas et très vite. Mon étonnement qu’un grand écrivain ait une opinion politique, c’est François Mauriac, je fais peu le rapprochement avec mes études de sciences politiques et ma prépration d’un grand concours, les études ne renferment pas le cœur d’un adolescent qui a continué de battre selon les chansons et à la vue des images de son enfance, les albums de Hansi, une France tricolore, de Clovis et Bouvines à la Marne, tous Austerlitz, Sedan, Waterloo et Marengo ou Wagram confondus, avec Dupleix et Montcalm à venger et une candidature britannique au Marché Commun renversant les rôles et nous donnant raison, mon étonnement que les Allemands accueillent avec autant de transports le Général en Juin 1962. Un garçon de mon âge, au français meilleur que mon allemand, au printemps de 1967, la conclusion de ce voyage d’études, il est de garde le long du Mur, on n’est loin ni de la porte de Brandebourg ni des ruines du Reichstag, l’Histoire concrète est là, elle me ramène à Suez, j’ai une intense sympathie pour cette attente européenne qui nous unit dans la nuit, un prénom que je n’ai pas même demandé car tout était immédiat et évident.

Il y avait dans les années 1960 et 1970, en Allemagne de l’Est une sorte d’austérité dans les ambiances d’avenues et de rues, parce qu’il y avait bien moins de voitures qu’à l’Ouest, encore moins de publicité, les banderoles fêtant un anniversaire ou un congrès du Parti étaient officielles. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, passer à l’Est, vers Prague, notamment, avait quelque chose de sinistre et de dangereux, le visa expirait à minuit, il fallait à tout prix être en règle, même avoir acheté quelques livres étonnamment peu chers en comparaison des librairies de Vienne ou de Paris, semblait risqué, tout avait l’allure de couvre-feu. Entrer en République démocratique allemande par les autoroutes, venant de Cobourg par exemple, donnait la sensation d’une fiction soudain devenue réalité, les chicanes, les barbelés, la hauteur des murailles de béton, la perspective en passant la ligne des barbelés et des mirados montant les collines, descendant et allant jusqu’au fin de l’horizon semblait une menace ajustée et personnelle, nous entrions, on entrait là d’où l’on ne reviendrait peut-être pas. On avait la certitude – tant tout le respirait – qu’aucune norme ni justice ne seraient plus appréhensibles si l’arbitraire devait, voulait nous saisir.

Des souvenirs de faits selon les journaux, alors Cuba, les fusées, l’assassinat de Kennedy, la mort des papes qu’ils soient Paul VI, Pie XII ou Jean Paul Ier, une sorte de relais des journaux qui moins nombreux balançaient leur affichage au dos de kiosques en plein vent et de toile verte, et des radios matinales, d’un bouche à oreille encore, la télévision n’était pas une plage horaire, elle était rare et les écrans fort petits. Les frontons de Saint-Pierre de Rome, aussi majestueux que ceux de Versailles, avec en sus le dôme et alentour la colonnade du Bernin sont un événement, les temples au Japon en même temps que Mishima se suicide et doit être achevé par ses compagnons ou par la police, en sont d’autres.

L’Histoire est événementielle, c’est-à-dire qu’une grande part se prête à la contemplation, qu’elle se partage entre tous, et que peu la font, et qu’il y a beaucoup de choses, d’éléments, de gens, de grands mouvements qui ne sont pas de décision humaine. L’Histoire surprend, elle fait date, elle prend la majuscule, comme d’autres reçoivent une particule ou quelque décoration enviables.

Celui dont le père est syndicaliste, la mère communisante et qui a vécu dans ces rues aux maisons de briques rouges, que nous avons dans le Nord – j’imagine -, peut-il avoir, né la même année que moi, une semblable chronologie de notre histoire. N’y a-t-il pas les éphémérides de luttes ouvrières, de joutes électorales ? une victoire sociale, la certitude que de Gaulle est fasciste, quoique dans le Nord où les de Gaulle eurent leur vie vant le Général, on ne doit pas penser cela. En Bretagne, la mémoire demeure d’un camp à Conlies, pendant la guerre de 1870, où regroupés mais mal administrés et pas nourris ou presque, des hommes moururent par centaines. Passant à Oradour-sur-Glane, une Bretonne y voit l’exaction des Alsaciens et en Franche-Comté, dans le Haut-Doubs, on continue de se demander pourquoi le Jura a été coupé par la frontière dans le sens de la longueur, et non de la largeur, mange-t-on ainsi une banane ?

Parler avec un compatriote du pays duquel je ne suis pas, qui n’est pas de mon éducation, de mon origine sociale, est faire de l’histoire, et celle-ci commence par un commentaire d’actualité, la succession des maires, là, est telle que personne ne s’est succédé à lui-même depuis 1945. Ici, c’est le premier adjoint qui est à tout faire et ce sont des chronologies bien plus vivantes que celles de nos gouvernements à Paris.

Evénement, fait, mémoire, quel est le départage entre ce qui est d’expérience physique – la messe que célèbre Paul VI pour son quatre-vingtième anniversaire, un pèlerinage manqué à Colombey, du vivant encore du Généal que le pouvoir a quitté, un atterrissage à Saïgon en 1970 au paroxysme de l’effort américain, l’aérodrome plus encombré encore que celui de Francfort – et ce qui est d’acquisition mentale, Apollo qui brûle au décollage, Columbia qui se désintègre à son retour, la surimpression d’actualités allemandes sous Hitler et d’un reportage de quinze jours autour de la Maison-Blanche, en début de cette année. Que se forme-t-il ? une appréciation, un enregistrement, ou bien est-ce nous qui sommes formatés ?

La chronologie historique devient une hiérarchisation spirituelle et morale dès que l’on cherche à classer les événements et à insérer dans ce qui a été diffusé ce que nous avons vu de nos yeux.

Le mémorialiste qui rend compte de ce qu’il a fait et pourquoi, me semble passer, un fanal à la main, entre quantité d’ombres, de personnages et d’événements dont il n’éclaire qu’une toute petite partie, et ce sera l’histoire écrite, alors que tout le reste n’aura pas de trace apparemment. N’est-ce pas l’instinct commun, celui de l’espèce humaine, celui d’une nation quand elle a atteint sa cohérence, une maturité correspondant à son état physique ? qui sans rien pouvoir nommer a cependant ce tréfonds ? Ainsi, naissent des réactions, de grandes options du vouloir collectif. Une mémoire instinctive les a produites qui n’est ni écrite ni enseignée.

Ce que vivent d’autres peuples, la décimation des Khmers, les massacres dans l’Afrique des Grands-Lacs, la quête autant que la paresse d’identité des Québécois, l’auto-analyse allemande, cette sorte d’îlot stratégique et historique que constitue la Suisse. Dans chacun des pays où j’ai eu à vivre professionnellement, quelques années d’osmose me donnaient des repères qu’aucun livre ne peut enseigner, il faut l’imprégnation des lieux, la spontanéité d’évocation des gens. Nous différons les uns des autres entre peuples par ces repères historiques. Ici, il s’est agi d’une libération ce qui passa chez nous, en tout cas selon mon information du moment, tout à fait inaperçu. Là, un coup d’Etat était attendu qui a surpris le reste du monde, et qui n’y a pas du tout le même sens. Des dates selon les lieux, une vibration que la géographie impose à l’Histoire, une contagion des paysages mentaux par l’environnement physique et climatique. Il y a le pétrole du Moyen-Orient, sa chronologie et les appétits qu’il provoque sont connus, mais le Nigeria, sauf la guerre du Biafra en 1967, soir après soir la carte réduisait la portion tenue par ceux qui avaient les sympathies de la France et des Français, ou le Venezuela aussi proche de la main américaine que Cuba, la geste fantastique du Che Guevara et Régis Debray a failli être Malraux, il en avait toute la matière, mais c’est peut-être sa mère – qui le sauva auprès de de Gaulle, Janine Alexandre-Debray, pourtant « centriste d’opposition » - qui avait l’étoffe. L’histoire des Etats-Unis, si déconcertante et qu’on a voulu – une certaine école – faire passer comme le modèle d’un avenir dont ne rendent compte que le progrès social et la statistique, est probablement à écrire, les réseaux, les polices, les évolutions de jurisprudence, les communautarisations, les sectes, une sorte de composition sociologique à dater, à organiser en faits et en conséquences, sinon l’on n’aurait guère que l’apparition juridique des Etats, l’un après l’autre, la guerre de Sécession, le New Deal, le « maccarthysme » et l’horreur du procès des époux Rosenberg et la morsure progressive des guerres toujours menées au dehors jusqu’à ce qu’un matin deux avions à quelques quarts d’heure d’intervalle emboutissent des gratte-ciels jumeaux. La Russie racontée selon la chronique des conquêtes et congrès communistes était insipide, elle se réveille événementielle, elle existe en tant que telle lorgnant le Caucase comme au temps des Tzars parce qu’il peut lui échapper et les Etats-Unis se reprennent à la courtiser comme ils firent avec l’Union Soviétique, seule complice à la taille du compétiteur européen, ainsi pris à revers et que le monde entier autant que l’opinion des Etats-membres attendent et souhaitent, sans que rien en cinquante ans ait appréciablement bougé. Voilà l’Histoire, elle se prête à un nouveau genre de manuel, proche des dialogues philosophiques, mais tout peut avoir sa date car le propre de l’homme est d’écrire et un papier a sa date, une pensée aussi. C’est même ce genre d’événement qui n’est ni une décision d’Etat, ni un mouvement de rue, qui intéresse et va former la suite.

La chronologie fait distinguer soit des enchaînements, soit un avant d’un après, elle est arbitraire si les dates n’indiquent pas aussi des lieux. Comment le calendrier grégorien est devenu d’habitude mondiale ? comment l’anglais des Américains, des boîtes de dialogue ou d’avertissement de tout serveur internet, des pilotes aéronautiques avec les tours de contrôle, est-il la langue partout rencontrée ?

Si souvent l’Histoire donne la sensation de s’arrêter. Un certain pallier de bonheur (ou de malheur) collectif semble atteint. La colonisation, l’occupation allemande, la conquête romaine autrefois, le régime monarchique en France dans son apparente perfection totalisante sous Louis XIV et Louis XV, l’année 1964 sans élection en France tandis que règne de Gaulle, les lendemains de l’effondrement – en relative douceur – des régimes communistes jusques et y compris en Union Soviétique, il n’y aura plus, de là, d’événements, mais seulement ou enfin des transformations économiques. Tant que l’injustice sociale que celles-ci produisent, au vu de leurs instigateurs qui s’y attendaient et la voulaient secondairement pour plus d’efficacité et un moindre coût financier, ne se mûe pas en contestation, en revers électoraux, il n’y aurait donc plus d’Histoire, ou bien tout serait modélisé, ainsi ces marches en Europe centrale et orientale selon un mime partout accepté de privatisations, de cellules de négociation avec Bruxelles, et d’entrée nationale dans l’incertitude psychologique et sociale collective.

C’est la géogaphie qui prend le relais, un peu comme le lent entrechoc des plaques techtoniques, si le calme est intérieur, le cri vient du dehors, Oçalan est capturé, extradé, menacé de mort, la terre tremble (du coup ?) autour du Bosphore et les événements décidés par l’Amérique en Irak n’auront-ils pas plus tard leur véritable récit par ce qu’il sera advenu des Kurdes ou du régime iranien, ou celui des Saoudiens renversés ou pas par les Wahabites. Suivant que l’histoire du second mandat présidentiel de Jacques Chirac ne sera qu’un entre-deux élections nationales ou un enchaînement de mouvements sociaux et de décisions juridictionnelles, l’apparence sera différente, il n’y aura pas de dates mais des mots publics, ou au contraire il y aura des grèves, des heurts, une législation qu’on abroge ou qu’on hâte, des dates donc. Mais ce sera la réalité de la vie française, de ma propre vie. Les années continuent de m’enrichir de cette conscience qui, maintenant, m’habite que je suis mortel, que je vis pourtant et que d’intelligence, de curiosité, d’envie et de cœur je communie au monde entier pour autant que celui-ci m’apparaît.

Coluche et Bové, les formes qui craquent, mais quoi change ? significativement, cela touche à la nourriture. J’ai goûté un beurre qui sortait d’une ferme d’altitude, d’alpage, tout frais, tout crû, immangeable, plus à l’état de fromage et d’un lait au goût incongru qu’un lointain cousin de nos briques enveloppées de papier sulfurisé et dûment pasteurisées. Dans ce pays où je prenais ce beurre, les événements sont la hauteur de neige, la date où elle arrive. A la fenêtre atlantique du Sahara, l’unité nationale se vérifie à la comparaison des calendriers traditionnels, quand d’une tribu à l’autre, d’un cercle ou d’une région à l’autre, les repères chronologiques deviennent les mêmes, l’année du parti, celle de l’indépendance, quand il y avait aux mêmes dates l’année des sauterelles, celle de la mort d’un émir, ou bien encore celle du retour d’un tel parti en pèlerinage ou en métropole.

Pas très au large des côtes sénégalaises, ce naufrage faisant 1863 victimes, ce qui bat le record du Titanic : en fera-t-on un film, ira-t-on plonger pour une chasse au trésor. Evénement… les milliardaires de 1911 et les parents de « sans-papiers » en 2002.

L’International Herald Tribune [3] glose sur ce pli, pris aux Etats-Unis, de montrer la France selon une image féminine pour la dénigrer plus aisément. George Bush junior, faisant revenir son pays à l’U.N.E.S.C.O., y envoie Laura, sa femme, discourir à sa place. Confirmation…



[1] - citer le passage et référencer le livre
[2] - Un printemps arabe, à la suite des flamboyantes biographies de Mustapha Kemal et d’Ibn Séoud
[3] - lundi 29 Septembre 2003, pp. 1 & 9 Meet Mr. Germany and Ms. France

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