XV
Qu’est-ce qu’un événement
frappant l’opinion ? et comment l’individu se l’approprie-t-il en mémoire
de sa vie personnelle ? Les événements qui structurent une vie, en sus de
ceux qui sont précisément intimes et forment l’affection, font blessure ou
aptitude au malheur, à la frustration. Ne peut-on les définir comme ceux qui,
parce qu’ils ont touché chacun et d’une manière analogue, entrent dans une
mémoire collective qu’ils forment, et même caractérisent.
L’événement, est-ce ce
dont on parle, et s’il s’agit d’un fait de société, d’époque et ce devient une
date, une référence ? Ou est-ce ce que l’on tait et il s’agit d’intimité,
presque d’une prière ou d’une rencontre, remodelant une psychologie ?
Pour qui a soixante ans
en 2003, quels sont ces événements ?
Poser cette question en
fait voir toute l’implication, et en l’occurrence la relativité de toute
réponse. Ce n’est que peu ma génération qui fait paramètre, tout est affaire
ici de situation sociale et géographique. Le lieu importe plus que le temps
pour former la mémoire collective des événements. La société impose des places
et une vue de l’histoire, moins on est aisé, plus on a une vue directement
orientée par la vie, le regard forcé sur l’injustice ou la misère, ce qui
réduit à rien la portée d’un enseignement de l’histoire nationale si celle-ci
n’est pas constamment située, et même expliquée pour la manière dont elle a été
faite, et où elle fut vécue, sinon c’est du mauvais roman.
La réponse n’est
qu’apparemment aisée, et l’accord ou le dissentiment national selon des
sondages ne fait pas davantage l’Histoire. La mémoire de chaque peuple, pris
dans son pays, dans ce que font de lui sa géographie, son territoire diffère
évidemment des unesdes autres, même si certains événements comme les deux
guerres mondiales, puis celles du Golfe et de l’Irak, les conflits israëlo-arabes,
y compris celui de Suez, sont probablement de mémoire planétaire. La chute du
Mur... Mais je sens bien que suivant la condition sociale de celui qui se
souvient, les choses ne seront pas les mêmes dans le récit, parce que les vies
ne correspondent pas. Très probablement, un pays qui d’une part à l’autre, et
pour plusieurs de ses générations, aurait à peu près les mêmes souvenances,
serait un pays en bonne santé mentale et vivant tranquillement sa cohésion.
Pour vouloir l’avenir commun, et s’y gêner, s’y sacrifier un peu – affaires de
gestion et d’échéanciers – il faut s’appuyer sur un présent acceptable, vivable
– affaire de gouvernement – et sur un passé commun et avouable – affaire
d’éducation familiale et collective. Les événempents qui nous ont marqué sont
donc proprement identitaire. Valéry commençait dans les années 1930 ses Regards sur le monde actuel par un
rappel d’événements en début de siècle, et notamment la guerre russo-japonaise [1].
Cette victoire d’un peuple non européen sur un autre, de surcroît le seul allié
en bonne et dûe forme qu’avait alors notre pays face à l’Allemagne, dût
provoquer un réarrangement de beaucoup de convictions et certitudes. Qu’un
pays, les Etats-Unis, puissent procéder en Irak comme on osait à peine le faire
en période coloniale, il y a cent cinquante ans, n’a pas étonné aujourd’hui,
mais a choqué, ce qui est tout différent. Depuis, l’Amérique ne choque plus,
elle fait peur, et d’abord à ses alliés : on la sait capable de tuer.
Sans doute est-ce ma
première expérience de la politique mondiale. Il était tant dit que le
communisme – dans ma jeunesse et selon une éducation chrétienne – était
satanique et comme tel bafouant les libertés publiques et la dignité humaine,
en sus de l’interdiction des cultes, opium
du peuple – ce serait plutôt devenu l’alibi d’une certaine élite en France,
y compris industrielle, commerçante et financière – que la contestation à
Berlin-Est en Juin 1953 ou le renversement des icônes à Budapest en Octobre
1956 n’étonna pas ; la preuve était donnée, quoique tardivement, et
c’était ce décalage qui avait longtemps fait interrogation. Mais qu’il ait été
notoire que notre victoire militaire contre Nasser, coupable à nos yeux d’avoir
nationalisé un lointain canal pour nous, mais un bien tout proche pour les
Arabes, avait été empêchée de tout résultat politique par les Etats-Unis,
jusques-là nos alliés, inconditionnels, puisqu’ils avaient été nos sauveurs, me
scandalisa. Je compris dans l’instant que les alliances d’antan, si difficiles
à mettre au point et, dans le cas anglais, si rares, étaient démodées, que nous
n’étions plus, même ensemble, à l’échelle. Rien ne faisait mieux sentir,
également, que l’alliance américaine n’était pas réciproque : sauvés
certes, protégés sans doute (ce dont doutait de Gaulle pour dans certains cas
de figure, et en fait dans celui d’une guerre nucléaire), mais autorisés à
cultiver une indépendance et les moyens que celle-ci requiert, non ! Tout
le développement du demi-siècle à suivre a tenu dans l’échec de l’expédition franco-anglaise
à Suez.
Et d’abord le dogme d’une
supériorité militaire israëlienne, malgré le démenti de la guerre du Kippour.
La diabolisation, aussi, de l’adversaire quand il est Arabe. Jamais la
comparaison entre Hitler et Staline ne fit fortune, malgré la similitude de
dictatures cruelles aux victimes se comptant par millions, tandis qu’on a fait
passer Nasser en 1956-1957 pour un nouvel Hitler d’autant que la Syrie se
fédérait alors à l’Egypte, et l’on a recommencé avec Sadam Hussein. J’en ai
ressenti une blessure personnelle, d’amour-propre, d’amour ; la propagande
française contre le chef charismatique de l’Egypte me paraissait d’autant plus
puérile, et surtout inadéquate, qu’il fallait bien admettre que ce discours
d’une part n’empêchait pas nos tentatives de sauver quelques meubles en tâchant
de reprendre langue avec lui, et d’autre part ne correspondait pas à la réalité
sur place, les livres de Jacques Benoist-Méchin le montrèrent vite et fort [2]. La
blessure était que nous nous étions trompés autant sur l’adversaire que sur
l’allié supposé, mais mon éducation restait à faire. Quand John Kennedy, à la
suite de ses entretiens à Nassau avec le Premier ministre britannique, alors
Harold MacMillan, proposa à de Gaulle que moyennant notre renoncement à l’indépendance
de nos armes nucléaires naissantes, nous bénéficiions d’une participation –
quoique complexe – à la capacité américaine devenue atlantique ou
multilatérale, je jugeai que nous étions bien honorés, et ne compris pas
aussitôt que le Général refusât. Souvenir historique mais qui est tout
personnel, puisqu’il fut intime, mais à un moment et dans des lieux qui ne
m’ont plus quitté. Un train en Allemagne de l’Ouest, un voyage d’études en
promotion de l’Ecole nationale d’administration, on est au printemps de 1967,
la politique extérieure du Général de Gaulle, nous la vivons en futurs (grands)
serviteurs de l’Etat, mais qu’elle est-elle ? quel est son principe ?
elle est magnifique, mais comment la résumer, quel est son axe ? Il y a eu
l’indépendance de l’Algérie, la décolonisation, il y a d’évidence le nécessaire
partenariat avec l’Allemagne, de préférence une Allemagne un peu réduite, nous
avons quitté l’organisation intégrée de l’Alliance atlantique, mais quoi ?
nous nous opposons à la guerre menée au Vietnam, d’autant plus logiquement que
nous avons perdu, quant à nous, et c’était bien plus important pour nous, la
guerre d’Indochine. Je passais d’un wagon à l’autre, et dans ce que l’on
appelait à l’époque un soufflet, je réalisais que le point commun de chacune de
ces actions ou prises de position, était l’indépendance de notre point de vue
et la liberté (assez magnifique, pour l’époque) de notre expression. Ainsi,
l’indépendance nationale était-elle un but en soi, répondant de tous les autres
et les déclinant selon les circonstances.
Vingt kilomètres
d’autroute alors que l’Allemagne nazie après l’Italie fasciste en ont des
centaines depuis déjà une génération, et le cortège du nouveau président de la
République, à l’accent du midi, au visage banal et campagnard. Je le vois au
cinéma d’actualités en rétrospective, car ce sont des treize tours de scrutin
pour élire René Coty qu’il s’agit. La Quatrième veut faire croire à sa
longévité en rappelant qu’il y a déjà eu une prédécesseur, et qu’il y a une succession,
toujours nos apprêts monarchisants. L’image d’un président du Conseil, en
double page intérieur de Paris-Match,
Antoine Pinay, le miracle opéré par un inconnu. Une voiture noire dans mon
quartier, filant à très grande allure, et la rumeur d’un homme détesté,
toujours dans mon quartier, Pierre Mendès France, président du Conseil qui
manifestement tranche. La vaccination obligatoire contre la poliomyélite, la
distribution de lait, l’alcoolisme considéré comme l’un des facteurs du déclin
français dans les années 1930 et dont on veut se corriger dans les années 1950.
Les miens – mon grand-père, collaborateur censément et sans y avoir réfléchi,
puisqu’il réorganise les chemins de fer corses pour le compte, évident, de
l’occupant italien, à partir de 1940, il est arrêté en 1943 et emprisonné dans
le sud-est algérien en compagnie de l’évêque d’Ajaccio, chronique des jours difficiles, écrit-il sur des calepins – mon
père, ayant reçu la francisque, arrêté, aidant les policiers à pousser la Citroën en panne, et passant à Fresne
tout l’automne de 1944 jusqu’à être rendu, juste pour Noël, à sa famille, dont
je fais depuis peu partie – mon oncle, les fers aux pieds pendant des mois,
condamné à mort pour avoir fait partie de la Milice, dans sa région catalane
peu accueillante aux Républicains espagnols – ont vécu paradoxalement la
Libération… Promenade d’enfants, moi, la main au landau où dort le dernier-né
de mes frères et sœurs, les moins enfants, marchant autour avec notre
promeneuse au guidon, on est proche de la pelouse de Bagatelle, foule énorme,
il m’est expliqué qu’un dangereux agitateur harangue un peuple non moins
dangereux, et sans doute gauchisant, sinon révolutionnaire, de Gaulle donc. La
personne qui supplée ma mère dans ma toute petite enfance, a, en petit format,
dans son vestibule du XVème arrondisement, quartier beaucoup moins chic que le
mien, un portrait sur lequel je l’interroge, chuchotis, il semble périlleux
d’avoir ce genre d’image, clandestinité de Pétain dans beaucoup de mémoires.
1958 est grave quand la Corse est ralliée aux putschistes, de Gaulle devient
présent, des relations professionnelles de mon père, partageant avec lui que le
retour de l’homme du 18 Juin sera surtout celui des communistes au pouvoir,
nous offre un asile en Suisse et mes parents me demandent si au collège – celui
des Pères Jésuites – on crie, de Gaulle au poteau ! Je réponds, j’ai
quinze ans, c’est évidemment tout le contraire que je vois, que j’entends et ce
dont je me réjouis. Mais à l’automne, c’est le vote unanimitaire et civique, on
distribue un tract dans lequel le chef de la Maison de France invite à voter
oui. La Maréchale Pétain aussi, assurant que son époux, eut fait de même. Il y
aura le second putsch, celui d’Avril 1961, les pourparlers de Lugrin, d’Evian,
les attentes d’un discours radioduffusé, une sorte d’inquiétude nationale
faisant la vraie confiance dans celui qui constate, laisse prévoir, induit et
finalement sera maître des événements et des intelligences, parfois des cœurs.
Du mien, en tout cas et très vite. Mon étonnement qu’un grand écrivain ait une
opinion politique, c’est François Mauriac, je fais peu le rapprochement avec
mes études de sciences politiques et ma prépration d’un grand concours, les
études ne renferment pas le cœur d’un adolescent qui a continué de battre selon
les chansons et à la vue des images de son enfance, les albums de Hansi, une
France tricolore, de Clovis et Bouvines à la Marne, tous Austerlitz, Sedan,
Waterloo et Marengo ou Wagram confondus, avec Dupleix et Montcalm à venger et
une candidature britannique au Marché Commun renversant les rôles et nous
donnant raison, mon étonnement que les Allemands accueillent avec autant de
transports le Général en Juin 1962. Un garçon de mon âge, au français meilleur
que mon allemand, au printemps de 1967, la conclusion de ce voyage d’études, il
est de garde le long du Mur, on n’est loin ni de la porte de Brandebourg ni des
ruines du Reichstag, l’Histoire concrète est là, elle me ramène à Suez, j’ai
une intense sympathie pour cette attente européenne qui nous unit dans la nuit,
un prénom que je n’ai pas même demandé car tout était immédiat et évident.
Il y avait dans les
années 1960 et 1970, en Allemagne de l’Est une sorte d’austérité dans les
ambiances d’avenues et de rues, parce qu’il y avait bien moins de voitures qu’à
l’Ouest, encore moins de publicité, les banderoles fêtant un anniversaire ou un
congrès du Parti étaient officielles. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, passer
à l’Est, vers Prague, notamment, avait quelque chose de sinistre et de
dangereux, le visa expirait à minuit, il fallait à tout prix être en règle,
même avoir acheté quelques livres étonnamment peu chers en comparaison des
librairies de Vienne ou de Paris, semblait risqué, tout avait l’allure de
couvre-feu. Entrer en République démocratique allemande par les autoroutes,
venant de Cobourg par exemple, donnait la sensation d’une fiction soudain
devenue réalité, les chicanes, les barbelés, la hauteur des murailles de béton,
la perspective en passant la ligne des barbelés et des mirados montant les
collines, descendant et allant jusqu’au fin de l’horizon semblait une menace
ajustée et personnelle, nous entrions, on entrait là d’où l’on ne reviendrait
peut-être pas. On avait la certitude – tant tout le respirait – qu’aucune norme
ni justice ne seraient plus appréhensibles si l’arbitraire devait, voulait nous
saisir.
Des souvenirs de faits
selon les journaux, alors Cuba, les fusées, l’assassinat de Kennedy, la mort
des papes qu’ils soient Paul VI, Pie XII ou Jean Paul Ier, une sorte de relais
des journaux qui moins nombreux balançaient leur affichage au dos de kiosques
en plein vent et de toile verte, et des radios matinales, d’un bouche à oreille
encore, la télévision n’était pas une plage horaire, elle était rare et les
écrans fort petits. Les frontons de Saint-Pierre de Rome, aussi majestueux que
ceux de Versailles, avec en sus le dôme et alentour la colonnade du Bernin sont
un événement, les temples au Japon en même temps que Mishima se suicide et doit
être achevé par ses compagnons ou par la police, en sont d’autres.
L’Histoire est
événementielle, c’est-à-dire qu’une grande part se prête à la contemplation,
qu’elle se partage entre tous, et que peu la font, et qu’il y a beaucoup de
choses, d’éléments, de gens, de grands mouvements qui ne sont pas de décision
humaine. L’Histoire surprend, elle fait date, elle prend la majuscule, comme
d’autres reçoivent une particule ou quelque décoration enviables.
Celui dont le père est
syndicaliste, la mère communisante et qui a vécu dans ces rues aux maisons de
briques rouges, que nous avons dans le Nord – j’imagine -, peut-il avoir, né la
même année que moi, une semblable chronologie de notre histoire. N’y a-t-il pas
les éphémérides de luttes ouvrières, de joutes électorales ? une victoire
sociale, la certitude que de Gaulle est fasciste, quoique dans le Nord où les
de Gaulle eurent leur vie vant le Général, on ne doit pas penser cela. En
Bretagne, la mémoire demeure d’un camp à Conlies, pendant la guerre de 1870, où
regroupés mais mal administrés et pas nourris ou presque, des hommes moururent
par centaines. Passant à Oradour-sur-Glane, une Bretonne y voit l’exaction des
Alsaciens et en Franche-Comté, dans le Haut-Doubs, on continue de se demander
pourquoi le Jura a été coupé par la frontière dans le sens de la longueur, et
non de la largeur, mange-t-on ainsi une banane ?
Parler avec un
compatriote du pays duquel je ne suis pas, qui n’est pas de mon éducation, de
mon origine sociale, est faire de l’histoire, et celle-ci commence par un commentaire
d’actualité, la succession des maires, là, est telle que personne ne s’est
succédé à lui-même depuis 1945. Ici, c’est le premier adjoint qui est à tout
faire et ce sont des chronologies bien plus vivantes que celles de nos
gouvernements à Paris.
Evénement, fait, mémoire,
quel est le départage entre ce qui est d’expérience physique – la messe que
célèbre Paul VI pour son quatre-vingtième anniversaire, un pèlerinage manqué à
Colombey, du vivant encore du Généal que le pouvoir a quitté, un atterrissage à
Saïgon en 1970 au paroxysme de l’effort américain, l’aérodrome plus encombré
encore que celui de Francfort – et ce qui est d’acquisition mentale, Apollo
qui brûle au décollage, Columbia qui se désintègre à son retour, la
surimpression d’actualités allemandes sous Hitler et d’un reportage de quinze
jours autour de la Maison-Blanche, en début de cette année. Que se
forme-t-il ? une appréciation, un enregistrement, ou bien est-ce nous qui
sommes formatés ?
La chronologie historique
devient une hiérarchisation spirituelle et morale dès que l’on cherche à
classer les événements et à insérer dans ce qui a été diffusé ce que nous avons
vu de nos yeux.
Le mémorialiste qui rend
compte de ce qu’il a fait et pourquoi, me semble passer, un fanal à la main,
entre quantité d’ombres, de personnages et d’événements dont il n’éclaire
qu’une toute petite partie, et ce sera l’histoire écrite, alors que tout le
reste n’aura pas de trace apparemment. N’est-ce pas l’instinct commun, celui de
l’espèce humaine, celui d’une nation quand elle a atteint sa cohérence, une
maturité correspondant à son état physique ? qui sans rien pouvoir nommer
a cependant ce tréfonds ? Ainsi, naissent des réactions, de grandes
options du vouloir collectif. Une mémoire instinctive les a produites qui n’est
ni écrite ni enseignée.
Ce que vivent d’autres
peuples, la décimation des Khmers, les massacres dans l’Afrique des
Grands-Lacs, la quête autant que la paresse d’identité des Québécois,
l’auto-analyse allemande, cette sorte d’îlot stratégique et historique que
constitue la Suisse. Dans chacun des pays où j’ai eu à vivre
professionnellement, quelques années d’osmose me donnaient des repères qu’aucun
livre ne peut enseigner, il faut l’imprégnation des lieux, la spontanéité
d’évocation des gens. Nous différons les uns des autres entre peuples par ces
repères historiques. Ici, il s’est agi d’une libération ce qui passa chez nous,
en tout cas selon mon information du moment, tout à fait inaperçu. Là, un coup
d’Etat était attendu qui a surpris le reste du monde, et qui n’y a pas du tout
le même sens. Des dates selon les lieux, une vibration que la géographie impose
à l’Histoire, une contagion des paysages mentaux par l’environnement physique
et climatique. Il y a le pétrole du Moyen-Orient, sa chronologie et les
appétits qu’il provoque sont connus, mais le Nigeria, sauf la guerre du Biafra
en 1967, soir après soir la carte réduisait la portion tenue par ceux qui
avaient les sympathies de la France et des Français, ou le Venezuela aussi
proche de la main américaine que Cuba, la geste fantastique du Che Guevara et
Régis Debray a failli être Malraux, il en avait toute la matière, mais c’est
peut-être sa mère – qui le sauva auprès de de Gaulle, Janine Alexandre-Debray,
pourtant « centriste d’opposition » - qui avait l’étoffe. L’histoire
des Etats-Unis, si déconcertante et qu’on a voulu – une certaine école – faire
passer comme le modèle d’un avenir dont ne rendent compte que le progrès social
et la statistique, est probablement à écrire, les réseaux, les polices, les
évolutions de jurisprudence, les communautarisations, les sectes, une sorte de
composition sociologique à dater, à organiser en faits et en conséquences,
sinon l’on n’aurait guère que l’apparition juridique des Etats, l’un après
l’autre, la guerre de Sécession, le New
Deal, le « maccarthysme » et l’horreur du procès des époux
Rosenberg et la morsure progressive des guerres toujours menées au dehors
jusqu’à ce qu’un matin deux avions à quelques quarts d’heure d’intervalle
emboutissent des gratte-ciels jumeaux. La Russie racontée selon la chronique
des conquêtes et congrès communistes était insipide, elle se réveille
événementielle, elle existe en tant que telle lorgnant le Caucase comme au
temps des Tzars parce qu’il peut lui échapper et les Etats-Unis se reprennent à
la courtiser comme ils firent avec l’Union Soviétique, seule complice à la
taille du compétiteur européen, ainsi pris à revers et que le monde entier
autant que l’opinion des Etats-membres attendent et souhaitent, sans que rien
en cinquante ans ait appréciablement bougé. Voilà l’Histoire, elle se prête à
un nouveau genre de manuel, proche des dialogues philosophiques, mais tout peut
avoir sa date car le propre de l’homme est d’écrire et un papier a sa date, une
pensée aussi. C’est même ce genre d’événement qui n’est ni une décision d’Etat,
ni un mouvement de rue, qui intéresse et va former la suite.
La chronologie fait
distinguer soit des enchaînements, soit un avant d’un après, elle est
arbitraire si les dates n’indiquent pas aussi des lieux. Comment le calendrier
grégorien est devenu d’habitude mondiale ? comment l’anglais des
Américains, des boîtes de dialogue ou d’avertissement de tout serveur internet, des pilotes aéronautiques avec
les tours de contrôle, est-il la langue partout rencontrée ?
Si souvent l’Histoire
donne la sensation de s’arrêter. Un certain pallier de bonheur (ou de malheur)
collectif semble atteint. La colonisation, l’occupation allemande, la conquête
romaine autrefois, le régime monarchique en France dans son apparente
perfection totalisante sous Louis XIV et Louis XV, l’année 1964 sans élection
en France tandis que règne de Gaulle, les lendemains de l’effondrement – en
relative douceur – des régimes communistes jusques et y compris en Union
Soviétique, il n’y aura plus, de là, d’événements, mais seulement ou enfin des
transformations économiques. Tant que l’injustice sociale que celles-ci
produisent, au vu de leurs instigateurs qui s’y attendaient et la voulaient
secondairement pour plus d’efficacité et un moindre coût financier, ne se mûe
pas en contestation, en revers électoraux, il n’y aurait donc plus d’Histoire,
ou bien tout serait modélisé, ainsi ces marches en Europe centrale et orientale
selon un mime partout accepté de privatisations, de cellules de négociation
avec Bruxelles, et d’entrée nationale dans l’incertitude psychologique et
sociale collective.
C’est la géogaphie qui
prend le relais, un peu comme le lent entrechoc des plaques techtoniques, si le
calme est intérieur, le cri vient du dehors, Oçalan est capturé, extradé,
menacé de mort, la terre tremble (du coup ?) autour du Bosphore et les
événements décidés par l’Amérique en Irak n’auront-ils pas plus tard leur
véritable récit par ce qu’il sera advenu des Kurdes ou du régime iranien, ou
celui des Saoudiens renversés ou pas par les Wahabites. Suivant que l’histoire
du second mandat présidentiel de Jacques Chirac ne sera qu’un entre-deux
élections nationales ou un enchaînement de mouvements sociaux et de décisions
juridictionnelles, l’apparence sera différente, il n’y aura pas de dates mais
des mots publics, ou au contraire il y aura des grèves, des heurts, une
législation qu’on abroge ou qu’on hâte, des dates donc. Mais ce sera la réalité
de la vie française, de ma propre vie. Les années continuent de m’enrichir de
cette conscience qui, maintenant, m’habite que je suis mortel, que je vis
pourtant et que d’intelligence, de curiosité, d’envie et de cœur je communie au
monde entier pour autant que celui-ci m’apparaît.
Coluche et Bové, les
formes qui craquent, mais quoi change ? significativement, cela touche à
la nourriture. J’ai goûté un beurre qui sortait d’une ferme d’altitude,
d’alpage, tout frais, tout crû, immangeable, plus à l’état de fromage et d’un
lait au goût incongru qu’un lointain cousin de nos briques enveloppées de
papier sulfurisé et dûment pasteurisées. Dans ce pays où je prenais ce beurre,
les événements sont la hauteur de neige, la date où elle arrive. A la fenêtre
atlantique du Sahara, l’unité nationale se vérifie à la comparaison des calendriers
traditionnels, quand d’une tribu à l’autre, d’un cercle ou d’une région à
l’autre, les repères chronologiques deviennent les mêmes, l’année du parti,
celle de l’indépendance, quand il y avait aux mêmes dates l’année des
sauterelles, celle de la mort d’un émir, ou bien encore celle du retour d’un
tel parti en pèlerinage ou en métropole.
Pas très au large des
côtes sénégalaises, ce naufrage faisant 1863 victimes, ce qui bat le record du Titanic : en fera-t-on un film,
ira-t-on plonger pour une chasse au trésor. Evénement… les milliardaires
de 1911 et les parents de « sans-papiers » en 2002.
L’International Herald Tribune
[3]
glose sur ce pli, pris aux Etats-Unis, de montrer la France selon une
image féminine pour la dénigrer plus aisément. George Bush junior, faisant
revenir son pays à l’U.N.E.S.C.O., y envoie Laura, sa femme, discourir à sa
place. Confirmation…
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