XX
Je ne lis plus, je
n’écoûte plus de la musique, je ne m’arrête pourtant pas de courir et projeter
mentalement. Démuni je ne voyage plus qu’entre ma province et la capitale,
l’auto-gestion m’absorbe, les correspondances je les ai autant que jamais par
écrit, l’écrit aujourd’hui virtuel, je suis si pris par ce à quoi je m’adonne
que je n’ai plus conscience ni de mon corps, ni de mon âge, ni en fait
d’exister, je ne suis que travail et confection comme d’autres sont prière,
séduction, création. Je n’achève rien, je commence et multiplie le
commencement. Commencer est un même acte quel qu’en soit le sujet. L’ambition
dans une existence humaine c’est de finir ce qu’on a commencé, c’est
d’atteindre ce qu’on a entrevu. Il n’est de proie que celle qu’on s’est à
l’avance donnée. Une œuvre se poursuit, elle se prête au combat. Ce que nous
voulons faire, ce que nous devons être est bien plus rétif que tout objet de
conquête, puisqu’il s’agit de disposer de nous-même. Il y a longtemps que je
vis ainsi. Probablement, la tenue d’un journal intime a substitué la lecture de
fiction qui avait le même rôle, je me lisais dans les livres d’auteurs
tellement appréciés et fraternels que je ne les distinguais plus – eux récitant
et moi les suivant – de ce que j’aurais moi-même écrit si je m’étais mis à
écrire. M’y être mis a placé en instruments d’ambiance ce qui était jusqu’à mes
quarante-cinquante ans ma nourriture, la musique, lire. Sans doute parce que ce
que j’avais commencé d’écrire était le récit d’attentes et de possessions
déçues, je me suis dispersé à mesure que je me suis alourdi. Ceux qui réussissent
sont des concentrés, la vie est dilution ou concentration, je ne crois pas
qu’il y ait un état intermédiaire ; on s’échappe ou l’on se retrouve.
Aimer, c’est aller à vue.
Aimer, c’est garder le silence, se recueillir, être recueilli par ce que l’on
recueille.
Sauvetage d’une âme qui a
chaviré : le travail, d’un esprit qui a perdu le goût de soutenir la vie
dans un corps : cette forme de visitation qu’est l’envie soudaine de
prier, parce qu’on en est prié.
Les mondes où l’on
n’entre pas. J’ai tellement voulu y entrer, qu’ils sont miens mais selon leur
forme extérieure, je les imagines. La politique, la littérature, la paternité.
On n’y entre que de naissance ou presque, par des dispositions ne nous devant
rien et à qui nous devons tout. Vouloir entrer, c’est reconnaître que l’on est
dehors et ces modes ne s’ouvrent qu’à ceux
qui y sont déjà. Le monde des démunis, il y a des degrés dans la
pauvreté, dans la détresse, dans les astreintes subies, il y a des variétés de
peur, il n’y a qu’une forme du désespoir, qui est de préférer finir pour ne
plus durer tel qu’on est contraint d’être.
Je vois des gens qui
paraissent avoir autour de soixante ans et je dois me dire que je leur suis
semblable, pourtant quelque chose ne correspond pas, parce que c’est moi ?
parce que je fais exception ?
Les mondes dont on sort
et qui n’ont été qu’une entrée : la vie.
Il peut y avoir unité de
lieu, il n’y a pas d’unité de temps. Et le temps diffère pour chacun. On ne
s’accomplit que par miracle.
Mettre en terre ceux qui
vont au ciel.
La société civile,
truisme de la réélection de François Mitterrand en 1988, par opposition à
quoi ? littéralement à la société militaire, mais en l’espèce à la société
politique, on dit : classe. Curieusement, les politiques acceptent cette
conceptualisation qui les professionnalisent, enfin ils sont spécialistes de
quelque chose et donc irremplaçables dans leur genre. Tout autre genèse avait
été l’envoi au combat électoral de ses ministres, à quelques exceptions près,
par de Gaulle en 1967. Michel Jobert, « ailleurs » à tous égards s’il
en est, se présentait : homme politique, pour ne pas dire d’Etat, dans sa
notice du Who’s who ? Il n’a
pourtant jamais été élu et n’a appartenu à aucun parti, sauf au mouvement qu’il
avait fondé et encore. Le 11 Septembre 2001 était son quatre-vingtième
anniversaire. Je tiens que la politique peut être un art, une habileté mais
qu’elle n’est professionnelle que par rapport à l’exercice de certaines
fonctions, qui ne s’improvisent et sans doute s’apprennent, celles de gérer,
celles de représenter, contrôler, légiférer. Mais la classe politique est
détachable de ces deux fonctions précisément parce qu’elle les brigue et ne les
a que par concours interne. La société civile, c’est la « nomination au
tour extérieur » - technique de gestion de la fonction publique – de
personnes précisément qualifiées déjà dans un domaine gouvernemental ou dans
tel aspect de la représentation populaire en tant qu’elle contrôle ou peaufine
des textes. La République pallie le système électif pour les parlementaires par
la multiplication des conseils, hauts ou simples, des agences et des comités,
tous ceux-ci composés d’experts qui n’auraient aucune chance d’être cooptés
dans les partis ou élus sous les préaux d’écoles. Comme tout ce qui est d’ordre
moral, l’auto-proclamation est la sincérité la plus usitée. On ne parle plus de
société civile, qu’à l’échelle internationale, mais il y a autant qu’il y a
quinze ans ce relent de pureté et cette nécessité de rééquilibrer ce qui est
régnant par des éléments plus fraichement émoulus ou au fait de ce qu’il y a à
administrer. Implicitement, l’idée que des non-professionnels seront plus
justes, plus efficaces et que la représentation sera plus fidèle. Soldats du
rang… Ces deux naïvetés. Celle de gens en place croyant incomprise leur volonté
de faire le bonheur de tous ceux dont ils quêtent les applaudissements, mais
pas le regard, et qui s’imaginent que mieux connus ils seraient aimés
davantage. Celle de gens pas en place convaincus qu’ils sauraient mieux faire
que ceux, etc… En littérature contemporaine, cela donne les photographies en
bandeau ou en « quatrième de couverture » et en politique
l’acceptation, pour passer dans les medias, de faire valoir des comédiens et
commentateurs de métier ; les images sont attristantes par le doute de soi
qu’elles révèlent et montrent une dépendance suppliante et parfois apeurée,
vis-à-vis du public. Qui n’est pas le peuple.
Une vie d’homme ainsi que
chacun, la mienne, la chair et ses âges, forme adoptée par l’incarnation pour
le rappel à l’ordre, à la conscience de la mortalité, de la finitude. Nos morts
quotidiennes n’ont figure que d’échec et d’avertissement que d’avoir à se
déprendre et à toujours préférer l’avenir en remplacement du passé, plutôt qu’à
pleurer ce qui nous a été enlevé, choses, jeunesse, frère ou mère de sang et
d’habitude. Des paysages qui s’en vont, des acquis qui meurent et me voilà
estropié pour longtemps. L’Histoire envoie ses propres dates à marier avec
celles de nos menues circonstances. Je suis né quand les troupes de Paulus
repartirent de Stalingrad en file indienne, trace noirâtre sur un parterre de
neige aux dimensions fantastiques. Chiens à vous de crever ! digne
pendant de Nuit et brouillard. Et je quitte la cinquantaine depuis plus
d’un an déjà quand surgit l’autre événement, l’envoi par la Chine communiste
d’un homme dans l’espace. L’Europe n’en finit pas d’émerger, l’Empire du milieu
d’un coup la devance dans le défi à l’hégémonie américaine, mais au lieu d’une
proclamation à la soviétique quand Gagarine ouvrit le ciel et n’y découvrit
rien, selon lui à l’époque, c’est l’offre de coopération qui retentit, en même
temps qu’un certain appel aux Chinois « d’outre-mer ». Arrive-t-il un
ennemi ou un ami ? Pour les Etats-Unis, tout concurrent est inamical, mais
on traite plus aisément, selon eux, avec un adversaire – les Européens le
virent bien au temps de la guerre froide – qu’avec un ami, des amis,
enveloppés, embaumés dans le dogme d’une reconnaissance et d’une modélisation
sans faille, et tout à fait obligées.
Le défi d’une hégémonie
appelle, forcément, à quelque époque que ce soit, et donc maintenant autant
qu’autrefois ou hier, des révoltes et c’est de ce côté-là que se lèvent les
héros tandis que l’oppresseur trop lourd n’enfante que des gérants de la
bataille et des commissaires à l’occupation. L’engrenage des otages et des
bombes, on y est quand trois diplomates de l’empire mondial américain sautent
dans la bande de Gaza. Le dogme marxiste avait sa vérité finale, mais pas forcément
l’histoire exacte des causes. L’Etat-nation va dépérissant, les Etats-Unis ne
tiennent dans leur intimité qu’à proportion qu’ils gardent la suprématie
mondiale et sont même capables d’autarcie, les terroristes périment les
gouvernements puisqu’ils ignorent les frontières et préfèrent une gloire
posthume à l’humiliation quotidienne. La frustration est toujours
révolutionnaire, les talents suivent alors, les femmes sont les défenderesses
des droits de l’homme au masculin et à l’enfantin, c’est elles qui mettent du
tragique et du vrai. La paix est femme, les prix Nobel pour cela qui résume
tout le reste et d’abord toutes les vies de lutte et d’intransigeance bien
claires, vont aussi aux femmes [1]. Les
hommes font le reste, ainsi un président français échappe à la médiocrité d’un
parcours qui n’avait d’exceptionnel que la ténacité des manœuvres, parce que
les circonstances l’attirent, l’appellent et qu’il a tout de même assez de
métier pour sentir qu’elles lui flattent l’encolure. Alors peut-être un prêche mondial
en forme de chevauchée et cette endurance de près de quarante ans en politique
appliquée au genre européen, soudainement. Il se peut que le défi américain,
version politique et morale , quand on ne l’avait cru naguère qu’économique et
monétaire, suscite enfin à proportion qu’il strangule, des réponses efficaces.
Sous le protectorat militaire et économique, on ne pensait extrêmement – donc
rarement – qu’à quelque sécession. Pris comme l’on est aujourd’hui, de ce
côté-ci de l’Atlantique, on pense enfin aux modalités d’un univers de
remplacement. Longtemps l’Amérique fut le rêve, voici que l’Europe le
deviendrait, si concrète qu’elle soit déjà.
Le devoir de mémoire est
double, attester qu’il y a des hommes dans toutes les versions du genre humain,
qui travaillent au paradis dès ici-bas et à force de l’espérer eux-mêmes, le
font espérer à d’autres, et révérer, révéler ceux, nommément, qui ont relevé
l’honneur de la race, de l’espèce, les grandes gens avec leur simplicité de
hauteur et d’expression. Ma chance et mon signe aura été d’en approcher
quelques-uns, jamais en position ni de partenaire ni de domestique, mais d’une
certaine façon en collaboration. Leur accomplissement rend le mien, bien moins
nécessaire.
Le journal intime que
rarement nos ancêtres tiennent, sinon les histoires de famille seraient enfin
intéressantes. Mais ce genre – qu’avoisine le « livre de raison » -
enregistre les variations climatiques, les décès et les naissances, mais peu
les adultères, les suicides et les raisons d’une faillite, les lettres de
guerre ne sont pas lues avec assez de recul. Il faut se sentir chez soi dans
l’écriture d’un ascendant, sans cesser cependant d’être respectueux
d’épanchements ou d’omissions qui répondaient à des règles qui ne figurent pas
en légende du cahier retrouvé.
Ma propre expérience de
l’écriture d’un diaire m’assure que l’on oublie l’essentiel, car le plus
souvent on écrit à soi-même, supposant connu tout l’environnement qui va du
temps qu’il fait à la hauteur peut-être d’une chaise empêchant de se tenir bien
à la table et l’on décrit rarement le visage et la silhouette de ses familiers.
Ce sont des écrits de compensation ou de méditation, rarement des récits car
les vies individuelles ont peu de mouvements et une monotonie qui nous
décourage de nous relire.
Journal intime n’est pas
autobiographie.
Les livres se multiplient
pour poser le diagnostic contemporain, les romans et les doctrines, les aveux
et les cris continuent, pourtant il ne me semble plus qu’on débatte. Tout est
trop encombré, l’irrémédiable est là, le temps qui n’est plus maîtrisé, les
échéances qui sont connues de tous et face auxquelles on est continuellement
surpris, une sorte de lassitude de savoir ce que le sens commun dicte et
proclame, et qu’il n’en est absolument pas tenu compte. Notre espèce vit, en
dépit d’une intense et générale trépidation, au ralenti et ne se meut plus
qu’en aveugle, sans même avoir la pratique de la canne blanche ou l’ouïe
affinée.
Chacun dans son dialogue
intérieur, bien peu à bâtir celui avec autrui et avec le cosmos. On se cogne
les uns aux autres, plus encore à soi-même, on n’avance pas et c’est ce qui
fait vieillir.
Le rachat se fait par
l’œuvre. C’est la prière qui rend présent au monde. L’œuvre est forcément
altruiste, elle n’est telle que par la reconnaissance que lui donne autrui,
nous sommes validés par la voix d’un autre. La prière parce qu’elle mène en soi
est forcément adressée à ce qu’il y a de plus autre, quoiqu’en soit ressentie
une singulière localisation au plus intime de nous-même. Quelque part dans la
géographie de nos âmes, le monde se retourne et tout y trouve lumière et place.
Je ne sais pas encore si cela s’appelle l’éternité. Mais je le crois.
J’ai fini par coincider même
avec ce que j’ai manqué et avec ce que je regrette d’avoir fait. Coincider, je
l’entends comme l’acceptation, le consentement à l’état le plus totalisant,
c’est pourtant le contraire d’une reddition. J’accepte pour mieux repartir, et
ayant assimilé ma défaite, je l’empêche désormais d’exercer son chantage sur
mon avenir, j’en tiens compte mais sans plus, j’en sais la réalité et les
conséquences, les effets, il tient maintenant à moi de les pallier.
Cellule de crise… cellule de
soutien psychologique… aveu et excuses des coupables pour qu’en un procès
dialogué, le deuil soit possible, le deuil des autres, et la vérité de soi
acceptable : n’est-ce qu’une mode pour impressionner qui ? les
usagers du drame. La société s’affairant comme les bagagistes de l’aéroport
international de Tokyo, quand j’y arrivais il y a trente ans, après la dernière
étape depuis Hong Kong, pas dix passagers à bord de l’immense transport, et la
mer : c’étaient de petits cris pour manifester de l’existence sinon de
l’aide efficace, mais ce n’est que maintenant que je perds des bagages. Toujours
faire nombre.
Aimer s’apprend en solitaire,
en cellule, partenaire de notre vie l’autre ne peut pas même nous introduire à
lui-même, il se montre sans plus. Comment se fait-il que je sois aimé, alors
que je suis ainsi ?
La canicule faisait même chauffer
mon moteur de voiture. Le froid, cette année, est déjà là. Partout je vois des
vivants, je ne suis pas indifférent aux morts.
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