mardi 10 septembre 2013

2003 - depuis soixante ans - XX - avant d'en écrire la suite (2013 depuis soixante-dix ans)







XX




Je ne lis plus, je n’écoûte plus de la musique, je ne m’arrête pourtant pas de courir et projeter mentalement. Démuni je ne voyage plus qu’entre ma province et la capitale, l’auto-gestion m’absorbe, les correspondances je les ai autant que jamais par écrit, l’écrit aujourd’hui virtuel, je suis si pris par ce à quoi je m’adonne que je n’ai plus conscience ni de mon corps, ni de mon âge, ni en fait d’exister, je ne suis que travail et confection comme d’autres sont prière, séduction, création. Je n’achève rien, je commence et multiplie le commencement. Commencer est un même acte quel qu’en soit le sujet. L’ambition dans une existence humaine c’est de finir ce qu’on a commencé, c’est d’atteindre ce qu’on a entrevu. Il n’est de proie que celle qu’on s’est à l’avance donnée. Une œuvre se poursuit, elle se prête au combat. Ce que nous voulons faire, ce que nous devons être est bien plus rétif que tout objet de conquête, puisqu’il s’agit de disposer de nous-même. Il y a longtemps que je vis ainsi. Probablement, la tenue d’un journal intime a substitué la lecture de fiction qui avait le même rôle, je me lisais dans les livres d’auteurs tellement appréciés et fraternels que je ne les distinguais plus – eux récitant et moi les suivant – de ce que j’aurais moi-même écrit si je m’étais mis à écrire. M’y être mis a placé en instruments d’ambiance ce qui était jusqu’à mes quarante-cinquante ans ma nourriture, la musique, lire. Sans doute parce que ce que j’avais commencé d’écrire était le récit d’attentes et de possessions déçues, je me suis dispersé à mesure que je me suis alourdi. Ceux qui réussissent sont des concentrés, la vie est dilution ou concentration, je ne crois pas qu’il y ait un état intermédiaire ; on s’échappe ou l’on se retrouve.

Aimer, c’est aller à vue. Aimer, c’est garder le silence, se recueillir, être recueilli par ce que l’on recueille.

Sauvetage d’une âme qui a chaviré : le travail, d’un esprit qui a perdu le goût de soutenir la vie dans un corps : cette forme de visitation qu’est l’envie soudaine de prier, parce qu’on en est prié.

Les mondes où l’on n’entre pas. J’ai tellement voulu y entrer, qu’ils sont miens mais selon leur forme extérieure, je les imagines. La politique, la littérature, la paternité. On n’y entre que de naissance ou presque, par des dispositions ne nous devant rien et à qui nous devons tout. Vouloir entrer, c’est reconnaître que l’on est dehors et ces modes ne s’ouvrent qu’à ceux  qui y sont déjà. Le monde des démunis, il y a des degrés dans la pauvreté, dans la détresse, dans les astreintes subies, il y a des variétés de peur, il n’y a qu’une forme du désespoir, qui est de préférer finir pour ne plus durer tel qu’on est contraint d’être.

Je vois des gens qui paraissent avoir autour de soixante ans et je dois me dire que je leur suis semblable, pourtant quelque chose ne correspond pas, parce que c’est moi ? parce que je fais exception ?

Les mondes dont on sort et qui n’ont été qu’une entrée : la vie.

Il peut y avoir unité de lieu, il n’y a pas d’unité de temps. Et le temps diffère pour chacun. On ne s’accomplit que par miracle.

Mettre en terre ceux qui vont au ciel.

La société civile, truisme de la réélection de François Mitterrand en 1988, par opposition à quoi ? littéralement à la société militaire, mais en l’espèce à la société politique, on dit : classe. Curieusement, les politiques acceptent cette conceptualisation qui les professionnalisent, enfin ils sont spécialistes de quelque chose et donc irremplaçables dans leur genre. Tout autre genèse avait été l’envoi au combat électoral de ses ministres, à quelques exceptions près, par de Gaulle en 1967. Michel Jobert, « ailleurs » à tous égards s’il en est, se présentait : homme politique, pour ne pas dire d’Etat, dans sa notice du Who’s who ?  Il n’a pourtant jamais été élu et n’a appartenu à aucun parti, sauf au mouvement qu’il avait fondé et encore. Le 11 Septembre 2001 était son quatre-vingtième anniversaire. Je tiens que la politique peut être un art, une habileté mais qu’elle n’est professionnelle que par rapport à l’exercice de certaines fonctions, qui ne s’improvisent et sans doute s’apprennent, celles de gérer, celles de représenter, contrôler, légiférer. Mais la classe politique est détachable de ces deux fonctions précisément parce qu’elle les brigue et ne les a que par concours interne. La société civile, c’est la « nomination au tour extérieur » - technique de gestion de la fonction publique – de personnes précisément qualifiées déjà dans un domaine gouvernemental ou dans tel aspect de la représentation populaire en tant qu’elle contrôle ou peaufine des textes. La République pallie le système électif pour les parlementaires par la multiplication des conseils, hauts ou simples, des agences et des comités, tous ceux-ci composés d’experts qui n’auraient aucune chance d’être cooptés dans les partis ou élus sous les préaux d’écoles. Comme tout ce qui est d’ordre moral, l’auto-proclamation est la sincérité la plus usitée. On ne parle plus de société civile, qu’à l’échelle internationale, mais il y a autant qu’il y a quinze ans ce relent de pureté et cette nécessité de rééquilibrer ce qui est régnant par des éléments plus fraichement émoulus ou au fait de ce qu’il y a à administrer. Implicitement, l’idée que des non-professionnels seront plus justes, plus efficaces et que la représentation sera plus fidèle. Soldats du rang… Ces deux naïvetés. Celle de gens en place croyant incomprise leur volonté de faire le bonheur de tous ceux dont ils quêtent les applaudissements, mais pas le regard, et qui s’imaginent que mieux connus ils seraient aimés davantage. Celle de gens pas en place convaincus qu’ils sauraient mieux faire que ceux, etc… En littérature contemporaine, cela donne les photographies en bandeau ou en « quatrième de couverture » et en politique l’acceptation, pour passer dans les medias, de faire valoir des comédiens et commentateurs de métier ; les images sont attristantes par le doute de soi qu’elles révèlent et montrent une dépendance suppliante et parfois apeurée, vis-à-vis du public. Qui n’est pas le peuple.

Une vie d’homme ainsi que chacun, la mienne, la chair et ses âges, forme adoptée par l’incarnation pour le rappel à l’ordre, à la conscience de la mortalité, de la finitude. Nos morts quotidiennes n’ont figure que d’échec et d’avertissement que d’avoir à se déprendre et à toujours préférer l’avenir en remplacement du passé, plutôt qu’à pleurer ce qui nous a été enlevé, choses, jeunesse, frère ou mère de sang et d’habitude. Des paysages qui s’en vont, des acquis qui meurent et me voilà estropié pour longtemps. L’Histoire envoie ses propres dates à marier avec celles de nos menues circonstances. Je suis né quand les troupes de Paulus repartirent de Stalingrad en file indienne, trace noirâtre sur un parterre de neige aux dimensions fantastiques. Chiens à vous de crever ! digne pendant de Nuit et brouillard. Et je quitte la cinquantaine depuis plus d’un an déjà quand surgit l’autre événement, l’envoi par la Chine communiste d’un homme dans l’espace. L’Europe n’en finit pas d’émerger, l’Empire du milieu d’un coup la devance dans le défi à l’hégémonie américaine, mais au lieu d’une proclamation à la soviétique quand Gagarine ouvrit le ciel et n’y découvrit rien, selon lui à l’époque, c’est l’offre de coopération qui retentit, en même temps qu’un certain appel aux Chinois « d’outre-mer ». Arrive-t-il un ennemi ou un ami ? Pour les Etats-Unis, tout concurrent est inamical, mais on traite plus aisément, selon eux, avec un adversaire – les Européens le virent bien au temps de la guerre froide – qu’avec un ami, des amis, enveloppés, embaumés dans le dogme d’une reconnaissance et d’une modélisation sans faille, et tout à fait obligées.

Le défi d’une hégémonie appelle, forcément, à quelque époque que ce soit, et donc maintenant autant qu’autrefois ou hier, des révoltes et c’est de ce côté-là que se lèvent les héros tandis que l’oppresseur trop lourd n’enfante que des gérants de la bataille et des commissaires à l’occupation. L’engrenage des otages et des bombes, on y est quand trois diplomates de l’empire mondial américain sautent dans la bande de Gaza. Le dogme marxiste avait sa vérité finale, mais pas forcément l’histoire exacte des causes. L’Etat-nation va dépérissant, les Etats-Unis ne tiennent dans leur intimité qu’à proportion qu’ils gardent la suprématie mondiale et sont même capables d’autarcie, les terroristes périment les gouvernements puisqu’ils ignorent les frontières et préfèrent une gloire posthume à l’humiliation quotidienne. La frustration est toujours révolutionnaire, les talents suivent alors, les femmes sont les défenderesses des droits de l’homme au masculin et à l’enfantin, c’est elles qui mettent du tragique et du vrai. La paix est femme, les prix Nobel pour cela qui résume tout le reste et d’abord toutes les vies de lutte et d’intransigeance bien claires, vont aussi aux femmes [1]. Les hommes font le reste, ainsi un président français échappe à la médiocrité d’un parcours qui n’avait d’exceptionnel que la ténacité des manœuvres, parce que les circonstances l’attirent, l’appellent et qu’il a tout de même assez de métier pour sentir qu’elles lui flattent l’encolure. Alors peut-être un prêche mondial en forme de chevauchée et cette endurance de près de quarante ans en politique appliquée au genre européen, soudainement. Il se peut que le défi américain, version politique et morale , quand on ne l’avait cru naguère qu’économique et monétaire, suscite enfin à proportion qu’il strangule, des réponses efficaces. Sous le protectorat militaire et économique, on ne pensait extrêmement – donc rarement – qu’à quelque sécession. Pris comme l’on est aujourd’hui, de ce côté-ci de l’Atlantique, on pense enfin aux modalités d’un univers de remplacement. Longtemps l’Amérique fut le rêve, voici que l’Europe le deviendrait, si concrète qu’elle soit déjà.

Le devoir de mémoire est double, attester qu’il y a des hommes dans toutes les versions du genre humain, qui travaillent au paradis dès ici-bas et à force de l’espérer eux-mêmes, le font espérer à d’autres, et révérer, révéler ceux, nommément, qui ont relevé l’honneur de la race, de l’espèce, les grandes gens avec leur simplicité de hauteur et d’expression. Ma chance et mon signe aura été d’en approcher quelques-uns, jamais en position ni de partenaire ni de domestique, mais d’une certaine façon en collaboration. Leur accomplissement rend le mien, bien moins nécessaire.

Le journal intime que rarement nos ancêtres tiennent, sinon les histoires de famille seraient enfin intéressantes. Mais ce genre – qu’avoisine le « livre de raison » - enregistre les variations climatiques, les décès et les naissances, mais peu les adultères, les suicides et les raisons d’une faillite, les lettres de guerre ne sont pas lues avec assez de recul. Il faut se sentir chez soi dans l’écriture d’un ascendant, sans cesser cependant d’être respectueux d’épanchements ou d’omissions qui répondaient à des règles qui ne figurent pas en légende du cahier retrouvé.

Ma propre expérience de l’écriture d’un diaire m’assure que l’on oublie l’essentiel, car le plus souvent on écrit à soi-même, supposant connu tout l’environnement qui va du temps qu’il fait à la hauteur peut-être d’une chaise empêchant de se tenir bien à la table et l’on décrit rarement le visage et la silhouette de ses familiers. Ce sont des écrits de compensation ou de méditation, rarement des récits car les vies individuelles ont peu de mouvements et une monotonie qui nous décourage de nous relire.

Journal intime n’est pas autobiographie.

Les livres se multiplient pour poser le diagnostic contemporain, les romans et les doctrines, les aveux et les cris continuent, pourtant il ne me semble plus qu’on débatte. Tout est trop encombré, l’irrémédiable est là, le temps qui n’est plus maîtrisé, les échéances qui sont connues de tous et face auxquelles on est continuellement surpris, une sorte de lassitude de savoir ce que le sens commun dicte et proclame, et qu’il n’en est absolument pas tenu compte. Notre espèce vit, en dépit d’une intense et générale trépidation, au ralenti et ne se meut plus qu’en aveugle, sans même avoir la pratique de la canne blanche ou l’ouïe affinée.

Chacun dans son dialogue intérieur, bien peu à bâtir celui avec autrui et avec le cosmos. On se cogne les uns aux autres, plus encore à soi-même, on n’avance pas et c’est ce qui fait vieillir.

Le rachat se fait par l’œuvre. C’est la prière qui rend présent au monde. L’œuvre est forcément altruiste, elle n’est telle que par la reconnaissance que lui donne autrui, nous sommes validés par la voix d’un autre. La prière parce qu’elle mène en soi est forcément adressée à ce qu’il y a de plus autre, quoiqu’en soit ressentie une singulière localisation au plus intime de nous-même. Quelque part dans la géographie de nos âmes, le monde se retourne et tout y trouve lumière et place. Je ne sais pas encore si cela s’appelle l’éternité. Mais je le crois.

J’ai fini par coincider même avec ce que j’ai manqué et avec ce que je regrette d’avoir fait. Coincider, je l’entends comme l’acceptation, le consentement à l’état le plus totalisant, c’est pourtant le contraire d’une reddition. J’accepte pour mieux repartir, et ayant assimilé ma défaite, je l’empêche désormais d’exercer son chantage sur mon avenir, j’en tiens compte mais sans plus, j’en sais la réalité et les conséquences, les effets, il tient maintenant à moi de les pallier.

Cellule de crise… cellule de soutien psychologique… aveu et excuses des coupables pour qu’en un procès dialogué, le deuil soit possible, le deuil des autres, et la vérité de soi acceptable : n’est-ce qu’une mode pour impressionner qui ? les usagers du drame. La société s’affairant comme les bagagistes de l’aéroport international de Tokyo, quand j’y arrivais il y a trente ans, après la dernière étape depuis Hong Kong, pas dix passagers à bord de l’immense transport, et la mer : c’étaient de petits cris pour manifester de l’existence sinon de l’aide efficace, mais ce n’est que maintenant que je perds des bagages. Toujours faire nombre.

Aimer s’apprend en solitaire, en cellule, partenaire de notre vie l’autre ne peut pas même nous introduire à lui-même, il se montre sans plus. Comment se fait-il que je sois aimé, alors que je suis ainsi ?

La canicule faisait même chauffer mon moteur de voiture. Le froid, cette année, est déjà là. Partout je vois des vivants, je ne suis pas indifférent aux morts.


[1] - citer les trois récentes, birmane, guatémaltèque et maintenant iranienne

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