V
La politique pour intéresser doit être hors d’atteinte d’une
conversation ou d’un jugement quotidiens, et pourtant elle doit saisir les
individus ; son propre est de donner à un peuple conscience d’en être un, en ce
sens l’opinion doit être suscitée et non pas redoutée. En ce sens aussi, une
action politique doit être à suite et non à conséquence ; elle est donc le
contraire d’une gestion qui subit les éléments qu’elle doit assembler ou dont
elle doit répondre. On ne conciliera jamais tous les intérêts, on peut en
revanche subjuguer un peuple et le faire se dépasser
La littérature agit autrement, quoiqu’elle ait en commun avec la
politique d’en appeler finalement au sens esthétique, au plaisir de l’esprit et
au consentement du lecteur ou du citoyen d’être surpris agréablement. La
littérature peut n’être pas à suite, mais elle a tout atteint si l’un
quelconque de ses mots a une conséquence, celle d’avoir touché, celle d’être
appropriée.
Si le citoyen se juge à la dimension du chef de l’Etat, il ne verra sa
différence avec celui-ci qu’en termes de chances et d’habileté à conquérir une
place, tandis que le lecteur s’il rencontre juste ce qu’il reconnaît pour sien
mais qu’il ne savait pas s’exprimer à lui-même, il est tout le contraire d’un
pétitionnaire de son égalité avec l'auteur. Il admire qu’on soit parvenu à dire ce qu'il lit et laisse pénétrer en lui,
le faisant entrer en résonnance avec son intimité, il est prêt à suivre la
suggestion du livre et à marcher vers ce que lui-même n’aurait pas su dire et
va apprendre à ressentir ou à découvrir en lui-même. Est-ce la rencontre d’un
maître à penser ? La beauté d’une image, l’agencement, l’architecture d’un
récit, d’une page, d’une description ou d’une scène, d’un dialogue ne fait pas
reconnaître – forcément – ce genre de tutorat ; elle inspire de la
reconnaissance, au second degré, car la beauté et son acceptation, le
discernement de ce qu’elle est et de son support en écriture sont premiers et
parfois exclusifs. La littérature produit des frères et compagnons. L’écrivain
doit-il se savoir écrivain, doit-il écrire en prévision qu’il sera lu ? Je n’en
sais rien. A chacun, lecteur et écrivain, de répondre. On ne retient pas sans
talent l’attention du lecteur, on ne peut écrire sans y prendre plaisir
soi-même. La politique met en jeu des foules et des partenaires, mais elle
grise isolément. Ecrire est apparemment solitaire mais met en commun
l'universel. Toujours, il s’agit de saisir ce qui ne serait pas appréhensible autrement
qu’en écrivant.
Je conçois la peinture, l’acte de peindre, les deux dimensions et le
trompe-l’œil pour la troisième. Je comprends qu’il y a une notation, une
convention pour la notation musicale et qu’on écrive de la musique, qu’on
l’exécute, qu’il y ait matière à interprétation, qu’on puisse jouir de la
musique même étant sourd, intérieurement, Beethoven. Je n’imagine pas la
sculpture sauf abstraite, la main se laissant guider pour trouver douceur ou
force, mais d’après nature, reproduire, copier, interprêter dans toutes les
dimensions et avec la vibration de ce qui est réel, appréhensible. Créer un
objet, un meuble, une forme, mais modeler ? ou tailler ?
Je vois bien ce que je ferai – ce que je risquerai aussi d’être, de
devenir, un véritable et vertigineux dévoiement, à moins de détachement, ce
qui, dans une fonction censément dédiée au bien commun, est pire que le cynisme
– ce que je ferai si j’étais arrivé à une place de gouvernement ou de décisive
influence en politique, mais je n’ai jamais su comment arriver à cette place,
et on ne m’en a jamais proposé. Est-ce affaire de race, de naissance, de s’y
prendre très tôt ? Il y a la thèse des circonstances exceptionnelles, on
revient toujours à l’autorité née, à celle de l’homme du 18 Juin, étonnamment
volontariste et pourtant uniquement fonction de l’adhésion des tiers plus
encore que des vis-à-vis et des interlocuteurs dont on dépend apparemment. La
critique par de Gaulle du système des partis – fondée explicitement sur leur
impuissance à créer et à décider, mais implicitement et profondément sur la
laideur de leur fonctionnement interne – a dissuadé ses partisans de conviction
d’entrer dans le seul système qui, depuis lui, mène au pouvoir, aux
investitures, aux candidatures prisées et dosées par les électeurs. De Gaulle,
d’ailleurs, avait bien vu la puissance des partis puisque ceux-ci lui barrèrent
efficacement le chemin d’un retour au pouvoir pendant plus de douze ans, et que
son second départ tint en partie au fonctionnement qui lui avait échappé, du
mouvement censé se réclamer de lui.
L’édition pour celui qui écrit est-elle du même ordre que l’élection
pour celui qui croit avoir une vocation à exprimer quelque idée ou à répondre
de quelque orientation pour la collectivité ? De l’ordre du savoir-faire,
du total oubli de soi apparemment par une docilité transparente envers une
méthode à suivre ? Est-ce la même cooptation, selon la chanson
bourguignonne à boire, il est des nôtres, cela se voit, s’entend, cela se
lit ?
L’âme de l’univers était comme un
rayon de soleil dans l’eau. L’art, la trouvaille de Giono a été
l’inversion, c’est l’eau et le soleil à travers celle-ci qui lui ont fait
penser à l’univers entier, il a vu le raccourci, il le rend à l’inverse. Il
n’entraine pas par des récits, par une totalité d’images faisant se mouvoir
tous les sens, le troupeau et son bruissement, la houle des dos de moutons,
mais il crée l'ambiance où sera manifeste le sertissement d'une notation
seulement. Débutant son histoire de 1793,
Hugo anime le pont des canons, l’un a rompu ses amarres et va d’un bord à
l’autre, qui à l’époque sont en bois, l’effet littéraire est saisissant, on se
prend à lire à haute voix, à articuler et accentuer chaque mot. C’est la vue
d’ensemble qui imprime une impression de changement total d’angle, de vue des
choses, d’aspect du monde : entrer dans Sainte-Sophie à Constantinople, se
trouver devant la façade de Saint Pierre avec dans son dos et en arrondi à ses
côtés, partout, la colonnade du Bernin tandis que Versailles n’a de ressource
que de perdre une perspective trop courte dans le flou des peintures
complaisantes parce que d’époque, ou aujourd’hui dans un broussaillement qui
n’est pas à regarder de près. La galerie des glaces est plus petite que la
salle de bal de Schönbrunn, elle est plus sombre et ses angles droits la
diminue encore, pourtant le château français a une majesté que n’a pas
l’autrichien, dont la perspective est encore plus mensongère, la pelouse courte
au revers de la Gloriette. On distingue ainsi le théâtre des palais
monarchiques de la véracité d’une maison dédiée aux dieux, les ruines de
Delphes, celles des trois temples de Paestum et du Parthénon ou de Vassae dans
le Péloponèse ont la densité qui n’est pas la somme de restes, mais de ce
qu’elles évoquent, un rapport des hommes à ce qui les subjuguaient. Ni Louis
XIV ni François-Joseph ne se prirent pour des dieux, on commèrait à leur sujet
et Napoléon touche dans ses portraits d’homme épuisé de sommeil au théâtre de
Dresde en 1813 ou de fatigue et d’impuissance sur un siège d’auberge en 1815,
et plus encore à entrer dans sa bibliothèque bureau de travail à Fontainebleau.
Il faut choisir, ou Dieu, ou l’homme, et l’un comme l’autre touche, interpelle,
se prête au dialogue et souvent à la révérence, mais le mélange de la grandeur
et de l’inachevé que broutent progressivement les retours de végétation et
l’avancée du temps faiseur de poussière et qui ternit ne réussit pas à
convaincre, on passe, on visite.
Une autre religion que celle reçue de naissance ou d’ambiance, paraît
toujours incompréhensible si on y entre avec l’anxiété de retrouver des
analogies et des repères avec la sienne, si l’on espère une transposition, un
travesti, quelque fond commun de signaux et de postulat. C’est la forme qui
déconcerte et pour certains elle est tout, elle est même le fond de la piété.
En revanche, si l’on se place à l’origine de l’âme humaine et de sa soif autant
de connaissance, de compréhension que de compassion et de communion, on évolue
vers la saisie d’une analogie universelle, l’expérience humaine du divin, du
surnaturel, de l’universel, de l’incréé par rapport à cet étrange créé que nous
constituons puisque l’humanité, au second degré, est elle aussi créatrice. Si
l’on regarde l’Islam comme une pétition identitaire de populations n’ayant au
titre de l’orgueil collectif rien d’autre à brandir, on est dans la pire des
relations, celle de ce fameux choc des civilisations. Si après Massignon,
Gardet, Foucauld, Psichari, Lévy-Provençal, pour ne citer que des Français
presque contemporains, on va au texte, on ne discute plus du scandale apparent
qu’un prophète apparaisse alors que la révélation chrétienne est close, si l'on
se place sub specie aeternitatis,
alors on reconnaît la voie commune de l’amour divin, de la transcendance de
l’Unique et de la quête humaine d’un certain salut, d’un certain rachat.
Ce n’est pas le péché originel qui est difficile à admettre – notre
nature humaine et notre expérience personnelle quotidienne nous convainquent à
chaque instant de nos limitations et de nos lacunes, précisément originelles.
C’est le péché personnel, qui supposerait pleine conscience de ce qui est
perpétré contre Dieu. Je conçois tout à fait que les commandements dits de Dieu
et de l’Eglise soient le truchement très pédagogique d’une relation avec Dieu,
des instruments qui si on les tient mal nous signalent que nous nous éloignons
du divin, et au contraire, si…mais manquer en connaissance de cause, en pleine
foi, à Celui qu’on révère tout de même de tout son cœur, si faible et
inconstant que soient ce cœur et sa flamme, je ne le vois ni ne le pratique.
Un Prophète après le Christ, pourquoi pas ? d’abord parce que les
textes tout à fait canoniques pour les Eglises chrétiennes, parlent d’un
« grand prophète » à venir, et parce que chaque saint est bien un
prophète à sa manière et reconnu comme tel dès son vivant ou ensuite. Mais
l’attente du peuple choisi, d’Israël qui a laissé passer le Christ et le Messie
sans le reconnaître, et qui par conséquent, à supposer qu’il y en ait un autre,
plus vrai ou plus manifeste, se tromperait encore ? j’ai peine à la
comprendre, pas tant en logique qu’en spiritualité. L’Islam connaît la
miséricorde divine, le christianisme connaît le visage de Dieu, mais le
judaïsme ne peut et ne fait qu’espérer, qu'attendre.
On se renseigne sur les religions d’extrême-orient, sur le bouddhisme
qui essaime en Europe et y distribue ses grades et ses brevets, y a ses
monastères. On porte le titre de lama dans les Cévennes ou en Périgord et il y
a là, sur place, des tintinnabulations et des robes aux couleurs rouges ou
safran ou orange, d’ailleurs moins ridicules que les aubes, étoles et mitres ou
crosses et croix pectorales, vénérables en contexte liturgique et en foule
dévote, mais difficiles en photographies de groupe. On se passionne pour des
explications de l’Islam depuis que la chute du communisme a fait trouver un
autre défi au monde se disant libre, et qui est surtout matérialiste et
accapareur à tous égards. Mais on ne se cultive pas sur ce que croient les
Juifs pratiquants.
L’Europe en est – laborieusement, depuis plus de dix ans – à rédiger
son traité constitutionnel, traité parce que seuls les Etats ont compétence,
dans l’état actuel des choses juridiques sinon des mentalités populaires, pour
le faire entrer en vigueur et s’y obliger eux-mêmes, constitutionnel parce
qu’il s’agit bien de définir des pouvoirs, des compétences et leur exercice. Il
est acquis que malgré le souhait de certains Etats et le plaidoyer pressant du
Pape actuel, qui ne manque pas de références sociologiques, historiques et même
personnelles, le texte ne fera pas de référence à une racine religieuse plutôt
qu’à une autre pour définir ce qu’il est prévu d’appeler les valeurs communes
ou le patrimoine commun. C’est-à-dire que sur un modèle assez français, la
construction n’aura pas de référence que son propre fait. Or, la plupart des
Etats dans le monde actuel ont, non seulement des références ethniques souvent
très réductrices, mais un adossement religieux. L’émigration native aux XVIème
et XVIIème siècles qui constitua la population de la Nouvelle Angleterre
continue de régir la morale politique et la législation des Etats-Unis. On
prête serment sur la Bible et devant Dieu, en entrant en fonctions aussi bien à
Washington qu’en République fédérale d’Allemagne. La référence islamique de la
plupart des Etats arabes et des grands pays que sont le Pakistan, l’Indonésie,
la Malaise ne porte pas seulement sur le droit constitutionnel, mais sur le
droit civil. La pétition laïque et universalisante de la future Constitution
européenne est-elle une régression, une cécité vis-à-vis de vingt siècles
d’histoire ? ou bien un modèle avant-gardiste ? mais en ce dernier
cas n’est-il pas fait – bien utopiquement – appel à une conscience humaniste et
sociale encore à décrire quoique l'on n'en voit pas bien les exemples
pratiques ? Pourtant, une ambiance de tolérance, une prime au pluralisme
et une séparation résolue de ce qui est d’ordre public et d’ordre intime semble
le début de toute vie civile.
Notre époque est sans doute la première, au moins en Europe, à ne pas
chercher à définir les concepts dont elle fait usage. La définition de la loi à
la fin du XVIIIème siècle fut bonnement une révolution et produisit la
Révolution. Nous vivons sur la notion de patrimoine, sur celle de valeurs
communes, et construisons avec, mais c'est sans portée juridique faute que l'on
sache exactement ce que sont ces soubassements, sans doute regardés très
différemment dans chacun des Etats-membres, et de l'extérieur de l'Union.
Partager est plus malaisé que donner. C’est vêcu même dans le couple le
plus aimant et assorti, c’est l’évidence du système de pensée qui fit, à force,
consentir les métropoles européennes à décoloniser. La relation persistante
entre l’Angleterre et les Etats-Unis, et qui peut-être vient de s’intensifier
avec le double choc de l’entente anglo-américaine à propos de l’Irak et de la
désunion entre Etats-membres de l’Union européenne, est sans précédent, elle
est celle d’une demande de l’ancienne métropole à son ancienne colonie de
partager avec elle la puissance acquise de celle-ci. L’Amérique ne se sent
nullement la fille de l’Europe, elle se sent supérieure pratiquement et,
surtout, plus conséquente et sincère idéologiquement. Le procès est là qui ne
se terminera pas, sans une émergence de l’Europe au forceps vis-à-vis
d’elle-même ; la « vieille Europe » juge cynique et hégémonique
l’Amérique, et celle-ci juge le Vieux Monde hypocrite, peureux et décadent.
L’informatique enseigne au
second degré et d’une façon inerte quant à elle, très active quant à ceux
qu’elle touche. Ainsi, la meilleure sauvegarde de données, d’un avoir, d’un
acquis, d’un travail en son état, est la transmission. Ce qui est partagé est
sauvé, ce qui est gardé par devers soi est précaire.
L’Union européenne, à Quinze et plus encore à ving-cinq, est plus
nombreuse et globalement plus riche que les Etats-Unis, elle a pourtant des
moyens militaires qui ne sont certainement pas le dixième de ce dont disposent
ceux-ci, et moins encore en disponibilité immédiate. Les guerres du XVIIIème et
du XIXème siècle ont décuplé les masses humaines en présence, la fin du XXème
et la récente bataille en Irak les ont au contraire divisées par cent, par
mille si l’on songe à la Grande Guerre et à ses millions d’hommes il y aura
cent ans bientôt. On revient au temps de la chevalerie, où le combattant était
entouré d’une armée de servants, mais il était pratiquement autonome et ne
devait obéissance qu’à un suzerain en termes quasi-familiaux et religieux. La
dogmatique du devoir, du travail à accomplir, le professionnalisme exigé, la
conversion, notamment en France, de l’armée de conscription en armée de métier,
postulent les pires guerres. Une enquête en mairies, commandée par le président
de la République, quand fut décidée la suppression du service national
universel et obligatoire, a montré que la génération montante ne voit de
conflit futur qu’en version civile, banlieues contre centre-ville, communautés
contre polices, et ainsi de suite. De fait, les guerres récentes sont ou bien
inter-ethniques ou inter-confessionnelles à l’intérieur d’un même Etat, ou bien
opposent une armée professionnelle et aseptisée, ne redoutant que des
collisions de matériels mal réglés en son sein à des gouvernants stigmatisés
comme illégitimes et, une fois ceux-ci aisément renversés ou réduits à quia, à des terroristes. Dogmatiquement,
la puissance se proclamant et se démontrant supérieure absolument, ne peut
envisager qu’une résistance soit techniquement possible et plus encore qu’elle
soit légitime.
Les Etats européens ont commis deux erreurs dans les années 1990. Au
début de la décennie, celle de n’avoir pas proclamé l’obsolescence de
l’Alliance atlantique, et à sa fin, celle d’avoir accepté que le terrorisme dit
international, mais sans définition autre que du chef américain, soit inscrit
dans le pacte comme casus foederis.
La shoah est incomparable et
ne peut être réduite à des comparaisons statistiques avec d’autres massacres
antérieurs ou postérieurs, Arménie ou Ruanda, parce qu’elle a été une politique
délibérée d’Etat et parce qu’elle a été exposée et motivée par avance, et hors
de toute probabilité à l’époque de sa conception qu’elle puisse jamais être
effective.
La politique, et plus encore la diplomatie, et davantage s’il est
possible, la geste des chefs d’Etat produisent du texte, version orale, version
écrite, retouchée ou pas, improvisée ou récitée. Pourtant, on revient rarement
aux textes. L’échange des discours entre Bush junior et Jean Paul II confronte
deux messianismes, qu’une puissance temporelle ait une idée religieuse de son
exercice et de sa responsabilité mondiale et ose l’exprimer, en attente
d’approbation, à une autorité spirituelle mondialement respectée, sinon
reconnue… n’a pas été dénoncée ni analysée selon ses propres expressions. De
même, les puissances en relations diplomatiques conventionnelles avec
l’Allemagne n’ont pas analysé Adolf Hitler, parvenu au pouvoir, selon ce qu’il
avait écrit dix ans avant son entrée à la Chancellerie du Reich.
Pour obtenir et conserver sa liaison avec le représentant de la France
combattante à Berne [1], Jean
Jardin nommé par Pierre Laval auprès des autorités helvétiques en Septembre
1943, voulut n’être pas ambassadeur mais seulement chargé d’affaires. Ce qui
lui permit aussi de faire nommer en titre Paul Morand au moment où l’armée
soviétique allait prendre Bucarest où ce dernier était accrédité auprès des
satellites de l’Axe. Et de lui sauver la vie.
Louis-Ferdinand Céline meurt en 1960, l’année où se tuent en voiture
les fils de Malraux et l’éditeur de celui-ci – Gallimard – et où rentre en
France, libre, Abel Bonnard. Céline et Morand, Giono sont en Pleïade ; Robert Brasillach et
Pierre Drieu La Rochelle en sont interdits. J’ai lu les romans du premier et du
second, les essais politiques Genève ou
Moscou du second, mais pas les articles de Je suis partout qui firent condamner comme délateur le premier,
quoique je les ai en œuvres complètes. Sa Bérénice
ne put être jouée sereinement, sa nuit
de Tolède a été brocardée, son beau-frère octogénaire et co-auteur avec lui
de la première Histoire du cinéma a
été daubé en émission télévisée par des écrivains de moitié son âge (et son
talent). Qu’il est aisé de juger a posteriori, d’être certain de ce que l’on
eût fait et penseé parce qu’on eût porté l’étoile jaune, et courageux d’estimer
et jauger les situations des années 1930 sans avoir raison des actuelles. André
Malraux fascine, pas tant par son amour des chats ou par ses interrogations de
l’index, yeux globuleux et parfois blagueurs, diction proche de
l’incompréhensible autant que de l’universel ; il subjugue proprement
parce qu’il a su rendre tragique ce que la France avait eu de quotidien pendant
dix ans sous de Gaulle. C’est le propre de la guerre d’Espagne d’avoir anobli
tous ses protagonistes surtout étrangers, tandis que Vichy n’a réjoui que les
chroniqueurs de l’œil-de-bœuf et joué
que ceux qui lui avaient donné leur foi. Je reconnais que ces écrivains et
philosophes – Alain Finkelkraut, Bernard Henri Lévy, Comte-Sponville par
exemple, si différents qu’ils soient les uns des autres et d’autres encore –
cherchent à expliquer leur époque et à s’y engager. On va en Bosnie presque
sous les bombes, on va en Afghanistan à peine les talibans tombés, on ne va pas
en Irak tout simplement parce qu’on en est empêché par l’occupant, on ne manque
peut-être pas de courage physique, mais la morale ne s’éloigne pas d’un
humanisme assez totalitaire : le public est sommé de se scandaliser devant
la passivité des pouvoirs publics, l’appel est sonné aux murs, murailles et
télévisions de la communauté internationale, la chance veut qu’il y ait – tout
près et prêt – Jorg Haider [2] et
l’on peut brocarder et faire mine de mettre l’Autriche au ban sinon de la
société des nations… du moins des photographies de groupe en conseils de
ministres européens ; qu’eût-ce été si les Républicains avaient accédé à
la coalition gouvernementale à Berlin. De peur blanche, on n’eût rien dit. On
juge avec souveraineté le passé, toujours le même passé et cependant on ne s’en
défait nullement puisqu’on continue de tout voir à travers lui. Bien entendu,
la question israëlo-palestinienne ne s’en simplifie pas, témoignages sur le
terrain, dettes des uns et créances des autres.
Je comprends mal que l’Eglise catholique ne soit pas à genoux devant
les Juifs puisque la Bible nous vient d’eux, et que le Nouveau Testament sans
les prophètes et leur attente est incompréhensible. Prêtant à Jésus le don de
la parole dès sa naissance, l’Islam n’est pas en reste de merveilleux - ni même
d'une certaine révérence - sur les chrétiens.
Plus on est cultivé et expérimenté en Dieu, plus on mesure la
difficulté d’accéder à Lui selon un vouloir humain, c’est d’ailleurs ce dont
témoigne l’apôtre Jean pourtant le préféré de Jésus selon leur humanité à
chacun, et pourtant le même Jean qui conclut son évangile en se plaçant en
témoin oculaire, assure dans sa première épître que Dieu, nul de l’a jamais vu. Je conclus que le spirituel, au ras de
l’expérience, de l’impuissance et selon les visitations dont chacun dans une
vie, je crois, aura bénéficié, est en puissance notre langage commun entre
individus et entre nations.
La langue de bois des homélies, des discours politiques à la tribune
d’une assemblée ou sur les tréteaux d’un congrès, des explications de guerre
depuis les interventions internationales en Bosnie, au Kosovo, en Irak. On
récite devant une glace dont le tain est à l’envers ; si l’orateur lisait
dans les pensées des auditeurs, des fidèles, des téléspectateurs, il se tairait
aussitôt.
L'homme ne doit pas se contenter
d'un Dieu qu'il pense, car lorsque la pensée s'évanouit, Dieu s'évanouit aussi.
[3]
L'homme comprend mieux la force
et la valeur du signal poétique quand il ne tient plus à rien que par quelques faibles racines [4]
Vivre, ne pas subir [5], ne
pas laisser les circonstances décider de notre accomplissement, c'est bien être
Surhomme, ne se fier qu'à soi, n'avoir qu'un seul but, une seule direction,
consacrer énergie et tout soi-même en vue d'un seul bien, beaucoup en sont
capables, la femme qui veut être heureuse et qui, même aimante, sait rompre,
l'artiste à la piste de son œuvre, le politique en début de carrière. Ce prix
et cette mise en condition, je n'ai pas su les évaluer, qu'ai-je décidé jamais
? je n'ai su qu'espérer, impatienté et fourbu d'attendre, mais sans solution de
rechange qu'une attitude demanderesse.
Jusqu'à l'art abstrait, la peinture abstraite, l'œuvre ne paraissait
finie, faite qu'à raison de sa minutie, et d'une certaine manière de sa
complexité. La peinture de certains contemporains place le génie ailleurs, dans
l'inspiration. Quoi de plus aisé à reproduire que certaines peinture, mais il y
a l'invention et précisément on ne peut - ensuite - plus que copier, commenter,
s'inspirer de… L'abstrait fait irruption dans le réel, introduit par un coup de
magie, l'acte de l'esprit, une nouvelle œuvre ; la beauté n'est pas forcément à
la clé, et elle prend alors plusieurs noms, l'harmonie, l'équilibre, la
couleur, la disponibilité, mais la création est là qui n'est pas de l'ordre du
travail, pas exactement de celui du talent, qui est d'ordre féminin, quoique la
puissance et la mise au jour soient masculine. Féminine cette posture de
l'oreille et de l'œil intérieurs qui ont su capter, comprendre, analyser le
virtuel et en tirer l'œuvre.
Le conseil spirituel d'une femme, je ne l'ai jamais reçu d'une
religieuse ou d'une moniale, mais de ma mère ou d'une compagne, ce qui me rend
rétrospectivement nostalgique d'un accompagnement féminin pour ce qui est de
l'âme, et de la conduite de la vie. L'exigence est féminine, l'exposé, la
discussion, l'amas des préalables ou des excuses pour ne rien faire et ne pas
être sont masculins. Une femme serait allée droit à l'intuition d'une vie
entière, elle ne se serait pas attardée au bâti, ni aux étapes, elle eût
anticipé, ce qui est sans doute le premier pas d'une espérance vécue. Une femme
a la foi, l'homme espère et est dupe des contrefaçons, il ne sait pas se
consacrer et parle de soi plutôt qu'à celui qui l'interroge. Même si
d'apparence, il est professionnel et attentif à autrui, il reste dans le champ
d'une compétence, la femme embrasse et prend dans le geste même de recevoir.
C'est vrai de l'étreinte sexuelle, ce l'est plus encore spirituellement, ce qui
donne une crûdité et du détail à l'itinéraire d'une femme en amour.
Le conseil ne peut être un ordre ni un reproche. Il s'incorpore, il
n'est opérant que s'il part du fond existant chez celui qui en est demandeur.
A ce qui est entendu depuis l’affaire irakienne, c’est l’entourage
politique ou intime de Jacques Chirac qui retient celui-ci. D’ordinaire, les
conseillers prêchent les alternatives radicales et donnent des choix à
commettre. La politique extérieure de la France, cette année, ressemble à celle
de nos années 1930 ; un bon sens incommensurable recommande de ne prendre
aucune initiative et de ne jamais quitter le gros de la troupe. De se trouver
en flèche presque malgré soi, donne le vertige. Comme si les conseillers,
cherchant à deviner le tréfonds de la pensée du maître, avaient peur de se
compromettre. Du moins, donnent-ils cette sensation d'une posture personnelle
difficile.
On ne parle jamais autant de responsabilité, que lorsqu’on n’en prend
pas. Ceux qui prêchent au public le sens des responsabilités : pyomanie,
casse de voitures, caillassage en banlieues, déprédations de mille sortes,
appellent – selon leur registre et leur compétence – à voter, mais se
contentant de la majorité adverse qui sort d’une consultation anticipée, ou
d’une écrasante abstention, ils n’en démissionnent pas pour autant.
Prendre ses responsabilités ne signifie nullement encourir la
possibilité de comparaître devant quelque jury, même devant des électeurs,
c’est en politique se décider publiquement à annoncer qu’on avouera bientôt ce
que l’on était en train de faire ou de décider en cachette, ou presque. C’est
signer et dater pour dire que le passé desservait et qu’on n’a pas disposé
d’assez d’avenir.
On dit couramment des ministres, du président – en France de maintenant
– qu'ils plaident, au mieux qu'ils proposent, comme si le pouvoir n’existait
qu’en forme d’objectif à atteindre, de permission à recevoir et non d’exercice
à assumer et auquel se préparer. On prépare des filières et des réseaux, on
monte l’échelle à degrés divers mais on ne médite pas des décisions. Celles-ci
seront circonstantielles, forcées et on les inscrira après coup dans un
contexte à peu près plausible.
[1] - Jean-Marie Soutou, plus
tard au cabinet de Pierre Mendès France à qui il fit rappeler Maurice Couve de
Murville « exilé » en Egypte pour qu’il sortit de l’ornière la
question française du réarmement allemand : ce fut le traité d’Union de
l’Europe occidentale – plus tard, et après de Gaulle, ambassadeur en Algérie
puis secrétaire général du Quai d’Orsay, il présida le jury de sortie de ma
promotion à l’école nationale d’administration
[2] - dirigeant depuis une
vingtaine la province de Carinthie, son charisme, malgré l'ambiguité ou le
caractère provoquant de certains de ses propos, l'ont rendu à deux reprises
arbitre du système gouvernemental à Vienne. Il avait pris obscurément le
contrôle du très traditionnel et ancien parti libéral autrichien (FPÖ) dans les
années 1970, qu'il ne faut pas confondre avec le parti populiste autrichien
(ÖVP) fondé à la fin de la
Seconde guerre mondiale. L'expression courante " le
leader populiste" - pour dire le démagogue - fait commettre une erreur de
plus dans la compréhension de l'Autriche contemporaine
[3] - Maître Eckhart, Conseil spirituels (Rivages poche 124 pages
Janvier 2003)
[4] - Pierre
reverdy, Sable
mouvant (Gallimard 180 pages . Janvier 2003)
[5] - la devise est du
Maréchal de Lattre de Tassigny
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