lundi 26 août 2013

2003 - depuis soixante ans - V - avant d'en écrire la suite (2013 - depuis soixante-dix ans)



   
                                                       V







La politique pour intéresser doit être hors d’atteinte d’une conversation ou d’un jugement quotidiens, et pourtant elle doit saisir les individus ; son propre est de donner à un peuple conscience d’en être un, en ce sens l’opinion doit être suscitée et non pas redoutée. En ce sens aussi, une action politique doit être à suite et non à conséquence ; elle est donc le contraire d’une gestion qui subit les éléments qu’elle doit assembler ou dont elle doit répondre. On ne conciliera jamais tous les intérêts, on peut en revanche subjuguer un peuple et le faire se dépasser

La littérature agit autrement, quoiqu’elle ait en commun avec la politique d’en appeler finalement au sens esthétique, au plaisir de l’esprit et au consentement du lecteur ou du citoyen d’être surpris agréablement. La littérature peut n’être pas à suite, mais elle a tout atteint si l’un quelconque de ses mots a une conséquence, celle d’avoir touché, celle d’être appropriée.

Si le citoyen se juge à la dimension du chef de l’Etat, il ne verra sa différence avec celui-ci qu’en termes de chances et d’habileté à conquérir une place, tandis que le lecteur s’il rencontre juste ce qu’il reconnaît pour sien mais qu’il ne savait pas s’exprimer à lui-même, il est tout le contraire d’un pétitionnaire de son égalité avec l'auteur. Il admire qu’on soit parvenu à  dire ce qu'il lit et laisse pénétrer en lui, le faisant entrer en résonnance avec son intimité, il est prêt à suivre la suggestion du livre et à marcher vers ce que lui-même n’aurait pas su dire et va apprendre à ressentir ou à découvrir en lui-même. Est-ce la rencontre d’un maître à penser ? La beauté d’une image, l’agencement, l’architecture d’un récit, d’une page, d’une description ou d’une scène, d’un dialogue ne fait pas reconnaître – forcément – ce genre de tutorat ; elle inspire de la reconnaissance, au second degré, car la beauté et son acceptation, le discernement de ce qu’elle est et de son support en écriture sont premiers et parfois exclusifs. La littérature produit des frères et compagnons. L’écrivain doit-il se savoir écrivain, doit-il écrire en prévision qu’il sera lu ? Je n’en sais rien. A chacun, lecteur et écrivain, de répondre. On ne retient pas sans talent l’attention du lecteur, on ne peut écrire sans y prendre plaisir soi-même. La politique met en jeu des foules et des partenaires, mais elle grise isolément. Ecrire est apparemment solitaire mais met en commun l'universel. Toujours, il s’agit de saisir ce qui ne serait pas appréhensible autrement qu’en écrivant.

Je conçois la peinture, l’acte de peindre, les deux dimensions et le trompe-l’œil pour la troisième. Je comprends qu’il y a une notation, une convention pour la notation musicale et qu’on écrive de la musique, qu’on l’exécute, qu’il y ait matière à interprétation, qu’on puisse jouir de la musique même étant sourd, intérieurement, Beethoven. Je n’imagine pas la sculpture sauf abstraite, la main se laissant guider pour trouver douceur ou force, mais d’après nature, reproduire, copier, interprêter dans toutes les dimensions et avec la vibration de ce qui est réel, appréhensible. Créer un objet, un meuble, une forme, mais modeler ? ou tailler ?

Je vois bien ce que je ferai – ce que je risquerai aussi d’être, de devenir, un véritable et vertigineux dévoiement, à moins de détachement, ce qui, dans une fonction censément dédiée au bien commun, est pire que le cynisme – ce que je ferai si j’étais arrivé à une place de gouvernement ou de décisive influence en politique, mais je n’ai jamais su comment arriver à cette place, et on ne m’en a jamais proposé. Est-ce affaire de race, de naissance, de s’y prendre très tôt ? Il y a la thèse des circonstances exceptionnelles, on revient toujours à l’autorité née, à celle de l’homme du 18 Juin, étonnamment volontariste et pourtant uniquement fonction de l’adhésion des tiers plus encore que des vis-à-vis et des interlocuteurs dont on dépend apparemment. La critique par de Gaulle du système des partis – fondée explicitement sur leur impuissance à créer et à décider, mais implicitement et profondément sur la laideur de leur fonctionnement interne – a dissuadé ses partisans de conviction d’entrer dans le seul système qui, depuis lui, mène au pouvoir, aux investitures, aux candidatures prisées et dosées par les électeurs. De Gaulle, d’ailleurs, avait bien vu la puissance des partis puisque ceux-ci lui barrèrent efficacement le chemin d’un retour au pouvoir pendant plus de douze ans, et que son second départ tint en partie au fonctionnement qui lui avait échappé, du mouvement censé se réclamer de lui.

L’édition pour celui qui écrit est-elle du même ordre que l’élection pour celui qui croit avoir une vocation à exprimer quelque idée ou à répondre de quelque orientation pour la collectivité ? De l’ordre du savoir-faire, du total oubli de soi apparemment par une docilité transparente envers une méthode à suivre ? Est-ce la même cooptation, selon la chanson bourguignonne à boire, il est des nôtres, cela se voit, s’entend, cela se lit ?

L’âme de l’univers était comme un rayon de soleil dans l’eau. L’art, la trouvaille de Giono a été l’inversion, c’est l’eau et le soleil à travers celle-ci qui lui ont fait penser à l’univers entier, il a vu le raccourci, il le rend à l’inverse. Il n’entraine pas par des récits, par une totalité d’images faisant se mouvoir tous les sens, le troupeau et son bruissement, la houle des dos de moutons, mais il crée l'ambiance où sera manifeste le sertissement d'une notation seulement. Débutant son histoire de 1793, Hugo anime le pont des canons, l’un a rompu ses amarres et va d’un bord à l’autre, qui à l’époque sont en bois, l’effet littéraire est saisissant, on se prend à lire à haute voix, à articuler et accentuer chaque mot. C’est la vue d’ensemble qui imprime une impression de changement total d’angle, de vue des choses, d’aspect du monde : entrer dans Sainte-Sophie à Constantinople, se trouver devant la façade de Saint Pierre avec dans son dos et en arrondi à ses côtés, partout, la colonnade du Bernin tandis que Versailles n’a de ressource que de perdre une perspective trop courte dans le flou des peintures complaisantes parce que d’époque, ou aujourd’hui dans un broussaillement qui n’est pas à regarder de près. La galerie des glaces est plus petite que la salle de bal de Schönbrunn, elle est plus sombre et ses angles droits la diminue encore, pourtant le château français a une majesté que n’a pas l’autrichien, dont la perspective est encore plus mensongère, la pelouse courte au revers de la Gloriette. On distingue ainsi le théâtre des palais monarchiques de la véracité d’une maison dédiée aux dieux, les ruines de Delphes, celles des trois temples de Paestum et du Parthénon ou de Vassae dans le Péloponèse ont la densité qui n’est pas la somme de restes, mais de ce qu’elles évoquent, un rapport des hommes à ce qui les subjuguaient. Ni Louis XIV ni François-Joseph ne se prirent pour des dieux, on commèrait à leur sujet et Napoléon touche dans ses portraits d’homme épuisé de sommeil au théâtre de Dresde en 1813 ou de fatigue et d’impuissance sur un siège d’auberge en 1815, et plus encore à entrer dans sa bibliothèque bureau de travail à Fontainebleau. Il faut choisir, ou Dieu, ou l’homme, et l’un comme l’autre touche, interpelle, se prête au dialogue et souvent à la révérence, mais le mélange de la grandeur et de l’inachevé que broutent progressivement les retours de végétation et l’avancée du temps faiseur de poussière et qui ternit ne réussit pas à convaincre, on passe, on visite.

Une autre religion que celle reçue de naissance ou d’ambiance, paraît toujours incompréhensible si on y entre avec l’anxiété de retrouver des analogies et des repères avec la sienne, si l’on espère une transposition, un travesti, quelque fond commun de signaux et de postulat. C’est la forme qui déconcerte et pour certains elle est tout, elle est même le fond de la piété. En revanche, si l’on se place à l’origine de l’âme humaine et de sa soif autant de connaissance, de compréhension que de compassion et de communion, on évolue vers la saisie d’une analogie universelle, l’expérience humaine du divin, du surnaturel, de l’universel, de l’incréé par rapport à cet étrange créé que nous constituons puisque l’humanité, au second degré, est elle aussi créatrice. Si l’on regarde l’Islam comme une pétition identitaire de populations n’ayant au titre de l’orgueil collectif rien d’autre à brandir, on est dans la pire des relations, celle de ce fameux choc des civilisations. Si après Massignon, Gardet, Foucauld, Psichari, Lévy-Provençal, pour ne citer que des Français presque contemporains, on va au texte, on ne discute plus du scandale apparent qu’un prophète apparaisse alors que la révélation chrétienne est close, si l'on se place sub specie aeternitatis, alors on reconnaît la voie commune de l’amour divin, de la transcendance de l’Unique et de la quête humaine d’un certain salut, d’un certain rachat.

Ce n’est pas le péché originel qui est difficile à admettre – notre nature humaine et notre expérience personnelle quotidienne nous convainquent à chaque instant de nos limitations et de nos lacunes, précisément originelles. C’est le péché personnel, qui supposerait pleine conscience de ce qui est perpétré contre Dieu. Je conçois tout à fait que les commandements dits de Dieu et de l’Eglise soient le truchement très pédagogique d’une relation avec Dieu, des instruments qui si on les tient mal nous signalent que nous nous éloignons du divin, et au contraire, si…mais manquer en connaissance de cause, en pleine foi, à Celui qu’on révère tout de même de tout son cœur, si faible et inconstant que soient ce cœur et sa flamme, je ne le vois ni ne le pratique.

Un Prophète après le Christ, pourquoi pas ? d’abord parce que les textes tout à fait canoniques pour les Eglises chrétiennes, parlent d’un « grand prophète » à venir, et parce que chaque saint est bien un prophète à sa manière et reconnu comme tel dès son vivant ou ensuite. Mais l’attente du peuple choisi, d’Israël qui a laissé passer le Christ et le Messie sans le reconnaître, et qui par conséquent, à supposer qu’il y en ait un autre, plus vrai ou plus manifeste, se tromperait encore ? j’ai peine à la comprendre, pas tant en logique qu’en spiritualité. L’Islam connaît la miséricorde divine, le christianisme connaît le visage de Dieu, mais le judaïsme ne peut et ne fait qu’espérer, qu'attendre.

On se renseigne sur les religions d’extrême-orient, sur le bouddhisme qui essaime en Europe et y distribue ses grades et ses brevets, y a ses monastères. On porte le titre de lama dans les Cévennes ou en Périgord et il y a là, sur place, des tintinnabulations et des robes aux couleurs rouges ou safran ou orange, d’ailleurs moins ridicules que les aubes, étoles et mitres ou crosses et croix pectorales, vénérables en contexte liturgique et en foule dévote, mais difficiles en photographies de groupe. On se passionne pour des explications de l’Islam depuis que la chute du communisme a fait trouver un autre défi au monde se disant libre, et qui est surtout matérialiste et accapareur à tous égards. Mais on ne se cultive pas sur ce que croient les Juifs pratiquants.

L’Europe en est – laborieusement, depuis plus de dix ans – à rédiger son traité constitutionnel, traité parce que seuls les Etats ont compétence, dans l’état actuel des choses juridiques sinon des mentalités populaires, pour le faire entrer en vigueur et s’y obliger eux-mêmes, constitutionnel parce qu’il s’agit bien de définir des pouvoirs, des compétences et leur exercice. Il est acquis que malgré le souhait de certains Etats et le plaidoyer pressant du Pape actuel, qui ne manque pas de références sociologiques, historiques et même personnelles, le texte ne fera pas de référence à une racine religieuse plutôt qu’à une autre pour définir ce qu’il est prévu d’appeler les valeurs communes ou le patrimoine commun. C’est-à-dire que sur un modèle assez français, la construction n’aura pas de référence que son propre fait. Or, la plupart des Etats dans le monde actuel ont, non seulement des références ethniques souvent très réductrices, mais un adossement religieux. L’émigration native aux XVIème et XVIIème siècles qui constitua la population de la Nouvelle Angleterre continue de régir la morale politique et la législation des Etats-Unis. On prête serment sur la Bible et devant Dieu, en entrant en fonctions aussi bien à Washington qu’en République fédérale d’Allemagne. La référence islamique de la plupart des Etats arabes et des grands pays que sont le Pakistan, l’Indonésie, la Malaise ne porte pas seulement sur le droit constitutionnel, mais sur le droit civil. La pétition laïque et universalisante de la future Constitution européenne est-elle une régression, une cécité vis-à-vis de vingt siècles d’histoire ? ou bien un modèle avant-gardiste ? mais en ce dernier cas n’est-il pas fait – bien utopiquement – appel à une conscience humaniste et sociale encore à décrire quoique l'on n'en voit pas bien les exemples pratiques ? Pourtant, une ambiance de tolérance, une prime au pluralisme et une séparation résolue de ce qui est d’ordre public et d’ordre intime semble le début de toute vie civile.

Notre époque est sans doute la première, au moins en Europe, à ne pas chercher à définir les concepts dont elle fait usage. La définition de la loi à la fin du XVIIIème siècle fut bonnement une révolution et produisit la Révolution. Nous vivons sur la notion de patrimoine, sur celle de valeurs communes, et construisons avec, mais c'est sans portée juridique faute que l'on sache exactement ce que sont ces soubassements, sans doute regardés très différemment dans chacun des Etats-membres, et de l'extérieur de l'Union.

Partager est plus malaisé que donner. C’est vêcu même dans le couple le plus aimant et assorti, c’est l’évidence du système de pensée qui fit, à force, consentir les métropoles européennes à décoloniser. La relation persistante entre l’Angleterre et les Etats-Unis, et qui peut-être vient de s’intensifier avec le double choc de l’entente anglo-américaine à propos de l’Irak et de la désunion entre Etats-membres de l’Union européenne, est sans précédent, elle est celle d’une demande de l’ancienne métropole à son ancienne colonie de partager avec elle la puissance acquise de celle-ci. L’Amérique ne se sent nullement la fille de l’Europe, elle se sent supérieure pratiquement et, surtout, plus conséquente et sincère idéologiquement. Le procès est là qui ne se terminera pas, sans une émergence de l’Europe au forceps vis-à-vis d’elle-même ; la « vieille Europe » juge cynique et hégémonique l’Amérique, et celle-ci juge le Vieux Monde hypocrite, peureux et décadent.

L’informatique enseigne au second degré et d’une façon inerte quant à elle, très active quant à ceux qu’elle touche. Ainsi, la meilleure sauvegarde de données, d’un avoir, d’un acquis, d’un travail en son état, est la transmission. Ce qui est partagé est sauvé, ce qui est gardé par devers soi est précaire.

L’Union européenne, à Quinze et plus encore à ving-cinq, est plus nombreuse et globalement plus riche que les Etats-Unis, elle a pourtant des moyens militaires qui ne sont certainement pas le dixième de ce dont disposent ceux-ci, et moins encore en disponibilité immédiate. Les guerres du XVIIIème et du XIXème siècle ont décuplé les masses humaines en présence, la fin du XXème et la récente bataille en Irak les ont au contraire divisées par cent, par mille si l’on songe à la Grande Guerre et à ses millions d’hommes il y aura cent ans bientôt. On revient au temps de la chevalerie, où le combattant était entouré d’une armée de servants, mais il était pratiquement autonome et ne devait obéissance qu’à un suzerain en termes quasi-familiaux et religieux. La dogmatique du devoir, du travail à accomplir, le professionnalisme exigé, la conversion, notamment en France, de l’armée de conscription en armée de métier, postulent les pires guerres. Une enquête en mairies, commandée par le président de la République, quand fut décidée la suppression du service national universel et obligatoire, a montré que la génération montante ne voit de conflit futur qu’en version civile, banlieues contre centre-ville, communautés contre polices, et ainsi de suite. De fait, les guerres récentes sont ou bien inter-ethniques ou inter-confessionnelles à l’intérieur d’un même Etat, ou bien opposent une armée professionnelle et aseptisée, ne redoutant que des collisions de matériels mal réglés en son sein à des gouvernants stigmatisés comme illégitimes et, une fois ceux-ci aisément renversés ou réduits à quia, à des terroristes. Dogmatiquement, la puissance se proclamant et se démontrant supérieure absolument, ne peut envisager qu’une résistance soit techniquement possible et plus encore qu’elle soit légitime.

Les Etats européens ont commis deux erreurs dans les années 1990. Au début de la décennie, celle de n’avoir pas proclamé l’obsolescence de l’Alliance atlantique, et à sa fin, celle d’avoir accepté que le terrorisme dit international, mais sans définition autre que du chef américain, soit inscrit dans le pacte comme casus foederis.

La shoah est incomparable et ne peut être réduite à des comparaisons statistiques avec d’autres massacres antérieurs ou postérieurs, Arménie ou Ruanda, parce qu’elle a été une politique délibérée d’Etat et parce qu’elle a été exposée et motivée par avance, et hors de toute probabilité à l’époque de sa conception qu’elle puisse jamais être effective.

La politique, et plus encore la diplomatie, et davantage s’il est possible, la geste des chefs d’Etat produisent du texte, version orale, version écrite, retouchée ou pas, improvisée ou récitée. Pourtant, on revient rarement aux textes. L’échange des discours entre Bush junior et Jean Paul II confronte deux messianismes, qu’une puissance temporelle ait une idée religieuse de son exercice et de sa responsabilité mondiale et ose l’exprimer, en attente d’approbation, à une autorité spirituelle mondialement respectée, sinon reconnue… n’a pas été dénoncée ni analysée selon ses propres expressions. De même, les puissances en relations diplomatiques conventionnelles avec l’Allemagne n’ont pas analysé Adolf Hitler, parvenu au pouvoir, selon ce qu’il avait écrit dix ans avant son entrée à la Chancellerie du Reich.

Pour obtenir et conserver sa liaison avec le représentant de la France combattante à Berne [1], Jean Jardin nommé par Pierre Laval auprès des autorités helvétiques en Septembre 1943, voulut n’être pas ambassadeur mais seulement chargé d’affaires. Ce qui lui permit aussi de faire nommer en titre Paul Morand au moment où l’armée soviétique allait prendre Bucarest où ce dernier était accrédité auprès des satellites de l’Axe. Et de lui sauver la vie.

Louis-Ferdinand Céline meurt en 1960, l’année où se tuent en voiture les fils de Malraux et l’éditeur de celui-ci – Gallimard – et où rentre en France, libre, Abel Bonnard. Céline et Morand, Giono sont en Pleïade ; Robert Brasillach et Pierre Drieu La Rochelle en sont interdits. J’ai lu les romans du premier et du second, les essais politiques Genève ou Moscou du second, mais pas les articles de Je suis partout qui firent condamner comme délateur le premier, quoique je les ai en œuvres complètes. Sa Bérénice ne put être jouée sereinement, sa nuit de Tolède a été brocardée, son beau-frère octogénaire et co-auteur avec lui de la première Histoire du cinéma a été daubé en émission télévisée par des écrivains de moitié son âge (et son talent). Qu’il est aisé de juger a posteriori, d’être certain de ce que l’on eût fait et penseé parce qu’on eût porté l’étoile jaune, et courageux d’estimer et jauger les situations des années 1930 sans avoir raison des actuelles. André Malraux fascine, pas tant par son amour des chats ou par ses interrogations de l’index, yeux globuleux et parfois blagueurs, diction proche de l’incompréhensible autant que de l’universel ; il subjugue proprement parce qu’il a su rendre tragique ce que la France avait eu de quotidien pendant dix ans sous de Gaulle. C’est le propre de la guerre d’Espagne d’avoir anobli tous ses protagonistes surtout étrangers, tandis que Vichy n’a réjoui que les chroniqueurs de l’œil-de-bœuf et joué que ceux qui lui avaient donné leur foi. Je reconnais que ces écrivains et philosophes – Alain Finkelkraut, Bernard Henri Lévy, Comte-Sponville par exemple, si différents qu’ils soient les uns des autres et d’autres encore – cherchent à expliquer leur époque et à s’y engager. On va en Bosnie presque sous les bombes, on va en Afghanistan à peine les talibans tombés, on ne va pas en Irak tout simplement parce qu’on en est empêché par l’occupant, on ne manque peut-être pas de courage physique, mais la morale ne s’éloigne pas d’un humanisme assez totalitaire : le public est sommé de se scandaliser devant la passivité des pouvoirs publics, l’appel est sonné aux murs, murailles et télévisions de la communauté internationale, la chance veut qu’il y ait – tout près et prêt – Jorg Haider [2] et l’on peut brocarder et faire mine de mettre l’Autriche au ban sinon de la société des nations… du moins des photographies de groupe en conseils de ministres européens ; qu’eût-ce été si les Républicains avaient accédé à la coalition gouvernementale à Berlin. De peur blanche, on n’eût rien dit. On juge avec souveraineté le passé, toujours le même passé et cependant on ne s’en défait nullement puisqu’on continue de tout voir à travers lui. Bien entendu, la question israëlo-palestinienne ne s’en simplifie pas, témoignages sur le terrain, dettes des uns et créances des autres.

Je comprends mal que l’Eglise catholique ne soit pas à genoux devant les Juifs puisque la Bible nous vient d’eux, et que le Nouveau Testament sans les prophètes et leur attente est incompréhensible. Prêtant à Jésus le don de la parole dès sa naissance, l’Islam n’est pas en reste de merveilleux - ni même d'une certaine révérence - sur les chrétiens.

Plus on est cultivé et expérimenté en Dieu, plus on mesure la difficulté d’accéder à Lui selon un vouloir humain, c’est d’ailleurs ce dont témoigne l’apôtre Jean pourtant le préféré de Jésus selon leur humanité à chacun, et pourtant le même Jean qui conclut son évangile en se plaçant en témoin oculaire, assure dans sa première épître que Dieu, nul de l’a jamais vu. Je conclus que le spirituel, au ras de l’expérience, de l’impuissance et selon les visitations dont chacun dans une vie, je crois, aura bénéficié, est en puissance notre langage commun entre individus et entre nations.

La langue de bois des homélies, des discours politiques à la tribune d’une assemblée ou sur les tréteaux d’un congrès, des explications de guerre depuis les interventions internationales en Bosnie, au Kosovo, en Irak. On récite devant une glace dont le tain est à l’envers ; si l’orateur lisait dans les pensées des auditeurs, des fidèles, des téléspectateurs, il se tairait aussitôt.

L'homme ne doit pas se contenter d'un Dieu qu'il pense, car lorsque la pensée s'évanouit, Dieu s'évanouit aussi. [3]

L'homme comprend mieux la force et la valeur du signal poétique quand il ne tient  plus à rien que par quelques faibles racines [4]

Vivre, ne pas subir [5], ne pas laisser les circonstances décider de notre accomplissement, c'est bien être Surhomme, ne se fier qu'à soi, n'avoir qu'un seul but, une seule direction, consacrer énergie et tout soi-même en vue d'un seul bien, beaucoup en sont capables, la femme qui veut être heureuse et qui, même aimante, sait rompre, l'artiste à la piste de son œuvre, le politique en début de carrière. Ce prix et cette mise en condition, je n'ai pas su les évaluer, qu'ai-je décidé jamais ? je n'ai su qu'espérer, impatienté et fourbu d'attendre, mais sans solution de rechange qu'une attitude demanderesse.

Jusqu'à l'art abstrait, la peinture abstraite, l'œuvre ne paraissait finie, faite qu'à raison de sa minutie, et d'une certaine manière de sa complexité. La peinture de certains contemporains place le génie ailleurs, dans l'inspiration. Quoi de plus aisé à reproduire que certaines peinture, mais il y a l'invention et précisément on ne peut - ensuite - plus que copier, commenter, s'inspirer de… L'abstrait fait irruption dans le réel, introduit par un coup de magie, l'acte de l'esprit, une nouvelle œuvre ; la beauté n'est pas forcément à la clé, et elle prend alors plusieurs noms, l'harmonie, l'équilibre, la couleur, la disponibilité, mais la création est là qui n'est pas de l'ordre du travail, pas exactement de celui du talent, qui est d'ordre féminin, quoique la puissance et la mise au jour soient masculine. Féminine cette posture de l'oreille et de l'œil intérieurs qui ont su capter, comprendre, analyser le virtuel et en tirer l'œuvre.

Le conseil spirituel d'une femme, je ne l'ai jamais reçu d'une religieuse ou d'une moniale, mais de ma mère ou d'une compagne, ce qui me rend rétrospectivement nostalgique d'un accompagnement féminin pour ce qui est de l'âme, et de la conduite de la vie. L'exigence est féminine, l'exposé, la discussion, l'amas des préalables ou des excuses pour ne rien faire et ne pas être sont masculins. Une femme serait allée droit à l'intuition d'une vie entière, elle ne se serait pas attardée au bâti, ni aux étapes, elle eût anticipé, ce qui est sans doute le premier pas d'une espérance vécue. Une femme a la foi, l'homme espère et est dupe des contrefaçons, il ne sait pas se consacrer et parle de soi plutôt qu'à celui qui l'interroge. Même si d'apparence, il est professionnel et attentif à autrui, il reste dans le champ d'une compétence, la femme embrasse et prend dans le geste même de recevoir. C'est vrai de l'étreinte sexuelle, ce l'est plus encore spirituellement, ce qui donne une crûdité et du détail à l'itinéraire d'une femme en amour.

Le conseil ne peut être un ordre ni un reproche. Il s'incorpore, il n'est opérant que s'il part du fond existant chez celui qui en est demandeur.

A ce qui est entendu depuis l’affaire irakienne, c’est l’entourage politique ou intime de Jacques Chirac qui retient celui-ci. D’ordinaire, les conseillers prêchent les alternatives radicales et donnent des choix à commettre. La politique extérieure de la France, cette année, ressemble à celle de nos années 1930 ; un bon sens incommensurable recommande de ne prendre aucune initiative et de ne jamais quitter le gros de la troupe. De se trouver en flèche presque malgré soi, donne le vertige. Comme si les conseillers, cherchant à deviner le tréfonds de la pensée du maître, avaient peur de se compromettre. Du moins, donnent-ils cette sensation d'une posture personnelle difficile.

On ne parle jamais autant de responsabilité, que lorsqu’on n’en prend pas. Ceux qui prêchent au public le sens des responsabilités : pyomanie, casse de voitures, caillassage en banlieues, déprédations de mille sortes, appellent – selon leur registre et leur compétence – à voter, mais se contentant de la majorité adverse qui sort d’une consultation anticipée, ou d’une écrasante abstention, ils n’en démissionnent pas pour autant.

Prendre ses responsabilités ne signifie nullement encourir la possibilité de comparaître devant quelque jury, même devant des électeurs, c’est en politique se décider publiquement à annoncer qu’on avouera bientôt ce que l’on était en train de faire ou de décider en cachette, ou presque. C’est signer et dater pour dire que le passé desservait et qu’on n’a pas disposé d’assez d’avenir.

On dit couramment des ministres, du président – en France de maintenant – qu'ils plaident, au mieux qu'ils proposent, comme si le pouvoir n’existait qu’en forme d’objectif à atteindre, de permission à recevoir et non d’exercice à assumer et auquel se préparer. On prépare des filières et des réseaux, on monte l’échelle à degrés divers mais on ne médite pas des décisions. Celles-ci seront circonstantielles, forcées et on les inscrira après coup dans un contexte à peu près plausible.


[1] - Jean-Marie Soutou, plus tard au cabinet de Pierre Mendès France à qui il fit rappeler Maurice Couve de Murville « exilé » en Egypte pour qu’il sortit de l’ornière la question française du réarmement allemand : ce fut le traité d’Union de l’Europe occidentale – plus tard, et après de Gaulle, ambassadeur en Algérie puis secrétaire général du Quai d’Orsay, il présida le jury de sortie de ma promotion à l’école nationale d’administration
[2] - dirigeant depuis une vingtaine la province de Carinthie, son charisme, malgré l'ambiguité ou le caractère provoquant de certains de ses propos, l'ont rendu à deux reprises arbitre du système gouvernemental à Vienne. Il avait pris obscurément le contrôle du très traditionnel et ancien parti libéral autrichien (FPÖ) dans les années 1970, qu'il ne faut pas confondre avec le parti populiste autrichien (ÖVP) fondé à la fin de la Seconde guerre mondiale. L'expression courante " le leader populiste" - pour dire le démagogue - fait commettre une erreur de plus dans la compréhension de l'Autriche contemporaine
[3] - Maître Eckhart, Conseil spirituels (Rivages poche 124 pages Janvier 2003)
[4] - Pierre reverdy, Sable mouvant (Gallimard 180 pages . Janvier 2003)
[5] - la devise est du Maréchal de Lattre de Tassigny

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