samedi 10 août 2013

vie d'autres - une morte avant sa mort, quelle vie ?





Yvette DERAY


17 Janvier 1917 + 10 Août 2013

esquisse d’une mémoire
dédiée avec la reconnaissance affectueuse d’Edith et Bertrand Fessard de Foucault, ma femme et  moi,
à « notre » admirable Thérèse,

en remerciements aussi à la présence précieuse d’Isabelle H. et de Christiane M., chacune si amicale selon son registre

et en dire sommaire pour notre fille qui aima cette très vieille dame






Ce fut singulier, sauf ce matin. « Bertrand ! la petite dame nous a quittés… »

Avec celle prise par un collègue de second rang à notre ambassade au Brésil, c’est une photographie de sa fille que je présente à François Mitterrand en visite officielle au Kazakhstan où j’officie depuis quinze mois déjà, qui est la meilleure à me représenter aux côtés du président de la République. Toutes celles – comme d’ailleurs avec Michel Jobert – qui ont été prises par des professionnels, l’Est républicain au fort de Joux, au-dessus de Pontarlier, les officiels pendant les voyages où j’accompagne ou reçois le Président m’ont été, sous des prétextes divers, refusées ou égarées. Ainsi celle qui devait être magnifique où chaperonnant Christine Forsne à Dublin, je défile celle-ci à mon bras devant les deux couples présidentiels, au seuil d’un immense cloître, à la nuit noire.

Cela commença donc par Marie-Louise Le Garrec.Ni belle ni laide, ni jeune ni déjà marquée, heureuse selon le regard et à proportion d’un dévouement constant à son emploi – attachée linguistique dans nos ambassades en Côte d’Ivoire, au Maroc, en Pologne et donc à l’ouverture de notre mission à Almaty – quoiqu’à entendre le récit, sa vie était triste et solitaire, elle était donc de mon équipe. Equipe restreinte. Femme de confiance et attirante, nous avons dîné plusieurs fois ensemble dans ces débuts : je ne le fis pas avec d’autres, alors. Chacun n’était qu’à l’hôtel avant d’être plus ou moins logé. L’ambassadeur que j’étais ne le fut que peu avant son rappel, j’avais ambitionné l’achat, au besoin en crédit-bail, d’une magnifique villa à l’almoravide, séparée seulement des monts Staline, culminant à six mille mètres au-dessus de la ville « père des pommiers », précisément par un immense verger de pommiers. Cultivée, éclectique – Leyris notamment – des amitiés masculines mais sans liaisons aux sens habituels quoique divers, elle était exactement la commensale, la collaboratrice qu’il faut à un quinquagénaire ayant dans le moment sa propre solitude à administrer et protéger, et de grosses responsabilités administratives, sinon politiques – j’avais été accrédité sans instructions que je ne reçus que six mois plus tard, d’une banalité à faire peur si je m’en étais contenté à la lettre. Libre et contestataire, mais connaissant l’administration, la nôtre et sachant comment s’introduire chez un partenaire étranger.

Marie-Louise, exprès et avec sincérité, ne me parla que peu de sa mère : manifestement, ni entente ni affinité, orpheline de naissance ou presque. Une mère au caractère difficile qu’elle accueillit cependant pour une ou deux de ses affectations, peut-être au Maroc où à son départ fut confié à des autochtones un chat affectionné pour lequel Yvette Deray payait pension mensuelle trente ans plus tard, ainsi qu’à un autre couple dans le Berry avec interdiction de passer prendre des nouvelles. Originale, vive, spectaculaire même dans le bazar de ses locaux au déballage des arrivages de matériels pédagogiques et culturels par « la valise », Marie-Louise savait organiser et nous lui avons dû notre premier réseau à travers un pays grand comme sept fois la France. Elle nous quitta avec tranquillité juste après le passage du président de la République et ne revint plus. Cancer de la peau à partir – apparemment – d’un grain de beauté ou assimilé dans le dos. Sa mère la visita avec une fidélité nouvelle dans sa dernière clinique en Anjou. Je ne reconstituai que plus tard les débuts d’une biographie que les dossiers ne donnent pas, en rencontrant une jeune psychiâtre qui avait été sur le tard une de ses amies. Elle en avait reçu les confidences d’une adolescence malheureuse : quinze ans quand se remarie sa mère devenue directrice d’une école maternelle à Versailles, belle position pour la Bretonne d’origine, grands parents cultivateurs autour de Quimper, parents postiers, je crois, à Nantes. Elle n’a pas été consultée, et vit sans doute un drame d’autant que le couple – formé par le Chasseur français, avec premier rendez-vous sur un parking du côté d’un camping à Bénodet – la dépayse pour être proche d’Orly, où M. Deray est douanier. La direcrice d’école se fait mûter, peut-être à un moindre rang à Savigny… De conversations plus tard avec sa mère, je comprendrai l’austérité dans laquelle est « élevée » l’enfant puis l’adolescente. Aux anniversaires, une orange à dessert et le café offert aux voisins…

C’est par une lettre manuscrite maladroitement que je reçois l’invitation à visiter sa mère, à Chilly-Mazarin. Marie-Louise m’aurait légué quelques meubles et je suis prié de venir les prendre. Deuxième étage pour rencontrer en grande banlieue, groupe d’immeubles très modestes mais pas désagréables, ambiance des avions faisant décor pas antipathique non plus, une vieille dame très abîmée de hanches et de corps, se déplaçant difficilement, dans un petit appartement sans décor ni véritables meubles que quelques armoires et buffets dépareillés. Je commençais, quant à moi, une vie toute nouvelle sans affectation après mon rappel d’ambassade mais en communauté de vie et de tout avec celle qui sera ma femme quelques années plus tard et la mère de notre fille. La relation qui s’établit vite va donc être vécue en couple, de mon côté. Nous visitons souvent la vieille dame, la traitons au restaurant chinois voisin et l’emmenons même dîner à Paris : la Coupole. Elle descend ses deux paliers en crabe, elle a le menton à la poitrine et nous tentons avant qu’elle ne vieillisse davantage de remédier à ce qui peut l’être encore à l’époque : prothèse auditive, lunettes adaptées, consultations pour une double remise en état des hanches. L’obstruction sera complète. Emmenée aux diverses consultations, docile, elle bâcle les tests d’optique, met à la poubelle prothèses et lunettes. La chirurgie hésite selon son état général. La vie d’alors est – pour les visiteurs que nous sommes, qui prenons l’habitude d’apporter le repas pour la soirée, y compris le vin dont elle prend volontiers un verre ou deux même – simple, rigoureuse : classement constant, interminable de papiers de banque et autres factures étalées sur la table de salle-à-manger et compagnie de deux chats qui mourront successivement d’enfermement et de tristesse. La vie animale sera quelque temps relayée par une troupe de perruches venant percher sur le balcon et s’y nourrir, que le voisinage vigilant forcera notre amie à ne plus accueillir. Ce n’est nullement la misère, mais un dénuement que serait censé expliquer un déménagement prédateur, pas d’argenterie, pas vraiment de meubles, le lit est de paille et son piètement fait davantage étable que chambre à coucher. Pas plus de deux assiettes ou verres semblables, tout est dépareillé et l’indispensable manque quoique la « maîtresse de maison » assure que « il y a tout ce qu’il faut », notamment dans une armoire alsacienne, sise à la cuisine : ma femme est justement alsacienne, il nous faut un grand moment et beaucoup d’insistance de la part de notre vieille dame pour assimiler au meuble traditionnel une armoirette à un battant, du contreplaqué nu. Commande nous est passée de pantoufles adaptées à des pieds qui semblent « montés » à l’envers, les talons dans le sens de la marche, et aussi d’une « boulaté » que nous mettons des semaines à identifier avec une boule-à-thé, genre d’œuf métallique faisant passoire et où l’on serre du thé en feuilles.

La conversation est encore possible, pas inintéressante. Elle ne porte autant dire jamais sur Marie-Louise : mère et fille ne se voyaient donc pas et ne se connaissaient plus. Honte de la fille pour sa mère, vivant ainsi que celle-ci vivait ? question de caractères ? Pourtant et singulièrement, la même indépendance d’esprit et une tournure plutôt à gauche. Yvette Deray a vibré en 1968, cotisait pour des pétitions contre la peine de mort et a milité pour sauver de leur exécution des Africains, au Tchad notamment. Communiste encartée ? syndiquée ? elle ne nous le précise pas. Pas de bibliothèque. Dans les garages où prendre possession de ce que Marie-Louise m’aurait léguée, des cartons de livres, je prends une partie des brochés, les Pléiade réservés par notre vieille dame, disparus ensuite. Une Volkswagen – de collection par son âge et que, pour les menus déplacements et des courses, conduisait sur demande un quidam portugais quelques années encore avant notre fréquentation – aurait intéressé ma femme : l’auto. partira avec l’amie psychiâtre et son compagnon. Des étagères de boulanger, des tapis kazakhs que je connais, deux-trois choses encore font le trajet vers nous. Inopinément des albums de photos. des années 1960, le remariage, la dureté extrême du visage d’une quinquagénaire brune et sans élégance ni expression. Une hantise apparaît, la famille, sinon les ayant-droits. Une nièce institutrice comme son mari, probablement à Vertou en Loire-Atlantique, mais les couriers reviennent, la mairie ne donne pas d’adresse, une probable mutation dans les Bouches-du-Rhône, une volonté qu’on nous dit de ne pas revoir, jamais, une tante détestée. A la suite de quoi ? Yvette n’est pas avertie de la mort de son frère et n’apprend que tardivement celle de sa belle-sœur. C’est près d’eux, avec leurs parents, qu’elle souhaite être inhumée. Des recherches donc et de la nièce et de la tombe tandis que passent les années. Un état-civil complexe, lacunaire, quand le dialogue n’est déjà plus physiquement possible.

Il faut une présence et bientôt des soins. Autre roman, qui ne m’appartient pas et qui continue. La fortune de cette dame sans famille ni don de s’en faire une de voisinage ou d’amitié, est la rencontre, par présentation d’une relation dont je ne sais plus bien l’origine mais qui se retrouve d’une disponibilité précieuse (qu’elle en soit ici vivement remerciée) pour les obsèques maintenant, d’une Africaine en déshérence, venue se marier en France avec un médecin compatriote mais naturalisé, qui ne tient pas parole. Le vol d’un sac avec les papiers et les passeports ouvre un autre dossier : celui d’une régularisation en préfecture de Bobigny, pour laquelle Thérèse a tous les titres. Une nouvelle période s’ouvre qui voit se constituer désormais une famille d’adoption dont la vieille dame devenue grabataire en quelques mois et qu’il faut porter de son lit à une chaise, qui mange encore quelque temps à une table, est le centre si paradoxal. Car sa gouvernante tellement affectionnée, prend peur en début de cette semaine, quand elle doit rentrer dans l’appartement et y dormir seule. C’est elle qui a le secret d’une relation que nous ne pouvons vivre, celle d’une proximité jour et nuit, où les repères diurnes sont perdus, la chambre éclairée en permanence a giorno, et le chauffage au maximum en été comme en hiver. Il y a échange pourtant même s’il faut crier et répéter, sans qu’étonnamment les voisins de palier ne se plaignent du tonitruement. Il y a tendresse, autant que rebuffades voire méchancetés. La liberté demeure d’acquiescer, d’ouvrir la bouche, d’appeler non à l’aide, mais à la présence. « Maman » est souvent invoquée dont nous ne pouvons savoir si c’est de la chère Thérèse qu’il s’agit ou de l’ascendante dont nous ne savons rien. Nos passages se font avec l’un ou l’autre de nos chiens, la vieille dame apprécie leur présence, elle ressent positivement aussi la venue de notre fille. Le médecin traitant admire la qualité des soins administrés par Thérèse, la vieille dame plus ingambe frappait et congédiait tous les personnels dépêchés par de coûteuses associations.

Deux épisodes ajoutent à cette aventure singulière d’une totale immobilité physique et peut-être mentale, qui engendre pourtant des événements. A défaut de la nièce qui dans quelques jours va avoir confirmation qu’elle hérite d’une tire-lire et d’un appartement à la Nation, sans avoir jamais voulu revoir une vieille dame dont nous ne savons pourquoi elle a l’a délibérement ignorée, il y a une belle-fille, à l’existence malheureuse mais à la raison de survivre très précise. Franc-comtoise, elle estime que sa belle-mère a spolié son père, l’a fait mourir avant l’âge de méchanceté et de mauvais traitements. Douanière de père en fille, elle a également perdu son propre mari, puis leur fils. Pas désagréable mais haineuse, et la vieille dame le lui rend, qui est surexcitée par sa présence. L’une est usufruitière, l’autre nu-propriétaire qui a installé un réseau pour être avertie de la mort tant souhaitée : vengeance et rapport. L’appartement n’a pas été entretenu depuis son achat : quarante ans peut-être ; seule – par nécessité vitale pour le maintien en vie de la grande frileuse qu’est la vieille dame – la chaudière à gaz a été changée. La parente, malgré elles deux, visite inopinément la grabataire, a les clés jusqu’au jour où, en l’absence de la gouvernante, elle veut s’assurer que dans le lit ce n’est pas, selon toutes apparences, un cadavre, elle secoue. Sans pouvoir en faire le récit, Yvette est dans un état tel au retour de Thérèse que celle-ci comprend. La menace du parquet fait rendre les clés, un verrou est posé, la vigilance prend d’autres formes, pour ne pas cesser

Entretemps, à la leçon de choses sur les régularisations de sans-papiers, même employés durablement et s’acquittant de tous impôts, et à celle des soins permanents à administrer à une nonagénaire totalement dépendante, s’en ajoute une troisième. Soudainement, faute de procuration sur un compte donnée à temps, l’ensemble du système bancaire se bloque, découverts puis interdits bancaires pour la gouvernante en coincidence avec une panne de chaudière. La banque, malgré menace d’une assignation pour non assistance à personne en danger, se refuse à toucher un compte d’épargne ou d’assurance pour financer la réparation ou l’installation d’une nouvel appareil : plus de quatre-vingt mille euros disponibles et interdits. Une année entière entre les premiers blocages de comptes et la désignation d’une mandataire de justice qui ne pourra étudier les manquements de la banque principale, mais permettra un retour à la vie courante. Enième expérience des banques, première d’une mise sous « protection juridique » à la décision d’un juge des tutelles.

Notre vieille dame nous introduit donc à tous les sujets. Celui de la mémoire, de la présence aux tiers et à soi-même, n’est jamais une généralité. Je le sais avec des personnages éminents de notre vie politique ou avec de mes aïeux, il n’y a que des extrêmes, la rampe lâchée ou une longévité absolue d’esprit et de corps, et je le vis moi-même avec ces noms qui ne reviennent qu’avec mon insistance intime déterminée ou ces dates des années courantes que je ne mémorise plus.


Le temps de la singularité s’affirme alors : progressivement. Comment s’établit et se nourrit de mille façons la relation à une personne, fréquentée certes pendant plus de quinze ans, mais avec laquelle le dialogue explicite a été pauvre puis est vite devenu impossible ? comment d’un visage creusé par l’enfoncement des chairs, l’absence de dentition, la quasi-calvitie ressentir cependant la colère ou le sourire, l’apaisement ou l’anxiété ? comment de membres inférieurs déformés en totalité, de bras décharnés, de mains et de doigts pour marionnettes de sorcières ou d’ogresses, eux aussi déformés, tordus, n’exprimant que le contraire de ce qu’ils furent inimaginablement autrefois, recevoir la douceur d’une caresse, un toucher produit et qui sont rendus ? c’est un fait. L’attachement est là, la lueur d’un bonheur presque se perçoit. Pour Thérèse, ce sont des durées dans la joie et des échanges vrais. Pour nous, ce sont des témoignages de vie, d’existence et – oui – de personnalité. Yvette, dans son grand âge et peut-être par son délabrement et sa dépendance physique, est rentrée dans l’univers le plus humain qui soit, celui des affections, celui de la mutuelle présence l’un à l’autre.

Nous accompagnons désormais sa gouvernante, nous répondons autant que possible des éventuels incidents et celle-ci nous accueille, au nom de la vieille dame, qui a parfois la présence d’esprit d’être prévenue et de nous attendre, de nous demander… à dormir et à faire halte quand nous avons tous trois, ou plus souvent ma femme et notre fille en étape vers Strasbourg, ou moi seul en travaux divers dans les institutions parisiennes et franciliennes. Matelas dans la chambre d’amis, pomme de la douche à changer, repas de plus en plus chaleureux avec Thérèse. Un foyer est né. Expérience aussi du voisinage, tantôt aux aguets derrière les volets semi-fermés ou en guette de qui occuperait la place de stationnement marquée au sol et financé en même temps que l’appartement, tantôt de gentillesse et de goût pour un mutuel accueil, au minimum. Expérience des histoires d’immeubles, les déménagements forcés, les séparations, les semi-squatts. Chronique de l’Afrique subsaharienne par Thérèse et ses amies, celles-ci avec chacune leur histoire qui ont en point commun la désinvolture du genre masculin, prenant ce que la jeune fille a à donner puis allant ailleurs. Les emplois d’aide à la personne, la crainte d’un contrôle quand les papiers ne sont pas encore demandés ou établis. La piété chrétienne, la fidélité familière avec des rites et des rapprochements généalogiques ou des adoptions de village, une autre société que les nôtres, manifestement plus forte, mieux vécue, plus efficace que les nôtres, mâtinée de l’irresponsabilité masculine très souvent et du dévouement, de l’intelligence, de la ténacité féminine à un point incompréhensible pour les tiers que nous sommes. J’apprends, j’ai tout à apprendre. L’Afrique dite noire où la beauté est l’anthracite pas le bronzage anti-UV et où le bon sens est la revanche universelle contre la prétention moquée à la dictature. La vieillesse forçant les dévouements et les amours les plus admirables et inattendus, et en l’espèce sans les déviations vers la haine que je sens parfois dans d’autres de ces couples : l’impotent à manier et la névrotiques enchaînée au grabataire plus par un présent sans alternative que par un passé de couple révolu. Le relation duelle est ici totalement décapée de toute expression accessoire. Même d’aveugle à épuisé, le regard le plus direct. On ne sait plus qui est raison ou cause de vivre. J’ai peu à peu, ainsi, de l’Afrique centrale à une rue dont je ne sais pourquoi elle est dite « de la Pointe » admis, puis commencé de comprendre ce cheminement sans mot de « ma » vieille dame s’étonnant, à une première époque, de ma présence quand je n’ai plus de point de chute que son propre logement – « est-ce qu’il vous paye ? » – à l’évidente reconnaissance qu’elle manifeste ensuite pour la sécurisation que mes séjours, que nos passages lui procurent et d’abord à sa gouvernante. Une construction se fait à qui il manque cependant irrémédiablement la conversation de fond que j’eusse aimé avoir avec la militante, avec l’enseignante, avec la Bretonne finistérienne, avec la nonagénaire.

Une intelligence certaine de la vie, de la société sans les compromissions d’une éducation et d’expérience qu’elle n’eût sans doute jamais. Nudité française, vérité fossile à deux ou trois générations des actuelles où il n’y avait pas de délibération, mais bon sens inné et fatalisme pour la conduite de la vie et l’acquiescement à à peu près tout. Vocation religieuse, montée sur Paris, amours clandestins ou mariage de raison, rien n’était choisi dans ces vies qui ne se commentaient pas, ne se cherchaient : tout était supporté, vécu, plutôt bien. Le cœur était caché, imperceptible, impénétrable sauf accident, sauf vieillesse du genre de notre vieille amie, mais précisément celle-ci la vécut en quasi-muette. Un peuple, des gens, une race mentale sans confidence, mais forte et volontaire.

La cotoiement va se terminer, et débute maintenant la compréhension post mortem, la plus riche, la plus disponible à la liberté d’inventaire de soi et à l’admiration de l’inconnu qui domina – pour les tiers et nous les survivants – cette personnalité : quelques traces en quinze ans de ce qui se reconstituait en fruste biographie. Nul n’est sa biographie ni son parcours. Nul non plus son corps, son visage, sa voix. Alors qui sommes nous ? puisque qui était-elle ? Dans la prière et l’accompagnement maintenant, je crois que j’en apprendrai un peu. Enfin. Mais je peux m’en passer, au moins pour l’explicite, puisque l’essentiel fut.

Et comment, à cet instant devenu proche de la tombe qu’on a ouverte, ne pas penser à vous Marie-Louise ? à vos cendres que vous avez voulu qu’on disperse et en mer.


c’est votre ami Bertrand – ainsi que criait à son oreille la fidèle et affectionnée Thérèse
matin du samedi 10 Août 2013


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