L ’ ENTRETIEN D ’ EMBAUCHE
récit
Quand
vous commencez chaque journée
par la
description de la même montagne,
vous
vivez sous l’empire de l’illusion
Thomas MERTON, Journal d’Asie
I
Il y avait beau temps qu’il ne
s’apercevait plus reflété de silhouette par des vitrines en bel homme jeune,
sûr de soi, intrépide, peut-être un peu narcissique. S’était-il d’ailleurs
regardé, cherchant à se vérifier, tout le temps long de ces décennies dont le
cycle était désormais clos. Peut-être s’était-il ainsi vu, mais seulement dans
son enfance, quand il était persuadé d’être remarqué, reconnu en tant qu’être
exceptionnel à l’avenir déjà visible et qu’un nimbe aurait souligné,
l’enveloppant et le donnant aux regards, et d’apparaître si simplement dans son
corps d’enfant et son visage un peu sombre l’avait-il longtemps étonné. Etre si
peu différent de soi et des autres, n’être qu’un enfant, un futur homme à ce
qu’il faut croire, mais exister tout de même et irréductiblement. La société,
bien davantage que sa famille, le monde entier le portaient alors, l’assuraient
de leur bienveillance et lui garantissaient un ordonnancement serein,
exactement rétributeur pour que son existence, sa vie, celle des autres tout
autant se passent au mieux. Il ne se souvenait pas avoir cru alors à quelque
fin que ce soit, à quel échec, à quelque bouleversement ; sans rien savoir
du lendemain, il avait la science exact que rien ne tournerait mal pour lui ni
dans toute la sphère qui l’entourait de visages, d’habitudes, d’amitiés,
d’attirances ; il y avait un emploi du temps, une succession des vacances
et des semaines de pleine scolarité ; tout était répétitif et assuré et
tout avançait tranquillement sans qu’il y ait à débattre d’une logique, du
hasard ou d’arrangements nouveaux provoqués par de grands changements dans
l’univers, les cieux et l’âme des gens. Epoque sans question, toute faite de
certitude dont il avait aujourd’hui peine à croire qu’il l’avait réellement et
durablement vécue, instant par instant. Il n’en retrouvait pas même la saveur. Il était reçu
là où d’autres avaient préparé l’accueil : les concours, des inscriptions,
aucun enjeu. La solidarité d’une génération, les souvenirs communs d’un
collège, de rencontres d’été étaient des faits superflus et – à y réfléchir à
présent – il n’éprouvait jamais ce qui était devenu son paysage obligé, cette
sensation d’une condamnation qui se prononce, se répète, se scande et se prouve
circonstances après circonstances, comme si la suite, le présent n’étaient plus
qu’une unique rencontre d’un multiple représentant de la société, du monde, de
l’existant pratique et ontologique, et cet interlocuteur qu’il sollicitait,
vers lequel il allait chaque fois au bout de combinaisons et de supputations l’ayant
amené au fait, au point, à l’heure, au lieu du rendez-vous, était pour quelque
temps celui qui avait signifié, qui lui avait rappelé qu’il vivait désormais
dehors, et non plus au sein d’un ensemble d’institutions et d’affections allant
d’eux-mêmes. Il était passé, sans le savoir dans l’instant, dans les heures où
cela se fit, de la période dont il avait toujours pensé, sans d’ailleurs s’y
attarder ou vraiment y réfléchir, de cette période où tout s’espère et tout
arrive à cette autre, indistincte mais féroce où l’on ne se relève plus que
pour douter davantage de pouvoir encore continuer. Et chaque soir, à rentrer
vers cette porte cochère, peinte façon bois, quoiqu’elle fut réellement en
bois, et à respirer par avance les heures de la soirée qu’il commençait
d’intégrer, et ce serait le porche, la cour, l’escalier, le tapis coupé à une
marche, le ressaut de l’ascenseur parvenu à l’étage, le deuxième étage, il
devait passer devant un miroir d’angle, un salon de coiffure, et il avait le
rappel de ce qu’il paraissait désormais. Naguère, la vie n’était faite ni de
lieux, ni de savoir, ni de personnes ou de camarades ou de son père, de sa
mère, de ses sœurs et frères, elle n’était faite que d’une tranquille et
continue proposition de beauté et d’attente, une beauté qui n’était ni physique
ni morale, ni la sienne ni celle de quiconque ; aucune des dychotomies
d’ensuite n’était encore là, tout s’imposait sans peser, il n’y avait rien à
choisir mais c’était cela la liberté que de n’avoir nullement à l’exercer.
Maintenant, sa silhouette venait
à lui, depuis la glace en pied du salon de coiffure encore ouvert ou déjà
lumières éteintes. Silhouette penchée, faite d’un corps acceptable de face,
hideux et déformé de profil, et surtout d’un visage où la vieillesse s’était
d’un seul coup inscrite, surtout en creux et en inquiétude. Quand ce ne sont
plus les yeux qu’on voit et dont on est tenté de dire qu’ils sont beaux, ou
dont on pense qu’ils sont l’essentiel d’une personnalité, d’une histoire et une
envie d’en contempler davantage trouve parfois ses mots et son geste – et qu’à
la place des yeux, il n’y a qu’un regard d’une inquiétude sans limite ni objet
et qui n’en est que plus vaste et plus angoissante. Il était forcé de se
rencontrer ainsi, mais il eût pu arriver par le haut de la rue, en ayant fait
le tour du pâté d’immeubles. Il ne le faisait pas.
Ce n’était que la fin de la
matinée, il vivait sans son corps et sans son apparence, il avait oublié ce
qu’il paraissait être et entrait machinalement au siège social de ce grand
groupe – on ne disait plus maison ou société, et pas encore pôle à propos de
toute institution ou ensemble économique ou politique. Il n’avait rien préparé
mais était assez pénétré de son sujet pour ne pas craindre d’être dépourvu
d’une réplique ou d’une information. A sa presque surprise, le déjeuner –
vérification faite la veille – était maintenu, le lieu était sur place et
lui-même était à l’heure. Il demanda à stationner sa voiture dans le parc
souterrain de la société, ce n’était pas prévu, il aurait dû appeler au
préalable, obtenir un badge. Des trois hôtesses vers lesquelles on arrivait en
faisant s’ouvrir par la simple approche deux murs successifs à panneaux
transparents et coulissants, l’une était sur le point de partir ou au contraire
de prendre le travail, imperméable foncé, teint pâle. Ce fut elle qui régla les
choses, faisant acte de personnalité, tandis que les deux autres consacraient
une inertie, sans doute prescrite, à débadger des visiteurs qui s’en allaient,
étaient en groupe, avaient encore à dire et à se recommander, dans un brouhaha
que la majesté organisée des lieux rendait timide, ou bien était-ce que l’on
parlait anglais et que personne n’avait cette langue pour maternelle. Les âges
étaient indistincts, les visages et les costumes semblables, c’étaient des
hommes portant leur petit bagage de conférence ou de réunion, et c’étaient des
femmes beaucoup plus jeunes, assises devant les écrans informatiques, déjà
démodés car ils étaient trop importants et visibles, qui faisaient et défaisaient
les fiches et les jeux de papiers et de cartes permettant la sortie et fermant
l’exercice.
Il se sentit autre, il était
seul. A son lever, il n’en avait pas conscience, mais ses entrailles le lui
promettaient, il avait peur, physiquement peur. Au cabinet, la porte toujours
entrouverte puisqu’il ne fermait pas, il avait dû revenir deux fois et la
seconde avait produit une débâcle. Il s’était étonné d’avoir si peur
physiologiquement. Autant il doutait depuis quelques semaines, quelques mois
peut-être même – et c’était vraiment le fait nouveau – d’avoir la force, la
santé de poursuivre quoi que ce soit, d’aboutir à quoi que ce soit quand il
s’agirait d’un travail, d’une présence à assurer sur longue durée, autant il
avait conservé l’assurance immédiate de tenir le temps d’un entretien, d’un
colloque avec assez d’aisance et de réserve pour faire illusion, bonne
impression, du moins pour ne pas avoir à se reprocher d’avoir faibli, ou mal
entendu, ou répondu de travers. S’il avait quelque mal – souvent – à faire
venir dans son texte un nom ou une date à sa volonté, il ne mettait pas à son
débit ni au compte de la sénescence ses emportements subits contre le commensal
ou le vis-à-vis du moment dont il ne pouvait plus taire la banalité ou
l’inadéquation, la fatuité de propos ou d’assertions. Sans doute, se
reprochait-il vite de n’avoir pas été supérieur et de n’avoir pas mobilisé
assez de sang-froid pour se détacher de l’exposé en cours, chercher à mieux
connaître l’autre et ne le quitter qu’en disposant de tous éléments pour, à une
autre occasion, l’instrumentaliser et le surprendre. Le déshabiller.
La chance voulait, ce jour-là,
que le déjeuner qu’il jugeait depuis plusieurs semaines devoir tourner à
l’entretien d’embauche, fût précédé d’une conversation à nouer au ministère des
Affaires sociales. Un camarade de promotion, depuis le changement de
gouvernement, tenait, selon toutes informations et aussi une réponse écrite du
ministère à la lettre de présentation qu’il lui avait adressée dès qu’avait
commencé le nouveau cours des choses, les éléments dont la société à laquelle
il apportait une aide non définie, avait besoin. L’hôtel particulier faisait
l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. Il n’y avait plus
mis les pieds ni même demandé audience depuis que l’été de 1972, jeune de pas
trente ans il y avait maintenant trente ans, il avait été reçu par Edgar Faure.
Quoi donc avait changé, l’époque ou lui-même. Il entrait alors partout, déjà
demandeur, mais sans que l’issue de l’entretien, si l’on n’aboutissait à rien
d’autre qu’à la matière d’une page de plus dans un journal qu’il avait déjà
commencé de tenir, fût en rien décisive ou seulement décourageante.
Fréquemment, le moment de l’audience coincidait avec un moment de la politique. L’ancien
président du conseil – dont la secrétaire, elle aussi des époques reculées,
précisait qu’il avait dû se rendre improviste, non pas chez le Premier Ministre
ou à Matigtnon, mais bien à la présidence du conseil, ou encore à la Chambre –
avait conversé devant lui avec le chef d’un groupe parlementaire, c’était de
nouveau de charnière qu’il s’agissait, et il en était ressorti que son élection
à la présidence de l’Assemblée devenait possible, et qu’il s’assurait donc
d’une position d’avenir d’autant plus enviable que le tout juste précédent
Premier Ministre, dont la brigue de l’Elysée était notoire, la voulait, lui
aussi. Entretien du printemps de 1973 plutôt, tandis que celui de l’été avait
produit un portrait-charge du Président de la République régnant et de ce que
lui, selon le vieil habile, pensait du social. Au souvenir, s’ajoutait le
souvenir du souvenir car il avait été introduit par un huissier confessant avec
orgueil un âge et une ancienneté de services tel qu’il avait fermé des portes
derrière Pierre Laval, ministre du Travail. Claude son camarade se ressemblait,
mais tombant la veste pour montrer une chemise rose à col blanc que rendait
encore plus corruscante une cravate peu assortie, il s’était montré étrangement
hors d’âge mais parfaitement au courant du domaine qui lui était échu. Il ne
connaissait manifestement pas les goûts et centres d’intérêt du ministre qui
l’avait nommé sur titres, puisque sorti médiocrement – selon ceux qui avaient
brigué les « grands corps » et étaient classé pour pouvoir les
intégrer – il avait pourtant, aux Affaires sociales, connu, dirigé, co-géré et
réinventé à peu près tout ce qui pouvait s’individualiser en servcice,
direction, institution ou place à la discrétion d’un politique de passage.
C’était donc un technicien, et il avait, ce qu’en dehors des arrondissements
parisiens où sont les cabinets ministériels on croit être de la pure
technocratie, alors qu’il s’agit tout juste du contraire, ce bon sens presque
cynique de ceux à qui on ne la fait pas, qui travaillent pour l’intérêt public
sans prétendre que ce soit automatiquement justice. Du moins, traque-t-on là
les bradeurs du pays et les exagérations auxquels peuvent conduire les rapports
trop ingénieux de l’inspection générale des Finances. Claude avait les réflexes
et la connaissance de ce dont il avait la charge de rapporter la substance au
ministre. L’entretien avait donc été précis et aurait une portée favorable.
Dans ces circonstances, qui se
répétaient et s’affinaient depuis une grande année, lui-même éprouvait deux
joies dont il ne savait pas encore qu’elles étaient probablement très neuves
dans sa vie et valaient tous les désagréments et relents d’échecs que par
ailleurs et en toile immuable de fond, il avait à subir et respirer. Une femme
qui répétait sa propre déception de n’avoir pas été choisie par lui à leur
rencontre et selon leurs étreintes vite et bien accordées, et qui donc ne lui
faisait pas confiance quant à ce qu’on appelle l’amour et les constructions qui
vont d’ordinaire avec, lui donnait au contraire le beau rôle de faire valoir la
société qu’elle avait fondée. Il la confortait dans sa délibération, la
protégeait en présidant le conseil de surveillance, l’assurait en
l’accompagnant, la poussant et la synthétisant dans des rencontres presque toutes
techniques où il apprenait quant à lui un sujet et une conceptualisation qu’il
n’avait jamais abordé et qui d’ailleurs faisaient partie d’un domaine
émergeant. La dialectique de ces entretiens n’en était que plus ludique, on
distinguait vite qui sait son métier et qui n’a que la figure du truchement
pour vendre un service dont la consistance ne lui est familière qu’en
rendement, mais pas dans son contenu et sa mécanique. Les jours et les mois
écrivaient aussi une histoire de ces nouveaux concepts que sont le
développement durable et le discernement éthique. A l’art de tous les temps de
gérer de façon à grossir sans cesser de bien se porter devait s’ajouter une
structure morale, un souci des ensembles et la conscience de ce que tout choix
peut avoir en répercussions et conséquences. Une sorte d’autonomie absolue de
la décision d’entreprise était devenue émolliente, on était à la recherche
d’autorités arbitrales labellisant les bons, sanctionnant les conduites et
l’honneur et discriminant positivement des comportements bienfaisants aussi
pour d’autres que ceux les décidant. C’était complexe mais cela pouvait se
dire, s’organiser, se monter, s’expliquer, se proposer et même être bâti en
fonds de commerce. Des colloques, des conférences, la chaîne des « sommets »
inter-gouvernementaux et des contestations contre un ordre mondial sans
enceinte démocratique enveloppaient l’activité, de chiffre comparativement
minuscule, de la société de son amie et les rendaient lui et elle, acteurs
peut-être majeurs parce qu’indépendants. Tout cela lui plaisait de plus en plus. Il entendait
plus qu’il ne regardait cette femme qui – différente de toutes celles l’ayant
précédée – se battait autant pour le gagne-pain que pour une reconnaissance
d’honnêteté et de compétence. Tant qu’il vivait encore dans les croyances
mythiques de l’adolescence selon lesquelles l’union de la femme et de l’homme
les portent ensemble à la perfection et à l’éternité, à condition que les deux
composants se soient attendus et se choisissent éperdûment convaincus de leur
prédestination et de leur créance envers le destin, il cherchait, voyait et
excluait quantité de tenants lieu pour finir, comme il avait commencé sa vie
sentimentale, dans l’aveuglement. Ils se mouvaient donc dans des eaux dont la
portance ou la dormition n’étaient jamais assurées, mais à force qu’ait duré et
se soit approfondi d’habitude et de compassion, de souci leur relation, ils
s’étaient liés. Savaient-ils qu’ils s’aimaient puisque l’un pour l’autre ils
étaient l’entier du monde, ou plutôt la seule part du monde à peu près
supportable, et parfois – dans l’étreinte, même si leur fatigue commune à tant
lutter, à tant subir, à être si cernés d’échéances de vive sorte (la santé et
l’argent), la rendait rare – intensément gratifiante. Alors, ils s’agrippaient
l’un à l’autre, angoissés à se liquéfier que puisse se rater l’acte qu’ils
avaient commencé, et dans une sorte de pleur qui les portait, les hissait
ensemble, ils allaient au milieu de feux, de flammes, d’étincelles et de rêves
vers un orgasme qui ne leur suffisait pas mais les faisait souffrir et les
exauçait. Alors, ils se savaient vivants et capables de parvenir au-delà de ce
chemin quotidien où tout les déchirait et les inquiétait.
Dans les bureaux et petites
salles des officines d’intermédiations financières ou des comités syndicaux,
dans les entrevues en nombre où assez vite leur netteté et leur bravoure
produisaient des synthèses et des rebonds remarqués, parfois décisifs, il la
voyait assurée de son sujet et heureuse qu’il la soutînt et la commentât. De plus
en plus souvent, elle s’habillait d’un pantalon ou d’une robe inhabituels,
portait des chaussures marquées d’aucune époque et qu’il n’avait vues à
personne d’autre. Il jouissait de son intelligence et de sa présence, de sa
technicité, n’avait pas de mal à décaler un peu l’angle de vue ou de tir où
elle risquait de perdre un peu d’efficacité et il la ramenait ainsi à être
encore mieux persuasive. Il n’était pas toujours au mieux, ou au plus ajusté de
ce qu’elle attendait de lui dans ce milieu,k mais elle comprenait ses éclats.
Elle avait autant d’orgueil que de pitié pour lui. Elle savait qu’il se voyait,
se regardait déchu, elle voyait et regardait d’autres au faîte des
organigrammes, de leur costume et d’une présentation médiatique, ou de manière
plus tangible elle jaugeait les rodomontades de ces gens sans âge qui
tyrannisent les employés et assistants ou petites mains, de moindres émoluments
qu’eux et font d’une position un droit à l’admiration de leurs collaborateurs.
L’avant-veille justement, ils avaient assisté à ce genre de pièce. L’enjeu
était la labellisation de leur offre financière par un comité intersyndical
s’étant constitué pour aider au discernement des salariés dans le placement
leur épargne nouvellement qualifiée, et un de leurs partenaires avec qui ils
s’étaient concertés dans un malaise dont celui-là n’avait pas conscience, ou
s’il l’avait, c’était pour jouir de s’imposer malgré la mésestime, tenta
d’amener à récipiscence les donneurs d’ordre et de leur démontrer leurs
incapacités. Les choses sautèrent aux yeux de tous mais les seconds et servants
du président ou du directeur n’avouèrent ensuite que la forte impression
produite par leur supérieur sans se placer un instant au point de vue de ceux
dont l’avis était attendu et requis pour que s’ouvre un marché. Bout à bout,
schématisé, ces textes et ces jeux de rôles et d’autistes étaient grotesques.
La politique a habitué tous à ce qu’à propos du système soviétique on avait
appelé « la langue de bois », mais la conduite d’une négociation,
d’une entreprise a plus de burlesque et l’esprit de cour a encore plus une
expression bouffone quand un groupe – le groupe des sous-dirigeants autour du
dirigeant – en est atteint dans la sphère économique et industrielle. Le financier
fait croire à une science, l’industriel dont les résultats sont évalués sur le
papier et en salle, dit pratiquer la méthode expérimentale et a sur le premier
l’avantage d’être son propre metteur en scène.
Ils communiaient donc dans ces
exercices oraux où il se promet beaucoup d’exemples ou de confirmations à
produire par écrit. Au quatrième étage, avec son couloir de cafeteria et de
meubles de classements désassortis, le plafond un peu bas, une grande heure
s’était passée sans que Claude pût rien promettre mais du moins avait-il fait
observer et avaient-ils, quant à eux, l’impression de lui avoir apporté quelque
matière. C’était surtout la simplicité qui les avaient lis tous trois à l’aise.
Pas de question embarrassante sur la rupture de sa carrière, pas de soupçon de
leur liaison et de leur lit commun, pas non plus de divination de leurs
arrières, l’appartement qu’elle n’en finissait pas de réapproprier à la suite
de malfaçons et de dégâts des eaux depuis quatre ans qu’ils y avaient emménagé,
la voiture vieille de dix ans et travaillée de partout par les aléas du
stationnement en coups de reins et coups de boutoir ou par les chiens y ayant
une bonne partie de leur résidence dans la journée. Ils avaient
mimé avec exactitude ce qu’ils étaient. L’un, gentil et attentif, conseiller
d’un ministre, plutôt sympathique, et eux deux présentant une société de
structure et d’objet originaux, bien-pensants, se prêtant à de l’ingéniosité.
Et ils en faisaient bien montre. Depuis longtemps, il ne s’était plus pris à
s’ennuyer, ce parcours, cette entreprise à faire gagner parce qu’ils
dérangeaient bien des grandes puissances de cet organigramme qu’il ne
connaissait pas bien encore, l’intéressait. Cela ne résolvait aucune de ses
contraintes, ne lui rapportait que l’oubli de sa disgrâce professionnelle,
d’une pré-retraite qui lui avait été pratiquement imposée depuis presque huit
ans. Et cet oubli lui était nécessaire, autant que de perdre la vue de son
corps dans la glace en pied du coiffure au bas de l’immeuble, la vue de son
visage dans tant de miroirs qu’un appartement, que la toilette quotidienne, la
prise de photographies d’identité d’année en année affichent brutalement. Etre
sans apparaître. Ne plus avoir se faire pardonner à soi-même de survivre à la
dégringolade et à la mise à terre.
Il ne pensait plus à elle, à la
compagne qui comptait les minutes et attendait l’issue non qu’elle espérât mais
par crainte qu’il ne souffrit trop de la déconvenue. Il
l’appellerait au retour à l’aire libre. La conversation du matin rue de
Grenelle avait été une bonne préparation, il n’avait plus mal au ventre. Son
costume était trop large de veston mais convenable de ceinture et de pantalon.
Il s’émancipait tranquillement en attendant que son correspondant vînt le
chercher, de tous les arguments qui l’avaient toujours soutenu et mis en
valeur, relations, allure physique, alacrité et insouciance, brio et posture
d’avenir. Plus aucun de ces arguments ne valaient, pas tant parce qu’il ne les
avait plus mais parce que la jauge avait changé. Il était d’une génération où
enfant ceux qu’on enviait en classe et en cour de récréation étaient les beaux,
les forts, les rapides, les agiles, les drôles, les profonds. Et forcément,
chacun était au moins ressortissant d’une de ces catégories, celles-ci étaient
égales et le fort en thème n’était pas plus admiré que le garçon musclé, et
entre jeunes de cette époque on savait bien qui avait quelque chose à apprendre
à l’autre ou qui ferait tourner les regards. La réussite scolaire ou la
situation, le nom, l’argent de famille étaient secondaire. Sa profession
l’avait pris à contre-emploi. Il n’avait pas d’emblée atteint les positions qui
forcent la
révérence. Incarner quelque part la mise en œuvre des
prérogatives d’Etat, par exemple, met hors de pair qui que ce soit, laid, petit
ou bellâtre, prolixe ou rusé. Mais il avait manifesté une telle indépendance
d’expression et de comportement, une telle aisance souvent là où le grand
nombre bégaie ou se pétrifie, qu’on l’avait crédité d’en posséder à jamais tous
les moyens. Ainsi, lors de la première visite offiicielle qu’avait rendue à la Grèce François Mitterrand,
Président de la République, s’était-il, quoique presque en bout de fil selon le
protocole, trouvé à la nuit, pour une soirée privée à l’Acropole, Mélina Mercouri
commentant les colonnes, les marbres, la lumière d’une pleine lune
exceptionnelle d’à propos, et avait-il, seul de presque tous les officiels et
assurément de tous ceux de l’Ambassade, suivi à presque touche touche le
souverain d’alors, le commissaire Bouvard, des invités privés, Jack Lang bien
entendu. A la grille, au bas des métopes, la presse dont il était connu pour
avoir été publié en pigiste occasionnel censément mais presque deux fois par
mois pendant dix ans dans les colonnes d’un prestigieux quotidien du soir,
ainsi que le présente la litote d’usage. Tandis qu’il s’était insinué dans la
file qui montait entre les blocs sans autre éclairage que le reflet lunaire sur
les marbres usés, et que se distinguait le vert moiré df’une robe de soirée, celle
de Marie-Claire Papegay, proche secrétaire particulière du Président, il
sentait dardé vers son dos les regards et la méchanceté de pensée de ceux qui
restaient en bas, à attendre les fioretti, peut-être, au retour du
cortège ; des laissés pour compte, non seulement les journalistes, dont un
futur directeur du fameux journal, mais l’intéressé ne pouvait deviner cette
grandeur, aussi des collaborateurs au palais. Lui avait été averti avec naturel
de la possibilité qu’il aurait et dont aucun à l’Ambassade, quoique la sachant,
ne saurait profiter : saluer le visiteur important, sa suite restreinte et
suivre sans hésiter ni solliciter. Il entendrait ainsi cette question
surprenante de François Mitterrand à ses ministres : alors, çà vous a plu ?
on était au pied du Parthénon, des applaudissements éclatèrent aussitôt, la
nuit était devenue noire, entourage et journalistes n’avaient plus attendu. Les
gens de marque, parce qu’ils savent leur importance, saluent toujours en
direction de qui applaudit, l’obscurité ne révélait personne ; j’eus seul
la clé de l’énigme, la pièce en plein air, donnée sur la scène en contre-bas du
théatre Hérode Atticus, s’achevait, et les artistes se faisaient acclamer. Le
cortège partit, l’attaché d’ambassade prit son propre chemin et de là, sans
plus peiner pour l’obtenir, avait reprit un cycle d’audiences à l’Elysée après
les avoir eues rue de Bièvre. Et même au siège du parti socialiste, dans
l’immeuble où avait vécu Paul Reynaud, n’ayant quy’à traverser la place du
Palais Bourbon pour être à son banc ou à la tribune, le premier tribun de
l’opposition, le challenger de Valéry Giscard d’Estaing l’avait accueilli,
venant à lui, et ils étaient d’abord restés debout. Il était le jeune
chroniqueur dont il fallait s’étonner qu’il fût publié si fréquemment et que
son audace n’eût donné prise à aucun châtiment qu’à l’expédier en poste à
l’étranger, comme le précisait, à l’époque, son emploi administratif.
Jean-Pierre Chevènement avait refusé se sachant de plus en plus proche
d’élections générales où Belfort, sa ville natale, le placerait. Un gaulliste,
précisément parce qu’il juge Georges Pompidou en infidèle à son créateur, et le
Président régnant en narcisse dilapidant cartes et opportunités quoique avec
brio, ne pouvait fléchir en convictions ni en hiérarchie devant celui qui avait
voulu tomber de Gaulle. On parla nationalisations mais il démontra que
l’indépendance du pays ne se retrouverait pas là, il pensait apprendre au grand
parlementaire, inventeur de cette fonction décisive dans une démocratie, celle
de chef de l’opposition, que la régie Renault elle-même avait ses comptes en
devises suisses. Le regard arrêté par les favoris que le premier secrétaire
portait longs et noirs à l’époque, de même que la mode était aux pattes
d’éléphant pour les bas de pantalons, il ne savait pas qu’il était convié à
parler au principal homme de l’avenir dans les semaines où celui-ci arrêterait
son choix sur Laurent Fabius pour la direction de son cabinet. Imprégné d’une
grandeur qui ne peut apparaître telle qu’aux adolescents dont c’est le premier
début dans l’analyse politique, le nostalgique du Général ne pouvait se poser en solliciteur, ni
s’incliner. Pis, il pensait n’être utile que considéré d’égal à égal, de façon
à ce que se forme la coalition qui de part et d’autre aurait raison des
centristes et d’un jeu personnel. Il ne fut donc admis qu’à revenir, prit
l’ascenseur de la rue de Bièvre ouvrant sa porte juste devant la table du
secrétariat personnel, d’où la rencontre de Marie-Claire Papegay aussi décisive
pratiquement que le fut, dix ans d’affilée, l’amitié que lui vouait, pour
n’écrire pas plus, l’assistante de Jacques Fauvet dans un petit bureau
resserré, partagé à deux employées mais qui donnait directement chez le premier
du journal. Avec Jacques Fauvet, la demande était simple, elle tenait au
maximum en deux ou trois feuillets qui étaient, s’ils devaient descendre au
marbre, annotés, raturés, et corrigés, quoique bien moins qu’il fût dit, d’une
écriture penchée, vive et petite. Moins que jamais, l’entretien fut d’embauche
quoique le directeur du Monde et le pigiste d’occasion eussent chacun
désiré que le premier étage consacra le cavalier tant de fois accordé. Une vie
changée par un mariage de fortune qui n’eût pas été décommandé dès sa date
arrêtée et les faire-part commencés d’être envoyés, ou par une intégration dans
le journal avec la carrière qui eût pu s’ensuivre et l’autorité de polume et de
morale qui en eût résulté. Tout se supporte, même et surtout la pire adversité,
si la déchéance peut produire du chant, du noir d’encre et transformer le
ressac d’une condition qui s’abîme, en un cri que d’autres, parce qu’ils en
lisent le texte, un jour éphémère mais en cinq cent mille exemplaires, le
nombre de jours que ne peut compter aucune vie humaine, s’approprient. Etre la
voix de tous, entendre un anonyme pour en clamer le sanglot ou le triomphe,
noir sur blanc, faire contre-poids à un discours présidentiel, le journalisme
se paie de lui-même, il avait frôlé, mais n’aurait jamais pu que frôler cet emploi
d’ange, celui de l’écrivain quotidien pour que continue de valoir l’esprit
public.
Devenu Président de la
République, François Mitterrand qui de sa plume bleue et de son écriture ronde
et bonne à manger comme du pain, lui avait écrit que de toutes façons, c’était
entre les deux tours de 1981, on se reverrait, oublia. Il avait reçu des
remerciements signés au tampon par André Rousselet, le régime s’était installé,
Michel Vauzelle était devenu porte-parole à l’Elysée, les places avaient été
pourvues, il s’était rendu compte qu’il n’avait su ni être nécessaire, ni
attirer un certain désir qu’on l’eût tout proche, et il comprit n’avoir pas su
solliciter, car – saurait-il jamais si en cela il se trompait – il continuait
de croire qu’un prince peut appeler, inspiré par quelque providence qu’on voit
dans les romans, dans la Bible et aussi dans l’histoire des capétiens des trois
âges, qui il veut en son conseil. Et c’est de cela qu’il voulait, servir. Une
position, de l’argent, du téléphone, de la voiuture, des honneurs, rien de cela
ne le ferait jamais courir et il n’imaginait pas être un jour dans le besoin
simple et primaire de payer les mensualités d’un emprunt immobilier ou d’un
contact tenant en haleine un créancier qui a titre exécutoire. Le temps de la gratuité
avait duré très longtemps et lui avait permis de ne considérer que l’Histoire
qui se faisait, et à laquelle admis depuis la soirée de l’Acropole à entrer à
l’Elysée et surtout à téléphoner directement son envie d’audience à la
secrétaire personnelle, il avait eu, parfois et pas fugitivement la sensation
de participer ou d’en avoir la confidence. Autant, « l’adversaire le plus
fidèle du général de Gaulle » intimidait en scène, autant il écoutait, se
livrait et mettait à l’aise, jouissait de son visiteur quand c’était à huis
clos. Ils parlèrent ainsi, pour une première fois, de ces démocrates chrétiens
que François Mitterrand abominait d’expérience autant que l’homme du 18 Juin
abandonné par le M.R.P. en 1946 et mis en ballottage par leur chantre en 1965.
le Président venait de petit déjeuner avec Edmond Maire ou avec Michel Rocard,
et soupçonnait l’autre d’être de mèche avec le premier, pour le piéger lui dans
son système avec les communistes. Quand les municipales de 1983 sonnèrent
l’alerte, Lénine était au rendez-vous, abandonner le pouvoir serait possible et
peut-être une victorieuse tactique car on ne rendrait les usines aux amateurs
de privatisations que détruire. Celui qui fut tant présenté comme hors de
toutes convictions en avait et de très arrêtées parce qu’il les avait choisies
et en avait mesuré les conséquences électorales, jusques dans le parti qu’il
avait fait ressusciter. Il y eut les questions que lui posait son visiteur,
après s’être entendu dire que l’Elysée était trop exigu pour accueillir de
nombreux collaborateurs dont la qualité telle la sienne réclame des locaux,
puis avoir appris, par la bande, que le secrétaire général de l’Elysée avait
levé les bras au ciel quand il avait été incidemment prié de chercher une
Ambassade pour un tel poète, et c’étaient des questions d’une fantastiques
imprudence à laquelle le Président, moins suspecté de « vichysme »
qu’en fin de règne, répondait tout aussi spontanément ; ainsi, s’était
essayé, chaque génération tenant son rôle et ayant ses a priori comme ses
préférences, beaucoup du discours qui plus tard distingua Laval, malgré tout
parlementaire et démocrate, du Maréchal autoritaire et pas forcément légaliste.
Ces entretiens, chacun
d’embauche, pour le jeune fonctionnaire qui levait si haut les yeux, et
semble-t-il divertissants et utiles pour le monarque, eurent lieu toute une
année, avec régularité. L’huissier à chaîne passait une carte ou un fiche, et
au sortir d’une grande heure de libres propos sur des sujets qui étaient d’Etat
et d’Histoire, parfois concernant des personnes et où le Président feignait de
croire que son solliciteur n’eût aucune ambition et connût autant de
« grands de ce monde » que lui en cinquante ans d’une carrière à tant
de facettes, la succession dans le bureau doré était assurée par le président
de la Commission européenne ou par le Premier Ministre du temps, qui chacun
avaient attendu et fait antichambre. Il est vrai qu’à contre-jour, entre une
haute fenêtre donnant sur le parc et une table sans apprêt sur laquelle Bonaparte
aurait quotidiennement signé et examiné des papiers, mais quand ? et
où ? car le garde-meuble national ne lie pas l’objet à son environnement,
sauf légendaire, Jacques Attali faisait transition et tenait la jambe. Là, tout
changeait de proportion parce que de contexte. Un président nomme davantage
qu’il n’anime ; c’est vrai dans les affaires et selon la Constitution.
Il avait toujours su à quoi être
nommé, mais jamais comment. Il s’était depuis toujours, malgré son exubérance
et ce qui souvent poussait autrui, plus gradé, à le faire - lui – reculer,
davantage imaginé en conseiller intime, en rapporteur d’affaires et de
manières, d’analyses qu’en grand du moment. Bien sûr, il n’avait jamais conçu
d’être en dessous de son rang quand il avait un, mais c’était pour ne pas
amoindrir sa fonction ; il ne s’agissait pas de lui. On l’avait pourtant
jalousé, détesté, cela avait été physiquement tangible quand, perdu dans un
nombre de nouveaux Ambassadeurs, il s’était trouvé une seconde fois dans le
bureau du Premier Ministre – alors Pierre Bérégovoy, avec qui il était en
situation de correspondre, de téléphoner et de parler très librement depuis une
dizaine d’années et dans les divers postes occupés par celui-ci, ainsi que dans
les deux années où la gauche avait été parlementairement minoritaire. L’homme
d’Etat avait été étonnamment disponible dès l’adresse d’une première lettre qui
ne présentait pourtant que les vœux d’un gaulliste d’avant le 28 Avril 1969
pour que le gouvernement d’alternance en 1981 ait assez de temps pour faire ses
preuves. Comment se reconnaissent des affinités ? sans qu’il y ait même à
établir une confiance. La relation est simple : simplement. On la reçoit
innée, on la vit ainsi. Le genre de celle qu’il avait entretrenu jusqu’à la
mort de cet homme l’avait ancré dans une de ses convictions les plus fortes, le
plain-pied de chacun avec chacun et, précisément, d’homme à homme, surtout
quand les responsabilités, la position sont considérables et considérées pour
l’un et font de l’autre, pratiquement,
un petit. Après quelques lettres
échangées pendant deux ans tandis que Pierre Mauroy et les communistes s’en
allaient, que les gaullistes au Sénat défendait l’institution que le père
fondateur avait voulu amender et refusait l’extension de la compétence
référendaire, il avait été reçu par le ministre de l’Economie et des Finances,
rien à demander que l’honneur d’un ordre de mission. Il était nommé au Brésil,
parce qu’il fallait qu’il quittât la Grèce où sa place pouvait convenir à un
collègue plus gradé dont il fallait aussi le poste pour que de Londres, et
ainsi de suite… le hasard, il y contribuait aussi puisque l’Australie ne lui
avait pas convenu car la quarantaine des animaux domestiques y perdure un an ou
deux et se fait à Londres. Il n’y avait de photographie – noir et blanc – que
le portrait de Pierre Mendès France dans le bureau immense, Napoléon III,
qu’avaient occupé Joseph Caillaux et Raymond Poincaré ; François
Mitterrand n’avait été que le second choix du fils de cheminot immigré. Le texte
fut d’une densité qui ne pouvait s’oublier puisqu’il est question, encore à
présent, des commissions pour ventes stratégiques à l’exportation. Le ministre
s’inquiétait d’un encours trop considérable et trop exclusivement accordé par
le Trésor à un seul intervenant, son représentant à l’Ambassade de Brasilia
aurait à y regarder. Ce qui causa son rappel, une première disgrâce car tout le
monde sur place, sauf l’Ambassadeur du moment, participait à un jeu de
corrompus en grand, si bien combiné que s’organisa pour plus de dix ans une
veille stratégique au Brésil, par la succession au poste dont il fut vite
évincé parce qu’il en voyait trop de tous ceux qui avaient signé, préparé ou
facilité dans d’autres fonctions le protocole dont l’entrée en vigueur, frauduleuse,
permit de changer le bilan de ce qui aurait pu devenir une des principales
valeurs technologiques.
Sa carrière n’avait pris aucun
tournant mais il était devenu résolument et personnellement défenseur de ce
qu’il estimait être le bien public, l’épargne du contribuable et la raison
d’Etat. Avec le ministre, tombé dans l’opposition, il passa des heures, assis
comme lui sur la moquette, le dos au mur d’une pièce qui devait devenir le
bureau personnel, rue des Bellefeuilles, où Pierre Bérégovoy, y habitant avec
sa femme, travaillerait, vivrait pour se faire accrocher haineusement,
tragiquement, dég… ment par du journalisme d’investigation qui croyait devoir
démolir une image et une réputation d’intégrité. L’homme avait les yeux qui
parfois roulaient, trop gros du fait des verres épais et lui donnaient alors la
mine moins sévère d’un Villeret jouant les finauds au second degré. Il y avait
chez lui une telle vérité, une telle chaleureuse proximité qu’on comprenait la
politique tout autrement qu’ailleurs, elle ne pouvait se dire ni se faire avec
les mots. Qui saurait au total par combien de collaborateurs, de la cuvée avide
que concocte à toute époque depuis qu’il y a un ministre puissant des Finances
et pour les affaires dites économiques, il fut abusé et combien se défilèrent
quand il avait simplement besoin d’un regard et d’une main, d’une présence.
L’Histoire se jouait avec un air de comédie ce qui allait être tragique. A
l’hôtel de Matignon, aucune des visites antérieures n’avaient été à rendre
directement au Premier Ministre. Jacques Chaban-Delmas, coursé par des
adversaires au sein de sa majorité, avait été soupçonné d’avoir arrangé
l’accident de voiture mortel le libérant de sa seconde femme pour épouser la
troisième ; recevant de jeunes lauréats d’une fondation censée concourir à
son programme de déblocage de la société, il avait discouru sur la mort et ce
n’était pas une pose. De Pierre Messmer et de Jacques Chirac, les proches
conseillers faisaient sentir une manière de gouverner qui n’était que celle
d’un second, mais l’un n’avait pas de calcul, et l’autre portait ceux de
tellement d’inspirateurs, que chacun n’était qu’en apparence à son poste, cerné
par des destinées compliquées ou la mort soit physique soit politique du
Président est l’essentiel des pensées quotidiennes, tandis que Pierre
Bérégovoy, rue de Rivoli encore dans les premiers jours du second septennat de
François Mitterrand, étaiut dséjà putativement l’hôte de Matignon et avait, ce
qui détonnait dans une personnalité peu daubeuse d’autrui, surtout en
politique, des jugements durs sur le crédit et le prestige que gaspillait
Michel Rocard comme Premier Ministre. Harris Puisais, recevant un après-midi au
nom du ministre, l’ami bien plus que le solliciteur toujours fonctionnaire du
rang, téléphonait à Besançon et combinait avec le trésorier général de
Franche-Comté sa nomination à Nice comme préfet avant de cravater, pour les
bons et techniques motifs, le représentant régnant de la dynastie Médecin. Le
ministre, venu entre deux audiences, les rejoindre, écoutait la mise au point
de la mission et son collaborateur avait parfaitement la mine du rôle, mais
c’était pour le bien. Travailler en un tel emploi ? non, mais guetter par
où faire déboucher l’idée qui rétablira le pays dans son ancien prestige, et
disposer autant de l’information qui fait tout agencer que de l’oreille de
celui qui peut ordonner et faire exécuter, oui. Quand Pierre Bérégovoy devenait
Premier Ministre aussi tardivement qu’il était nommé Ambassadeur, il est vrai
dans le pays et pour la mission qu’il avait voulus, ce qui dans les annales de
la carrière avec majuscule et guillemets n’arrive jamais puisque l’esprit de
contradiction fait une gestion prudente du personnel diplomatique, il eût
préféré être enfin à cumuler la réalisation de ses deux souhaits, la
responsabilité des sujets de politique étrangère et la proximité intime de
celui chargé du pouvoir. Le nouveau Premier Ministre le reçut aussitôt, c’était
sur fond de voilages une petite pièce et un petit bureau de travail que s’était
fait aménager Edith Cresson, et changer l’état des lieux eût été critiqué, au
moins si c’était venu trop vite. Pierre Bérégovoy n’était pas même autorisé à
pratiquer selon un décor et dans une ambiance qui lui correspondissent. Ils
avaient parlé du Président Kennedy, en adolescents que pourtant presque une
génération aurait dû séparer, le militant socialiste, plus encore militant de
l’intégrité, ne pouvait supporter ce qu’il était en train d’apprendre et qui
expliquait sans doute les haines et l’assassinat, mais le cadet gardait foi et
estime. Un an ensuite tout pourrait se comprendre dans l’écho revenu de cette
conversation, le canal de Nevers, la haine des droites quand elles gagnent et
ne font aucun quartier. Lui, subissant une opération de remise en ordre
abdominale au Val de Grâce, suivrait les contradictions de messages entre
l’hélicoptère transportant le grand blessé et la présidence de la République le
réputant mort dès avant le décollage. Le lendemain, il irait, trainant les
perfusions en arbre de métal et de matière plastique, jusqu’à la salle où au
fond, dans un angle, était à visage découvert un homme qu’il avait aimé et
qu’il ne voulut pas contempler, visage fracassé.
L’accompagnement par une
personnalité au pouvoir diffère de celui qu’accorde une autorité dont la
notoriété politique a été brève mais le rayonnement d’autant plus grand. Pierre
Mendès France avec qui il avait correspondu et qu’il était en passe de pouvoir
visiter, quand il y eut la maladie, les indispositions, puis les hasards
s’additionnant. Michel Jobert n’était pas homme à proposer l’embauche,
puisqu’il renvoyait à la rigueur que son visiteur, son cadet ou son ami étaient
en train d’oublier. Il avait la conversation silencieuse et l’antiphrase
fréquente, l’anecdote lui plaisait sans qu’il le manifestât, mais avec une
constance et une ténacité qu’un caractère susceptible, douloureux et exigeant
faisaient vraiment méritoires, exceptionnelles, il savait donner attention à
autrui, à qui lui demandait de la présence, de l’âme, de la lumière, du
partage. L’attaché commercial près le
consulat général de France à Munich lui avait dû un bond de carrière et sa
nomination à Athènes. Ils ne disaient pas tout, tout de suite, mais finalement,
ainsi avaient-ils l’un et l’autre jugé que François Mitterrand était
l’alternance et la succession nécessaires. Des uns on peut attendre un emploi,
ils sont nombreux même s’ils répondent peu, mais à d’autres, rarissimes, on
doit réclamer qu’ils ne désespèrent jamais
d’eux-mêmes car ils sont exceptionnels, presque, si l’on peut écrire pour les
choses d’ici-bas ainsi, escathologiques. Ce qui dans le cas de Michel Jobert
est un paradoxe puisque l’homme affichait une foi qui n’était pas religieuse,
une lucidité sur l’homme, clergé compris, qui n’était pas méchante et
fondamentalement gardait pour soi, avec une vraie pudeur et quoiqu’écrivain
fécond, les raisons qu’il avait de vivre et de ne pas finir de lui-même. Le
ministre d’Etat, ministre du Commerce extérieur n’avait donc pas choisi son ami
pour diriger son cabinet, alors que celui-ci était du corps à superviser, et
avait senti le regret du même pour sa participation au gouvernement risquée et
peu substantielle. Les années étaient devenues des dizaines d’années, les
disparitions de corps commencèrent, Michel Jobert fut à veiller à l’hôpital
européen Georges Pompidou puis à inhumer devant une chapelle dite de Réveillon
sur les terres de Saint-Simon et Jacques Fauvet quitta en cortège l’église des
Invalides sous un drapeau tricolore avec sonnerie aux morts, pluie d’orage et
discours d’abord de son chroniqueur littéraire au Monde dont il jugeait
la prose de la confiture, ce que Poirot-Delpech admit en rapportant un propos
aussi direct : pas de marronniers, s’il vous plaît, quand il lui fallait
présenter son papier, puis du président du Conseil constitutionnel sommé par
une pluie diluvienne de lire plus vite ou de passer des pages.
Cela amenait paisiblement à
fouler de la cendre, qu’il fasse printemps, été ou très froid. La confiance du
roi – et depuis 1958, on en était au cinquième et l’actuel tendait à devenir
viager, puisque réélu selon un score centrafricain après un premier mandat fort
brièvement exercé, Jacques Chirac forcément ne pouvait plus songer qu’à être
enfin bien élu, ce qui faisait aller tous les Français et surtout les candidats
à sa succession jusqu’en 2012. Cela tournait à la fiction, cela ferait des âges
canoniques. L’embauche est urgente tandis que l’attente se prolonge presque
guillerette et le vide ses pensées et de la chronologie des conversations et
des séances de dialogue qu’il ne se remémore jamais qu’au sortir de l’exercice
où il est toujours arrivé, nu et sûr de ses réflexes, renouvelé dans
l’assurance qu’il a de pouvoir discerner la structure et les pentes de celui
qu’il lui faut séduire. Car il est persuadé qu’être choisi comme collaborateur
par quelqu’un qui a pouvoir de se donner de l’entourage, suppose de la séduction. Cet
hôtel particulier-ci n’est plus que de façade et peut-être de revers sur
jardin, encore qu’on ne puisse le dire d’avance et sans avoir rien vu, côté
pile. Tout était couvert d’un toit transparent de la rue jusqu’au fronton, aux
colonnes que le nettoyage à neuf faisait
sembler d’une pierre spongieuse posée artificiellement comme un quelconque
moulage de ruines qu’on ne verrait plus jamais et ne situait déjà plus.
C’étaient de grands carrés tenus par très peu de métal, que par des sortes de
cloutements chromés, dans le genre qui persistait depuis une trentaine d’années
et qu’avait d’abord inauguré le campement maure, dressé avec mats, toiles,
bâches et filins, au découvert du Jardin anglais à Munich, pour les Jeux
olympiques de 1972. Il y avait eu depuis le stade de France et la Grande Arche,
d’énormes visseries, le simulacre d’agencements précaires quand on ne s’était
pas gargarisé de faire du définitif en échafaudages et tubulaires multicolores
le musée de Beaubourg. On bâtissait de l’angulaire pour soutenir des courbes,
on combinait la droite et une trompeuse souplesse, il fallait être léger,
ductile pour exister, construction ou psychologie humaines. Le groupe se
donnait l’imperméabilité qu’on n’a pas en plein air et la lumière changeante et
souvent indécise que seule sait improviser sans jamais se répéter la nature. Le visiteur, le
partenaire pouvait méditer, on le ferait gloser sur la modernité autant que sur
la tradition. Le
solliciteur était sûrement une catégorie sociale, peu esthétique en général et
tout à fait déplacé, hors champ s’il arrivait qu’il s’en présenta un sur cette
scène, car l’ensemble paraissait un parterre avec fond théâtral et les
tourniquets qui en empêchaient l’entrée, sauf badges, accentuaient ce qu’a de
désertique un lieu où il aurait dû pleuvoir et aucun bruit, aucune forme ne
venaient vibrer. Paradoxalement, nulle part – là – ne courait de l’eau, mais
tout en avait la couleur quand elle est traitée et canalisée pour la ville.
Il faut choisir le présent ou le
passé, l’identité se nie ou se
joue en termes grammaticaux, un homme est posé là, qui
attend, qui vit le milieu de sa journée au ralenti, en marche-arrêt car la
suite ne dépend plus de lui. Les pas, tous ses pas, depuis des années et les
antipodes ou presque le mènent à ce qu’il déploie déjà en imagination pour
s’éduquer à aimer l’employeur auxbasques de qui il court, en ménageant à peine
la dignité de l’âge qu’il atteint et des diplômes qu’il avait conquis dans les
époques où tous commencent. D’ordinaire, et il a longtemps connu l’ordinaire,
c’est-à-dire le statutaire ou le haut niveau, ces endroits qui ne sont pas de
fiction, où il ne faut pas parler de salaires, de primes, d’émoluments mais
seulement de l’abnégation de se dévouer au service public, fut-ce en fond de
couloir, d’ordinaire il y a toujours une proposition, mais plus l’on monte
moins la chose est présentée en forme d’un emploi, d’une fonction, et plus elle
est vécue comme une cooptation. Il a frôlé cette entrée dans la caste où tout
ce qui est extérieur est objet de précautions et de protections racistes, le
secret commence, ce sont les étages les moins éloignés du ciel, les plus
silencieux où il n’y de visible et de concevable que des couloirs, les bureaux,
les centres de décision, la série de bernard-l’hermites encoquillés qui
s’entretiennent par téléphone, par télédocument, par courrier électronique
parce qu’elle a encore la contingence de la chair et des horaires humains, y
ont du logement. Le mobilier est plan, dehors il doit y avoir la foule, ce que
décrit la statistique, ce dont les medias transmettent la rumeur. Ici, le danger
et l’hésitation s’abolissent, tout s’amenuise parce qu’on est censé se libérer
pour mieux gérer et la gestion est prévision, communication, délégation ad
referendum. Rien ne ressemble plus à un ministère qu’un siège social de
groupe international dans l’industrie, le commerce, la finance, à ceci près que
le moderne s’il n’est entretenu figure très vite la pauvreté d’un Etat décrié
tandis que l’héritage des autres siècles quand c’est de bâtiments et d’hôtels
particuliers qu’il s’agit n’appelle qu’un habitat de qualité répondant au cadre
qu’il est. Le moderne coûte en maintenance et ne nourrit pas le souvenir.
Pourtant le groupe ayant choisi ainsi sa localisation a de la patine et du nom.
C’est ainsi que veut apparaître son président.
II
Il l’avait vécu un soir, en
Février, dans un Paris dont il ne se souvenait pas qu’il ait été bruyant, ni
qu’il y eut fait froid. On était non loin de la rue du Faubourg Saint Honoré,
mais cette croisée-ci de rues où se trouvait un hôtel particulier sans âge,
époque ni nom d’hérédité ou d’architecte créateur, était grise, crépusculaire,
un décor où ne passait personne et qu’il quitta pour entrer dans un autre. Vécu
quoi ? une rencontre intime sur un ton et à des propos auxquels il ne
s’était pas attendu. Il avait écrit son offre de services, sinon de compétence,
à un homme dont il ne savait rien, sinon qu’un camarade, faisant dans le
conseil en recrutement à titre bénévole, pour l’association dont ils étaient
tous deux anciens élèves et qu’il était allé voir à tout hasard, lui avait dit
qu’il était en recherche de quelqu’un, ou d’idées, ou d’un interlocuteur, ou
d’une stratégie. C’était vague, cela sentait la place à prendre, mais pas la
place toute faite ayant son cérémonial de prise de possession. Il devait se
présenter lui-même. A sa précédente disgrâce dont il ne s’était sorti que par
l’amitié de quelques aînés dans son administration nourricière et d’origine, il
avait tenté d’approcher un autre très grand patron, confirmé déjà par les
médias, qui avait l’hôtel particulier de son groupe rue de Tilsitt, autour de
la place de l’Etoile. L’empire, car c’en était un, était du genre faisant alors
florès, on achetait des métiers plutôt que des marchés et on révolutionnait par
une ou deux techniques nouvelles donnant à croire au chaland qu’il était promu
et trouverait honneur à acheter. Cela, en final. Mais l’outil brillait aussi
bien dans l’édition, la communication que dans l’industrie de pointe. Le
dirigeant était encore jeune, il avait femme et surtout enfants, il pensait à
l’antique au mariage de ceux-ci et à la Balzac à cet enoblissement que la durée
dans la richesse confère en sus de la puissance. Il s’était attaché un quatuor de
cadets qui faisaient ses partenaires au tennis le dimanche matin et dont il
appréciait la
familiarité. Ainsi, était-il inatteignable sauf pour les
chroniqueurs sociaux et les photographes, la bourse pesait si peu qu’on croyait
à l’époque pouvoir l’ignorer et de fait les secousses étaient monétaires ou
arrivaient de l’étranger. La boucle n’apparaissait pas qui enserre le pouvoir politique
et l’entreprise à grand rayon d’ambition ; on n’avait pas encore la
sensation de réseaux internationaux où se débattait le pays et où le politique
serait peu. L’Histoire semblait encore s’écrire en alcove et du fait de la
jalousie du second pour le premier, il y avait donc beaucoup de politique
intérieure et des haines de théâtre, les seules véritables. Pour qui était
régulièrement par un secrétaire général de la Présidence de la République,
suremployé puisqu’avec une dizaine de collaborateurs seulement, le Président
sans majorité devait tout seul tenir bon et desserrer une strangulation lente
par tout l’appareil d’Etat, par toute la coincidence des dossiers que
maîtrisait désormais jusqu’à la prochaine élection un très probable vainqueur.
Prenant des notes sous les yeux du dégingandé de charme et de simplicité
qu’était et que demeure Jean-Louis Bianco, dans le bureau d’angle que Valéry
Giscard d’Estaing avait choisi pour sien de manière à faire dans la différence
d’avec de Gaulle et plus encore d’avec l’ancien Premier Ministre et tombeur de
celui-ci, le conseiller commercial rappelé du Brésil, coupé des indemnités de
résidence et des colonnes de ce « grand quotidien du soir »,
regardait l’Histoire s’écrire et hésiter, après avoir s’être cru proche de
l’ordonner chaque soir dans le bel emploi de qui donne à signer au roi ce qu’en
serviteur avisé et méritoire il a mis en forme. D’un garçon au visage flou et à
la silhouette replète, petit et marchant de long en large dans un bureau peu
vaste, exactement à la manière dont Jean Sérisé l’avait souvent reçu, il y
avait déjà une dizaine d’années, il s’était entendu demander s’il avait des
références et qui pouvait répondre de lui … Lors d’une tentative électorale, la
succession de l’inusable Edgar Faure dans le Haut-Doubs quand celui-ci passa,
par appréciation juste de sa vulnérabilité aux législatives, du statut de
député à celui de sénateur qu’il obtint de justesse – ce fut un spectacle
exceptionnel que de voir et entendre, presque sentir olfactivement au cours
d’un repas dit de la majorité et qui à Besançon rassemblait un millier de
votants, ces élus locaux, maires et
conseillers généraux inentamables quand ils ont décidé le secret d’un opinion
ou d’un choix de personne, l’ancien Président du Conseil dont les aboyeurs
disaient qu’on ne présente pas une personnalité de stature internationale,
telle que… suer et exprimer sa crainte que les communistes ne se maintenant pas
au second tour de l’élection, la liste socialiste l’emporta de tous ses trois
candidats – il avait entendu un lauréat de comice agricole, maire du plus jeune
âge et de fragile quoique effrontée prestance, lui dxemander tout bonnement qui
l’envoyait ainsi à lui, gérant de Saint-Point et du lac du même nom, entre
vaches, sapins, château de Joux et frontière suisse. Il avait également entendu
un conseiller général dans un bureau de vote puisque la campagne avait sa fin,
on était en Novembre 1980, se plaindre de ce qu’il y avait trop de candidats et
qu’on ne savait plus pour qui il fallait voter. La démocratie par les oreilles
et l’embauche ou l’élection par recommandation, en fait par cooptation. Et la
victoire par la passagère défaillance de l’une des deux masses qui à égalité
avec l’autre avait d’abord poussé celle-ci, puis résisté à une contre-poussée
et soudainement le terrain avait glissé, n’avait plus offert de quoi se caler.
Depuis plus de vingt ans, la France politique n’a que cette stricte observance,
aucune majorité à l’Assemblée Nationale n’est reconduite, ce qui comme antan,
mais à intervalle de cinq ans sauf dissolution, donne un coup pour toi, puis un
coup pour moi et pose donc le métier politique en profession où n’être pas
ministre n’empêche pas d’être député-maire-conseiller général pour le moins, et
inversement ou réciproquement un peu plus tard, ce qui comme il est naturel
engendre des pratiques de services à rendre pour n’avoir pas trop à les
solliciter quand s’inversent les rôles.
Une chronique trop brillante et
trop tôt obtenue dans un organe trop autorisé et écrivant presque chaque jour
quelques lignes des tables de la loi, une profession de généraliste quoiqu’elle
eût sa précision et sa rigueur d’expérience et de situation à créer ou à
dénouer avec les mêmes sanctions que celles du monde des affaires, c’est-à-dire
l’exécution d’un contrat ne donnaient ni passé ni alliés au candidat à l’entrée
dans un grand groupe. Il n’avait su que bredouiller le nom de l’Ambassadeur qui
n’avait pas su empêcher qu’il fut rappelé, extirpé hors d’un pays de rêve qu’il
commençait à peine de savourer, et celui du secrétaire général de l’Elysée.
Insuffisant. L’idée qu’il avait à proposer était artisanale, pas plus dérisoire
ou puérile que le fonds de commerce des plus industrieux et enrichis de nos
contemporains, du pneumatique, de l’huile, de la console informatique, du
décodeur. Soit une matière première ou un produit dont personne, consommateur
ou fabricant ne peut se passer, soit un procédé virtuel ou très mécanique
permettant de dériver automatiquement et sans tierce déperdition un flux
financier ou quelque flux que ce soit pourvu qu’il soit convertible facilement
et sans frais annexes en flux financier. On proposerait aux sorties des salles
de cinéma, dont l’empire sis rue de Tilsitt, avec stationnement serré des
voitures toutes de même marque, gabarit, couleur et brillant, entre grille
style années 1930, chaussée embouteillée et façade sans recul, contrôlait et
avitaillait un nombre exponentiel, le texte, ou les images, voire la réplique
qu’allait bientôt permettre la technique, le spectateur serait aussitôt
consommé le spectacle possesseur des rééditions à se donner privément. D’autres
idées pourraient survenir si une meilleure connaissance des productions ou des
emprises du groupe était loiisible. Se faire fort de saisir puis développer une
novation par jour, il en était capable mais n’avait pas convaincu et après deux
ou trois entretiens verbeux de ce genre où assis sur un canapé, les genoux
serrés il laissait aller ses yeux d’une commode surchargée de photographies
dédicacées par Lagardère à la gestuelle de son stratège, se nommant Gergorin et
enseignant la vision planétaire dans quelques universités et autres colloques,
comme la manie en commençait de poindre au milieu des années 1980.
En Février 1996, on était au
premier hiver d’un règne si longtemps brigué que le prétendant et les électeurs
l’avaient commencé fourbus, après que deux surprises aient failli faire tout
capoter d’un parcours de trente ans. Nommé Premier Ministre sans que son avis
ait été requis, mais son accord était prévisible, Edouard Balladur faillit
doubler Jacques Chirac. Ce devenait une manière plausible d’analyser tout des
comportements qu’ont les grandes gens à la tête de beaucoup de choses et en
puissance de beaucoup d’autres, à partir d’une unique intuition, constamment transposable.
Chacun craint de se faire piquer son rang dans la queue, la place qu’il a mis
tant de soin et de fatigue à conquérir et se relâcher, perdre une seconde ce
que l’on a, y admettre en proche quelqu’un d’un gabarit voisin du sien est
mortel. On ne remonte pas dans un train dont on est tombé en marche. La règle
est plus impérieuse que la fidélité au programme ou au clan grâce auxquels on a
ôté un peu d’égotisme à une candidature toute personnelle. On habille de
mérite, de dévouement, d’une sagesse hors du commun celui et celle qui
l’emporte, mais le si peu qui a fait la différence à l’instant unique où se
fait la décision avait certainement un socle immense et depuis longtemps
présageant rétrospectivement l’immanquable succès du nouveau propriétaire. De
celui-ci, il avait d’abord pensé n’avoir pas perdu la relation. Précisément,
l’élection partielle dans le Haut-Doubs lui avait fait rencontrer le maire de
Paris. La campagne les passionnait tous deux, Jacques Chirac, en connaisseur
voyait le candidat quoique sans répondant, sans appui, puisque sans
investiture, faire des progrès, remuer quelques esprits, gagner certainement
des voix et ne pas démériter. Ils en avaient débattu et le pontissalien
d’adoption avait même obtenu, en espèces que l’ancien Premier Ministre et futur
Président de la République était allé chercher dans une armoire forte au recoin
d’un des plus vastes et plus imposants bureau de tout Paris sinon de la planète. Quoi que
vous fassiez plus tard, et même si vous me traitez d’un va-de-la-g… sachez que
ce je fais pour vous aujourd’hui, je l’oublie du même coup et que cela ne vous
lie à aucune reconnaissance, ils s’étaient quittés une première fois sur ces
mots tandis que Joan Baez, parce que Georges Pompidou en avait été féru,
entrait chez le maire et recevait sa main. Une autre fois, de l’argent encore
lui avait été donné. Ses dépenses de campagne n’étaient pas couvertes, loin de
là, il allait en supporter les dettes une bonne dizaine d’années jusqu’à ce
qu’enfin libre il contracte des emprunts pour se donner racine mais à l’opposé
du Jura, en plate Bretagne du sud. La nuit du premier tour, il avait mis, entre
lui et le ring dont il avait été débarqué faute du minimum qui était élevé en
pourcentage des inscrits, quelques centaines de kilomètres et un communiqué
donnant à ses électeurs toute indépendance de jugement pour le second. A quatre
heures du matin suivant, à la nuit noire, en baie de Saint-Tropez, une marina
que lui prêtait quelques jours un très proche du président régnant, qui faisait
dans le champagne à travers toute l’Allemagne avec tant de succès que ce serait
l’un des fleurons les mieux sertis du futur L.V.M.H., Jacques Chirac était
« au bout du fil », lui demandait ses voix, lui décrivait la lutte au
couteau entre son mouvement, nos idées et nos convictions, insistat-il, et
Valéry Giscard d’Estaing, grand favori pour une réélection à venir dans un
semestre. Ainsi, chacune des six élections législatives partielles du prochain
dimanche était décisive et les presque trois points que lui-même pesait dans le
Haut-Doubs feraient la
différence. Il le refusa, le maire de Paris ne lui en voulut
pas et l’entretien d’embauche, qu’il eût fallu ne pas manquer et dont il ne
savait pas sur le moment qu’il ne se reproduirait jamais, eu lieu en forme. Au début de
1981, François Mitterrand appréhendait qu’au second tour il ne fût pas présent,
tant la verve et l’activisme de Jacques Chirac emplissait l’arène et restait
forte la possession d’état de celui qu’on attaquait à propos de diamants pour
ruiner plus efficacement une image publique perdue de contrôle. Mais Jacques
Chirac voyait la déconfiture de Valéry Giscard d’Estaing et son propre passage
en tête de toutes les droites, il y avait donc des circonscriptions à gagner,
Thionville fut mis à plat sur la grande table de travail du maire, Jacques
Toubon et lui se tutoyaient, le cadet était au milieu, voyait les chiffres,
imaginait une rue principale en descente, des pavés pour chaussée, des briques
pour encadrement des fenêtres et ce n’était pas la tristesse probable et
l’anonymat obligé de marches frontalières ni vraiment à l’est ni vraiment au
nord du pays qui le firent refuser, mais d’avoir à évincer un communiste, des
communistes et toute une dialectique de générosité et de tradition militante, au
nom de quoi ? et pour qui ? La chance ne passait pas encore, il fut
sollicité de donner son avis, le maire avait-il à se présenter lui-même à
l’élection présidentielle ? Non, répondit-il, le tour viendrait et Michel
Debré était à honorer, quoique lui-même ne le soutint pas, toutes les
tentatives de copies conformes à de Gaulle depuis Avril 1969 et jusqu’en Avril
2002 ont sonné faux, et tout autre que l’homme du 18 Juin est grandiloquent,
usurpe quelque chose quand le texte appelle la France à la rescousse et renvoie
dos à dos les grandes divisions de la gauche et de la droite. Et quand un
peuple a la mémoire défaillante, c’est diminuer le héros que d’en présenter un
mime. Le dernier épisode se
joua en costume et sur la véritable scène, au premier étage
du palais de l’Elysée, quand parvenu au haut de l’escalier qui n’est pas
vraiment majestueux et qu’on peut contempler aussitôt les portraits peints en
pied, pas mauvais, de Charles de Gaulle en sombre et en manteau et de Georges Pompidou en embrasure de fenêtre,
tous dos immobiles et paraissant réconciliés, il se trouva là, à attendre
d’entrer chez le secrétaire général et que le nouveau Premier Ministre, Jacques
Chirac une seconde fois mais en maître sous un Président diminué, l’aperçut,
sans un mot, le regarda photographiquement. Ce jour-là, il était un traître
puisqu’il visitait le dernier bastion que le prétendant allait enlever. Ils se
revirent à la portière du président du Kazakhstan, l’amnbiance était
fonctionnelle et un Ambassadeur n’a pas à solliciter un maire, même si celui-ci
l’est de la capitale, tandis que va une visite très officielle.
Ni du sérail politique donc, ni
de la carrière diplomatique proprement dite, ayant compris que son
administration d’origine lui en voudrait irrémissiblement d’avoir joui de la
vie et de fonctions sans lui en dire merci à chaque instant, et d’avoir ainsi
vécu sans souci d’une dette et d’une jalousie qui semblait maintenant s’être
propagée dans les couloirs des grands bâtiments d’entre la Seine et la gare de
Lyon à tel point que même des inconnus assuraient le connaître et avoir à le
virer, il arrivait au bout d’une errance d’un an qu’il ne savait pas n’en être
qu’à des débuts. Il avait donc écrit au ministre pour faire courir les délais
du refus implicite de décision, au sens du Conseil d’Etat, puis à toutes les
entreprises, à leur tête respective, dont il avait gardé la trace d’une
représentation au long de ses pérégrinations sur nos marchés extérieurs. Cela
va, hier comme aujourd’hui, de la restauration en grand à l’avionnique et aux
fabrications d’armes sophistiquées, de la publicité aux vieux noms et aux
méthodes nouvelles d’images jusqu’à quantité de pétroliers, gaziers, avocats
d’affaires, faiseurs de mariages entre entreprises et autres grands groupes de
banque, d’assurance, de finances et de services. Il n’en connaît au moment où
il passe le premier sas en début de soirée, rue d’Astorg, que des représentants
qu’il a beaucoup, et parfois avec agrément, pratiqués, mais il avait, es
fonction, l’avantage de parler à des salariés ou à des commissionnés tandis que
lui paraissait indépendant puisque chargé des prérogatives de l’Etat et de
distrubuer ou de recommander la distribution de quelques subsides ou
perspectives de subsides qui vont avec la puissance publique, selon presque
tous les Français. Position dont il ne réalisait pas encore, tant le changement
était rude, complet, combien elle avait révocable à proportion justement de son
agrément et des apparences de son inexpugnabilité. Il avait fréquenté des
raisons sociales sans en connaître le visage dirigeant quoique des noms lui
soient devenus familiers, presque des sigles appelant des vies et des
biographies de roman, Pineau-Valenciennes, Suard, Gandois, des industriels
auxquels venaient s’ajouter la génération montante qui agilement –
privatisations ou natiuonalisations, et l’inverse – avait fait des
échaufaudages et se hissait sans rien montrer d’antécédents ou de savoir-faire
appris sur le tas, jusqu’aux étages nobles. Lagayette et Peyrelvade, Haberer
succédaient, à raison seulement d’une appartenance brève au cabinet d’un des
successifs ministres des Finances, aux rejetons bichonnés de la banque
protestante, de l’industrie de famille, du groupe centenaire ayant fait du
canal, du chemin de fer, du fret et toujours beaucoup d’argent qu’à tort on
plaçait soudain dans l’immobilier et l’assurance. C’était assurément du concret
mais qu’il ne connaissait pas. En Asie centrale, il avait tâté sinon du
pétrole, du moins des foreuses gigantesques et filiformes et visité, sans précaution,
Loïc Le Floch-Prigent, battant froid un parterre de diplomates, tous nommés
dans des territoires dont les frontières ne dépendent pas des traités mais des
intérêts. Il avait su, au haut de ce qui n’était pas un hôtel particulier, mais
une tour de verre à la Défense, se faire admettre au tête-à-tête avec cet
homme, qui avait en commun avec François Mitterrand, l’effet de cour et l’aura
impérial quand il était en spectacle. L’entretien avait été particulier et
confiant. Ils étaient d’âges analogues, de rang moralement égal, mais l’un
était une puissance économique et l’autre, certes nommé en Conseil des
Ministres, se savait appelé à la prudence. Il avait été cet autre avec habileté,
pouvait-il croire. La confidence avait été en deux parties. Le pédégé ne savait
qui commençait de gouverner et aurait à décider dans l’ancienne République
soviétique, indépendante presque de mauvais gré. Si l’Ambassadeur pouvait lui
dessiner une carte du tendre, bien des commissions seraient épargnées et les
Français, dans l’art de corrompre, ont le don de se tromper de destinataires et
de laisser troip d’intermédiaires à leur trace au présent et pour le futur, le
premier décisif et éliminatoire et le
second, par construction, incertain. L’autre partie de l’entretien avait porté,
sans qu’on puisse croire à de la prémonition, sur la précarité de tout
dirigeant d’un groupe pétrolier qui n’est pas anglo-saxon mais parvient à se
faire reconnaître parmi les dix premiers, peut-être même parmi les cinq. La
barbe de belle taille et couleur Renaissance, qui appelait une bouche et des
lèvres appliquées à un verre de cristal taillé accueillant le meilleur vin
couleur carmin, dissimulait en réalité les tics et la vieillesse installée
d’une angoisse que confirmait les ongles rongés à des mains potelées. Approché
de part et d’autre d’une table étroite et nue, l’empereur avait peur et avouait
ne tenir la suite de sa carrière, comme sa nomination et à plusieurs reprises
sa protection personnelle, de François Mitterrand. Ils avaient pu, se souvenait-il,
échanger leur expérience personnelle du souverain, son attention aux personnes,
la douceur pénétrante de sa voix, de son ton, de ses observations, sa grandeur
en somme mais son secret surtout. Un pétrolier et un diplomate, surtout s’il
leur faut s’appliquer à comprendre l’Asie centrale, les idiomes dérivés du turc
et les races dérivant et s’accrochant aux buissons et aux troupeaux des steppes
qui tous déambulent comme des mers et du vent sans contour ni orientation
assurés, doivent apprécier de tels maîtres au regard qu’on ne perçoit pas mais
à la fascination courtoise qu’on subit et qu’on accepte, non sans gloire ni
plaisir.
Le pédégé du petit immeuble noyé
dans une nuit américaine, avec qui il a rendez-vous marqué à la fin des heures
diurnes de bureau, est donc pour lui le second du genre. Il ne s’imagine ni ne se pose en solliciteur. En
littéraire impénitent parce qu’inédité, il se réjouit davantage de connaître,
de voir de près un personnage dont il ne sait encore rien, pas même l’apparence
physique. De ses collègues en diplomatie ou au ministère du quai Branly puis de
la rue de Bercy, il n’a jamais eu la curiosité, il les regarde comme des
compagnons de chaîne – car l’humilité contraint chacun et que dans
l’administration on est tour à tour gérés et gestionnaires, lui-même ayant fait
exception et qui n’aurait souhaité en centrale qu’un emploi itinérant
d’inspecteur ou d’arrangeur des ressources justement qualifiées humaines – ou
des co-initiés jouissant d’une existence et révérant quelques rites comme il
doit y en avoir derrière la clôture monastique. Le sort et le poids de chacun,
quand on est du même monde, se lisent dans les annuaires, se modifient, se
décalent, se rattrapent par une nomination dont la rumeur a couru longtemps
avant qu’elle n’intervienne ou se manque in extrêmis, ainsi manqua son débouché
depuis le cabinet de Pierre Bérégovoy, un André Gauron certain d’être
commissaire au Plan, et qui l’avait constamment aidé dans sa brigue à lui d’un
poste qui n’étant pas à la décision du ministre des Finances et de l’Economie,
serait plus facilement obtenu par témoignage indirect d’une valeur que personne
ne vérifierait en confectionnant, sur ordre, le décret aux trois signatures
constitutionnellement qualifiées. Du proche collaborateur de ce ministre qu’il
aimait, il avait ainsi entendu le récit des motifs derniers pour lesquels la
France avait finalement accepté de participer à la première des guerres d’après
la chute du mur de Berlin, ces guerres télévisées à tous contre un que commentent
des experts nationaux ivres d’une servitude intellectuelle et logistique envers
une hégémonie méprisant la faiblesse de ses alliés et leur rouerie de
serviteurs contraints mais exonérant, par son excès même de puissance, toutes
les vilenies du consentement à la dépendance. Ce n’est pas l’Ambassade de France au
Koweit qui avait été saccagée par les gens de Sadam Hussein, mais la video. et
les chaines stéréo. de l’Ambassadeur à sa résidence dont il était d’ailleurs
absent au moment des faits et où l’on pouvait entrer rien qu’en écartant les
battants simples de porte-fenêtres de plain pied sur le sable. La dépêche
d’agence avait été passée au Président de la République, conférençant à Prague
pour tenter d’opposer à l’annexion d’une petite Allemagne par une plus grande
et mieux située, la logique d’un autre agencement de la vieille Europe, des
cardinaux de l’ancienne Autriche-Hongrie, des gens de théâtre devenus chefs
d’Etat, des représentants de forces vives mais peu de parties réellement
prenantes avaient accepté l’invitation, écoutaient le discours mais
desservirait le dessein qui venait décalé et tardivement par rapport à une
Histoire qui, une nouvelle fois du côté de la Bohême et de l’Oder avait forcé
les choix. L’ambiance n’avait pas été à la réflexion, ce fut la dépêche d’Ems
d’autant que nous ne serions pas en première ligne. Le point intéressant était
que Pierre Bérégovoy et ses collaborateurs suivaient donc la grande politique,
celle dite étrangère, et qu’une nomination d’Ambassadeur pouvait transiter par
eux. Fermer notre représentation à Pankow lui avait été proposé, il l’avait
décliné puisque de Vienne où il était affecté depuis qu’il avait été sorti de
sa première disgrâce, il savait trop que Berlin-Est ne pouvait survivre à l’air
libre, ou alors il eût fallu faire adhérer cet Etat qui avait failli devenir un
pays parce que l’Allemagne est aussi multiple qu’elle aime son unité et être
forte, directement et en tant que tel aux Communautés Européennes. Le concert
intime eût garanti une certaine différenciation et ce n’eût pas été un second Anschluss ;
les mots et les réminiscences étaient forts et périlleux. Il en avait appris
les distinguos, avec une dilection de plus en plus grande, en même temps qu’il
acquérait quelques rudiments d’allemand tel qu’il est parlé à Vienne et
censément au Burgtheater. A l’époque Jacques Chirac, voulant faire plus fort
que François Mitterrand et n’être pas en reste d’une unification, avait évoqué
l’Autriche au programme du chancelier Kohl, tandis que circulaient des journaux
d’une autre inspiration où la République démocratique lâchée par Mikhaïl
Gorbatchev n’était à la une qu’en tant qu’Allemagne centrale. C’était aussi le
moment où Moscou et Bonn échangeaient des signatures au bas d’un traité de bon
voisinage. Où était la Pologne ? Grandiloquence discrète des évocations en
privé de diplomates en déshérence de postes. Dernière à Berlin-Est, une épouse
Timsit était donc devenue conseiller diplomatique d’Edith Cresson, promue à
Matignon. Le jeu des chaises musiciennes, puisqu’à la prise de ces mêmes
fonctions par Pierre Bérégovoy, il avait voulu succéder à celle à laquelle il
lui avait été proposé de succéder à Berlin. Dans une vie humaine, surtout si
elle est faite de migrations dans les organigrammes publiques ou des grands agrégats
économiques et financiers, on ne rencontre que quelques mêmes gens, une petite
centaine dont seuls une grande vingtaine ou une petite cinquantaine restent
familiers, qu’ils soient vos riveaux, vos tortionnaires ou vos commanditaires
et parfois bienfaiteurs. Mais l’âge fait vieillir et il n’est pas faste d’être
géré par plus jeune que soi, les vitesses ascensionnelles ne s’accélèrent que
pour la génération montante. Quand un Ambassadeur de France dignitaire dont il
avait passionnément, décisivement désirer pouvoir aimer la fille, quelques
secondes pour l’avoir regardée rejoindre son père chez Ledoyen où celui-ci le
traitait brièvement, vous pince au sang à travers votre veston de cérémonie
parce que vous êtes plus familie que lui d’un Premier Ministre officiant, vous
percevez que la lutte dure jusqu’aux obsèques et au niveau protocolaire de
celles-ci entre ceux qui sont arrivés avant et ceux qui, sans rien vouloir ôter
aux aîéns, au contraire, veulent simplement avoir un tour, certes bien moindre,
mais quand même un petit tour. Il avait eu la gloire brève mais enviée, ce
pincement par un Ambassadeur qui avait trois ans durant, et quelles
années ! celles du soir d’un très grand homme, été chargé de la presse à
l’Elysée, et qui n’avait donc rien à jalouser en rien, signifiait qu’on ne
tolérait pas qu’il puisse parler et même interpeller un Premier Ministre,
simplement parce que celui-ci lui en avait mieux que la permission, la coûtume,
la liberté. Natives.
On lui donne ici son titre
honoraire d’Ambassadeur, on est venu le chercher au bas d’un escalier faisant
immeuble de maître, on passe par des entresols, puis ce devient vaste et
prestigieux, on passe un palier, les parquets y sont croisés, personne mais
cela ne semble pas désert et sans préavis ni temps d’arrêt ni lieu de
transition, il est face au maître des lieux qui raccompagnant deux quidams
semble s’excuser de ne l’avoir pas fait attendre. Rien n’est feint, au
contraire. L’homme se présente, ce qui est intelligent puisqu’ils ne se
connaissent pas et que sa qualité de chef n’est pas surimprimée à son visage.
Sensation de solitude que produit cet homme, mais sans manifester ce qui va
avec, une souffrance ou des failles. C’est donc lui en costume orange-brun,
chandail à pointe orange et très ordinaire sous la veste. Les mêmes
chaussures à boucle que son visiteur de fin extrême de la journée, le cheveu
presque gras, abondant sur une tête un peu plate, un bouton au milieu du front,
mais le visage est attentif et souriant. La personne parle sans hésiter, mais
se laisse conduire et reprend les mots de l’interlocuteur, quand ils ne sont
pas les siens ou paraissent plus précis ou originaux : est-ce une suprême
politesse ? n’engageant pas. Ce ne semble ni affecté ni calculé. Le pédégé
met à l’aise, de but précis que bien recevoir celui qui vient à lui et qu’il
reçoit. Vous buvez quelque chose ? La table qui fait plateau entre eux,
avec une vitre, le plafond disproportionné par sa hauteur, une toile moderne,
de très grandes dimensions que lui peut contempler tandis que son hôte se
présentant de trois quarts d’heure ne voit qu’autre chose. Pas d’appels
téléphoniques, pas d’intermèdes d’une secrétaire, d’un collaborateur.
Il répond qu’il a écrire encore
ce soir, embraye sur Lesseps, assimile des images qu’il suppose être demeurées
gravées dans la mémoire conjugale de ses parents, relayée par celle moins
solaire, plus anxieuse de son frère aîné mais à un tel degré de redondances et
de couleurs et d’odeurs que l’Egypte en était devenue un mythe familial, alors
que les huit enfants nés en France n’y avaient jamais les pieds, surtout aux
époques où les photographies se tiraient comme des gravures et sur papier
bistre, où les trottoirs au Caire avaient des arbres, tous, et où les voitures
étairent rares, toutes différentes les unes des autres de couleur et de
carrosserie, il y avait de la toile, du cuir, du bois, des chromes et le soleil
était différent et les indigènes s’écartaient du champ quand l’image était de
famille et qu’ils étaient domestiques. Mais cela ne fait qu’une phrase et de la
légende au regard d’une légende. Ne pas songer à des points communs, se montrer
professionnel, virtuellement utile, adaptable aussi. Au Portugal, quand il y
était, Indosuez introduisait Creusot-Loire, selon une exclusivité définie mais que
comme tout dogme il n’avait pas eu à approfondir ni à se justifier. Les choses
sont ainsi mises qu’on peut regarder et ajuster dans les deux sens, la banque
et l’industrie. C’est donner la main à celui dont il veut s’instruire, de
plain-pied. Commence un récit, dans une langue dont il ne saisit pas tout, les
noms propres, les échevaux de carrière qui se croisent, les décisions
pendantes, les risques pris au passé mais à ne pas accepter au futur proche. Le
pédégé continue sur le groupe et le
présente longuement. Mi- du dehors, mi- de l’intérieur à la façon dont on se
tiendrait à un inventaire qui doit être efficace, effectif et dont on va sortir
quelque chose. Lui-même, sans toute la culture pour apprécier ce qui est
l'information du grand public, ou ce qui est de la stragégie ou des données
vraiment internes, écoute. Il ne prévoyait pas que cela l’intéressât vraiment
ce moment avec un homme pas loin de son âge, simple et lui faisant la grâce
d’être perplexe sans que cela tombe dans la dubitation ou l’hésitation. Ne
sachant rien de Suez, alors que d’Alcatel, de Thomson, de Dassault, de Sodhexo,
de Carrefour, de Schlumberger ou de Schneider, de Michelin assurément il
connaît bien des passes, des traverses, des anecdotes qu’on ne raconte qu’à la
chute d’un dirigeant ou qu’à la fin d’une génération. Le canal certes et un ami
de ses parents chargé de ce dont il ne se souvenait plus quoi, mais qui était
important avant guerre et servit de passeport au retour sur site après les
événements de 1956 ; un inspecteur des Finances de la promotion de Couve
de Murville, quelques mois préfet dans son pays, nommé par Pierre Laval lequel
donnait pour instruction orale à ses représentants de ne pas suivre les
écrites. Ces traits n’ajouteraient pas à l’exposé qu’il entend et où il n’a
rien à apporter, d’autant que c’est du passé et que le dirigeant actuel porte
en horreur le régalien et se veut au mieux ex æquo d’un autre, confrère, rival
ou d’un métier différent mais exercé sur le même territoire, afin de n’être
jamais à la proue mais plutôt du côté de l’hélice. La voix n’est pas fatiguée
des conversations de la journée, le ton est d’un bref résumé, non celui d’un
cours. Lui-même ne sait donc rien de Suez, il a la vague idée qu'on y fit trop
dans l'industrie lourde, à l’époque où l’on continuait de porter un nom quoique
in partibus infidelis, et, plus flou et incertain encore, le souvenir
des querelles d'une succession difficile de Gérard Worms, juste l'été
précédent. C'est tout. Il ne sait pas même le statut actuel, et rien de la biographie
de celui qui le reçoit, sinon qu'en face de lui parlant à voix pas haute, les
jambes non croisées, les mains pas volubiles, le visage rajeuni par de la
lumière qui n’est pas celle d’une lampe sourde et proche, mais tombe du plafond
et rappelle qu’on ne parle pas dans un salon et pour peu dire, on a quatre ou
cinq ans de moins que lui. Procéder par tâtons et bon sens, dès que pour lui
s’estompera un peu l’effet de s’instruire inopinément de la cogitation d’un
souverain nouvellement intronisé.
Au début,
il flotte complètement. Le Kazakhtsan, un contrat électricité, Tetrabel ?
Tractobel ? Il n’en a plus souvenir, pourtant ce soir est exactement à une
seule année calendaire, jour pour jour, de la dernière fin de journée, du
dernier début de nuit, où insouciant et imprécautionneux il s’attardait à des
adieux de protocole, à des baisers de fiançailles et négligeait la vérité,
l’amour de celle avec qui il passerait quelques heures au lit, sans plus la
toucher et qu’il ne comptait pas revoir, une fois envolés, elle vers l’Inde du
nord en voyage à tarif réduit, pour tromper son chagrin et ce qu’elle croyait
devoir n’être qu’une attente, et lui pour Paris où l’élection présidentielle de
1995 se jouant, il tenait pour assuré qu’il ne saurait pas moins bien que si
souvent par le passé parcourir les couloirs et faire s’ouvrir les portes et les
agendas ramenant à un emploi convenable, ou à convenir. Puis commence l'exposé,
c’est le dirigeant qui parle. Le groupe très alourdi par l'immobilier, des
pertes en quelques années, équivalentes : 26 milliards, à tout le bénéfice des
cent ans de canal et à la capitalisation au moment de la privatisation de 1987.
Heureusement, la banque est riche et a pu absorber ce qui a été bien plus qu’un
ressac. Surtout se débarrasser de l'immobilier, significativement dès cette
année. En faire autant de l'industrie lourde. S'appuyer sur deux métiers et les
développer : la banque, en crédit surtout à la consommation, métier d'avenir
mais sur lequel tout le monde sèche, témoin la récente copie. C’est lui qui
place une banderille au hasard, la lecture récente du « grand quotidien du
soir ». La réponse lui donne à penser que l'homme est plutôt réservé
vis-à-vis des actuels gouvernants, ce qui lui plaît. La banque donc, et ce semble
le métier de son vis-à-vis, ainsi placé pour avoir vite procédé à un audit
personnel de tout ce dans quoi, nouvel arrivant, il a, à ce niveau désormais le
sien, à se mouvoir et à en animer d’autres, mais pas seulement la banque. Tout autant,
les services aux collectivités locales : l'eau, l'électricité. C’est la
participation à la Lyonnaise – au passage, il entend la confirmation de
l'emprise et du delphinat d’un de ses propres camarades de promotion,
orageusement marié à la fille de François Missoffe, celle dont « Rudie le
rouge » s’était targué d’en avoir fait sa maîtresse quand, en pleine
discussion sur le règlement intérieur des bâtiments ou des dortoirs en campus
de Nanterre, le ministre de la Jeunesse et des Sports, de Gaulle régnant, était
venu inaugurer, croyait-il, une piscine mais en fait ce qui s’appela vite
« le mouvement du 22 Mars ». Du moins, c’est ainsi qu’il aime à
raconter l’histoire, à la fois intime puisqu’il s’agit d’un condisciple chez
les Jésuites dans les beaux quartiers et d’un camarade envié et admiré à
l’Ecole Nationale d’Administration, qui l’avait encouragé à redoubler la
dernière année de scolarité pour avoir une meilleure chance de sortir où il
voulait entrer. Vocabulaire et raccourcis des concours et des des
« amphi-corps ». Le couple a ensuite fait du chemin, il y aura chez
l’épouse du passage au gouvernement, de la candidature à la mairie de Paris et chez
l’inspecteur des Finances, fils d’un pétrolier gaulliste et diplomate,
longtemps puissant et assez notoire pour ne pas se placer au premier rang, des
ambitions de même rapport et de même habile sagesse. Guy de Panafieu au
charme certain ne parviendra pas cependant à diriger les Relations économiques
extérieures aux Finances, ni à succéder vraiment à Jérôme Monod, ni à
viabiliser une informatique française il est vrai foireuse bien avant qu’elle
lui soit confiée. C’est une de ces relations dans une vie, qu’on croise
souvent, que très peu suffirait à s’annexer ce qui aux heures grises est utile,
surtout à charge d’une revanche qu’il n’y aura pas à honorer, car aux uns les
places de compensation et aux autres le couloir et l’anti-portrait. Très
curieusement, il lui fait penser physiquement au cadet de ses frères, même
découpe sportive et même incompatbilité mentale car celui qui a de naissance ou
pa mariage, ne peut comprendre les aléas de celui qui n’obtient qu’à titre
périlleux, révocable et sans vcie de retraite. S’il avait à dessiner les
profils, les plats et les saillies d’une course réussie, il choisirait celle de
ce garçon chanceux qui ne l’a jamais impressionné, dont il pense qu’il n’a pas
de secret mais pas non plus d’excès et qu’en tout il a sans doute, très
probablement une certaine âme. Car le patronat français, issu de la haute
fonction publique depuis la fin des années 1920, que les fortunes soient
familiales ou que les biens à administrer soit ceux de l’Etat, a un fond
catholique, prise la morale et a peut-être peur du péché qu conduit à l’enfer.
Il y a de la foi chez le riche qui interpelle Abraham et à défaut Lazare, le
pauvre. C’est le Français quand il est doté et parfois jusqu’au paroxysme de
placer le chiffre 6 entre ses initiales patronymiques. Mais les Présidents de
la République laïque, fière d’avoir expulsé les congrégations au même moment
que les princes et d’avoir rompu le concordat de chacun des régimes qu’elle a
abolis, vont bien à la messe, pas seulement pour les enterrements, François
Mitterrand dans la cathédrale de Reims, aux côtés du comte de Paris pour le
millénaire capétien, et Jacques Chirac à Bormes les Mimozas en personne ou sa
femme par procuration. La Lyonnaise des Eaux, ce qui situe et fait sérieux, car
à Lyon naissent et résident les Fabre, les Chaix, les Cabot, les soyeux, les
armateurs, les indicateurs de chemin de fer. Et du même genre, surtout la Belgique. Faire de
la colonisation une bonne affaire qu’un roi revend à l’Etat qu’il préside, et
tout autour de ce qui devient le noyau dur et le seul ciment dont dispose un
royaume tripartite mais monocéphale avec arcs de triomphe, monuments de la
dynastie et mariages princiers sur fond des toiles impressionnistes qu’on
pouvait peindre en empruntant à la cathédrale de Rouen par brouillard puis
coucher de soleil mais qu’on brossait bien mieux le long d’une côte, courte
pour les stratèges, on n’y débarqua jamais significativement et l’on n’y
rembarqua pas non plus, mais rectiligne et étonnament bout du monde parce qu’on
y arrive de Bruges et de Gand, de siècles en dentelle, en rouge étonnant, en
bleus et en visages inimités.
Gérard
Mestrallet poursuit… aucune image ne transparaît, et il se garde, quant à lui,
de placer aucun nom. Au moment du raid de la Société générale et de Pébereau,
nous avons répondu à l'appel de la Société Générale de Banque et y avons pris 10 %.
Cela nous a couté très cher. C'est la troisième capitalisation en Belgique. Je
dînai avec Alphandéry, et lui ai demandé : savez-vous que je suis le premier
producteur d'électricité dans le secteur privatisé à l'Est. En fait, il ne
s’agit que de la Hongrie, depuis trois mois, seule à avoir privatisé ce
secteur, et que rapporté à vous en France, je produis presque le tiers de vous
(l'Irlande, un peu les Etats-Unis, et surtout la Belgique). Tandis qu’arrivent
les chiffres, les territoires, les annexions, qu’apparaissent évidents et bien
menés des choix profonds et que se constitue quelque chose qui a tant de
cohérence qu’il faut s’étonner que ce ne soit que nouveau, le voici avec
d’autres associations, car il connaît la tapisserie par son envers. Un autre
camarade, autant de chez les Pères Jésuites, rue Franklin, pavillon Clemenceau,
que rue des Saints-Pères, fils adultérin d’un très grand du monde scientifique,
demi-frère d’un préfet à la carrière parfois laborieuse parfois parvenant à un
niveau où il y a à décider, frère à part entière de la demoiselle de Monsoreau
que leur mère tenait pour prodigieusement belle, au sens littéral puisqu’elle
ne la lâchait pas du bras quand elle la présenta à ses parents, du côté de la
rue de la Pompe, quelques années après les avoir adjuré de voter pour
Habib-Deloncle au lieu du défenseur du Maréchal, en Novembre 1958. Camarade à
l’étonnante palette, du cœur, plusieurs mariages et de la pruderie, une fortune
inattendue mais méthodique, le don des langues (l’anglais et le russe) qui sut
éviter le délit d’initiés et repasser de la commission des opérations de
bourse, d’abord sous l’insoupçonnable Bernard Tricot, à l’inspection générale
des Finances, son corps d’origine après l’E.N.A. elle-même intégrée par la
« botte » de l’Ecole polytechnique. Ennuyeux et poseur par son art de
mettre mal à l’aise en s’étonnant sans cesse que son interlocuteur pour une
tasse de café, place du Palais-Bourbon, ignorât ce que lui savait. De la
fidélité devant le cercueil de Michel Jobert, un mercredi de Mai 2002 où
beaucoup de monde se cotoyait sans accepter de se reconnaître ni de se parler,
et lui-même qui s’était donné ainsi qu’à son éminent mentor une grande
matinée de méditation, l’enfant de Meknès allongé en bout de course, la tempe
et l’œil gauche tuméfié par la chute du samedi précédent, celle déjà de la
mort, et lui assis avec un écritoire informatique pour saisir devant témoin ce
qu’ils avaient vécu ensemble. Jean-Luc Lépine, comme Jean-Pierre Chevènement,
comme quelques-uns du parterre quand le Mouvement des démocrates avait ses
rassemblements et aussi du succès dans les médias, allèrent jusqu’à la chapelle
dite du Réveillon. Par Jean-Luc, il avait une idée des frères Pébereau au début
de leur ascension respective. Mais du raid qui inaugurait ce chemin cahoteux où
Pierre Bérégovoy petit à petit serait emporté par des attachés de cabinet
faisant de l’ingénieurie et du monopoly, il ne savait rien. Naoury ne
tomberait pas, --- retrouver le nom du chargé des
questions industrielles à l’Elysée en 1985-1988 et s’esquiverait dans une estime demeurée générale,
au contraire paraderait et hâblerait jusqu’au rendu d’arrêt en Cassation.
Le récit
continue, c’est du Benelux qu’il s’agit, un nom manque, celui de Frère, mais
Mestrallet est économe de noms propres, celui de ses patrons quand il était homme
de cabinet et les conseillait ne viennent à aucune rescousse, simplement parce
que ce n’est pas nécessaire et que c’est d’inventaire de raisons sociales, de
métiers, de chalandises qu’il doit seulement s’agir, et de ce qui est tombé
dans son escarcelle par la
Société Générale de Banque, contrôlée maintenant avec 30 % de
particpaton, tant la gestion et la réinjection de bénéfices a été profitable.
Couplet ensemble sur les moeurs belges, leur dureté en affaires, la nécessité
d'êre belge chez les Belges et non des colonisateurs, à quoi ils sont
réfractaires absolument. Le terrain redevient familier : la Vieille Montagne
a fait partie de l'empire, et ainsi de suite. Lui-même qui continue de se taire
et de visiter le stand où il est introduit complaisamment, appelle du lointain
ces épisodes de tourisme industriel que les scolarités de grandes écoles, de
commerce ou pas, aiment se
donner en prospectus et à leurs élèves. Il avait ainsi crâné
une journée entière du côté de Metez ou de Pont-à-Mousson, en se faisant passer
pour le futur gendre dont il savait pourtant qu’il ne le serait jamais, d’une
grande famille, riche de portefeuilles, de participations et de cousinage par
la branche maternelle autant que par la branche paternelle depuis trois
générations, et dont il avait été prestement débarqué dès les faire-parts
imprimés, mais surtout connue la déconfiture de son père à lui. Après son bref
passage dans la chambre de jeune fille de l’aînée des J., l’amie très intime de
l’aînée de ses soeurs – un semestre, celui commençant sa scolarité à l’école de
sélection des principaux serviteurs généralistes de la chose publique en France
– il y avait eu la déconfiture du pater familias, faisant dans les
composants électroniques et de télévision, subventionnant L’homme nouveau
de Marcel Clément, et ne pouvant donc percevoir que le Japon à la fin des
années 1970 ne donnait le choix qu’à l’alliance ou à la faillite, le
renforcement de la
puissance Michelin se défaisant de Citroën et se concentrant,
première du genre à pratiquer cette sagesse stratégique, sur son « métier
d’origine » et quantité d’histoires et de péripéties industrielles
auxquelles il ne s’était intéressé que selon la conversation de représentants
de banques ou d’ensembliers venant lui désigner leur cible ou détailler leur
dossier d’assurance-crédit, conversation quotidienne de l’officine économique
et commerciale des Ambassades. On y apprend à synthétiser un exposé, une
journée entière d’auto-proclamations ou de doléances autant qu’à crocheter, pas
toujours au figuré seulement, les portes par où passer pour obtenir la décision. Ainsi,
pour le groupe qu’on lui décrit, un point fort, et latin – a-t-il résumé - en
Europe occidentale. Oui, à savoir-faire élevé, mais à faible croissance comparé
à l'Asie du Sud-Est. La Générale de banque est à guichets au coin de rue à
Hong-Kong, nous sommes en banque d'affaires partout ailleurs : le savoir-faire,
la structuration à leur apporter. Ce devient simple, on est le 7 Février 1996.
Vous voulez être prêt pour les échéances de 1997 à Hong-Kong. Oui, et si nous
créons un poste, auquel nous n’avons pas encore vraiment songé, ce serait sans
doute pour lier les deux zones géographiques et superviser l'Asie. Il est en
Novembre 1970, en avion, la France et le monde viennent d’enterrer de Gaulle,
ce qui va être courant ensuite a été exceptionnel, la nef entière de Notre Dame
à Paris où sont à garde-à-vous devant les chaises de tous les dimanches des
souverains, des présidents, des ambassadeurs, les collines surplombant la
petite départementale sur laquelle ouvre le portail métallique plein de la
Boisserie, du monde, beaucoup mais sans plus, quelqu’un fait remarquer qu’il
fait toujours beau quand le Général préside une cérémonie, le véhicule blindé,
Malraux et son visage ravagé, quelqu’un, un autre fait remarquer, comme il
souffre, le pauvre vieux… Lui-même se verra à la télévision agitant la main, à
un angle de l’écran quand passe le convoi. Il a appris la mort en déjeunant le
mardi à Téhéran avec le conseiller culturel, Michel, le crâne rasé, l’opinion
personnelle peu gaulliste. C’est parce qu’il est repris alors qu’il évoque au
mode du présent l’ancien Président de la République, comment, vous ne savez
pas ? Il est en voyage d’études, c’est l’Iran, la dictature dont on ne
voit pas les coutures, du groupe s’est absenté le temps de cette étape suivant
la Suède et la Roumanie avant d’aller jusqu’en Extrême-Orient cet autre
camarade encore, d’origine locale, parti avec son père à l’orée des années 1950
quand échoue Mossadegh et qui sait que revenant au pays, il sera retenu
prisonnier. Garçon au teint mat, à l’intelligence méticuleuse, ingénieuse,
méritant les promotions qu’offre le Conseil d’Etat et dont l’existence parfois
presque aussi aventureuse que la sienne l’a souvent croisé, jusques – imprévisiblement
– dans la familiarité de Michel Jobert, deuxième période, celle du ministère
d’Etat, chargé du Commerce extérieur. Noël Chahid-Nouraï finit par se marier
parce qu’un enfant qui le rend heureux, l’y invite ; il en quitte un
cabinet d’avocaterie d’affaires, réforme le marché de l’art, s’élargit de plus en plus physiquement
et ne change pas de sourire et d’une certaine chaleur au second degré.
Maintenant que lui-même est déchu et à mesure que cela se prolongera, il a
plaisir à se savoir assez seul dans ce défaut d’emploi et de considération. Que
l’échec soit statistiquement rare dans la génération de ses études secondaires
et supérieures, que la spectaculaire et solide avancée au tout premier rang
n’ait eu lieu pour aucun d’entre eux, alors que secrètement, mais peut-être
cela s’aperçut-il ? il crut longtemps que ce serait son lot à lui,
l’ensemble de ces notices biographiques que la radio, les nouvelles,
l’information, la conversation en cours lui rappellent ou mettent à jour, lui
est au fond indifférent. Le rapport avec le bonheur, il ne le perçoit pas,
c’est si relatif, c’est tellement sur mesure, on n’est pas habité par tous ceux
qu’on a cotoyés ou qu’on connaît, l’époque, l’âge, du hasard font choisir. Dans
l’instant, on est toujours monogame. Quand ferment les banques, les magasins et
qu’ont été données les dernières informations télévisées pour le plus grand
public par des vedettes installées pour un quart de siècle et qui ne peuvent
donc faire acte de personnalité que par leur vie privée ou l’écriture publiée
de quelques fictions, il y a cet instant d’avant le sommeil où l’on sait
n’avoir plus rien à craindre ou à espérer dans les heures à venir. C’est demain
le temps du défi, de la concurrence, du papier bleu, de l’échéance, de la
réponse enfin à une demande d’audience. Il a toujours eu un bon sommeil et se
souvient de ses rêves la plupart du temps à pouvoir les écrire avant d’écouter
l’horoscope puis de se lever. Dans cette existence, depuis toujours, il y a eu
de la succession et de la diversité sur l’autre oreiller. Mystérieusement, le
côté du lit s’impose et il ne l’a jamais choisi lui-même, que deux
possibilités, mais jamais deux d’affilée surtout si à défaut de changer de
partenaire, il y a changement d’appartement. Diversité, successivité et donc
pas d’enfants. Ses frères et sœurs, ses contemporains en cette seconde moitié
du XXème siècle de l’ère chrétienne et il en sera de même au début du IIIème
millénaire qu’ils ont aussi en commun, reçurent tous, et sauf exception à une
période ni tardive ni précoce, de la progéniture, des attachements naturels à
avouer et afficher, des compagnonnages et de l’occupation de locaux intimes,
donc de la vie privée qui soit biologique, diversifiée, logarithmique et non
pas auto-centrée par défaut et narcissique faute de mieux. Dire cette vraie
lacune, il n’en est pas encore au point où cela forme besoin et noue quelque
chose quelque part d’une certaine manière. Une femme ne suffit pas à tout s’il
n’y a, du fait de vivre à deux, quelque troisième qui réclame sa liberté, qui
cause du souci et qu’on a, naguère, presque lointainement, fait naître et qui
atteint vingt-cinq ou trente ans quand on va vers ses cinquante ou soixante. Le
pédgé de Suez est-il marié, a-t-il des enfants ? Certainement, parce qu’à
beaucoup de points de vue, il est comme tout le monde. Il l’est tellement,
qu’il donne à son visiteur, ce soir, l’impression de le considérer du même
matériau et de la même cuvée que lui. Raison de plus d’exposer le point actuel
de la méditation qu’un dirigeant doit avoir, une fois disposées cartes et
schémas, titres de propriété et échéances de bourse sur une seule table.
Celle-ci est ronde, avec deux verres, des glaçons dans chaque, de l’ambre au
fond de l’un et inachevée, à peine effleurée par celui parle, la rasade encore
à sa moitié du whisky versé quand ils se sont assis.
Faire rebondir la
balle dans deux directions. Le faire d'abord parler de lui, d’intuition afin de
mieux le connaître, de lui donner envie de travailler avec ce visiteur, accepté
à l’essai et selon une lettre et quelques passages du lebenslauf. Gérard
Mestrallet est d’origine Trésor, Jean-Yves Haberer lui demande s’il veut faire
sa mobilité. On est dans la perspective des nationalisations : 1981, des
institutions financières inédites. Il dut être tenté. Haberer arrive à Paribas,
y amène trop de monde, les choses prennent peu et Michel Camdessus,
successeur du premier à la direction du Trésor, renouvelle sa demande. Il est
alors question d'Indosuez, mais c'est finalement le cabinet de Jacques Delors.
Nouvelle confirmation qui peut avoir son utilité. Le seul à être passé du
premier au second cabinet, rue de Rivoli, aux débuts de la gauche au pouvoir,
est Jacques Desponts, détaché de la Banque Nationale de Paris et connaissant les
sujets de la zone franc ; il reste avec Pierre Bérégovoy qui le nommera en
Septembre 1989 directeur des Relations économiques extérieures, moment précis
où se joue – pour lui – sa nomination d’Ambassadeur ; ne pouvant avoir la
D.R.E.E., ce qu’il comprend, c’est l’époque où lui-même est presque habile dans
sa gestion de carrière, quoique ce soit si facile quand on a accès au ministre
qui vous estime et est votre autorité hiérarchique suprême, il pousse celui
qu’il sait déjà putativement choisi. C’est toujours à la Banque Nationale
de Paris, qu’il a des prises, un autre de ses camarades, du Budget, en devient
l’un des principaux dirigeants et l’ancien secrétaire général de l’Elysée en
fin de règne de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Wahl est l’un de ceux qui le
reçoivent pour parler avec lui de politique, le croyant très introduit à
gauche, un peu traitre à une droite dont on ne peut concevoir qu’avec son
genre, sinon des alliances familiales qu’on ne lui connaît pas et pour cause,
il ne soit pas à ses époques de naissance. Ce semble une banque où l’on ne
gagne de l’argent qu’avec discrétion ce qui fait croire à de la modicité, et à
une disponibilité dévouée à qui vient se confier Jacques
Desponts y revient, après avoir quatre ans gouverné une des grandes directions
rue de Bercy d’une manière qui a fait contraste. Sans technicité, avec une
affabilité constante, un homme apparemment quelconque a tout simplement
informatisé un réseau à qui, par le fait, il a conféré une efficacité hors de
pair dont vont, en la sous-traitant, bénéficier ses successeurs et aussi les
divers pans du financement de nos exportations dans leur course au statut
privé. L’époque n’est pas que de transition entre la génération Mitterrand,
entendue comme celle des enfants nés pendant les quatorze ans de sa présidence,
et celle qui va donner au pays une
habitude vite invétérée du mine politique et des révélations scandaleuses,
d’une portée bien plus qualifiante pour le présent que les enquêtes de Pierre
Péan sur Vichy, l’Afrique et autres. Elle est la fin de tout, d’une histoire où
il y avait continuité de l’Etat, la puissance va ailleurs, l’embauche aussi,
d’ailleurs il le sait tellement qu’il est là et se trouve, à proportion que la
soirée avance et que le propos qu’il entend est plus personnel, des raisons
excellentes pour souhaiter être pris ici et dont aucune ne contredit son passé
peu engagé politiquement mais féru d’idées, d’amitiés et d’espérances. Celui
qui peut en décider lui fait précisément face, et pourquoi ne va-t-il pas s’y
rendre puisque le ton et le contenu sont à la confidence maintenant. Le cabinet
de Jacques Delors mène donc à sortir plus tardivement que prévu du service
public, et à rejoindre Peyrelevade qui lui donne le choix d'être ad latus
de Ponsol ou de Worms, les noms sont connus, pas les visages, il n’y a donc
qu’à écoûter sans plus d’assaociations d’idées. Gérard Mestralet choisit le
second, bien lui en prend, et finalement est propulsé à la tête de la Société Générale
de Banque, toutes les semaines à Paris mais la résidence en Belgique, il y
append le groupe, quoiqu'un peu de l'extérieur. Et quand en Juillet 1995, Worms qui
n'était passé que d'une voix contre son adversaire (nom qui passe au-dessus du
visiteur et qui n’est donc pas retenu - lacune génénale de l'historiographie en
France en matière d'histoire interne des présidences, structurations, échanges
de métier et traditions de nos groupes et associations d’industries et de
banques - un dictionnaire historique manque à cet égard) se démet, l’homme de
ce soir gagne une course qu'il n'a pas menée, puisque les "sages" de
la commission de désignation (Beffa, Friedmann, Monod, Jaffré) sont chacun
virtuellement candidat et adversaires les uns des autres... Il y met une
condition : être élu à l'unanimité, ce qui est fait. Lui-même roulait au pas,
boulevard Haussmann, les Grands Magasins dépassés, on était à la hauteur de la
Chapelle expiatoire, France-Infos. développait, il n’y avait encore ni
les appartements d’Alain Juppé et même de Jacques Chirac, ou en était-on déjà
aux arguties permettant de ne pas retenir le recel d’intérêts ? et
l’analyse de cette lutte finale, sur fond de décrépitude d’un empire encore
très beau la veille ou presque, faisait l’essentiel du commentaire, exactement
comme le lâchage de Jean-Marie Messier par ses administrateurs français occupa
bien plus au début de Juillet 2002 que le discours-programme à l’Assemblée
Nationale d’un autre out-sider : Jean-Pierre Raffarin, plus souvent
caricaturé en commis voyageur des cafés Jacques Vabre que cité dans sa page
bivalente et prophétique de la place dont il ne pouvait savoir ni espérer à
l’automne de 2001 en achevant son écrit qu’il l’aurait dès avant l’été suivant.
Tout le monde n’a pas à égalité pour maîtres à vivre et à penser les deux
ennemis de la vie publique française. Mène donc à tout un propos sur la bonne
gouvernance – l’expression de Senghor le Sénégalais, hasardée mais avec
assurance aux frontons publics de son pays, a donc depuis couru le monde entier
et intitule des discours de l’ancien président soviétique autant que des
rapports et vœux à l’intention de chefs d’entreprises voulant bien penser. Le
piquant était qu’aux origines de cette inimitié, quand parut, du Président de
la République en Octobre 1976, un essai, déjà, sur le gouvernement à
l’expérience et en projet, Démocratie française, lui-même avait commis
une réplique et de celle-ci, il avait débattu sur les ondes publiques avec le
président des « jeunes giscardiens » d’alors, le futur sénateur des
Charentes. Retrouver l’enregistrement et comprendre une fois de plus que les
coincidences sont plus fréquentes que fécondes, mais qu’à n’en négliger aucune,
on finit forcément par ramasser au moins sa mise, surtout si on la fait
longtemps et régulièrement.
Ce soir, à écoûter
Gérard Mestrallet, il parfait sa première mise sur Suez, et en arrive
maintenant à la seconde grille. Puisque lui sont racontées une carrière et une
prise de pouvoir, dans une ambiance consensuelle mais à un moment difficile qui
hausse tout au niveau d’un défi, que cela semble passer par une intelligence
différente de ce que peut faire le groupe, en quittant sans doute son être
financier, il propose de prendre le relais ; c’est formellement le rebond
de son offre de service : plutôt que d'attendre l'hypothétique création du
poste qui lui serait donné, pourquoi, ce qui ne coûte rien et fera gagner du
temps, ne pas l'introduire déjà par une appréciation du groupe : des papiers,
fait le pédégé. Oui, mais aussi des entretiens comme celui de ce soir avec les
trois ou quatre de vos collaborateurs avec qui forcément vous vérifierez vos
intuitions sur moi. Il acquiesce, manifestement content. Ou bien est-ce parce
qu’il peut se défausser ? Ajouter alors.
J'aurais peut-être quelques idées chemin faisant, et surtout je
dessinerai mieux les postes ou lacunes qui se dégageront de cette première
réflexion. Il me faut trouver dans ce travail éventuel et dans le groupe le
goût du service général que j'avais dans mes fonctions récentes. Comment,
soudainement, a-t-il retrouvé sa voix d’antan ? Il se pose pour la première
fois depuis des mois à la première personne, si singulière qu’il faut déjà être
quelqu’un pour parler en ce nom-là. Moi… l’ego n’est admis qu’à haut
niveau, quitte à ravager. Terminer sur le social, pour lequel le pédégé est
félicité par son visiteur, lequel songe plus aux filiales qu'au siège. C'est
là-dessus qu'il répond, un peu honteux : Meissonnier quittant La Hénin a
présidé son dernier conseil, tout en étant déjà aux manettes du Crédit foncier,
sur des licenciements pouvant affecter quelques 1.000 personnes, et lui-même
préside à la contraction des effectifs de la cellule centrale, de 180 à
quelques 70. Quant aux sociétés contrôlées, la holding ne doit pas se
substituer aux directions d'entreprises et aux métiers précis. On ne peut faire
les deux : à nous, la nomination des hommes, la fixation des stratégies, le
financement et ses suivis, un bon "reporting" pour la marche
quotidienne, mais pas davantage. Et pourquoi ne pas dire reportage, même et
surtout si cela doit rappeler Tintin dans l’exposé.
Aux murs nus,
taille de la pièce, presque rétrécie et par la hauteur de plafond, faisant
respirer comme dans un vaste cube hors du temps, deux grandes peintures
noir-et-blanc japonaises ou sinisantes, l'une de calligraphie, l'autre figurant
un visage. Ces murs, cette maison sont vénérables, poursuit le dirigeant de plus en plus confident.
Quand le Canal a été nationalisé, Georges-Picot a déclaré : eh bien, nous
ferons le tunnel sous la Manche, et c'est ce que nous avons fait, premier
actionnaire, et auteur du projet qui a été finalement choisi. Auparavant, nous
avions fait les deux traités, je m'y suis moi-même beaucoup impliqué,
convainquant Mauroy, puis Mitterrand, enfin Thatcher. Heureusement les
commissions et ingénieurie financière ont été tellement lucratifs, que les
pertes et retards actuels sont négligeables. Nous avons retrouvé pratiquement
toutes nos billes. Il ne réplique pas, il y a eu deux Georges-Picot, et Couve
de Murville, ambassadeur au Caire de Farouk à Nasser, avait dû se convaincre que
les gens du Canal ne concèderaient rien, même à l’imagination d’un lendemain
dont on était à la veille, ce qui lui avait fait prédire toute la suite à
Foster Dulles. Le secrétaire d’Etat n’avait pu supporter que les Français et
surtout les Anglais lui cachassent quelque chose et qu’en sus un ambassadeur
ait des vues personnelles sur un sujet de gouvernement, pas de son
gouvernement, mais du gouvernement des Etats-Unis, car tout y était,
c’est-à-dire la prévisible substsitution des Soviets aux Américains dans le
financement du barrage d’Assouan. La vérité est que le ministre des Affaires
Etrangères du général de Gaulle ne rencontra Benoist-Méchin ni dans les années
1960 ni dans les années 1940 qui étaient tout autre, mais où le sosie de Jerry
Cotton, l’un des acteurs préférés d’Hitchcock et d’Orson Welles, était déjà
plus qu’un figurant , l’homme décisif simplement parce que – distraction,
détachement, hauteur ? – il avait le sang froid. Le voir dans les
actualités de l’époque entrer, isolé et amateur, dans l’hôtel de ville de
Montréal où tout à l’heure il va être crié : Vive le Québec… vive le
Québec librrre ! donne la vraie dimension de la politique étrangère
française quand il en existe une. Ne dire que l’évidence mais la dire, l’enfant
et le roi qui est nu. Donc, un Georges-Picot s’accrocha à la fiction que la
compagnie avait gardé et garderait le Canal à raison de l’irremplaçabilité de
ses pilotes, et l’autre représentait la France, c’est-à-dire Guy Mollet qui,
professeur d’anglais, pouvait converser sdans interprête avec Anthony Eden,
parfaitement francophone. L’ensemlble aboutissait à une humiliation nationale,
redoublant – cette fois aussi gratuitement que bêtement – la capitulation à
Dien Bien Phu. Ministre en titre depuis peu de semaines, en 1958, Couve de
Murville, costume sombre rayé et chapeau beige d’époque, roulotté main et
pochette, parce qu’il entendait ne pas manquer son huit-jours à
Crans-sur-Sierre avec André Meyer, Français qui fut le premier banquier
conseilleur de tous les décideurs pendant les trente ans du second
après-guerre, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, laissa l’intérim du Département –
guillemets et majuscule – à Guy Mollet devenu ministre d’Etat dans le dernier
gouvernement de la
Quatrième République (comme Mendès France l’avait été dans le
sien, c’est-à-dire en Janvier-Février1956 à contre-emploi). Et c’est
l’intérimaire qui dût signer pour la France l’accord avec l’Egypte devenue
République Arabe Unie avec la Syrie, qui ravaudait, collait et machinait la
porcelaine brisé à hauteur du Canal, deux ans plus tôt.
L’histoire n’est
pas le fait de Gérard Mestrallet au stade d’alors de la relation. D’ailleurs,
Couve de Murville, encore en vie, n’a pas de biographe en Février 1996.
L’entretien doit se conclure. Parler en ancien ambassadeur au Kazakhstan
dutrans-chinois et du projet japonais ; polémiste et analyste politique
des années 1970 que semble ne pas reconnaître le pédégé, conclure sur un papier
déduisant pour les gouvernants qu’on subit ce qu’il faut de la maldonne de
Novembre et Décembre 1995 et le faire passer pour une mystérieuse commande. On
se quitte donc sur une appréciation de ce qu’il sait faire des moments comparés
des deux septennats, les débuts de François Mitterrand à l’Elysée, heureux que
soit reconnue la part assumée par Pierre Mauroy dans le tournant de la
"rigueur", car dix ans après le réalisme est devenu science et
critère, et les débuts de Jacques Chirac. On a placardé, sur toutes les avenues
menant à l’Etoile, un extrait des notations quotidiennes d’Attali au premier
mois du nouveau règne quand y fut choisie la date anniversaire d’Hiroshima pour
que reprennent les essais nucléaires français dont l’utilité était contesté par
la moitié au moins des experts nationaux. Il pourra bien être élu mais en pas
six mois, il sera la risée de l’univers, François Mitterrand dixit. La
difficulté actuelle pour Chirac, c'est qu'il doit revenir à ses promesses
électorales, alors que pour Mitterrand, c'était le contraire. Approuvant qu'il
y ait forcément à changer les hommes, le pédégé de Suez, son patron désormais
d’élection, admettait sa fraternité politique avec lui : point décisif ! Ils se
quittèrent chaleureusement, la secrétaire, en place depuis vingt-cinq ans avait
été mise de son côté, à qui il confierait un exemplaire de sa fameuse note.
Redescendre l’escalier dans une lumière qui avait une épaisseur sourde de
tamis, fut un bonheur. Il était tard, gage d’avoir creusé profond les
fondements de son chantier.
III
Il attendit, puis il oublia,
vite. Des batailles à livrer sur le fond, avec son employeur, l’Etat, mais dans
l’Etat, qui ? D’où le contentieux. Il rédigeait lui-même, il était son
propre objet de méditation et de supputations stratégiques, au rendement sur le
papier, il gagnait par K.O. debout de l’adversaire, lequel ne produisait rien,
en tout cas ne semblait pas se mouvoir du tout dans le même espace-temps que
lui. Il ne pouvait quitter le ring, parce que tous les coups ne lui étaient
portés que du dehors et que personne n’y montait le rejoindre. Entrer dans le
privé, cela lui était conseillé mais par ceux qui jugent que le privé,
précisément, a de l’argent facile et que la fonction publique est une sinécure,
abritée de tout et abritant tout, on lui parlait comme quelqu’un à qui on
indique le préau de l’école quand il pleut et qu’on le voit poireauter. Ce fut
un drôle de temps, il tentait tout pour obtenir n’importe où un entretien avec
qui que ce soit, il en récoltait quelques-uns, presque toujours de façon
corruscante. Il vit ainsi un attaché de cabinet, ingénieur des mines et
conseiller du ministre de la fonction publique, deux fois ; il entendait
un récit pleurard, le gouvernement ne pouvait gouverner dès qu’il s’agissait de
personnes ou de budhet et l’on était pourtant sous un Premier Ministre, censément
raide dans ses bottes, engageant la rue à faire proliférer les manifestants
jusqu’à un étaige minimum sans quoi il ne rendrait aucun tablier ; de
fait, le gouvernement d’Alain Juppé ne se défit que de ses participants du beau
sexe quand la houle menaça d’être forte ; dans l’antichambre aux prises de
courant aussi usées que les huissiers tapotant des annuaires et attendant des
ordres qui ne venaient pas, il restait assis à entrevoir un beau Perben envahi
soudain par une forêt déambulante de microphones placés à bout de perche et de
journalistes en vêtements de marche avec sacs de pique-nique. Il rédigea une
note suggérant qu’on vendit le patrimoine immobilier de l’Etat dans le VIIème
arrondissement puisqu’on n’avait manifestement plus les moyens d’entretenir ces
hôtels particuliers qui à eux seuls donnent du charme aux cabinets ministériels
mais coupent leurs occupants, pas seulement du monde mais de leurs
services ; c’était ingénieux pensait-il et l’on mettrait tout le monde à
Vincennes, en tout cas au revers de la route moderne des invasions qui restant
d’est en ouest pour ce qui est de l’Europe et de la France, partent maintenant
chaque fin de semaine pour l’arc atlantique ou la côte normande ou font
déménager presque tout le moins de Juin chaque année, depuis que Jacques
Chaban-Delmas, Premier Ministre, y avait en personne donné de la raquette, à
quoi il était expert reconnu, les courtisans qui ne peuvent manquer les
tournois à Roland-Garros. Il fut même reçu par erreur dans le cabinet-même du
ministre. Emile Zuccarelli, qui manquerait Matignon parce que Jean-Pierre
Chevènement raterait l’Elysée et tirant ainsi le tapis de gauche à droite
feraiut dégringoler presque tout le monde rien qu’avec 5% des suffrages
exprimés à l’élection présidentielle de 2002, croyait recevoir l’Ambassadeur de
France au Kazakhstan et y gagner une compétence intéressante dans la
coopération entre fonctions publiques française et étrangère ; les fiches
étaient mal faites, les journalistes attendaient, le solliciteur aussi qui fut
mitraillé de photographies en apercevant le ministre, affable, méridional,
costumé de marron à l’unission des boiseries d’un bureau vaste mais sans
informatique alors que son occupant à titre précaire y protesta beaucoup de sa
modernité, de son efficacité et de sa préférence pour ne rien hasarder en
prétentions ou en réformes qui ne fut pas d’obtention certaine. Sachant que le
ministre prenait l’avion depuis Bastia, sans garde du corps et en bras de
chemises, il avait imaginé l’approcher par le sens de l’humain, l’esprit
pratique et la proposition d’un jeu de jambes introduisant la direction
générale de la fonction publique dans les visas et les paraphes qui font nommer
aux emplois dits à la discrétion du gouvernement. C’était manqué. Il fut reçu
par le ministre ayant rue de Bercy la tutelle de sa propre administration, un
homme de bibliothèque, vivant en chambre de bonne mais avec vue sur les
Invalides et militant des droits de l’homme au pays de la République française
lui donna même un grand succès d’édition et de notoriété dans les facultés de
droit en l’introduisant au recueil Lebon en Novembre 1997. C’est la matière
passionnante mais intouchable par dogme de ces emplois discrétionnaires que
l’arrêt lui donnant raison à défaut de faire justice réforma. Manifestement, il
avait été vidé sans pouvoir présenter sa défense, cela pouvait s’établir, des
formes et de la décence à respecter, une révolution. C’est un terme qu’il avait
lui-même malencontreusement utilisé pour saluer, dans un silence qu’aucun de ses
collègues n’osait abattre, la première proposition qu’à la première conférence
dite des Ambassadeurs une commission de travail servile et salivante avait
posée devant Alain Juppé. La salle principale du centre de conférences avenue
Kléber était celle qu’on avait trouvé, au temps où Michel Jobert secrétaire
général de la Présidence de la République sous Pompidou faisait récolter au
successeur les gerbes destinées à celui qui avait prononcé en Septembre 1966 le
discours de Phnom Penh, l’Amérique négociait enfin, Henry Kissinger venait à
Paris, et pour les têtes-à-terres avec le Viet Nam il fallait de la surface et
beaucoup d’entrées et sorties dont les unes seraient à usage de proclamations
pour la presse et les autres des points de fuite quand le processus s’enrouerait.
Une révolution que de convoquer aux frais du Département et souvent les chefs
de mission diplomatique en sorte qu’ils soient à égalité de fréquence à Paris
avec les exportateurs ou les personnels syndiqués de leurs Ambassades pour
raconter, sinon au ministre – l’époque en était passée – du moins à quelques
chefs de bureau géographique, ce qu’il se passer ou ce qu’ils croyaient qu’il
pourrait ou avait pu se passer dans leur pays d’affectation et qui peut-être
n’était perceptible ni dans les dépêches de presse ni dans un des journaux émis
là-bas et pas reçu ici. Alain Juppé l’avait ramassé, c’était une réforme, ce
qui – bien entendu pour la droite qui marchait au triomphe et vers l’avenir –
pèse bien davantage. Peut-être, est-ce ce jour-là que sa disgrâce fut prononcé,
on ne parle pas le premier, si gênant et dénué de sens que soit le
silence ; le temps commençait où les ministres réuniraient leurs
fonctionnaires et leurs subalternes pour s’en faire applaudir. En conférence de presse, de Gaulle faisait rire,
mais on n’eût garde d’applaudir. Ainsi allait l’Etat dont il lui fallait se
déprendre, mais les privatisations et notamment les vues – désintéressées,
puisque ce serait pour le franc symbolique – de Daewoo sur Thomson, rendaient
incapables de décision, et surtout d’embauche à niveau conséquent, la plupart
des sociétés qu’il pressait de le voir et entendre. C’est la gauche revenue
dans les hôtels particuliers, pas moins délabrés et défraichis qu’au moment de
la droite, qu’intervint l’arrêt du Conseil d’Etat annulant donc la nomination
de son successeur en tant que celle-ci mettait fin à ses propres fonctions. Il
était reçu pour une troisième fois par le conseiller diplomatique de Lionel
Jospin et Pierre Sellal, dirigeant le cabinet d’Hubert Védrine au Quai d’Orsay,
lui avait également ouvert une porte, d’audience au moins. L’Iran était à
pourvoir, celui qui avait été son attaché de défense en Asie centrale,
frémissait d’y être employé grâce à lui et lui-même avait eu un bon contact
avec son collègue iranien ; le régime de Téhéran est peut-être
relativement jeune au regard des deux mille cinq cent ans et quelques de la
monarchie perse mais l’atavisme demeure et la mer Caspienne n’est
fermée que pour ceux qui n’y voient qu’un lac à contourner pour faire passer le
pétrole vers le Bosphore. Lui comme d’autres, à la fin du XXème siècle,
imaginaient au contraire tous les transbordements et échanges tonne pour tonne
et baril pour baril qu’on pouvait opérer de cette mer à celle des Perses ou des
Arabes et ainsi se désenclaverait le Kazakhstan et d’autres avec lui. On a
ensuite dit que l’enjeu en Afghanistan était, au vrai, de cet ordre. La
troisième conversation avec l’homme de l’art, celui de proposer au Premier
Ministre de ne rien faire qui parut empiéter sur le domaine réservé du
Président de la République, fut ce dernier désavoué par les électeurs en cette
fin de 1997, erra plusieurs quarts d’heure et il voulut qu’on aille enfin au
vif du sujet, il posa la copie certifiée de l’arrêt sur le bureau de l’autre,
il y eut le silence de la lecture puis la conclusion, vraiment finale :
qu’allait donc devenir son successeur puisque celui-ci était (surtout) camarade
de promotion de l’éminent conseiller du gouvernement.
Les cent ans qui rendent à la
Belle au Bois dormant les chances de sa jeunesse, c’est-à-dire celles d’une
rencontre, s’écoulèrent pour lui jusqu’à un colloque qui se tient à Lyon et où,
par raccroc et au titre de la société de son amie, il avait à débattre pour
quelques minutes et en commission, à propos d’éthique, pourquoi ne pas dire de
justice, sinon de prévision qu’un jour l’emporteront le bon sens et le nombre,
dans les relations économiques internationales. Il se trouva que devait y
participer un homme de Suez et que Gérard Mestrallet avait repris, en séance
plénière, l’article commis dans « le grand quotidien du soir »
l’automne précédent. Cartonner un représentant de l’Organisation mondiale du
commerce parce que celle-ci échappe à toute enceinte démocratique et a été
créée hors de la référence, donc de la dynamique onusienne qui parfois
contraint les gouvernements à quelque égard pour les moindres d’entre eux,
avait été d’autant plus facile que celui-ci était absent et qu’il le
connaissait pour avoir été léché par lui tandis qu’il était Ambassadeur puis
mis à sa place, très basse, quand il ne l’avait plus été, c’était un ancien
directeur adjoint des Relations Economiques Extérieures, portant beau, nommé et
renouvelé chaque fois pour cinq ans, qui avait trouvé un emploi de débouché à
force d’avoir attendu, fort d’une proximité ancienne de Raymond Barre, qu’on le
nommât enfin directeur en titre. L’O.M.C. reçut donc toutes les piques et Yves
de Silguy, qui avait été au cabinet d’Edouard Balladur avant d’aller à
Bruxelles participer à la commission unique, se souvint parfaitement d’avoir
croisé au rez-de-chaussée de l’hôtel de Matignon l’Ambassadeur au Kazakhstan,
et pourquoi pas un jour ? près le Vatican. Les choses ainsi habillées
étaient tellement plausibles qu’elles furent validées ainsi par celui qui
rendait de nouveau actuelle une sollicitation à placer au seuil du groupe Suez.
Un premier entretien avait eu lieu rue de la Ville l’Evêque, c’était maintenant
le second à attendre, et qui se ferait à déjeuner. Les choses cessaient donc de
tarder, et arriva un homme dont on n’aurait su distinguer s’il était gêné, mais
de quoi ? ou empressé, mais envers qui ? car le visiteur à traiter
n’était qu’un solliciteur. Justement…
IV
C’était le lendemain, c’était
aussi un premier jour d’été, de chaleur et de lumière d’été. Les filles étaient
nombril nu, de dos les pantalons ne tenaient plus qu’au renflement des hanches
et en glissaient, la peau de toutes à portée de tous. Les femmes avaient une
tenue plus fermée, mais les dessous n’existaient plus ou étaient lâches en
sorte que la mollesse tranquille d’une chair qui s’abandonne pouvait se
conjecturer, se confirmer, se laisser désirer dès qu’on y portait le regard. Il
l’y portait aussi souvent que cela se présentait, sans suivre personne du regard
puisqu’il était en voiture et qu’elles étaient à pied. Il garderait le souvenir
d’un pantalon large et beige clair, d’une couleur de chair nue sans doute pas
très différente. Il se prit à constater qu’il ne souffrait pas de tant voir
sans pouvoir même penser à prendre. Un temps était révolu où il disposait de
tous les éléments de la drague et de la séduction, de l’avenir, un corps, un
visage, une absence d’âge ne masquant pas, au contraire, qu’il avait quelque
expérience et que pour peu qu’on s’abandonna aux magies qu’il aurait
déclenchées parce qu’on y aurait consenti, première étape, elle est toujours
celle de l’autre, encore faut-il proposer ce qui est plus audacieux envers soi
qu’envers cet autre, à présent défini et cadré, il y aurait quelque suite, plaisante
et à volonté dont on ferait souvenir ou suite de suite, selon qu’on voudrait,
que cela viendrait. Le scenario s’était réalisé quelques fois, il s’en croyait
rétrospectivement beaucoup plus capable qu’il ne l’avait été aux époques où, à
l’âge qu’il avait, cela se faisait sans ridicule mais au vrai assez
exceptionnellement. En somme, c’était aujourd’hui qu’il se savait ne plus être
capable de séduire, et qu’il craignait même d’avoir à assurer ce qu’il aurait
conquis sans l’avoir délibéré ou par oubli de ce qu’il était devenu, qu’il se
rendait bien compte d’un grand gaspillage antan, ce qui ne le faisait pas pour
autant revenir aux opportunités de carrère qu’il n’avait pas saisies ou su
jouer. Car, il en était certain, aucune opportunité ne s’était présentée qu’il
n’ait réellement sautée sur elle, chaque fois l’espérance avait été aussi
grande que la matéralité de l’accroche ou de l’invite. Mais aucune n’était
vitale et, pour cela, peut-être, n’avait aboutie. Quoique à y réfléchir,
chacune eut changé sa vie, c’est-à-dire le cadre géographique et historique que
déterminent un employeur et le métier dont il prescrit l’exercice. Gendre d’un
industriel et apparenté à de grandes fortunes, cabinet préfectoral et peut-être
ministériel dans un département assez ternement représenté mais qui ensuite
avait produit de belles destinées politiques, la Savoie de Joseph Fontanet,
précocement et mystérieusement assassiné (une affaire de casinos, dont l’homme
rigoureux et moraliste aurait découvert pas seulement les tables bancales mais
peut-être le commanditaire, une raison sociale bancaire si puissante qu’on
aurait pu la croire sans nécessité de truquer et peut-être de couvrir le
trucage avec du sang) et ensuite étaient venus Pierre Mazeaud, Michel Barnier,
Hervé Gaymard, ce dernier épousé par une jeune fille de mère danoise donc au
visage poupin, clair et de père, scientifique prisé du Vatican, jeune fille
qu’il avait lui-même courtisé à sa propre époque de drague et aventures tous
azimuts, dans une Grèce des étés 1980 quand François Mitterrand faisait virer
de bord la gauche et que rouler beaucoup de soirs vers le Cap Sounion,
fémininement accompagné, pouvait préparer des retours au lit, de la nouveauté
et une façon de bonheur durant peu mais flambant vif. Il avait beau faire et se
remémorer les choses, les corps, les voix, les moments, tout ce qui d’ordinaire
mérite du soin, l’avenir professionnel, il l’avait mêlé ou dédaigné en
l’enserrant dans des envies qui lui cédaient. Ce qui ne lui avait porté chance
qu’à court terme, il n’avait jamais su sa précarité et à l’embauche il était
certes entouré de quantité d’illustrations et il pouvait presque toujours
attacher bien des anecdotes ou des traités personnellement vécus ou constatés à
ce que l’employeur putatif lui racontait, mais cela ne produisait pas la
complicité et la sensation partagée d’une égalité entre deux hommes travaillant
déjà ensemble. Il traitait encore ses urgences comme il avait géré ses
passades.
Mais ce déjeuner était différent de tous ces moments d’attente
et d’interrogation que dénouent seules des chutes, l’absence de suite, la
correspondance ne revenant pas, le temps passé, ce sont les manières de la
négation quand une promotion est demandée ou quelque bifurcation de carrière
sollicitée, le sourire ou la très longue narration valant explication comme
quoi cette fin de soirée est réservée à un autre qu’au commensal qu’on avait
été à frais non partagés. Il lui avait semblé sans forme et où presque d’emblée
tout avait été refusé, du modeste placement dans la société de son amie dont il
poussait attraits et charmes, parce qu’il était convaincu de leur utilité et de
leur exceptionnalité, à quelque exposé d’organigramme situant un blanc,
désignant une place, proposant la réflexion qui l’y ferait venir. Le vis-à-vis,
car la table était large, et une grande moitié à leurs côtés, et côté porte,
couloir et service, était inoccupée, déserte, avait-il quelque chose à dire en
dehors des excuses du collègue inopinément requis ailleurs, quoique sur leur
thème ? Il ne se le demandait que maintenant. Et la conclusion en forme de
présentation était-elle une déclaration du genre, vous ne pourriez entrer que
pour venir là où je suis, or j’y suis et je compte y rester. Le visage gris,
défait mais dont il n’aurait su dire de quoi, montrait une vraie détermination,
celle propre aux gens dont l’ambition est pratique, concrète, toujours au
niveau où ils sont et à propos de ce qu’ils ont. Façon intense d’échapper aux
distractions que procurent l’ambition d’aller au-dessus ou d’attraper autre
chose, ce qui dans un premier temps vous pousse hors de là où vous étiez
assurément tranquille, vous cédez donc une place mais en obtenez une autre qui
paraît bien davantage qu’une compensation, mais c’est de là qu’on vous fera
plonger et c’est d’en haut qu’on discerne mieux le vide où l’on va gésir, pour
un second temps qui est souvent le dernier. Cela lui était arrivé, il n’y avait
pas vu malice. Mais hier, il n’y avait personne à séduire que divers éléments
sur le groupe à apprendre et de chute il n’était plus question puisque depuis
des années la terre était sa compagne sans couleur ni douceur, du sol battu où
on le battait, effectivement, l’âme rouée des douleurs de ne comparaître devant
qui que ce soit qui rendrait justice. Il avait vu le moment où la matière
venait le désintéresser de la suite et même de l’objet de ce repas, en phrases
et assertions de l’autre qui feignait de ne rien voir ni entendre de ses
positions et propositions de solliciteur. Soudainement, il s’était transporté
ailleurs, sans situer où, car il n’avait pas pourtant cessé de se surveiller
pour garder bonne mline et feindre à son tour quelque intérêt pour les récits
de l’autre, et il avait compris que n’être pas embauché dès la fin de
l’exercice le soulageait. Etre renvoyé à soi seul ou à ce dialogue qui vaut
uniquement de vivre, opposant puis rapprochant la chance, la providence, des
arrangements sans cause a priori mais assez évidents dans leur orchestration
rétrospectivement comprise d’un quémandeur ayant enfin accepté de ne plus l’être. La lutte change.
On fait avec ce que l’on a et l’on découvre qui l’on est, à quoi l’on tient et
c’est singulièrement simple. L’indépendance est à l’angle de la rue, le soleil
et l’été aussi. Il était sorti sous la pluie, n’avait plus rien pensé, ne
s’était souvenu que de quelques éléments du texte entendu pour en faire
réserver et le dire à son amie.
Ils improvisèrent le soir-même
d’aller dîner chez la mère d’une de ses anciennes collaboratrices au
Kazakhstan. Une fille de finesse, connaisseuse de Leiris, qui avait le talent
des relations précises et efficaces sans que cela paraisse autre chose que des
affinités spontanées. Elle avec lui comme Ambassadeur ou lui avec elle comme
attachée linguistique avaient monté à peu de frais une véritable institution à
partir d’un existant qui attendait du débouché. Une école des cadres publics
était devenu possible, il en avait fait inscrire par Pierre Bérégovoy la
promesse et le conteny, c’était le déjeuner de la première visite officielle de
Nursultan Nazarbaev en France, au lendemain d’une journée hiératique et parfois
anacrhonique, les drapeaux d’un bleu que seul le curaçao dosé de champagne peut
approcher avec la figuration des clés de voûte en bois de la yourte
traditionnelle en son centre flottaient verticalement tout au long des Champs
Elysées, on avait atterri deux fois, de là-bas via Bonn ce qui avait d’abord
chagriné l’Ambassadeur débutant mais présentait à présent l’avantage de pouvoir
s’aligner et au-delà sur les propositions et présents du grand partenaire à ce
nouveau venu sur la scène internationale, et devant les Invalides, à portée du
boulet le plus timide des canons rangés depuis Louis XIV pour attendre depuis
un calme fossé les chars de Leclerc, on avait posé les hélicoptères, la garde à
cheval avait tout relayé et le kazakh avait fait savoir à François Mitterrand
sorti de chez les médecins juste pour lui qu’il avait égaré un costume et
arriverait pour la première conversation d’Etat dès qu’il en aurait trouvé un
qui lui aille. La réalité était plus rose et le droit de cuissage, aux frais
sans doute de la République hôte, et même taularde au palais Marigny, s’était
exercé comme il se doit et comme on avait dû se le promettre. Fort bien, tandis
que vêtu d’un ensemble gris un peu flottant et à vieilles rayures, le Président
français attendait, osant quelques pas sur le damier du vestibule de son propre
palais, sans aller ni sur le perron ni jusqu’aux deux ministres, là pour la circonstance. Moins
Ambassadeur qu’habitué à recevoir la main du Chef d’Etat que
portaient désormais très au-dessus du commun la maladie, la longévité et la
capacité de regarder d’un éclair et sans sourire, sans même que l’expression se
soit tant soit peu modifiée d’avoir happé des yeux ce dont on avait dans un
instant très vif et impérieux médité de s’emparer et qu’il y ait donc quelque
posture à réintégrer, il avait entretenu son bienfaiteur de ce qu’il avait
commencé en Asie centrale. Il lui devait bien davantage que le poste, la
capacité de discerner indépendamment des services et de faire valoir
directement auprès de lui, et du Premier Ministre, ce pour quoi il pensait
avoir été nommé là-bas. On lui répondait en disant d’abord, Monsieur
l’Ambassadeur, d’une voix douce qui n’était ni mièvre ni fatiguée, et il en
recevait l’impression qu’eux deux avaient toujours travaillé ensemble et qu’ils
continuaient de le faire, très tranquillement, tandis que l’attente se
prolongeait, puis prit fin, qu’on monta à l’étage, qu’on échangea des
nouvelles, des banalités, puis qu’on accrocha sur l’article d’une convention
financière. Il n’avait pas suivi le petit groupe, il en avait fait partie tout
naturellement, il prit la parole, interrompant les deux Chefs d’Etat,
l’argument imparable était d’évidence, les Allemands ne posaient pas la
condition des Français, François Mitterrand ordonna que les services
s’exécutent, on descendit rejoindre par un couloir jusques dans une petite
salle la foule de journalistes et de hauts-fonctionnaires, la plupart
supérieurs hiérarchiques de cet Ambassadeur qui ne savait ni le fond ni la
forme puisqu’il avait assisté au tête-à-tête, y avait même ajouté de la
substance, ce qui ne se fait jamais. C’était, dans les regards qu’il avait
croisés, cette même haine déjà lue, en pénombre d’un clair de lune au bas du
Parthénon quand il avait pris le cortège présidentiel aux métopes et que la
presse et bien des gens de l’Elysée restaient derrière la grille refermée, la
même haine qui l’avait pincé au gras du bras parce que du deuxième ou troisième
rang des courtisans de quelques minutes dans le bureau du Premier Ministre, il
avait tout simplement assuré d’un mot Pierre Bérégovoy que son texte était
juste et que fidèlement on lui donnerait satisfaction. Le procotole est
éliminatoire. C’est sa justification millénaire et contemporaine.
De la jeune femme, décédée d’un
horrible cancer de la peau et qui avait un don d’humour particulier car on ne se souvenait d’aucun de ses mots, mais de
sa voix et de la liberté de ses allures, de son vêtement et surtout de son
jugement, il avait d’ailleurs hérité la seule photographie le représentant avec
le Président de la République qui inaugurait la chancellerie d’Almaty, au pied
des monts Staline, le long de peupliers d’une hauteur inconnue en Europe, et à
qui il présentait sa collaboratrice sans avoir quitté la coupe d’un champagne
que François Mitterrand n’honorait qu’en y humectant à peine les lèvres. Il
avait ensuite, plus considérablement, hérité d’une singulière relation qu’il
avait aussitôt partagée avec son amie ; la mère de la disparue lui avait
écrit que sa fille disposant de son bien, avait prévu des meubles et des livres
pour lui. La connaissance se fit et un autre monde s’était ouvert où lui et
Jeanne avait une joie sincère mais inexplicable à se réintroduire à intervalles
réguliers et que les misères de la vieille dame rapprochaient de plus en plus. Ce monde se
disait par la bouche édentée d’une quasi-aveugle projetant sur son visage la
lumière brûlante de deux lampes métalliques, elle n’entendait les phrases qu’à
mi-route, perdait ce qui n’était que répétition de ses propres mots en forme
interrogative et pour faire redondance et des lieux, des circonstances, une
histoire sociale et de France prenaient forme, s’esquissaient, ne se raturaient
jamais. Il y avait les débuts de la construction aéronautique près de Nantes,
les grands-parents et les aïeux tous journaliers agricoles, la rugosité de
mœurs où même les anniversaires de la petite fille unique, quasi-posthume
puisque le premier mari, lui aussi journalier, n’avait pas vécu un an pour la
voir grandir, n’étaient souhaités que par le café offert aux voisins. Il y
avait le frère, ajusteur dans cette industrie et emmené à Mauthausen ou à
Wiener-Neustadt ou aux deux sites successivement, celui du travail forcé et
servile, celui de la fatigue dont on meurt, avec en supplément péremptoire la dynsenterie. Il y
avait des récits qui ne se contredisaient jamais mais ajoutaient toujours et
formaient, d’un dîner à l’autre, où ils arrivaient avec le pique-nique ou de
quoi réchaufer depuis que l’infirme était trop infirme en même temps que
vieille pour descendre un escalier, une très longue histoire d’un siècle et
demi. Il y avait par prétérition ce qui pouvait se deviner comme avoir été,
peut-être, les moments d’amour de la fille, il y avait les deux maris de sa
mère, il y avait à nouveau les parents, les grands parents, Quimper et sa
cathédrale couleur d’algues vert sombre tant que son intérieur ne fut pas
ravalé à la rendre blanche comme certaines de ces églises néo-gothiques
qu’aiment les protestants quand ils sont Américains. Il y avait les comités
contre la peine de mort, les réunions de 1968 et de 1972, Gisèle Halimi, le
part communiste car l’institutrice devenue directrice dans un assez beau
quartier de Versailles et se remariant alors mais avec un douanier des services
aéroportuaires du « grand Paris », militait à l’extrême-gauche, ne
croirait pas plus en Dieu qu’à un bon fonctionnement de la société et
laisserait s’établir à ses hanches, à ses genoux, à ses chevilles, à ses
épaules d’invraisemblables torsions qui la faisaient maintenant se déplacer en crabe, les
pieds se présentant à l’envers du sens où elle tentait d’aller. Or, la
conversation était toujours surprenante, variée, et cette femme vieille et
déformée, sans corps ni buste, qui réclamait des pantoufles toujours plus
désassorties l’une de l’autre pour s’accomoder de dissymétries inconcevables
mais qui, chaque fois, étonnaient Jeanne autant que lui, avait ce don singulier
de lui trouver bonne mine, de s’inquiéter qu’il soit trop rouge un début de
soirée alors qu’elle était à contre-jour et disait perdre la vue, ne plus
pouvoir rien lire, ayant répondu n’importe quoi à l’oculiste qui lui proposait
ses nouvelles lunettes, et à l’ophtalomologue qui ne lui donnait pas un sur dix
et quà un seuil œil. Ce soir-là, elle regrettait de n’avoir pas encore vu un
papillon et elle les regardait en aveugle, comme si l’invisible avait plus de
présence et d’attrait surtout à l’apercevoir au-delà de l’éblouissement des
deux lampes et il leur semblait que les yeux, l’un presque fermé, l’autre
reflétant les lumières trop fortes, les fixait, eux, pour ce qu’ils seraient un
jour, des êtes jeunes et éternels. Si abattus, fatigués, tendus qu’ils fussent
en montant chez elle, après la demi-heure ou l’heure de trajet par la porte
d’Orléans et les premiers kilomètres en montagnes russes de l’autoroute du
soleil, ils repartaient optimistes, allégés et reconnaissants. D’une diction
parfaite quoique avec cet accent diphtonguant et allongeant les accents graves
de tous les adjectifs en aire ou en ère, leur vieille protégée leur avait donné
bien plus qu’ils lui apportaient, d’ailleurs elle ne leur disait son manque
d’eux qu’au téléphone et sa joie d’avoir à les attendre qu’au moment où ils
l’avertissaient de leur venue. La vérité est qu’elle les délassait avec un art,
presque partout perdu aujourd’hui, celui d’être intéressante et attirante telle
qu’elle était, si laide et difforme, vieille qu’elle fût apparemment. Peut-être
et fugitivement pensait-il qu’il devait, dans quelque chambre haute où les
meubles, la table à eau et sa cruche, le lit, tout sauf l’armoire,
naturellement à glace, sont toujours protégés d’un linceul blanc et où elle
avait laissé une mémoire inassouvie, jouer le rôle d’un certain chevalier ou de
quelque cadet un peu androgyne, un demi-frère, un peu fils et surtout amant
délicat pour tout effacer de ce qui n’avait jamais eu lieu. Elle s’essuyait
soigneusement les lèvres quand il allait l’embrasser et prenait congé. Le rite
gagnait en densité du texte et en diversité des épisodes et des lieux, des
circonstances évoquées, le retour des prisonniers à l’hôtel Lutetia, et la
vieille infirme presque aveugle avait gardé sur sa table de nuit, sur
l’échafaudage précisait-elle qui lui servait de chevet pour ses tâtons, La
douleur de Marguerite Duras. Il prenait la phrase pour lui et la continuait
en racontant qu’au lire du livre il avait suggéré au Président de la République
tout justement en mal de thème pour basculer dans le bon sens la première des
cohabitations de s’en remettre à un entretien de philosophie politique et
littéraire avec l’écrivain, ce qui fut fait. Il était alors en poste au Brésil
et plus précisément en villégiature amoureuse à Buzios, mais à la morte saison,
une mer plane et turquoise, un embarcadère sans personne ni bateau dont il
avait de très nombreuses photographies pour se déculpabiliser d’un texte qu’on
lui avait demandé écrire, aux époques où Le Monde le publiait
scandaleusement, et qui devait commenter des images multiples d’un banc, isolé
et pâle sur un fond arbustif, sans doute d’un parc parisien, un fond évoquant Blow
Up et le scenario qui en résulta, et il n’avait pas honoré la prière ni la
commande, avait laissé passer des semaines et des mois alors qu’en quelques
minutes, pacifiquement adonné à ce qui lui était demandé, il aurait pu, il
devait écrire quelque chose sur ce qui est stable et pourtant si insaisissable
quje l’instant même ne le retient pas, et il y aurait des milliers d’images
parce qu’à propos de quelques unes prises et inventées par un autre, quelques
lignes auraient été exprimées par lui.
Dans ce que l’on vit, il y a bien
peu du présent et de ce que l’autre est censé faire dans le champ de votre
conscience, vous dialoguez autant avec lui qu’avec tout autre que vous, tandis
que montent en pèlerinage, protecteurs, propices ou accusateurs de vifs
personnages que vous ne saviez pas avoir si bien connus. Ce ne sont pas des
idées qu’on associe, ni des images, mais des visages et des carrefours de
l’existence qui avaient un nom et une odeur, un parfum, une voix, qui
engageaient à cette sorte de fuite qu’on peut appeler commencement et à quoi on
acquiesce si rarement. Le commensal, préposé de la société dont il avait charge
viagère d’être le secrétaire général, que lui avait-il donc dit qui soit utile,
c’est-à-dire à mettre au compte de la vie ? Son long temps d’apprentissage
de la Lyonnaise des Eaux aux pompes funèbres, bien cotées en bourse ?
C’était sans rapport, l’Afrique évoquée à l’occasion double d’un voyage pour
l’unification d’un queconque collectif d’universités catholiques au Cameroun et
d’un marché finalement de gré à gré mais d’autant plus difficile à négocier et
qui portait sur de l’électricité. Tout ce que vous avez déjà fait n’avait rien
d’impossible, tandis que ce que vous n’osez affronter est cela même qui va vous
faire sortir du lot et réussir une autre image de votre groupe. La bataille de
l’eau moyennant péréquation des tarifs pratiqués en banlieue de Lima ou de
Buenos-Aires avec ceux bien à l’aise affichés aux Etats-Unis, c’est ce qui
pouvait se conjecturer à moins de
supposer l’effroyable pactole d’une vente à prix coûtant en Amérique latine et
à marge bénéficiaire substantielle en Amérique anglos-saxonne, qu’était-ce
sinon de la prudence et de l’habileté, celle d’un bon praticien des concessions
de service imaginées sous Louis-Philippe chez nous et multipliées par le Second
Empire en sorte que notre réseau ferré fut le plus dense, longtemps, du monde
et qu’on y trouva, sous Georges Pompidou, la manière de faire financer par les
compagnies d’assurances les autoroutes françaises que la notoriété de nos
routes nationales ou départementales avaient fait, très longtemps, mépriser au
regard des appareils de communications de nos voisins d’outre-Rhin et de Piémont-Lombardie
quand ils étaient totalitaires. Haut fonctionnaire au Trésor, débutant au
Conseil d’Etat à la section du rapport par exception au lieu de celle du
contentieux, qui ne le sait et le groupe eau-énergie-propreté est ce lieu où la
fonction publique se déploie pour le meilleur sans les embarras et la ladrerie
du statut censé la régir. L’Afrique
serait autre chose, de l’eau malgré le sable, de l’eau malgré tout, des
investissements à fonds perdus à qui donneront sens et attrait l’obligation de
donner, que des sociologues affirment et développpent depuis quelques années,
et la notion de biens fongibles non marchands. Suez démontrera ainsi, à propos
d’un bien qui lui permet de la communication sur la pudeur et
l’inaliéanabilité, qu’est viable un secteur public mondial, appelant du coup et
naturellement une fiscalité internationale, celle-ci moralement impossible à
refuser et d’assiette facile à dessiner. Mais le déontologue du groupe avait
quitté tôt le Palais-Royal et enseigné de l’administration, non du droit, en
Côte d’Ivoire ; tout était donc un peu à côté dans son expérience pour
qu’il pût entendre ce que son invité tentait de décliner. Eluder toute
privatisation de l’eau et même des infrastructures existantes ou à créer pour
l’apporter à l’usager est certes habile, ne proposer que du service, étaler un
paysage et un bilan adventiste en assurant qu’au très long terme où se
dénouerait le contrat de concession les choses, autant que l’eau resteraient
propriété du concédant est bien conçu, mais on peut aller plus loin. Il ne
pouvait, quant à lui, se départir de cette sorte de travers, parfois il
admettait que c’en fût un, consistant en tout objet d’examen ou en tout
exercice d’une fonction qui lui étaient donnés à voir comment en réorganiser et
en situer mieux la chose et sa fin. Le visionnaire peine à faire croire qu’il
gère ce qui est à ses pieds ou à ses mains tout en scrutant l’horizon et l’on
rabaisse beaucoup de collègues, on en vexe même quelques-uns si l’on prétend
faire aussi bien qu’eux ce que l’on doit faire et en même temps vivre une suite
l’idéalisant et en dégager auplus vite la forme, pis même en communiquer plans
et maquettes aux hiérarchies et aux censures.
La vieille dame, en somme, le
dépaysait parce qu’elle ne l’écoutait et ne l’interrogeait pas, il n’avait donc
aucun péché à commettre, ni celui de l’étourderie ni celui de l’orgueil, elle
le ramenait à l’enfance qu’on a pour sienne seulement au paradis, parce qu’elle
l’attirait vers les formes et les structures simples d’un récit linéaire, dont
les enchaînements ou les enracinements étaient dits comme allant de soi, et
ainsi l’attirait-elle vers un autre monde que le sien. Jeanne, ce soir-là,
était restée à faire absorber par leur vieille amie des médicaments – celle-ci
disait : docteurs et remèdes et les avait entretenus de son scandale mais
avec drôlerie et comique de répétition quand allant consulter pour quelque
affection du siège (siège, tronc et membre faisant un peuple dont elle parlait
avec un détachement si littéral qu’on comprenait qu’elle ne fut jamais seule
mentalement puisqu’elle courait d’une maladie à une autre et que chacune de ses
misères avait fini par réaliser ce miracle de lui donner, à elle, un compagnon
ou un quémandeur, en somme un soutien tenant lieu de visite et qui était bien
plus réel et présent que n’imlporte qui en chair et en os, d’ailleurs c’était
bien de chair et d’os, de douleur et de pourriture, d’élancement et de vie en
lutte encore qu’il s’agissait) elle avait dû, faute d’ambulance disposée à la
ramener chez elle, passer deux nuits
dans un hôpital dont elle ne disait pas le nom mais avait tracassé toute la
gent soignante, aide-soignante et surtout professorale. Il avait attendu au bas
du petit immeuble à deux étages, le ciel avait cette lourdeur proche et
brunâtre que la réverbation des éclairages urbains par millions donne aux
nuages quand ils sont bas. Là-dessus les avions qui paraissent immobiles à leur
approche ou à leur envol quand il fait ciel bleu et jour, avaient cessé de
pointer par intermittences des lumières de couleur. L’une des chiennes, en
laisse parce qu’il fallait se consolider une cuisse récemment cassée et très
difficilement remise, et l’autre en pérégrination pour assurer son statut
d’aînée et de première adoptée, il était resté à ne plus penser, à laisser
s’étendre tout le détail, devenant fatras, de ses facultés mentales, et
lentement avait fait s’installer en lui cette sensation de bonheur et
d’immobilité que donne un moment où l’on n’a plus besoin de rien, où l’on n’est plus chef de file de soi-même.
Tous ces visages et noms de camarades, de supérieurs, de frères ou de sœurs,
les souvenirs de lectures ou de ces vacances successives qu’avaient été
régulièrement ses affectations à l’étranger dont, chaque fois, il avait joui
démesurément parce qu’il en retirait dès son aterrissage, avant même toue
acclimatation la matière immense, profuse, imprévisible d’un monde ouvert à ce
qu’il l’inventorie et se l’approprie. Et jamais cela n’avait tourné, une fois
les départs subis et accomplis, à de la nostalgie ou à de la régurgitation. Etres
et lieux étaient autant d’époques de sa vie, et le temps avait tourné à une
grande géographie, une sorte de mappemonde personnelle mais classique, qu’il
pouvait montrer et commenter, et qu’il faisait tourner du doigt ou de la pointe
du cœur en allant d’une année à l’autre, d’une liaison à une aventure, à des
chances et des émerveillements qui tous avaient une date.
Jeanne avait aidé la vieille
infirme à atteindre son lit, il n’y avait qu’une jupe à enlever mais toutes les
jambes à hisser, à déplacer, à replacer, des milliers de jambes car deux
seulement n’auraient pas été aussi encombrantes, pesantes ni tellement
hostiles, et l’on n’eût pas aperçu un pied incongru contrecarrant d’évidence un
genou au point qu’il y ait malfaçon. Force lui était de reconnaître que sa
compagne échappait à tous précédents dans sa mémoire et la litanie de ses
expériences d’affection, d’intellection ou de sexe, et cette force était douce,
convenable. Elle se manifestait à temps. Elle donnait même des preuves de son
efficience. Leurs étreintes de lit, c’est-à-dire de ventre, de toucher, de dos
à ventre ou de ventre à dos dont on a envie, auxquelles une femme même non
dipose consent plus aisément, sans se contraindre autant qu’un homme qui n’en
veut pas, qui ne se sent pas en vouloir, avaient été, dans leurs premières
années des échanges désespérés de preuve d’entente et de choix mutuels qui ne
venaient pas. Quand il était en elle, il jouissait de mettre à nu un chef
d’œuvre mais elle ne se satisfaisait que par une seconde conclusion, lui
chevauchant un genou, négligeant son sexe défait, et amenant sa silhouette, son
regard, son buste à du désespoir, des larmes et un hoquet qui était son plaisir
à elle mais le cantonnait, lui, au rang second du garçon d’honneur. Ils n’en
parlaient guère ensuite quoiqu’il sût que d’être prise par lui à quatre pattes,
six au vrai, genoux, paumes et pieds dans les plis de draps, lui ouvrant la
raie de son derrière entière et se faisant pistonner par lui à hurler, était
certainement un plaisir aussi ardent et concomitant de bien des imaginations
qu’elle devait avoir mais ne lui avait jamais dites, que ce singulier dessert,
pris la table retirée, la pénétration aboutie et épuisée et le rôle masculin
perpétré mais dissipé. Leur fatigue était si envoûtante ces jours-là que les
nuits ne réparaient que peu, ils avaient ensemble le souci de la petite société
de gestion qu’elle avait fondée et dont elle lui confiait la présidence en
conseil de surveillance, grand projet, vraie intuition, bonne technique mais
trop faiblement capitalisés, ils en vivaient de plus en plus unis les
étapes, les frémissements d’une notoriété, d’une certaine consécration mais que
n’accompagnait pas encore une vraie chalandise, et chacun ajoutait à ce travail
ensemble les noirs et blancs, les suavités et les détestations du souvenir
qu’ils ne pouvaient évacuer de l’histoire de leur rencontre et des manquements
qu’il y avait commis, et elle-même sans toujours prévenir ni avoir choisi
laissaient passer des fumées qu’on aurait cru venir d’enfer et qui rappelaient
la réversivilité, la précarité, le néant de tout, et surtout des sentiments
d’avant la nuit. La
fatigue les vieillissait parfois, elle gardait un corps dont elle disait
maintenant qu’on lui en avait souvent fait compliment, les seins étaient
petits, les jambes bien faites, les mollets surtout, la cuisse était longue et
la pilosité entre les deux avait la couverture qu’il faut pour imaginer
également quelque vêtement encore à ôter et quelque lieu où venir se frotter,
elle avait un visage dans les minutes où elle défaisait sa chemise et indiquait
sans mot dire son consentement à la suite, qu’il avait toujours trouvé et qu’il
regardait comme de plus en
plus assorti à cet égarement qu’on se donne l’un à l’autre, et qui mène autant
au plaisir qu’à la conscience de soi et du débit qu’on contracte envers
l’autre. Ainsi, s’exprimait et se refaisait le temps d’être nus et de le
demeurer pour ce qu’il faut, leur consentement mutuel. Restait à expérimenter
l’extase. Elle ne lui disait pas qu’elle l’ait connue, avant lui ou avec un
autre, elle ne lui avait parlé que d’anonymes, très vivants et précis sauf à
lui refuser tout moyen pour lui de les situer en quoi que ce soit qui lui
donnerait prise, et parmi eux, peut-être un petit Indien analphabète vu et
enveloppé sur un plage du sous-continent d’Asie, les autres avaient été à leur
heure ou à leurs années des compagnons, elle n’était femme ni d’insatiabilité
ni d’indifférence sexuelle, à exposer des choses de banque, à décomposer des taux et des coûts, elle
restait féminine, ne changeait pas de voix mais était très habillée, précise,
tangible. Et lui avait un souvenir sur lequel il avait brodé, écrit à plusieurs
reprises, d’une extase sur un corps au bras en croix dont il avait ressenti, à
force de s’être épuisé avec lui pour trouver du plaisir et y revenir et en
retenir encore pour n’en rien perdre et ne s’arrêter qu’avant satiété mais
après tout, qu’il y avait sa propre prolongation et que de là, il était bel et
bien, soudainement et naturellement, puissamment et pour toujours.
Rétrospectivement, ce devait l’extase, et de sla sorte il n’en avait eu qu’une.
Celle qu’il aimait de chair et de compassion, et avec qui il se l’était
procurée, dormait comme à l’accoûtumé assommée par leur course et par son
éjaculation, lovée et très impudique. Ils baignaient tous deux dans de la sueur
et de la clarté orange, le plafond de la chambre était en pente et lambrissée,
tout restait et resterait si précis que ce fut aussitôt inatteignable et
inreproductible. Il avait vaguement compris que cela n’arrive qu’après qu’on
ait tout dépassé, y compris et surtout la possibilité physique de continuer et
quand le mental a perdu tout ressort, quand la gourmandise ou l’excès de goinfrerie
sont si loin qu’on les a quittés de toute perception et même de souvenir.
Or, ce nouveau soir après qu’ils
aient regagné dans Paris, par l’aboutissement de l’autroute du soleil en
nocturne au boulevard périphérique quand on s’évade du réseau par la porte
d’Orléans et même un peu avant, en prenant, le long du petit côté de la Cité
universitaire puis du parc Montsouris, la rue de la Tombe Issoire pour
rejoindre l’avenue René Coty et le lion de Belfort, il y eut que leur étreinte
tourna court, qu’elle était sèche ou fatiguée, qu’il n’avait pas eu le maintien
durable, qu’elle prit son dessert ce qu’il trouva encore plus naturel que
d’habitude et qu’ensuite, encore sur lui qui rallongeant les genoux, la
caressant d’une main à ses hanches en se tenant le sexe de l’autre, et qu’à sa
stupeur, alors qu’ils ne se tenaient plus par le chevillement naturel, ils
furent soudain tellement à l’unisson que la sensation de leur union les
dépassa, les surprit, les emmena et ils ne se regardaient plus même car ils se
demandaient où ils étaient et qui ils étaient pour que ce fut, à tel point,
ainsi. De son côté à elle, manquant faire tomber de la Bible qu’il lui avait
offerte et qu’elle avait couverte de papier kraft brun des photos qu’elle
affectionnait de leurs deux chiennes, celles-là dormant déjà l’une dans le
couloir, l’autre à contre-bas du lit, il y avait, relié par de la spirale, le
rapport d’activité qu’au déjeuner, comme si c’était une occasion immanquable,
on lui avait remis. Ce n’est pas une commande, mais une évaluation que vous
pourriez nous faire. Nos commissaires aux comptes nous ont sortis un
galimatias, peut-être bien que c’en est, mais pas du tout à fait. Voyez
vous-même, naturellement nous pourrions vous payer, vous pourriez facturer.
C’est de développement durable qu’il s’agit et nous ne savons pas trop où nous
en sommes. L’avant-veille, Jeanne et lui étaient à la Mutualité française,
moment sympathique et précis. L’éthique rendait fourbus leurs interlocuteurs,
chargés de finances que la crédulité ou la cupidité faisaient grosses de
milliards par milliers en toute monnaie, et tous deux entendaient l’exposé des
contraintes de sécurité et d’emploi tels qu’un petit milliard à peine se
prêtait à quelque fantaisie, pas si petit qu’ils n’aient appelé la démarche, l’insistance,
la pression de centaines de candidats à sa gestion déléguée. Et qu’est-ce que
c’est le développement durable, un petit plus, sans doute, certainement, mais
comment le mesurer ? En éteignant la lampe dont elle ne pouvait se passer
quand il venait devant elle, à genoux, devant l’ouverture de ses cuisses et le
blanc de son ventre, elle fit tomber le recueil de papier épais. Il ferma les
yeux, et, à travers les persiennes de
bois un quinquet que la co-propriété avait décidé de laisser allumé toute la
nuit et bien avant et bien au-delà des heures d’obscurité, il cessa de regarder comme s’il avait été
urgent de les mémoriser les barres jaunes faites ainsi au plafond. Il pensa que
répondre à la question que laissait en suspens le rapport, dont il ne savait d’ailleurs pas s’il était confidentiel encore
ou déjà diffusé, ferait son embauche. Le développement durable. Notion rare,
donc de prix. Le galvaudage et la contrefaçon avaient été son premier métier,
ou plutôt l’étude et l’emploi des voies et moyens pour en obtenir
l’éradication : lutter contre les sacs Vuitton fabriqués au Japon, encore
mieux mais moins cher, et l’attaché commercial recommandait la procédure
contentieuse et la France y gagnait en renom, vraiment inimitée. Il s’assoupit
et sous ses paupières, à la place des raies lumineux que laissait passer le
volet, il reçut le sourire que lui avait décrit Jeanne, celui de la vieille
dame mise au lit, bordée, essuyée et embrassée tout à l’heure, en grande
banlieue parisienne, une rue de la Pointe à sens interdit sauf pour les
riverains, et au-dessus, pas loin, les avions d’Orly. Le mari avait acheté
avant que ne se construise un autre bâtiment leur prenant presque tout de la
vue et le soleil.
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