III
Journaux
Journal de Louis d’Ors
Je ne date pas mes
notations, je les laisse continûment se succéder les unes aux autres, puisqu’il
s’agit bien d’un paysage à nuancer sans cesse et d’un entourage dont il faut
que, chaque jour davantage, je perce les carapaces, la couche de poiussière et
de crasse, empêchant l’homme, la femme, les enfants de respirer de leur peau à
leur cœur - depuis que j’ai commencé de tenir ce journal, après avoir lu celui
d’un de mes lointains prédécesseurs. Ce travail, de préférence au moins
hebdomadaire, nous est recommandé pour qu’il existe une sorte de mémoire de
l’âme paroissiale. Le prêtre diocésain est bien davantage astreint aux vœux que
la règle bénédictine nous propose, dans notre chemin à Dieu. Qu’on soit dans
les petits papiers de l’évêque et les détachements ad extra, la
participation aux conseils et prises de décision que l’on souhaite, les
affectations-mêmes vont dans le sens que nous voulons, mais qu’on soit dans son
nez, comme l’était visiblement ce confrère et l’on peut moisir toute une vie à
se demander ce qu’est une vocation sacerdotale et ce qui la différencie d’une
verfsion moderne du martyre, car rien n’y manque de la rumeur, de l’évaluation
hâtive par nos voisins du diaconé, des admonestations injustifiées et non
dialoguées avec celui qui censément est notre père au spirituel. Mgr. A… est
déjà âgé et je crois à une certaine compassion à laquelle la vieillesse, par le
détachement qu’elle impose, fait accéder. N’est-ce pas ce que ce sympathique et
attachant Patrice me confiait le mois dernier, les ardeurs prédatrices, il ne
s’en est pas libéré de lui-même, mais plus efficacement par la logique-même de
la vie, comme si Dieu s’y prenait avec beaucoup de lenteur et de patience pour
nous faire entrer dans ses voies. L’état clérical nous enlève, est-ce seulement
pour résister aux « séductions du monde » ? toute cette partie
affective de nous-mêmes, à laquelle je me crois, quant à moi incapable de
renoncer. J’aime aimer et je me risque toujours à aimer. A K…, je ne courais
aucun danger, l’Abbé est là pour recevoir la confidence à son début, mettre en
garde ou s’interposer quoiqu’il n’y ait jamais d’entretien à trois mais aucune
tentation ni liaison dangereuse, au moins pour ce que j’en sais, ne me paraît
possible au monastère et je ne partage pas l’avis de l’Eglise quand elle se
refuse absolument depuis huit siècles à considérer Aelred de Rielvaux. Ma thèse
sur lui a été un traité de l’amitié selon les vertus romaines et les
sensibilités évangéliques. Dom Amédée de Bricquebec m’avait suggéré de prendre
sa suite et de compléter son travail en examinant le pourquoi de cette méfiance
des hiérarchies cléricales, à travers les âges de notre spiritualité. Je crois
comprendre, c’est d’une profonde défiance qu’il s’agit vis-à-vis de nos sens,
de notre corps et de notre imagination. Or je crois impossible d’aller à la
perfection avec seulement une part de soi-même, ce serait demander à un
hémiplégique de marcher sans canne ni béquille et oublier complètement ce qui
est le cœur de notre foi, la résurrection de la chair. Jésus lui-même non
seulement aime mais a la conscience de sa propre vulnérabilité affective, c’est
le noli me tangere qu’il assène à la femme la plus aimante et à laquelle
il ne peut pas être insensible ; une femme spectaculaire, entière,
impétueuse, prête à donner sa vie à chaque instant et qui, parce qu’elle a
péché, et je devine en quoi et comment, si pudique que soit le texte, et si
habile l’évangéliste qui sans doute a dupliqué les éléments de son portrait
sous plusieurs personnages pour ne pas en faire trop évident et mondain,
terrestre, devrais-je écrire.
Patrice et Régis se
ressemblent étrangement et sont de cette facture, cela donne bien des
égarements, mais c’est de ceux-là dont l’Eglise a besoin, des personnalités
vivantes et à risque. On forme toujours assez bien théologiquement, mais au
dialogue d’âme ? or, pourquoi sommes-nous ordonnés ? sinon pour
donner les clés sur terre du paradis, que sont les sacrements et ceux-ci sont
un dialogue entre hommes, à la Cène on
bavardait dans les rangs, on s’inquiétait, on se récriait et Jésus ne prenait
que les comparaisons les plus immédiates quoique toute sa vie publique les ait
préparées, du pain, du vin, la coupe qu’on avait déjà plusieurs fois passé, le
pain qui avait servi à lécher le premier plan et surtout à identifier la
bouchée qui désigna Judas et le fit sortir, poussé mystérieusement à faire ce
qu’il n’avait certainement choisi librement de faire. Ce sont nos penchants, et
non nos actes qui nous perdent et la théologie du péché originel continue de me
troubler. On est né lacunaire et j’admire ces gens qui viennent se confesser –
on me dit d’ailleurs que le confessionnal que j’ai restauré ici est bien plus
fréquenté que sous mes prédécesseurs – et qui avoue n’avoir pas conscience de
leur péché mais bien de leur faiblesse. Ils n’en font pas reproche à Dieu mais
presque et voudraient tout de suite être absorbés dans Sa lumière, je ne les
renvoie qu’au-dehors de mon modeste sanctuaire dont j’espère bien que je vais parvenir
à financer la pose de nouveaux et vrais vitraux. Mais je leur prescrit une
pénitence qui n’est pas un cautère. Je sais bien que d’habitude, en tout cas
c’était la pratique à K… entre nous jusqu’à ce que Dom R… nous quitte pour une
pourpre probable dont il inaugure les prémisses aux commandes d’un évêché dont
on dit qu’il est peut-être le moins peuplé de France, mais juché sur une
éminence, cruauté des religieux entre eux ? oui, des pénitences en forme
de récitations de quelques prières comme si nous n’en chantions pas assez
ensemble. Dom P… juge que nous pouvons nous priver et nous fustiger, je suis
assez de son avis et mes pénitents l’accepte, je leur fais couper le tabac ou
le vin, je leur prescris des gestes préparant leur épouse à une étreinte qui ne
soit pas d’hygiène ou de soulagement du mâle sur la femelle. Cela plaît
paradoxalement, on me trouve même viril. Soit …
J’ai accueilli Mirabelle
et Régis avant-hier. Ils sont à la limite de mon territoire à tous égards, un
appartement en dernier étage qui domine tout le val de la Seine ici, et ses
méandres jusqu’à la terrasse de Saint-Germain en Laye, des arbres en océan
entre eux et le fleuve, et un balcon assez large pour qu’on puisse y prendre
des repas ou y faire de la bicyclette d’appartement, c’est Mirabelle qui l’a
choisi et voulu, elle veut courir avec son mari dans les bois et ils se donnent
un rythme de vie spartiate puisque le pont de Suresnes, matin et soir, est un
redoutable embouteillage, ils partent avant le flot et reviennent ensuite, comptant
déjeuner souvent chez la mère de Régis. La société de celui-ci est en cours
d’agrément à la commission des opérations de bourse, il court les associations
diocésaines pour prévoir déjà la chalandise des fonds communs de placement ou
dédiés qu’il va devoir créer. Sa brusque technicité, dont je me demande d’où
elle lui vient, m’épate. Il trouve le temps aussi de prendre des leçons de
pilotage aérien, et d’étudier, avec sa mère, dans le loisir de son attente de
l’agrément, de nouveaux compositeurs d’Europe centrale et orientale, dont un
Autrichien contemporain. Leur bibliothèque est centrée sur ces pays ; ils
pensent que c’est là l’avenir de l’Europe et que la psychologie là-bas, la
sensibilité slave matinée de communisme produit une sincérité et une exigence
de comportement droit que n’ont pas les Européens de l’ouest, sans pour autant
que la débrouille et l’ingéniosité pour se sortir des embarras les plus
concrets quittent ces gens qu’on a habitués à vivre dans l’apparence de la
résignation, sinon de la soumission. Mirabelle trouve le temps de me donner
deux après-midi par semaine pour tenir une permanence juridique que nous envie
la mairie, l’idée et le fait.
Nous ne sommes pas ici
dans la ceinture rouge de Paris mais pas non plus dans quelque annexe des
« beaux quartiers », c’est entre deux où la transhumance quotidienne
rend les gens difficiles à rencontrer, on est fatigué, on n’a pas le temps.
C’est une grâce que ce couple me donne en partageant ma vie de prêtre, en me
visitant impromptu, laissant une enveloppe punaisée à ma porte ou sur la chaise
que j’affectionne à l’église pour y lire mes heures monastiques, et me donnant
rendez-vous à un prochain moment. La future maman m’inquiète cependant, elle
peine anormalement et cette grossesse est plus que pesante, Régis est moins
spontané, je le sens également tendu. J’en ai téléphoné à Patrice qui leur a
proposé d’aller dans les Cévennes attendre l’événement en se déliant de tout
ici ; ils acceptent car la maisonnette qu’il leur a trouvé par un lointain
cousin qui n’y met plus les pieds, d’origine modeste, il est cependant de la H.S.P.
, grimpé par lui-même au plus haut des échelons dans la finance de
patrimoines et anime principalement la filiale suisse qu’est devenu une des
plus vieilles banques de la place, créée en 1802 et ayant fait partir du
premier organigramme de la Banque de France pour la capitalisation de
celle-ci ; Patrice voudrait qu’à l’occasion de leur séjour et quand
l’autre leur ouvrira les portes et leur montrera où sont les couverts à servir
et la réserve des draps, sans doute masque-t-elle aujourd’hui encore la cache
de la grosse Bible des camisards, Régis fasse sa connaissance et puisse, pour
son entreprise, le considérer comme un de ses mentors.
J’ai interrompu ces notes
pendant trois semaines tant j’ai été requis, à cette seconde rentrée que je vis
ici, par la tournée porte-à-porte que j’avais résolu de faire à ma prise de
fonctions. Je la fais à pied, je refuse le petit alcool, je ne prends pas de
café, je dépose une carte qui n’est pas pieuse mais a quelques citations à son
revers avec mes horaires et mes coordonnées à son endroit, et accepte jus
d’orange, verre d’eau et de demeurer tout le temps qu’on ne me renvoie pas. Je
pourrai écrire des pages, mêlerai sans doute les histoires que j’entends, je ne
nomme jamais Dieu, je dépiaute des contentieux de voisinage, je donne des
recettes de méditation, je recommande de lire d’affilée autre chose que des
articles ou les programmes de la télévision, je dis combien l’écoûte d’un
disque en couple, tranquillement, à jouir de l’ordonnancement d’un salon qu’on
a paré ensemble ou dont on a reçu les éléments petit à petit, par héritage, par
cadeau de mariage, par chine en brocante, peut apaiser et préparer à tout. J’ai
eu quelques échos en retour, une dame fort respectable m’a dit que dans un tel
contexte, elle avait pu avouer une liaison à son mari, que celui-ci avait pu
lui apprendre qu’il était parfaitement au courant et ensemble ils ont pu
imaginer le scenario par lequel elle va pouvoir se déprendre et ne plus
retomber. Ce sont les grands enfants qui prisent le plus mes médications, et
qui dans la journée à Paris, aux inter-classes choisissent livres et musiques
qu’ils apporteront aux parents, la jeunesse prenant en charge les adultes. En
revanche, je n’ai pas de recettes quand il ne s’agit que de la rue, que des
tournantes, que du foot ou du vol à la casse. Je me suis d’ailleurs fait
renverser et j’ai reçu quelques coups de pieds en essaytant d’aller à un groupe
qui m’avait paru accueillant, mais cela m’a permis une autre rencontre dans le
café où je me suis réfugié et payé un cognac. Je circule en civil dans la
journée, mais pour le chapelet matinal qui me prépare à la lecture des Vigiles,
je marche le long de la Seine dans mon habit de K… Je ne me lasserai pas
d’admirer le pratique du costume bénédictin, absolument isotherme et
insalissable. A la table voisine, quatre métis d’Afrique mais bien d’ici,
parlant une langue inimaginable et à peine compréhensible, avec suss l’accent
qui élimine presque toutes les consonnes, je les ai écoûté tranquillement comme
on lit quelque article de sociologie, ils respectaient les récits et les
silences les uns des autres et se remémoraient surtout des ambiances de classe
dans le secondaire, je ne sais où. Il y a eu un temps mort et l’un d’eux s’est
détaché cherchant une autre table, pour y étaler un papier, je lui ai proposé
la mienne ainsi qu’un cognac accompagnant le second que j’allais prendre,
encore dans l’émotion des coups reçus. Que le lecteur des prochains siècles se
rassure, je n’ai aucun goût ni don pour le martyre et je n’ai rien confessé, je
m’y étais mal pris, voilà tout.
Tous ces gens,
généralement assez bigots et avares, qui exposent leurs menus tracas en
s’attribuant les pages du Livre sur la rétribution dans les cieux de ceux qui
souffrent « mort et passion », dans l’ordre ; la réalité est
oubliée, il faut avoir souffert à raison de notre foi, et non de nos
petitesses. Même théologie à creuser que celle du péché individuel, le collectif
et l’originel sont acceptés encore que la responsabilité historique d’une
génération dans le mauvais déroulement d’une négoiciation sociale qui est allée
à l’impasse ou au drame, ou dans l’arrivé d’un tyran au pouvoir, n’est
généralement pas discerné, la faute aux autres et naturellement si cela devait
arriver aujourd’hui, on s’y prendrait autrement et avec quel courage, mais
justement qui discerne que maintenant nous vivons ce qui est analogue avec
hier, qui par exemple définirait sans le nommer aussitôt, le fauteur de
troubles contemporains, qui ne ratifie pas les traités, qui pratique la peine
de mort, qui ment dans les dossiers qu’il fournit pour faire avaliser ses
agressions et prédations, qui fait chanter les dirigeants de ses partenaires et
noyaute leur presse, qui intimide le monde entier dont la coalition, tant les
armes et l’argent sont aujourd’hui concentrés, ne suffirait pas à le mettre en
échec, du moins chercherait-on la sourdine. Curieusement, je peux davantage en
parler avec des jeunes ou avec des très vieux qu’avec la classe adulte ou bien
chez des gens bien nés et qui professent en libéral sur mon territoire. Les
médecins, les avocats, les pharmaciens, les experts comptables sont doctes pour
analyser ce qui ne fonctionne pas dans leur ordre mais naïfs ou cyniques s’il
s’agit de l’international. J’ai choqué en proposant qu’on écoûtât à
quelques-uns ensemble la prochaine allocution du Président de la République,
pour comme à un ciné-club, l’analyser ensuite, chacun selon son point de vue et
sa spontanéité et dans un silence amical fait pour recevoir ceux des autres. On
fait de la politique soit une sorte de honte à rérpouver plus qu’à guérir ou
supprimert, soit un secret de famille, on n’en parle pas alors qu’elle nous
fait et défait individuellement et en collectivité. Je souhaite que nous
retrouvions ces conceptions que le monachisme pratique depuis ses origines, la
destination universelle des biens, le communisme et la dévotion de tous au bien
commun, mais mon idée – la seconde du genre, après ma proposition d’examiner
ensemble ce que dit notre chef d’Etat – d’examiner à quelques-uns, déjà
praticiens quant à eux de tout ou partie de ces sujets, la doctrine de
l’Eglise,n enseignements pontificaux et épiscopaux, relus ensemble et commentés
par chacun, a fait également fiasco. D’ici à ce que l’on me croit encarté dans
quelque chose… l’évêque me l’a fait remarquer mais ne me décourage pas. Ce
serait plutôt son entourage qui s’étonne qu’un Bénédictin puisse avoir en sus
du grégorien qu’il réhabilite dans ses offices dominicaux, des ambitions
intellectuelles et pédagogiques pour sa pastorale. On comprend difficilement
que ce soit pour moi le seul moyen d’apprendre et que si j’ai quitté
provisoirement K… c’est bien à cette fin. Pourtant l’accession de Dom R… mon précédent
Abbé, à l’ordre épiscopal, ne plaide pas pour moi dans l’esprit de Monseigneur.
Patrice m’a exposé la même tournure corporatiste entre le Quai d’Orsay et la
rue de Bercy, ceux qui vont d’une maison à l’autre sont taxés soit de briguer
les meilleures places de l’une et de l’autre au détriment des vocations
originelles, soit de valoir ou trop ou pas assez par une pratique de deux
métiers jugés différents…Il y avait aussi ce maître des requuêtes au Conseil
d’Etat, préfet de l’Indre qui après ce premier mélange en avait fait un second
en se faisant élire député dans le département où il avait exercé l’autorité.
Quant à celui dont Dom R… a la charge spirituelle, il avait été doté, sous la
Cinquième République commençante, d’un gouverneur des Colonies, préfet de la
Lozère, dans chaque cas les ouailles se sentent un peu bétail.
A ma surprise, intense,
mon commensal, qui accepte le cognac mais à l’eau, me parle dans ma langue, une
mûe opérationnelle à vue. Il dirige une formation de rap. et est à envoyer à Patrice
car il entreprend une tournée en Bretagne. Mais là n’est pas l’étrange. Mon
homme, non content d’avoir deux langages à son actif, et celui de son art plus
encore, car il édite, a un impresario et même de la télévision avec Ardison
dont il m’apprend que celles-ci sont en différé, ce qui, dans son cas, a fait
couper des passages où il se plaint des lacunes de nos programmes d’histoire
dans le secondaire, mon homme a des lectures que je voudrais avoir, il possède
Zweig Hesse, Mircea Eliade, discute l’ambiance dévote et religieuse de Mauriac,
analyse la vente par J.J.S.S. de l’Express sans en avoir conféré avec
Françoise Giroud, comme une vengeance inconsciente de ce que celle-ci soit
resté au gouvernement de Giscard d’Estaing alors qu’il l’avait quitté (et le
regrettait sans doute). Autant il était phraseur pour partager avec ses
compagnons leur ennui des instit. et autres enseignants, autant il est précis
dans ses goûts et ses références. Il me raconte, ce que je ne savais pas,
malgré mes séjours à Keur Moussa non loin de la capitale sénégalaise, immergé
en pleine brousse à palétuviers et autres baobabs, un véritable massacre de
tirailleurs, contemporain de celui de Sétif, et uniquement pour des raisons
alimentaires et de gestion du camp semble-t-il ou alors s’est-il agi d’un
alignement des émoluments sur ceux de la Légion, puisqu’après tout on les
considérait étrangers après quatre siècles de « quatre vieilles ».
Nous avons échangé nos coordonnées internet, il doit m’envoyer de sa
musique, je lui donnerai copie de quelques papiers de mon père, puisque la
Mauritanie où celui-ci a servi jouxte ce Sénégal dont il est métissé, un
mariage blanc, c’est le paradoxe de l’écrire car son père sitôt marié s’est
empressé de disparaître, et il porte le nom tout français de sa mère avec un
prénom mahométan et un autre bien chrétien. Il m’a parlé assez pour accepter de
venir jouer dans mon église et pour que je le regarde sans être gênant. Il a un
visage admirable de douceur auquel, si l’on ajoute quelques possibles rictus,
pourrait se plaquer une violente haine. J’en ai conclu qu’il nous faut adapter
l’enseignement de notre histoire nationale à cette « plus grande
France » dont il vient et qui s’aggrandit chaque jour davantage au risque
de se perdre dans nos banlieues et ailleurs, il faut rassembler autrement et
écrire crûment ce qui nous a taché et ce qui nous rend dépendant de ces autres.
Je médite un court papier dont je crois bien que Monseigneur sera preneur car
il juge que l’enseignement catholique doit montrer des exemples qu’il lui est
seul possible de défricher du fait de sa relative liberté pour l’établissement
de certaines parties des programmes et de ce que l’on y délivre.
J’étais rentré mal en
point mais heureux, quand Dom R… - ce qui n’est pas son habitude – m’a appelé
au téléphone, je suis chargé du plus triste, aller au plus tôt dans la Brenne
faire part à la comtesse. Je compte prier Patrice de m’accompagner, nous ne
serons pas trop de deux.
La comtesse de Mahrande
est admirable, et plus encore car tout me porte à croire qu’elle a su d’avance
ce qui allait se passer, d’où son geste à la sortie de l’église.
Comment noter ici ces
choses qui ne sont pas de l’ordre de mon ministère, mais qui sont ma peine.
J’ai du mal à rédiger, quoique – à présent – les choses aient déjà une grande
semaine. Mon impuissance, la nudité de ma prière, la communion de ma pensée
avec Mirabelle, mais d’elle, que sais-je ?
Je ne savais guère que Régis, et je vois bien que je n’en savais rien.
Régis et Mirabelle sont
arrivés sans encombre à Barre-des-Cévennes. Patrice leur avait fait
l’itinéraire, le plan des lieux depuis Mende et Florac, la liste des gens à
saluer car il s’agit de la patrie de Madame, ou plutôt des Bertrand, par le
mari de celle-ci, des belles-sœurs institutrices inhumées là en pleine terre
protestante dans un cimetière où les dalles sont posées, croirait-on,
simplement sur de l’herbe, et en dessous… cela regarde toutes les Cévennes
jusqu’à leur ultime moutonnement car elles déboulent soudain vers
Saint-Jean-du-Tarn, après Pompidou… J’ai dû y aller pour reconnaîre le corps.
Selon son moniteur, Régis était déjà expert, et il est exclu qu’il y ait pu y
avoir un accident, la météo. était très favorable, le temps lumineux, clair,
sans le moindre incident possible. Du relief, certes mais comme en a le fond de
la mer tavelé par des vagues de surface comme si l’eau propageait tout en
profondeur. L’accident impossible, alors le hasard forcé, alors un malaise ?
Pas possible, non plus car le jeune homme, selon tous les témoins était
tranquille, avait pris un petit déjeuner et devait ne faire qu’une simple
reconnaissance en descendant vers Montpellier pour totaliser le nombre d’heures
requis par le brevet qu’on devait incessamment lui remettre, il connaissait la
topographie autant que son ciel pour y avoir déjà piloté chaque jour depuis
leur arrivée. Partant de Mende, il allait battre des ailes au-dessus de Barre
selon un rendez-vous convenu avec Mirabelle. Le troisième jour, celle-ci s’est
rendu, pas vraiment en urgence, à l’hôpital régional, d’elle-même. Régis n’a
appris que les choses étaient devenues difficiles qu’en étant averti d’avoir,
dès son atterrissage, à la rejoindre. Il y est allé. A ce que m’a dit, encore bouleversé,
Dom R. … pendant notre première conversation téléphonique, Mirabelle
n’avait plus qu’un cadavre dans le
ventre sauf rarissime erreur de diagnostic intra-utérin, quand le choix s’est
posé, Régis arrivait juste. Tenter de ranimer l’enfant en accélérant un
accouchement qui devenait un exercice passif tant la mère exténuée et inquiète
avait rendu les rênes ? ou bien aller au plus vite et sauver la mère. Il
est possible que l’alternative ait été trop rapidement énoncée, Régis, sans
qu’on réveille sa femme, a décidé. L’enfant a été sacrifié, or à
l’accouchement, il s’est révélé qu’on eût pu le sauver à condition de risquer
Mirabelle, Régis s’est enfui, on n’a pas pu le rattraper et n’est revenu,
hagard que le soir pour subir de la part de Mirabelle quelque chose d’affreux
qui s’est entendu dans tout le service. Admirablement, il a mieux tenu le
second choc que le premier. Et les adieux, pour la nuit, à sa femme semblent
avoir été aussi calmes qu’il le paraissait lui-même, au petit matin, le
lendemain quand il a demandé inopinément à faire aussitôt le restant d’heures
nécessaire pour le brevet de pilote. Les moniteurs n’étaient pas encore
arrivés, mais ce vol en solitaire n’était pas le premier, et cette ultime
probation était programmée pour le jour mais un peu plus tard. Il s’envola
donc, se dispenserait de survoler Barre des Cévennes et aurait le choix entre
le causse Méjean ou Saint-Jean-du-Tarn. Rien d’autre que lui et son avion
n’était dans le ciel. La foudre ? on l’a vu car on le suivait à la jumelle
soudain décaniller et foncer vers le sol, au milieu du Causse, on a cru qu’on
le récupèrerait avec de la casse, mais non …
C’est ce que j’ai raconté
à Adolphine de Mahrande, elle devinait, elle a articulé après beaucoup de
silence et une rêverie qui semblait l’emporter dans beaucoup de directions à la
fois, que sans doute ni Mirabelle ni Régis n’avaient pu supposter que s’éteigne
ce qui les avaient fait s’épouser, et comme rien n’était clair de ce qui était
imputable à la médecine ou à la décision du jeune époux, chacun avait un chemin
en sens inverse. Que la jeune femme ait reproché à Régis, dont soudain elle
s’était senti fantastiquement éloignée, de ne pas l’avoir fait réveiller pour
qu’ils décident ensemeble, voilà sans doute qui avait été de trop pour l’ancien
Jésuite, sacrifiant tout à l’appel de l’enfant. Il avait refusé et elle, aussi,
avait refusé, mais le troublant était que ce ne fut pas elle qui soit partie ad
extra, ou bien, le pressentant, Régis avait pris sur lui d’être de trop et
de libérer la jeune mariée pour une seconde vie après lui, la sienne trop
morcelée, trop divise lui devenait soudain insupportable, sans valeur. C’est
plausible, ai-je des yeux acquiescé, je n’avais plus la force de parler, on
n’était qu’à quelques jours encore de cette nuit magique où tout avait été
tellement ordonné et beau, que c’était absolument imprévisible, impossible à
organiser, le violon, l’orage, la rentrée précipitée dans le château soudain
animé à trembler sur ses fondations, tant la jeunesse humaine ravivait ses
vieilles pierres, allumait les étages, faisait jeter des fleurs dans les douves
et entonner des chansons douces pour accompagner les dernières mesures d’une horde
d’or, interprêtée avec assez de maîtrise et de liberté pour qu’elle chût
dans la douceur, comme on tombe dans le giron d’une femme aimée et retrouvée.
J’ai poussé avec Patrice
jusqu’à Barre-des-Cévennes, Mirabelle avait décidé d’y attendre le résultat des
autopsies, elle était épuisée à tous égards, elle nous a demandé de la
décharger de tout et surtout d’identifier Régis en son nom. Nous y sommes
allés, on avait ramené le corps à Mende, il avait rajeuni au possible, je ne le
reconnaissais pas, c’était une figure angélique aux cheveux qui n’étaient plus
roux châtains, mais vraiment d’or mat et sombre, avec des boucles aux tempes et
au front, il avait deux filets de sang, l’un à une oreille l’autre aux lèvres,
comme si le pic du destin avait dû l‘accrocher à deux reprises pour l’arrimer à
sa mort. Il était beau comme il n’aurait jamais été survivant. Nous sommes
restés au garde-à-vous longtemps, Patrice et moi. J’ai coupé une mèche des
cheveux, abondante, Mirabelle, Mère-Grand, l’un de ses supérieurs jésuites, le
Père Ballande, quatre petits anneaux fins à confectionner, je l’ai fait sur le
champ avec une faveur violette détachée de la couronne que nous avons posé sur
son ventre, je lui ai donné mon chapelet, car je ne savais où trouver,
certainement pas à Barre-des-Cévennes, le chapelet pontifical donné par Gilbert
Ballande. En quoi je me trompais, car, à mon rapport, Mirabelle a ouvert
simplement la table de nuit, le chapelet y était, et de son côté, a-t-elle
précisé.
Quoi faire ? quoi
être ? A mes seize ans, amoureux moi aussi d’une cousine, et celle-ci
m’ayant refusé la vie après m’avoir montré ses seins, puisqu’assurait-elle,
elle avait à me consoler, je crus ne pas pouvoir tenir. J’ai commencé, assez
différemment de ce présent journal, à écrire cette nuit-là, j’ai balancé entre
la mort et le blasphème, j’ai tourné comme de l’orage autour d’une bâtisse, le
schéma du mariage de mes jeunes amis, je ne priais plus car je voyais bien que
le registre amoureux et de l’harmonie en couple est curieusement éludé dans les
évangiles, il y est question d’enfants, de fils, de fille, de belle-mère, de serviteur,
mais le retour d’amour n’est pas le fort du Christ à la seule notable exception
de ses propres épousailles avec son Erglise, ou de celle du Père avec
l’humanité grâce au Fils. Dieu ne me
donnerait pas l’amour de Laurence en ce bas monde, et c’est alors que
j’ai été secouru, soit disparaître, mais obtiendrai-je davantage l’amour de ma
belle dans l’autre monde, tandis que je me serai séparé de Dieu et de toute
chance de communion avec tous, dont Laurence. C’était d’avance plus casuistique
que Bénédictin, ma vocation suivit, Laurence épousa un psy. qui la cocufia
abondamment, la rendit demanderesse alors que vocable et gestes d’amour, à mon
temps, la desséchait d’angoisse et de réalisme un peu bête.
Etre religieux donc ? J’y fus poussé dès le lendemain de ma nuit
suicidaire quand la grand-mère de Laurence m’appela, me fit l’éloge de sa
petite fille, le mien aussi et m’apprit que j’en étais aimé, ce qui changea
tout car je me rendis que quant à moi je me sentais appelé à autre chose, je ne
le démêlais pas sur le champ, simplement était né en moi l’envie d’une superbe
stabilité amoureuse et d’être plutôt celui qui, dans le couple, n’aime pas
assez et demande la faveur de savoir aimé jusqu’au sang, c’est à peu près ce
qui arrive entre l’homme d’impuissance et le Dieu d’amour. Mais à K… j’ai connu
une autre passe, bien plus altérante, l’ennui qui m’avait saisi durant le temps
des litanies qui durent beaucoup lors d’une ordination sacerdotale, tandis que
tous chantaient, que tout paraissait aller bien, j’ai été pris de toutes les
tentations qui peuvent être faites par le diableà un homme qu’il n’aura plus,
selon les vœux, selon le sacerdoce, du moins en principe… Je guettais
l’invocation de mon saint patronymique, je réfléchissais aux richesses cahées
du monastère, j’épluchais des comptes en banque car on m’avait confié
l’économat et j’avais quelque idée pour transformer la gestion du monastère
sous cet aspect, je me souvins même de Laurence, cette fois avec regret, bref
l’étais partout sauf en ma peau couverte de l’habit bénédictin, de l’aube
par-dessus, de la chasuble enfin, et ne sus pas me relever au signal qu’il
fallut me répéter deux fois, j’étais au bord de demander qu’on m’excusât ce qui
n’est pas le propre du rituel, en l’espèce. J’étais ahuri, j’étais ordonné
prêtre dans l’inconscience, moi qui en avait fait par avance la levée de toute
ma vie, et avait longtemps visualisé ce que représente ce passage d’une
attitude prostrée et à celle d’un homme debout, selon la parole
d’Origène : Y a-t-il un être
plus opprimé que l'homme avant qu'il soit libéré et guéri par Jésus ? Toute la semaine qui suivit, je me débattis.
Dom R… voyait mon comportement anomalique mais me faisait confiance.
Pusillanime d’apparence et comme sûrement bon nombre de nos frères, et à
présent de ses fils en Lozère, le voit disert, à l’aise et cabrioleur, c’est en
réalité un homme de liberté qui confesse le juste milieu, tient qu’on ne peut
assister décemment aux offices si l’on n’y participe pas avec goût, joie,
dilection, triomphe même, il nous dispensait donc de chœur, avec à notre choix,
quelque exercice de compensation. C’est ainsi que j’avais retrouvé Régis qui
commença de m’enseigner de chic le violon, j’en jouerai quand je me dispenserai
d’heures, surtout matinales. A l’abasourdissement de certains de nos familiers,
il est donc arrivé qu’on entendît à K… en fond lointain mais sonore des Vigiles,
l’interprêtation soliste du concerto en ré de Beethoven, que je reprenais à
tâtons tandis que Régis, pourtant venu faire retraite et ne rien manquer de nos
Heures, tâchait de faire de moi l’élève doué que je ne suis pas. J’avais
complètement oublié ces tentatives et ces épisodes quand il nous a surpris, il
n’y a pas encore un mois, avec son hymne kazakh. Et le suicide m’a passé, il a
laissé parfois un relent, il m’arrive d’être fasciné par les rails du métro, et
quand arrive la rame de supputer ce que ce serait subir que de me précipiter,
là et tout de suite, sous le wagon de tête, aux premières roues, mais ma
méditation est si longue que les portières sont à s’ouvrir quand je conjecture
que je me serais fait couper en trois, ce qui doit être assez pénible. C’est
ainsi d’ailleurs que j’ai médité puis obtenu mon ministère actuel, prenant
quelque large vis-à-vis du grégorien et des Heures, et ne les en aimant que
plus maintenant que je les propose à mes paroissiens.
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