mercredi 22 juin 2011

une éducation jésuite - réminiscences et évaluation



esquisses soumises au débat
et aux témoignages & propositions





LE Collège
et (ou) dans la vie d’un garçon des années 50




réminiscences peu ordonnées

essai d’évaluation

projections








sur et pour une éducation jésuite . l’expérience vécue d’une pédagogie reçue
« premier jet » d’un témoignage – pour en susciter d’autres

Bertrand Fessard de Foucault, promotion 1960
de l’école Saint-Louis-de-Gonzague, 12 rue Franklin à Paris XVI
b.fdef@wanadoo.fr


16-23 Juin 2011

A.M.D.G.



Ecrire sans aller à l’autobiographie, communiquer sur un passé révolu autant avec des contemporains de l’expérience vécue qu’avec des cadets en train de clore une expérience de même cadre et de même intitulé, cinquante ans plus tard… je m’y essaye sans chercher, a priori, une comparaison puisque je ne sais rien de l’actualité et que le souvenir est criblé par le temps.

Peut-être les lignes qui suivent, susciteront-elles des témoignages venant des deux époques, l’actuelle : 2011, et l’ancienne : les années 1950. Et des appréciations concordantes ou critiques.





I


réminiscences


Famille ni notoire ni dépourvue de repères, situation paternelle très aisée mais sans patrimoine ni résidence secondaire, habitat dans l’ouest parisien : à quelques minutes du collège, du Ranelagh et de la Muette par la rue de Passy avec ses trois horloges de magasins à l’époque très divers (plusieurs librairies, trois cinémas, divers commerces alimentaires dits aujourd’hui de proximité) que nous prenions à deux¸ parfois trois ou quatre de la même division, en ayant donc nos étapes réglées de cinq minutes en cinq minutes par les horloges. La plupart d’entre nous habitait entre l’Etoile et le Bois… J’avais commencé la vie scolaire chez les « sœurs anglaises » à Neuilly, où mes parents, après une quinzaine d’années vécues en Egypte de l’avant-guerre (la profession de mon père) s’étaient d’abord établis, à ma naissance – 1943 – et mon frère, aîné de dix ans, fut toute sa scolarité à Sainte-Croix, sauf les terminales au lycée Janson de Sailly, quand nous eûmes déménagé pour le boulevard de Beauséjour, le long du « petit train » (S.N.C.F., dit de ceinture – Julein Green raconte dans le premier tome de son journal la Muette et Passy au temps des tramways en 1919, en 1950-1960, au même rond-point c’était le 32 en autobus à plate-forme extérieur et chaîne à poignée de bois pour signaler le re-départ au conducteur, isolé de tout, le contrôleur avec sa boîte métallique à manivelle soutenue cuir sur cuir par une grosse ceinture faisant militaire). Au déménagement, j’entrais à Saint-Jean-de-Passy, rue Raynouard avant la descente vers le stade d’alors qui fut cédé pour que s’édifie la « maison de la radio », malgré une vive campagne de l’A.P.E.L. Ce collège-là, tenu par le clergé diocésain et dirigé par Mgr. Dusoulier – que nous appelions le « supin ». La onzième avec Sœur Noël – je savais déjà lire et écrire en y entrant, car pendant une année, au haut de l’avenue Mac Mahon, quand nous habitions encore Neuilly, rue Parmentier, à la limite de Levallois, j’avais fréquenté le cours Hattemer avec Mme Poulet : une matinée par semaine, ma mère derrière ma chaise, une douzaine de condisciples à une grande table, B A BA et l’âne Coco avec René. Livre très illustré. Le boulier aussi. La onzième et la dixième (avec Mlle Pobble) furent sans encombre, une cour intérieure entre les bâtiments de la rue et d’autres nous séparant d’un territoire plus vaste avec un préau au sol sablé pour le sport enseigné par un professeur, le premier homme, assez âgé me semblait-il, et coiffé en toute saison d’une casquette qu’on dirait aujourd’hui tr-s « franchouillarde ». Un seul ami à cette époque dont je n’ai revu que bien plus tard le visage tout changé, la grande salle d’appartement du cours Hattemer, les deux cours, intérieure et extérieure de Saint-Jean-de-Passy, une chapelle qui n’e était pas une à l’origine, espace en longueur, bas de plafond où les petites classes – les miennes – étaient en derniers rangs, de très loin l’élévation, et le murmure qui m’avait été enseigné et que je m’étais approprié sans discussion : mon Seigneur et mon Dieu ! Du plus loin que remontent mes souvenirs d’enfance, la prière du soir se disait en famille, mes parents et mon aîné debout derrière moi, agenouillé devant mon lit.

Précisément, mon entrée à « Franklin » eut un motif religieux. Ma mère crut comprendre que j’avais « fait » ma première confession sans le savoir, et donc sans y avoir été préparé. Inadmissible pour un collège religieux. Pas d’examen d’entrée en neuvième, 12 rue Louis-David, mais une conversation à laquelle je fus en tiers, entre ma mère et le Père Longuet, préfet du Petit Collège. Maman confessait : « il a un trou un calcul », cela n’empêcha rien. Dix années commencèrent ainsi. La question de la confession se reposa. « Connu comme le loup blanc », le Père Lamande était le père spirituel de presque tout le Petit Collège, sauf des huitièmes, confiés au Père Coutant, qui arrivait de Shangaï, ou qui – archi-préparé pour la Chine dont il avait presque le physique, surtout le visage – venait d’être empêché d’y entrer et de sy établir. Octobre 1949, Mao maître du pays. Septembre 1950, j’entre chez les Jésuites. Pour donner de la chalandise au Père Coutant, débutant dans un ministère qui fut celui de toute sa vie – c’est avec lui que la promotion 60 renouvela les promesses du baptême en Mai 1954 (Dien Bien Phu), on était en sixième, au Moyen-Collège – nous étions poussés à le choisir comme confesseur. Mes parents, pour la fois suivante, non seulement préparèrent la liste de mes fautes mais m’enjoignirent de ne plus me tromper : le Père Lamande.

Le Petit Collège en 1950 était à la fois sur le modèle de l’ensemble de l’école Saint-Louis-de-Gonzague (appellation qui nous faisait « drôle ») et il s’en distinguait.

Le modèle avait sa force dans le sens du rituel. La forme de tout et en tout nous est – en pleine enfance – devenu naturel. Le rite n’était pas principalement spirituel. Il résidait, me semble-t-il aujourd’hui, dans un très fort encadrement et dans un rythme très répétitif – mais ni pesants ni monotones, parce que chaque « module » dirait-on aujourd’hui, passionnait par son contenu et par la manière de le livrer : nous noius sentions privilégiés par ce que nous recevions, privilégiés par le don mais pas par l’origine. C’était très vécu, quoique nous n’ayons tous que six-huit ans.

L’encadrement était triple. Chaque classe avait un professeur, unique au Petit Collège, sauf pour la gymnastique, le dessin, les langues à partir de la septième, l’instruction religieuse. Ainsi, j’eus – avec vingt-cinq ou trente autres garçons, nous étions tous en culottes courtes et chandail – Mme Morand en neuvième, Mlle Bienaimé en huitième, Mr. Le Callennec en septième. Gymnastique, Mr. Van Der Meulen, par ailleurs mime talentueux que nous retrouvâmes en troisième ou en quatrième au Grand et au Moyen Collège. La salle, petite, était en sous-sol, sous la chapelle. Instruction religieuse par un Père. Deux Pères spirituels à l’époque, donc : le Père Lamande et le Père Coutant. Autre personnage, la concierge, Mme Charretier, peut-être un peu infirmière – mais l’infirmerie en tant que telle, tenue par les Sœurs du Saint-Esprit, grand habit blanc, voile, front dissimulé, très belle et ample jupe ivoire, était rue Franklin. Enfin, le surveillant-général, seul de son espèce au Petit Collège. Au Moyen et au Grand, 12 rue Franklin, régnait, régna longtemps un des lieutenants de Baden-Powell, anglicisant comme il se doit, et à qui avait été concédé les classes d’anglais au Grand Collège : Mr. Boullé, maintenant l’ordre dans un ensemble de bâtiments et de population moins imposants que lui, moustache grise, impeccable, talons souvent joints, complet-veston en général marron, lunettes, regard bleu, sifflet à roulette. Mr. Cramard au Petit Collège portait aussi des lunettes, pour son malheur, puisque recevant une balle pendant une récréation, il perdit un œil. L’ensemble était dirigé par le Père Préfet. Un par collège, donc trois. Avec au sommet, mystérieux, solennel, vénérable, le Révérend Père Recteur. La promotion 60 en connut trois : Durand-Viel, Goussault, Desombre. Rarement de vue, encore moins en dialogue, mais disant la messe de collège une ou deux fois par trimestre, et – aux côtés d’un invité d’honneur – présidant la distribution des prix. Il avait peu à voir avec notre vie d’élève, il n’était que suprême. Le Père Préfet était l’autorité sanctionnant conduite et travail dont la mesure était donnée par une notation en quatre lettres, hebdomadaire, figurant sur un carnet à rapporter signé le lundi, et dont les motifs étaient donnés devant toute la classe dans la journée du samedi. Le Père Préfet entrait, sans prévenir, nous nous levions à l’unisson du professeur, cédant la place à l’estrade qui n’était pas haute, au bureau qui était une table simple avec des panneaux verticaux, devant un tableau à craie, chiffon et éponge, pas toujours d’odeurs agréables. Par ordre alphabétique, étaient données les quatre lettres ou groupes de lettres, un mot bref de félicitation ou quelques phrases de réprimande, le ton du Père Préfet variait suivant l’excellence ou les contre-performances de l’élève appelé qui se levait, pour tenter de faire face mais sans prise de parole contradictoire : le talent d’acteur était évident et le rite impressionnant. Les choses redoublaient d’apparat à chaque fin de trimestre pour la lecture des résultats d’examens, mettant au concours les trois ou quatre classes d’une même division, les professeurs rivalisaient à avoir leurs élèves parmi les premiers d’un classement sur quelques quatre-vint dix ou cent. Le rite se poursuivit, notation hebdomadaire, et examens trimestriels par division, pendant tout le Moyen-Collège. Les compositions, par matière et dans chaque classe, une par semaine à partir de la sixième, sujets donnés en début du temps dit d’étude à la fin de l’après-midi, et copies ramassées au bout de deux heures. La conduite et la composition étaient sanctionnés non seulement par les relevés sur le carnet de notes et par des classements publiés et commentés, mais aussi par la croix au ruban bleu blanc bleu pour la « diligence », rouge noir rouge pour la « composition », avec une totalisation en fin de trimestre donnant l’ « excellence » avec la croix vert blanc vert. La ou les croix, le ruban simple si l’on n’était que second, étaient portés jusqu’à l’exercice suivant, donc l’excellence pendant trois mois, la diligence et la composition pendant une semaine, quinze jours au maximum. Porter les trois à la fois était la gloire. Ces classements, ces notations, ces commentaires publics ne blessaient et ne minoraient personne. C’était la règle du jeu, accessible à chacun, et la relation avec le professeur, une femme en neuvième et en huitième, un homme en septième, était plus que chaleureuse, affectueuse. Nous étions tutoyés par les Pères et les professeurs, mais nous vouvoyions.

Le programme hebdomadaire et annuel était distribué, en un imprimé à trois volets, détaillé presque jour par jour, avec mention du saint : on disait le « règlement ». Ce document trismestriel fut la loi pendant ces dix années de collège. La dominante religieuse se manifestait par des traits bien soulignés. Evidemment, la présence de nombreux Jésuites, trois ou quatre au Petit-Collège, un Père surveillant (jeune Jésuite en cours d’études et pas encore ordonné) et un Père spirituel par division, parfois un Père professeur de lettres (le Père Dutronc en seconde, le Père Aubin en première, le Père Blanchard en grec en première) et un Préfet par collège – le Petit (onzième à septième), le Moyen (sixième à quatrième), le Grand (troisième, Humanités, Rhétoriques et les terminales : Philosophie ou Mathématiques élémentaires). Le Recteur en sus, et quelques mentors comme le Père Arlot, encore vivant, en fauteuil roulant, chenu et respecté, traitant des anciens comme il se devait, et le Père Bidard, respirant la sainteté, paraissant très vieux, alors qu’il mourut à peine sexagénaire. Préfet du Moyen Collège, Jacques Blanchard, helléniste spécialiste reconnu de Thucydide (le volume de traduction bilingue chez Budé), et du Grand, Emmanuel Lesage. Le premier déplumé, laid selon les canons d’une beauté que nous ne savions pas, timide, apprîmes-nous plus tard, déambulant silencieusement dans les couloirs, le menton rentré ; serrrurier et donnant une des « activités dirigées » ainsi qu’imprimeur. Surnommé « cul-plat », les soutanes ne faisant pas grâce. Le second, dit « souriceau » ou « puceau », très jeune, avec des tics de présentation sur les conséquences sociales de nos actes. Nous ne l’eûmes qu’à partir de la seconde, le Père Maucorps faisant sa dernière annéee tandis que nous étions en troisième : son prestige d’anglicisant et de boxeur, la sanction éventuelle était une reprise avec lui. Celui du Petit Collège prêtait moins au détail et au surnom, ce n’était d’ailleurs pas de nos âges. Chacun des Jésuites était à la fois intimidant et proche. Tous donnaient plus une image de force, d’équilibre que celle du prêtre et du dévôt. Ils l’étaient pourtant. Gens de prière assurément. Epoque des actions de grâces, visage dans les mains, regard seulement intérieur. C’était la structure sociale, le collège était le monde, la famille la récréation et l’intimité. Mais les deux communiquaient : « concertations », classes données une fois par an devant les parents et commentées à mesure par le Père Préfet, et nombreuses réunions de parents.

Les messes étaient nombreuses et obligatoires dès le Petit Collège, messe de classe et messe de collège, soit deux par semaines. Au Moyen et au Grand, jusqu’à trois par semaines, division, collège et ensemble, la « grande chapelle » le permettant. La piété était de rigueur mais elle était aisée, nous étions très à l’unisson, répétitions de chants, liturgie en latin mais tout doublé en français, chasubles, aubes, ornementations complètes sans les rigidités plastiques ou rituelles de ce qui s’appela, bien après la sortie de la promotion 60, les « intégristes ». Au Petit Collège, ces messes comme la préparation à la « première communion privée » furent des chefs d’œuvre. Le cadre était donné par l’instruction religieuse principalement dispensée par le Père Lamande. Trois talents exceptionnels, celui de conteur (le plus souvent à partir de faits de grande actualité : naufrage du Champollion, héroisme du guide Payot et parfois des allusions à la Résistance, à la « bataille du rail » – le Père avant d’entrer dans la Compagnie, avait été cheminot), celui de dessinateur (de véritables peintures à la craie, sur le tableau noir, tandis que nous étions priés de garder le visage dans nos bras sur la table, les yeux fermés jusqu’au signal de les rouvrir : émerveillement, les vitraux de la cathédrale de Chartres, une madonne…), celui enfin d’animateur (l’imitation au microphone, à chaque kermesse annuelle, des trafics ferroviaires en grande gare de voyageurs ou en triage). Le catéchisme était solide, questions-réponses par cœur selon un manuel chaque année, parallèle constant et imagé entre l’Ancien et le Nouveau Testament, grandes prières et dévotion mariale très commentée avec en acmée la messe pour la fête des mères, en plein air, célébrée par le Père Recteur sur le « perron » dominant la cour de récréation. Chaque messe était une retraite fermée à elle seule, la chapelle était une salle du rez-de-chaussée du petit hôtel particulier, à colonnades corinthiennes qui faisait le bâtiment principal du Petit Collège. Elle était ornée splendidement par d’immenses panneaux peints à la façon des faiseurs d’icônes orthodoxes, anges hiératiques, vêtements merveilleux. Un Christ, presque grandeur nature, très réaliste, des éclairages indirects, un commentaire murmuré de chacun des gestes du célébrant achevaient de donner à cette petite heure – à l’époque vécue à jeun pour pouvoir communier – une puissance d’initiation, impressionnante dans l’instant, inoubliable aussitôt jusqu’aujourd’hui. Un harmonium mais surtout des disques, ce qui avait été communiqué défavorablement par le Cardinal Feltin, visitant nos lieux. Tous les mouvements se faisaient en silence et en rang, particulièrement ceux d’entrée dans la chapelle après un rassemblement sur le perron depuis la cour de récération, le Père Lamande sortant d’une poche à hauteur de poitrine une petite trompette en bois sombre, taille de la main : petit signal, disait-il, nous obtempérions tous. L’observation des règles était naturelle. Aucun chahut généralisé au Petit Collège, rarement dans « la cour du haut » en classe de sixième ou ensuite, le Père Barberet, régent, se prêtant, je ne sais pourquoi, aux acclamations et aux mises en boîte collective, sans doute parce qu’il « marchait » et rougissait ; l’apparition et le sifflet à roulette de Mr. Boullé interrompaient net le processus, Deus ex machina.

La composition d’instruction religieuse, écrite en étude, comptait double pour le classement trimestriel. Il y en eut jusqu’en terminales. La confession, puisque cela avait été le motif de mes parents pour que je change de collège, était doublement rituelle : on était appelé à n’importe quelle heure, quelle que soit la classe, petite ou déjà proche des grandes épreuves : un billet à notre nom, signé du confesseur souhaité, de couleur crème était passé, nous étions par le fait-même autorisé à nous éclipser. Jamais le confessionnal au Moyen ou au Grand Collège, mais le bureau du Père spirituel, et pour le Petit, le sous-sol occupé par le Père Lamande avec une grande salle de jeux : le train électrique, de plus en plus perfectionné, et une salle d’attente avec la pile des Tintin. Tête-à-tête qui n’était qu’avec Dieu dont il nous était assuré, quel que soit le confesseur et notre âge biologique ou spirituel, que nous en étions totalement et bien aimé. La religion au collège n’était ni inquiétante, ni ennuyeuse, les mystères et la beauté n’étaient pas dans le dogme ou les questions-réponses, ils étaient dans la liturgie, plus encore dans les lieux et fondamentalement l’ensemble produisait une chaleureuse aisance pour prier et ressentir la présence sacrée et familière. Pour ma part, ce début de confiante relation n’a jamais été démenti et tout a continué, jusqu’à l’instant où j’écris-médite ce témoignage, dans le même sens : un approfondissement assuré.

L’émulation était partout mais surtout pour les matières enseignées, puisque la conduite et la discipline allaient de soi. Quelques-uns de nous – dont moi – avaient leur originalité et leur exubérance ; elles étaient tranquillement sanctionnées au Petit Collège. Un billet de couleur orange était à solliciter du Préfet – admittatur – si l’on était mis à la porte. Le reçu était donné moyenenant admonestation, ou heures de colle. Le système ne vaira pas de la rue Louis David à la rue Franklin, où cependant le choix existait entre le surveillant général, administrant en général un coup de laatte sur la paume des deux mains tendues : pas très agréable, et le Père Préfet, ce qui provoquait une colle, distribuée en même temps que les carnets de notes : message bleu ciel, clos avec pointillé pour ouvrir. Des collections – gigantesques – se firent de ces admittatur. Les heures de colle pouvaient se racheter par des « témoignages » : sorte de signets aux armes de saint Louis de Gonzague, rouge pour l’optime, et noir pour le bene, qui énuméraient les prix reçus et solennellement listés. Un « témoignage » au nom de celui qui voulait se racheter valait deux heures ou quatre heures, un témoignage généreusement donné par un camarade valait deux fois moins. Il n’y avait pas de trafic. Les classes – dites : sections et numérotées, comme les divisions – étaient organisées pour que chacun ait un vis-à-vis auquel se substituer si les réponses ou les performances étaient insuffisantes. Mr. Le Callenec, en septième, avait imaginé deux petits pantins, genre découpages médiévaux de Nuremberg, montant et descendant le long d’une ficelle selon les victoires ou défaites de chacune des équipes subissant ou goûtant le jeu de son champion d’une minute. Le goût de satisfaire la maîtresse ou le maître faisait le reste. Trois heures d’enseignement le matin, deux l’après-midi et après une récréation moins courte, une étude. Je ne me souviens plus des horaires du Petit Collège, je crois bien que nous sortions dès quatre heures et demi, le congé hebdomadaire n’était que le jeudi après-midi (la semaine des quatre jeudi…), donc pas d’étude, mais pas non plus de devoirs à faire à la maison. Aux Moyen et Grand Collège, les classes proprement dites : les cours, étaient précédés – nous rentrions à huit heures le matin, une demi-heure plus tôt pour les punis qui assis dans l’atrium regardaient, faute d’autre chose à contempler, le surveillant général, M. Boullé, marcher de long en large avec un rosaire dans le dos, aux perles énormes et noires – par la messe ou par un partage de temps entre une lecture spirituelle et une petite étude. Celle de la fin d’après-midi était consacrée aux devoirs sur table, et le mercredi soir était la composition de la semaine. Les études avaient lieu dans la salle de division, où nous étions donc à quelques soixante ou quatre-vingt, même cent en sixième, ce qui fit poser un panneau mobile, n’ouvrant que pour le cérémonial du samedi soir, lecture des notes hebdomadaires par le Père Préfet : nous avions donc chacun deux emplacements de travail, l’un en classe, l’autre en salle de division, avecde quoi ranger quelques livres et cahiers, seulement en salle de division. Pupitres à deux places avec banc commun dans les petites classes, tables plus allongées mais toujours pentues plus tard, chaise et table individuelle dans les grandes. Estrade avec escalier de quatre ou cinq degrés en salle de division, plate-forme de bois aussi longue que le tableau noir mural pour porter le bureau plein du professeur et la montée au tableau de quelque interrogé.

Le passage du Petit au Moyen Collège a été marquant. Changement d’adresse et de lieu, demi-pension possible dans des sous-sols de catacombes, chapelle dite grande chapelle puisqu’il y a en plusieurs rue Franklin (elle donne, vitraux visibles du dehors, sur la rue Camoëns), cour du haut et cour du bas, plus des cours au dernier niveau et faisant toit pour l’ « ancien » et le « nouveau » bâtiment. Celui-ci, dit parfois Clemenceau, se construisit tandis que j’étais au Petit Collège. Je n’ai qu’un souvenir vague de ce qui l’avait précédé, une salle de gymnastique, sablée comme à Saint-Jean-de-Passy. Les deux bâtiments, quoique de date très espacées l’une de l’autre, procédaient du même plan, une division par étage, les classe côté des cours, lesquelles donnaient – comme c’est encore aujourd’hui – en surplomb sur le boulevard Delessert, et les salles de division côté rues. Bureau du Père spirituel à l’étage de la divison dont il avait la charge. Bureau du Père Préfet pour le Moyen Collège au troisième étage de l’ « ancien » bâtiment, la grande chapelle occupant les deux premiers, dont l’étage de la division des 4èmes, celui du Grand Collège ne m’est pas en mémoire. Le premier étage du « nouveau » bâtiment complétant les accès à la salle des sports qui était sur trois niveaux dont le sous-sol, était celui du Père Recteur, du Préfet des Sports. Le surveillant-général était dans le « nouveau » bâtiment. La plus grande symétrie, le goût de l’uniformité, la rangée des vestiaires en bois sombre avec petite porte verticale, chacun ayant le sien, mais sans attribution particulière. Le long de ces boisements, deux tapis parallèles en linoléum, comme également côté mur et côté rampe dans les escaliers, c’est sur ces tapis que s’opéraient les piétinements des montées et descentes en silence et bras croisés, surveillant laïc coadjuteur du Père surveillant, et celui-ci pouvant arpenter, monter et descendre dans la partie médiane ainsi matérialisée. Ce n’était pourtant pas une prison, même si l’accès au dehors n’était qu’à la « porterie », deux concierges s’y relayaient, dont je n’ai pas retenu le nom quoiqu’ils en avaient un naturellement, l’un grave et généralement vêtu de gris, l’autre bossu, souriant et vêtu de brun. J’ai déjà évoqué l’infirmerie et les attirantes maternelles Sœurs du Saint-Esprit. Il y a aussi Maurice, le garçon des cuisines et des réfectoires, celui des Jésuites et des professeurs qui veulent prendre leur déjeuner sur place, est à peine plus avenant que celui des élèves, avec deux services et des chahuts – naturellement. Important enfin, le Père Ministre. L’un d’eux, dans la chronologie, Jacques Langlois fut l’aumônier de la troupe scoute dite du collège, tandis que j’en étais le chef : la 119ème-121ème Paris, longtemps sous la férule du Père André, l’inamovible Préfet des Sports.

Le changement réside dans la distinction – forte – des divisions, donc des montées progressivement vers les grandes classes, dans la multiplicité des enseignants qui, sauf pour le dessin et la physique-chimie, viennent dans la salle attribuée à la classe qu’ils traitent. Le professeur titulaire est celui des lettres, en terminale, le professeur de philosophie et celui de mathématiques. En sixième, commence le latin, et en cinquième le grec. Professeur de mathématique commun à la division en 6ème, Mr. Boinet (dont la femme enseigne au Petit Collège en titulaire) qui donne aussi l’allemand. Un tiers de la division jusques dans les grandes classes a opté pour l’allemand. Histoire et géographie, un par division : Mr. Sérol en sixième par ailleurs titulaire d’une des classes, il y avait quatre sixièmes, en cinquième, ma classe eut un homme orchestre assurant aussi mathématiques et histoire-géographie, nous imposant la tenue d’un « catalogue » pêle-mêle de ce que nous retenons d’un enseignement foisonnant, que chaque anniversaire ou fête met en suspens pour une lecture pendant une heure d’une série de romans de guerre : Biggles et Ginger, traduit de l’anglais capitaine Cook. Rablé et ventru, mais excellente raquette au tennis – championnat annuel des professeurs – il avait parié une cartouche de cigarettes à lui offrir, s’il parvenait à faire le trépied sur son bureau, ce qu’il fit, moyennant effondrement du meuble, mais cela se passa avant notre année : Aristophane (prénom de guerre) Georges Cassaigne. En quatrième, un trio étonnant et augmentant l’émulation entre classes : Marius Jamault, agrégé de langues vivantes, mais donnant le français-latin-grec avec majesté, tics et mimiques, jeux de règle aussi, souliers en daim, fut mon professeur. En sixième, j’avais eu avec Mr. Davoigneau, « tous les prix » mais Mr. Cassaigne ou quelque début d’une puberté précoce – quoique les vraies somnolences m’aient atteintes qu’en Humanités (la seconde) – m’avaient viré au cancre. Mr. Jamault, Xénophon et l’histoire romaine de Léon Homo me remirent à flots ; la lecture des symbolistes aussi. En troisième, Marcel Demonque, à l’élocution accentuée et précieuse, très jeune premier, que l’on disait avoir renoncé à la succession des Ciments Lafarge pour nous enseigner, nous. Il a ensuite dirigé Fénelon. En seconde (Humanités), M. Rolin, patricien athénien, gestuelle d’avocat, nous enseigna surtout la lecture latine aperto libro et la Renaissance, cours donné d’abondance, le maître de long en large dans la classe. La rédaction d’Entre-Nous lui incombait. Comme Mr. Le Strat en cinquième, il avait un « petit cours » privé de cinq ou six élèves, n’appartenant pas au Collège proprement dit, enseignement donné tandis que la division était en études. Le Père Dutronc, père spirituel des 2ème, était également titulaire en lettres de l’une des classes.En Rhétorique (première), même sytsème, le Père Aubin,, titulaire et Père spirituel. En sixième, le Père Coutant, promu du Petit au Moyen Collège en même temps que ma promotion, nous préparait au renouvellement des vœux du baptême (profession de foi) et à recevoir le sacrement de confirmation. En cinquième, le Père de Prunières, diocésain ou d’une autre congrégation, semblait en stage probatoire au seuil de la Compagnie, ne sachant pas chanter, il adaptait les messes mais explosait de façon définitive les mouvements de la liturgie. En quatrième, le Père Meifred-Devals, enseignant la physique dans d’autres divisions. En troisième, le Père Bonnet, lisant son cours (interminablement des vues prudentes et moralisantes sur l’amitié, à l’âge que nous commencions d’avoir). En seconde, le Père Dutronc donc, de grande culture, se distinguant de l’ensemble des autres Pères par sa prononciation du latin façon XIXème, alors qu’il était exigé de nous de prononcer le –um comme –oum et non comme –om et le c comme un k. Il portait aussi manchettes pour des chemises blanches et un col celluloïd très apparent. En première, le Père Aubin, physionomie de cancre, auquel je servais la messe aux petites heures avant celle de la rentrée de huit heures, nous introduisit – comme instruction religieuse – au mouvement social et aux grandes législations économiques en France depuis la Révolution. En maths-philo. François Boyer-Chammard commentait le journal Le Monde à notre génération, vouée à l’Algérie française et ne pouvant admettre qu’il y ait torture outre-Méditerranée : le Jésuite de son côté refusait que nous mettions en cause ce journal. Les discussions – c’était aussi le temps de Francis Jeanson et de Jean-Paul Sartre, de l’invasion du Tibet par la Chine – se poursuivaient dans son bureau, exigu. Nous étions plus tassés que dans le métro aux . Il commentait aussi saint Paul sur la résurrection de la chair. En histoire et géographie, Mr. Aldebert en troisième, Mr. Désert en première. M. Arnollé en seconde ? pour les deux matières et chahuté comme Mr. Désert. En terminales, Etienne Célier pour l’histoire (avec deux nièces dont l’une compta dans ma vie ensuite et dont l’autre a eu du succès sur les planches – il fut mon élève, pour des « travaux dirigés », huit ou dix ans plus tard en faculté de droit où il avait entrepris de passer une licence de sciences économiques pour en assurer l’enseignement au collège puisque de nouveaux programmes avaient introduit cette matière) et M. Laforgue pour la géographie, arrivant en blouse, chargé de bacs à craie et d’éponge, dessinant d’excellents croquis mais ganté. Eugène Detape pour la philsophie et Mr. Ponzévéra pour les mathématiques élémentaires, homme d’un certain âge donnant aussi la cosmographie et la trigonométrie à ma classe de philo. étaient nos ultimes enseignants. J’ai peu connu le second, sauf une bousculade dans l’autobus que je provoquai et qui ne l’empêcha pas de me trouver ensuite d’une éducation parfaite. Il logeait à l’année dans une chambre au-dessus du bureau de tabac au début de la rue Franklin, de même que la famille Loloum, le professeur d’anglais d’une partie de nos classes, que je n’eus pas, et Mr. Le Calennec vivaient rue Raynouard dans ce qui aujourd’hui accueille une des communautés jésuites de Paris. En revanche, Eugène Detape, enthousiaste, exubérant, mimant les arguments des principales discussions philosophiques antiques ou contemporaines, me marqua et m’avança vers l’enseignement supérieur : le fond, le raisonnement personnel importeraient moins que la forme, sa vivacité et un tour paradoxal. Jouer sur les mots, s’approprier les sujets et les textes, et appeler presque n’importe quelle question à entrer dans les cadres de notre culture personnelle à nos dix-sept ans était un secret à ne pas écrire, mais à pratiquer. Mentions très bien et bien au bac, avec des dix-neuf en philosophie n’étaient pas rares ces années-là.

La tonalité de l’ensemble était d’une grande richesse. Nous imaginions des titres et une notoriété à nos professeurs que la plupart n’avait pas. Je n’ai su qu’en 1996 que M. Lerond – aux jambes appareillées, et plus jeune agrégé de France en lettres, dans sa génération, faisant donc passer le bas à pas vingt ans, ce qu’il nous avait renconté avec joie – a été un spécialiste nationalement reconnu en grammaire. Il est mort très jeune. Nous ne vivions aucun clivage de fortune ou de classes sociales. Le système des contrats – la loi Barangé – n’intervint que dans notre dernière année d’études. Hors un seul d’entre nous, François Rochas, fils de Marcel le grand parfumeur dont il ruina l’entreprise quand il succéda à sa mère veuve, quand nous étions en cinquième, nous ne nous distinguions pas non plus par le vêtement : chandails et chaussettes reprisés, chaussures ressemellées. En homélie, le Père Bidard pouvait tonner selon Pascal ou des penseurs plus contemporains, contre l’argent, nous n’étions pas concernés. Il y avait des boursiers ou des fils de professeurs au collège, certainement une péréquation opérée discrètement. La rentrée de Septembre donnait lieu à « admittatur » contre remise du chèque sous enveloppe des parents. Les exceptions pour retard du paiement ou une autre cause, se voyaient mais ne se commentaient pas : elles étaient rares. S’il y avait – non pas hiérarchie entre nous – mais admiration mutuelle, c’était bien plus selon chacun : les performances physiques en sport (j’étais nul, le saut en hauteur ou la corde lisse me désespéraient d’avance et donc m’alourdissaient encore au possible), le bagoût (j’en avais), la beauté (nous ne savions pas la dire et personne dans l’encadrement jésuite ou laïc ne nous l’aurait fait remarquer). Il y avait les champions du jeu de paume, il y avait les cancres qui disparaissaient parfois des effectifs mais une classe ratée ne décidait pas l’exclusion : je fus ainsi « racheté par la note de valeur ». Apparemment, tout était structuré, en réalité tout était souple, très concerté, très observé. Nous étions dans l’ensemble en avance d’une classe sur la norme d’aujourd’hui, les Jésuites et les professeurs étaient eux-mêmes très jeunes, pas plus de quarante ans. Nous avions quinze ans au retour du général de Gaulle au pouvoir et, très humiliés par le fiasco diplomatique après l’expédition inopinée à Suez, nous étions fervents de ce nouveau pouvoir. Les treize tours pour élire René Coty, Dien Bien Phu aussi nous avaient fait mal. L’Eglise du silence, l’auréole de grand mystique qu’entourait Pie XII achevaient de cadrer notre culture patriotique et de politique contemporaine. Un professeur, manquant cependant l’agrégation, en quatrième sut très bien nous enseigner ce passage d’une France avec empire colonial à une France pionnière du Marché Commun.

Ces années étaient donc particulièrement structurantes mais sans qu’apparaissent quotidiennement un modèle à suivre. Rien ne s’imposait puisque tout allait de soi, d’une vision du monde nous chargeant de beaucoup de responsabilité et de témoignage, mais sans que cela écrase, providence divine apprise au collège et valeur personnelle engrangée en même temps et dans les mêmes institutions, à une acceptation chaleureuse de la vie telle que nous la vivions et la reproduirions ensuite. Sans doute, nos familles avaient-elles des différences y compris de mœurs, de force du couple parental, nous ne les percevions pas et n’en parlions pas ou guère. Pas beaucoup d’invitations mutuelles, chez les uns ou les autres, mais quand il y en a eu, elles ont été marquantes. Quelques activités sportives, le scoutisme aussi, les camps dits de formation organisés par le Père Lamande pour les neuf-dix ans en forêt de Compiègne, ceux de natation et de plongée sous-marine par le Père André à Saint-Jacut de la Mer étaient hors champ, la découverte de la Grèce des colonnes classiques sous la férule du Père Blanchard (que j’ai malheureusement négligés, ou plutôt mes parents) étaient hors champ du collège et relevaient de projets pédagogiques particuliers. Nous étions chacun nous-mêmes mais très solidaires les uns des autres. Pas d’amitiés particulières, pas non plus de relations scabreuses avec un Père ou avec un enseignant. En tout cas : pas à ma connaissance. Rien de conflictuel ni entre nous ni entre ce que nous percevions du monde et ce qui nous était enseigné en études comme en instruction religieuse. Le vocabulaire des Jésuites, les systèmes de notation, une subtile sélection par redoublement ou par conseil d’aller ailleurs donné aux parents pour le bien de leur enfant, ne nous paraîtraient élitistes qu’a posteriori. La symbiose entre l’affectif et le discernement objectif – à la saint-Ignace, ce qui n’était pas étiqueté mais pratiqué – produisait une harmonie de tous les instants et dans toutes les étapes de la vie collective.

Les grands unissons étaient religieux : retraites diverses, toujours très structurées. Celle de préparation à la profession de foi, en sixième, donc à nos dix ans, à Yerres, avec le Père de Langlade, celle dite de fin d’études à Champrosay avec le Père Letellier avaient ce trait particulier – voulu ? – que nous vivions encore davantage ensemble et qu’entre élèves, nous échangions beaucoup sur la vie, sur nous-mêmes, ambitions, tristesses, rêveries, horizons. Des affinités se trouvaient alors. La grande cérémonie de la rénovation des vœux du baptême, la distribution annuelle des prix se marquaient par la foule, foule que nous étions, foule des parents. La kermesse était aussi un grand mélange de visages connus et d’autres inconnus, puisque c’étaient les familles entières qui venaient. Ma promotion a vécu trois baccalauréats, ceux de la fin de première, en toutes matières, puis ceux de terminales avec une partie en Février permettant d’accumuler des points d’avance et une redite en Juin. L’occasion – le livret scolaire – était alors donnée d’un chef d’œuvre, la manière de pousser chaque élève par les appréciations et commentaires de rigueur, rédigées par chacun des professeurs et synthétisées par le Préfet du Grand Collège. Aussi vifs et justes que les apostrophes hebdomadaires introduisant au carnet de notes que viseraient les parents, ces portraits montrent autant de discernement que de chaleur chez un Emmanuel Lesage, décédé tragiquement et prématurément à la tête du beau collège de Yaoundé.

L’exclusivement profane était rare. Il y eut quelques présentations au concours général – réussies – mais je n’en fis pas partie. Les compétitions sportives en tant que collège n’existaient pas vraiment : un peu de compétition en natation, selon des sélections eu brillantes, du foot-ball ai-je su il y a quelques années seulement. Des rallyes dans Paris, assez ingénieux, au Moyen-Collège. Le cross au Bois de Boulogne, annuel, que dominait la voltige de Jacques Blanchard à moto.

La vie au collège, la vie en famille autant que nous pouvions le savoir les uns pour les autres – les parents entrevus à la kermesse, à la distribution des prix, ou parfois à la sortie rue Franklin, plus régulièrement rue Louis David, mais c’était perdu de mémoire – et la vie nationale étaient en continuité : patriotisme non dit, stabilité des couples parentaux, longueur des vacances d’été, trois mois à une semaine près déterminaient quand même des éléments de cloisons étanches, mais nous avions peu d’histoires extraordinaires à nous raconter à la rentrée des classes, alors même que les deux-trois jours de retraite spirituelle préliminaire se prêtaient aux aparte. Nous vivions tous de la même façon, même Spirou ou Tintin – hebdomadaires et héros à l’époque antagonistes – ne nous séparaient pas, d’ailleurs notre sixième fut l’année de la marque jaune donc de beaucoup de graffitis. Il n’y eut pendant dix ans rien de tragique, sinon la chute du camp retranché de Dien Bien Phu, ni d’extraordinaire, rien non plus de monotone.

Nos maîtres et les Pères étaient – je crois – dans la même ambiance de respect mutuel et de partage de valeurs et de hiérarchies, non dites mais naturelles au collège, les mêmes que celles qui nous étaient inculquées. La Compagnie nous faisait vivre ses propres institutions et grands moments, les projets missionnaires autant que les étapes de la vie religieuse deux des Pères qui avaient à prononcer leurs vœux définitifs. Voir son Préfet des Etudes s’agenouiller devant le Provincial pour la formule consécratoire n’était pas anodin. Une des rencontres fortes avec la pédagogie ignatienne était l’addiction au théâtre – amateur. Le grime était le Père Meifred-Devals, le metteur en scène le plus souvent Mr. Van Der Meulen, professeur d’éducation physique au Petit Collège. Comment se décidait la distrbution ? surtout s’il s’agissait d’éduquer encore ? je ne le sais pas encore et pour quoi je fus gratifié d’un rôle dans chacune des pièces montées ces années-là ; ce n’était qu’en division, à l’occasion de la kermesse, on ne jouait que deux fois.
Anecdotes, portraits – pas forcément intimistes – pourraient ici surgir. Aideraient-ils au partage et à l’écho que je souhaite provoquer.

Quelques nota bene s’imposent cependant.

Mon expérience de ces dix ans est celle d’un garçon heureux – même si l’enfance ne sait pas se dire ainsi – et rétrospectivement elle l’est plus encore. Je me suis senti, constamment – sauf peut-être en cinquième où j’étais relativement « en échec scolaire » – à l’aise. Tout me convenait des professeurs, des matières enseignées – sauf les mathématiques et en « gymnastique » où j’étais nul –, de la piété et des récréations, du prestige des Pères et des professeurs à notre égalitarisme ambiant entre garçons. J’étais « bien vu » de l’encadrement et de mes camarades. Je n’ai pas été viré. Je n’ai pas subi de déceptions. Je n’ai été mis dans aucune impossibilité de faire ou d’être. J’ai adhéré. Sans avoir à fournir d’efforts conscients ou particuliers. Bon élève, charmant, doué… mais est-ce si rare ? Le propre du collège est que ce n’était pas rare. Mais j’ai su – surtout après – que des camarades avaient souffert et n’étaient pas allés jusqu’au bout du périple des petites aux grandes classes.

La présence des Jésuites – encadrant, enseignant pas seulement en religion, surveillant, suivant et animant – tous en soutane, caractérisait le collège et notre vie quotidienne, sans que nous en ressentions l’exceptionnalité et la précarité. Ce n’était pas le décor, c’était l’âme.

Les filles n’étaient pas même un mystère, jusqu’en terminales comprises, pour la plupart d’entre nous, elles n’existaient que « sous la forme » de nos sœurs ou des sœurs de camarades qui, nous étant plus proches, échangeaient des invitations avec nous. Il y avait quelques maturités plus affirmées, il y avait en bibliothèque des grandes classes trois genres de livres, en sus des romans de grands auteurs : une typologie des vocations et des ordres religieux, des brochures d’orientation dans l’enseignement supérieur, des livrets d’initiation sexuelle avec des dessins mais pas de photos. Je ne savais rien et n’avais envie de rien de précis, l’amour que j’éprouvais sans l’avouer pour la sœur d’un de mes camarades était d’image, de soliloque intérieur, d’incapacité… Le collège n’était donc pas mixte ni en recrutement des élèves, ni en thématiques d’ouverture au monde (et à la réalité). Sans que je puisse le dire pour toute notre promotion, je crois que cela ne nous manquait pas et que, même rétrospectivement, nous ne le regrettons pas.

Les deux changements qui frappent pour celui qui revient au collège sont bien l’absence des Jésuites, la présence à parité des filles. Mais le bien-être apparent de l’ensemble de la population : élèves et professeurs –, demeure.




II


évaluations




Alors que nous vivions – dans ces années 50 d’un collège jésuite, fortement animé et structuré par une communauté d’une trentaine de Pères – en régime d’évaluation constante, il n’était demandé ni aux élèves ni à leurs parents d’apprécier cette vie, cette animation, cette structure. Nous étions demandeurs plus encore que consommateurs. Le dessein ignatien – pourtant, dès ces années-là – évoluait au mode interrogatif, puisque beaucoup de collèges « fermaient », notamment celui de Poitiers, qui donna lieu à travers toute la France à des pétitions, dont nous entendions la rumeur et sentions la passion. Ce sens, l’évaluation par les usagers que sont – d’un système d’enseignement – les parents et leurs enfants « mis au collège » – était éloquemment positive.

N’étant ni sociologue, ni professionnel de l’éducation au niveau primaire et au niveau secondaire, je ne cherche pas à établir des critères d’appréciation et dans le même rythme des associations d’idées qui m’a fait écrire – sans trop me relire – les réminiscences et ambiances ci-dessus, j’essaie de dire maintenant ce que je crois avoir reçu et ce que je constate qu’ont gardé ou développé mes camarades de cette promotion 60 – dont la vraie liste s’établirait au revers de l’image-mémoire de notre profession de foi en Mai 1954 (le miracle de l’empilement d’une centaine d’aubes, à revêtir à la queue-leur, alors qu’elles n’étaient pas interchangeables, qu’on se trompe d’une seule et le décalage f… tout en l’air tandis qu’au-dehors des sacristies et du défilé affairé, la procession avait commencé de la « fosse » à l’autel, que chants et cierges proclamaient, dans l’inconscience d’une liturgie très minutieusement mise au point avec répétitions, que tout allait bien…

Je commence par eux, les camarades… Quelques-uns d’entre nous ont maintenu le contact dès la séparation de l’été de 1960. Pas nombreux. Deux à deux ou en très petit groupe. Des repas nous réunissent depuis trois ans, entre quarante et vingt, quelques épouses viennent. Presque tous, nous sommes retraités. Nous n’avons donc pas, en très grande généralité, partagé notre vie professionnelle, nos fondations ou nos tâtons conjugaux. Il n’y a donc pas eu d’expression de solidarité, nous n’avons pas fait corps dans l’aventure. Peut-être le ferons-nous dans le bilan ? ce n’est pas sûr, chacun a un regard sur sa vie, et plus particulièrement sur son enfance, les récits professionnels (en exploits ou en humilité) sont banaux et se répètent, il n’y a eu parmi nous aucune gloire reconnue et les talents exceptionnels sont restés discrets et de l’ordre des reconnaissances tête-à-tête. Les retrouvailles sont cependant chaleureuses et très aisées. Des affinités demeurent, d’autres ont totalement disparu, d’autres enfin naissent. Physiquement, certains de nous n’ont – est-ce objectif – pas changé, et sont reconnaissables de nous tous, d’autres méconnaissables. Il y a eu des morts, peut-être la dizaine, des drames de santé, des orientations et des têtes-à-queue pas trop racontés ni partageables. Une bonne part de la promotion n’a pas vécu les dix ans d’affilée mais a rejoint ceux qui venaient du Petit Collège. Nous avons un langage commun, un imagier commun. Jusqu’à présent, nos exercices – repas du soir, trois chez un premier camarade, et le quatrième chez un autre, tous deux à Paris et avec la capacité de recevoir, fort bien – n’ont pas abordé les thèmes de la composition qui comptait double : la foi, la vie de prière, l’avancée vers la suite selon ce que nous avions, en classes et divisions, en rangs, pratiqué apparemment ou sincèrement. Un Petit frère des pauvres, un prêtre diocésain. Le P.H.S. (le plus haut service) et l’interrogation latente qu’aucun de nous ne pouvait avoir totalement éludé pendant une décennie, n’a pas débouché sur des vocations nombreuses, sacerdotales, religieuses, jésuites. Pour ma part, j’en ai été travaillé, mais sans conclusion, de nos années de Moyen Collège à la veille ou presque de mon tardif mariage, il y a sept ans. Travail qui produit quelque chose de pas programmé : l’expérience de Dieu, parce que Celui-ci résiste et ne nous ressemble pas. Qu’Il est donc à chercher et qu’Il m’accompagne autrement que souhaité, mais combien plus efficacement !

Fûmes-nous ainsi préparés à la vie ?

Ce que nous avons reçu, continue-t-il de nous lester, de nous accompagner, de nous approfondir ?

J’essaie de répondre à ces deux questions, que je crois évidentes mais que nous ne nous sommes certainement pas posées à la « sortie du collège » dans notre hâte à commencer…

Tandis que nous vivions ces années de collège, nous avions certainement conscience – et c’est une utile conscience des étapes de la vie pour n’en anticiper ni en retarder aucune, même si je n’ai pas suivi cette sage intuition, personnellement – certainement conscience que nous étions en préparation de vie, ce qui impliquait une certaine retenue aussi bien dans l’énoncé de projets, d’inclinations, que dans une réelle envie de nous émanciper. Le concept de liberté n’était pas commenté. Celui de justice, de responsabilité : beaucoup plus. Responsabilité partagée entre nous et la société. Nous avions des chances reçues, nous devions les donner à autrui, à la société, nous étions responsables pas tant de notre avenir propre, que de celui de la société : la France, l’Eglise pas nommément mais implicitement. La société, en l’occurrence nos parents, les professeurs, les Pères, étaient tout autant responsables. Nous devions travailler, ils devaient nous rétribuer en considération et en indication de notre utilité sociale. La notion de bien commun aurait pu être développée, elle ne l’était pas. Nous étions éduqués non pour gérer – nous-mêmes, nos talents, notre bagage – mais pour vivre dans une ambiance où nous aurions beaucoup à continuer et peu à contester : responsables de l’existant, de son perfectionnement, de son épanouissement. Malgré la confession fréquente, les notations publiques, le système des « colles », non plus en punitions bénignes nouss privant un peu du dimanche matin, mais en interrogatoires préparant des épreuves du baccalauréat, nous n’étions pas du tout entrainés à l’examen de conscience, à l’évaluation de nos capacités, à l’examen des causes de nos échecs et de nos succès. La question était notre conformation, notre identité, et notre destination était une mission chrétienne et sociale, allant d’elle-même, mais – au fond – assez accessoire par rapport à une conduite de la vie, normale et apaisée. Nous allions reproduire un modèle social et en cela parents et Jésuites s’accordaient, même si je ne suis pas sûr que cette ambition s’écrivait et se fondait de la même manière. Nous ne doutions pas, personne ne doutait ni des ambiances, ni du modèle, ni des suites certainement heureuses de chacune de nos existences. C’était aussi réconfortant que sécurisant. Notre envol a donc été joyeux.

L’outil intellectuel – sur lequel hier comme avant-hier et aujourd’hui, les éloges ont toujours été nombreux et choisis – était moins classique et polyvalent qu’il n’y paraissait. Sans que cela soit dit, mais c’était la réalité des classements et des passages de division en division, nous éprouvions que l’originalité, l’accent posé sur quelques-unes seulement des matières pourvu que nous les possédions, « payaient » plus en goût de travailler et en résultats que de tout faire. J’ai ainsi laissé libre cours à ma passion pour l’histoire et donc la géographie, à ma prolixité d’écriture me classant en tête même quand je ne rendais qu’un brouillon faute de temps. Le latin et le grec étant obligatoires ensemble pendant plusieurs années, même si le grec s’entreprenait une année plus tard et devenait facultatif assez vite, nous étions imprégnés de quelque chose qu’on pourrait appeler – pompeusement – les racines de note civilisation et de notre culture, mais qui a fait le terreau, sans doute, d’une certaine distinction intellectuelle pour toute la suite de nos études et de notre vie sociale. Lire et mémoriser étaient les deux mouvements constamment inculqués et contrôlés. Une expression châtiée, une diction – pas seulement pour les rôles au théâtre amateur – étaient avec la même vigilance réclamées et sanctionnées au besoin. Aucun de nos professeurs, sauf peut-être le Père Dutronc, par ailleurs viril et très équilibré, n’était précieux de langue et de gestes. On nous apprenait posément à être posé. On nous a appris à apprendre et à exprimer, exploiter ce que nous apprenions. Nous retenions, nous étions tenus en haleine, la curiosité et un certain universalisme transcendaient – même pour moi et ma nullité en mathématiques (l’absence d’intuition semblable à cette incapacité dans la plupart des exercices sportifs) – le clivage habituel entre littéraires et scentifiques. Là, sans doute : curiosité, universalité, façon d’apprendre, de retenir, de laisser cheminer en soi – se trouve le legs profane des Jésuites pour ma génération. Critère d’efficacité ? ou d’adéquation ? Il s’est trouvé – pas seulement dans ma filière Sciences-Po. E.N.A. – que pour beaucoup de nous, les études supérieures ne nous faisaient pas changer ni de méthode ni de cadre pour les contenus nouveaux que nous avions, désormais, à absorber par nous-mêmes. Il est vrai qu’à Sciences-Po., l’ambiance – juste après la disparition d’André Siegfried était avec Jacques Chapsal et Henry-Gréard – volontairement familiale : comme rue Franklin, on disait rue Saint-Guillaume, « la maison »… vrai aussi que les Jésuites « tenaient » alors l’aumônerie, ce qui demeure, et enfin Sainte-Geneviève, à Versailles, prolongeait pour les préparations scientifiques le schéma de saint-Louis-de-Gonzague : le Préfet des études là-bas était le frère du nôtre au Grand Collège, un second Boyer-Chammard, frère du nôtre, était le Père spirituel.

Nous n’avons pas été dépaysés dans les grandes écoles ou à l’université, nous n’avons pas été dépaysés dans nos débuts professionnels. L’époque, il est vrai – installation forte de la Cinquième République en tant que notre régime le plus naturel depuis longtemps, sinon la Révolution… construction européenne… croissance économique générale jusqu’au « premier choc pétrolier – portait à l’optimisme et ainsi à une sorte de vie de famille : les réalités sociales et politiques, les idéologies dominantes étaient tranquillement ambiantes, optimistes, peu conflictuelles. Mai-68 a été un choc, mais – pour ceux qui en furent contemporains à leurs vingt-vingt-cinq ans – nullement une rupture et un commencement. Le collège nous avait initié à une continuité positive. Même notre ignorance des filles, de la femme, du romanesque ou du crû, ne semble pas avoir compliqué les amours et les mariages de mes camarades, parmi lesquels il me semble qu’il y a très peu de divorces. Je ne parle pas – ici – de moi. Si j’ai vécu errance et attente pendant une quarantaine d’années, c’est davantage dû – je crois – à des circonstances familiales, quoique je fasse exception parmi les neuf sœurs et frères que nous sommes encore, et surtout à des interrogations religieuses dont le collège fut le cadre, le témoin mais ni l’origine ni la médication.

Préparés à la vie ? Oui, en ce sens qu’en y « entrant », nous n’en avions pas peur. Non, en ce sens que nous ne savions pas, mais c’était aussi le fait familial pour la plupart d’entre nous, que la vie est une lutte pas seulement pour conserver caps et idéaux, intégrité morale mais pour parvenir. Nous n’étions en effet pas du tout arrivistes, ni même ambitieux au sens tellement répandu aujourd’hui. Solidaires ? non plus. Nous n’avions aucune raison d’être révoltés de quoi que ce soit. Au mieux – en guise d’altruisme – compatissants. Nous pensions tranquillement que tout nous arriverait à point, au mérite, et le mérite nous en avions. Capacités acquises dont nous ne nous enorgueillissons pas, sachant bien – cela nous était répété – que nous avions tout reçu. Mais si bien dotés, comment aurions-nous pu ne pas réussir. Nous n’étions pas – tels quels – préparés à l’échec ni dans la suite de nos études, ni dans les choix et la vie de couple, ni dans la carrière professionnelle. Je ne suis pas au courant de naufrage – sauf du mien – et je ne sais donc comment ceux de mes camarades qui en ont subi un, ont survécu. Pour ma part, je sais que les structures religieuses, le goût et la capacité d’écrire, enfin un choix conjjugal très tardif mais heureux, m’ont sauvé. La psychothérapie aussi. Ces voies de salut, ces étais en cas de tempête ne nous furent pas enseignés, peuvent-ils l’être au monde éventuel ? Le goût de l’argent, de la réussite, de la notoriété ne nous effleura pas, puisque tout devait nous venir naturellement et sans que nous soyons étonnés. Nous n’avions pas beaucoup d’humour, mais nous n’étions pas tristes. Nous étions – enfance – dans l’instant. La France et l’Europe se relevaient, nous ne les avions pas vus abattus. Nous vivions le mouvement ascensionnel de la résurrection. L’époque est aujourd’hui totalement différente, elle appelle une réflexion sérieuse et documentée sur le monde, sur la société, sur les remèdes à l’injustice, à l’immoralité, à l’impudicité à tous égards, à la bêtise et à leur triomphe médiatique et en direction du pays et de beaucoup d’entreprises. Nous n’apprîmes pas la critique parce que les temps étaient autres. Beaucoup de camarades n’ont acquis ce regard que dans un segment seulement lié soit à l’argent soit à la morale familiale. Le collège cependant ne fabriquait pas des capitalistes ni des intégristes. Ma promotion a produit du solide, une certaine diversité et une mobilité professionnelles, une stabilité affective mais, à deux ou trois exceptions, aucune célébrité même seulement dans un domaine professionnel. Nous n’avons pas eu à lutter comme les générations précédentes et comme les actuelles l’éprouvent presque dès la sortie du collège. Quelques-uns de ma promotion ou d’une devancière ou d’une suivante proche, ont suivi des filières analogues à la mienne, ou la mienne : la haute fonction publique, certains avec « pantouflage ». Nous ne nous sommes pas aidés mutuellement, en tout cas, je n’ai pas été aidé, il est vrai que je n’ai pas appelé, au moins dans cette direction. Pour les tiers, l’ancien élève des Jésuites est très caractérisé, mais nous-mêmes nous ne saurions nous décrire, comme tel. Ce qui induit la constatation que les « bons Pères » savaient s’y prendre avec nous pour nous élever à tous égards sans que nous nous en rendions littéralement compte. Ils savaient trouver en chacun le point d’accord avec leur manière et leur projet, qui auraient pu s’appeler : liberté par l’intelligence et par la foi. Nous ne découvrions peut-être pas le monde – sauf les pays dits de mission – mais nous apprenions que nous pouvions faire quelque chose et être quelqu’un, nous-mêmes. Ce serait certainement tout dévoyer que de passer seulement un an ou deux, comme en préparation du baccalauréat, ou – mais c’est une hypohèse pas vérifiée – le temps d’une préparation religieuse. Il faut la durée. Intuition des « Trente jours », la durée prévue pour les Exercices spirituels. Il faut toujours les deux : l’équilibre, les disciplines intellectuelles, le sport, pas beaucoup à notre époque, mais des propositions d’activités en dehors des horaires scolaires, la piété. Nous constations qu’Ignace, homme de guerre ayant discerné sa vocation à la fois par lecture spirituelle et par une longue retraite bénédictine, avait fait de ses disciples des actifs contemplatifs ou des contemplatifs actifs. Cela se vérifiait, souvent aux dépens de notre jeune âge volontiers raisonneur et obstiné, dans l’art de la dialectique pratiqué par tous les Pères, quelle que soit leur implication avec nous : sujet-verbe-complément en langue française, causes et conséquences dans nos comportements. Le spirituel est crédible, praticable en version adulte si toutes les facultés humaines s’y retrouvent. Les Jésuites ont su nous le donner, à nos débuts d’exercices intellectuels et d’introspection.

D’autres formations possibles ? D’autres spritualités s’il faut vraiment distinguer ? A l’expérience des rencontres où peut surgir le spirituel, et pas seulement des opinions d’Eglise, il m’est apparu que les collèges tenus par des religieux ne produisent pas des chrétiens plus ni mieux, en France, et à Paris, que l’enseignement public. Je l’ai d’ailleurs publié – dans La Croix – au moment des manifestations contre le projet de loi Savary, récupérées par une droite à cours de thèmes puisque les nationalisations avaient été populaires. Beaucoup de nous ont rencontré d’autres prêtres ou d’autres religieux, j’ai cheminé depuis mes vingt ans jusqu’à ces jours-ci avec un Bénédictin, moine de Solesmes et ermite en Mauritanie (Dom Jacques Meugniot), été consolé et assisté par un Cistercien d’exception à la trappe de Bricquebec (Dom Amédée Hallier) mais j’ai retrouvé le trésor de notre enfance et de notre adolescence en étant souvent de 1986 à 1999, l’un des exercitants puis retraitants de Jean Laplace. Une retraite dite d’élection – donnée par Jean Gouvernaire – en Juin 1963, m’avait marqué. Donc, le collège et sa mémoire offrent des ressources. Familières et adaptées à la fois. Le conjugal était à mes époques de fiançailles classiques, tenu par l’Abbé Henri Caffarel (L’anneau d’or) et la spécialité n’avait pas encore intéressé la Compagnie. Les revues, dont Etudes qui accueillit souvent ma prose tant que j’étais également publié ailleurs, n’étaient pas annoncées au collège. Je suis de moins en moins sûr que ce soit une forme efficace du rayonnement de la Compagnie. L’amitié avec un religieux ne nous est donc venue que plus tard, hors du collège. La relation, par exemple, avec l’initiateur de mon enfance, aisément participante et émerveillée, Gilbert Lamande, changea non avec mon âge, mais avec ma sortie du collège : diagnostic sur ma vocation éventuelle à mon départ en service national pour la Mauritanie à l’automne de 1964, accompagnement du Père vieilli et mourant en 2000. Maïeutique au collège, des monastères en post-adolescence parallèlement aux initiations affectives puis sexuelles, compagnonnage offerts par la vieillesse et la mort, voies vers Dieu et surtout vers l’amitié, une certaine égalité devant l’existence et la disparition, et dans l’urgence et la profondeur d’articuler, quel que soit le passé, quels que soient les vœux, la consécration ou l’errance, l’acte de foi, celui de l’espérance. L’affection va alors de soi, l’amour fraternel jaillit enfin. Au collège, tout est resté sobre, non dit. Franklin, l’incubation.

Effet et adéquation d’une éducation dans la durée ? Autrement écrit, la pédagogie ignatienne est-elle ou non une formation ? dépassant de beaucoup une scolarité aux niveaux primaire et secondaire, avec en fond ou en sus une catéchèse et un certain art de vivre.

Des lacunes, constatées – non pendant la vie au collège – mais à l’expérience de la vie à tous âges hors du collège. Le sport de compétition trop facultatif et hors horaires. L’éducation physique pas assez couplée avec des formes de sophrologie. L’éducation artistique évidemment pas contenue par les classes de dessin qui étaient vécues davantage comme un apprentissage de soi que comme une lecture des œuvres et la compérehsnion de la créativité humaine. Observation analogue pour la musique et le chant, pas de culture en histoire de la musique ni en analyse des œuvres, même si un Père surveillant de l’époque – Jean Labarrière, pas encore le phénoménologue et le théologien qu’il fût – emmenait quelques-uns aux « Musigrains » ( ?), Honneger, Strasvinski. Pas vraiment la manière de lire et de se constituer une bibliothèque. Pas de bibliothèque d’ailleurs ni pour l’ensemble du collège avec un enseignant ou un religieux orientant les élèves, ni par division. Sans doute, les programmes publics ne prévoyaient pas, à l’époque, d’initiation sexuelle ou d’approches des politiques économiques et sociales ; ils ont manqué très vite ensuite, nos apprentissages ont été sur le tas… le civisme ou un certain regard sur la société étaient, selon le Père spirituel dans les grandes classes, donnés et commentés par celui-là seul. Paradoxalement, même la prière ne nous fut pas enseigné. Peut-être avons-nous reçu beaucoup plus et beaucoup plus mieux : une familiarité avec Dieu, telle que la prière ne nous est venue, en tant que telle, qu’à l’âge des décisions et des orientations, Dieu comme recours, puiis à longueur de vie, comme compagnon et comme horizon les plus intimes et les plus sûrs. Reste que l’ « honnête homme » n’était pas tout à fait complet, que la Compagnie – peut-être – gérait plus qu’elle ne pensait son legs et son avenir pédagogique. A parcourir aujourd’hui les couloirs des deux bâtiments, des bibliothèques et des salles d’informatique se laissent voir : les lacunes des années 50 demeurent peut-être, celles qui aujourd’hui seraient criantes, n’apparaissent pas en revanche et heureusement. Indiscutable, et dont je ne sais si elle a été palliée, la faiblesse de l’enseignement des langues, sauf l’organisation – en seconde – d’un trimestre de la section d’allemand séjournant dans le collège, sans doute des Jésuites, à Graz.

Des éléments – concertés ? mis au point ? – me paraissent décisifs, et valables pour une amélioration de la société. Sauf les séances particulières de réprimandes et observations quand nous allions – mis à la porte de la classe par l’un quelconque des professeurs – demander l’admittatur au Père Préfet (le billet orange, pas plus grand qu’une carte de visite, annoté : « vu pour sanction »), il n’y eut jamais, en tout cas dans mon expérience, d’entretien récapitulatif ou réformateur, avec un Père ou avec un surveillant ou avec un enseignant. Toutes les actions de formation, tous les conseils, toutes les évaluations étaient données en public, sans dialogue mais avec beaucoup de justesse, de regard, et chacun à son tour y passait pour le difficile ou pour la félicitation. Il ne pouvait y avoir de coup fourré, de favoritisme ni a fortiori quelque inclination de l’enseignant ou de l’enseigné, qui se puisse exprimer. Je n’ai sollicité – hors le rituel des confessions (le billet crème ou ivoire, même format que l’admittatur).

De même, une des constantes de la recommandation pour nos comportements était de ne pas nous faire remarquer. Autant l’originalité, la personnalité, la liberté étaient manifestement prisées des Pères et des professeurs en expression écrite et orale, en appropriation des contenus enseignés, autant l’exubérance ou la vanité étaient étrillées. Je l’ai souvent vécu des petites aux grandes classes, avec souvent – devant le front des troupes – l’admonestation (le Père Longuet à qui j’avais répliqué : je ne suis pas votre domestique, parce que j’écopais d’avoir à gratter des inscriptions à la craie que je n’avais pas commises) ou la paire de claques (le Père Maucorps, lors d’un des habituels et multiples défilés dans les escaliers, en rang, côté mur et côté rampe, m’ayant attrapé pour je ne sais plus quoi) ou le paradoxal reproche, vu ma piété, d’avoir bavardé à la chapelle. La discipline, matrice de la maîtrise et de la conscience ce soi, se fondait sur une surveillance et un regard que nous savions constants, sans que cela induise une mentalité de méfiance ou d’emprisonnement. Tout était visible (le carré de vitre non dépolie permettant au Préfet, depuis les couloirs, de s’assurer que la classe se déroulait comme il convient) : notre conduite, nos résultats, nos manques, la relation que nous avions avec les études, avec les camarades, avec les professeurs. En ce sens, c’était une vie communautaire, égalitaire, très réglée et pourtant absolument pas pesante. Ecole de société ? La remarque de demeurer simple et sans excentricité ni étalage valait aussi pour les enseignants, et naturellement pour les Pères ui y veillaient : sans doute, chacun avait sa manière – on ne disait pas, avant de Gaulle, équation personnelle – mais il était manifeste que même les originalités, spécialisations et différences entre nos pédagogues avaient été pesées et ajustées les unes par rapport aux autres, la sobriété de l’un compensait dans les horaires la vivacité ou la pétulance de l’autre.

Il en reste une confiance confirmée en nous-mêmes et en l’homme – moins par le catalogue personnel de nos réussites et de nos échecs en tous genres, mais par l’intuition de ce qu’est une vie juste.



III


projections



Je m’avance maintenant – pour conclure – avec une certitude, une lacune, une conviction.

La certitude est qu’il est d’un intérêt criant pour l’éducation en France des enfants et des adolescents que se réinstitue et se manifeste la pédagogie ignatienne. Elle ne peut pas l’être pas délégation des Pères Jésuites eux-mêmes à des groupes ou cercles d’enseignants, conviés avec plus ou moins d’arguments, à faire leurs la vue et le projet jésuites. Elle doit l’être par une réinsertion des Pères – dans les trois générations, de leurs études, de la maturité de leur vocation et de leur propre formation, de leur vieil âge – physiquement dans chaque collège. A Franklin, plus qu’un seul Jésuite, Père spirituel de l’ensemble. Il ne s’agit pas d’un encadrement, ni d’une substitution aux enseignants, mais d’une présence à définir et à dialoguer selon les modalités et les positions dans l’organigramme qu’elle devrait prendre. Il s’agit de rétablir le lien entre un lieu et des structures physiques et mentales d’enseignement et de formation des jeunes d’une part, et la spiritualité ignatienne si dialectique, et donc si entrainante à l’activité pour changer le monde et être soi.

La lacune est que je ne connais rien de l’existant. Quelques passages au collège depuis cinquante, très espacés, et n’ayant donné lieu – sauf une journée de colloque il y a quelques années, précisément à propos d’une réinsertion des Jésuites dans la pédagogie du primaire et du secondaire, à Franklin-même – à aucun échange avec les maîtres actuels. Je souhaite prendre connaissance de ce qu’il se fait et existe depuis une sinon deux générations maintenant, en dialoguer avec les enseignants, savoir leur projet, leur manière de se concerter entre eux, d’être dirigés, et le lien qu’ils conservent avec la Compagnie. Il est évident qu’il ne peut s’agir d’un retour des uns, d’une minoration ou d’une rétrogradation des autres, et que tout doit s’évaluer et se projeter en concertation. Une concertation qui devrait se faire entre Jésuites, enseignants selon le modèle actuel mais en présence de plusieurs générations des anciens élèves, et sans doute de quelques délégués ou représentants des élèves en cours de scolarité. Les parents informés mais sans doute moins parties prenantes à la préparation de ce nouveau cours, puisqu’ils sont les plus précaires dans le temps et que l’important est l’élève, bien davantage que les divers projets éducatifs des enseignants, des Jésuites, des parents. L’élève est au cours de ce nouveau cours, sujet et objet, mais l’art ignatien réside dans la proposition : celle-ci doit connaître à qui s’adressera la proposition et même prévoir les ajustements selon l’élève – concret autant qu’idéal – elle n’est pas une autogestion. Pas plus que n’aurait dû l’être ou l’est peut-être devenue (je ne le sait pas du tout) la prise en main du collège par les seuls laïcs.

La conviction est que l’insertion de ce renouveau jésuite dans l’enseignement doit se faire selon les acquis de la pédagogie nationale, en France, que ces acquis soient le fait du public ou du privé, et qu’ils bénéficient ou pas des expériences étrangères. La France est en mal de structures et de repères, la société se cloisonne en communautés sociales et mentales, les identités se cherchent à la marge et non en collectivité nationale et en esprit européen. Le renouveau jésuite – parce qu’il a un fondement structurant et spirituel – peut être un môle et un guide pour plusieurs générations en France, mais à condition d’écouter le dehors et de savoir s’y faire accueillir.

Ce « retour des Jésuites » ne sera évidemment ni l’aveu d’une erreur stratégique il y a quarante ou cinquante ans, ni le désaveu de ce que la relève laïque a produit, notamment à Saint-Louis-de-Gonzague. Simplement, les exigences sont de plus en plus fortes et les générations nouvelles exigent davantage que par le passé structures, repères et discernement dans une époque et un monde – notamment en France – qui en ont de moins en moins, ou qui en proposent des substituts de plus en plus faux et desséchants.

Cette réinsertion est un service demandé à la Compagnie, elle n’est pas une demande de la Compagnie en mal de récupération de quelque bien. Les collèges sont bien commun.

Quelques conditions – à première réflexion – apparaissent vite.

D’abord, la ressource humaine. La Compagnie avait déjà moins d’effectifs dans les années 50 puisque les fermetures de collège n’étaient pas uniquement un changement d’affectation des Pères adressés à d’autres ministères, témoignages ou tâches. C’est certainement un type de vocation, pas seulement religieuse et sacerdotale, que d’animer la jeunesse et les moins de seize-dix-huit ans. Y a-t-il actuellement de jeunes Jésuites en cours ou en fin d’études, et quelques-uns de leurs aînés, qui – en France – veulent se dédier à cette mûe et à ce qu’elle réussisse : exaltant retour aux sources, difficile imagination d’une actualisation adéquate. Je ne le sais pas, mais ce que je sais c’est que moins les jeunes – les élèves – voient des Jésuites à l’œuvre et à participer à leur vie, à la vie des collèges, moins il y aura de vocations. De même que l’absence de prêtre résidant, la raréfaction des messes en milieu rural, le non-accompagnement désormais jusqu’à la tombe par un prêtre qu’on ait été fervent ou agnostique du moment que la famille du défunt aurait souhaité cette présence, privent de tout exemple vécu d’éventuelles disponibilités à s’engager. Je crois à un effet d’auto-enytrainement. Plus il y aura de Jésuites dans les collèges, plus il y aura de vocations jésuites. Naturellement, l’option de mixité – sur laquelle il est impossible de revenir, et qui a certainement d’immenses avantage et peu d’inconvénients, les uns à beaucoup développer et méditer, les autres sans doute aisés à pallier – induira des vocations féminines, et donc à terme amènera la Compagnie à penser beaucoup à sa composante féminine : je ne crois pas que les « Xavières » la soient vraiment, ou si elles le sont – ce que j’ignore – qu’elles développent vraiment la Jésuite. Probablement, ce qu’a créé Mme Daniélou doit provoquer une concertation et des mises en commun, pour ce renouveau, qui dépassent la considération mutuelle – état des lieux et des affinités, dont je ne sais rien. Il est probable aussi que l’interrogation d’autres ordres religieux ayant une forte expérience de la pédagogie du primaire et du secondaire – les Bénédictins en Allemagne et en Autriche – ou les Maristes dans le monde, serait fructueuse. Les tentatives plus ou moins récentes – ainsi celles de Rose-Marie Miqueau – d’enseignement privé à forte base chrétienne, éclairée par les avancées de la psychologie moderne, sont également des ressources à consulter.

Ensuite, la réflexion sur l’étendue et la nature du champ à re-cultiver, à reprendre. Compte tenu des semences d’autrefois, et des exploitations de maintenant. Inventaire et bilan des unes et des autres. Qu’est devenue ce qui s’appelait « l’école du Père Faure » mysérieusement dans les années 50 quand le Petit Collège s’agrandit d’une annexe vers la rue de la Tour : un hôtel particulier et son jardin. Il existe en province des universités dites catholiques et d’obédience interdiocésaine. Une université catholique à Paris ? des enseignements qui ne seraient pas principalement religieux, mais une formation à la société contemporaine, française et européenne, pour contribuer à son avancée. Certainement, dans les collèges, dans le primaire et le secondaire, cette dimension-là aussi, comprenant l’analyse économique, les religions et philosophies comparées, la psychologie surtout de masse. En somme, de l’enfance à l’entrée dans la vie professionnelle, les Jésuites, leurs enseignants laïcs, le vivier d’expérience et de compétences des anciens élèves, toutes générations appelées à opiner et si possible à concourir au projet, se réadonneraient à un autre projet élitiste que celui des origines, mais de même ambition : l’école des cadres, la pose des structures, la culture des repères, l’apprentissage du discernement. Cette immense ambition dont la France et l’Europe éprouvent, sans pouvoir/savoir la formuler, l’impérieuse nécessité, un système éducatif, une pédagogie d’expérience et de fondement éprouvés et transcendants peuvent contribuer à l’assouvir.

Il ne s’agira ni de modéliser, ni de se retrancher, ni d’expérimenter pour expérimenter, mais simplement de se retrouver et d’avancer.

A tâtons et sans rien connaître de ce qu’il se passe ni à l’Education nationale ni dans les collèges, anciennement jésuites, fort simplement d’une conscience de ce qu’il manque à notre pays et de ce que les enfants – notre fille a six ans et demi, elle termine le cours préparatoire à Saint-André de Surzur – et les adolescents sont capables de donner et d’inventer, je souhaite, selon la formation que j’ai reçue, il y a soixante et cinquante ans… je vois
1° des structures fortes qui soient autant celles d’une vie et d’une formation, d’un apprentissage quotidien et collectifs, que déjà la matrice des années venant ensuite. Une école d’équilibre et d’adresse donnant le goût de la performance et le jugement des situations ;

2° une ouverture au monde, à la société telle qu’elle subit ou pratique l’économie, la politique, le droit, la morale. Un regard sur les aînés, leurs prouesses et leurs limites. Les causes et conséquences de ce qui empêche l’idéal et le souhaitable de se réaliser ;

3° la maîtrise des outils d’intelligence de la matière, de la nature, de l’époque, de l’homme. Les langues, les civilisations et les religions comparées, la finesse des sciences exactes, l’art de poétiser et créer en autant de registres que possible ;

4° le va-et-vient intime entre le jardin secret (connaissance de soi, des ressorts de l’âme et relations à Dieu, à ses saints, aux morts aimés) et le dialogue, la curiosité de l’autre, son accompagnement et l’acceptation de son accompagnement ;

5° l’habitude et l’évaluation de l’échec, de sa relativité. La richesse produite par toute dépression bien identifiée et dialoguée, par toute déception intellectuelle ou amoureuse. Discernement du propice et du possible, non en échappatoire ou en compensation, mais en perception de la dimension verticale ;

6° l’organisation de soi pour l’apprentissage, la mémorisation, l’expression menant au témoignage, au service, à l’accomplissement. Utilisation des médias actuels écrits, audio-visuels, virtuels : maîtrise pratique, mode de lecture et d’exploitation, critique du reçu, technique des apports personnels ;

7° la connaissance et l’épreuve de ce que sont le plaisir et le bonheur. L’ambition du beau et la capacité de le reconnaître autant que de le créer, en tant qu’œuvre ou en tant que notre propre vie et notre personnalité. Le respect du plaisir en soi qui ne se convoque pas mais se savoure quand il surgit de l’effort : travail, amour, déblai de l’inconnu.

Tout cela est, en fait et en expérience, courant et banal, pour chacun et en toute pédagogie non machinale. Ce n’est pas un type d’homme et de femme qui se propose, c’est la découverte et la confirmation chez l’enfant et chez l’adolescent que ce à quoi il aspire, est réalisable. L’ensemble du projet jésuite serait de susciter et équiper l’élan de chacun vers l’intégralité, souriante et dynamique, de ce qu’il peut être, d’accompagner l’élève, voire l’étudiant jusqu’à ce moment et ce point où il continue, s’étant tout approprié, s’étant inventorié, et vise alors le bonheur universel en voulant fortement et légitimement y contribuer – par son action et par l’authentique et solide beauté de sa propre existence.

Quelques moyens, à ces fins :

1° approfondissement du legs des premiers siècles jésuites : la pluridisciplinarité du profane et du spirituel ;

2° actualisation d’un mode de concertation et d’évaluation qui, restant collectif et général, ensemence et reprend les personnalités particulières, une à une ;

3° accentuation de ce qui est peut-être déjà pratiqué : les études de cas, l’expérience in vitro dans toutes les matières enseignées, des lettres anciennes ou des sciences exactes à l’apprentissage de ce que suscitent en nous les grands sentiments d’amitié, d’amour, d’oblation. Chaque matière peut être l’ouverture aux autres disciplines ou au moins une des paraboles en donnant le goût et la familiarité ;

4° faire de l’échange l’apprentissage de ce qui met en place l’enseigné. Echange avec les anciens, échange avec l’étranger – géographique, social, linguistique. Classes se dépaysant pour quelques semaines à l’étranger ou dans d’autres environnements urbains ou ruraux. Table-rondes et témoignages croisés d’élèves et d’anciens : thèmes des professions, thèmes des vocations, thèmes de la recherche, du dévouement, de l’exploration. Beaucoup d’adolescents le pratiquent, sans organisation collective ou ayant tenu à leur établissement d’enseignement secondaire. Ce pourrait être multiplié et tenté plus tôt qu’au moment du baccalauréat ;

5° immersion de quelques jours selon une dimension ou un objectif, apparemment unique, voire sectoriel, mais apportant des savoirs et une expérience généralisable par analogie : vie monastique, préparation d’une campagne électorale, connaissance d’une philosophie ou d’un auteur, faune et flore d’un milieu autre qu’urbain, chantier, manufacture. Pas un cours ni une visite-spectacle-commentaire, mais une insertion, préparée et ensuite analysée, dans un site non scolaire ;

6° apprentissage de ce qui fait source et de ce qui permet l’action indépendante des modes, des préjugés : la prière, la pensée. Deux activités de l’esprit et du cœur, que ne soupçonnent même plus la plupart des dirigeants en France. Et qui s’apprennent, s’éprouvent, s’expérimentent.

D’échanges entre élèves, anciens, Pères et parents sortiraient certainement un grand nombre d’autres moyens ou une meilleure définition de ceux évoqués maintenant.

De la présence de Jésuites – en permanence – dans diverses fonctions spirituelles, enseignantes, gestionnaires et de la densité de cette présence, même s’il est actuellement peu probable qu’elle soit analogue à celle des années 50, dans un collège comme Franklin, sortira – mécaniquement – de l’imprévisible. Même le déjà vu ou fait, parce que les circonstances extérieures au collège ont substantiellement changé, produira autre chose que le passé. C’est cette présence physique autant que spirituelle qui produira des synthèses et des inventions qui ne peuvent se formaliser par avance. Le fait d’ailleurs que soit inversé le mouvement des années 50 et 60, où c’étaient aux laïcs à pénétrer le collège et à se pénétrer des objectifs ignatiens, alors qu’ajourd’hui et demain, ce sera aux Jésuites à se faire admettre, apprécier, accueillir, et à trouver progressivement leur meilleure insertion, induira – forcément – la concertation, le bilan du passé et du présent, la discussion pour l’avenir.

Le retour des Jésuites dans leurs collèges – s’il faut titrer ainsi l’événement souhaité par quelques-uns, laïcs ou religieux – ne concerne pas exclusivement la Compagnie ou quelques collèges. C’est la prise de conscience qu’il faut organiser autrement les forces, les ressources, les vocations, qu’il faut convoquer bien davantage d’expertises, de bonnes volontés et de moyens que n’avaient suscités les Jésuites étant dans les collèges, puis, après leur désengagement, qu’ont pu susciter et que continuent de susciter les laïcs leur ayant succédé en animation et en direction. La même stratégie de prendre en charge une société, selon l’époque et la culture du temps, selon les ambiances et les ambitions propres à un pays impose – aujourd’hui – de mieux combiner des spécificités anciennes et des expériences actuelles. Celles-ci dominent tandis que l’ancien est méconnu dans ce qu’il a de plus utile : des axes pédagogiques et une spiritualité des premiers âges de l’intelligence et de l’affectivité pouvant structurer et donner cohérence aux adaptations et aux interrogations actuelles.

Education exceptionnelle, mais en quoi ? Et le rayonnement des élèves ainsi formés, la contribution à ce qu’apporte une nouvelle génération à l’œuvre commune d’une société, d’un peuple ont-ils été, ces dernières décennies, autant exceptionnels ?

Le flou des réponses à la première question, la dubitation en écho à la seconde… imposent de rebondir. Pratiquer la pédagogie ignatienne sans une présence des Jésuites dans les collèges – d’une tout autre nature qu’une représentation ou une concertation périodique et brève – est-ce intellectuellement honnête ? est-ce la pleine exploitation d’un legs et d’une expérience ? La réimplication de la Compagnie n’est-elle pas le moyen le plus concret et le moins partiel, de faire mieux qu’autrefois et d’augmenter à beaucoup d’égards ce qui semble se faire ces années-ci. En débattre permettra sans doute de préciser ce qui est oublié et ce qui est pratiqué. Qui connaît vraiment les deux ? d’expérience. Probablement plus personne, ce qui confirme que l’avenir ne peut être qu’une novation.


à approfondir et à discuter selon l’expérience de chacun

points de suspension

+

Aucun commentaire: