jeudi 2 août 2012

déraison - l'impossible est notre vie . récit . 26 (à suivre)





DERAISON




Un plan arrondi que vous avez formé, au sol, devant votre maison et que limite un muret. D’année en année, il est passé du vague à l’exubérant, du domestiqué sans que rien ne s’y dessine, que la poussée de deux arbres plantés déjà en tige, à un foisonnement de dahlias et de glaieuls, une semi-dallage d’ardoises violacées que vous récupérez au déblai de l’autoroute de Rennes à Vannes, des symétries avec des agaves, des œillets d’Inde, des youccas, des phorniums. Cet ordre même accentue la sensation de disparate que donnent vos lieux par leur dehors autant que par le dedans, quand on s’y trouve. La comparaison avec la caverne où l’on entrait qu’en disant Sésame ! vient à plupart de vos visiteurs.Leur parlant, vous leur voyez un regard dispersé tant les choses surprennent et attirent. Des ronciers cernant le petit bâtiment qui, défait de ses cartons et meubles en attente, servira de garage, vous apercevez de temps en temps, une rose safranée qui surgit, à peine en bouton, parfaite, adolescente au possible, ou bien une clématite parvient à se faire jour. C’est à la main qu’il va vous falloir débarrasser les vieux murs de la ronce. Des pieds de glycine fleurissent soudain, encore timides il est vrai,alors qu’il n’a pas trois mois d’âge chez vous.

Le cinéma sur lequel vous aviez été prié de disserter dans vos petites classes chez les Jésuites, vous aviez dit la fascination obligée puisque dans la salle obscure aucun recours que l’aimantation par l’écran lumineux. Ce sont deux salles à peu près jumelles, l’une plus moderne et équipée de la simulation sonore dolby, elles ont été aménagées par la désaffection d’une gare d’un train d’intérêt local. On aboutit à l’anse de Port-Navalo qui regarde vers Houat, Hoëdic, Belle-Ile et toute la barre de la presqu’île de Quiberon lumineuse la nuit, grise, floue ou précise selon le temps dans la journée. Des films à regarder parfois seul, rarement la foule, la force des images qui vous engloutissent dans une logique onirique, parfois l’évocation d’amour, de couple, de rencontre est si forte que vous pleurez isolé et secoué, que vous vous laissez pleurer. D’autre fois, sans raison apparente, c’est une peur terrifiante, torride, glaciale, envoûtante, des associations d’idées, d’images,de souvenirs et de récurrences que vous ne mobilisez ni ne dominez,qui surviennent et dansent en vous, à tout déséquilibrer et déranger. Or, en vous, qu’y a-t-il ? qui tienne, qui ait sa charpente, des structures, et à quoi arrimer rien et tout. Des images érotiques et fortes, une fille SEIGNIER, les yeux accentués en vert et fendus vers la tempe, qui chevauche le héros de La neuvième porte sur fond d’enfer, d’orage, de citadelles et de remparts cathares ; la même, dans la position de ce nu du TITIEN qui dégage la hanche d’une femme couchée nue, dos à l’artiste, et c’est l’image la plus pleine de la féminité, de la divinité féminine du corps et du nu, c’est un lit. Vous photographiâtes ainsi, à l’air libre, couverture sable, et fond du Parnèse aux environs d’Athènes, celle de vos maîtresses qui le plus durablement et surtout le plus magnifiquement se prêta à ces exercices quasiment d’atelier. Combien de temps que vous n’avez éprouvé cette montée de l’eau à la bouche quand va se célébrer une nouvelle conquête par suite d’une rencontre inattendue, des années maintenant, et peut-être jamais plus. Paysage immense du corps féminin nu parce qu’il est sans couture, qu’il est formes et volumes, que ses lignes sont contours, c’est la chair qui a produit l’idée du marbre et de sculpter des blocs entiers de celui-ci. Le désir ne rend jamais fou, il obscurcit la discrimination entre les comportements loisibles et ceux qui périmeront une dignité ou une timidité, mais c’est encore affaire de solitaire se préparant à quelque suite, que l’autre, au féminin, au complément, arrive qui apporte une permission et de l’orchestre et lafolie devient légitime,puissance et énergie, érection et patiente attention. Tandis que l’exubérance de vues et de dits trop justes, trop poétiques sur l’univers et la lâcheté des vies qui ne se donnent pas à de telles notations, fait frémir, disjointe quelque part des choses, des sentiments.

Vous êtes vulnérable à ces états-limites que suggère l’écrivain ou le cinéaste. Vous êtes rejoint là où vous naissez, sans échelle de valeurs, sans interdit, sans quelque rempart que ce soit contre ce que généralement on appelle : la folie. Les spirituels font cas de la consolation sans cause, de ces joies imprévues,imprévisibles, dilatantes que rien n’amène, que durablement rien ne disperse et qui produisent une surprenante acceptation de soi ; mais les amoureux, dont sont parfois les spirituels mais pas tous, car il faut sortir de l’appris, du lu, de l’enseigné et de ce que les morceaux choisis empêchent de vivre en expérience, eux savent la cause. L’apparition d’autrui, la toute-puissance et la toute-bienveillance d’une attraction qui ne tyrannise pas, ne s’impose pas, qui simplement et posément magnifie l’admiration qu’elle fait ressentir à celui dont elle s’est emparée et va désormais répondre. Rencontre amoureuse sans que rien ne soit encore dit ni demandé, perception du beau, d’une œuvre plastique ou à la chute d’un paragraphe, ou à tourner une page, la perfection d’un texte se ressent soudain. La déraison, votre déraison, car il n’est de folie que celle qui distingue tellement, qui isole tellement un être, une personnalité, une histoire propre quand elle en fait la prise, sont le contraire, l’envers de cette sensation de quitter le temps, de retrouver une situation et des capacités originelles, tout antérieures à la vie et à ce qui vous a fait vieillir sans rien produire ni fonder. Le vieillissement sans effet, que l’amenuisement des possibilités, que le rétrécissement des vues et des éventuels voyages, un rayon d’action qui devient un point fixe, une usure de la chair et plus encore de l’esprit qui ne produit aucune patine, aucune lumière, pas même un crépuscule, que la sécheresse d’un temps coupé avant qu’il soit achevé.

Aucun acteur culte ou même connu. Un rythme parfois un peu lent, mais la critique n’a pu rendre compte de l’extraordinaire violence de poésie et de situation autant que de satire que produit ce film. Naturellement, pour le public non américain, la flagrance est encore plus agressive ; l’histoire ne peut se résumer parce qu’autour du quadragénaire disant soudain « je », chacun des autres rôles compte autant, chacun cherche désespérément à s’accomplir, et l’évidence est que pour cela, il faut puiser dans son fonds, être naturel, se retrouver soi-même, à quoi, en grande partie, concourt, conduit l’amour, tandis qu’au contraire on meurt des convenances et des crispations de vies complètement déviées et atrophiées parce que progressivement on a perdu les repères de la personnalité, de la liberté, qu’on vit machinalement et de plus en plus étrangement. La béance du désir qui commence par celle du visage, quand est aperçu le mobile qui va tout fixer. American beauty serait une série d’histoires d’amour parallèles les unes aux autres, avec en langue commune la soudaine, irrépressible sortie de soi, et en effet répété que tout s’effondre alors autour de celui qui commence à se construire comme s’il n’en avait jamais eu l’occasion ou le goût. Tout éclate quoique le motif soit si banal. Manger ou boire l’est aussi. Ce qui vous impressionne n’est pas que le désir de chacun soit exaucé, en exact reflet d’une personnalité qu’on ne discerne en soi ou chez autrui que par le vœu,le souhait de vie,la consécration ambitionnée. Le vertige a commencé quand la mort est apparue, comment sceller ce qui reste fluide, contingent, ce qui coule et pourrait ne pas se produire ou aller à sa fin, s’il n’y a la mort, la disjonction brutale et béatifique d’une chair et d’une âme et l’une raconte à l’autre l’histoire qui fut vécue ensemble, qui fut une vie. La possibilité tellurique que l’enfer ait en vous seul son entrée, et que retourné sur vous-mmême vous y soyez entré au défi de tout. Le déséquilibre parce qu’aucun des repères de la logique convenable, obligée et habituelle n’a résisté. Un attrait supérieur vous a dégagé, tiré, hissé de la morale et de la foi qui perduraient dans tous les siècles de votre existence humaine et malgré certaines de vos précipitations, grâce aussi à vos péchés que l’excès de bonheur provoque toujours, attirant trop de chances, trop de dialogues, trop de découvertes sur une seule personne en une seule de ses saisons. Prométhée ou Lucifer ne se réfèrent ni à eux-mêmes ni à quelque Dieu, vrai ou faux, ils expérimentent qu’il n’est aucune limite au possible, si l’on en a passé une. La magie,la sainteté,les guerres mondiales, l’holocauste, la fidélité,l’inspiration sont autant d’expériences de l’outrepassement. La bêtise aussi quand elle fait l’unanimité de la révérence alentour, en politique essentiellement.

Mais ce sont des expériences, elles se prêtent au compte-rendu, à l’expression, à la rétrospective, on y est entré par hasard, par consentement. L’adolescent cherchant la Trappe où il va se consacrer, Saint Pierre du Canigou, et il y rencontre celle qu’il épouse. Le presque nonagénaire, dont seul ZIDANE au ballon rond surpasse la popularité actuellement, voit d’abord Dieu, tandis qu’il est capucin comme un éblouissement supportable mais la faveur des médias, à longueur d’une vie,l’expose finalement à une cécité dont, s’il s’en guérit, personne ne le saura que lui pleurant enfin : caché, et plus jamais regardé, reconnu. Ce ne sont pas des errances, celles dont on ne revient pas, et entrapercevoir par où elles commencent et combien il est aisé et proche de s’y adonner, met quelque part en vous cette sorte de clé dont témoigne le vertige. Ni limites ni repères que l’attraction produite par de l’indicible, sans origine, ni localisation, ce n’est pas une lumière, ce n’est pas une personne, ce n’est non plus la proposition d’un lieu. La tentation d’Eve en Eden est le fait d’un dialogue, non d’une possession. Vous sentez en vous quand sont décrits àl’écran ou dans quelques, ceux d’Anne HURE, ou ceux d’Alexandre KALDA, la première ayant fréquemment séjourné en prison, comme aussi l’astragale, et le second, d’abord chéri de Dominique FERNANDEZ qui le fait publier avant l’âge du baccalauréat, puis entré chez les Bénédictins d’Hautecombe et de Ganagobie, Alexandre KALDA quand l’érotisme atteint la cosmologie et quand d’une nuit sur la plage d’une des stations les plus durablement à la mode en France, on passe à la mystique annoncée et souhaitée : L’extase du Verseau, consacrée et pérenne par la pratique des « heures » monastiques. L’anti-Lucifer. Le vertige d’une vocation dont les âmes fortes témoignent, dont de GAULLE rappelant ce qu’il ressentit vraisemblablement au micro qu’on lui tenait le 18 Juin 1940, a donné un parfait compte-rendu, le rassemblement d’une vie trouvant sa raison et son épicentre, sa langue et son utilité, le rassemblement que produit l’amour quand il a figure de l’autre, devenu l’autre parfaitement à vous, parce qu’il vous a appelé à lui être parfaitement sien.

Chacun de vos gestes et initiatives déraisonnables,parce qu’ils détonnent dans un contexte dont vous ne prenez conscience que par cela même. La drague à vos vingt ou quarante ans, naturellement fructueuse et vous enjolivant des paillettes évidentes du succès. L’épouse d’un de vos collègues, embarquée et se donnant, sans préméditation ni peut-être envie,parce qu’elle ne pouvait concevoir qu’on résistât, donc qu’elle résiste à une réputation si vraisemblable, si assurée de « tombeur ». L’étreinte fut sans lendemain, la peau était si fine sous la caresse qu’on la distinguait du corps, de la chair, qu’elle avait la diaphanité de ces yeux clairs bleus dont vous avez gardé autant le souvenir. Ivresse sans lendemain de la facilité, qui était la vôtre et non de cette femme attachée d’ailleurs à son mari qu’elle savait volage mais pourtant demeuré amoureux et admiratif d’elle. Dans le contexte qui est désormais le vôtre, tout soudain a poids de chaînes et partout. En quelques semaines, sur ordre, un ordre de vous, la providence disposerait pour vous arriver vis-à-vis une jeune inconnue à qui dire votre histoire et surtout votre cas, elle marcherait doucement, silencieusement, semblant glisser le long de vous, et à vos côtés, ce serait une nuit au bord d’une mer, pourquoi pas celle-ci et les lieux de ce soir prochain ? et consentirait ainsi que dans une légende. Vous écrivez ainsi à une jeune vilageoise plus jolie que son aînée qui vient se marier mais avait davantage la réputation de beauté que la troisième des sœurs a maintenant en plénitude. L’entre deux, il vous avait semblé qu’elle était jolie, qu’elle se distinguait de tout et de toutes quand, sur les marches du bureau de poste de vos lieux, vous l’aviez rencontrée, quelques années auparavant. A qui proposez vous un revoir,à votre propre jeunesse évanouie, inconnue et indiscernable désormais quand l’on vous aperçoit ou que l’on vous regarde. La pauvreté de ces mendicités d’hommes déjà âgés et qui oublient qu’ils le sont. Ridicule mais non folie.

La folie dans votre fauteuil de cinéma, la folie quand des pages ou des images vous vous sortez vous-même non pour revenir à la réalité, à l’heure et au lieu vous situant physiquement, mais pour continuer ailleurs et par vous-même cette émancipation du temps et de votre condition présente, cette sortie de l’enveloppe dans laquelle vous êtes chaque jour,chaque nuit, chaque minute davantage pris, scellé au point qu’elle vous décrit, qu’elle rend compte de vous sans qu’il y ait à l’ouvrir. On ne l’ouvre plus. Alors, vous vous ouvrez vous-même. C’est convoquer sa mort que de sortir ainsi de soi. Et ce qui fait revenir à terre, c’est précisément la plante qu’on met en pot, le fleurissement qu’on perçoit. La nature a cette ambivalence qu’elle ne connaît ni notre visage, ni notre passé, ni nos échecs, elle ne comprend que l’œuvre de nos mains, l’arbre encore jeune qui s’ébroue parce que vous venez de l’élaguer, ce que vous arrosez ou ce dont vous vous occupez pour en enlever les fleurs mortes, les parasites, insectes ou liseron. Le frémissement d’abandon est le même du corps féminin qui se touche partout, au contraire de celui d’un homme, et des végétaux qu’on remet à leur premier mouvement de pousser, de s’étendre, de se ramifier en fleurissant ou en verdissant. Le sourire de votre mère, l’existence presqu’accomplie et les audaces d’avant son éducation qui fut stricte et parfois enfermante, trouvée à force qu’avaient changé les sujets que l’habitude commande detraiter comme çi et pas comme cela, et tout ce qui était nouveau, elle le prenait tout nouvellement, elle vous surprenait, elle était devenue si libre, si nette, tellement personnelle. La transfiguration d’être soi.

Moïse laissant pour s’enfuir nu son manteau à la femme de Putiphar, le jeune homme, Marc le futur secrétaire de Simon appelé Pierre, qui échappe à l’étreinte des soldats parce qu’il abandonne le drap dont il s’était entouré, les linceuls dont on sort. Votre première expérience de l’intimité sexuelle et sensuelle d’une femme ne vous fit entrer qu’en vous-même, votre première expérience de caresser un homme nu qui en faisait de même pour vous ne vous introduisit qu’à la nette conscience qu’il existe d’autres mondes, d’autres sociétés coupées et honnies de l’ambiance régnante qui ne prise ni homme, ni femme,ni enfant, ni Dieu, ni la littérature ou la peinture, et qui ne vit que d’horaires passés lesquels ou avant lesquels il est permis ou interdit, selon des peurs. Quand se termine l’histoire montrée à l’écran, c’est-à-dire, dans les films d’aujourd’hui, quand défilent longuement des lignes et assemblages de noms propres et de fonctions sans que rien ne distingue hommes et femmes, enfants ou éclairagistes, scénariste et financier, vous interrogez un jeune homme qui n’est plus adolescent et dont la tête sort des rangées de fauteuils, tandis qu’en contre-bas s’aperçoit la cheveleure de sa mère ou de sa compagne. Il a ressenti comme vous le vertige d’un absolu auquel on cèderait, l’attirance d’une incompromission totale d’un esprit, d’une personnalité avec la réalité figurée par des semblables, qui ont pourtant avec cet esprit la différence totale de consentir à tout, à jouer étriqué, faux, convenu. Et ce qui s’harmonise le mieux avec le contexte qu’est le monde en vie, c’est manifestement la liberté de ces regards, de ces départs, de ces couples sans aucun âge ni déterminisme physiologique qui commencent à l’instant précis où ils deviennent, sont devenus regard, départ, couple. L’interlocuteur que vous vous êtes donné afin de discerner si vous êtes unique à perdre les pédales, à jouir sans retenue ni convenance de ce pouvoir en vous d’accepter la parabole et d’y entrer tellement que vous quitteriez tout. De pérorer ensemble sur l’image, que beaucoup de films de ce genre, donne de l’Amérique à présent en campagne présidentielle pour départager le témoin des frasques de CLINTON et le champion de la peine de mort,ne vous met pas à l’unisson. La femme à ses côtés a un vieux visage, qu’a-t-elle goûté, qu’exprimera-t-elle une fois dans le retour à deux comme d’habitude. Il voit surtout des clichés sociaux, il vous fait évoquer Orange mécanique des années 1970 ou la série, renouvelant peu les Frankenstein de ces assassinats pour Vendredi 13. Vous avez vu, au contraire, votre propre caricature, l’idée fixe et obsessive qui finit par faire rejoindre l’ampleur et la dépendance de l’albatros vis-à-vis du pont où il s’affale accidentellement et du ciel d’où il arrive. Elle n’est ni d’une femme, ni de l’amour, ni de l’éternité, pas même de la consécration monastique qui prend valeur par la succession-même de milliers de jours et d’heures, de psaumes sonnant,criant, grinçant qu’on déteste plus encore que son voisin de stalle, et pourtant la grâce est donnée de persévérer, de consentir à l’emmurement vivant dans une existence de plant végétal, sollicité à périodicité fixe pour de la récitation. Votre obsession est de vous dépouiller, d’être libéré d’une gangue vous retenant dans un siècle, une époque, une chair et une histoire. Que les circonstances s’en soient, à tel point, chargé ces années-ci n’est pas encore pour vous la purification et l’application de tout vous-même en une seule identité, selon un fil conducteur unissant tous les tissus, toutes les strates de votre avenir et de votre tréfonds. Quoi de plus unifiant qu’une chute qui ne s’arrête pas ?

Votre belle, à son premier séjour avec vous, vous donna un nouvel exemple de ce que vous aviez d’abord cru sa susceptibilité. Une femme française la bouleversa, sans que vous en compreniez la raison ; elle se ferma à vos questions, s’arrangea complètement dans un silence qui la sertissait, elle fut plusieurs jours inabordable, muette, frappée. Combien vous vous ressemblez, donc ! Elle vécût le drame de la jolie très jeune femme, déplacée dans la vie quelconque d’un militaire au visage inquiet et docile, les appétences qu’on dit sensuelles, qui font se perdre, et qui, au vrai, sont des appels à une totalité de vie dont on ne sait qu’elle ne vous est pas proposée. Votre sœur très cadette, votre épouse putative était entrée dans le texte, et les images, elle s’était reconnue de même genre, la quête de l’unité par un pluralisme effréné, par un débordement d’expériences et d’échappées hors des bienséances et des limites. Elle vous quitta pour un mariage précoce, des levers et des étreintes à heure fixe, un garçon de son âge et n’a plus vécu d’aventure que cette nostalgie dont elle vous fait périodiquement part et qui est son aventure à elle, si prodigieuse, folle et engloutissante que, parce que vous en êtes le motif et le prétexte certains et précis, il vous est interdit d’y apparaître et d’y jouer le moindre rôle qui serait de votre invention ou de votre goût. Mais quel est donc votre goût, quels sont vos penchants et pentes ? Le vertige du dépassement toujours loisible et jamais consenti, est celui qu’en d’autres eaux vous appelez désir ou don, pour le souhaiter,pour vous offrir à lui, vocation ou mission, extase ou péché dont on ne se relèverait pas, car tant que dure l’illimitable, se maintient cette cohésion qu’efface seule mais aussitôt la réalité.

Celle-ci pourtant, on vous la fait comprendre comme ne tenant qu’à vous, qu’à vos choix, qu’à votre manière de la regarder, de vous en saisir. La déraison est de s’atacher à la réalité sans la définir, sans la nommer, une liaison qui ne provoquerait aucun aveu. Le moine, un octogénaire ou un nonagénaire de plus dans votre vie où lacontemplation des nouveaux-nés s’est perdue de souvenir depuis si longtemps, à qui vous vous ouvrez des diagnostics faisant finir la plupart de vos périodes et interdisant bien des objets de vos espérances éveillées, ne s’étonne que de la confiance manifestée par votre confidence, ne compâtit qu’à la violence du choc sans doute subi quand vous avez entendu les mots, et aperçu les choses qui se répètent maintenant tout le temlps, et constituent proprement votre temps désormais. Il vous énumère, de source citée, les différents états de la personnalité, de la conscience quand elles souffrent et débattent avec Dieu au sujet de Sa providence. La langue russe, celle des Héllènes, celle de tous les orthodoxes donnent à Dieu de l’article défini,en sorte que Celui-ci entre dans la définition que donnait TEILHARD de CHARDIN à la matière divinisée par le Christ incarné. L’article autorise et fonde le dialogue. Sans l’article, on demeure dans l’invocation, celle des psaumes.Dieu,Lui aussi sujet,Lui aussi réflexif et émotif, qui succomba au vertige de Son propre contraire, celui de la finitude, du temps ; aussi créa-t-Il ! Se révolter et crier, marchander et discuter en tentant de couper à moitié ou même court et l’on irait ainsi jusqu’à l’exclamation décisive, à l’éjaculation qui donne tout. Crier, dire et vivre : TOI ! Mais le sage, qui a composé sa thurne et où il vous reçoit, murs garnis du sol et plafond de dossiers épaissement titrés sur la tranche au crayon feutre, ne sait ni ne peut transmettre sa propre vie. Engendrer n’est pas un vain terme, il y faut du temps, une rencontre, de la matrice et de la semence, ainsi témoigne-t-on qu’on était vivant puisqu’il en sort du vivant, de l’indéterminé autant que du limité, mais ces limites-là sont d’un autre. Les fiches, les crayonnements et schémas, les coupures de presse, les citations, les annotations sont autant, à travers plus de cinquante ans d’archivage, de correspondances reconnues entre soi et d’autres, pourtant le vieillard tourne encore autour de la parole adéquate qu’il ne pourra dire, et le génie de son ordre et de l’Eglise qui vous est commune est de puiser l’expression de soi la plus personnelle dans l’annonnement ou le lent phrasé de très vieux textes, légués par une autre civilisation et, cependant, restés disponibles à la nouveauté, à la contingence de destinées par millions, par milliards, par générations entières, par fourmillement d'i’dividualités qui les reprennent à leur compte ou y aborderont un jour. Quand Matines sans encore les cloches de Laudes, comme si l'on était encore à sortir de Complies, est une heure si silencieuse, si pauvre qu’elle est faite de chants nombreux et longs, de lectures attestant de la maturité de l’esprit humain dès son aube. Le vieil homme, qu’on croirait croqué et donné par Edgar P.JACOBS inventant le Dr. SEPTIMUS, l’anti-héros aimant son public finalement plus que soi, a cette prédilection et ce talent de vous faire connaître votre pauvreté propre. Une psycho-thérapeute vous provoque et vous soutient dans l’œuvre de vous construire par vos mots et vos associations ; au-delà de ce qu’il veut, de ce qu’explicitement il dit et qui a peu d’application immédiate possible, ce religieux-là vous enseigne ce qu’il croit et vit, que tourner et retourner, questionner le nœud formé en vous par les diagnostics, votre âge, les souhaits et le temps perdu, les impossibilités physiologiques à venir très bientôt, plus irrépressiblement que tout autre type d’épreuve puisque votre consentement requis donnera l’ordre de votre mûtilation, ne fait que vous enfoncer davantage. Le contraire de la déraison est aussi cette logique du désespoir qui a une telle lucidité qu’il s’émerveille lugubrement de n’avoir plus rien d’autre qu’à accentuer encore la fin qui vient, la fin de tout, la fin de vous. A l’envers, il y a la mort qui vous fera passer. Si vous cesser de contempler l’impossibilité qui vous est proposée, répétée, que les années et les choses, bien des personnes et des passants aussi, affinent et précisent horriblement, et si vous vous délivrez en ne cherchant qu’un instant où vous blottir, qu’un acte ou qu’une parole par lesquels vous distraire, voilà que surgit, mystérieuse et tranquille, sereine, la prière qui a pour objet l’espérance, et à sa suite vient, arrive et vous épouse cette espérance-même,la plus belle et forte qui soit, l’espérance sans objet.Vous êtes nu dans un univers sans sens ni forme. A cette chute, à cet élan dont vous aviez la prescience qu’ils peuvent être vôtres, que vous pouvez et deviendrez leur, vous êtes parvenu par le singulier chemin de votre seule vie, quand elle n’a que l’existence et plus aucun contenu ou ressort.

Il est possible que ce dont vous n’avez jamais reçu l’expérience, soit de cet ordre : vivre sans objet ni référence, sans souhait ni vœu,entièrement dans le présent d’un autre, votre conjoint ou votre Dieu. Mariage.

Le conseil spirituel s’apparente à l’histoire proposée au lecteur ou aux images parlantes données au cinéphile, parce que l’un et l’autre témoignent, invitent à une appropriation, à faire sien, vôtre ce qui est indiqué par illustration. La forme est assez définie pour qu’y entrant, quelque chose se reproduise sans se trahir et sans vous gauchir,mais elle a assez de blancs, de vides et aussi des contours assez souples pour que vous puissiez remplir du reste et beaucoup. Tandis que la passion d’autrui, sa folie, son dérèglement, sa désespérance vous sont opposés, ils ne visent pas à l’assimilation, ils n’enseignent rien, ne conduisent à rien. Du dedans de la souffrance et du vertige, du consommé et de l’inavouable, tout est logique, dangereusement cohérent : on tombe et subit, mais du dehors, l’autre ne paraît pas du tout votre semblable, lorsque vous étiez-vous même à tomber, vous tordre, ne plus rien savoir, tout comprendre de votre déréliction et de votre impuissance, il devient un gouffre, se dépersonnalise autant qu’il se cramponne à vous et vous offre la mort, de partager sa mort, d’être votre mort, de faire, confectionner et réussir votre mort. L’amant éconduit, le prêtre à qui sa maîtresse d’une nuit et d’une fois apprend le retard de ses règles vivent sans transition du bonheur à la damnation cette sorte de dialogue avec personne que sa mort. Il ne s’en sort pas, car mourir à son état du moment et entrer dans la conséquence d’avoir tout ou beaucoup perdu le fait survivre,mais pas vivre ;il survit au meilleur de soi, vous vous réveillez du rêve dont vous sûtes, tandis que vous le viviez, qu’il était votre vraie vie. Les deux formes de l’astreinte : l’appel d’un autre, l’appel de l’inconnu, de ce qui est inconnaissable tant qu’on n’y est pas entré sans retour. Ces appels ne sont ni équivalents ni semblables. L’un n’a pas de nom et si l’on n’y cède que l’instant d’humer la drogue et d’en prendre la vertu étourdissante, on peut en tirer créativité ou souvenir, si l’on jouxte davantage le précipice ou le plein soleil, l’irréparable se commet,quelque chose, soi, du temps, l’âme et sa réputation, votre réputation à vos yeux plus encore qu’à ceux des tiers, s’abîment au sens qu’ils disparaissent, ne peuvent plus jamais être retrouvés, renaître à la disponibilité. L’autre est si contingent qu’on n’en voit pas, pendant longtemps, le caractère absolu. Il est intime et il a visage, nom, surnom, langue et coûtumes. Il fait toujours entrer en religion, en ce sens qu’il vous donne de vous abandonner, d’essayer en totalité de vous-même. Le joueur joue avec lui-même, votre père était mystique (et amoureux), il ne le savait pas, donc il l’expérimentait plus complètement que des spécialistes ou des gens formés. Pourtant,les deux appels produisent le même vertige, celui de disposer de soi. En rester à cet état, consacrer sa vie à n’attendre qu’à quoi (ou qui) se donner ? Vos décisions, les rares que vous prîtes, vous privèrent toujours parce que vous pensiez, les prenant,vous échapper à autrui, aux circonstances, vous réserver pour une vérité à venir. Quand vous allez choisir la dévotion, ou la dilection, la survie par mûtilation ou quoi encore, ne voyez-vous pas poindre quelque entrée ?

Etre pour l’autre une demande lui pèse ; que celle-ci théorise sur l’amitié qu’elle veut conserver avec vous,alors qu’elle n’a pu – de votre fait – être la maîtresse que vous vous proposiez, vous paraît défier l’appétit ; qu’une autre se besogne et mette en thème de conversations avec une amie d’excursions en montagne faute d’un homme sous la main et sur l’oreiller, ce que vousl’avez conjurée de pratiquer, c’est-à-dire et précisément un homme quel qu’il soit pourvu qu’elle en ait envie, vous paraît le comble de ce que vous détestez, du labeur et de l’effort pour comprendre et pénétrer, là où il n’y a que la loi des attirances et celle de la gratuité. Ecrire à votre « ex » et broder sur votre sentiment pour elle, lui répéter la novation qu’était dans votre vie infructueuse depuis si longtemps sa proposition initiale de mariage, ne peut qu’être pour celle-ci le comble de l’ennui puisque précisément le fait générateur n’est plus, qu’il a tellement disparu qu’en elle, il n’est plus identifable, sans trace, assimialble à quelque passagère distraction. Lui être une proposition, la possibilité d’une bifurcation à effectuer en compagnie et pour le plaisir,avec légèreté, voilà qui arrête, qui retient.

Les prolongations ne se décident pas, elles se subissent, elles sont, dans une existence animale, ou humaine, ce qu’il y a de plus constructif et de plus émollient. Décider ouvre au contraire la boîte magique de Pandore, une alternative est discernée, reconnue, décider c’est déraisonner, accepter c’est risquer, tandis que continuer, fût-ce pour la meilleure cause du monde c’est perdre le cachet de la première fraîcheur, les amants qui cessent de se toucher les lèvres, de pointer la langue sous celle de l’autre ou à ses dents, votre compagne qui voudrait, au moins une fois, vérifier combien vous êtes gauche et maladroit en dansant. Consentir est l’énigme puisqu’il y entre l’attitude conservatrice de ne point déceler quelque liberté que ce soit dans l’existence humaine, mais qu’il y a aussi cette sorte de triomphe à pointer la dernière marque d’une identité personnelle, lavolonté de survivre à tous les malheurs, à la malchance acharnée, et sans pouvoir rien changer des faits, en modifier complètement les conséquences et la portée, n’en être pas détruit, desserrer l’étreinte, se placer ailleurs quoique la chair, lesang, l’âme soient aux prises de l’impossible, pouvoir crier à autrui, majuscule ou pas, la seule interrogation qui vaudra jamais : pourquoi m’as tu abandonné ? mais dans le même et dernier souffle, savoir, dire et attester, que soi on ne s’est pas abandonné, on s’est donné. On a cru, on y acru. Deux femmes éprises de religiosité, qui veulent « croire », la foi en tant qu’objet à saisir et à se garder, pour qui l’homme est un mythe parce qu’il est mort dans ces enfances idéales que la Résistance en France et partout, dans toutes les guerres insurrectionnelles, donne à ceux qui se rebellent sans ordre, ni chef, tout cela vient ensuite ou sera rallié, ou ralliera, ou une figure évasive refusée au moment où elle fut, parce qu’on se voulait une plus haute vocation que l’humaine. L’éditrice, faiseuse d’auteurs, dont la douceur n’efface jamais le réalisme, ni la sympathie la cruauté du verdict assuré, et celle à qui Vingt au couvent, Dieu n’a pas parlé que vous connaissez et, d’une certaine manière, aimez de tendresse, d’une tendresse de jardinier pour ses roses, de pâtre ou de vieille fille pour sa chèvre, présente et et d’autant de gestes et de réparties qu’un chien le plus familier, Françoise VERNY et Anne-Marie PONTILLE ont voulu convoquer Dieu, l’ont traqué de lectures et d’exercices, de pleurs et de questions, et naturellement sont moins avancées qu’un agnostique fortement structuré, et romantique de surcroît, René ANDRIEU, qui, réclamant Du bonheur et rien d’autre avait d’un mot et d’un regard de pré-adolescent tout compris de la nature humaine ; pourtant, certainement, le colonel de FTP avait du sang sur les mains. Il y a chez les intellectuels deux sortes d’esprit, ceux qui, bien qu’ils écrivent, mais ils écrivent pour l’utilité et non pour l’art, pour convaincre et non pour composer, ont les mains fines, celles du Général de GAULLE, et il serait logique que celles du rédacteur en chef de l’Humanité l’aient été aussi, et il y a ceux qui ont une autre pratique, appliquant l’art de raisonner, de deviner, de débusquer, de synthétiser, qui écrivent manuellement, COUVE de MURVILLE, homme d’Etat, et Jean LAPLACE, jésuite, ont de véritables battoirs à leur corps. Georges POMPIDOU, peu psychologue mais bon observateur, y vit chez son rival du dernier acte dans le gaullisme les outils de l’étrangleur. Vos mains sont petites, vous jugez que celles d’au moins deux de vos trois frères sont plus belles que les vôtres, vous n’avez pas souvenir de celles de Michel JOBERT parce que si de COUVE de MURVILLE vous retenez davantage les postures de la main à la bouche, la silhouette dans son expression d’ensemble, mais le regard, la couleur des yeux vous ont tout au long échappé, de Michel JOBERT vous ne pourrez jamais oublier cette sorte d’épaisseur des yeux, cette malice tour à tour triste, interrogative, récriée et à nouveau joyeuse, puis pudique qui est son regard, L’autre regard. Ceux dont la voix reste, ceux dont la silhouette, un geste, un jugement, celles dont des phrases vous restent, vous resteront toujours et ce furent elles qui vous abandonnèrent, et celles qui vous ont estimé et attendu dont le visage est vite devenu,en votre mémoire, un peu flou. Ce qu’une personne laisse d’elle est vite prévisible, ainsi votre mère était intensément vivante, donc vulnérable, contradictoire et inabattable, fléchissant et souffrant souvent, mais ne mourant jamais, encore aujourd’hui… ceux, celles qui vous ont tant regardé, aimé, pétri qu’ils sont une part de vous et ceux, celles que vous avez désirés ou admirés, et qui vous ont éconduit.

Vient l’article de la mort, vient ce qu’on ne sait pas, ce dans quoi on entre sans savoir, sinon qu’on sait bien qu’on y entre.

Le dernier soir où elle parle encore, à peu près, votre mère vous dit : j’ai des idées noires. Ensuite, elle ne sera plus que docilité, sourire puis clora les yeux et demeurera encore quelque temps, qu’elle et les vôtres, vous et les vôtres vous vous habituiez. Gilbert, aux cheveux si blancs et intacts, attendait sa Magdaléenne qui, chaque après-midi, arrivait un peu plus tôt, le voir, c’est-à-dire plutôt le veiller et le regarder, il attendit le jour de la Transfiguration et que bien nettement, comme il avait toujours su parler, faire et poser, il puisse mettre ses yeux dans les siens, donc mourir, passer. Les amours qu’on célèbre et brâme en lectures dont on ronéotype et dépose le texte sur les sièges d’église avec parfois les dragées, sont conventionnels, convenus, interrogatifs-négatifs, allusifs puisqu’ils sont encore à vivre, moule unique que vite le temps va renverser. On s’extasie et on s’exhorte, ce qui passe pour un hommage au sacré et à l’immanent. Du moins, en avez-vous l’idée, vous que la seule évocation précise de ce moule a fait reculer, sinon fuir jusqu’au moment où vous n’eûtes plus, vous n’avez plus les mensurations requises. Mais les amours vrais, pas forcément singuliers, ceux qui comptent, qui sont consommés d’âme, faits d’un attrait qu’on n’expose ni ne sait bien, d’une sorte de chérissement et de sollicitude mutuels, qu’il y ait ou non du ventre s’épousant, ceux qui apparemment ne produisent rien que le chagrin indéfectible quand l’un précède l’autre, non par trahison mais par une mort qui n’est telle que dans l’hypothèse unique où il restait à dire et à confier avant la contrainte de se quitter, ces amours-là, constatés ou pas, ne sont-ils pas, sans étiquette, sans anneau, sans papiers, l’alliance qui englobe et soutient tout ? les sait-on d’avance ? ne les voit-on qu’ensuite ? ce religieux atteignant les adultes par leurs enfants qu’un mari mourant en quatre jours indique à sa veuve, trente ans et sept enfants, dont un posthume remplaçant nombre pour nombre celui décédé dans l’année de sa mise au monde ? votre compagne de maintenant à qui vous allez tout articuler de ce qui vous casse et vous ossature.
Passer du présent qui continue depuis toujours, depuis les origines et avant, de votre conscience, de la conscience entière de l’espèce humaine, du règne du vivant au tout autre qu’aucun mot humain, qu’aucune comparaison, aucune œuvre ne peut représenter, et entrer là entièrement, étonnamment intact quoique mort aux yeux des autres, quoique déserteur de la chair, des objets, de tout ce qui eut votre chaleur, le déraisonnable non par force mais soudain par un consentement qui vaut curiosité. L’étonnement dans l’épreuve, l’épreuve dans le bonheur que propose un visage devenant le plus important des paysages, le plus significatif des témoignages. La mort ôtant le vis-à-vis ?  les indicibles paniques qui ne sont pas même une prise de conscience, mais signifient le milieu où nous baignons, plus vaste que notre sprit, nos imaginations, notre volonté les éprouve-t-on toutes ensemble au rendez-vous de la fin ? ou ne sont-elles pas, au contraire, le refus précis que nous opposons soudainement, à notre détriment à l’aventure entreprise, à l’alternative à laquelle nous venions d’attacher du prix, celui de notre liberté, celui de la responsabilité qu’on comprend avoir de soi-même. Rompre une liaison amoureuse peut être autant fondateur qu’une entrée en religion ou une mûe professionnelle ou un retour au siècle : soudain, se rendre de compte de ce pour quoi l’on est fait. Ces transits par le Carmel de beaucoup de jeunes femmes éprises autant d’un homme qui s’est refusé que de l’absolu seul qui peut en consoler, et elles sortent du cloître guéries d’elles-mêmes et d’autrui. Comptent-elles, pour qui, pour nous, ou nous pour elles, ces personnes cotoyées, aimées, appréciées ou qui nous hantent, un temps, qui se succèdent dans nos vies en sorte que jamais nous n’aurons été seuls, mais pas davantage nous n’aurons pu nous distinguer de nous-mêmes en nous préférant un tiers, car aucune n’aura duré autant que nous, les morceaux qu’on s’entrelaisse de soi à autre dans une vie humaine, dont l’addition, la mémoire dépassent de beaucoup l’ensemble d’une seule et pourtant n’en décrivent, n’en révèlent rien. Si peu fut choisi, bien mal ce fut reconnu et caressé. Il n’est de risque que la médiocrité. Vous y voici à ce seuil où vous vous présentez coupable de n’avoir pas risqué. Pas choisi ni couru, qu’attendu, supplié, dédaigné. Quand les autres, les anonymes, hors champ spirituel et amoureux, vous tendent le miroir de leur indifférence. Médiocrité : n’avoir pas atteint sa mesure, vivre au conditionnel passé, s’attrister. L’histoire n’avance que par naissance. La terminer n’appartient à personne. Beaucoup de naissances pour constituer une vie. A quoi sont nées les institutions qui vous ont éjectées, les femmes qui vous repoussent ou vous ont quitté, il n’est d’interrogation que de couple, car un seul être, une seule chose importent à la fois. Dans votre nuit, des rêves imprévisibles, qui vous restent : beaucoup ne traitent que de réinsertion, toujours par la porte d’en bas, quelques-uns vous rendentl’occasion d’un dernier mot, d’un regard, d’une conciliation. Il en est qui valent une vie, la vôtre : il n’y est alors matière que d’une immense et éperdue disponibilité retrouvée chez l’une des disparues ou donnée sans explication ni parole par une totale inconnue ; parfois, la grande histoire vous reprend dans son petit cercle. La prière seule équivaut, à l’état de veille, et rappelle ce vertige d’un accueil et d’un bonheur sans usure. La beauté n’éclate que perdue de vue, mais les tâtons d’une présence la dépasseront toujours. Pourquoi ne demande-t-on jamais, à qui l’on va rencontrer et d’amour, ce qu’il eût, pour lui féminin pluriel, de moments inoubliables ?

A l’envers de ces tolérances que l’amant ou la future maîtresse ont toujours, non sans perversité, pour ce qui leur fut antérieur dans la vie de l’autre maintenant imbriquée à la leur, il y a cette noirceur océane d’une jalousie qui confond haine et lucidité, impropères et malédictions, que rien ne contraint ni ne freine. La souffrance, quand elle ne se peut vomir qu’ainsi. Votre compagne a soufflé, éructé maintenant cet ouragan un été entier et ces jours-ci, à quatre ans de distance, singulièrement précise et répétitive pour vous dénoncer à elle ne saurait dire qui ? en appeler en fait à vous-même qui l’avait trahie, à vous-même de qui elle sait, toutes preuves accumulées, soulignées, encadrées avec jubilation. Une explosion qui se soutiendrait des milliards de secondes ou de battement de cœur, et qui serait plus forte d’expression et de communication des sensations que toute passion amoureuse. Davantage qu’un déferlement, une force de mort à envelopper le ciel entier et tout ce qui se meut au-dessus et en-dessous. Elle l’écrit, elle le téléphone, elle le siffle, elle ne parvient pas à en mourir, et n’aboutit qu’à toute petite voix à vous dire son totale épuisement, son implosion mentale et physiologique. Et vous en êtes l’instigateur qu’elle préfèrerait savoir consciemment auteur et chantre cyniques, qu’homme abandonné à des contradictions qu’il entretient par impuissance et défaut de connaissance de soi. Obscurément, la fascination qu’un tel état exerce sur vous aussi longtemps et irrépressiblement u’il  saisit votre compagne, vous ramène à une expérience, également océane, celle du don physique d’une autre Alsacienne mais au corps si énervé et transparent par une souplesse, un désossement intime que vous n’aviez jamais encore rencontré et touché, et cette silhouette longiligne, coiffée de cheveux très noirs et très enveloppants jusqu’à ses reins, fine et nerveuse devenait une chair immense et inabordable, étalée et sans épaisseur ni consistance quand le moment du lit et des propos d’étreinte venait, mais si vous parveniez à pouvoir, et dès cet instant acquis, à vous prolonger en elle, alors vous étiez rivé à un rocher isolé et splendide, sombre et cauchemardesque, au centre d’un océan sans limites et tout en furie, en sorte que pour la désirer, il vous fallait anticiper toujours cette situation d’un retour à l’origine de l’émotion, du plaisir et de l’absolu masculin dans l’intensité de l’accueil féminin, pour passer des mots à l’acte, sans lequel, entre deux personnes, tout demeure de sexe opposé. Ce qui fut d’ailleurs le dénouement de votre rencontre : à une folie ressentie par l’union de chair et d’imaginaire, votre compagne, sans savoir ce qu’elle faisait succéder à quoi d’avant son époque et votre époque, a donné par le vertige métaphysique dans laquelle ses malédictions et sa force de désespoir vous mette, un sens étrange à ce que l’âme peut faire du corps.

L’endroit est désert et il se fait tard.
Renvoie donc la foule :
qu’ils aillent dans les villages s’acheter à manger.
-
Ils n’ont pas besoin de s’en aller.
Donnez-leur vous-mêmes à manger.
-
Nous n’avons là que cinq pains et deux poissons.
-
Apportez-les moi ici [1].



[1] - Matthieu XIV 13 à 21

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