DEBUT
Ce n’est pas un commencement, puisque vous n’avez aucune idée de la fin, ni d’aucun moment de la suite,d’aucune suite. Seule certitude, là, où vous arrivez, tout vous abandonne. Ou plutôt vous arrivez en ces lieux, à ce point qui ne sont pas géographiques, que vous ne pouviez d’avance repérer, ni encore moins souhaiter atteindre.Lieux et point que vous caractérisez par ce que vous êtes en train de devenir du fait d’avoir tout perdu, par le fait, cette insistance de votre destinée, d’avoir à tant consentir,c’est-à-dire à accepter d’avoir tout manqué,tout perdu, et de ne disposer de rien en compensation, en remplacement. Aucune perspective, aucun rendu de monnaie. Seul ? non, vous ne l’êtes pas, mais dépouillé comme vous l’êtes, et de force, toutes vos structures intimes, toutes vos manières, tous vos moyens d’être en relation avec autrui, avec quelque conception que ce soit de l’univers ou des autres ou de vous-même se perdent, se dissolvent, plus aucun grappin, plus aucune grille de lecture, plus aucun vœu qui soit d’avance efficace, qui ait quelque chance de se réaliser. Seule différence avec la mort, avec le dénuement que depuis la rive de la vie on croit caractéristique de l’état de mort,vous vivez. Et cette vie étrange qui est en train de devenir votre mode de vie, vous le ressentez déjà comme un passage, ce qu’est – selon la plupart des spirituels et des extrêmes amants – la mort. Or,vous êtes vivant, vous n’êtes plus que cela : vivant. Votre identité est donc autre que votre avenir, d’autant que vous n’avez plus d’avenir, qu’on ne peut plus se faire et que vous ne vous faites plus d’illusion sur votre avenir, autre que votre passé,puisque celui-ci n’a pas abouti, autre que vos relationnements, vos certitudes, vos acquis,votre expérience puisque rien de ce que vous avez vécune vous a préparé, ne vous arme pour ce qui commence, pour ce qui vous commence, à lamanière dont naguère s’inventoriait ce qui vous constituait, ce qui vous motiverait, ce qui vous emploierait le mieux, le plus. Plus d’idendité dicible à vous-même, claire pour autrui. Débutant… le bal pour ceux de sexe féminin,laqualité seul de commençant, c’est-à-dire d’ignorant. La virginité au sens de l’inexpérience,mais pas de l’inappétence. Vous êtes en route pour nulle part que cet accomplissement en vous-même qui sera de cesser de refuser ce qu’il vous arrive, de toujours rompre ou désavouer ce qu’il est fait de vous, depuis des années, depuis votre naissance.
De votre propre mouvement, aucune étape de votre vie ne vous eût amenéà vous accomplir, et quel que soit le sens dans lequel vous auriez tranché les alternatives par lesquelles vous êtes passé. Oui,il a fallu cinquante-sept ans pour que vous passiez des déterminismes qui vous déformaient et vous attristaient à une indétermination a priori qui est le tout de votre relation à vous-même, aujourd’hui. Vous n’avez plus de vouloir propre, après des décennies de volontés, de souhaits, de rêves tous au rebours de ce que vous viviez et dece qu’il vous était proposé de vivre si,alors,vous aviez tenté de changer – par vous-même – de vie. De peau. De constitution intime, de psychologie, de sexualité, de manière de lire, d’écrire, de voir et de regarder, d’aimer et de craindre, de vous économiser et de vous prodiguer. Seul et tel qu’avec une constance qui ne tenait pas qu’à vous, vous ne seriez jamais arrivé à ce seuil étrange où maintenant vous êtes depuis quelques minutes ou quelques heures, pas beaucoup davantage, un seuil qui n’est pas situable, il vous est intérieur, sans que vous l’englobiez ni le connaissiez. En un sens, vous ne le connaîtrez jamais, sinon que maintenant vous vous savez sur le point de le franchir, parce que cela ne vous coûte plus. Ce n’est pas une préférence, pas davantage une compréhension nouvelle de quelques lois de l’existence humaine ou de la physiologie en ce que celle-ci aspire à la cohésion du spirituel.
Vous n’aviez, la veille, touché à un endroit un peu reposant, gratifiant qu’en vous changeant de pantalon et de chemise à votre arrivée ensemble au Val de Grâce, le parc familier, les bâtiments abbatiaux et de dire, redire à votre amie le diagnostic dont votre corps, votre anatomie sont le sujet, en sorte que votre intégrité physiologique, votre intégrité psychologique, votre personnalité sexuelle doivent en être affectées, irréversiblement sans qu’aucune esquisse de ce que vous serez, propre objet de votre conjecture, et deux ou trois heures durant objet sur quoi s’activeront chirurgiens et environnementistes de toute intervention, vous a détendu, posé. Le réel,la réalité ne sont pas plus affaire de votre souhait, ou de l’appréciation de votre compagne, ou de savoir et expérience de vos praticiens. Scintigraphie, résonnance magnétique, biopsie, palper, tout coincide, se recoupe et se recouvre et le texte est à plusieurs voix. Pas d’erreur, pas d’échappatoire, mais pasd’hésitation possible, non plus. Cà et rien que çà, une procédure unique aussi. Vous pouvez vous révolter,il serait anormal que vous ne vous révoltiez pas, que vous soyez gai, insouciant, convaincu de passer à travers. La parabole vaut autant pour votre carrière, pour votre projet de mariage. Vous ne retrouverez pas de poste diplomatique,vous n’animerez plus jamais une équipe de prospecteurs et de rédacteurs, d’analystes et de programmeurs mettant un pays en cartes àjouer, à lever, à couper selon les entreprises de votre pays et leur offre ou leur propension à investir, vous ne dirigerez plus une représentation de la politique et des intérêts d’ensemble de vos concitoyens tels que des gouvernants, mais aussi votre perception des gens et des choses sur place les définiraient. Votre jolie fille ne reviendra pas,vous n’en rencontrerez plus aucune émule. Ce qui vous a quitté, ne vous a pas été retiré, car au fond cela ne vous avait pas été donné. Intégré ni dans un métier ni dans un mariage, aucune ancre, aucune appartenance, aucune irrévocabilité ne vous ont retenus là vous eussiez – libre de choisir – souhaité demeurer, continuer, prospérer. Nulle injustice, pas de trahison, vous ne vous apparteniez pas et rien ne vous appartenait pas. Rien ne se finit donc, vous n’étiez pas marié, aucun enfant n’était en gestation dans un ventre que vous autant que votre future épouse avez préservé, à chacune de vos étreintes, de fécondation.
Quand vous avez lu votre nom au tableau d’affichage qui était encore rue des Saints-Pères, et qu’il s’avèra que vous étiez adminissible, plus reçu au concours d’entrée à l’Ecole Nationale d’Administration, quelque chose de pesant a corrompu, enrayé votre joie. Vous étiez détaché de votre succès dès l’instant que vous l’emportiez. Les plus belles de vos mutations, d’un poste à l’autre, dans le réseau mondial des administrations du commerce extérieur français, vous ont été données pour vous détacher de celui que vous occupiez et qu’on avait décidé d’octroyer à un autre. Vous conquériez des places que vous n’aviez pas souhaitées, vous continuiez de vous interroger sur votre orientation professionnelle, sur la lancée qui ne serait que la vôtre et vous ne la reconnaissiez nulle part, pas davantage dans les événements, dans les conseils que de monastères en confessionnaux ou en grands aînés dans les emplois publics vous alliez quêter et dont aucun ne vous contentait pas, il s’en fallait toujours d’un peu. Votre amie de maintenant, qui ne veut – elle n’a pas tort – être une énième dont vous penseriez qu’elle n’est pas tout pour vous plaire et vous retenir, ne voit pas que l’inadéquation dont vous souffrez ne tient pas à ce qu’elle n’est pas plus qu’une autre, que bien d’autres, « la femme de votre vie », mais que la même lacune vous a blessé dans vos établissements professionnels successifs, dans chacun des objets auxquels vous vous êtes consacré, qu’il se soit agi d’une de vos tentatives d’écrire tel livre clairement discerné par vous-même en vous-même sans que vous sachiez pour autant l’exprimer, le composer, l’affiner, le conclure, le reprendre et le corriger. Chacune de ces gloires que sont l’entrée dans un moment de vie aussitôt ressenti plein, beau et complet, ou le commerce de quelques heures ou de quelques jours avec un autre, un tout autre, c’est-à-dire une femme, ou même la divinité formatée durant une lecture ou un pèlerinage. La Grèce et plusieurs fortunes sensuelles, et tant d’îles de structure analogue, de lumière et de thème pourtant différents, les jours à marcher d’un couvent à l’autre au Mont Athos et des demi-nuits à ne rien comprendre au rythme ni à la langue des liturgies orthodoxes. Les différentes phases, retenues,lâchées, reprises, abouties de votre nomination en éphémère ambassadeur, avaient ce même goût d’être d’abord alourdissantes, étouffantes, de se présenter en rôle à jouer, non celui des fonctions auxquelles vous étiez enfin nommé, mais de lasatisfaction et de l’humilité qu’il vous fallait feindre jusqu’à l’écrasement, l’accablement de quelque chose que vous ne disiez pas et que vous discerniez pas, et qui,pourtant, était envous,chaque fois davantage présent, fort. A ne jamais vous reconnaître dans ce qu’il vous arrivait, à ne jamais pouvoir passer dans une rencontre, lors d’une ré-espérance d’amour, de ce premier stade où vous vous interrogiez sur le rôle à venir, et quand ? et comment ? de l’impétrante dans votre vie jusqu’à l’habitude soit de la communauté constituée sans forme ni aveu, soit de la séparation dont vous ne vous consoliez pas quoique vous ayez su et voulu que la communauté envisagée ne serait pas viable.
Rien ne vous satisfaisait et ce qui vous a été enlevé en plusieurs temps : profession, partenaire de mariage et mère putative d’enfants, et qui continue de vous être ôté en perspective rapprochée : capacité sexuelle et génitale, vous n’en aviez jamais usé. Ce qui vous est retiré, c’est votre jachère. Considérer ainsi votre sort, c’est vous savoir en phase terminale ou vous engager à une culpabilité si intense qu’elle sera le tout de votre vie mentale d’ici – par indulgence du destin – votre mort biologique.
Etre « entré en religion » naguère, avoir épousé à temps qui y consentait ou vous l’avait proposé, vous être conformé à condition que vous en ayez perçu règles et modèles, aux normes faisant le bon fonctionnaire aux yeux de ses pairs, de ses subordonnés et des jaloux ainsi confinés dans leur bave et leur impuissance, ne vous eût pas davantage comblé. Dans quelque hypothèse que ce soit, celles qui se réalisèrent ou celles qui furent à votre portée, vous n’avez pas été pleinement vous-même, vous ne l’auriez pas été. Votre psychologue avait, hier, un chemisier du même gris que vos vêtements et des sandales plates ne découvrant que le cou du pied. Vous lui avez raconté la semaine, votre visage avait la dureté d’un masque, votre compagne vous fit remarquer que votre fatigue, celle dont vous vous plaignez, celle qui se voit à votre démarche,à votre regard qui passe et qui ne s’arrête pas, est causée, aussi par votre façon de travailler, d’écrire, une telle tension se voit. Vous vous récriez, c’est le fait du sujet, de ce que vous écrivez, et non l’écriture par elle-même. La praticienne vous fait identifier le nouvel avatar de la dépression, combien de rencontres dont vous ne percevez que terrassé, qui en fut l’héroïne résolue, attachée à vous enfoncerplus profond qu’en vous-même,plus bas qu’au sol. Mais de consentement, d’acceptation, et de quoi ? il n’est pas question. Epuisé : vous êtes normal, étant connues les échéances et ce à quoi vous devez renoncer. Bien entendu, envisager que vous convaincrez la jeune fille de naguère de revenir à votre prière écrite se faire ensemencer par vous nonobstant votre séparation consommée et son mariage ailleurs, les perspectives de votre stérilité et de votre impotence, est une pure chimère, quoique vous y demeuriez rivé, vous en convenez. Que vous découvriez seulement à présent, que la vie n’est pas facile, et que vous êtes bonnement entré dans le lieu commun,vous fait sourire chacun, vous quittez cette femme qui sait s’étonner et opiner sans vous contraindre ni vous séparer de quoi que ce soit, de qui que ce soit vous demeurant précieux. Pourtant,la décontraction ne guérit pas. La liturgie du soir dans l’église parisienne et que célèbre un des vicaires qui tour à tour vous enchante et vous agace, non plus. Les deux passage qui sont lus évoquent pourtant, avec précision, ce qui s’appesantit, se ramasse sur vous. L’impossible Ezéchiel prophétise le malheur et interdit qu’en soit pris le deuil ou criée la moindre lamentation : Je vais te prendre subitement ta femme, la joie de tes yeux. A cause de vos pécéhés vous dépérirez. Quand cela arrivera, vous saurez que je suis le Seigneur Dieu. Le texte vous était resté tandis que vous quittiez votre village breton, rouliez quelques centaines de mètres dans un tunnel de verdure,sans que vous ressentiez encore que vous alliez le perdre, vous n’étiez qu’à l’impossible lettre, celle de votre supplication d’un crucifié appelant encore une étreinte désormais impensable par qui vous regarderait tel que vous êtes devenu. Expulsé d’une fonction, d’un emploi n’implique, ne suppose aucun jugement péjoratif, vous demeurez en droit de donner tort à la société,à ceux qui en l’affaire l’ont représentée, mais n’être pas aimé est indéniable, corrosif. Vous le vivez depuis des années et ne songezque depuis peu, que vous l’infligez à votre compagne autant que l’autre vous l’inflige,encore ne se ballade-t-elle pas nue sous vos yeux àprofiter de vous sans se livrer ni se poser. Votre vergogne vaut autant que le désamour dont vous êtes, autant que d’autres, la victime. La lecture du dialogue célèbre entre le Messie et cet homme, votre semblable, que certains disent jeune et que d’autres ne décrivent pas, dont il n’est écrit que par l’un des synoptiques qu’au premier regard,parce qu’Il l’avait regardé, Jésus l’aima, vous paraît inopinément fantastiquement neuve. Ce n’est pas l’anecdote d’une vocation manquée ou d’une certaine bonne volonté qui n’a pas sa conséquence. Autant que Nicodème,l’intervenant n’est pas dans le bon registre ; d’emblée, le dialogue tel qu’il le noue par sa première question au maître ne peut aboutir, c’est-à-dire que son souhait latent mais dont il n’a pas conscience d’être converti perd le seul moyen loisible. Typé a posteriori seulement et selon ses avoirs matériels, le personnage en quête de perfection n’a posé qu’une question de cours et reçoit des réponses évidentes, quoique l’ultime engage quelque réflexion, mais il n’en a cure.Il fait plus que son possible, il accomplit tout n’est-ce pas ? et à la lettre. Il n’entend donc que la première part, celle qui est conditionnelle, du conseil qu’il était pourtant, avidement, venu chercher, renoncer à tout, vendre, liquider, se dépouiller et n’entendra jamais la suite où il était question de quelqu’un et d’une relation proposéeavec celui qu’il n’a, à aucun moment de l’échange, identifié au contraire de la Samaritaine ou des disciples d’Emmaüs. Il rate sa vie davantage que Judas, puisqu’il n’a aucune part à quelque accomplissement que ce soit, dans cette histoire parallèle de l’humanité qu’on appelle Histoire Sainte. Plus vous lisez ces vieux textes parfois d’établissement incertain, souvent choquants ou de termes contradictoires, plus vous faut vomir parsafadeur,par son gaspillage d’un legs plusieurs fois millénaire l’apologie dont ne se départissent pas les professionnels du prêche ou de l’écrit édifiant,les clercs en accomplissement de leurs fonctions qui oubient ce qu’ils ont paraphrasé dès qu’ils sont à une vraie table sans sacrement.
Vous sombrez dans un rêve où la réponse vous est donnée. Des trois rêves qui se répètèrent durant votre petite enfance et que vous racontez aussi souvent que vous rencontrez de nouvelles partenaires ou de nouveaux conseils spirituels, vous n’avez tiré qu’à âge adulte une certaine leçon : des événements se continuent et s’accomplissent que l’existence diurne et réfléchie, encombrée et parasitée d’impressions et de verbiages événementiels ou soliloquésne saurait conduire à leur terme. Faut-il avoir conservé, ou tenter de conserver le souvenir, les images, la dialectique, de ce que l’on a rêvé en sommeil ? Dieu comble son bien-aimé quand il dort, assure le psaume. De tout comprendre, de tout vivre et que tout soit exactement proportionné à notre nécessité de comprendre, de conclure, d’être consolé ou entendu, parfois aussi recalé, renvoyé à soi-même. Chacune de vos ruptures sentimentales a produit des rêves où l’inachèvement, la blessure ont été cautérisés. N’avoir droit ni à l’initiative ni à la parole, mais vous entendre et vous voir, vous-même en rêve, poser complètement les questions qu’il vous apaise de formuler autrement qu’en mots ou en gestes et bien plus totalement qu’à l’état de veille, de jeunesse et d’atrophie, vous amène à la tranquillité d’une conclusion vraie.Et vous y adhérer alors. Vous avez ainsi entendu des adieux dont vous aviez été privés, vous avez vécu une bouleversante alternative à une séparation qu’àl’époque,vous n’aviez su éviter. Il y a peu, vous avez survolé un paysage qui importait moins que cette aisance à vous mouvoir sans mouvement ni support propres, et vous ne faisiez qu’étreindre, sans que soit discerné comment, où ni en quoi ? votre fiancée perdue. Elle était blanche, lisse, opulente, vous la suiviez soudé à elle, tous deux ensemble à l’horizontale l’un derrière l’autre, derrière elle, vous habillé ou nu sans que vous ayez à le savoir ou à en avoir conscience. Vous avez commencé de tenir registre du récit de vos rêves dès vos éveils, quand la mémoire vous en restait, après que vous ayez parcouru, chez l’aîné de vos frères tandis que celui-ci taillait des rosiers avec la première des maîtresses que vous ayez eues et dont il pensa longtemps,sinon toujours qu’elle était un adjuvant miraculeux, vous prenant en charge en pleine et permanente débilité selon beaucoup de canons en cours, une vulgarisation de JUNG, très illustrée. Vous comprîtes que chacun a, selon ses structures, la clé pour se comprendre intimement et peut-être se soigner au jour le jour, mais le critère d’un accomplissement final et d’une fin de cure selon qu’en mandala ou son truchement apparaît en songe au malade et au chercheur ne vous convainquit pas. Ces praticiens, pères spirituels, médecins ou psychiâtres n’ont pas souvent l’art des gens quotidiens d’exposer et d’étudier, non la théorie, mais ce que leur pratique fait rencontrer. La suite, récitée ou écrite, des rêves qu’au jour le jour a retenu un humain peut être plus profuse que la plus scrupuleuse autobiographie. Et ces songes n’ont-ils pas compté, dans sa formation ou pour son équilibre, autant, davantage que les coups reçus et portés à l’état éveillé ? Vous êtes, peut-être en train, au sein d’un paysage d’une Russie classiquement idéale, plate à l’infini, avec des plans d’eau sans vrais rebords, qu’on croirait tiré d’un de ses écrivains au XIXème siècle. Vous êtes alors dans un appartement, un logis sans étage à entreprendre la mère de la jeune fille sur celle-ci, la mère qui ne vous a sans doute jamais aimé ni servi dans les sentiments et les projets que vous aviez, et, surprise ! c’est un aïeul, barbu, chauve, chemisé de blanc qui se prend de pitié pour vous et vous parle avec douceur de celle que vous recherchez, enfin quelqu’un qui soit votre aîné. La belle est là, enfin ou plus tard, qui continue une vie quotidienne dont vous n’êtes pas, elle est là sans souci de vous, de vos demandes, de vos tentatives. Vous la suivez, l’accompagnez à deux reprises qui ne se répètent pas exactement, décidément elle vous ignore quoiqu’elle vous voit à vous toucher, qu’elle ne se laisse distraire à aucun instant de votre séparation, de vos faits accomplis est si net et dans un contexte si dépouillé, pur, lumineux, exact que vous n’en voulez à personne, ni à la jeune femme qui a poursuivi sans vous et ne vous répondra donc pas, ni à qui que ce soit, ni à vous donc. A l’époque où vous viviez putativement ensemble, mais dans l’intervalle entre vos deux étés, ceux qu’elle passa à peu près en France, votre compagne vous regarda un jour, au vrai, et eut ce songe éveillé que vous la trahissiez manifestement, qu’elle vous perdait, qu’elle ne vous avait jamais eu, que vous lui échappiez depuis le début, quoiqu’elle ait cru, quoique vous lui ayiez donné à croire, quoique ensuite vous ayez protesté du contraire et plaider selon le plus affreux argument, vos restructions mentales d’alors. Elle a, depuis, le droit et la vérité pour elle, c’est-à-dire qu’elle met en place quotidiennement pour vous les éléments du cardinal mystère, qu’est donc l’amour pour qu’on y cède qu’en présence ou en reconnaissance de telle ersonne et pas de telle autre, si valeureuse que soit cette dernière, si supérieure qu’elle soit objectivement, et même à vos propres yeux. D’âme certainement ? mais d’une âme et du péché qui sait quoi que ce soit ? sinon le créateur, et encore la liberté reconnue et non inspirée, ne donnerait-elle pas le change mêmeà Dieu ? à preuve les péripéties d’une longue attente divine qu’on appelle autrement l’histoire du salut. Supérieure au lit ! car des étreintes et des façons de beaucoup de femmes, vous vous souvenez encore, et votre compagne vous prodigue ou vous inspire des aventures et des attentes, des dénouements et des durées qui vous étonnent à leurs commencements et que vous gardez en mémoire très fidèle et chaleureuse ensuite, tandis que de votre belle, vierge ou pas à son arrivée dans vos bras ou plutôt à son premier usage du pal qu’elle avait su ériger de vous dans votre sommeil,vous ne vous souvenez guère que de cette fois-là puis du sourire qu'elle avait des dents plus que des lèvres, des yeux plus que du visage, ce qui n’est ni du sexe ni de l’extase. L’amour ne se fonde sur rien que sur la personne aimée,il n’a aucun égard et discrimine absolument.Il est mortel à deux points de vue, parce qu’il soumet l’amant au sentiment, à l’ttrait dont celui-ci est l’objet, l’heureuse puis déplorative victime, et parce qu’il échappe inopinément et ne se récupère pas. On ne sait jamais son aller, on ne peut supplier ni escompter qu’il revienne.Il est autre tandis qu’on l’avait tant cru à soi. Aimer autant qu’être aimé échappe aux prévisions, à la volonté. La gravitation universelle est là, ce qui faisait tendre TEILHARD de CHARDIN vers une compréhension asurée de l’essence du communisme,surtout en marxisme-léninisme puisque ce fut la seule version historiquement expérimentée tant l’Eglise chrétienne et les philosophies de la personne ont atermoyé, puis reculé devant l’idéal paulinien et ce qu’en raconta Luc dans les Actes des Apôtres.
De ce rêve-là, vous vous êtes, ce matin, éveillé à mourir. Ne pas vous éveiller, demeurer dans le sommeil qui continuerait de vous faire longer ce qu’en songe vous avez vécu, puis compris sans en mourir, sans en etre chagriné, sans doute parce que, quoique silencieuse et indifférente, votre belle vous accordait sa présence ? Vous suicider, comment ? tant de fois en cinq ans, vous avez tourné la question sans que rien ne vous vienne sous la main ou à l’esprit, que le désir de vous échapper, d’être mort, ce qui est bien différent de mourir.
Les modes de vie, quand ils sont tendus à l’extrême, par maladie ou par consécration, le grabataire ou la moniale, rendent sourds et c’est la dépression renfermant sur soi son sujet, devenu pour lui-même l’entier du monde, donc sans aucune issue discernable, ou éminemment vigilants.Le moindre signe change le paysage, apaise la tempête, fait aussitôt voir le port. L’amoureux désespéré reçoit, même très indirect, un message, quelque encouragement validant son attente, sa folie-même. Le demandeur d’emploi n’entre pas dans une autre catégorie psychologique tant qu’une éventualité ressemble à toutes les précédentes, mais il retrouve de la présentation personnelle et inspire confiance, quand de lui-même il aura contourné quelque obstacle qui l’empêchait de se convertir. Pour sortir d’un état de prostration, point n’est besoin d’un événement extérieur, il suffit qu’un élément quelconque pousse du dedans ou du dehors, non à regarder autrement l’agencement des choses et l’immensité, l’irrémissibilité de l’échec, mais à trouver dans une part familière du fonds de quoi être curieux de l’avenir et en aimer d’avance les propositions, si opposées, ou différentes soient-elles des ambitions premières ou de celles qu’on avait encore à la veille, ou au lendemain de la chute, car la chute, on met longtemps à l’enregistrer, et son lendemain nous voit semblable encore à notre état de marche. L’extérieur seul ressent ausstiôt que nous avons dérapé, que nous sommes immobilisés ; la prise de conscience est plus lente, elle est déductive, d’autant plus culpabilisante. La suite vaut autant, notre rebond, nous en saurons la cause qui ne tient qu’à nous, qu’à une grâce inexplicable d’avoir pu nous réinventorier,nous réconcilier, avoir recours à un autre nous-même,plus authentique que celui qui a été abattu et reste dolent, intensément sensible, gisant. Mais les signes de notre vie se liront ailleurs. Une toute autre face présentée au soleil, à l’exercice d’une fonction dans la société, à un nouvel amour, mais le même visage, la même âme. La catastrophe conduisant à ce retour vers nos sources. Nous avions raison, au plus douloureux de notre déréliction, de chercher la chose dans notre passé, mais nous avions tort d’y courir en topographe, avides de trouver le carrefour manqué, à présent nous ramassons les armes et les charmes dont nous n’avions jamais usés, tout occupés à une course qui ne nous faisait pas grandir et qui nous a amenés jusqu’à verser. Nous, vous…
C’est dit autrement, c’est écrit en formes de fiches, pas plus grandes qu’une paume de main, souvent plus petites encore, toutes rédigées à la plume, les unes sur papier pelure d’une couleur ivoire et l’encre a du brun et du noir qui fait songer à d’autres époques, d’autres sur des découpages de cahier d’écolier, ceux des temps où l’on écrivait violet, et respectait des marges lignées en rouge. Des citations, et leur évaluation, parfois à une décenie de distance de la prise de notes. Rédigées, en fait tracées et peintes au feutre à la façon des idéogrammes au pinceau que vous avez collectionnés au Japon, en demandant quelques-uns à chaque clerc rencontré au seuil d’un nouveau temple shintoïste ou bouddhiste, ce sont des conclusions à afficher. Le thème traité est celui du mouvement d’abandon. Des dissertations, des correspondances sont collationnées et suscitées avec minutie ; des apologètes spécialistes de ce que le spirituel, en religion catholique, ne doit pas manquer disputent sur la passivité qu’implique une posture de confiance. Un sentiment ou une disposition ? une énième analyse de soi puisque chacun est au centre du monde, mais sans pouvoir infléchir les forces de celui-ci en sorte que l’on se ressent plutôt à son extérieur. Le facteur temps, ce qu’on appelle la durée, ce qui fait l’alchimie entre le savoir et le vécu, le perçu et le devenu, vous le mobilisezen même temps que votre corps, dont il est sans doute fonction et réciproquement. Vous durez, debout, plus de trois heures dans une officine de la rue Saint-Jacques, toujours à Paris, des photocopieuses en batterie, une glace faisant tout un mur et permettant sans doute à la direction de veiller à la casse des machines.Les lieux vous sont familiers, des rencontres vous y avez faites. Gabriel MATZNEFF copiant le recueil de poèmes qu’il est censé éditer dans quelques semaines et dont il vous enverra un service de presse, il vous indique, en confidence son téléphone et son adresse. Vous le voyez tous les dix ou quinze ans dans votre vie, vous lisez chacun de ses livres, le récit et la langue sont toujours les mêmes, au point qu’il vous est arrivé de ne vous rendre compter que vous étiez dans un volume déjà lu qu’à sa centième page. Une ambiance tellement égocentrée, narcissique et immature qu’il en sort un chef d’œuvre de cohérence et de franchise sans qu’aucun malheur, aucun bonheur, aucune dialectique n’apparaissent vraiment décrits. L’effet procuré par les douze fois onze cent pages du journal d’AMIEL aux éditions de L’âge d’homme à Genève. Interrogée, l’une des deux jumelles du patron des lieux ne le trouve pas à son goût. L’art de faire passer au lit qui vous en donne envie ou vous en met au défi, selon vos imaginations, s’écrit plus aisément qu’on le vit. Vous lisez moins qu’autrefois, vous lisez de la même manière, imbibé à avoir perdu conscience de vous et dialoguant tenacement avec l’auteur pour peu qu’il vous ait engagé à briguer sa fraternité. Votre famille d’adoption littéraire est nombreuse, vous avez pisté l’attitude de cœur et de chair que pouvait avec PASCAL avec les femmes, puisqu’au moins il eut une sœur, manifestement mieux qu’aimée, vous avez lu d’affilée les romans de GRACQ vibrants d’une initiation à ce qui n’est jamais dit mais presqsue toujours vécu, et tant d’autres dès lors que l’histoire est d’amour ou de mort, que les endroits et les protagonistes sont acceptables, servent un certain mouvement de l’âme et celle-ci, il vous est montré, qu’elle peut se déployer ou s’étioler ; vous ne distinguez pas les héros d’une histoire de l’écrivain qui la présente, et vous éprouvez que tout est pénétration en vous et jonction mystérieuse avec un fonds qui ne verrait sans la lecture jamais le jour, c’est-à-dire quelque émergence dans votre conscience. Ce débat écrit sur le mouvement d’abandon et en quoi il consiste, est donc miraculeux : à ce moment-ci où vous ne quittez un rêve et un sommeil et un lit que de désespoir, une autre entrée en vous-même vous est indiquée. Elle est ancienne, puisqu’une des références les plus fréquentes de votre compilateur, vous avait été donnée à vos vingt-vingt-cinq ans. Que n’aviez vous-lu ces années-là, l’histoire du siècle, selon des auteurs maudits ou la mémoire de grands acteurs, vous inspirait de n’aller qu’à la grandeur, qu’elle soit désastreuse ou faiseuse d’harmonie, et il y avait tous les conseilleurs de vie, mais la jeunesse peut-elle se fier aux psaumes et au conseil de religieux qui, vous refusant leur propre état de vie parce que vous en seriez incapable, ne peuvent que gloser pour avoir de vous l’expression de votre admiration pour ce qu’ils sont censés vivre. Les textes ne vous aidaient pas.
Pourquoi le prêche, le conseil, l’apolégétique convertissent si peu, pourquoi tout ce qui consisterait à entreprendre, à faire, ou qui serait de l’ordre de la résolution, de la volonté, voire même de l’habitude mène si peu à la rencontre de Dieu, à la conscience d’être habité par Lui, secouru, pris en main ? ce qui met à égalité l’ouvrier de la première et celui de la onzième heure, le moine, le saint réputé ou consacré, le mécréant, l’incroyant, l’ignorant, celui qui est très cultivé des écritures saintes, du savoir spirituel de son temps et de toutes les époques ou civilisations autres, et celui qui n’a aucun sens ni vocabulaire pour ces choses et ne sait pas même entrer en soi, en silence ou en conversation de prière. Sans doute, parce que la vie n’est qu’au présent, parce que pour tout homme, chaque instant est un commencement, que lepassé est un soubassement, une formation, jamais un acquis et que cet acquis soit d’ailleurs de l’ordre de l’échec, de l’incroyance et de l’impuissance ou qu’il consiste en des rencontres et des certitudes de forte expérience. Chacun est seul devant Dieu, quoique son attitude et l’attraction, la dilection du Créateur pour sa créature soient toujours analogues et qu’il n’y a pas dans la relation à Dieu de variations ou d’intensités diverses. Chacun aborde le mystère, en fait letour selon des circonstances qui lui sont particulières, mais pour le faire entrer, pour le faire aboutir, pour le verser dans le sein de Dieu , donc l’inscrire dans la geste unique et immense du salut universel, c’est-à-dire de l’accomplissement de la création, ou dans la nouvelle et définitive, parfaite création.
Voici ce que vous répondriez à ceux qui, d’un monastère à l’autre, glosent sur un article de revue ayant mis en cause la posture-même d’un abandonà ce qui n’est pas défini. Mais il y a beau temps que vous n’êtes pas reçu dans les rédactions de spiritualité et votre expérience est récente, mais multiple, de ce qu’il y a de professionnel et protégé chez le clerc quand il parle – moins bien que les textes sacrés – du tropisme humain vers Dieu ou vers la mort. Israël n’écrit pas le nom de Dieu, l’Islam ne définit pas Dieu, le christianisme dans sa version catholique avancée prise, au contraire, à profusion les analogies, les explications de mécanique comme s’il s’agissait de faire cours ou entre gens entendus et du sérail, de sédifier mutuellement, les ambiances parlementaires dans les régimes soviétiques où rien n’est dit, y compris l’insulte, la prise à partie ou la réévaluation du tout de la doctrine régnante pour ce qui est de sa chétive application, qui ne soit convenu. Le prévisible décourage parce qu’il lasse. Trois heures de macération devant la machine et à distribuer la liasse pour la copie sont évidemment le jeu de mains qui détend, l’enfouissement dans un sujet où vos capacités de mémoriser, d’ajouter, de relier, de synthétiser, d’estimer sont toutes mobilisées. Les dernières fins d’après-midi où vous tentiez de recevoir le legs de votre initiateur spirituel, ce Jésuite au regard bleu dont les papiers seraient traités de peu par ses compagnons dans la propagande du perinde cadaver, toute dimension de tendresse, d’analogie humaine, de fraternité par la tripe et non selon la règle, étant par conformation aux vœux, évacuée selon toute apparences aux yeux des tiers, vous l’interrogiez sur la prière. Il répondait à côté ou plat parce qu’il avait toujours prié juste. D’admiration et de confiance, en pleine dépendance. Et cela ne peut s’exposer ni se communiquer.
Au point où vous avez été versé, là où vous vous rendez enfin compte que vous êtes arrivé, malgré vous et dans la souffrance, l’inconnaissance, la peur et l’humiliation, il vous vient que ne savoir ni prier ni aimer, qu’être sans la moindre orientation adéquate pour vivre et accomplir ces deux actions primordiales, est une chance. Les femmes que vous avez délaissées ou que vous ennuyez d’une persévérance anachronique, ne vous suivraient pas dans votre soudaine exubérance. Exposer à votre psychologue que du rêve à la collation de textes, un par un bien moins topiques, et encore moins ciselés, que des citations de penseurs pour population scolaire ou d’écrivains n’enchantant leur public qu’en situation de paresse des jours durant ou de solitude au lit, avec une seule lampe de chevet pour lumière, vous êtes passé à une espérance qui ne s’éteindra plus, vous peinez à le faire et vous vous semblez à vous bien puéril. Pourtant, vous avez compris d’abord que le chemin de toutes vos années depuis votre entrée au monde, c’est-à-dire depuis votre sortie biologique de l’adolescence et financière de la tutelle et de l’entretien de vos parents, n’a de sens que celui de vous faire arriver où vous êtes. Rien n’a été de vous pendant quatre ou cinq décennies, et les pertes que vous déplorez – pour prendre le langage des soirs de bataille – ne sont pas les vôtres, mais celles d’un semblable qui ne vous a jamais ressemblé qu’aux moments où vous vouliez quitter les lieux, les circonstances et vraiment commencer. Aucune des amputations dont l’ensemble vous a émondé à n’être plus que nu, vous-même, vous n’y auriez consenti sans la contrainte, le fait des autres, ceux-là pris communément comme l’outil de la société faisant son homme, selon qu’elle en a besoin. Et aussitôt ensuite, vous est venue, vous vient cette évidence qu’à avoir été si peu correspondant à vous-même et à la prescience que vous aviez de vous avant d’entrer dans l’engrenage des carrières administratives, des amours de bon ton, puis des ersätze des unes et des autres, vous n’êtes dépossédé de rien ; au contraire, vous êtes enfin libre des préjugés, des précédents. Le commencement commence.
La confiance n’est pas en vos capacités, mais en cette singulière mécanique qui vous a débarrassé de vos parasites. La suite ne dépend de vous que d’un seul point de vue, ne plus lâcher le mystère qui va vous entraîner. La foi postule la pudeur quand elle n’est pas à dire ex cathedra dans la langue imprimée et restituée. Vous êtes poussé à vous ouvrir à ce retournement, l’avenir va vous constituer, l’hésitation est compréhensible, aussi la peur et les rechutes du côté du désespoir. Vous n’avez à raisonner ni sur une conception d’un monde animé par quelque bienveillance, ni sur un compagnonnage surnaturel à vous concilier. Vous ressentez que la suite, qui a déjà commencé par cette relecture de votre vie, va vous apprendre en même temps que vous produirez ce que vous aurez appris.
Votre salut est simple pour ce qui est des moyens. En gestion extérieure, pour ce qui est de votre avenir, vous en remettre à Dieu, ce mouvement d’abandon qui vous est maintenant propre, celui d’une confiance très précisément orientée. En gestion intérieure, le travail, le plus précis et dense possible. Comportement : égards pour votre compagne, pitié mutuelle, respect de ses mouvements, réponse à ses désirs de contact, tendresse et sensualité (ne pas la faire entrer dans une spirale analogue à la vôtre où elle vivrait vos allées et venues d’un pays à l’autre, de la désespérance à l’enthousiasme, selon une biologie et des réminiscences qui ne sont pas ls siennes, et ne doivent pas l’être), c’est de l’ordre de la dévotion et du réalisme. L’amour est le choix d’aimer, mais sans doute pas le choix de la personne à aimer. Choisir serait se détester soi-même ou appréhender selon son propre esprit. L’intervention chirurgicale, vous devez ne pas cheminer vers celle-ci comme vers votre auto-mûtilation, ni la faire vivre à votre compagne comme son écartèlement futur entre sa libido que vous ne satisferiez plus et son attachement de fidélité et de dévouement envers vous. Vous pouvez ensemble être de plus en plus dociles à ces clartés, ces piques de joie aigüe, sensible, l’idée d’une démarche peut-être plus fructueuse par hasard que tant d’autres, la subite sensation de bien-être à vous laisser aller dans la courbe d’une journée où rien ne se force, ne se conjecture, et où tout est indulgence physique et mentale. Un repos commun dans lequel vous cesserez de peser l’un sur l’autre et de vous inquiéter. La dilection n’est pas qu’élection, elle est bonheur dans la minutie et un arrangement subtil, esthétique des sentiments et des acquis.Vous ne changerez pas de nature, ni de fantasme. Vous ne cesserez pas de souffrir car votre religion n’est pas une quête du vide et vous n’avez jamais ambitionné l’absorption en quoi que ce soit, sinon dans la participation à ce qui fait surgir et toujours se perfectionner, se montrer davantage en mieux, la beauté.
Passe et repasse une fille, grande tige, en chandail rouge sans chemisier, pas de seins ou à peine une piqûre, un buste svelte, les cheveux châtains coupés courts, des lunettes, un profil de garçon avec la douceur féminine d’un regard qui doit être brun et lent, intériorisé, et l’inévitable largeur de croupe et de hanches, tenues dans un pantalon noir, faisant voir la marque de la culotte. La salle de lecture des archives diplomatiques au Quai d’Orsay. Des à-coups de votre fréquentation pendant lesquels vous êtes journaliste d’investigation, contempteur des plus grandes décisions nationales, paléographe, à débusquer les traces laissées par votre ami vénéré, des apostilles, des commentaires au crayon, desdéuctions plausibles, l’aigu d’une découverte documentaire. Vous n’y avez rencontré que la relativisation d’une silhouette qui avait paru jolie, parce qu’assurée et peu identifiable, un matin où vous passiez le sas du ministère, votre vieille ientité d’Ambassadeur prolongée à l’extrême par un passeport diplomatique très périmé, parfois le salut du gendarme, parfois trop de questions dont la répétition à votre prochaine entrée vous faisait redouter d’avance celle-ci, parfois la surprise de passer sans observation, des bâtiments qui ne vous sont qu’intellectuellement familiers, bienveillants par le truchement que vous donne l’intimité intellectuelle avec les grands personnages de cette administration de nos relations extérieures, ceux que vous lisez, situez et jugez, ceux parfois que vous avez rencontrés tête-à-tête, les huissiers vous connaissent et, parvenu à la salle aux quatre longues tables parallèles et ayant manifesté une aisance inspirant aux employés la certitude que vous êtes considéré par les diverses hiérarchies, vous réintégrez votre métier d’enfance, celui de chercheur et de chartiste en bibliothèque. Deux heures plus tard. La biche est ravissante, elle a tombé le chandail de laine rouge, elle est moins plate que prévue sous un tee-shirt à simples brides gris, c’est le visage plus rose que le reste du corps, du cou et des bras qui sont mates, c’est pourtant le type européen-français pur jus, une bouche qui avance, unmenton prononcé mais discrètement, des mains très grandes avec des ongles mi-longs laissés sans couleur. Une fille dont il est légitime d’avoir envie, mais l’entreprendre puis la tenir jusqu’aux conversations qui mènent à une relation et/ou au lit, puis à un accord de vie représente un immense investissement dont vous n’avez pas la queue d’un… avec quelle phrase commencer, d’ailleurs. En fait, c’est l’expérience - à mettre en regard à ce que vous venez de vivre en méditant sur l’abandon à Dieu - de ce que les tentations et leurs objets ne cesseront pas de se présenter, quelle que soit votre posture, votre aventure intérieures. C’est à l’intérieur même de votre désespoir et de ces tentations illustratives de votre impuissance actuelle et à venir, que vous garderez cette confiance et le sens divin de ces enchainements dans votre existence actuelle. Une demi-heure ensuite, fréquents regards vers une dame âgée et menant ses conversations et récriminations à voix forte car elle s’en prend à l’ensemble des employés du lieu, visage ravagée de quelqu’un peut-être sut lire, écrire, travailler, publier, puis liquidation de l’incident, celle que vous regardez sans gêne change de dossier, s’absorbe : votre apparition est gauchère et travaille à la main. Le jour suivant vous la donne en robe sans manche, toile marron,la banalité devient sensible et désarme votre désir, l’abord se ferait normalement, peut-être vous a-t-elle, elle aussi, remarqué. Vivre et côtoyer sans projet pour n’être disponbible qu’à autre que soi. La messe du soir, dans l’église d’une de ces collines parisiennes qui peuvent faire de la rue La Fayette , après celle de Chateaudun, un fleuve ancien le long duquel s’est bâtie l’histoire du pays en bâtiments officiels et logements de chaque époque, les cloches l’annoncent depuis un siècle que l’architecte de la gare du Nord l’a dessinée et édifiée ; celle de vos deux chiennes qui continue de vous accompagner à Paris car elle est rodée à la grande ville, et quoiqu’aboyeuse sur toute l’étendue du territoire qu’elle se croit, ne prête à aucun des incidents inspirés par la campagne de cette année contre les molossoïdes, sait d’avance votre retour alentour au carillon de ces cloches. Un homme jeune, à barbe et cheveux presque blonds, tend la main à la sortie après avoir assisté à l’office ; ce soir-ci, une fille au buste nue sous un chandail bleu, svelte et très jeune, veille sur une petite trisomique, la mène au rite de la communion et l’en fait revenir, lui donnant l’allure adulte ; le célébrant d’une quarantaine d’années ou peut-être cinquante, respirant l’équilibre et la vie intérieure alors que son chic, sa prestance et son âge relativement jeune auraient pu le disperser. Il est, non sans prière ni effort – ce que vous déduisez de son homélie sur les états de vie -, fidèle à son sacerdoce et par cet effort comme par son ministère à l’hôpital Lariboisière voisin, il a le charme de la transparence autant que de la personnalité qui transforment activement une cérémonie. A vos yeux devant vous, la finesse d’une femme sans véritablement d’âge, noire de peau mais si aquiline, exacte de trait qu’elle est plus expressive que les statues les plus achevées d’une Antiquité où les géants de l’intelligence et de la spiritualité, étaient négrides, un peu la mélancolie et le profil de SADATE.
Vous vous mouvez d’une période à l’autre de notre histoire contemporaine en écrivant la biographie de votre homme, vous évoquez cette luminescence donnée à un intérieur sans décoration faisant l'église conventuelle d'une Trappe dans le Cotentin, la liturgie des heures y est chantée en français pauvre, et le prieur est ce petit homme âgé, si expressif, que vous appréciez, causeur convainquant et admiratif, c’est-à-dire capable de mutualité et d’apport sans convention, vous gardez le souvenir de la Neva à un endroit où elle se divise, au loin la forteresse Pierre-et-Paul, en premier plan, devant une balustrade, une noce de vietnamiens se faisant photographier, peu après, la nuit n’étant tombée que lentement, vous étiez monté le premier à bord d’un de ces énormes avions soviétiques à tant de passagers en largeur de l’appareil et à tant de hauteur, de cales en habitacles, qu’il valait mieux effectivement ne pas savoir qu’on décollait et aterrirait, grand et lourd comme plusieurs étages de béton. Il vous avait semblé que le vol ne serait que pour vous, l’égard avait fait illusion, il y eut ensuite l’invasion, faisant tache d’huile ou inondation de tout l’avion, les multiples voyageurs aux paquets en toile cousue comme en Afrique, les visages de l’Asie centrale et de l’ancien internationalisme prolétarien. Léningrad n’était redevenu Saint-Petersbourg que depuis quelques mois. Il y a l'histoire du monde, il y a la vôtre, il y a le drame de Patrick le mendiant et de Max, son chien écrasé, porte de Clignancourt parce qu’il ne l’avait pas bien attaché quand il était parti pisser, il y a la mort de chacun séparément, les uns accompagnés, les autres depuis longtemps assoupis sans plus se confier autrement que selon un corps qui a périclité, il y a votre compagne qui prépare le déjeuner, qui s’alite, restant vêtue, devant la télévision exactement analogue en désoeuvrement à votre ex-fiancée passant, repassant un videogramme de Quatre mariages et un enterrement, il y a cette saga de Hollandais s’établissant après la Grande Guerre en France sur des terres à retirer de la friche des cinq ans de tranchées et de cannonades et dont est issue cette Emmanuelle inconnaissable qui rit d’impuissance en vous voyant incapable de l’entreprendre puisqu’elle a quatorze ans et vous cinquante-sept, du moins pouvez-vous à ses parents, belle-mère et père dire votre détresse dont la rencontre de la jolie jumelle est la parabole, et il y a cette possibilité, toujours, de se perdre dans la contemplation de deux roses dont la tige a molli et qui se fâne avant de s’être jamais épanouies parce que du buissonnement, au Val de Grâce, dont vous les avez coupées à la carafe de Murano où votre amie les a disposées, la chaleur parisienne du coffre arrière de votre voiture, deux grandes heures en Août, a étouffé la brièveté de leur existence. Etre collectif ou individualité que la rose et son rosier,les roses et leur rosier ? Il y a votre cœur d’enfant et celui de tous les adultes en fonction, au travail, qui attendent éperdument d’être exaucés, et cela donne des vies de femmes, d’hommes, des conversations, de la prière, de l’art et des obsessions, analogues et personnelles, ossements dans la vallée où fut transporté Ezéchiel. Gestionnaire et spéculateur, militant d’un parti ou institutrice, ministre ou agriculteur, multiples éléments dans des civilisations qui se chevauchent et se tuent, romans écrits et vies récapitulées, respiration qui se coupe, premier cri dont on ne se souvient pas, dernier souffle parce qu’on est parti. Baisers parce qu’on ne sait pas, caresses parce qu’on ne peut pas, rôle parce qu’on est banal et mime, déshérence parce que la particularité blesse qui n’y participe, qu’on en pleure, hurle ou qu’on en jouisse, dates sur un cercueil et si les prénoms de consonnance actuellement féminine étaient naguère surtout masculins, qui saura quel était le sourire que put donner ce corps quand il avait chair et identité, qu’il était dans son époque ? Au cimetière de Montparnasse, LAVAL a été déposé la fin de matinée du jour à l’aube duquel ranimé de sa tentative de suicide, on publia un communiqué comme quoi ses jours n’étaient plus en danger, COUVE de MURVILLE est le plus proche du boulevard Edgar Quinet, et Gilbert LAMANDE sous une stèle commencée d’être martelée de lettres, de noms et de chiffres au siècle des révolutions, son coffre le contenant d’apparence mortuaire fut descendu verticalement, ainsi que les cadavres qu’on immerge depuis un haut bord. René CAPITANT a là ses restes, aussi, une décennie au moins on se réunit à la date anniversaire de sa mort peu avant celle du Général de GAULLE, et Jean TIBERI son suppléant, pas antipathique mais efficace, s’arrangea pour que vous manquiez le moment de prendre la parole entre les deux tours de l’élection présidentielle qui, par un succès pour sept ans de Président de la République française, cassa la carrière de Valéry GISCARD d’ESTAING. Un « petit mousse », épithète que contredit l’âge indiqué en commentaire sur le muret de sa tombe, repose face au large depuis un naufrage non recensé au temps de Napoléon III, là fut enregistrée cette conversation de votre mère avec vous à regarder ensemble la mer, à filmer les entrées dans la rade de Crouesty, un mois avant votre prise de fonctions en Asie centrale et quatre avant sa mort. Repasserait peut-être dans votre cerveau périssant le sourire de cette fille qui vous fit croire au mariage, puis quelques mots de votre père vous disant ce qu’il plaçait de fierté en vous. Vous mourriez, sans anticiper la rencontre et sans regret de souhaits qui ne vous avaient plus correspondu. L’enseignement est péremptoire, nul ne se fait, de soi, prophète. Prophétiser n’est ni deviner qui est sous le masque, ni avoir quelque vision de l’avenir. C’est, sur ordre, répéter autre chose et s’adresser à autrui quand il s’agit de salut et d’échapper à cette folie d’une réalité sans sens ni mouvement. Alors, n’ayant plus à se défendre d’un orgueil que tout lui interdit, ni à s’assurer de son humilité, quelqu’un trouve sa situation et en est jubilant jusqu’à son prochain désarroi.
Sur le parvis, côté bâtiments abbatiaux, vous rencontrez sans que vous revienne aussitôt son prénom, une des patientes de votre propre temps d’hospitalisation, corps disgrâcieux, cheveux mal arrangés et trop serrés, raides, de couleur peu décidée ; sa détresse est si pérenne, l’étape actuelle d’une nouvelle cure précédant un séjour en maison de repos et l’éloignant encore de sa reprise professionnelle d’autant qu’infirmière, son dossier médical la plombe pour toujours, c’est à elle que vous auriez adressé ce récit lui ressemblant bien davantage que vos résumés biographiques respectifs. Au sortir de sept heures d’affilée dans les dossiers foliotés du secrétariat général au Quai d’Orsay, années 1949 et 1954, où se jouèrent les identités nationales de la plupart des vieux peuples européennes, question dedéfense, question de communisme, question de traditionnelle indépendance signifiée pendant des siècles en termes de neutralité quand les plus nombreux ou les mieux équipés s’entre-guerroyaient, vous ramassez le bulletin quotidien du minustère des Affaires Etrangères, au comptoir du hall d’accueil des visiteurs. L’Ambassade en Inde change de titulaire, vous connaissez celui qui en est retiré, quelconque de physique, clair et fonctionnel de diction et de comportement en situation d’autorité, vous savez de lui des choses d’alcôve puisque votre plus ancienne maîtresse eut sa faveur d’un soir à un matin, autrefois, à Bruxelles, elle vous avait décrit l’homme d’une façon qui vous a touché et vous reste, son complexe d’enfant à la naissance mal répertoriée, beaucoup de vos camarades d’études sont dans ce cas d’une bâtardise qu’ils avouent et, sans leur chagrin un moment pour la dire, personne ne l’aurait devinée, et ses chaussettes d’épaisse laine blanche, des socquettes qu’il réenfilait avec lenteur. Avec ce collègue qui revient et va négocier la suite de sa notice administrative, avec cette compagne de l’étage des psy., vous auriez le dialogue de n’être différent d’eux, qu’ils ne sont pas autres que vous. Tendresse entre minuscules à la surface d’une planète, dans une fraction conventionnelle d’un temps qui sera sans doute mesuré autrement avant peu. Parenté de vivre et chacun tente d’espérer et de ne perdre pas pied. Car privé de respiration, l’issue est toute trouvée, mais perdu d’équilibre en cette forme de l’existence humaine ? Mais une autre de vos co-patientes, à l’appel téléphonique de qui vous n’avez pas répondu parce que des jours passèrent sur votre répondeur, avait décrit ce qui vous parut une chambre sous un toit, de celles qu’on disait autrefois pour les « bonnes », et elle dedans qui n’y attendait plus un amant parce qu’elle ne l’avait plus, et néammoins elle conjecturait au moins un enfant, au moins un homme l’épousant après lui avoir donné de faire un enfant, elle vous regardait, l’espace entre vous était infranchissable. C’était à l’époque où le diagnostic vous concernant n’était que d’un état anxio-dépressif, où l’éternité, c’est-à-dire l’avenir à loisir, demeurait que vous viviez à votre tour les derniers versets du livre de Job. Place Saint-Augustin, celle sans plan qui n’est piétonne qu’en cas de mouvements sociaux acerbes et prolongés, ceux de Novembre et de Décembre 1995 par exemple, vous êtes en voiture et lui, à pied, il traverse hors des passages protégés, il s’est marié trois fois, il a fait fortune et a su s’abriter, il savait dédaigner et éluder sans que vous ni d’autres lui en vouliez jamais, il imposait une sorte de science et d’assurance d’être initié à ce qui importe et vous aviez envers lui, camarade de vos plus petites classes et affectant d’apprendre le russe, en sus de garder la première des places en des cours d’anglais, un mélange de crainte, d’admiration et de pitié, la sensation d’être libre et que lui serait toujours à réussir. En tout cas, cet homme en complet-veston a le profil de son visage, le peu de cheveux et ce peu aurait persisté sans que le résiduel disparaisse, cheveux blancs, tête isolée à contre-jour du ciel de grande ville. Tout est lié, une vie humaine ne mélange pas plus de destinées et ne se déroule pas dans davantage de circonstances ou de pays qu’une pièce de théâtre dont l’auteur n’aurait pas à trop compter le nombre des acteurs, puisque la troupe, en l’occurrence, est toujours faite d’amateurs. Une première, pas davantage, toujours en costumes, ce qui trompe les récitants, mais pas le public. Les vêtements de la liturgie catholique parce que trop simplifiés à présent, dont par là-même ridicules parce que, en dessous, se voient trop les vêtements d’habitude. Le moine n’est tel qu’en son monastère, et la fiancée entre aveu, puis première fois et mariage après, trouve la vérité de son jeu quand, nue, elle en a terminé avec vous et se relevant, elle vous enlève la transition entre le rêve et la suite quotidienne. Peut-être et à force, avez-vous ainsi vu ce qui diffère de l’amour et de la prière, quand l’amour n’est pas assez prière et quand la prière n’est pas du tout une profession. La première de vos disgrâces professionnelles n’en était pas vraiment une, selon ce signe rétrospectivement éloquent que celui qui l’avait signé, pour ordre de tout un ensemble, consentit à marcher et à parler d’autre chose, en plein air, avec vous. C’est donc que vous n’étiez pas mort. Sa femme, depuis devenue écrivain célèbre et qui avait toujours été piquante, a été quittée de lui, nonobstant l’emploi que le beau-père avait supplié qu’on donna après deux ou trois échecs de cet inspecteur des Finances, attachant, simple par hérédité, son père diplomate ayant fait aussi de la francophonie et du syndicalisme maison. Lire l’épouse, reconnaître sans les clés la vérité des lieux et des gens, du mari et des rivaux, a, à chaque parution nouvelle, le charme d’une métamorphose organisée pour vous seul ; on ne vous en dirait pas autant de vive voix. Il n’y a que l’amour humain qui nécessite qu’on n’ait pas trop de truchements du vis-à-vis, et votre métier induisait cette erreur-là de dépendre d’autorités lointaines façonnées par la promiscuité des bureaux parisiens, ou au contraire de presque toutes ses homologues des grands pays (et aussi des petits), l’administration française se lève tard, déjeune beaucoup et longuement, et ne sait pas s’arracher à l’apparence de confidence que donnent les notes à se commenter, en bras de chemise, dans la pénombre d’un bureau de directeur ou de ministre, tard chaque soir. Vous avez toujours préféré cette supériorité du petit matin, la nudité des trottoirs et des avenues, des escaliers dans le bâtiment où vous travaillez quand vous les montez, une heure, deux ou trois heures avant d’autres, avant tous vos collaborateurs. Le Pape agenouillé sur un gros prie-dieu, dos aux entrants, avant sept heures le matin dans la chapelle de Paul VI. De GAULLE toujours monté à son appartement de l’Elysée pour les nouvelles de vingt heures. Vous, si vous saviez écrire régulièrement en ne tirant que de votre fonds et de ce qu’y ajoutent ceux seulement que vous rencontrez. Qui vous rencontrent. Entre océan et bocage, le grésil d’un matin d’été sur l’herbe environnant vos deux maisons, leurs ombres longues, le cuivre que met aux murs de votre chambre le soleil quand il se lève. Le vertige, votre vertige d’avoir à recommencer de continuer. Le commun vertige.
Cette femme, dont vous avez deviné, à la lire si sensuellement dans sa description de deux amants se prenant, appuyés à une colonne de la catédrale Saint Etienne à Vienne, peu avant la grande peste, qu’elle aurait un beau corps quoique votre aînée à vos presque cinquante ans ; vous étiez d’humeur et de pulsion à fantasmer par avance et pendant des prises de photographies de telle nue, et avec l’une vous étiez arrivé idéalement à vos fins, peut-être parce que tout se conjugua pour qu’elle ne fut jamais dispose à des jeux véritablement charnels et qu’elle n’eût pas à confirmer qu’à l’occasion elle vous épouserait ; à l’écrivain qui avait construit conjugalement une façon de temple d’ExtrêmeOrient pour y enseigner la méditation, le corps et la pensée, vous proposâtes de ne la photographier que de loin, évidente quoique à peine un point clair, entre parquets et soutènements de toit tout en bois de couleur pas très foncée. Vous hébergeant comme elleavait accueilli un futur académicien et sa très jeune future femme, elle vous avait fait goûter le lieu, en rez-de-chaussée sur cour d’un château incroyablement intact, inchangé depuis le XIIème siècle, sur son escarpement pour contes de Grimm ou de Perrault, où elleécrit. Vous reçûtes une fois son refus, c’était àcomprendre, puis plusieurs années après le dernier de ses livres pour l’époque où elle tient chronique de ses sensations de famille et d’habitation, ils ne ressemblaient à celles de vos souvenirs, et qu’elle avait évoquées pour vous seul, tranquillement, enfin, récemment, le retour d’un de vos envois très antérieurs vous parvint, elle vous encourageait à écrire comme vous le lui aviez communiqué, c’est-à-dire sur la totalité si simple de n’en plus pouvoir, ce qui rend tout inimaginable et impossible. Vous la crûtes parce qu’une énième de vos compagnes d’étage à l’hôpital, avait lu trois lignes et opiné que vous aviez dû beaucoup souffrir. Les diplomates quand ils écrivent, compilent les dépêches qu’ils ont eu soin de conserver après avoir, toujours trop tôt, dû plier bagages, que disent-ils qui les fassent, eux-mêmes,mémorables ? Sauf à abuser. Votre héros, en la biographie que vous composez de lui, s’était gardé de chacun de ces deux genres, mourant d’autant plus vulnérable qu’il avait su demeurer secret. Or, la photographie de votre mère, celle que vous avez choisie pour l’envoyer en faire-part et memento, vous l’avez précisément prise quand elle était, invitée avec vous à déjeuner par votre confidente écrivain, aux côtés de celle-ci, dans le décor, le fond flou que vous aviez voulu pour des nus dont l’anatomie n’eût pas été discernable et dont l’esprit aurait eu son expression par un contraste fait la netteté avec laquelle le corps, dans du lointain, se serait détaché. Quelle dernière image garde-t-on et comment ? où ? si l’on meurt. Qui, en nous, de ceux qui sont morts, trie les images et ne nous en laisse que si peu,à nous donner envie, nous taisant, de nous promener davantage dans cette nulle part de la vie qui fut. Il est des grands-mères qui sont plus chères que toute mère à des femmes qui vous l’ont dit et qui en vivent. C’est ce mi-chemin entre la généalogie et la biologie qui nous apprend le plus sur le fait humain de vivre, puis, ayant vécu, de survivre et continuer encore un peu. Une femme, persévérant dans l’évocation de son aïeule, vous touche plus que toutes, et elle-même plus que toutes ses caresses ou vos années ensemble.
Tu oublies le rocher qui t’a mis au monde,
le Dieu qui t’a engendré, tu le dédaignes. [1]
J’honore les vivants, j’ai hâte parmi vous.
Chiens, ho ! mes chiens, nous vous soufflons…
Et la maison chargée d’honneurs et l’année jaune entre les feuilles
sont peu de choses au cœur de l’homme s’il y songe :
tous les chemins du monde nous mangent dans la main ! [2]
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