mercredi 11 février 2015

journal d'il y a cinquante ans



Avertissement : à mon affectation en service national français, comme enseignant au Centre de formation administrative de Nouakchott (ce ne sera l'Ecole nationale d'administration mauritanienne qu'en Novembre 1966), je tenais déjà un journal manuscrit depuis Août 1964. 
Je commence ici la mise au net de ces notes en tant qu'elles racontent mon premier séjour en Mauritanie : Février 1965 à Avril 1966. J'y fête mon 22ème anniversaire et y vivrai un amour malheureux qui occupera beaucoup de ces pages : elles seront parfois omises.
Les notes sont écrites à la mise au net, c'est-à-dire cinquante ans plus tard. L'ensemble serait évidemment à nuancer, surtout pour les personnes dont beaucoup ont eu de l'époque à parfois jusqu'à nos jours, de l'importance.
Mon affectation m'avait été confirmée le 13 Janvier 1965. J'avais été auparavant reçu au concours d'entrée à l'Ecole nationale d'administration française, le 18 Décembre 1964, après avoir "fait" Sciences-Po. et le Droit. 

 
Jeudi 11 Février 1965


Depuis que je suis rentré de Frileuse [1], je n’ai pas arrêté : rendez-vous avec des Mauritaniens, conférences au ministère de la Coopération, ou ailleurs, courses avec Maman. Et dans quelques jours, c’est l’envol vers Nouakchott, autant dire l’inconnu total, bien que j’ai pris tous ls contacts possible à Paris, et qu’à travers les gens que j’ai rencontrés, j’ai pu avoir – je crois – tous les points de vue possibles.

Je regrette de n’avoir pas noté chaque soir, ce qui avait été dit dans la journée. Mais maintenant – et avant d’aller déjeuner demain chez l’ambassadeur de la R.I.M. [2], quelques impressions se dégagent.

+ conférence de la Coopération
Travail plus humain qu’intellectuel, à faire là-bas. Trouver méthodes pédagogiques tout à fait nouvelles : imagination . De toutes façons niveau très faible des élèves. Le français est pour eux une langue étrangère. Ne pas leur enseigner nos défauts. Faire des travaux pratiques le plus possible.
Impression fréquente que ces conférences – dont j’ai pris note par ailleurs, ne cadrent pas avec la réalité :
- travail à faire beaucoup plus humble, et moins « influent », au lieu de grandes divagations sur les « E.N.A. »,
- réalité de la Mauritanie très différente de celle du reste de l’Afrique.

Mais bien au fait de la politique de la France et de la mentalité des initiateurs de cette politique, cf. Triboulet.

+ rencontre de Mauritaniens chez madame Darde, dimanche 31 Janvier.
Conversation facile avec Ahmed Killy, et Abdallah (I.H.E.O.M.). Impression de garçons sérieux et ouverts. Abdallah très francisé. Mais Ahmed killy, sur la défensive, accusant gentiment madame Darde de donner une vision trop folklorique et carte postale de la Mauritanie, et des hommes

Madame Darde m’a parlé avec enthousiasme : vérité de ces hommes, franchise parfois déroutante, humour, accueil magnifique dans le désert. Désert où l’on attend tout de Dieu.

+ déjeuner au Paris-Luxembourg avec des amis d’Abdallah. Conversation amicale, aucune défience ou complexe de ces gens, que l’on a somme toute pacifiés sans les soumettre. Fait la « connaissance » de Abderrahmane, fonctionnaire à la Radio, et de Ahmed (dont j’ai su plus tard, qu’il s’appelle Ould Daddah, et est donc frère du Président et de l’ambassadeur à Paris). Nous nous sommes attardés et avons parlé librement d’à peu près tout : la Mauritanie et ses problèmes économiques, la politique française, de Gaulle, les prochaines élections présidentielles.
M’ont fait l’impression d’être modérés et ouverts.

(( Ceci me fait rappeler un autre point relevé par Mme Darde, leur discrétion. Toujours prêts à accueillir, et à faire quelque chose pour nous, mais aller vers eux.))

Impression qu’il n’y a guère de problème politique. Le Président étant bien accepté. Le problème des Noirs étant escamoté dans la conversation avec les Mauritaniens, ou réglé par l’ambassadeur qui souligne qu’un certain % de ministres sont Noirs, et que Moktar met des préfets noirs dans le Nord, et des Blancs dans le Sud.

+ j’en viens déjà à parler de l’ambassadseur, d’Abdallahi Ould Daddah. Le Mauritanien qui m’a – finalement – le plus frappé tous ces jours-ci, et avec qui je me réjouis beaucoup de déjeuner demain. Type d’homme formidable. Mince et un peu frêle. Mais une tête magnifique et d’une grande noblesse (d’après des photos d’ailleurs, le costume européen lui va mieux que le vêtement traditionnel). Hôtel particulier meublé sobrement – à la française, mais avec goût.

Malheureusement, Madame Darde a beaucoup parlé et la discrétion de l’ambassadeur a rendu la conversation moins multilatérale. Visiblement, il était heureux de me recevoir. Je lui ai dit combien j’arrivais en demandeur dans son pays, et combien j’étais heureux de le connaître, que les contacts que j’avais eus jusqu’alors, m’encourageaient. Que j’avais « choisi » la Mauritanie pour le désert et l’austérité.

(A vrai dire, je mettais Madagsacar en premier, au mois de Novembre, en remplissant ma demande. Mais Madagascar était impossible à obtenir. D’emblée, j’ai écarté les grandes villes : Dakar, Abidjan. Creyssel m’a proposé Tchad ou Mauritanie, relevant le fait qu’un « scout » serait utile en Mauritanie, pour des déplacements éventuels. Maman, sur le conseil du Père Boulanger, m’a fait choisir la Mauritanie. Et depuis, je me suis ancré et consolidé dans mon choix, le ratifiant plus chaque jour
. spiritualité du désert : austérité, et silence
. le fait que je sois le seul E.N.A. Pas de « faisandage » de combine, pas à voir, toute une année, des gens avec qui je ne sympathiserai guère.)

L’ambassadeur a souligné qu’il comptait sur moi pour fertiliser le désert. Autrement dit, voir les deux côtés, et apporter au pays. Dans cet ordre d’idées, pour que la coopération culturelle en soit vraiment une, je prendrai des leçons d’arabe à Nouakchott [3]. Comment faire reespecter nos idées et notre culture, si nous ignorons les idées et la culture de notre interlocuteur. Je crois d’ailleurs que cet effort peut me faciliter bien des contacts.

M’a fait part de sa foi dans son pays. Au début, il y a cinq ou six ans, était sceptique (a d’ailleurs été communiste, ou marxiste dans sa jequnesse). Premier conseil des ministres à Nouakchott sous la tente. N’y croyait pas. Mais maintenant sait que cela est possible, que c’est en route, que son pays a de l’avenir. A foi en lui. J’aime qu’il m’a amené à partager cette foi.

A une question de monsieur Darde sur le parti unique [4], il a répondu très clairement et très simplement.
* nécessité armature et colonne vertébrale pour le pays. Pas le luxe ni les moyens d’une opposition.
* rôle d’information. D’où nécessité d’une non-identification avec l’administration. Administration traditionnellement mal vue (souvenir colonial), d’où information apparemment non engagée. Au fond, parti à la fois canalisation et courroie de transmission.

M’a demandé avec beaucoup de franchise, si je pensais que le régime capitaliste était plus adapté que le régime socialiste à la Mauritanie. Je lui ai dit que je partais en Mauritanie sans aucune idée préconçue, ne connaissant pratiquement rien du pays. Mais que je le tiendrai au courant de mes impressions. Qu’en retour, je lui demandais de me faire confiance, et de me guider un peu.

M’a paru plus informé par Le Monde que par son gouvernement. Je touche là – je crois – un des problèmes essentiels de la diplomatie.

(Petit scandale que j’ai constaté hier à la Coopération, et qui rejoint mon observation précédente. Un rapport sur les possibilités de recasement en Mauritanie des travailleurs mauritaniens en France, fort intéressant, et qui intéresserait au premier chef les autorités mauritaniennes, ne leur pas été distribué, faute de crédits.
D’ailleurs, un autre fait frappant : toute la documentation, même officielle, est de source française. Au moins celle de base. Indépendance ?
Que le rôle des dirigeants mauritaniens doit être dur parfois tant de telles conditions, de parler en Mauritaniens et de connaître leur pays et son intérêt…

àC’est d’ailleurs un des côtés par lequel je peux aider la Mauritanie, c’est faire connaître et aimer aux Mauritaniens, leur propre pays.)

Le dîner avait lieu le mercredi 3 Février.

+ thé au Copar, chez Mohamed Ould Daddah, avec les Darde. Ahmed et Hamdi (que je connaissais de vue par le Droit, mais avec qui je n’avais guère parlé…) étaient là. Rite du thé. Petits verres. Thé amer, puis de plus en plus sucré à mesure des « resucées » (au sens propre, car les verres sont mélangés à chaque fois) que l’on verse dans les verres de très haut. Petite théière jolie. (Claude m’a appris l’autre dimanche qu’elles étaient en vente au Prisunic. Dommage…, cf. la rose artificielle de Sacha Guitry).

Conversation détendue mais banale. Le moins qu’on puisse dire est que les contacts sont faciles. Mais peuvent-ils être vraiment profonds ? Mon séjour à Nouakchott, le dira peut-être ?

Dans l’auto., en me ramenant à la maison, les Darde m’ont parlé du problème de la femme
. excision dès la naissance (conséquences surtout psychologiques)
. Mauritaniens se marient plus volontiers avec Européennes, dès qu’ils sont évolués (problème de Mme Moktar)
. conception du mariage dans l’Islam, pas polygame dans l’espace (une femme à la fois) mais dans le temps

+ lundi dernier, 8 Février
Conversation fort agréable, chez Miss Cha. [5] avec le colonel Chalmel, qui a passé deux ou trois en Mauritanie, dans les méharistes vers 1925-1930. Description très vivante des combats, mission essentiellement militaire. Convergence avec Madame Darde sur la beauté et la spiritualité du désert, qu’on ne pénètre qu’avec le temps. Notions sur les points d’eau et les pâturages. Insiste et j’en ai été frappé) sur la liberté des Maures. Vont où ils veulent. Pas le canal des mers et des maisons. A aussi souligné que le Maure n’était pas travailleur.

+ juste après, à la Rhumerie.
Entretien avec Creyssel (et aussi ceux qui partent en R.C.A., au Sénégal et en Haute-Volta). Est revenu en passant sur l’idée de non-travail des Maures. M’a parlé longuement de l’Ecole, de Widmer [6] (cinquantaine bien passée, marié à Américaine), goût de l’efficacité, du rendement. A reparlé de mon double travail : enseignant à Nouakchott, et « messageries » culturelles pour ressourcer les fonctionnaires.

+ mardi après-midi, à la Miferma.
Reçu cordialement par M. Paoli, bourlingueur, qui a fait la guerre dans le Pacifique. Société florissante. Toujours impressionné par l’infrastructure de la société sur place. A paru être un peu tendu vis-à-vis de la Mauritanie. Conscient de créer un Etat dans l’Etat. Les brochures qu’il m’a remises, montre les installations et même l’investissement social. De toutes façons, il me faudra bien connaître le dossier Miferma.
A un peu peur du désert. Mais reconnaît combien il est majestueux. Néant. Vide. Il n’y a rien. Je serai bien reçu à la Miferma.

+ hier, déjeuner avec Dumont-Martin (fonctionnaire à la Coopération) et avec M. Cornu, conseiller à la Fonction publique  Nouakchott. A jeté beaucoup d’eau sur le feu. C’est peut-être bon, car je me faisais peut-être une trop belle idée de mon séjour là-bas : week-end en brousse, contacts multiples, etc… voire voyages.
. sceptique sur les contacts, n’en a pas personnellement. Estime que c’est question de don et de personnalité.
. trouve le Mauritanien paresseux, peu ouvert au porogrès, dissimulateur et faux. On croit être de plain-pied alors qu’on ne l’est pas.
. a insisté sur le problème des crédits. Tout étant absorbé par la construction de l’Ecole, rien ou peu pour l’enseignement. Pour aller en brousse (brousse = ce qui n’est pas la capitale), il faudra probablement me débrouiller par moi-même.
. m’a donné l’impression que les Français vivaient repliés sur eux-mêmes. Ne cherchent pas les contacts avec les Mauritaniens.

J’espère ne pas être coupé, par un écran de Français et ne pas avoir à choisir entre les Français et les Mauritaniens. Risque de recevoir de belles idées et d’être enthousiasmé à Paris, et d’être enterré complètement à Nouakchott. Nécessité si je veux connaître le pays, et ceux qui l’habitent, de sortir de Nouakchott. Espoir que le contact sera amical et facile avec l’ambassade et que je pourrai avoir des liens avec les hauts-fonctionnaires mauritaniens.

Donc ensemble de points de vue, notes discordantes sur la Mauritanie. Je pense que toutes deux sont vraies. L’amitié et la vérité sont possibles avec les Mauritaniens, mais avec beaucoup plus de temps, peut-être, que les apparences ne le laissent croire.

Réflexion commune du colonel Chalmel et de madame Darde : intuition étonnante du Mauritanien, et promptitude à juger et à estimer. Ce peut (toute modestie mise à part) être une force pour moi, qui aime jouer cartes sur table, et parle franchement.




[1] - près de Saint-Nom-la-Bretèche, aux environs de Paris : j’y ai effectué « mes classes » militaires, sans grade

[2] - abréviation pour République Islamique de Mauritanie
[3] - je ne l’ai malheureusement pas fait

[4] - il vient d’être constitutionnalisé par une loi du 12 Janvier 1965
[5] - première agrégée d’anglais en France, 1911 – cinquante ans au lycée Racine – amie de mes grands-parents maternels depuis leur séjour à Saint-Quentin au début des années 1920, avant leur participation à l’occupation de la Rhénanie

[6] - la Mauritanie doit certainement les fondements statutaires et matériels de son Ecole nationale d’administration à cet homme exceptionnel de ténacité, de patience, de revenue à la charge. Grand, toujours costumé et cravaté, chapeau, place du mort dans un combi bleu à toit blanc, il va recueillir lui-même les signatures ministérielles pour cette entreprise. Parcours antérieur que je n’ai pas su sinon qu’il était du côté de la France libre, au Levant – la mission laïque – pendant la guerre. Egotiste et autiste, il n’est pas sympathique, mais il a l’acharnement

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