Maintenant
que j’en ai vécue une,
qu’est-ce que la vie ?
Depuis leur mariage, il
n’avait plus qu’un seul problème de couple. Il comptait le résoudre maintenant.
Il avait tous les éléments en mémoire. Les personnages, nombreux, souvent intenses,
disparus pour la plupart, introuvables ou refusant quelque relation ne faisant
pourtant rien risquer, du moins de son propre point de vue. Il se savait
protégé par dix ans d’une vie, la sienne, plus que celle de sa femme plus
sensible que lui à leurs multiples astreintes matérielles, financières. S’ils
portaient les mêmes deuils, ils ne les vivaient pas tous deux, de la même
façon. Il avait la souffrance affichée des tombes et la mémoire des derniers
instants supposés. Il ne les disait pas. Elle avait un autre courage, elle ne
se plaisait ni là où ils existaient ni dans la vie en général, les lieux
l’enfermaient et l’amour qu’elle éprouvait ne lui faisait ressentir aucun sens
ni justification pour ce qu’elle n’avait pas choisi. L’amour était là pourtant,
se disant avec insistance mais humilité en termes de sollicitude. Il était
pesant, elle était présente. Protégé, lui, tout simplement par la
responsabilité qu’il se savait d’elle. Quelque chose de surnaturel lui était
advenu au moment d’échanger le oui
sacramentel de la liturgie catholique, le oui
sans doute de toute liturgie nuptiale. Physiquement, il avait ressenti qu’il
recevait la grâce et le goût de tenir parole, et que cela durerait. Et cela
avait tenu. Depuis dix ans, il n’avait plus été tenté par personne, soit en
rencontre ou cotoiement de hasard, soit rétrospectivement par le souvenir d’un
bonheur, d’une alternative manqués. Ce qui pendant des décennies l’avait
empêché de se consacrer à un couple, à une personne, à une femme, semblait
avoir disparu. Ils n’avaient pas délibéré leur mariage, il eût peut-être une
fois de plus reculé, fui, et elle avait
acquiescé au diagnostic maternel : aucune vocation ou aucune
aptitude ni au mariage ni à la maternité. Nature ? allure ?
conformation ? c’était simplement et sans motif, la négation. Or, ils
s’étaient mariés, l’un à l’autre. Mieux valait constater : l’un par
l’autre, ils avaient pleine conscience.
Personnage principal, elle
donc. Personnage mystérieux. Il ne savait guère son histoire, il avait l’usage
de ses goûts et de ses refus mais pas le secret de ce qu’elle voudrait ou
aurait voulu vivre, encore moins de ce qui l’attachait à lui. Le souci
permanent qu’il lui causait, il le savait en fait et en multiples raisons. Il
ne la connaissait pas alors qu’elle était à présent, et de beaucoup, la femme
avec laquelle il avait déjà le plus longtemps vécu, et le plus intimement. Sans
aucune diversion : personne d’autre dans sa propre vie, et elle l’exercice
successifs de plusieurs métiers, les heures de son absence lui donnant, à lui,
encore plus le goût et l’occupation de penser à elle.
Second personnage à la
complexité très différente. Leur fille. Seconde ancre pour sa fidélité
d’homme et souci de correspondre, moins à une liberté qu’il avait pressentie
dès la conception de leur enfant, qu’à la responsabilité – seconde forme – et à
la gloire – gratification – ou à la culpabilité de fournir et travailler, ou
pas, le terreau des souvenirs, les apports faisant de la petite enfance la
force de tout avenir. Sa femme le surprenait par l’amour qu’elle avait pour lui
et par ces fulgurances de beauté ou de communion, l’assurant non des fondements
de son choix, mais de son bonheur d’homme, de mari. Leur fille l’étonnait par
ses dires, par ses refus et par ses retours – affection puis raison – à des
accords qu’il pensait ne plus recevoir. Il était plus le témoin de cette vie à
laquelle il comparait parfois la mémoire de ses propres premières années, que
l’instigateur. Mémoire des faits et des sentiments qu’il avait lui-même vécus
antan et suite, multiplication quotidienne de ce qu’il voyait de sa fille, des
confidences, des constats, des constructions, des questions qu’elle lui disait.
Il apprenait d’elle bien plus qu’il n’avait jamais appris. Parce qu’il
l’admirait, l’aimait ? était intensément disponible sauf quand il était à
écrire. Papa, as-tu du temps ? Il répondait affirmativement. Il échangeait
progressivement ou d’un coup sa propre vie contre celle d’un enfant. Son
enfant, un réflexe ? ou un enfant dont chaque jour, chaque soir il
refaisait, confirmer le choix. Ce n’était pas une préférence à tout autre, et
les entrées et les sorties de l’école primaire lui réservaient des habitudes et
des rencontres de charmants visages, d’autant plus attirants qu’il leur était indifférent,
connu : le père de telle camarade. Le grand-père ? Parfois, leur
fille qui n’aimait pas le prénom qu’ils lui avaient donné, souffrait de cette
apparence paternelle, étiquetée jusqu’au démenti. Refus de la généalogie ?
Si elle devait en être handicapée, en souffrir, l’âge lui pesait mais comme un
vêtement ne convenant pas. La sensation de sa fille
n’était pas récurrente, il comptait la lui faire transcender par la fierté de
son père, qu’il lui donnerait. Ainsi qu’à sa femme. Pour elles deux, il avait
commencé tard et petitement. Mais il savait bien que sans elles, il n’aurait
jamais commencé, elles n’eussent jamais existé, elles justifiaient chacune de ses
attentes, chacun de ses refus et palliaient chacun de ses échecs.
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