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Les tics et les tocs des écrivains
L'un n'écrit qu'à l'encre bleue, l'autre enfile de grosses chaussettes, un troisième récite son chapelet, un autre s'entoure de grigris... on ne se lance pas sans appréhension dans l'écriture. C'est pourquoi les auteurs mettent en place toutes sortes de rituels et de manies censés favoriser l'inspiration et la chance.
Tics et manies,
obsessions et phobies, rituels et pensées magiques... L'écrivain est un homme
comme les autres. A ceci près: il écrit. Sur papier ou sur ordinateur. Dans un
lieu précis ou n'importe où. Le jour ou la nuit. Dans un
capharnaüm sans nom ou dans un ordonnancement monacal. Rarement les deux
ensemble, mon capitaine.
Comment démarrer? A
chacun sa béquille psychique. Pour lutter contre l'angoisse de la page blanche,
Colette n'écrivait que sur du papier bleu. La romancière Camille
Laurens, elle, se jette à l'eau en écrivant toujours les deux
dernières pages du livre. Mais comment continuer? Avec la mise en oeuvre d'un
dispositif le plus souvent immuable bordant le temps de l'écriture. Et cela
vaut s'il n'a pas l'apparence d'un rituel: l'absence de dispositif est le
dispositif lui-même.
Parmi ceux - une minorité
au sein des écrivains interrogés - qui réfutent cette idée de rituel: Régis
Jauffret. L'auteur d'Univers, univers (Verticales) n'avoue aucune
superstition - "ce dieu minable qui n'a jamais aidé personne" selon
ses termes - et ne cède à aucun diktat: "Je n'ai besoin de rien par nécessité.
Et le rituel suppose une vie bien réglée." Il poursuit de sa voix grave et
mesurée: "C'est une vision romantique qui laisse penser que l'écriture est
une activité ésotérique et non une activité humaine." Marie Darrieussecq
est de cet avis. Si l'auteur de Truismes (P.O.L) a eu tôt dans sa vie
d'écrivain quelques manies - écrire avec le même stylo, le matin et dans le
silence - être passée sur le divan les a évacuées. "Mon analyse m'a permis
de faire de l'écriture un métier. Non plus une conduite névrotique",
dit-elle. Grâce à ce travail libérateur, elle peut envisager aujourd'hui, sans
trouble, de prendre sa retraite d'écrivain, de cesser d'écrire: "Comme
Faulkner le fit à cinquante-trois ans, toutes proportions gardées,
naturellement."
Hormis ces deux rétifs au
rituel, la plupart des romanciers interrogés confie avoir besoin d'un
dispositif spécifique. Ainsi, Thierry Hesse, auteur du Cimetière américain (Champ
Vallon), magnifique premier roman: "Si on veut écrire, il faut, dans la
vie ordinaire, instaurer un temps qui n'est plus tout à fait celui de la vie
ordinaire", explique celui qui, avant de commencer son travail à quatre
heures du matin, se met en
voix en lisant un quart d'heure durant des "pages énergétiques"
(Faulkner, Homère ou encore Shakespeare). Pour trouver la voie, se mettre en voix.
Ou en chaussettes de
laine, trop petites et toujours du même modèle pour Edmonde Charles-Roux qui
confie tenir cette extravagance de Salvador Dalí.
Dominique Fabre, auteur
de Pour une femme de son âge (Fayard), confie ne pouvoir écrire chez
lui. Sa famille n'y est pour rien mais il lui faut un lieu anonyme, "un
atelier, une chambre de bonne, la maison d'une collègue partie en
vacances". Tout sauf son domicile. Lydie Salvayre pousse plus loin le bouchon
du nomadisme: "J'écris n'importe où. Plus c'est n'importe où, mieux
c'est", explique l'auteur de Passage à l'ennemie (Seuil), qui
peut coucher quelques lignes dans la salle d'attente d'un dentiste. Son seul
bagage est sa mémoire: "J'ai tout mon livre en tête. C'est un texte
portatif", continue-t-elle. Unique exigence de cette itinérante: "Je
dois avoir le sentiment de solitude."
Pour certains de ses
frères en littérature, écrire à découvert est inimaginable. Philippe Besson est
de ceux-là. Il interdit à quiconque de pénétrer dans sa tanière sans son
autorisation. Délivrée exceptionnellement et réservée à quelques rares proches
privilégiés, dont la femme de ménage, cette autorisation est rigoureusement
assujettie à la présence de l'auteur d'Un garçon d'Italie (Julliard)
dans les lieux: "J'accompagne le visiteur, je le suis et le
surveille" confie-t-il, dans un sourire qui trahit à peine l'angoisse de
l'effraction du huis clos. Interdiction d'entrer et de regarder ses papiers. Un
coup d'oeil - fût-il furtif ou bien intentionné - attire les foudres de son
propriétaire. Le pétillant romancier ne supporte pas l'idée que l'on puisse
avoir accès à ses corrections, ses ratures, ses repentirs. Les généticiens
littéraires n'auront rien à se mettre sous la dent: Philippe Besson jette
brouillons et essais infructueux de peur que l'on puisse lire ce qu'il n'a pas
voulu garder. Pas une coquetterie d'auteur mais l'indice d'un désir de
contrôler, qu'il ne peut exercer ailleurs, dans sa vie hors du temps de
l'écriture: "Je perds toujours tout." De la même manière, il ne dit
rien du livre en cours. Par superstition et crainte de la fausse couche:
"C'est comme une grossesse. Tant que le livre n'est pas fini, je refuse
d'en parler."
Si Nathalie Rheims est
aussi terrifiée que l'on lise son grand cahier - à carreaux, perforé - c'est
par crainte que l'on y découvre... ses fautes d'orthographe. Réminiscence
cuisante de sa vie de petite fille à la scolarité lamentable, la peur que l'on
lise ses mots réduits à leur plus simple appareil - "Honnêtement, j'ai un
niveau d'élève de cinquième", évalue-t-elle - la conduit à dicter chaque
samedi ses pages à son éditeur, Léo
Scheer. Et c'est une manie familiale: pour les mêmes raisons, son père,
Maurice Rheims, académicien de son état, confiait lui aussi sa prose à son
dictaphone qui chaque matin était recueillie par les mains expertes de la secrétaire. Mais
les Rheims ne sont pas une tribu à part. Dans Vivre pour la raconter
(Grasset), le Prix Nobel Gabriel García Márquez confie combien il était humilié
de devoir rendre un manuscrit truffé de fautes. Et à part cette manie? La
romancière ne voit pas, consciente toutefois de son image de Mylène Farmer de
la littérature: "On pense que je dors dans un cercueil",
s'amuse-t-elle. Certes, ses livres - Lumière invisible à mes yeux (Léo
Scheer), Les fleurs du silence ou encore Lettre d'une amoureuse
morte (Flammarion) ont tous à voir avec la disparition mais elle n'en est
pas morbide pour autant. Ainsi, à partir de la Toussaint, chaque matin, le jour
à peine naissant, le réveil la surprend dans son désir d'écrire et sa chemise
de nuit de grand-père. Et rituellement, jusqu'en avril: "J'achève mon
livre avec l'arrivée du printemps."
Claire Castillon a aussi
son horloge interne. Depuis Le grenier (Anne Carrière), son premier
roman, chaque 20 décembre sonne l'heure de la remise de manuscrit. Au départ,
symbolique - l'envoi par la
Poste du Grenier coïncida avec le départ en vacances
d'un amoureux - l'attachement à ce jour est aujourd'hui prosaïque: "C'est
devenu mon échéance. Cela veut dire qu'écrire, c'est un travail, et donc, que
je ne dois pas plaisanter avec ça", explique-t-elle, charmante.
La remise de copie est
souvent un moment difficile pour l'écrivain. A la différence d'un Roger
Caratini ou d'un Jean-Pierre
Angremy, alias Pierre-Jean Rémy, qui engendrent plusieurs livres par an (et
pas des pamphlets ni des libelles, des pavés) et pour qui cet exercice, s'il
est toujours délicat, est sans doute rarement périlleux, Sébastien Japrisot ne
pouvait s'y résoudre. L'auteur d'Un long dimanche de fiançailles
(Gallimard) ne savait poser de point final. Du moins, le mot "fin"
attendait des années. A étape difficile, ses stratagèmes psychiques.
Météorologiques chez Serge Joncour, auteur de Vu et de UV
(Dilettante) qui suit de près les évolutions du temps avant de se rendre chez
son éditeur: "Un régime anticylonique est favorable à la livraison de mon
manuscrit. Un temps pourri la retarde", précise-t-il. L'équation est
simple: le beau temps rend les gens heureux. Et indulgents. Marotte d'auteur?
Plutôt l'indice d'un tempérament anxieux et d'un "manque de confiance dans
le manuscrit lui-même". Même incertitude chez Philippe Besson qui exige de
son éditeur qu'il lui livre son verdict sous vingt-quatre heures: "Passé
ce délai, je m'effondre." Fragilisé par le doute, Philippe Besson pourrait
aller jusqu'à ne pas supporter qu'un tiers lui lise son horoscope, si celui-ci
était un peu tendancieux. A la différence d'un Dominique Fabre qui, lui, lit
tous ceux qui lui tombent sous la
main. Sans que leur lecture prenne une importance démesurée
mais toutefois demeure l'épine dans le pied. Après tout, on ne sait jamais...
Auteur de Paysage et portrait en pied-de-poule (Fayard), Thierry
Beinstingel avoue "se confier à l'irrationnel". Chaque séance de
travail sur ordinateur se termine par une partie de cartes, un solitaire (toujours
sur son écran). Cherchant dans les combinaisons aléatoires des réponses à ses
questions: "Ce livre va-t-il plaire à mon éditeur? Au lecteur?" Très
superstitieux, l'auteur, qui décrivit au plus près dans Composants
(Fayard) la mécanique déshumanisante de l'usine, croise les doigts quand il va
chez son éditeur - selon un itinéraire précis (au passage piétons près). Et
croit très fort en sa capacité à reconnaître les individus nuisibles, ceux qui
portent la poisse.
Peu invalidants, ces
derniers rituels procèdent le plus souvent de la pensée magique, "mode de
pensée existant notamment chez l'obsessionnel et caractérisé par le mécanisme
suivant: "Si je pense, fais ou dis cela, il va arriver ceci"",
selon la définition du docteur Franck
Lamagnère, dans Manies, peurs et idées fixes (Retz). Une croyance
psychique associée le plus souvent à des troubles obsessifs compulsifs (les
TOC). Ces derniers peuvent être les symptômes d'une affection neurologique,
comme le syndrome de Gilles de la Tourette. Selon l'Association française du
syndrome de Gilles de la Tourette, André Malraux - dont le visage semblait
mangé de soubresauts - souffrait probablement de cette affection. Quelle que
soit leur origine, les idées compulsives peuvent investir un champ tout à fait
inattendu. La compulsion mathématique d'Emile Zola le poussait à compter sans
cesse dans la rue les becs de gaz et à additionner les numéros de portes et de
fiacres. "Longtemps, les multiples de trois lui parurent favorables. Puis
ce furent les sept" peut-on lire dans Le livre des bizarres de
Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière (Bouquins Laffont). Tout aussi irrationnel,
le comportement de Francis Bacon qui s'évanouissait à chaque éclipse de lune.
La fièvre d'Erasme à la vue de n'importe quel poisson, la frayeur mêlée de
dégoût d'Alfred de Musset devant une anguille. Ou encore, cette
curieuse habitude de Pierre Corneille qui s'enroulait dans des couvertures de
bure et se roulait sur le sol dans une pièce chauffée afin de suer et
seulement, ainsi délivré de ses humeurs, pouvait-il se mettre à écrire.
Mais il arrive que
certains écrivains, sans doute rongés par l'anxiété, soient en proie à des
obsessions plus handicapantes. Comme Mario Vargas Llosa dont les Cahiers de
L'Herne révèlent qu'il souffrait d'une peur panique de l'avion qu'il a
toutefois pu guérir en lisant en vol des chefs-d'oeuvre de la littérature. Comme Serge
Joncour dont le premier roman, Vu, s'ouvrait sur un accident aérien et
qui ne peut pas prendre l'avion, atteint d'une phobie qui le mena, malgré les
sauf-conduits usuels (décontractants et alcool), à rester par trois fois dans
la salle d'embarquement. Son aversion est pour partie liée au fait de devoir
demeurer assis. Cette contrainte lui est tout aussi insupportable chez un
dentiste ou même chez un coiffeur. Se définissant comme parfaitement
inconséquent, l'écriture lui "permet de ne pas être dans la dilution
permanente". C'est pour cette raison qu'il suppose que l'agoraphobie dont
il souffre de manière fluctuante et qui se manifeste par la peur de la foule et
du voyage en métro est un mécanisme autocréé: "C'est un mal pour un bien. Cela
m'oblige à rester chez moi et à écrire", confesse celui qui, en période
d'écriture, arrête de manger de la viande crue par crainte d'être trop excité.
Pierre Mérot, auteur de Mammifères (Flammarion), couronné du prix de
Flore, est, lui aussi, agoraphobe. Avec attaques de panique. Sans doute est-ce
pour cela que le romancier préfère demeurer chez lui, loin des yeux du monde,
dans le "foutoir organique" de son bureau, bordel monstrueux dans
lequel il se roule "comme un cochon dans sa fange". Dans les rais de
lumière rougeoyants de l'heure entre chien et loup, et qui donnent à son verre
de bière un aspect incandescent.
Le psychiatre Christophe
André, auteur de Petites angoisses et grosses phobies (Seuil), édifie
un pont entre création et phobies: "Ce sont des pathologies de
l'hypersensibilité", explique-t-il. Avant de poursuivre: "Le fait
d'écrire est alors à la fois un échec et une réussite. Echec de l'adaptation
par l'action. Réussite parce que c'est un compromis qui signifie que finalement
cela ne se passe pas trop mal."
Les écrivains paient
parfois leur hypersensibilité au prix fort. La crainte de la maladie tourmente
Joris-Karl Huysmans, dont les ouvrages portent l'empreinte de sa peur de la
souillure qui révèlerait la porosité de son corps. Collectionneur d'odeurs
comme son personnage d'A rebours, Des Esseintes, agoraphobe, livrant
dans sa littérature ses idées fixes impulsives - à travers les tics de scrupule
du père Emonot dans L'oblat ou les pensées sacrilèges de Durtal dans Là-bas
- l'écrivain n'a d'autre choix, à la fin de sa vie, que de choisir la réclusion
et la
solitude. Comme Raymond Roussel, l'auteur d'Impressions
d'Afrique, ami des surréalistes, qui prenait ses repas, toujours seul
et... à la suite: on lui servait, nous dit-on dans Le livre des bizarres,
ses quatre repas, l'un après l'autre, cinq heures durant.
La ritualisation de
l'écriture, les tics de l'écrivain soulignent bien la nécessité d'un filet
psychique. "Il y a d'autant plus de rituels qu'il y a d'incertitude",
analyse le psychiatre Christophe André. Le doute, souvent indissociable de
l'acte de créer, suscite des conduites allant du seul désir d'agencer son
univers (ne pas travailler dans le désordre) à l'extravagance la plus folle:
Nerval promenant dans Paris un homard vivant au bout d'un ruban bleu. "Il
faut organiser son intérieur", se commandait Huysmans pour se border. Et,
à chaque auteur, son ordonnancement: Catherine Cusset, auteur de Confessions
d'une radine (Gallimard), fait table rase dans sa psyché avant de
commencer un nouveau livre en nettoyant son "appartement de façon maniaque
et dans tous les recoins". Alors, tout de même, comme l'écrivait Balzac:
"Quel opéra qu'une cervelle d'homme!"
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