Mercredi 31 Mars 1965
Me voici depuis un mois et
demi en Mauritanie. Parti dans l’enthousiasme, je n’ai senti la séparation
d’avec les miens, qu’en embrassant Maman bouleversée à l’aéroport, qu’en me
retrouvant seul dans ma chambre (n° 13) à l’Hôtel des Députés.
Expérimentation concrète de
ma dépendance à l’égard des autres. A quel point, j’étais prostré la première
semaine, parce que seul, sans affection à donner ou à recevoir. Et combien progressivement,
je me suis rééquillibré à mesure que je me suis senti plus entouré. Et je vis
bien le texte de Pascal, dicté à mes élèves : « car quelque possession qu’il ait sur la
terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas
satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes ». Francis [1]
et les Ballèvre [2] ont joué un rôle essentiel,
pour cela, et le jouent toujours.
Premier contact avec
Francis, lorsque j’ai reçu la décision m’affectant dans son appartement. Peu
favorable. M’a paru ouvert, mais un peu sacrastique. Il était d’ailleurs
entouré de ses amis : Chabas, Roumeas, etc… Puis découverte progressive,
et réciproque. J’ai su par M. Planty (professeur au lycée), qu’il avait quitté
la Compagnie de Jésus. Et un dimanche, il m’a longuement parlé. De la perte de
sa foi. De son enthousiasme juvénile, en entrant : « Merci, Seigneur,
de m’avoir choisi, de m’avoir donné la Foi ». Puis études de philosophie.
Et dessèchement progressif. Questions multiples. Perte progressive de la Foi.
Impression croissante de jouer la comédie, sous la soutane. Particulièrement
avec ses élèves de philosophie, pendant sa régence à Lyon. Et pourtant, un
jeune espoir de la Compagnie – ce que je crois sans peine. A quitté la
Compagnie, l’an dernier. En pleine liberté. Sûr qu’il n’y avait pas rupture,
retour en arrière. Mais pleine cohérence dans son itinéraire. M’a décrit la
peine profonde de ses parents, puis leur accoutumance. Et maintenant le voici
en Mauritanie. Et depuis quelques jours, dans sa petite villa, du Finistère
comme il dit joliment.
Un beau regard bleu. Front
dégarni. Mais beaucoup de bonté. Il m’a parlé un peu de son mariage. Calmement,
de lui, de son expérience de la Compagnie, de l’immense liberté dont il y
jouissait. Et au bout de quinze jours, je lui ai parlé à mon tour de mes
questions, de mes éventuelles vocations. Soulignant combien le hasard était
prodigieux qui nous réunissait. Il ne dit rien pour me choquer. S’étant senti
un peu responsable de ma vocation éventuelle. Et il me parle avec beaucoup
d’aisance de la Compagnie. Tout cet « apprivoisement » réciproque a
eu surtout lieu pendant que Claude Baehrel et Jean-Pierre Manya qui occuperont
l’appartement avec moi, étaient en tournée. Et j’aime cette façon cavalière que
Francis a pour mettre fin à nos conversations. Depuis qu’il a déménagé, nous
nous voyons évidemment moins, mais notre dîner avec le général Méric, le fait
qu’il m’ait emmené au théâtre… etc…. fait que nous ne perdons pas le contact.
Son maître-mot est
l’efficacité. La seule réalité est l’homme. M’a évoqué longuement la
fonctionnarisation et le vide intérieur de beaucoup de prêtres, etc… Le fait
que les chrétiens et l’Eglise ont la vérité avec un grand V. Et en pensant à
lui, le mot de saint-Ex. dans Citadelle, que j’ai commencé de lire
à la plage dimanche dernier, me revient, qui dit à peu près : celui qui
interroge et pose des questions, cherche l’abîme. Francis cherche surtout à
comprendre e monde, l’homme. Il a cessé de chercher à connaître Dieu. Et la
découverte du monde et de l’homme, n’étant plus faite en fonction de la réalité suprême : Dieu, il s’est enlisé.
« Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum
me festina » … “ J’interdis que l’on interroge, sachant
qu’il n’est jamais de réponse qui désaltère. Celui qui interroge, ce qu’il cherche d’abord c’est l’abîme ’’ Saint-Exupéry, Citadelle, p. 21.
*
*
*
Et puis découverte progressive,
et à chaque fois nouvelle, à chaque fois neuve, et émouvante, des Mauritaniens.
Par amitié successivement approfondie.
Accueil. Etrange parenté de fond, que je croyais être,
intellectuellement, vu de Paris, et que j’expérimente réellement.
Tout d’abord mes classes. La
section des chefs de bureau, quarante à cinquante ans d’âge. Noirs et beïdanes.
Attachants au possible. A qui l’on peut tout dire. Devant qui, je suis détendu,
car je sens que j’en suis aimé. Ardeur au travail. Ardeur de néophytes . Vantant
la difficulté des cours.
Rencontre d’abord de Sissoko
Abdoulaye (chef de subdivision à Sélibaby). Longue conversation près de l’Hôtel
des Députés. Puis à la maison, quand il est venu m’offrir un
« bou-bou ». Son attachement pour la France. Impossible d’oublier la
France. C’était le lundi 8 mars.
Et puis Malick Athie, autre
Noir du Fleuve, que je rencontre près de l’Hôtel des Députés, que je revois
dans sa chambre à l’Hôtel, qui m’offre le thé et aussi une jolie tenture
ivoirienne, qui orne maintenant mon étagère. Avec le recul, je m’aperçois aussi
qu’il aurait voulu que je le favorise un peu. J’ai nettement dit que cela était
impossible. Mais il est quand même bien gentil.
Alassane Traoré – aussi, est
venu me voir à la maison avec un de ses amis, qui avait été en France, il y a
deux ans, et avait particulièrement été frappé par
– le fait que tout le monde travaille (vg.
certaines femmes)
– le champ de bataille de Verdun
Un attachement à la France, vraiment
touchant, et bien chaud au cœur.
La classe des judiciaires.
Plus difficile. Des jeunes de dix-huit à vingt ans. L’indépendance pour eux est
la situation normale (alors que pour les chefs de bureau, c’est trop récent,
pour qu’ils y modèlent réellement leur pensée). Beaucoup d’orgueil, guère de travail.
Mais, chez certains (Mohamed Lemine Ould Saal Ballah) une allure formidable. Et
cette conscience, surtout chez Mohamed Lemine, de toutes les valeurs, de toute
la tradition du désert, de toute une richesse. Combien c’est vrai. Certes, ils
se prennent au sérieux : Mohamed Saïd, surtout. Certes, il y a des
accrochages (corrigé de la dissertation : « facteurs de division et
facteurs d’unité dans le monde actuel »). Mais parfois, c’est merveilleux
de franchise et de netteté. Et après tout, je crois que je gagne leur
confiance.
Les secrétaires-dactylo., en
majorité noirs. Classe turbulente, mais que maintenant j’aime. Questions,
souvent bizarres, ou alors essentielles : qu’est-ce que l’homme ? Un
après-midi, « explication » du christianisme à trois d’entre eux. Un
autre, passionné par Pascal. Une classe détendue, elle aussi. Et des femmes
bavardes à l’excès. J’ai commencé à faire copier des lignes, lundi dernier.
La section financière :
un peu terne. Je la connais mal. Majorité noire.
Mohamed Salem Ould M’Khaïtirat.
D’après Madame Darde qui le tenait de Cheïbani, m’a attendu à plusieurs avions.
Gentil au possible. C’est le premier Maure que j’ai connu en Mauritanie.
Réservé. Peut-être pas très intelligent. Mais silencieux et bon.
Et puis Cheïbani, arrivé le
lundi 15 Mars, qui a pris tout de suite contact avec moi. Et que je vois tous
les deux jours. Très occidentalisé. Essaye d’avoir une vision globale de la
Mauritanie. A ce que je crois, situation un peu délicate. S’oppose à certains
ministres. Au fond, controversé. Mais nous sympathisons. Et je crois que je
vais l’aimer, malgré qu’il se prenne au sérieux.
Grâce à une lettre opportune
de Madame Darde, j’ai pris contact avec Ahmed Ould El Kori. Il est venu à la
maison samedi soir. Il est aussi dans la classeq des chefs de bureau. Un bon
paysan auvergnat. D’une bonté et d’une spontanéité totale. Aimant la France, et
expliquant son attachement par certain administrateur « qu’il aime
trop » ce qui veut dire : beaucoup. Messmer, commandant à Atar, qui
facilite son voyage à La Mecque, aussi. A évoqué le problème des Noirs, avec
lequel problème il faudrait finir au plus vite. Et puis aussi des jeunes qui
n’ont plus le respect des vieux, etc…. je lui parlais de la classe des
judiciaires.
Hier, je suis allé prendre
chez lui, le thé. Ahmed Saloum Ould Haïba est venu : le père de Cheïbani.
Ils sont parents. J’étais subjughué par Ahmed Saloum. Profil fin et bronzé,
encadré par le turban très bleu. Bou-bou, très simple et blanc. Et parlant avec
vivacité et aussi beaucoup de calme. Donnant l’impression de beaucoup de
détachement. Il a été vice-président du Grand Conseil de l’A.O.F., ministre de
l’Intérieur, puis de la Santé. Est actuellement député. Influence considérable
à Tidjikja. M’a parlé du Parti, de l’histoire de la Mauritanie, de Mokhtar [3],
honnête, sincère, mais qui croit que tout le monde est comme lui. Prônait le
régime présidentiel, mais déçu actuellement. Abaissement de l’Assemblée
nationale lui apparaît dangereux, les députés voient leur influence locale diminuer.
Et puis le discours d’avant-hier de Mokhtar, au meeting, demandant au Parti de
faire primer le « militantisme » [4]
sur la compétence, pour le choix des candidats aux élections, lui paraît
dangereux. « valabilité », représentativité, popularité, lui paraissent
les critères essentiels pour le bon député. Et d’ajouter, à un moment, que tout
marche plus mal depuis l’indépendance. Que son seul but, sa seule direction de
pensée, c’est l’intérêt de la Mauritanie. Ne pas faire passer le Parti
par-dessus la Mauritanie. Et nous nous sommes quittés à la nuit noire.
Auparavant, il avait « donné le bonjour » à Ahmed Ould El Kori, de
nombreux parents et connaissances.
Impression que tout le monde
se connaît en Mauritanie. Vaste atmosphère de famille. Peut-être liée à la vie
nomade.
J’oublie le portrait de
Marouf, ancien ministre de l’Economie [5].
Masque à la Bourguiba. Beaucoup de passion en lui. Jean-Marie Ballèvre, qui a
été son conseiller, le ditxénophobe et nationaliste. En tout cas, plein de feu.
Et je le vois, hier, après la conférence de Monteil, évoquer certains problèmes
de sédentarisation trop anarchique. On sent beaucoup de foi en lui. Et le
lendemain de mon arrivée, j’ai pris le thé chez lui, avec Salem M’Khaïtirait.
Il m’a beaucoup impressionné.
Et puis aussi, Mohamed
Abdallahi Ould Moktar dit Allaoui, un de mes grands élèves, que je rencontrai
au marché il y a quinze jours. J’aurais voulu prendre en sténographiesa
description de la brousse. Fixer la façon de prononcer avec amour le mot de
chamelle, de petits chameaux. Et à travers ses yeux et ses paroles, je voyais
la symphonie branche, brune et ocre des troupeaux autour du puits, dans la
poussière dorée du soir, et le bruit confus des cris et des chants, et la nuit
qui s’avance.
*
*
*
Et puis, c’est l’ambiance de
Nouakchott qui me revient au cœur, et que l’on découvre, et que l’on sent pour
peu que l’on se promène vers dix-huit ou dix-neuf heures, dans le calme.
Nouakchott est peut-être artificielle mais elle reste mauritanienne. Et ces
gens, allongés en cercle sur le sable rouge ou fauve, qui bavardent ou se
taisent, dans la pénombre qui les envahit. Et ces Maures qui avancent
lentement, sous la lumière verticale et aveuglante, la main dans la main. Ces
bou-bous, bleus clair ou blancs, qui flottent et se déploient comme des voiles
de barques, dans le soleil et le vent. Ambiance aussi un peu monastique, car
chacun va droit son chemin. Absorbé dans ses pensées. Et enveloppé dans son
bou-bou, que l’on tient serré derrière le dos, ou que l’on laisse flotter
autour de soi. Et aussi ce silence général. Car les constructions sont
espacées. Point d’écho. Et le sable est partout. Et le soleil, la lumière sont
partout. Les voitures sont nombreuses, proportionnellement à la population.
Mais l’effervescence du boulevard saint-Michel à Paris, ou du pont Servatius ( ?
– vérifier) à
Saint-Louis, n’existe pas ici. Calme et lumière de certain monastère, de
Solesmes, quand les moines circulent, rapidement, avec le sourire, se rendant à
telle ou telle tâche, ou se regroupant pour l’office.
Hier, mardi 30 Mars,
conférence de Monteil [6] :
« nomadisme et sédentarisation ». A en juger par les questions de
Mohamed Ould Cheikh [7]
et par ce que rapportait Abdoul Aziz Bâ ce matin, il a été décevant. N’abordant
pas les problèmes concrets et pratiques.
Vu Abdallahi Ould Daddah, au
sortir de la conférence. Nous avons pris rendez-vous pour ce soir. Charme fin
et délicat. Silence et timidité, que j’avais tant apprécié à Paris.
*
*
*
Voici que la Mauritanie,
dont je ne connais pourtant que la capitale, me devient mienne. Et je sais que
je ne fais que commencer à la découvrir. Au fond, il faut me
« beïdaniser » l’âme. Rendre visite aux gens. Sourire. Profiter de
cette facilité générale, de cet accueil de partout. De cette simplicité totale.
L’acquérir aussi cette simplicité. Ces ministres qui circulent à pied,
simplement. Cette ambiance de famille. C’est ce qui me frappe le plus, cette
ambiance de famille. Certes, il y a sûrement des rivalités. Mokhtar est
discuté, parce que trop sincère, trop droit, et recevant tout le monde. Mais le
fond demeure.
deux pages manuscrites à saisir …
12 heures 10
Je viens d’écrire pendant
une heure et demi. Les « judiciaires » me faisaient une
narration : « un coin de brousse que vous aimez », et Mohamed
Taki vient de me rendre sa copie. Et il décrit Tidjikja, unique au monde, monde
qu’il a pourtant visité. E la porte de sa maison taillée dans la masse d’un
arbre. Du bois « naturel ». Sincérité. Lyrisme. Enthousiasme. Et le
pays pénètre en moi.
Comme on comprend
l’attachement des administrateurs, de saint-Exupéry, de Psichari, de
Foucauld !
Béni sois-tu mon Dieu, pour le désert,
pour ces garçons droits, aux yeux
brillants
pour le goût d’aimer et d’apprécier
que tu as mis en moi.
Béni sois-tu pour ces heures,
ces jours, ce mois.
+
17 heures 30
Reçu une lettre de
une
demi-page manuscrite à saisir
[1] - Francis de Chassey –
[2] -
Jean-Marie Ballèvre, ancien élève de l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer,
administrateur, ayant « commandé » à Moudjeria, à Méderdra puis
commandant du cercle de la Baie
du Lévrier (Port-Etienne, future Nouadhibou), il est conseiller technique au
ministère du Plan quand j’arrive en Mauritanie et travaille auprès de Bocar
Alpha Ba, Bamba Ould Yezid, Birane Mamadou Wane qui s’y succèdent ; à
l’époque, son accueil, celui de sa femme Catherine, plusieurs fois par semaine
à leur table, et nos matinées de plage, sont décisifs pour mon équilibre
personnel et aussi un dialogue sur ce que je découvre à mesure du pays ;
je le surnomme donc « mon père en Mauritanie »
[3] - une
circulaire du vice-président du Conseil de gouvernement a précisé dès le ---
1957 l’orthographe de son prénom : Moktar. Je ne la respecte pas encore à
mes débuts mauritaniens (beaucoup d’Européens prononcent « mortar »)
et, aujourd’hui, elle n’est plus
respectée.
[4] -
[5] - plus précisément Mohamed
El Moktar Ould Cheikh
Abdallahi, dit Marouf
[6] -
[7] -
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire