samedi 30 juillet 2016

une relation avec Marceau Long - son appréciation du départ du général de Gaulle

J'ai eu l'honneur d'entretiens suivis, en tête-à-tête avec le président Marceau Long, à la fin de sa vie. Envisagé puis interrompu par une démoralisante hospitalisation, le projet d'une façon de mémoire pour un parcours très diversifié dans la sphère des plus hautes responsabilités administratives et judiciaires de notre Etat, devait être suivi d'une mise au net de ses cahiers de notes prises en conseil des ministres, pendant une période très importante par ses dates plus que par sa durée : l'arrivée au pouvoir de la gauche selon François Mitterrand succédant à Valéry Giscard d'Estaing. Ce travail aurait été à combiner - si possible - avec des notes également personnelles et prises pendant la même période par Maurice Grimaud, le fameux préfet de police de " Mai 68 " alors chargé par Gaston Defferre de la direction de son cabinet place Beauvau. Je regrette donc un apport considérable à la compréhension intime d'un moment de notre histoire contemporaine, et un homme d'intense proximité avec qui il acceptait de travailler en confiance et avec plaisir. L'appréciation de Marceau Long sur le départ du général de Gaulle est inédite. Les lettres que je lui adressais et auxquelles il répondait le plus souvent, dans l'intervalle de nos entretiens, témoignent de nos échanges : comment vraiment administrer, gouverner le pays.


Marceau Long

C’est à la présentation de l’avant-dernier tome de Georgette Elgey sur la Quatrième République, elle-même rencontrée à un colloque de la Fondation sur le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, que je rencontre l’administrativiste qui, avec Weil et Braibant, a formé tant de générations d’énarques et de membres du Conseil d’Etat, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative (Dalloz . 1ère édition . 1956 . 16ème . 2007 – compilé et commenté à l’initiative de René Cassin et de Marcel Waline, deux grands gaullistes de la France libre). Il me reçoit chez lui depuis le début de l’année et m’enseigne notre histoire contemporaine et la Cinquième République telle qu’il l’a vécue. Né le 22 avril 1926, il commence lui aussi sa carrière au Maroc, mais au moment de l’indépendance, avec Alexandre Parodi, en venant du cabinet de Maurice Faure. Directeur général de la Fonction publique en 1961 (nommé par Pierre Racine pour Michel Debré), puis secrétaire général pour l’administration du ministère des Armées (succédant à Bernard Tricot à ce poste en 1967), il est inopinément chargé de la mûe de l’ORTF par Pierre Messmer et Georges Pompidou, à l’automne de 1973. Secrétaire général du gouvernement presque dès le début du mandat présidentiel de Valéry Giscard d’Estaing, il assure la continuité en 1981-1982, puis il est, de 1987 à 1995, le vice-président du Conseil d’Etat, après avoir présidé un temps Air Inter puis Air France. Sa palette est large. Ses affinités éclectiques, en politique et en art contemporain : ses magnifiques Vasareli. Il demeure une grande caution et la continuité de sa vie est précisément son dévouement à la continuité de la chose publique en France.


mercredi 8 Avril 2009 - 16 heures 40 à 19 heures 15

Dans la position où vous étiez et avec le recul, comment avez-vous vu le départ du Général et quelles sont les causes et les conséquences ?.

Lorsque le Général a fait ce ce référendum qu’il a finalement perdu, le sentiment que nous avions c’est qu’il ne nous paraissait pas perdu a priori… à notre avis, c’était peut-être jouable. Finalement, la majorité n’a pas été énorme. Mais le milieu dans lequel j’étais – c’était aussi l’opinion du général Fourquet, je le voyais tous les lundi, on avait un rendez-vous fixe – , c’était qu’au fond, il avait peut-être choisi sa sortie. Et que finalement cela pouvait être une belle sortie. C’est une idée que certains avaient – notamment, je vous dis, parmi les gens qui l’avaient connu de très près pendant la guerre et qui le connaissaient encore de très près. Parce qu’en fin de compte, cela ne paraissait pas d’une nécessité absolue, et il n’y avait pas une urgence extraordinaire à sortir ce grand paquet. En même temps les critiques étaient assez vives contre mon collègue Bernard Tricot, qui était accusé d’être … d’avoir un peu des œillères, d’avoir… je ne sais pas… parce que l’idée était la sienne. Donc, des gens qui le connaissaient depuis plus longtemps, qui y tenaient beaucoup, pensaient que s’il avait tenté cette aventure – parce que c’était vraiment une aventure… incertaine – c’était peut-être avec la volonté de s’en remettre … les dés étaient sortis… il avait jeté les dés, et au sort ou à Dieu, de décider. C’est une opinion qui était celle de Fourquet que je partageais assez. Que – en fin de compte – pourquoi avec son passé, tenter ce coup de dés ? Il est très vrai aussi qu’il voulait à tout prix réaffirmer sa légitimité propre. Il ne voulait pas se laisser engluer, je crois, dans les procédures parlementaires, dans les systèmes qui représentaient un peu ce que faisait Pompidou… il voulait sortir de là, et sortir par le haut. Voilà : c’est un peu comme çà que nous avions interprété le coup de dés dans lequel il s’était lancé.

Il est bien certain qu’en même temps, cela révélait certaines fractures, certaines coupures de sa majorité : le oui, mais… des Républicains Indépendants a compté. C’était en même temps peut-être une manière de voir qui le suivait vraiment, qui s’arrêtait en chemin ? lorsque la nouvelle est arrivée avec sa brutalité : son départ brutal, alors je pars de l’Elysée demain matin… cela nous a fait un choc, cela m’a fait un choc. Je connaissais très bien Pierre-Louis Blanc qui est devenu son mémorialiste, qui a classé tous ses papiers. Evidemment, c’était très triste pour lui. Deux sentiments en même temps que c‘était une perte extraordinaire, mais aussi l’idée quand même générale, que nous avions Pompidou. Que Pompidou, quand même,  pouvait maintenir … le souffle : c’est beaucoup dire. Ce sont deux hommes très différents, et Pompidou n’était pas visionnaire, il avait des tas de qualités, il était très intelligent, il était cultivé, mais ce n’était pas du tout le même homme que le Général. Il y avait malgré tout l’idée qu’il était capable de gérer l’héritage.

Gérer l’héritage et d’ailleurs – on a parlé – j’avais assisté à une conférence qu’il avait faite à Sciences-Po. qui m’avait prouvé… en tout cas qui m’avait permis de constater le changement qui s’était produit en lui de l’ancien Premier ministre au Président de la République, et notamment la façon dont il avait absorbé ces idées que la guerre et la diplomatie ne se voient pas de la même manière quand on est ministre, Premier ministre et lorsqu’on est Président de la République. Et donc il partageait, je crois, à ce moment-là, son sentiment sur la rivalité foncière des tempéraments nationaux, le fait qu’il n’y avait pas à attendre grand-chose… en tout cas pas attendre de… c’est le cas des « Etats monstres froids »… pas attendre ni de reconnaissance ni de gratitude ni de sympathie. Cela, c’était une idée assez répandue dans notre génération : Parodi m’en avait parlé. Un jour, on parlait de l’amitié franco-américaine ; il disait, au fond, qu’est-ce que cette amitié ? Malgré tout, il y a quelque chose qui existe, que l’on cultive, peut-être faut-il la cultiver ? Mais finalement qu’y a-t-il exactement là derrière ? C’était un sentiment qui était assez répandu parmi les gens qui, justement, avaient connu la guerre avec toutes les difficultés de la guerre et de la Libération.

Et pourquoi est-ce qu’il l’a perdu ? Pourquoi c’était devenu très hasardeux de tenter ce référendum ?

C’est là justement que se faisait peut-être le partage. A-t-il voulu lui-même faire ce partage et vérifier ? Il y avait au fond au sein des gaullistes, au sein du gaullisme, deux couches très différentes. Des gaullistes qui l’étaient depuis longtemps, qui étaient de sentiment … c’est plus de sentiment, d’ailleurs, que de temps… et puis des gaullistes venus au gaullisme parce que tout le reste avait disparu. Qui avaient appartenu aux partis de droite classique, d’ailleurs des gens très très bien mais, enfin, qui n’étaient pas dans le même esprit, qui ne voyaient pas le monde de la même façon. C’était certainement le cas d’un homme comme Giscard, toute une série de hauts fonctionnaires des Finances que je connaissais, d’inspecteurs des finances, qui voyaient déjà en somme la France comme puissance moyenne. Le Général ne la voyait pas comme puissance moyenne. Et cela, c’est une chose qui m’avait beaucoup frappé, qui existait beaucoup dans ces milieux, justement : on dirait des gens centristes, indépendants, centre-droit, centre-gauche même. A cet égard, il n’y avait pas grande différence : on oubliait… il avait réussi à faire oublier que, justement, cette France n’était qu’une France moyenne. Cinquante millions d’habitants à l’époque, peut-être… je crois qu’on n’arrivait pas à cinquante encore. Mais ce n’était pas le problème pour lui.

Et rétrospectivement, le texte référendaire  vous paraissait tenir la route ?

A mon avis, le texte tenait la route, mais il se heurtait, sur le plan politique justement, à des courants fondamentaux depuis le début de la République. En prenant pour cible le Sénat, il affrontait là des courants très profonds de la Troisième République, qui, malgré tout ce qu’il s’était passé, malgré la guerre et la défaite, gardait une force, une véritable force.

Il avait pris le père comme ministre d’Etat en 1945, Jeanneney père, et le fils pour défendre le projet…

Je crois d’ailleurs que le fils n’avait pas caché que le projet était très ambitieux mais il était bien décidé à continuer.

Vous l’avez un peu connu ?  

Un peu connu, oui. Lui, il sentait certainement le risque et, d’après ce que j’avais entendu dire, on n’avait pas caché au Général que c’était vraiment une grosse affaire. Seulement, une fois qu’on est dans un projet, on cherche à le mener à bien.

De façon paradoxale, la gauche pratiquement n’existe pas dans cette affaire.

Non ! Eh non ! C’est bien deux courants de droite. La droite qui a la peau du Général. Et c’est la droite traditionnelle, classique si j’ose dire, qui avait fondé la Troisième République parce que les Bardoux, et tout çà, c’étaient les fondateurs de la Troisième République. Tout le parti de Thiers, la République conservatrice. Tout cela a été très puissant pendant très longtemps. Très longtemps et cela avait résisté à Gambetta, survécu à la République des notables. C’était s’attaquer à la chair-même de sa majorité, et forcer justement ceux qui s’étaient laissés entrainer dedans, à maintenir ou à déchirer le pacte.

Vous le dites très bien.
Quand on regarde notre histoire de France sur cinquante ans, est-ce qu‘on se dit de toutes façons, de Gaulle serait parti, cela n’a rien changé… ou au contraire, ce départ, à ce moment-là et sur une défaite, a-t-il des conséquences ?

Je ne crois pas… il ne me semble pas qu’il y ait eu des conséquences aussi graves qu’on pouvait le penser, compte tenu de ce qu’était le Général pour la France, du rôle qu’il avait assumé à la tête de la France. Je me rappelle souvent à cet égard du mot d’un Chancelier allemand je crois, disant : « au fond, vous voyagez en première avec un billet de seconde classe ».

Pour la France.
Eh oui ! Au fond, avec de Gaulle, on voyageait en première avec effectivement un billet de seconde classe. Et c’est vrai. Cela, il l’avait fait complètement oublier. Complètement oublier. Cette impulsion, cette vigueur s’est quand même manifestée un certain temps et, à mon avis, a soutenu Pompidou, un certain temps, puis Pompidou est mort. Peut-être trop vite d’ailleurs. Et alors, justement, la mort de Pompidou a fait accéder au pouvoir, à travers Valéry Giscard d’Estaing, disons l’aile conservatrice traditionnelle de la République. 

Est-ce qu’il y avait dans votre mémoire, un climat social qui restait difficile ; c’est Schumann qui était ministre de ces choses-là, le franc restait malgré tout attaqué, il y avait donc une situation budgétaire, financière et sociale qui était tendue.

Il est certain que le refus de dévaluer le franc a joué aussi. Notamment pour la clientèle de l’aile conservatrice, cela a sans doute été une erreur politique. Cela a été, là aussi, un défi… un succès finalement… immédiat, mais cela s’ajoutait en somme à tous les défis qu’il lançait à ce moment-là.

Et mon cher Couve de Murville, dans cette ambiance, quand il prend le gouvernement. Il est le Premier ministre de l’époque du référendum ?

Alors, là, je ne sais pas vraiment quel fut son sentiment personnel. Il y a peut-être des membres de son cabinet, qui le savent, mais moi…

Il n’est pas difficile à deviner, il l’a à peu près dit. J’ai commencé à le voir en janvier 1970, donc à mesure… pour lui, le référendum était inutile, à tenir le plus tard possible. C’était son idée. Par ailleurs, au-dessus de son idée personnelle, il y avait autre chose qui explique pourquoi il a été nommé Premier ministre, et qui explique pourquoi de Gaulle le prisait certainement plus que Debré et que Pompidou, c’est qu’il estimait qu’il devait d’abord servir le Général. Il a eu la même attitude pour le franc qui était pourtant sa technique, c’était même plus que le Quai d’Osray. Il a voulu laisser à de Gaulle aussi bien la responsabilité d’éventuellement dévaluer que d’être l’homme du succès. Il était en complète abnégation. Et, à mon avis, c’était d’autant plus méritoire que –, c’est ma thèse – si de Gaulle avait duré jusqu’en 1972, ou même jusqu’à la fin de 1970, Pompidou s’éteignait lentement.

Par ailleurs, j’ai pu écouter à la Fondation Charles de Gaulle l’enregistrement intégral de l’entretien du général de Gaulle  avec Michel Droit, en décembre 1965, la réglementation électorale fait que, dans les dialogues avec un journaliste pour la propagande électorale, le candidat doit avoir le dernier mot. Il faut qu’il ait le premier et puis le dernier. Dans une prise de son  qui n’a jamais été diffusée et que probablement personne n’a songé à auditionner, j’étais probablement le premier à l’entendre hors ceux qui avaient enregistré l’émission à l’époque – de Gaulle indique que, le moment venu,  il indiquera quel candidat  a sa préférence pour la présidence de la République. C’est décisif, cela, en 1965. Et si vous vous souvenez du projet référendaire du 27 avril, l’intérim est confié désormais au Premier ministre et plus au président du Sénat. Donc, il n’y a plus de Poher, il y a Couve en possession d’état.

Et en même temps, oui… au fond, il s’est toujours méfié du Sénat : le Général.

Je pense que le Général était probablement monacaméraliste et que le système de 1945, autrement dit cette mini-Constitution mise au référendum du 12 Octobre 1945, ne lui déplaisait pas. J’ai été très frappé de voir qu’aussi bien à Alger qu’au début des travaux de la Constituante – qui se met au travail dès le mois de novembre,– de Gaulle ne dit rien sur ses souhaits et on peut donc dire que ses souhaits de l’époque, c’est quand même ce qu’il a fait adopter par référendum comme fonctionnement de la Constituante.
Par ailleurs, Jules Jeanneney avait fait une consultation pour le Général en 1942 dans laquelle il était très sévère sur le Sénat et il avait été président du Sénat.  

On l’a bien vu dans la période Monnerville, les ministres ne pouvaient plus aller au Sénat.

L’affaire Markovic, vue des Armées.

Il y a eu des poursuites disciplinaires contre des gens du SDECE. Et alors j’avais été consulté sur ces poursuites. Moi, j’ai dit : il faut les traiter comme un fonctionnaire normal, appliquer toutes les règles, les procédures normales. Mais, cela n’avait pas laissé un bon souvenir dans les services spéciaux, cette affaire-là.







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