J'ai eu l'honneur
d'entretiens suivis, en tête-à-tête avec le président Marceau
Long, à la fin de sa vie. Envisagé puis interrompu par une
démoralisante hospitalisation, le projet d'une façon de
mémoire pour un parcours très diversifié dans la sphère des
plus hautes responsabilités administratives et judiciaires de
notre Etat, devait être suivi d'une mise au net de ses cahiers
de notes prises en conseil des ministres, pendant une période
très importante par ses dates plus que par sa durée :
l'arrivée au pouvoir de la gauche selon François Mitterrand
succédant à Valéry Giscard d'Estaing. Ce travail aurait été à
combiner - si possible - avec des notes également personnelles
et prises pendant la même période par Maurice Grimaud, le
fameux préfet de police de " Mai 68 " alors chargé par Gaston
Defferre de la direction de son cabinet place Beauvau. Je
regrette donc un apport considérable à la compréhension intime
d'un moment de notre histoire contemporaine, et un homme
d'intense proximité avec qui il acceptait de travailler en
confiance et avec plaisir. L'appréciation de Marceau Long sur
le départ du général de Gaulle est inédite. Les lettres que je
lui adressais et auxquelles il répondait le plus souvent, dans
l'intervalle de nos entretiens, témoignent de nos échanges :
comment vraiment administrer, gouverner le pays.
Marceau Long
C’est à la présentation de l’avant-dernier tome de
Georgette Elgey sur la Quatrième République, elle-même rencontrée à un colloque
de la Fondation sur le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, que je
rencontre l’administrativiste qui, avec Weil et Braibant, a formé tant de
générations d’énarques et de membres du Conseil d’Etat, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative (Dalloz
. 1ère édition . 1956 . 16ème . 2007 – compilé et
commenté à l’initiative de René Cassin et de Marcel Waline, deux grands
gaullistes de la France libre). Il me reçoit
chez lui depuis le début de l’année et m’enseigne notre histoire contemporaine
et la Cinquième République telle qu’il l’a vécue. Né le 22 avril 1926, il
commence lui aussi sa carrière au Maroc, mais au moment de l’indépendance, avec
Alexandre Parodi, en venant du cabinet de Maurice Faure. Directeur général de
la Fonction publique en 1961 (nommé par Pierre Racine pour Michel Debré), puis
secrétaire général pour l’administration du ministère des Armées (succédant à
Bernard Tricot à ce poste en 1967), il est inopinément chargé de la mûe de
l’ORTF par Pierre Messmer et Georges Pompidou, à l’automne de 1973. Secrétaire
général du gouvernement presque dès le début du mandat présidentiel de Valéry
Giscard d’Estaing, il assure la continuité en 1981-1982, puis il est, de 1987 à
1995, le vice-président du Conseil d’Etat, après avoir présidé un temps Air
Inter puis Air France. Sa palette est large. Ses affinités éclectiques, en
politique et en art contemporain : ses magnifiques Vasareli. Il demeure
une grande caution et la continuité de sa vie est précisément son dévouement à
la continuité de la chose publique en France.
mercredi 8
Avril 2009 - 16 heures 40 à 19 heures 15
Dans la position où vous étiez et avec le recul, comment avez-vous vu
le départ du Général et quelles sont les causes et les conséquences ?.
Lorsque le Général a
fait ce ce référendum qu’il a finalement perdu, le sentiment que nous avions
c’est qu’il ne nous paraissait pas perdu a priori… à notre avis, c’était
peut-être jouable. Finalement, la majorité n’a pas été énorme. Mais le milieu
dans lequel j’étais – c’était aussi l’opinion du général Fourquet, je le voyais
tous les lundi, on avait un rendez-vous fixe – , c’était qu’au fond, il avait
peut-être choisi sa sortie. Et que finalement cela pouvait être une belle
sortie. C’est une idée que certains avaient – notamment, je vous dis, parmi les
gens qui l’avaient connu de très près pendant la guerre et qui le connaissaient
encore de très près. Parce qu’en fin de compte, cela ne paraissait pas d’une
nécessité absolue, et il n’y avait pas une urgence extraordinaire à sortir ce
grand paquet. En même temps les critiques étaient assez vives contre mon
collègue Bernard Tricot, qui était accusé d’être … d’avoir un peu des œillères,
d’avoir… je ne sais pas… parce que l’idée était la sienne. Donc, des gens qui
le connaissaient depuis plus longtemps, qui y tenaient beaucoup, pensaient que
s’il avait tenté cette aventure – parce que c’était vraiment une aventure…
incertaine – c’était peut-être avec la volonté de s’en remettre … les dés
étaient sortis… il avait jeté les dés, et au sort ou à Dieu, de décider. C’est
une opinion qui était celle de Fourquet que je partageais assez. Que – en fin
de compte – pourquoi avec son passé, tenter ce coup de dés ? Il est très
vrai aussi qu’il voulait à tout prix réaffirmer sa légitimité propre. Il ne
voulait pas se laisser engluer, je crois, dans les procédures parlementaires,
dans les systèmes qui représentaient un peu ce que faisait Pompidou… il voulait
sortir de là, et sortir par le haut. Voilà : c’est un peu comme çà que
nous avions interprété le coup de dés dans lequel il s’était lancé.
Il est bien certain
qu’en même temps, cela révélait certaines fractures, certaines coupures de sa
majorité : le oui, mais… des
Républicains Indépendants a compté. C’était en même temps peut-être une manière
de voir qui le suivait vraiment, qui s’arrêtait en chemin ? lorsque la
nouvelle est arrivée avec sa brutalité : son départ brutal, alors je pars
de l’Elysée demain matin… cela nous a fait un choc, cela m’a fait un choc. Je
connaissais très bien Pierre-Louis Blanc qui est devenu son mémorialiste, qui a
classé tous ses papiers. Evidemment, c’était très triste pour lui. Deux sentiments
en même temps que c‘était une perte extraordinaire, mais aussi l’idée quand
même générale, que nous avions Pompidou. Que Pompidou, quand même, pouvait maintenir … le souffle : c’est
beaucoup dire. Ce sont deux hommes très différents, et Pompidou n’était pas
visionnaire, il avait des tas de qualités, il était très intelligent, il était
cultivé, mais ce n’était pas du tout le même homme que le Général. Il y avait
malgré tout l’idée qu’il était capable de gérer l’héritage.
Gérer l’héritage et
d’ailleurs – on a parlé – j’avais assisté à une conférence qu’il avait faite à
Sciences-Po. qui m’avait prouvé… en tout cas qui m’avait permis de constater le
changement qui s’était produit en lui de l’ancien Premier ministre au Président
de la République, et notamment la façon dont il avait absorbé ces idées que la
guerre et la diplomatie ne se voient pas de la même manière quand on est
ministre, Premier ministre et lorsqu’on est Président de la République. Et donc
il partageait, je crois, à ce moment-là, son sentiment sur la rivalité foncière
des tempéraments nationaux, le fait qu’il n’y avait pas à attendre grand-chose…
en tout cas pas attendre de… c’est le cas des « Etats monstres
froids »… pas attendre ni de reconnaissance ni de gratitude ni de sympathie.
Cela, c’était une idée assez répandue dans notre génération : Parodi m’en
avait parlé. Un jour, on parlait de l’amitié franco-américaine ; il
disait, au fond, qu’est-ce que cette amitié ? Malgré tout, il y a quelque
chose qui existe, que l’on cultive, peut-être faut-il la cultiver ? Mais
finalement qu’y a-t-il exactement là derrière ? C’était un sentiment qui
était assez répandu parmi les gens qui, justement, avaient connu la guerre avec
toutes les difficultés de la guerre et de la Libération.
Et pourquoi est-ce qu’il l’a perdu ? Pourquoi c’était devenu très
hasardeux de tenter ce référendum ?
C’est là justement que
se faisait peut-être le partage. A-t-il voulu lui-même faire ce partage et
vérifier ? Il y avait au fond au sein des gaullistes, au sein du gaullisme,
deux couches très différentes. Des gaullistes qui l’étaient depuis longtemps,
qui étaient de sentiment … c’est plus de sentiment, d’ailleurs, que de temps…
et puis des gaullistes venus au gaullisme parce que tout le reste avait
disparu. Qui avaient appartenu aux partis de droite classique, d’ailleurs des
gens très très bien mais, enfin, qui n’étaient pas dans le même esprit, qui ne
voyaient pas le monde de la même façon. C’était certainement le cas d’un homme
comme Giscard, toute une série de hauts fonctionnaires des Finances que je
connaissais, d’inspecteurs des finances, qui voyaient déjà en somme la France
comme puissance moyenne. Le Général ne la voyait pas comme puissance moyenne.
Et cela, c’est une chose qui m’avait beaucoup frappé, qui existait beaucoup
dans ces milieux, justement : on dirait des gens centristes, indépendants,
centre-droit, centre-gauche même. A cet égard, il n’y avait pas grande
différence : on oubliait… il avait réussi à faire oublier que, justement,
cette France n’était qu’une France moyenne. Cinquante millions d’habitants à
l’époque, peut-être… je crois qu’on n’arrivait pas à cinquante encore. Mais ce
n’était pas le problème pour lui.
Et rétrospectivement, le texte référendaire vous paraissait tenir la route ?
A mon avis, le texte
tenait la route, mais il se heurtait, sur le plan politique justement, à des
courants fondamentaux depuis le début de la République. En prenant pour cible
le Sénat, il affrontait là des courants très profonds de la Troisième
République, qui, malgré tout ce qu’il s’était passé, malgré la guerre et la
défaite, gardait une force, une véritable force.
Il avait pris le père comme ministre d’Etat en 1945, Jeanneney père, et
le fils pour défendre le projet…
Je crois d’ailleurs que
le fils n’avait pas caché que le projet était très ambitieux mais il était bien
décidé à continuer.
Vous l’avez un peu connu ?
Un peu connu, oui. Lui,
il sentait certainement le risque et, d’après ce que j’avais entendu dire, on
n’avait pas caché au Général que c’était vraiment une grosse affaire.
Seulement, une fois qu’on est dans un projet, on cherche à le mener à bien.
De façon paradoxale, la gauche pratiquement n’existe pas dans cette
affaire.
Non ! Eh
non ! C’est bien deux courants de droite. La droite qui a la peau du
Général. Et c’est la droite traditionnelle, classique si j’ose dire, qui avait
fondé la Troisième République parce que les Bardoux, et tout çà, c’étaient les
fondateurs de la Troisième République. Tout le parti de Thiers, la République
conservatrice. Tout cela a été très puissant pendant très longtemps. Très
longtemps et cela avait résisté à Gambetta, survécu à la République des
notables. C’était s’attaquer à la chair-même de sa majorité, et forcer
justement ceux qui s’étaient laissés entrainer dedans, à maintenir ou à
déchirer le pacte.
Vous le dites très bien.
Quand on regarde notre histoire de France sur cinquante ans, est-ce
qu‘on se dit de toutes façons, de Gaulle serait parti, cela n’a rien changé… ou
au contraire, ce départ, à ce moment-là et sur une défaite, a-t-il des
conséquences ?
Je ne crois pas… il ne
me semble pas qu’il y ait eu des conséquences aussi graves qu’on pouvait le
penser, compte tenu de ce qu’était le Général pour la France, du rôle qu’il
avait assumé à la tête de la France. Je me rappelle souvent à cet égard du mot
d’un Chancelier allemand je crois, disant : « au fond, vous voyagez
en première avec un billet de seconde classe ».
Pour la France.
Eh oui ! Au fond,
avec de Gaulle, on voyageait en première avec effectivement un billet de
seconde classe. Et c’est vrai. Cela, il l’avait fait complètement oublier.
Complètement oublier. Cette impulsion, cette vigueur s’est quand même
manifestée un certain temps et, à mon avis, a soutenu Pompidou, un certain
temps, puis Pompidou est mort. Peut-être trop vite d’ailleurs. Et alors,
justement, la mort de Pompidou a fait accéder au pouvoir, à travers Valéry
Giscard d’Estaing, disons l’aile conservatrice traditionnelle de la
République.
Est-ce qu’il y avait dans votre mémoire, un climat social qui restait
difficile ; c’est Schumann qui était ministre de ces choses-là, le franc
restait malgré tout attaqué, il y avait donc une situation budgétaire,
financière et sociale qui était tendue.
Il est certain que le
refus de dévaluer le franc a joué aussi. Notamment pour la clientèle de l’aile
conservatrice, cela a sans doute été une erreur politique. Cela a été, là
aussi, un défi… un succès finalement… immédiat, mais cela s’ajoutait en somme à
tous les défis qu’il lançait à ce moment-là.
Et mon cher Couve de Murville, dans cette ambiance, quand il prend le
gouvernement. Il est le Premier ministre de l’époque du référendum ?
Alors, là, je ne sais
pas vraiment quel fut son sentiment personnel. Il y a peut-être des membres de
son cabinet, qui le savent, mais moi…
Il n’est pas difficile à deviner, il l’a à peu près dit. J’ai commencé
à le voir en janvier 1970, donc à mesure… pour lui, le référendum était
inutile, à tenir le plus tard possible. C’était son idée. Par ailleurs,
au-dessus de son idée personnelle, il y avait autre chose qui explique pourquoi
il a été nommé Premier ministre, et qui explique pourquoi de Gaulle le prisait
certainement plus que Debré et que Pompidou, c’est qu’il estimait qu’il devait
d’abord servir le Général. Il a eu la même attitude pour le franc qui était
pourtant sa technique, c’était même plus que le Quai d’Osray. Il a voulu laisser à de Gaulle aussi bien la
responsabilité d’éventuellement dévaluer que d’être l’homme du succès. Il était
en complète abnégation. Et, à mon avis, c’était d’autant plus méritoire que –,
c’est ma thèse – si de Gaulle avait duré jusqu’en 1972, ou même jusqu’à la fin
de 1970, Pompidou s’éteignait lentement.
Par ailleurs, j’ai pu écouter à la Fondation Charles de Gaulle l’enregistrement intégral de l’entretien du
général de Gaulle avec Michel Droit, en
décembre 1965, la réglementation électorale fait que, dans les dialogues avec
un journaliste pour la propagande électorale, le candidat doit avoir le dernier
mot. Il faut qu’il ait le premier et puis le dernier. Dans une prise de
son qui n’a jamais été diffusée et que
probablement personne n’a songé à auditionner, j’étais probablement le premier
à l’entendre hors ceux qui avaient enregistré l’émission à l’époque – de Gaulle
indique que, le moment venu, il
indiquera quel candidat a sa préférence
pour la présidence de la République. C’est décisif, cela, en 1965. Et si vous
vous souvenez du projet référendaire du 27 avril, l’intérim est confié
désormais au Premier ministre et plus au président du Sénat. Donc, il n’y a
plus de Poher, il y a Couve en possession d’état.
Et en même temps, oui…
au fond, il s’est toujours méfié du Sénat : le Général.
Je pense que le Général était probablement monacaméraliste et que le
système de 1945, autrement dit cette mini-Constitution mise au référendum du 12
Octobre 1945, ne lui déplaisait pas. J’ai été très frappé de voir qu’aussi bien
à Alger qu’au début des travaux de la Constituante – qui se met au travail dès
le mois de novembre,– de Gaulle ne dit rien sur ses souhaits et on peut donc
dire que ses souhaits de l’époque, c’est quand même ce qu’il a fait adopter par
référendum comme fonctionnement de la Constituante.
Par ailleurs, Jules Jeanneney avait fait une consultation pour le
Général en 1942 dans laquelle il était très sévère sur le Sénat et il avait été
président du Sénat.
On l’a bien vu dans la
période Monnerville, les ministres ne pouvaient plus aller au Sénat.
L’affaire Markovic, vue des Armées.
Il y a eu des
poursuites disciplinaires contre des gens du SDECE. Et alors j’avais été
consulté sur ces poursuites. Moi, j’ai dit : il faut les traiter comme un
fonctionnaire normal, appliquer toutes les règles, les procédures normales.
Mais, cela n’avait pas laissé un bon souvenir dans les services spéciaux,
cette affaire-là.
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