samedi 28 mai 2016

j'ai touché la vitre, j'ai touché le soleil




J’ai choisi le bonheur ? J’ai choisi le bonheur, parce que j’ai constaté le bonheur dans ma vie, parce que j’ai expérimenté tellement souvent que l’unité intime, l’accord de nous-mêmes à nous-mêmes, si différents que nous soyons de ce que nous sommes et de ce que nous savons que nous serons et étions destinés à être, sont bien le bonheur. Quelles que soient les circonstances, les imprévus dramatiques à leur abord puis gratifiants quand progressivement par nous-mêmes ou avec l’aide de tant d’autres, de la société aussi, quels que soient aussi les astreintes du succès car ils nous mènent au vertige et à une nostalgie sans objet mais impérieuses.

Donc, le bonheur depuis toujours et à l’instant où il me faut commencer ce dire car le temps a passé et – si je n’ai encore tenu aucune des promesses que la vie faisait en mon nom devant beaucoup de tiers – je suis riche de tellement… tellement de sensations, de rencontres, de lectures, de contemplations… depuis des décennies et qui, à présent, forment une bienveillance, une sympathie autour de moi. Est-ce le retour, par la vieillesse, par l’accumulation des événements et des aventures, des échecs le plus souvent, à la matrice initiale, la maternité de Dieu : mon enfantement par notre fille, par ma chère femme, par des amis d’âges divers et d’ambiances différentes, par des  inimitiés, des sympathies, des étudiants, des élèves, des correspondants ? Je ne sais.

Ce dont j’ai maintenant conscience, chaque jour plus nettement, est banal. Chacun fait la même expérience, les avatars et les personnages ne diffèrent, ne nous sont propres qu’en apparence, le jeu de rôle est le même pour nous tous, la scène aussi, l’époque aussi quels que soient le numéro du siècle ou les coordonnées sur notre planète.

Je veux dire ici le résultat de ces profits et pertes, la somme, la nature de cette somme, sa ressemblance à quoi, mais pas le poids ni le nom. Essayer aussi de dire comment cela s’est fabriqué, édifié, effondré tant que je n’ai pas consenti à ignorer la fin, et – maintenant – à ne pas savoir si le temps et les capacités de finir me seront laissés. Cela dit, j’écrirai, bien plus longuement sans doute qu’ici à présent, par où je suis passé, comment je fus impressionné, accueilli, recueilli : le subjectif sans pudeur ni exhibition, à la suite de ce relais que je veux passer maintenant. La course au passé, ce sera.  Maintenant, je dis là où je suis arrivé. Il n’y a pas eu de point de départ, j’ai tardivement pris conscience que je marchais. Depuis peu et depuis toujours. Toujours commence par ce dont nous ne nous souvenons pas : notre naissance, mais rien ne s’achève à notre mort. D’ailleurs, la mort fait partie de la vie, nous l’expérimentons à chaque instant par nos limites et par le temps qui s’impose par sa fuite. Rares mais bénis sont ces instants où nous transcendons le temps par un miracle, une simplicité qui nous est native mais que nous ne savons pas reproduire ni même appeler.

Voilà ce que je voulais dire avant d’écrire : j’ai touché la vitre, j’ai touché le soleil, m’a tranquillement affirmé d’expérience et dans y attacher d’importance, notre fille à l’un de nos retours de son collège, la voiture, la « quatre-voies », le pare-brise, la lumière de midi, nos dialogues, ses récits, mon excès de bonheur.











J’apprends qu’il y a un lieu où je suis, et un lieu dehors. Je suis dans ma chambre, elle donne sur cour, elle communique avec un couloir dont je ne me souviens plus et avec une salle-de-bains, celle où je surprends ma mère nue, aussitôt furieuse, brune, aux yeux bleus, les cheveux en parure immense et redoutable, j’ai ouvert une troisième porte, en bout d’un autre couloir dont le bout est donc notre salle-de-bains. J’ai reculé, je ne me suis pas enfui. Du balcon de ma chambre, sans me pencher, je vous souvent un pendu qui m’épouvante, non parce qu’il est pendu et mort, je ne sais rien ni de la mort ni de la pendaison, cela ne fait pas partie de mon savoir de l’époque. J’ai deux ans pas plus. Je n’apprends, je fais partie de la prière du soir, à genoux devant mon lit qui est le long du mur, à ma gauche, le berceau de bois grossier. Je reconstitue que la guerre n’était peut-être pas encore fini, que tout se faisait sans achat, par débrouillardise, mon ours bourré et cousu par ma marraine, le berceau taillé par mon père. Derrière moi, debout, mon père, ma mère, mon aîné, je suis né dix ans après lui. Il m’aime, m’initie à tout et il en sera ainsi jusqu’à mes secondes fiançailles, vingt-cinq ans plus tard. Les premières, je les calquais tellement sur les siennes, qui avaient failli avorter, qu’elles se rompirent en cinq mois juste. La formule de notre prière en famille, que je récitais pour nous tous, comme président de l’exercice, est encore celle de notre moment du soir à ma fille et à moi, elle m’est naturelle, ouvre les récitations du chapelet qui me viennent en voiture dès qu’il s’agit de quelques kilomètres à parcourir. Le pendu, aperçu et redouté depuis notre quatrième étage, était un imperméable agité par saccades au balcon du second étage, sur son cintre. 26 rue Parmentier à Neuilly, presque à Levallois, presque Bois de Boulogne du côté du lac Saint-James, là où se joueront mes secondes fiançailles et il se trouve que mon héroïne d’alors y a hôtel particulier et retraite heureuse d’un époux fortuné dans une ruelle partant d’une prestigieuse avenue, le trottoir d’en face, ce sont les pins. Rien qu’eux

J’apprends qu’il n’y a pas un siècle, nous avons failli avoir pour roi Henri V et que si la restauration avait réussi en 1873, notre régime serait paisiblement et bellement monarchique. Or, nous sommes en République, c’est une situation récente, vide, sans discussion. Le petit train dit de ceinture va de Pont-Cardinet à Auteuil, via la gare de la Muette, il roule entre notre bel immeuble comme tous ceux du boulevard de Beauséjour (je n’ai jamais pu retenir s’il suffit du nom ou s’il convient de mettre le génitif) et le jardin du Ranelagh. J’ai dix-sept ans, je prépare le baccalauréat et me perfectionne en anglais avec une adorable demoiselle que ma mère et moi, sa sœur et son neveu surtout, amèneront à cent deux ans. Il y a rue Legendre de l’eau pétillante, une bouteille fermée avec un bouchon de caoutchouc et un chat imposant. C’est Bainville qui m’apprend la brièveté de notre histoire nationale, il me convaincra que la France et Napoléon étaient sur la défensive et ce que je vais ensuite apprendre du général de Gaulle et de ce que celui-ci nous fait vivre, me convainc que rien n’a changé depuis.

J’ai appris entretemps que la messe est une aventure chaque fois nouvelle. A mes six-dix ans, la liturgie est émotion puis respect, adoration et, s’achevant, un dialogue cœur à cœur. Les textes, la proposition et le choix quotidiens de l’Eglise, de longue date, ne me seront une entrée en matière, plutôt un retour quotidien à la vie, à l’espérance, à un équilibre de bien-être, que bien plus tard. A cette époque actuelle de ma vie. Il s’y ajoute de nombreux apports : les Jésuites de l’école Saint-Louis-de-Gonzague à Paris. J’apprends la réalité et le rapport à la réalité. La foi se reçoit, elle n’est pas notre fait. Nous vivons d’autant mieux notre présence au monde que nous admirons ses multiples versions : les paysages, le visage d’un autre, d’une autre, le génie humain pour évoquer en musique, préciser en écriture, magnifier au ciseau sur marbre, le talent de faire comprendre. Nos professeurs rue Saint-Guillaume, prestigieux, à notre portée, nous aimant car nous les grandissons en appréciant leurs cours. Ceux de la faculté de droit et des sciences économiques de Paris (il n’y en avait qu’une au temps de l’O.A.S., du F.L.N. et de Jean-Paul Sartre avec Simone de Beauvoir, et encore en Mai 68) étaient plus austères mais fondamentaux. Je recevais alors ce qui ne m’a pas quitté, la synthèse entre une confiance religieuse en un divin accompagnateur, dont l’envergure et la proximité ne me sont sensibles qu’au présent, qu’ à la conscience qui m’est si souvent rendue de la présence de Dieu en moi, inattendue, permanente, et l’avenir précis de notre magnifique pays (histoire, géographie, esprit de nous, millénaire). Je m’approprie l’une et l’autre certitude et expérience. Je suis optimiste, d’ailleurs l’époque est au plein emploi, au sens que les recrutements, les carrières sont au mérite, que ce qui reste conflictuel vingt ou trente ans après Hitler et à quoi paraissent contribuer les communistes, éducation d’alors, sur laquelle je suis assez vite revenu, je dirai comment. Tout porte à la synthèse à mes dix-sept-vingt ans.

Même les dépaysements. Après la nuit de voyage en quadri-moteurs à hélice avec escale à Bordeaux, changer d’appareil à Port-Etienne pour aller en DC3 jusqu’à Nouakchott, atterrir en plein désert, c’est la capitale d’un Etat indépendant depuis à peine quatre ans, crier pendant un mois de solitude et de vide, des élèves à enseigner en français, en politique économique, en histoire et géographie : une classe à quinze-dix-huit ans de moyenne d’âge, une autre plus de cinquante ans, les bou-bous, l’odeur de cuir, les claustra laissant passer le vent de sable, les crachats à même le sol, la bonne volonté et l’espièglerie, la religion étrangère se discernant à peine, la messe quotidienne là où dort un Spiritain émacié, de taille minuscule mais qui voudrait être vicaire apostolique. Le président de la République Islamique de Mauritanie quitte son bureau à mon entrée dans la salle qui est bien proportionnée, assez grande pour recevoir et maintenir du respect, du silence mais pas trop pour que le dialogue soit désirable et possible. Il se réalise, il continuera jusqu’à la mort de Maître Moktar Ould Daddah. Quarante-cinq ans, le teint cuivré, le collier de barbe soulignant avec finesse le visage, c’est le sourire qui prend, une confiance intense et mutuelle est née aussitôt, elle me strcuture encore. J’avais juste vingt-deux ans. Je crois – depuis et d’expérience – qu’en politique, la sainteté est possible, et même qu’il faut à peine de gaspiller les institutions, de manquer les circonstances et de détruire un esprit public, une opinion nationale. J’ai quinze ans quand l’homme du 18-Juin rencontre à nouveau les circonstances, la possibilité du pouvoir, et qu’il donne alors une autre mesure – aussi intense et évidente que la première en 1940-1944 – de son génie. J’en ai vingt-six quand il part puisque les Français n’acceptent plus le mouvement ni la surprise. Je ne m’en guérirai jamais. Je vais aussitôt chercher comment la désaffection, sinon bien des trahisons ont pu ainsi se produire, alors qu’à deux reprises venaient de se rétablir des situations acrobatiques. Chercher aussi comment reprendre, continuer, transposer. J’en suis de nouveau là et ce que j’essaie, en ce moment, de dire fait partie de l’ordalie. Le chagrin et l’enquête me firent dès le printemps de 1969 commencer d’écrire en politique et de rencontrer ceux qui avaient vécu l’aventure depuis 1940. Ils ont été nombreux, m’ont passionné. Le dernier n’a pas disparu depuis longtemps. Ma fille, marchant à peine, a été dans les bras de deux d’entre eux, pas des moindres. 

Ces marcheurs dans l’Histoire rejoignaient une autre cohorte qui font encore – en ma mémoire, toujours émue – la compagnie et l’exhortation de ma foi chrétienne, de cette vie qu’on appelle spirituelle, mais qui n’est pas vraiment celle de l’esprit, elle est celle de l’affection car si Dieu n’est pas une personne, Il demeure inaccessible et autant ne rien Lui demander, pas même de nous accueillir. Prêtres et religieux dans mon existence, une autre familiarité, des dialogues et à mesure de mon avancée en âge, de plus en plus de réciprocité, de communion dans les conditions concrètes de toute vie de foi. Faire partie de ces missionnaires, de ces témoins du possible dès ici-bas a été mon envie bien logique : le collège, l’homonymie avec Charles de Foucauld, mon prénom-même à ce patronyme pour la prise de Jérusalem en 1099, l’ambiance, la chaleur au visage quand s’évoque « le plus haut service », quand la composition d’instruction religieuse compte double pour les classements trimestriels et le prix d’excellence, tout porte à l’interrogation. Mais mon adolescence entière – si j’en suis jamais sorti, ce qui est la situation vraie de chacun de nous – ne reçoit pas l’appel. Il va m’en rester l’expérience et le goût du dialogue avec Dieu, une ultime conversation à mes soixante ans avec l’évêque de mon diocèse de résidence bretonne et le fruit en est peut-être aujourd’hui d’une diffusion quotidienne d’un bilan de vie la veille et d’une lecture des textes pour la messe du jour. Diffusion par internet, selon que je demande une réception souhaitée explicitement ou sème sans chercher d’acquiescement : de deux cent à sept cent paroissines virtuels.

Le dépaysement, le vrai heurt, l’échec et l’impuissance me sont survenus au féminin dans ce désert où j’avais à rendre service à deux pays, celui de mon affectation où s’opérait une adoption mutuelle, et le mien de sang et de naissance, d’identité, la France des manuels d’histoire de Dupleix, Montcalm, Saint-Exupéry et Coppolani, Foucauld aussi bien sûr, la France du général de Gaulle dont la difficile réélection en Décembre 1965 était à suivre d’immeubles en immeubles, de villas en villas, pendant la nuit du 5 puisque toutes les radios prenaient Paris et dans le sable, marchant vers je ne sais plus qui, je comprenais ce que peut-être une personnalité dans un pays même étranger. Je revécus la même expérience en Novembre 1967, pendant un méchoui à Zouerate au pied de la « montagne de fer », la Kédia d’Idjil : le général de Gaulle, en conférence de presse, racontait le « chemin du roi » qu’il avait emprunté, selon des prophéties populaires, entretenues depuis 1763, de Québec à Montréal. Actualisation de la descente des Champs-Elysées le 25 Août 1944 qu’approuvaient les « veilles barbes » et les « jeunes cadres » de la toute jeune République Islamique travaillant dans la société des Mines de fer de Mauritanie. Réputée, je le sus aussitôt, la plus jolie fille de Nouakchott, les cheveux aux reins, le front grave et tiède dans le corps-à-corps d’une danse lente, un chemisier de soie vietnamienne, c’était plus que nouveau. Deux antécédents disparaissent instantanément, un amour impossible à dire et à obtenir quelques années plus tôt, sœur cadette d’un camarade de collège, déjà engagée quoique, quelques jours de l’été de 1961, j’eusse eu ma chance ce que m’apprit bien plus tard le mari, et les mêmes danses où l’on se ressent en ressentant l’autre. Premiers baisers, bonheur transcendant les frontières convenues des sens et du cœur, nu narcissisme et de l’espérance sans objet ni échéance. Cela ne se développa pas, il y eut des mots, des attitudes, des images en perfection puis… rien qu’un souvenir qui a demeuré, une initiation à mon incompétence pour séduire, sans doute faute d’avoir initié, elle en même temps que moi, l’adolescente à nos deux corps vierges, le mien d’ailleurs sans envie : accueilli au sortir de sa douche, je commençais vaguement puis ne sus plus où aller. La providence me donnera un début parfait, sans lendemain puisqu’un appel au secours, plus tard, sera intercepté : ma première conquête (au réel, c’était plutôt moi qui fut amené à « sauter le pas ») attendait un enfant qu’elle n’eut pas voulu et qui étai d’un autre, probablement après d’autres, car dès le désert de mes débuts et de mes échecs, elle se voyait gourmande et penchée sur un garçon qui m’avait précédé chez la jeune fille dont je viens de parler. Ainsi, commença une longue geste de presque quarante ans, le scenario de la rencontre, de l’apparition souveraine et délicieuse, bouleversante et unifiante, puis la dispute à deux et le débat intime. Oui, l’expérience que le malheur, le mal-être ne sont ni le refus d’autrui d’accéder à ce que nous attendons et demandons ni l’impuissance à retenir ou à se décider, s’abandonner : ils sont la perplexité intime, la vie disparue à ne savoir comment se comporter ni où se trouver à l’instant suivant. Et quand l’époque devint des consentements, l’attente se trompa par la successivité des rencontres, des moments, de la contemplation et de la jouissance de l’autre corps, l’apprêt féminin du genre humain. L’amour fut là plus rare, aussi gratifiant qu’inquiétant car la conclusion ne m’était jamais inspirée. Pour finir, je vécus une seconde fois ce par quoi j’avais commencé, un bouleversement par la soudaine certitude que suscite en nous une apparition. Que suivit assez vite le désamour de la promise et mon angoisse d’avoir à l’épouser puis à la retenir. La préface à ma vie conjugale, à l’amour de mes deux aimées, mère et fille, commença ainsi de s’écrirealors que le titre et le calendrier n’étaient pas elles.

Entremps, il y eu ma vie adulte, une carrière dont je jouissais selon ses accessoires sans prendre garde d’en sécuriser le principal. Découvrir l’étranger, m’y faire guider en chacun par une illustration dont j’avais gagné la confiance et écoutais les récits, les jugements, les pronostics tout en illustrant notre pays autant que m’en sentais le produit.  


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