J’ai choisi le
bonheur ? J’ai choisi le bonheur, parce que j’ai constaté le bonheur dans
ma vie, parce que j’ai expérimenté tellement souvent que l’unité intime,
l’accord de nous-mêmes à nous-mêmes, si différents que nous soyons de ce que
nous sommes et de ce que nous savons que nous serons et étions destinés à être,
sont bien le bonheur. Quelles que soient les circonstances, les imprévus
dramatiques à leur abord puis gratifiants quand progressivement par nous-mêmes
ou avec l’aide de tant d’autres, de la société aussi, quels que soient aussi
les astreintes du succès car ils nous mènent au vertige et à une nostalgie sans
objet mais impérieuses.
Donc, le bonheur depuis
toujours et à l’instant où il me faut commencer ce dire car le temps a passé et
– si je n’ai encore tenu aucune des promesses que la vie faisait en mon nom
devant beaucoup de tiers – je suis riche de tellement… tellement de sensations,
de rencontres, de lectures, de contemplations… depuis des décennies et qui, à
présent, forment une bienveillance, une sympathie autour de moi. Est-ce le
retour, par la vieillesse, par l’accumulation des événements et des aventures,
des échecs le plus souvent, à la matrice initiale, la maternité de Dieu :
mon enfantement par notre fille, par ma chère femme, par des amis d’âges divers
et d’ambiances différentes, par des
inimitiés, des sympathies, des étudiants, des élèves, des correspondants ?
Je ne sais.
Ce dont j’ai maintenant
conscience, chaque jour plus nettement, est banal. Chacun fait la même
expérience, les avatars et les personnages ne diffèrent, ne nous sont propres
qu’en apparence, le jeu de rôle est le même pour nous tous, la scène aussi,
l’époque aussi quels que soient le numéro du siècle ou les coordonnées sur
notre planète.
Je veux dire ici le résultat
de ces profits et pertes, la somme, la nature de cette somme, sa ressemblance à
quoi, mais pas le poids ni le nom. Essayer aussi de dire comment cela s’est
fabriqué, édifié, effondré tant que je n’ai pas consenti à ignorer la fin, et –
maintenant – à ne pas savoir si le temps et les capacités de finir me seront
laissés. Cela dit, j’écrirai, bien plus longuement sans doute qu’ici à présent,
par où je suis passé, comment je fus impressionné, accueilli, recueilli :
le subjectif sans pudeur ni exhibition, à la suite de ce relais que je veux
passer maintenant. La course au passé, ce sera.
Maintenant, je dis là où je suis arrivé. Il n’y a pas eu de point de
départ, j’ai tardivement pris conscience que je marchais. Depuis peu et depuis
toujours. Toujours commence par ce dont nous ne nous souvenons pas : notre
naissance, mais rien ne s’achève à notre mort. D’ailleurs, la mort fait partie
de la vie, nous l’expérimentons à chaque instant par nos limites et par le
temps qui s’impose par sa fuite. Rares mais bénis sont ces instants où nous
transcendons le temps par un miracle, une simplicité qui nous est native mais
que nous ne savons pas reproduire ni même appeler.
Voilà ce que je voulais dire
avant d’écrire : j’ai touché la vitre, j’ai touché le soleil, m’a
tranquillement affirmé d’expérience et dans y attacher d’importance, notre
fille à l’un de nos retours de son collège, la voiture, la
« quatre-voies », le pare-brise, la lumière de midi, nos dialogues,
ses récits, mon excès de bonheur.
J’apprends qu’il y a un lieu
où je suis, et un lieu dehors. Je suis dans ma chambre, elle donne sur cour,
elle communique avec un couloir dont je ne me souviens plus et avec une
salle-de-bains, celle où je surprends ma mère nue, aussitôt furieuse, brune,
aux yeux bleus, les cheveux en parure immense et redoutable, j’ai ouvert une
troisième porte, en bout d’un autre couloir dont le bout est donc notre
salle-de-bains. J’ai reculé, je ne me suis pas enfui. Du balcon de ma chambre,
sans me pencher, je vous souvent un pendu qui m’épouvante, non parce qu’il est
pendu et mort, je ne sais rien ni de la mort ni de la pendaison, cela ne fait
pas partie de mon savoir de l’époque. J’ai deux ans pas plus. Je n’apprends, je
fais partie de la prière du soir, à genoux devant mon lit qui est le long du
mur, à ma gauche, le berceau de bois grossier. Je reconstitue que la guerre
n’était peut-être pas encore fini, que tout se faisait sans achat, par
débrouillardise, mon ours bourré et cousu par ma marraine, le berceau taillé
par mon père. Derrière moi, debout, mon père, ma mère, mon aîné, je suis né dix
ans après lui. Il m’aime, m’initie à tout et il en sera ainsi jusqu’à mes
secondes fiançailles, vingt-cinq ans plus tard. Les premières, je les calquais
tellement sur les siennes, qui avaient failli avorter, qu’elles se rompirent en
cinq mois juste. La formule de notre prière en famille, que je récitais pour
nous tous, comme président de l’exercice, est encore celle de notre moment du
soir à ma fille et à moi, elle m’est naturelle, ouvre les récitations du
chapelet qui me viennent en voiture dès qu’il s’agit de quelques kilomètres à
parcourir. Le pendu, aperçu et redouté depuis notre quatrième étage, était un
imperméable agité par saccades au balcon du second étage, sur son cintre. 26
rue Parmentier à Neuilly, presque à Levallois, presque Bois de Boulogne du côté
du lac Saint-James, là où se joueront mes secondes fiançailles et il se trouve
que mon héroïne d’alors y a hôtel particulier et retraite heureuse d’un époux
fortuné dans une ruelle partant d’une prestigieuse avenue, le trottoir d’en
face, ce sont les pins. Rien qu’eux
J’apprends qu’il n’y a pas
un siècle, nous avons failli avoir pour roi Henri V et que si la restauration
avait réussi en 1873, notre régime serait paisiblement et bellement
monarchique. Or, nous sommes en République, c’est une situation récente, vide,
sans discussion. Le petit train dit de ceinture va de Pont-Cardinet à Auteuil,
via la gare de la Muette, il roule entre notre bel immeuble comme tous ceux du
boulevard de Beauséjour (je n’ai jamais pu retenir s’il suffit du nom ou s’il
convient de mettre le génitif) et le jardin du Ranelagh. J’ai dix-sept ans, je
prépare le baccalauréat et me perfectionne en anglais avec une adorable
demoiselle que ma mère et moi, sa sœur et son neveu surtout, amèneront à cent
deux ans. Il y a rue Legendre de l’eau pétillante, une bouteille fermée avec un
bouchon de caoutchouc et un chat imposant. C’est Bainville qui m’apprend la
brièveté de notre histoire nationale, il me convaincra que la France et
Napoléon étaient sur la défensive et ce que je vais ensuite apprendre du
général de Gaulle et de ce que celui-ci nous fait vivre, me convainc que rien
n’a changé depuis.
J’ai appris entretemps que
la messe est une aventure chaque fois nouvelle. A mes six-dix ans, la liturgie
est émotion puis respect, adoration et, s’achevant, un dialogue cœur à cœur.
Les textes, la proposition et le choix quotidiens de l’Eglise, de longue date,
ne me seront une entrée en matière, plutôt un retour quotidien à la vie, à
l’espérance, à un équilibre de bien-être, que bien plus tard. A cette époque
actuelle de ma vie. Il s’y ajoute de nombreux apports : les Jésuites de
l’école Saint-Louis-de-Gonzague à Paris. J’apprends la réalité et le rapport à
la réalité. La foi se reçoit, elle n’est pas notre fait. Nous vivons d’autant
mieux notre présence au monde que nous admirons ses multiples versions :
les paysages, le visage d’un autre, d’une autre, le génie humain pour évoquer
en musique, préciser en écriture, magnifier au ciseau sur marbre, le talent de
faire comprendre. Nos professeurs rue Saint-Guillaume, prestigieux, à notre
portée, nous aimant car nous les grandissons en appréciant leurs cours. Ceux de
la faculté de droit et des sciences économiques de Paris (il n’y en avait
qu’une au temps de l’O.A.S., du F.L.N. et de Jean-Paul Sartre avec Simone de
Beauvoir, et encore en Mai 68) étaient plus austères mais fondamentaux. Je
recevais alors ce qui ne m’a pas quitté, la synthèse entre une confiance
religieuse en un divin accompagnateur, dont l’envergure et la proximité ne me
sont sensibles qu’au présent, qu’ à la conscience qui m’est si souvent rendue
de la présence de Dieu en moi, inattendue, permanente, et l’avenir précis de
notre magnifique pays (histoire, géographie, esprit de nous, millénaire). Je
m’approprie l’une et l’autre certitude et expérience. Je suis optimiste,
d’ailleurs l’époque est au plein emploi, au sens que les recrutements, les
carrières sont au mérite, que ce qui reste conflictuel vingt ou trente ans
après Hitler et à quoi paraissent contribuer les communistes, éducation
d’alors, sur laquelle je suis assez vite revenu, je dirai comment. Tout porte à
la synthèse à mes dix-sept-vingt ans.
Même les dépaysements. Après
la nuit de voyage en quadri-moteurs à hélice avec escale à Bordeaux, changer
d’appareil à Port-Etienne pour aller en DC3 jusqu’à Nouakchott, atterrir en
plein désert, c’est la capitale d’un Etat indépendant depuis à peine quatre
ans, crier pendant un mois de solitude et de vide, des élèves à enseigner en
français, en politique économique, en histoire et géographie : une classe
à quinze-dix-huit ans de moyenne d’âge, une autre plus de cinquante ans, les
bou-bous, l’odeur de cuir, les claustra laissant passer le vent de sable, les
crachats à même le sol, la bonne volonté et l’espièglerie, la religion
étrangère se discernant à peine, la messe quotidienne là où dort un Spiritain
émacié, de taille minuscule mais qui voudrait être vicaire apostolique. Le
président de la République Islamique de Mauritanie quitte son bureau à mon
entrée dans la salle qui est bien proportionnée, assez grande pour recevoir et
maintenir du respect, du silence mais pas trop pour que le dialogue soit
désirable et possible. Il se réalise, il continuera jusqu’à la mort de Maître
Moktar Ould Daddah. Quarante-cinq ans, le teint cuivré, le collier de barbe
soulignant avec finesse le visage, c’est le sourire qui prend, une confiance
intense et mutuelle est née aussitôt, elle me strcuture encore. J’avais juste
vingt-deux ans. Je crois – depuis et d’expérience – qu’en politique, la
sainteté est possible, et même qu’il faut à peine de gaspiller les
institutions, de manquer les circonstances et de détruire un esprit public, une
opinion nationale. J’ai quinze ans quand l’homme du 18-Juin rencontre à nouveau
les circonstances, la possibilité du pouvoir, et qu’il donne alors une autre
mesure – aussi intense et évidente que la première en 1940-1944 – de son génie.
J’en ai vingt-six quand il part puisque les Français n’acceptent plus le
mouvement ni la surprise. Je ne m’en guérirai jamais. Je vais aussitôt chercher
comment la désaffection, sinon bien des trahisons ont pu ainsi se produire,
alors qu’à deux reprises venaient de se rétablir des situations acrobatiques.
Chercher aussi comment reprendre, continuer, transposer. J’en suis de nouveau
là et ce que j’essaie, en ce moment, de dire fait partie de l’ordalie. Le
chagrin et l’enquête me firent dès le printemps de 1969 commencer d’écrire en
politique et de rencontrer ceux qui avaient vécu l’aventure depuis 1940. Ils
ont été nombreux, m’ont passionné. Le dernier n’a pas disparu depuis longtemps.
Ma fille, marchant à peine, a été dans les bras de deux d’entre eux, pas des
moindres.
Ces marcheurs dans
l’Histoire rejoignaient une autre cohorte qui font encore – en ma mémoire,
toujours émue – la compagnie et l’exhortation de ma foi chrétienne, de cette
vie qu’on appelle spirituelle, mais qui n’est pas vraiment celle de l’esprit,
elle est celle de l’affection car si Dieu n’est pas une personne, Il demeure
inaccessible et autant ne rien Lui demander, pas même de nous accueillir.
Prêtres et religieux dans mon existence, une autre familiarité, des dialogues
et à mesure de mon avancée en âge, de plus en plus de réciprocité, de communion
dans les conditions concrètes de toute vie de foi. Faire partie de ces
missionnaires, de ces témoins du possible dès ici-bas a été mon envie bien
logique : le collège, l’homonymie avec Charles de Foucauld, mon
prénom-même à ce patronyme pour la prise de Jérusalem en 1099, l’ambiance, la
chaleur au visage quand s’évoque « le plus haut service », quand la
composition d’instruction religieuse compte double pour les classements
trimestriels et le prix d’excellence, tout porte à l’interrogation. Mais mon
adolescence entière – si j’en suis jamais sorti, ce qui est la situation vraie
de chacun de nous – ne reçoit pas l’appel. Il va m’en rester l’expérience et le
goût du dialogue avec Dieu, une ultime conversation à mes soixante ans avec
l’évêque de mon diocèse de résidence bretonne et le fruit en est peut-être
aujourd’hui d’une diffusion quotidienne d’un bilan de vie la veille et d’une
lecture des textes pour la messe du jour. Diffusion par internet, selon que je
demande une réception souhaitée explicitement ou sème sans chercher
d’acquiescement : de deux cent à sept cent paroissines virtuels.
Le dépaysement, le vrai
heurt, l’échec et l’impuissance me sont survenus au féminin dans ce désert où
j’avais à rendre service à deux pays, celui de mon affectation où s’opérait une
adoption mutuelle, et le mien de sang et de naissance, d’identité, la France
des manuels d’histoire de Dupleix, Montcalm, Saint-Exupéry et Coppolani,
Foucauld aussi bien sûr, la France du général de Gaulle dont la difficile
réélection en Décembre 1965 était à suivre d’immeubles en immeubles, de villas
en villas, pendant la nuit du 5 puisque toutes les radios prenaient Paris et
dans le sable, marchant vers je ne sais plus qui, je comprenais ce que
peut-être une personnalité dans un pays même étranger. Je revécus la même
expérience en Novembre 1967, pendant un méchoui à Zouerate au pied de la
« montagne de fer », la Kédia d’Idjil : le général de Gaulle, en
conférence de presse, racontait le « chemin du roi » qu’il avait
emprunté, selon des prophéties populaires, entretenues depuis 1763, de Québec à
Montréal. Actualisation de la descente des Champs-Elysées le 25 Août 1944
qu’approuvaient les « veilles barbes » et les « jeunes
cadres » de la toute jeune République Islamique travaillant dans la
société des Mines de fer de Mauritanie. Réputée, je le sus aussitôt, la plus
jolie fille de Nouakchott, les cheveux aux reins, le front grave et tiède dans
le corps-à-corps d’une danse lente, un chemisier de soie vietnamienne, c’était
plus que nouveau. Deux antécédents disparaissent instantanément, un amour
impossible à dire et à obtenir quelques années plus tôt, sœur cadette d’un
camarade de collège, déjà engagée quoique, quelques jours de l’été de 1961,
j’eusse eu ma chance ce que m’apprit bien plus tard le mari, et les mêmes
danses où l’on se ressent en ressentant l’autre. Premiers baisers, bonheur
transcendant les frontières convenues des sens et du cœur, nu narcissisme et de
l’espérance sans objet ni échéance. Cela ne se développa pas, il y eut des
mots, des attitudes, des images en perfection puis… rien qu’un souvenir qui a
demeuré, une initiation à mon incompétence pour séduire, sans doute faute
d’avoir initié, elle en même temps que moi, l’adolescente à nos deux corps
vierges, le mien d’ailleurs sans envie : accueilli au sortir de sa douche,
je commençais vaguement puis ne sus plus où aller. La providence me donnera un
début parfait, sans lendemain puisqu’un appel au secours, plus tard, sera
intercepté : ma première conquête (au réel, c’était plutôt moi qui fut
amené à « sauter le pas ») attendait un enfant qu’elle n’eut pas
voulu et qui étai d’un autre, probablement après d’autres, car dès le désert de
mes débuts et de mes échecs, elle se voyait gourmande et penchée sur un garçon
qui m’avait précédé chez la jeune fille dont je viens de parler. Ainsi,
commença une longue geste de presque quarante ans, le scenario de la rencontre,
de l’apparition souveraine et délicieuse, bouleversante et unifiante, puis la
dispute à deux et le débat intime. Oui, l’expérience que le malheur, le
mal-être ne sont ni le refus d’autrui d’accéder à ce que nous attendons et
demandons ni l’impuissance à retenir ou à se décider, s’abandonner : ils
sont la perplexité intime, la vie disparue à ne savoir comment se comporter ni
où se trouver à l’instant suivant. Et quand l’époque devint des consentements,
l’attente se trompa par la successivité des rencontres, des moments, de la
contemplation et de la jouissance de l’autre corps, l’apprêt féminin du genre
humain. L’amour fut là plus rare, aussi gratifiant qu’inquiétant car la
conclusion ne m’était jamais inspirée. Pour finir, je vécus une seconde fois ce
par quoi j’avais commencé, un bouleversement par la soudaine certitude que
suscite en nous une apparition. Que suivit assez vite le désamour de la promise
et mon angoisse d’avoir à l’épouser puis à la retenir. La préface à ma vie
conjugale, à l’amour de mes deux aimées, mère et fille, commença ainsi de
s’écrirealors que le titre et le calendrier n’étaient pas elles.
Entremps, il y eu ma vie
adulte, une carrière dont je jouissais selon ses accessoires sans prendre garde
d’en sécuriser le principal. Découvrir l’étranger, m’y faire guider en chacun
par une illustration dont j’avais gagné la confiance et écoutais les récits,
les jugements, les pronostics tout en illustrant notre pays autant que m’en
sentais le produit.
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