Pour être tout à fait juste, je dois dire que cette nouvelle lumière portée sur ce qui m’agitait intérieurement ne jetait pas la moindre clarté sur mon avenir. Je savais mieux ce que je voulais, cependant je n’avais encore aucune idée des moyens que j’utiliserais pour y parvenir.
J’exalte la volonté, mais je crois d’abord au destin. On ne peut travailler que sur la matière qu’il nous offre. Notre matériau brut c’est l’imprévu, la chance, le hasard. [i]
La soirée dégénéra. Kouchner se défendit à sa manière : debout dans l’assistance, en ferraillant avec humour et mordant. C’est un homme de scène. Il a toujours rêvé d’être chanteur et lorsqu’il s’exprime, on sent qu’il prend plaisir à moduler sa voix, à faire vibrer les émotions de ceux qui l’écoutent, autant par la mélodie de ses paroles que par leur sens. Face à la mitraille anonyme des aparatchiks, ce combat avait quelque chose de sublime et de dérisoire. Tout un chœur d’amis et d’amies s’est élevé de l’assistance pur redoubler sdess protestations et faire écho à sa tirade, comme dans une tragédie grecque. Mais la partie était perdue. Toujours debout, toujours déclamant, Kouchner, vaincu, écoeuré, incrédule, se dirigea vers la sortie, franchit la porte. Il fit station longuement sur le petit palier à l’extérieur. Une de ses admiratrices en furie hurlait dans la salle, allait et venait du palier où elle s’efforçait de le faire revenir et couvrait d’invectives les conjurés livides. [ii]
J’ai découvert le monde littéraire avec autant de curiosité qu’un navigateur débarquant sur une île inconnue. C’est un petit milieu plein de pittoresque, peuplé ans son immense majorité d’êtres intelligents, délicats et sensibles. Ils font en général bon accueil à l’étranger et d’autant plus qu’il vient de loin. Leur appétit les porte à désirer sans cesse consommer des chairs nouvelles, mais dont ils se dégoûtent vite. Autant leurs relations avec les nouveaux venus ou les gens d’autres continents professionnels sont cordiales, autant les haines qui les divisent sont profondes et violentes. L’écart est frappant entre la modestie des événements qui la causent et la vigueur de cete détestation. Un article désobligeant, un vote négatif dans un prix littéraire, voire, parfois, la simple adhésion à une école, un courant, un groupe d’auteurs que l’autre n’aime, et se crée pour des années une guerre entre deux personnes qui ne se sont peut-être jamais rencontrées. Tout étranger que je fusse, je n’échappai pas à l’obligation de me ranger dans une catégorie, donc de me rendre odieux à ceux qui n’en partagent pas les principes. Inclassable lors de mon apparition, je fus progressivement catalogué à partir d’informations rapportées du monde extérieur. [iii]
Cette expérience de l’action est un grand atout pour le romancier. Car raconter une histoire, c’est plonger le lecteur dans l’incertitude du moment présent, c‘est restituer les choix de ses héros, dans l’ignorance où ils sont de ce qu’ils vont devenir. L’auteur n’est pas naturellement placé da,s cette situation. Quand il raconte une histoire, il en connaît généralement la fin, puisque, souvent, c’est lui qui l’a déterminée. Grande est la tenattion de conférer aux personnages la même clairvoyance. Ce faisant, on les juge. On est sévère avec leurs erreurs, on leur ôte toute excuse à se tromper. Avoir vécu l’ambition du présent permet de traiter ses héros avec une tendresse, une bienveillance qui procède de ce que l’on a, avec eux, l’humanité en partage. Nous cheminons dans nos vies comme des aveugles. Le romancier ne doit jamais l’oublier.
C’est particulièrement important lorsque, comme je l’ai fait, on choisit de raconter des histoires où les héros vivent une aventure personnelle sans cesse confrontée, en arrière-plan, à la grande histoire de leur époque. Cet aller-retour entre l’infiniment petit de la vie intime et l’infiniment grand des événements collectifs constitue pour moi le défi du romanesque. Flaubert identifiait cet équilibre entre les deux plans comme l’exercice le plus difficile à réussir. Ceux qui y sont parvenus ont écrit, pour moi, les plus grands romans. [iv]
Il ne me servait à rien de multiplier les expériences, d’accumuler les perceptions, les rencontres, si je n’étais pas capable d’aller au-delà des idées abstraites, des concepts, pour comprendre intimement ce que je faisais et ce que je voyais. Il me fallait percer le vernis du rationnel et aller olus au fond des choses, jusqu’à révéler, leur complexité, leur ambivalence, leur humanité. Cette voie s’appelait la littérature. Je ne le savais pas encore. [v]
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