vendredi 31 janvier 2014
jeudi 30 janvier 2014
mercredi 29 janvier 2014
mardi 28 janvier 2014
lundi 27 janvier 2014
dimanche 26 janvier 2014
samedi 25 janvier 2014
mercredi 22 janvier 2014
poèmes au Brésil
Amitié
Il faut à
tout homme l’amitié,
pas celle
de l’amour, pas celle des attentes et des craintes,
pas celle
des peurs et des lumières de joie,
pas celle
de la femme dénudée ou de l’amant retrouvé,
il faut à
l’homme l’amitié,
celle du
regard et de la main, celle de la compassion
qui n’a ni
mots ni gestes, qu’une âme,
l’accueil.
Et voilà
que parfois, sous des auvents, dès la première arrivée,
l’amitié a
son verbe, l’amitié a ses verres et le couvert mis,
l’amitié a
une femme, l’amitié a force d’homme,
l’amitié
est jumelle et étrange,
l’amitié a
des thèmes, ses airs et ses voyages,
et la plume
du discours était devenue la chaleur d’être ensemble.
A l’amitié, j’ai bu à torrents,
le fleuve
de la nouveauté, de l’expérience,
le fleuve d’une autre vie et
d’autres tours que les miens,
à l’amitié je donnai un visage puis
un autre visage
et les deux
visages, les deux existences qui parfois devant
moi jouent
et luttent et se racontent,
et je vis
passer des feux et des communions,
je vis la
lueur du troisième sentiment
qui n’est
ni l’amour ni même l’amitié,
qui
s’éprouve et qu’un jour je nommerai,
Mes amis
commençaient juste d’attendre le troisième
de leurs
enfants, quand je vins à eux.
mardi 21 janvier 2014
bribes
Le silence
bribes
– sur une sollicitation m’ayant entraîné à y réfléchir
Alors qu’il est un fait – intemporel, sans
limites spatiales – le silence appelle l’article défini. L’indéfini au
contraire le qualifie. Il y a le silence gardé par quelqu’un, il y a le silence
en soi.
Pourtant, le silence semble avoir une
consistance, un contenu. Il n’est ni absence ni vide. Il supporte tous les
autres sens mqis semble s’adresser à un seul : l’ouïe.
Le silence est une réponse. Le silence est
un milieu, une ambiance. Réponse ou enveloppement, est-il inhabituel ?
Battements du cœur, expressions humaines en musique, en parole, en jeu
d’instruments. Respiration de la terre, notre planète, « musique des
sphères » ou sensation du penseur (« le silence de ces espaces infinis m’effraie »).
Le silence voulu. Le silence donné. Le
créé et l’incréé. L’humain et l’a-humain. Ou n’y a-t-il de silence que selon
les sens, et ceux de l’homme ne sont-ils pas particulièrement limités, pour ce
qui est de l’ouïe. Le mutisme, analogue à la nudité, le degré zéro du bruit.
Matrice d’une naissance pour le bruit, la musique, la voix ?
Le silence dans l’Ecriture. Dans la Bible, l’Ancien Testament.
Dans le Coran. Les silences du Christ : il dessine sur le sable tandis que
s’éloignent un à un ceux qu’il a préposés à lancer la première pierre sur la
femme adultère du fait de leur propre innocence ; il ne répond ni aux
accusateurs ni à ses juges durant les interrogatoires de Pilate notamment.
Le silence comme outil. Silence imposé à
la réception par tous les sens pour n’être que mental, soit réceptif selon un
sens non qualifié : l’inspiration, la télépathie et toutes formes de
communication et de réception mentales. Est-ce de la concentration ? ou
plutôt du déblai ? Le silence choisi.
Le silence préféré. L’aveu refusé, le
risque de la parole contourné. C’est alors une action, également une posture.
Pour l’humain, le silence absolu n’est gardé que par la mort, sauf organisation
de posthumat.
Une œuvre – plastique, écrite –
silencieuse, qui ne parle pas, qui ne provoque pas une
participation-réponse-accueil du spectateur, du rencontrant. Au contraire, le
silence – en musique, pause, point d’orgue – est l’un des éléments, des temps
de la respiration.
Le silence comme un fait, donc.
Le silence en état de vie, en mode
d’accès. Silence de l’homme, non de Dieu. L’orage, la brise, le cri du
Crucifié, la parole sont – pour Dieu – des modes de présence et de
communication de sa présence. Le silence de l’homme est un creux, un
approfondissement pratiqué par lui en lui-même sur ordre ou par cheminement
personnel. La prière n’est silence que pour des tiers ou selon le milieu
qu’elle se choisit ou se donne, elle reste parole au moins mentale tant qu’elle
n’est pas contemplation puis abandon.
L’état monastique, la solitude pour être
en silence, pour le garder. Théorie ou vie effective ?
Val-de-Grâce
à Paris, mercredi 19 Décembre 2012
lundi 20 janvier 2014
U n m a r i a g e récit Août 2003
à de multiples mémoires
et à de jeunes mariés d’un samedi d’août
I
Lettres
Lettre de Mirabelle à sa grand-mère
Je ne veux pas tarder à te remercier de ton bon accueil. Tu me répètes
que je suis chez moi à Ma-Ata, mais c’est avant-hier soir en te quittant, en
n’ayant pas notre soirée habituelle que j’ai senti que je ne puis et ne pourrai
jamais séparer l’idée de bonheur de ces lieux où tu vis, et où tu me dis que
j’ai été conçue.
Suis-je cérébrale ? mais j’ai une idée du bonheur et je crois bien
que je ne serai heureuse que s’il y a coincidence entre ce que j’ai
entre-aperçu et ce qu’il me sera donné de vivre. Il y a une date où je l’ai su,
j’étais avec toi, mais tu étais, comme souvent tu sais l’être, ou comme souvent
tu l’es naturellement, légère, pas absente mais pas pesante par une présence
qui m’eût empêché d’être seule, alors même que j’avais tout le repos et la
sécurité de te ressentir près de moi. C’était physique et mental, je respirais
ton odeur, la journée qui avait passé sur ta peau, les années de ton mariage
dont tu me raconte des événements et des bribes chaque fois nouvelles, sans te
répéter. J’ai la sensation à tes côtés que la vie est possible, qu’elle est
heureuse, qu’il suffit d’y entrer, que tu y as longtemps séjourné et que depuis
la mort de Bon-Papa, tu t’es retirée volontairement, par décence, pour partager
d’avance sa mort et son séjour, nous ne savons où, en attente de notre
éternité… de quoi t’est tu retiré ? ni du château, ni de nous que tu
invites à faire la ronde le plus fréquemment possible autour de toi, autour de
ces choses, de la bibliothèque, du bureau où Bon-Papa écrivait et lisait, une
grande table que tu me donnes maintenant, elle a une légende, Mazarin l’aurait
offerte à notre aïeul, et sachant tous les papiers et cartons dont son
intendant avait besoin pour travailler, il l’aurait fait exécuter bien plus
vaste, mais selon les mêmes volumes et proportions que ces « bureaux-Mazarin »
dont on ne voit plus que des copies, sauf… très cher, me disait Maman en me
faisant regarder les vitrines du quai des Grands-Augustins ou de la rue
Bonaparte. C’est là que Rumbepré sut que son destin allait basculer. Tu as fait
de Maman une érudite puisque tu lui as permis ce qui, me dit-on, ne se
rencontrait guère à son époque d’aller étudier l’art non pas à Paris, mais en
Italie. Elle s’était entêtée et vous avait démontré à Bon-Papa et à toi que les
grands artistes, ceux de tous les temps, ceux de la Renaissance, avaient tous
commencé par l’Italie, quand ils n’y étaient pas nés. Son bonheur à elle, elle
ne sait le raconter, c’est toi qui l’a imaginé selon quelques cartes postales
où il n’y avait jamais personne que des paysages ou de resproductions d’œuvres
capitales, mais généralement peu connues. Bon-Papa cherchait dans les
encyclopédies, il était plus proche que toi de sa fille. Lui avait-elle dit ce
qu’elle vivait, ou plutôt comment ?
Sur le pont qui au-dessus du Tibre profond amène au Château Saint Ange,
tout est étroit, comment la remarqua-t-il dans la foule monotone des touristes
harrassés ? La chaleur était exceptionnelle, la lumière poussiérieuse et
brumeuse, ma mère marchait droite et pressée, les mains et les bras nus, sans
rien qui les encombra, la tête portée très souverainement comme elle en a
coûtume quand elle pense, car elle pense en marchant encore aujourd’hui. Elle
terminait ses études et allait tout simplement se recueillir place
Saint-Pierre, regarder une dernière fois les stations du chemin de croix,
placées là par Paul VI et d’une magnifique facture moderne, évocatrice d’un
Christ souffrant, complexe, indicible et n’ayant de clairement déchiffrable que
le don de lui-même qu’à chaque tableau il produisait, sur demande, semblait-il…
mais la demande devait être immense et Dieu s’effondrait. Il y avait une
ressemblance avec ce pape, entre Dieu et ce pape, à la voix trop haut perchée,
au corps fin, à peine voûté par l’âge, au front superbe mais qui n’était qu’un
anxieux avec une piété et des catégories intellectuelles très Quartier Latin
des années 1950 quand Mounier régnait et que Congar, Lubac, Varillon à Lyon ou
à Paris étaient encore jeunes et presque tous en révolte contre le pape Eugène.
Pourtant Paul VI était le candidat de Pie XII à sa succession, choix judicieux
car rarement pape à l’époque moderne incarna autant le doute contemporain et la
recherche émue d’un visage divin qui apprît au monde que Dieu n’est ni une
création humaine, ni une abstraction pas impossible à déduire de l’expérience
quotidienne ou des grandes chronologies géologiques ou biologiques. Elle devait
être déjà par l’imagination à commencer le chemin de croix, quand un homme de
grande taille, encore jeune, l’aborda ; Maman pouvait passer pour
Italienne, surtout étant adolescente, avec la mode du chemisier un peu gonflé,
un peu trop entrouvert que le cinéma réaliste de l’époque avait popularisé en
noir et blanc, la taille et les hanches serrées, ajustées, le mollet
haut : c’était grâcieux à condition de l’être nativement soi-même.
L’inconnu avait un accent allemand, il lui exposa avec pudeur mais certitude
qu’il venait de la remarquer et qu’il était sculpteur, que son atelier n’était
pas loin, que si elle voulait bien… la jeune fille ne crut pas à une drague,
pas davantage à un coup de foudre, mais à l’art. Il fallait qu’elle fût
elle-même étudiante pour reconnaître dans la demande son fond. L’atelier était
partagé avec un pensionnaire de la Villa Médicis, qu’elle connaissait de nom,
mais ce n’était pas cette sorte de caution qu’elle ne découvrit que sur place,
qui la fit suivre l’inconnu. Elle n’aimait pas l’aventure en soi, c’est-à-dire
qu’elle choisissait les aventures qui seraient un apport à la construction
imaginée en toute certitude qu’elle voulait faire de sa vie. Tu m’as souvent
dit ton étonnement que très petite fille Maman avait déjà le projet de sa vie.
Ni toi ni moi ne sommes ainsi, nous croyons, et tu me le répètes assez, que le
gratuit, l’inattendu, l’imprévisible, même si cela ne tourne aps bien, sont ce
qu’il y a de plus gratifiant. Même isolé, malheureux, en plein échec, et
Bon-Papa a connu de ses époques, même auprès de toi, on peut se sentir
tellement unifié, lové que l’on est sur sa souffrance, que d’une certaine
manière on est heureux. Souffrir tellement que rien ne pourrait être pire
émancipe de toute l’angoisse de ce qui pourrait nous amoindrir, nous mûtiler.
On y est et l’on ne peut tomber plus bas ou plus mal, plus rien ne vaut, parce
que plus rien n’a pris sur ce dont nous souffrons, et de cette indépendance
jaillit en nous la sensation, la vérité de notre souveraineté. Dieu est proche
des gens libres.
Maman fut priée de se déshabiller et n’en fut pas troublée, elle s’y
attendait. L’atelier n’était pas grand, il était moins lumineux qu’elle ne
l’aurait imaginé, moins encombré, sous des linges des bustes, beaucoup de
dessins à la sanguine, au fusain, qui étaient des copies prises au musée du
Capitole, des bras, des mains, des mentons, des dos. Elle ne savait pas le nom
de son compagnon, elle se défit tranquillement de sa jupe, et détacha le nœud
de ses cheveux, elle fut arrêtée dans son geste et il la fit poser ainsi,
presque nue, puis nue, les mains à la nuque, plus cambrée que nature, un pied
reposant sur le barreau de la chaise sur laquelle étaient tombés les vêtements.
C’était un silence à n’entendre que les respirations un peu courtes. Elle était
certaine que l’homme ne la désirait pas, il ne désirait que la sculpture qu’il
était en train de former, il travaillait vide avec une curieuse façon de lisser
puis de quitter le volume qu’il avait fait aboutir, il se reculait peu, il ne
lui parla pas. Ni de lui, ni ne la questionna sur elle, sur sa présence à Rome,
sur ce qu’elle vivait. Elle se rhabilla, rendez-vous fut pris pour le
lendemain, il ne lui montra pas le travail fait, elle savait d’ailleurs qu’il
le continuerait après son départ. Il y avait au mur qu’on découvrait en
quittant l’atelier des croquis manifestement récents d’une femme plus âgée
qu’elle, mûre, aux traits plus pleins ; elle jugea qu’il y trouvait, pour
l’instant, moins d’inspiration que par elle, ou trop en sorte qu’il ne
parvenait pas à commencer, elle comprit que c’était de lui être inconnue et de
lui avoir donné sur un pont italien, en pleine lumière midi, en excès de
lumière et de sensations, de chaleur, une impression de rectitude et de liberté
par sa manière de marcher, de se mouvoir, de n’aller que dans une seule
direction, esprit et corps, au lieu de tant de gens qui sont en de multiples
lieux de leur pensée, de leurs regrets, de leurs envies, de leurs échéances,
commandés par les circonstances et par les autres, à ne plus avoir de
silhouette ni de démarche qui soient librement les leurs. Elle alla à la place
Saint-Pierre, comme l’après-midi avait beaucoup avancé, il y avait du monde,
elle regretta la solitude que la canicule lui avait promise, les jours à Rome
lui étaient comptés, elle acheta une carte postale, la sculpture de l’école de
Michel-Ange, quoique vêtue pouvait évoquer la pose qu’elle avait trouvée
impromptu, d’elle-même, dans laquelle elle avait pu, sans fatigue, demeurée dès
lors qu’il lui avait été dit que ce serait la bonne, que cela allait convenir.
Elle faisait du sculpteur un acteur abstrait, un peu ce que le comédien sur
scène doit ressentir vis-à-vis de l’auteur, entièrement dépendant du texte mais
libre en tout de l’écrivain ayant produit le texte, ainsi celui qui, à quelques
mètres, à contre-jour travaillait la terre grise, n’était qu’un semblant de
vivant, ce qui vivait c’était la scène, l’atelier, eux deux en couple
indissoluble qu’unissait le travail, la pose, leurs respirations, leur désir de
la beauté, une beauté qui se cherchait en copiant. Elle écrivait quelques
lignes à son père, sans enveloppe, certaine que celui-ci saurait déchiffrer ce
qu’il lui était arrivé en ce milieu de journée, la rencontre d’une grande
liberté et qui était à son honneur à elle, de femme précise, jeune, qui allait
quitter Rome et qu’on sélectionnait sans lui mettre la main là-dessus. A la
troisième séance, elle sut que revenir serait inutile, et ne revint pas. Elle
imagina l’artiste l’attendant puis fut certaine qu’il était soulagé par sa
disparition, que le travail aboutirait bien plus nettement, qu’elle y aurait
moins contribué en demeurant pour des rajouts, des détails et des modifications
qui gâchent ou affaiblissent. Ce qui compte c’est l’œuvre aboutie. La vie du
Christ, plus longue dans sa phase de ministère public, eût été moins claire,
c’est la passion subie, c’étaient les dialogue avec la foule, avec les
bourreaux, avec Dieu-même qui donnaient le sens et l’achevé, qui campaient
définitivement les silhouettes et partageaient les protagonistes. On disait que
Paul VI avait écrit ce chemin de croix, en ce sens qu’il en avait, station par
station, évoqué ce que devaient être les poses et les personnages, et
curieusement si, en esprit, l’on se mettait dans la peau du Saint-Père, on
retrouvait dans le récit imagé de la passion par les plaques de bronze noir et
brun de probables rencontres vécues ; les visages étaient anonymes, à peine
esquissées mais les attitudes, les poses étaient contemporaines, on pouvait
imaginer des discussions et des fléchissements. En un sens, le parcours était
d’âme uniquement, ce qui se disait et se souffrait était en profondeur,
personne ne l’avait jamais vu que quelques-uns, il y a quelques millénaires,
deux déjà, en revanche le lynchage, l’engrenage, les parodies de procès,
l’excès de zèle des soldats, la mise à côté de tous les gens que le Dieu
souffrant, que le Prométée vrai, croisait sur sa dernière itinérance avaient un
accent contagieux, la prière se faisait à vue.
Je n’imagine pas, mais je regarde, tout est donné dans cette statue,
grandeur nature. Grandeur nature… comme tu as dû souffrir de cette présence
puisque ta fille, tu ne l’as jamais vue nue, même à son adolescence, tu es si
pudique, Mère-Grand, et même un sein de ta petite Mirabelle, tu n’en voudrais
pas, tu tiens que la beauté se devine, et qu’exposée, elle fuit et se dérobe.
Peut-être est là ton secret, tes rêves quand, précisément, tu es si légère et
silencieuse qu’on ne te voit plus, qu’on ne t’entend plus, que tu ne donnes
plus à voir qu’une âme entrée dans la mienne, et causant avec moi, tandis que
grâce à toi, par le transport de ton sourire au moment où nous allions ensemble
nous évader en imagination de nos corps, je vis l’instant, le crépuscule,
l’avant-dînée. J’aime cet endroit un peu resserré, où l’on respire la montée
des effluves depuis les douves, j’aime cette heure, comme tu l’aimes, où l’on
entend plus qu’on ne voit les carpes à fleur de la surface parce qu’il fait
chaud, de l’autre côté, vers la grande prairie, il y a la bordure des dahlias,
puis près d’une statue qui a toujours été là, même dans les siècles d’avant
nous, puisqu’elle figure sur la vieille gravure Louis XIII, il y a la
collection de cactées de Bon-Papa. Depuis qu’il n’y est plus, c’est moi qui
m’occupe des boutures et qui continue les achats, les remplacements, les
acquisitions, la tenue du catalogue, les correspondances. Donc dans une galerie
allemande, en Bavière, pas à Munich, mais le long du Tegernsee, tu as aperçu
cette statue, on ne voyait d’ailleurs qu’elle, elle était tellement présente,
insistante dans la vitrine, quoique très en retrait que vous êtes entrés,
Bon-Papa et toi. Comme si c’était commandé, comme si d’avance la scène avait
été écrite et qu’il ne restait plus qu’à la jouer, l’anonyme identifié. Vous
êtes allé visiter le sculpteur, l’homme avait les cheveux blancs, la sculpture,
il en avait été tiré trois exemplaires, était également présente. On arrivait,
après avoir longé le lac sans beaucoup le voir, dans un village à châlets, la
Bavière léchée et touristique mais que n’habitent que des gens du sud de
l’Allemagne, intransposables. Un premier bâtiment neuf présentait les plâtres,
les terres, peu de réalisations. Un cheval magnifique et gigantesque
accueillait l’arrivant qui était poussé à avancer vers d’autres sculptures, des
échassiers, des oies, puis à l’angle de la demeure, une femme-enfant, sans
doute de l’époque nazie, au corps peu dégrossi, trapu, et au visage immature.
Dans la salle principale, où vous avez été accueilli, il y avait une troisième
réplique de femme, au profil aigu, au visage en longueur, pas très doux, mais
très serein, ainsi apparaissait-il que l’artiste avait été habité par peu de
modèles, trois sans doute, pas davantage. Votre fille avait également inspiré
des bas-reliefs, trois également, la montrant uniquement de buste de trois
quarts, de dos, de profil sur un fond mêlé de vagues et de feuillages. Des
éclairages par le bas faisaient miroiter la patine mais avec subtilité, rien ne
brillait d’aucune œuvre, une sorte de précision mate fondait tout en une
harmonie qui donnait l’impression que l’Allemand n’avait progressé que d’un
bond, que de l’avant-guerre à l’Italie, pour trouver là-bas sa forme
définitive, celle des fronts féminins, jamais bombés, mais fortement dessinés,
à volume carré et volontaire. Les yeux étaient toujours baissés, devinables,
mais sans fixer. L’œuvre n’était ni athée ni insistante, elle se prêtait à partager
la vie de qui l’acquérait, et l’on pouvait dire cela de chaque statue, même de
celles représentant des oiseaux, un sanglier, le cheval primé à Hanovre.
Curieusement, ni Bon-Papa, ni toi ne questionnèrent l’Allemand. C’est à la
galerie que leur avaientt été donnés les renseignements tout simples d’une date
de facture, d’un lieu et des circonstances probables où avait été discerné le
modèle. Mon grand-père au mieux de sa forme, m’as-tu raconté, ne questionna
votre artiste que sur la manière dont il choisissait ses modèles et parvenait à
les faire tenir la pose ; il avait une culture suffisante, et même le coup
de crayon, pour poser les interrogations propres à faire rebondir la
conversation que vous avez tenue en italien. L’homme était plus que beau, les
mains grandes et fortes d’un intellectuel ayant de quoi s’appliquer, et ne
faisant pas de gestes. Le regard bleu fixait sans peser. Le discours portait
sur la beauté, et sur la dérive contemporaine, l’abstrait se concevait et
s’admirait à condition qu’il n’agresse que rarement et qu’à bon escient, la
règle devait demeurer du bonheur, de l’harmonie et de cela décidait seul ce
curieux mélange d’habitude et de justesse qui fait cohabiter les vivants et les
modèles. Le débat ne porta ni sur le prix de la statue ni sur le nombre
d’exemplaires déjà réalisés, mais par avance sur l’endroit où elle serait
placée au château. La décision s’imposa, sur un socle de bois à roulette, on
promènerait ma mère nue mais en bronze selon les humeurs et selon les lumières.
C’est de Maman le meilleur portrait que j’ai conservé.
Elle t’avait quittée, elle nous avait quittées de plus en plus souvent,
de plus en plus longtemps, jusqu’à ce que nous ne la revoyions plus ;
c’était étrange, une femme dont le visage était attentif, lumineux, dont les
cheveux remontés haut sur le front avaient blanchi alors qu’elle était très
jeune, elle savait regarder avec une intensité qui enveloppait d’une chaleur
tendre et calme celle – moi – qu’elle appelait de son sourire. Je ne comprends
toujours pas pourquoi Maman partit puis disparut. Elle ne voulait partager le
bonheur dont elle vivait ici avec personne. Je sais qu’il y a eu un drame, je
sais que tu en tiens mon père pour responsable, je sais que le chef de famille,
depuis longtemps, c’est toi et que mon père te respecte et te craint. Parce que
tu as l’argent et le nom qu’il voulait et qu’il n’a pas ? C’est mon père,
et je ne saurais l’accuser, d’ailleurs je ne sais pas grand chose de lui. Tu le
sais, nous avons un déjeuner par mois, et en sus, chaque année pour mon
anniversaire un voyage ensemble où je le souhaite. Je vois alors un homme
chaque fois différent, toujours étranger mais qui se radoucit en ma présence,
qui se calme, qui montre de la fierté à m’emmener dans les hôtels et dans les
restaurants, il me dit que cela le repose de la compétition qu’il doit nuit et
jour livrer dans une société qu’il ne décrit ni comme une entreprise, ni comme
une époque, ni comme un travail en équipe, mais selon une parabole où peu de
gens créent, ou beaucoup s’assemblent et se coalisent pour voler ce qui a été
inventé ou mis au jour, en clientèle ou en procédé, par d’autres. En sorte
qu’il n’y a que deux races sur la planète, les prédateurs et les saints,
ceux-là donnent, ceux-là sont inspirés et généreux, ceux-là ne considèrent
l’argent qu’en outil de recherche et de promotion, et ceux-ci détruisent
l’honorabilité, coupent les lignes de crédit, refusent les augmentations de
capital et ramassent pour une somme symbolique ce qu’ils n’ont ni inventé ni
bâti. Tu m’as enseigné une seule haine, celle-là, elle est à l’envers de la
beauté plastique. La laideur de ces femmes, de ces hommes qui ne rament que
pour l’argent, qui ne parlent que de résultats, et de positions en bourse, en
société, en plan de table, ennuyeux, apeurés et inquiets puisque la prédation
engendre le vol et l’assassinat et que plus personne n’est durablement assuré
de son emploi, que la richesse, parce qu’elle est malsaine, expose à l’envie,
donc à des coups, que ceux qui en donnent n’aiment pas, ne savent pas en
recevoir.
Tu as toujours su calmer cette panique qui me prenait à évoquer ce que
je vois de la vie des adultes, dans les villes, dans les immeubles, dans les
bureaux, les ascenseurs, les halls, les restautant tous tellement artificiels
malgré la carte des vins et les plantes vertes, malgré la volubilité du
vis-à-vis. J’ai peu de ces mains qui s’avancent la mienne par dessus le pain
que je n’ai pas encoure touché et la serviette que je n’ai pas dépliée, comme
si déjà le déjeuner d’affaires était à payer. C’est pourquoi j’ai choisi la
profession d’avocat, le droit permet seul de coincer les gens, de confondre les
prédateurs, comme la lecture des codes et l’investigation dans la Gazette du
palais demandent une ténacité non rémunérée, les avantageux n’y vont guère
et délèguent ; je sais que le barreau porte bien son nom, que c’est un
échelon, un début d’escalier. Je veux cet exercice professionnel pour
entrebailler la porte de la liberté et de la compassion, c’est ce que j’ai
essayé de dire quand j’ai prêté serment, j’ai étonné, on m’a prise pour une
vierge consacrée. Vierge, je l’étais, consacrée : non ! Quand je suis
redescendue jusqu’au parc de stationnement souterrain, place Dauphine, la robe
sur le bras et la petite sacoche que tu m’avais offerte pour cette grande et
symbolique circonstance, Mère-Grand, j’ai été abordé par Maître… ce qu’on
appelle une gloire du barreau. Il m’a dit que je l’avais ému et qu’il me
souhaitait des circonstances telles qu’il en avait connues au tout début de sa
carrière, en faisant son stage à la Libération, sans pouvoir, qu’une seule
fois, assister à une des audiences du procès de Pierre Laval, il avait en
revanche tout dialogué avec les défenseurs de celui-ci et travaillé
d’arrache-pied à la documentation d’un combat d’avance désespéré. Il s’était
pris à prier chaque milieu de nuit, ne parvenant à s’endormir, et songeant au
prisonnier célèbre et tant insulté, haï. Il avait été commis d’office, il
n’était pas le principal au procès, ce qui lui avait donné une grande liberté
de dialoguer avec l’accusé quand celui-ci décida de se retirer des débats et en
avait gardé, qui n’avait plus jamais quitté sa serviette un jeu de cinq
photographies prises à l’atterrissage du petit avion espagnol en zone française
d’occupation de l’Autriche : l’ancien chef du gouvernement, le visage pas
encore émacié par l’angoisse, presque reposé d’un surmenage de trois mois par
dix de prison, ne regardait qu’avec méfiance, celle d’un grand et magnifique
fauve, qui se sait traqué et pris, on l’avait fouillé et pour la seconde fois,
la première ayant été d’ordre du Maréchal Pétain en Décembre 1940 quand il
avait été disgrâcié, on avait inventorié la mallette de ses papiers personnels,
cette fois ce devait être d’ordre du Général de Gaulle, on était en Juin 1945,
comme s’il y a un secret des personnalités qui girait dans les papiers dont ils
ne veulent pas – talisman ? ou pièces en excuse absolutoire ? – se
séparer. Sur les marches de béton étroites, dans la petite cohue des collègues
qui allaient à leur voiture, les photos m’avaient été montrées, qui me
demeurent présentes au cœur comme un envoi en mission, défendre non
l’indéfendable, mais ce qui est condamné, tué, détruit par avance en vengeance
de ce qui n’a pas été voulu par les uns, les accusés, ni compris, admis par les
autres, mais subi par tous, un pays ne doit pas être vaincu, encore moins
occupé.
Tu m’as dit, en réponse au récit que je te faisais de ma prestation de
serment que Maman nous a quittées parce que mon père avait été indélicat, mais
tu ne m’as pas révélé en quoi ? Me le livreras-tu ce secret ? Tu as
accueilli le mien sans surprise et sans question.
Nous nous sommes connus dans ce paysage sec, aux vallonnements et aux
collines pas très marqués, qui font une ambiance hors du temps et sans
géographie précise, non l’endroit n’est pas beau, la basilique non plus, les
textes qu’on administre, les images qui sont colportées n’ont pas davantage
d’esthétique, l’époque contemporaine est avare pour le sacré, on ne construit
des cathédrales qu’en pièce unique, et une ou deux par siècles et par pays,
même et surtout quand ils sont grands. Là-bas, c’est en fait désolé et rien ne
vaudrait s’il n’y avait cette foule, la foule des pélerins. J’ai lu le livre,
dont tu m’as dit qu’il avait à son époque, frappé sinon converti énormément de
gens, dans lequel le Docteur Alexis Carrel raconte le train de pèlerinage vers
Lourdes, le chant qui s’entonne, l’allure de ceux qui souffrent, sont malades,
viennent à tout hasard ou selon une forte et personnelle espérance, une allure
qui change parce que la prière devient générale, généreuse, et qu’il se passe
quelque chose de commun à tous, à quoi l’agnostique qu’est toujours demeuré
notre premier prix Nobel de médecine, fut lui-même sensible : mise en
condition ? Je ne l’étais pas, j’ai commencé par m’ennuyer, la liturgie
n’est que celle de partout, la statuaire évoquant la dame en bout de chemin
n’est pas affriolante. Régis m’est apparu dans les sentiments que j’éprouvais
et n’osais pas m’avouer. Nous étions venus et ne trouvions pas grand chose que
nous n’aurions reçu ailleurs, pourtant il devait y avoir quelque grâce à
demander, à requérir. Nous avons parlé, nous avons accompli ensemble, et sans
nous entrainer ni regarder l’un l’autre, mais tranquillement, sans entrain,
tous les rites, cela a duré trois jours et nous avons décidé de nous aérer,
d’aller voir ailleurs quitte à revenir, ce que nous avons fait, ne nous
échappant de nos pèlerinages respectifs que deux jours et une nuit.
Ce fut une nuit avec un balcon, des étoiles, la mer, derrière nous une
presque-île en forme dunaire, contrastant avec la rive très arborée. La
chaleur, les grillons, au loin des musiques de guinguettes, de restaurant, les
stations balnéaires pas vraiment organisées de la Yougoslavie d’après-guerre,
on nous a dit que cela n’avait pas changé vraiment, que le tourisme sur
l’Adriatique n’avait pas été troublé par les bombardements, les journaux, la
cruauté, le fiasco, les haines et la fraternité qui demeurait, impuissante mais
si réelle entre les nationalités qu’avaient unis les Karageorgevitch et mieux
encore Tito. Beaucoup d’Allemands mais un tropisme vers nous, vers la France.
Nous ne parlions pas, la nuit était pleine, la lune avait peu duré, le lit
était grand, je ne savais rien de ce qu’il faut savoir autrement que par
quelques lectures et aussi par tes conseils, mais ils étaient de mœurs et pas
de sexe, n’aimer que si l’on ne s’ennuie pas, ne se donner que si l’on en a
envie et qu’on pourrait soit ne pas se donner soit faire autre chose, bref,
vouloir ce qu’on ferait, et nous le fîmes. Ou plutôt, je le fis. Il m’avait
photographiée contre le soleil couchant, je m’étais prise à imaginer Maman
devant son sculpteur, et j’avais mis les bras à ma nuque, fait flotter mes
cheveux, les seins nus, sans m’exposer ni m’offrir mais naturellement, car
j’étais à lui raconter la statue, et à lui proposer de venir la voir chez nous.
Il avait pris plusieurs images, puis il m’avait serré à la taille de ses deux
bras, il m’avait murmuré qu’il était très embarrassé que je sois aussi belle,
qu’il lui fallait du temps, un peu de temps encore. Je ne comprenais pas ce qui
le retenait, ni ce besoin qu’il éprouvait de prendre du recul, par rapport à
quoi ? aux gestes lents que nous entreprenions l’un sur l’autre, sur nos
corps qui restaient debout, figés. Il me disait qu’il n’avait pas prévu que je
serai aussi belle, qu’il n’avait pas davantage prévu que nous nous
rencontrerions. Nous avions un peu bu, un de ces vins de Yougoslavie qu’on
n’achète pas chez nous, quoiqu’on les y trouve maintenant, ils sont élevés au
goût allemand. Je le tranquillisais, nous avions le temps, aucun aveu n’était
nécessaire de sa part, je n’attendais rien de lui que l’occasion, déjà là, que
la permission, pas encore obtenue, de lui faire du bien, tout le bien que la
veu durablement peut offrir à un homme si c’est une femme qui s’y prend à sa
place, pour lui. Je lui ai dit que j’étais assurée d’être, avec lui, heureuse.
Il a frémi. Manifestement, il n’était habitué à rien de ce que nous étions en
train de vivre, de réciter, de jouer : le grand air de l’amour et du
corps, de l’âme qui affleure aux lèvres, qui se pose d’un front à l’autre et
fait pot commun, le grand vase du potier, celui qu’il a le plus de mal à
tourner. Nous étions certains de notre exceptionnalité ensemble et l’un pour
l’autre, il se rassurait – mais de quoi ? – en le constatant à mi-voix et
j’avais envie de rire. Ce que nous commencions de faire l’un avec l’autre, l’un
de l’autre, était grave, je le savais bien, mais ce n’était ni triste ni
catastrophique, et je le sentais raide et abandonné à la fois, malheureux d’une
détermination dont il avait envie mais qui semblait ne pas lui être facile, ni
venir. Je crus que nous allions à quelque échec, à un malentendu dont nous ne nous
guéririons pas. J’ai essayé de le calmer, mais l’étrange est qu’il restait
paisible, c’était en lui un débat que je ne comprenais pas, une sorte
d’identité qui se jouait. Tu m’avais dit que les hommes sont complexes en
amour, et surtout dans l’acte d’amour, qu’il y entre pour eux tant
d’amour-propre, tant d’atavisme, qu’ils veulent tant être délicats et adéquats
qu’ils s’en coincent et s’en emberlificotent de partout, même les tombeurs et
les crânes, les habitués et les sauvages.
Régis est de cette sorte d’hommes qui ont le sommeil heureux et
profond, nous en sommes restés à son baiser de mes seins, à son texte un peu
balbutié pas bien clair, mais à tout prendre très flatteur pour moi, et j’avoue
qu’être photographiée, presque nue, à mon avantage, m’avait fait quelque bien,
assez émoustillant. Il s’est endormi, il était nu sans s’être montré, ayant
pénétré à toute allure dans le lit, s’étant installé sous les draps tandis que
j’étais à la salle-de-bains, je l’ai rejoint, j’avais remis un soutien-gorge, gardé
une culotte, suivi tes conseils, et je suis restée ainsi les yeux perdus dans
une obscurité qui ne se faisait pas complètement. Les rumeurs des fêtes un peu
lointaines dans les rues du village parvenaient en un mélange qui n’était guère
musical, mais c’était chaud, entreprenant, encourageant, j’étais loin de tout,
et je m’apercevais que Régis était près de moi. Qu’il dormait déjà. Je l’ai
pris ainsi, nue, à cheval sur lui, j’ai eu à peine à toucher son sexe pour me
l’enfoncer, je n’ai pas souffert, j’ai tâché le drap, c’était très doux, il
respirait à peine plus vite, il était dur et gros en moi, son visage aux yeux
fermés restait celui du sommeil, il me semblait faire l’amour avec un ange,
c’était une sorte d’annonciation et je me récitais ses phrases sur ma beauté,
sur la pureté de mes seins, de mon nez, de mon front – je tiens d’ailleurs mon
profil de toi et de Maman, artificiellement pensif en toute circonstance – et
c’en était une. Il n’y avait aucune violence, qu’une sorte de navigation, il me
semblait que mon ventre serré sur son sexe flottait tranquillement, sautait
silencieusement, doucement, chacune des vagues, tout était d’une simplicité
débordante d’une sorte de reconnaissance mutuelle et je savais que dans son
demi-sommeil il me reconnaissait pour sienne et que ce devenait pour toujours.
Le matin, j’ai remarqué qu’il a gardé le drap, taché de mon sang et de sa semence, et l’a plié dans un
sac en plastique, mis dans sa valise, je n’ai rien dit car je crois qu’il
n’avait pas remarqué que je l’avais vu le faire.
Nous nous marions donc samedi prochain, et je te remercie encore de
nous accueillir, nous, nous tous, et toute la famille, les amis, etc… tout ce
que tu m’as montré hier et aujourd’hui, en préparatifs et en organisation me
paraît très bien. Je te demande de me faciliter les choses avec Papa, je
redoute de le revoir, mon mariage doit le surprendre, à notre dernier revoir,
il y a deux mois, il n’en était pas question, il est vrai que je ne connaissais
pas Régis. Mère-Grand que j’aime tant, je crois que je serai heureuse, surtout
si tu continues de me recevoir, si tu me conseilles, si tu me nous laisses
souvent venir et séjourner ici et près de toi. T’écrivant sur la petite table
qui va donc être remplacée par le cadeau du grand Cardinal, je pense à notre
château, aux enfances de nos aïeux, aux mariages qui ont été les leurs et là,
je vois les flambeaux, les douves, la passerrelle de bois, la grande prairie,
les biches parfois au loin, à l’orée de la forêt, j’entends les carpes, et
aussi ces frissonnement des lampes d’extérieur quand la nuit continue et que
nous nous interrompons toi et moi, que nous quittons le dehors, la main sur la
rugosité de la balustrade. Tu me laisseras m’habiller dans la bibliothèque de
Bon-Papa, même si c’est un peu prétentieux, c’est devant ses livres et ses
reliures que je veux notre portrait de mariage ; d’ailleurs, tu
découvriras Régis, vous avez beaucoup en commun, s’il n’a pas de talent
particulier dans le registre qui est le tien, j’apprécie que nous soyons complémentaires,
il a le sens de la beauté, pas seulement de la mienne, immodeste que je
suis ; en tout cas, il aime les livres, les meubles et c’est en cela qu’il
est assez ecclésiastique manqué. Tu comprendras pourquoi et comment.
Lettre de la Comtesse de Mahrande à son gendre
Vos dernières visites ne m’ont pas fait de bien, mais je consens à ce
que vous soyez présent au mariage de ma petite-fille. Votre femme l’aurait
souhaité et ce que vous m’avez annoncé, si je puis ainsi parler de l’énoncé d’une
nouvelle qui vous doit tout, hélas ! ne change pas ma réslution et ne
changera rien à ce qui a été convenu pour que tout se déroule suivant nos
habitudes ancestrales.
Mais qui êtes vous donc ? pour récidiver de la sorte ? Je ne
connaîtrai pas ce que votre femme a eu la faiblesse de me raconter, ou ce que
vous avez été acculé à me dire lors de votre dernière venue ici, que je
croirais lire un roman de la plus mauvaise série, macabre, sinon un récit
d’escroqueries en tous genres se terminant par quelque fin pitoyable que
s’administre le misérable. Vous m’avez dit que venant ici par le train, ayant
vendu votre voiture pour payer votre dernier voyage là-bas, vous aviez ouvert
la portière du wagon et regardé longtemps, hébété, le ballast courir et mourir
sous vos pieds. Le T.G.V. ne vous aurait pas donné le loisir de cet exercice,
et que n’avez-vous donc sauté ? Y penser n’est pas le faire. Votre
beau-père qui vous aimait, ayant tout deviné cependant de votre personnalité,
mais convaincu d’une certaine richesse de cœur et même peut-être d’une tendance
à la mystique qui rachèterait tout et vous permettrait une vraie réhabilitation
– je devrais écrire un sevrage de vos imbécilités et la réccoutumance à une vie
digne et normale – jugeait que passé un certain stade de mélancolie, le passage
à l’acte dépasse la volonté du sujet, et peut se produire, quels que soient les
empêchements qu’y mettrait un tiers, à n’importe quel moment, n’importe où et
par n’importe quel moyen. Manifestement, vous n’en êtes pas là, pour votre
malheur et pour le nôtre.
Quelle était froide, mais apaisée, votre femme quand elle m’a fait part
de sa résolution. Une résolution à l’essai. Elle partirait dans un de ces pays
déshérités où la misère pullule, au moral et au physique. Sans doute, rien que
dans notre village, vous trouveriez, et
avait-elle naturellement trouvé des gens à aider, à qui elle était devenue
indispensable, mais là n’était pas son propos, elle voulait vous quitter, elle
voulait quitter un passé trop présent, elle jugeait que, de sa part, c’était
probité et équité, affaire de dignité. D’une certaine manière, elle se sentait
votre complice, s’était sentie votre complice dès vos premiers jours de vie
commune, et ne voulait plus de ce rôle, elle vous laissait le choix de dire à votre
fille sa vérité ; l’avez-vous fait ? avez-vous jamais eu le courage
de votre femme, celui d’affronter le regard d’autrui quand la vérité lui est
assénée. C’est au prix de cette remise au jugement d’un tiers, dont j’espère
que vous avez l’estime, et que vous en appréciez l’extrême innocence, qu’on
trouve un semblant de paix. Avez-vous jamais été en paix ? Une paix qui
dépasse toute connaissance livresque ou intuitive, qui n’a pas de précédent
dans une vie et qui vient de cet abandon. Qui connaît Dieu ? et ce n’est
pas à Lui qu’on fait remise, Il en sait trop sur nous, et n’a que faire d’aveux
théoriques tant qu’ils ne nous coûtent pas une réelle contrition et le vœu de
changer de conduite. Mais votre conduite en est-elle une ? Avez-vous, le
moins du monde, barre sur vous-même ? N’êtes-vous prisonnier de ce charme
que vous exercez sur tous, le charme d’un homme toujours jeune de sentiments,
toujours spontané quoique délicat dans ses expressions. Augustine vous présenta
ainsi, une rencontre de bal dans la société bien née ; quoi de plus
naturel, quoi de plus acceptable. Vous avez alors fréquenté le château, je vous
regardais vivre sans que vous formiez un couple, je ne l’aurais d’ailleurs pas
permis sous mon toit tant que vos résolutions n’auraient pas été publiées. Vous
étiez déférent et orphelin tôt de votre père, lui aussi médecin, vous aviez
matière à dialogue avec mon époux. Celui-ci apprécia votre causticité dès lors
que le dialogue était d’homme à homme, il fut ébloui de ce lien qui n’est – à
ma connaissance – qu’à vous et que vous établissiez pour sa plus grande
admiration, après qu’il ait été un temps perplexe, entre la mystique et les
mathématiques, le calcul actuariel surtout. Vous connaissiez par cœur les Pensées
de Pascal, saviez raconter et expliquer la relation de celui-ci avec sa
sœur, ce qui vous permettait d’introduire la vôtre non seulement dans la
conversation mais au château ; que n’avez-vous suivi ses avis. Il n’y
avait rien en vous qui éveilla la méfiance, mais elle vous avait suivi à la trace,
dans vos manquements, vos turpitudes, jusqu’au fond de votre faiblesse comme
Elvire espère le rachat de Don Juan et se croit seule capable de l’obtenir,
mais c’était votre sœur, et jusqu’au gouffre, elle vous gardait sa confiance,
parce qu’elle avait en elle chevillées plus fortes que la foi, l’espérance et
l’intuition d’une bonne fin. Il eût été déplacé que je l’interroge et elle ne
s’ouvrit pas à moi ; je suppose cependant que mon mari, à qui elle
plaisait et souriait comme si elle avait été sa seconde fille, accueillait ses
confidences ; à l’époque, ce n’étaient que des craintes.
Laissez-moi vous rappeler ce que vous devez déjà à ma fille, avant que
vous soyez et de beaucoup mon débiteur. Je vous signale d’ailleurs au passage
que je ne suis pas du tout sûre de vous suffire. A moi seule, en tout cas.
Ce fut une longue soirée, et à tout prendre avec le recul de toutes ces
années, une belle et heureuse soirée. Augustine a toujours été réservée, plus
que votre fille, plus que moi, et je fus étonnée qu’elle s’approcha ainsi à
notre sortie de table, s’assurant que vous étiez à fermer votre valise pour ne
pas conduire trop dans la nuit, d’autant que vous feriez la route, longue, il
n’y avait pas encore l’autostrade, seul. Je suppose que vous aviez délibéré
ensemble et que vous eûtes la primeur de sa résolution. Vous attendiez-vous à
celle-ci ? En partie, je crois, car ma fille a toujours été, en revanche,
généreuse et n’a jamais caché son avidité de servir quelque cause, peut-être
cachée pour les profanes, mais grande aux yeux des hommes vrais et de Dieu, une
cause qui empoigne et requiert à plein temps. Il faut dire que nos pays
d’Europe les camouflent et n’en facilitent pas la recherche, la mode est à
l’impuissance après avoir été à des compassions bon marché, à de l’humanitaire
fonctionnarisé ou en voyages d’été, bien différent de la dévotion totale à
quelque chose qui dépasse et qui impose de renoncer à tout retour en arrière,
et en tout cas, à tout retour en soi et chez soi. Augustine faisait ce choix et
s’en sentait soulagée. D’une certaine manière, et c’est par là qu’elle commença
pour mieux me préparer à la suite qu’elle devait me dire, elle rejoignait et
comblait ses envies d’enfance. Un grand livre pour les moins de dix ans lui
avait présenté la matière à des rêveries dont elle ne sortait que peu, et que
peut-être elle exprimait en soignant les cactus de son grand-père et en se
passionnant pour les biches que l’on aperçoit facilement au fin fond de nos
prés. C’était un album de grandes photos en noir et blanc, légendées seulement
par des proverbes de là-bas et qui se terminait par l’évocation de quelques
grands conquérants du désert et de l’absolu, du spirituel et de ce
compagnonnage sans paroles qu’eurent au Sahara avec Dieu et avec quelques nomades,
au visage couvert et sourient, Foucauld, Psichari, Diego Brosset et tant
d’autres, mais pas Saint-Exupéry. D’abord aller droit au firmament. Elle
m’avait souvent, très petite fille encore, raconté cette sorte de vertige à
tomber vers le haut quand couchée dans le pré, de l’autre côté des douves,
Sacha collé contre elle, et ne manifestant aucune impatience – Sacha, notre
chien à l’époque, et qui disparut pour ne pas revenir d’une fugue, nous l’avons
tous longtemps pleuré – elle regardait les étoiles, les nuits sans nuage et
sans lune. Elle me disait que couchée à la dure, avec le froid et la rosée de
la nuit, elle était d’abord en situation très concrètement terrestre, les
fesses et le dos endolori, mais à fixer la voûte céleste, il lui semblait y
entrer lentement, de plus en plus vite à mesure que la profondeur s’entrouvrait
et ainsi elle pénétrait le cosmos, et avait la sensation d’y être appelée,
engloutie, mais toujours l’expérience s’arrêtait avant le complet vertige,
c’est au moment de tomber vers le haut – son expression – qu’elle reprenait
corps avec la terre. Le désert serait d’abord cela pour elle, du ciel en
liberté et chaque nuit. On n’était plus au temps des explorateurs, mais encore
à celui des avions à hélice, le pays, quoique proche de l’Europe, au sud juste
du Maroc, n’était à vol d’oiseau pas loin, elle pensait cependant n’en pas
revenir, et c’est cela qui la déchirait et la fit une première fois pleurer.
Nous étions à l’endroit, où, depuis, votre fille a remplacé la mienne et où il
fait si bon de parler. Au-dessus de nous, le balcon de la grande chambre et
l’on s’adosse à l’arrondi accueillant du muret, la balustrade semble le plat
bord d’un bateau léger qui serait à l’ancre sur la douve ; la lune va
rarement jusques là, en sorte que c’est toujours l’endroit le plus sombre même
par les nuits les plus lumineuses, ce qui permet de mieux voir le ciel, les
étoiles et d’être asez habitué à l’obscurité pour ne rien perdre du mouvement
des animaux aux lisières de nos bois.
C’était donc il y a huit ans, ma petite-fille en avait douze, c’était
votre fille mais pas celle de ma fille, voilà qui fut dit avec brusquerie. Elle
avait accepté la naissance et, même si pour une femme, en principe, la question
ne se pose pas, elle avait reconnu sienne l’enfant d’une autre. Elle me raconta
comme cela vous était arrivé à tous deux et ici-même, la nuit de votre mariage…
Il faut le faire, si vous me passez l’expression qui n’est pas de ma
génération.
Mon mari avait cru honorer la mémoire de votre père en invitant en sus
de ses propres confrères, le plus souvent de statut militaire comme lui, les
compagnons de celui-ci. Vous en aviez été touché aux larmes, ainsi n’étiez-vous
pas seul à votre mariage. Votre mère qui déjà n’allait pas bien, ne se rendait
que peu compte des choses. Ma fille ne manquait pas entre chaque plat, après
chaque toast, d’aller à sa belle-mère la rasséréner, l’assurer que personne ne
pouvait deviner le début de sa maladie, et lui expliquait ce qu’il venait
d’être dit ou chanter : on ne se démenait pas comme aujourd’hui pour
organiser un spectacle mi-vaudeville, mi-chansonnier pour caricaturer les deux
élus mutuels, mais il y a avait de l’animation. Comme toujours en pareille
circonstance, puis-je dire, le vin avait coulé à flot et vous reconnaissez que
chez nous, il est toujours bon. On dansa. Augustine avait une amie inséparable,
belle comme elle, qui d’ailleurs avait failli être le témoin de l’histoire avec
le sculpteur allemand, et qui l’était du mariage à l’église. Amélie, à peu près
sa jumelle, donc… mais cela n’excuse rien si cela explique beaucoup. Vos
chambres n’étaient pas mitoyennes. La sympathie était de commande, vous
découvriez les amies de votre femme, beaucoup de relations, car, quoique d’un
fond taciturne, elle se liait aisément et conquérait tout le monde par sa
manière d’écouter aigüe et tranquille, attentive et indulgente à l’ennui. Vous
valsez très bien, Augustine et Amélie se succèdèrent dans vos bras, on fit
cercle puis on s’écarta et bientôt, et longtemps vous fûtes seul en scène avec
deux cavalières attitrées qui ne vous quittaient chacune successivement
qu’épuisée, vous étiez inlassable, vous étiez beau et superbe, et vous me fîtes
l’honneur et le plaisir de me demander la dernière danse, j’y allais d’un bon
pas, je m’énivrais à mon tour de la musique, des pas et surtout de vous, votre
odeur d’homme délicat, votre profil, votre nez parfait, la position académique
de vos mains et de vos bras, vous tourniez admirablement, c’était le Rodolphe
de Flaubert, et vous me faisiez tourner plus vite que n’y parviennent les
derviches, on ne vous quittait qu’à extrême regret, étourdi, convaincu de
sortir d’un exceptionnel moment qui n’était pas que physique, qui était très
peu phsyique, car c’était une sorte de réconciliation avec soi, avec ce qu’il
faut oser, avec ce que seule la danse apporte, une légèreté cosmique, et en
cela, vous veniez de me donner ce vertige que m’avait décrit Augustine tombant
dans les étoiles. Vous teniez le coup, la musique ne cessa que progressivement
restant quelque temps mêlés au brouhaha des chaises qu’on tirait et des adieux
qu’on faisait. Naturellement vous alliez rester dormir au château, et Amélie
aussi, mais dans une autre aile. Sacha n’était plus de ce monde, il n’y avait
personne qui veilla dans les couloirs, d’ailleurs la nuit blanchissait déjà
quand, inexplicablement, avez-vous dit à Augustine, vous eûtes envie de prendre
l’air, je n’entre pas dans le détail, que je ne connais d’ailleurs pas et n’ai
pas à connaître, de votre nuit de noces avec ma fille. Et à l’arrière du
château, vous futes rejoint par Amélie. Une tombeuse, une traîtresse face à un
homme faible et moins amoureux de sa femme que le monde entier avait pu le voir
et croire toute la soirée ? Je ne sais pas, je ne le crois pas.
Elle vous a séduit, elle vous avait séduit. En fait, Augustine
poursuivant son récit ce soir où elle me faisait part de sa résolution, est
convaincue qu’Amélie fut votre premier choix, et que celle-ci et vous le
dissimulèrent, qu’en somme ma fille vous obtint malgré vous et malgré sa
meilleure amie. Est-ce cette nuit-là, et ici, que fut conçue, sans préavis,
mais peut-être avec préméditation, ma petite-fille de la main gauche ?
J’ai tendance à le penser. Vous vouliez faire vos adieux à Amélie, cela avait
été impossible les jours précédant le mariage. Elle avait, je le reconnais, un
magnifique visage, presque rectangulaire, extraordinairement symétrique, avec
des yeux ni enfoncés ni protubérants, posés parfaitement, clairs et dont le
regard ne gênait pas quoiqu’il fut toujours appuyé. Comme ma fille, elle était
pudique, réservée et savait surtout rougir, ainsi son langage était-il celui
des couleurs, pâle pour l’émotion, presque verdâtre dans la colère, elle en eut
une quand sa robe fut maculée d’une sauce au passage d’un des maîtres d’hôtel,
en sorte qu’elle ne put danser ensuite. Il fallait donc des adieux, vous les
eûtes, sans doute à sa demande, brièvement, je ne sais pas. Augustine apprit
par Amélie que sa meilleure amie était enceinte de son jeune mari. Nos
traditions ne vont pas vers l’avortement, elle ne m’en parla pas, elle décida
le silence, vous le proposa et vous l’acceptâtes. L’enfant serait le vôtre,
Amélie disparaîtrait et ne reviendrait jamais, alors qu’elle eût certainement
été la tante, la marraine, la seconde mère de chacun de vos enfants. Vous ne
donnâtes pas suite en sorte que Mirabelle allait être enfant unique comme
Augustine, mais pour d’autres raisons, bien plus simples, ma santé à l’époque,
l’a été pour moi et mon mari. Il est possible, ce qui serait pire, qu’Amélie
ait été régulièrement votre maîtresse avant que vous épousiez ma fille, et que
Mirabelle soit le fruit d’œuvres antérieures à votre nuit de noces, vous vous
seriez ainsi marié en connaissance d’avoir mise enceinte une autre femme, déjà,
que celle dont – aux yeux du monde et de
ses parents, de sa meilleure amie, ainsi, un comble – vous preniez la main.
Augustine ne s’étendit pas sur ces interrogations, puisque le fait
emportait tout. Mirabelle, ma petite-fille, n’était pas d’elle bien qu’elle la
chérît de toute son âme, qu’elle l’ait élevée et aimée plus que sa propre
chair, elle m’expliqua ce qui s’était emparé d’elle ensuite. Elle avait
longtemps cru qu’elle se donnerait à elle-même le change, Mirabelle y était
pour beaucoup. Le mimétisme avec sa mère qu’elle ne savait pas, qu’elle ne sait
toujours pas n’être que d’adoption était tel qu’elles étaient vraiment le
portrait l’une de l’autre, c’est encore plus frappant ces jours-ci, je revois
en ma petite-fille sa mère, et je ne me suis jamais douté de la vérité jusqu’à
cette nuit où Augustine avait résolu de me la dire, pas tant pour le fait, que
pour fonder à mes yeux sa résolution de partir, d’émigrer, d’être utile et
surtout d’être vraie, ailleurs. Ce qui supposait d’être ailleurs et de n’être
plus regardée par moi et par Mirabelle pour ce qu’elle n’était pas. Je tâchais,
sur le champ, de la convaincre du contraire et je vous défendis même. C’était
une faute, mais garder l’enfant avait été courageux de votre part à tous les
trois. Mirabelle était ma seule petite-fille, serait ma seule petite-fille, je
n’avais aucune hésitation, le passé était d’autant plus aisé à oublier
qu’Amélie avait décédé peu après la naissance, suicide ou cancer ayant
longuement couvé ce qui l’avait conduit à ce geste de désespoir, attendre sans
légitimité un enfant dont le souvenir, et peut-être un jour la piété et
l’affection, la suivrait et la soutiendrait dans l’au-delà ? Je n’avais
rien soupçonné, votre chagrin avait été dissimulé quoique plus intensément
vécu, m’avait-il semblé, que d’ordinaire pour une amie qui n’était pas la
vôtre, censément, mais celle de votre femme. Elle avait commis le sacrifice de
ne pas chercher à revoir Mirabelle, dès l’accouchement et les premiers jours
passés. Comme ma fille avait sa situation à Paris, qu’elle voyageait beaucoup
pour des expertises dont elle s’était fait une spécialité, la Renaissance
italienne et l’inspiration de celle-ci dans la sculpture contemporaine
allemande – la fameuse statue, baptisée par son auteur, la sérénité, ce
qui va bien à ma fille et donc à son portrait au naturel… - je ne comptais pas
les jours ni les mois où elle aurait dû avoir un ventre à montrer, à ne pas
cacher. Je supposais au contraire qu’elle avait voulu vivre ce moment sans moi,
et ne m’amener que le bébé tout fait ; je pris même ce silence sans
annonce, cette absence tout le temps d’une gestation pour une pratique très
personnelle de votre amour à tous deux, vous viviez donc la chose secrètement
et ensemble, mais ce n’est pas exactement celle que je supposais
rétrospectivement. Vous dûtes infliger à ma fille, ou celle-ci prit-elle la
totalité des événéments en main et les organisa en sorte que vous avez vécu le
ménage à trois toute la durée où Mirabelle se fit attendre puis arriva au jour.
Au mois d’Août, la nuit des laurentides comme ce le sera dimanche, son
vingtième anniversaire.
Vous voilà père sans que votre femme soit mère. Parlons de ce que nous
savons et avons vécu ensemble, qui parut étrange ces dernières années à
beaucoup, mais la mort de mon mari pouvait expliquer que je reçoive la tutelle
de ma petite-fille et qu’on me confiât son éducation pour me divertir d’une
mort dont je ne me remettais pas vraiment. Vous aviez à voyager, je sais
maintenant pourquoi, et vous aviez eu l’intelligence d’une mise à l’abri, de
votre fille, vis-à-vis de vous-même. Le rite du déjeuner ensemble tous les deux
mois, parfois tous les mois, le voyage à chacun de ses anniversaires, vous
passez cette fois-ci la main à votre gendre, tout fut réglé au départ de ma fille
vers le désert. Mais ce que je ne savais pas et qui vous honore, c’est que
chaque année vous allez là-bas lui apporter des ressources financières. Vous
lui disiez sans doute que c’était le produit de collecte parmi les gens
d’affaires qui sont votre monde et que la déduction fiscale ainsi obtenue
dédommageait tout à fait ces personnalités charitables. Ainsi, en Mauritanie,
dans la banlieue est de la capitale, le long de la route de l’Espoir,
avez-vous bâti pour votre femme bien plus qu’un ermitage et un dispensaire.
Elle est à la tête, elle l’artiste née, d’un véritable hôpital surtout consacré
à la maternité et à la protection infantile. Vous avez organisé pour elle la
rotation de médecins européens, c’est un véritable centre qui fait modèle pour
des financements mixtes de la France, de l’Europe et d’autres d’origine privée.
Vous m’avez décrit où et comment vit ma fille, et c’est ainsi que vous m’avez
fait retomber sous votre charme, alors même que vous veniez m’avouer une
nouvelle et effroyable tare de votre personnalité.
Nous avons donc convenu que la lettre dont vous êtes porteur sera lue à
l’assistance, dès l’entrée à l’église. Je veux que ma fille ne soit pas
regardée comme une sainte, mais comme une amoureuse de sa fille, de vous, de la
vie, et qu’il soit bien dit que là-bas elle est en constante communion avec
vous, même si la chose paraît bizarre. A la réflexion, elle ne l’est pas et je
reviens à cette soirée où elle consacra bien plus de temps à me convaincre
qu’elle ne faisait que suivre une vocation depuis lontemps découverte et
arrêtée. Qu’en somme, la raison qu’elle me donnait n’était pas la plus profonde
ni la vraie. Certes, être ce qu’elle était devenue par votre faute, une femme
sans enfant mais toute ouverte à l’enfance et à la maternité, la maternité des
autres. Elle me confiait votre fille, m’assurait que c’était votre souhait – et
d’ailleurs, je crois que ce l’est – et vous confiait tous deux, sa fille
adoptive et son enfant demeuré de mari, à la vieille dame que je suis devenue.
J’étais sur le papier seule pour vous deux, à assumer ce que je ne savais qu’en
partie ; elle partait en fait pour pouvoir mieux et plus résolument mettre
à l’abri sa fille d’adoption ici, et la séparer d’éducation et de fortune de
son père. Mirabelle est riche, très riche, pas seulement de ce château, mais de
tout notre avoir familial qui s’est concentré sur sa seule tête ; ma fille
craignait, sans me dire pourquoi, que restée avec vous, elle eût à en pâtir de
votre fait. C’est maintenant le cas, et je comprends combien elle fût avisée,
tout en présentant l’ensemble de ses résolutions en forme d’un vœu d’enfance,
dans lequel la piété entre pour une grande part mais ne rend pas compte de
tout.
Ainsi vit-elle à Toujounine, ce qui ne figure pas sur les cartes, du moins
sur celles que je possède, ce n’est pas le désert tel que je me l’imagine si
j’en crois les photographies que vous m’en rapportez et surtout l’album de ses
aquarelles qu’elle vous a confié pour moi. Ce sont des bâtiments sans fondation
ni véritable toit, en banco gris et brun, au milieu de grands enclos entouré de
murets pour protéger les palmiers et les lauriers de ces curieux caprins sans
corne et de ces chèvres qui circulent et divaguent, mangent du carton et
donnent du lait et des petits. Sa chambre est modeste, la climatisation est
limitée à un ventilateur, elle a installé à côté un oratoire où le tabernacle
est un de ces coffres à motifs de cuivre encastré dans les bois médiocres de
là-bas. Au mur, les demoiselles d’Avignon et à côté de cette grande
reproduction de Picasso, la vierge au vitrail du plateau d’Assy dont Rouault
lui offrit la première esquisse, quand elle était enfant. Elle a installé donc
hors de l’enceinte de l’hôpital, à la fois son monde personnel et une capacité
supplémentaire d’accueil. Les gens en difficulté, le moine qui va célébrer le
mariage de ma petite fille, par exemple. Le mot de Claudel, Seigneur à ceux qui
vous refusent la foi, si vous leur demandiez la vie. Elle a su accueillir ce
jeune prêtre en mal d’une dialectique toute humaine pour une existence certes
donnée à Dieu, sur le papier signé à l’autel, le jour de sa profession au
monastère de K. mais dont la foi progressivement s’est retiré, le laissant sans
repères. Il est venu sur recommandation de son abbé qui avait rencontré
Augustine par un ami commun des Beaux-Arts, il paya son écot pendant deux ans
en faisant office d’aumônier particulier.
La lettre que vous a confiée pour moi ma fille, en accompagnement de
l’album, dit sa vie qu’elle qualifie de rêve, mi-moniale et ermite,
mi-gestionnaire d’une grande institution caritative. Son délassement personnel
est d’encourager des productions artisanales et d’avoir organisé dans la
capitale une vitrine de cet artisanat dont raffolent les touristes et le
personnel des Ambassades. Comme elle a repris notre nom, elle a ses
entrées partout mais n’en profite que pour financer la maternité ou placer l’un
de ses nombreux pupilles. Merci de me donner ces détails de vie, de m’avoir
fait ainsi m’asseoir aux côtés de ma fille sur ce muret blanc, où vous me dites
qu’elle lit chaque jour les heures monastiques. Vous me donnez aussi l’envie de
commencer – à mon âge… - une initiation à l’informatique puisqu’à ce que vous
m’expliquez, je pourrai communiquer avec elle « en ligne » par internet
et qu’elle pourra ainsi me transmettre des images de sa vie. Pour ce que vous
me demandez, et sur quoi je veux encore réfléchir ces jours-ci, je ne sais si
le château suffira et vous devez être bien conscient que ce que je vous
donnerai, je l’enlève aux œuvres de charité de ma sainte fille. Dire que je
vous en veux est faible, et je ne me résoudrai que difficilement aux décisions.
C’est bien parce que ma fille m’impose de vous sauver et qu’elle tient
absolument à ce que ma petite-fille ne sache rien qui ternisse l’image qu’elle
garde de vous. Par quelle monstrueuse habileté avez-vous pu ne jamais vous
couper et comment Mirabelle ne recevant que si peu, et presque anonymement, des
nouvelles ou quelques lignes d’une mère qu’elle croit sienne de sang et de chair,
n’a-t-elle jamais eu un doute ni sur son adoption ni sur les raisons pour
lesquelles celle-ci s’est ainsi éloignée, si loin socialement et
psychologiquement.
Vous aviez encore à me dire, et d’abord que ce que vous avez perpétré,
risqué et joué si souvent – tout de vous, et par extension presque tout de
nous, les Mahrande – vous ne l’avez fait, ce qui serait puéril de la part d’un
autre que vous, que par amour de ma fille. C’est sans doute la raison la plus
forte pour que j’honore ce que vous avez risqué et perdu. Qu’il ne soit à
personne possible de penser que ma fille unique, fille du professeur de M.,
médecin interniste longtemps nobélisable, ait pu être complice d’un escroc et
que son œuvre en Mauritanie puisse passer pour une officine de blanchiement
d’un argent venu on ne sait comment dans ses mains. Vous n’avez pas eu – en
cela – à me convaincre. Mais il y a votre résolution d’à présent, faute de
suicide, et qui vous rapproche, dites-vous, encore davantage de ma fille, dont
vous ne vous consolez pas. C’est bien le moins, et j’eusse préféré votre
disparition parce quelque re-mariage,
mais nous avons vous et moi ce point commun de vouloir protéger Mirabelle et
qu’elle soit donc la fille d’un père admirable, ayant su accepter la
consécration de sa femme à des charités et à de l’humanitaire nécessaires, et
auxquels elle sait se donner avec efficacité, renom et surtout un réel don
d’organisation.
A votre tour, vous exiler ? à votre tour, entrer – et pour vous ce
serait formel, si l’on vous accepte – en religion. Vous vous rendriez utile en
écrivant, vous avez en vue, tout failli que vous êtes pour le monde entier et
la belle société si je ne vous secourais pas, une œuvre complexe et originale,
vous voulez écrire pour Dieu et pour l’édification générale, les mathématiques
et l’intuition de l’absolu, de la figure humaine de l’absolu et du cosmos, et
quitte à disparaître, écrire et prier dans l’anonymat, connu seulement de ma
petite-fille, de votre femme et de moi. Je vous ai alors trouvé presque beau,
et j’aurais, si elle avait été présente, exhorté ma fille à vous pardonner. Car
ce qu’elle ne peut, encore aujourd’hui, tolérer de vous, ce n’est pas tant que
vous l’ayez putativement privé de la maternité, mais que vous ayez risqué la
vie à venir de notre Mirabelle en la faisant venir au monde, à la convoquant à
l’insu de tous et pour éclore dans des conditions dont il a été miraculeux,
mais au prix de son propre sacrifice, à elle ma fille, qu’elle ne pâtisse pas.
Encore faudra-t-il jouer une énième fois la comédie samedi prochain, vous vous
en rendez compte, je l’espère. Mais à vous écoûter m’exposer, comme excuse – ce
que je n’accepte d’ailleurs –, vous aussi cherchez des prétextes à votre
retrait de la vie courante, à la manière d’Augustine, les mathématiques selon
vous et selon Pascal, à évoquer ces moments où tout soudain ne tombe juste que
par une ordonnance souveraine du monde et du cosmos, des créations et
supputations humaines et des données foisonnantes d’un avenir matériel et
stellaire, j’ai ressenti à mon tour ce vertige de la contemplation. Vous m’avez
fait danser une nouvelle fois cette dernière valse du mariage de ma fille. Oui,
ces nuits pascaliennes où l’affectivité, la curiosité, une certaine fébrilité à
additionner, soustraire, résoudre, et vous faites tout à la main, n’ayant
jamais touché un ordinateur autrement que pour transmettre quelque message –
c’est vous me l’avez dit, à mon étonnement, car je vous croyais très accroché à
ces manières modernes d’écrire, d’illustrer, de compter et d’expédier – ces
nuits-là vous les vivez et savez en rendre compte. Je vous ai ainsi vu, vous
écoutant, le menton dans une main, votre fine plume à l’autre, peu éclairé et
continuant inlassablement les martingales, et ce que vous vivez ailleurs, en
Amérique latine ou sur le rocher de Monaco, vous ayant convaincu je l’espère
que vous ne gagnerez jamais que ce que vous avez risqué, vous tombez dans la
prière comme d’autres chutent dans une fatigue de nouvelle aurore. Mon mari
était parfois ainsi, quand ayant lu la thèse d’un étudiant il allait au fin
fond de ses rangées de livres et retrouvait chez un philosophe de l’Antiquité,
l’aphorisme dont la vérification ne se faisait donc qu’à l’époque
contemporaine, alors il jubilait tant mais avait si peu pour exprimer sa joie,
qu’il lui arrivait de tomber à genoux, de poser une main à l’angle de sa table
de travail et de remercier en balbutiant la divinité qui donne aux hommes
l’intelligence pourvu que d’une génération à l’autre, ils demeurent solidaires
entre eux, ce que sait faire la science mais à quoi le commun des mortels
s’acharne peu. Vous m’avez fait penser à
lui, et si Augustine avait une telle foi dans la capacité humaine d‘engendrer
du beau, c’est cette foi qui l’a persuadée que la vie de Mirabelle ne serait
belle qu’à la condition qu’elle-même, sa mère supposée refasse de sa propre
existence un chef d’œuvre. La peinture est une belle analogie, elle enseigne le
cadrage, la décision de poser un personnage, de se cantonner à un thème, et de
laisser aller par le chemin des contrastes ou des dégradés, des decresdendos la
main jusqu’à la fin d’un ouvrage dont on ne savait pas gros en le commençant.
Elle a ainsi recréé sa vie, et tel que vous êtes en train de bifurquer, il me
semble que vous allez en faire autant, mais à quel prix. Vous faites de moi
votre complice ! Tenez-vous
bien samedi et surtout ne revivez pas votre propre nuit ici, et ne quittez plus
ma fille !
Lettre de Régis à sa fiancée
Dernière séparation, pouvons-nous penser… mais au juste que penses-tu
maintenant que nous en sommes là ?
Tu m’as longuement parlé de ton père, de ta mère, de ta grand-mère, tu
m’as expliqué ta perplexité et je crois l’avoir comprise, car il n’y a pas de
vie possible, d’existence, veux-je dire, si nous n’avons pas une vocation et si
nous ne la connaissons pas. Notre foi en Dieu n’aide en rien à résoudre cette
énigme ? Où donc Dieu m’attend-Il entre son ciel et cette terre, cette
terre-là avec frères et sœurs, tout le règne du vivant, accumulé là, et créé là
pour une grande œuvre ? mais individuellement, chacun de nous, toi, moi,
quoi faire, qu’être ? Quoi donc va nous correspondre ? Y a-t-il de
l’indispensable dans l’air qui dépend de nous ? Certainement, en ce que
notre enfant a besoin de nous.
Tu ne m’as vu compliqué, et comme toi perplexe, mais pour d’autres
raisons, qu’avant cette nuit où tu m’as pris. Je ne dis pas : violé, car
j’étais consentant et je désirais que ce fût ainsi, un demi-sommeil, le rêve en
images de ta silhouette désormais à jamais nue, dénudée dans ma mémoire et mes
mains venues à tes hanches ont bien dû te prouver ma présence, pas seulement de
sexe en toi. L’hôtel était médiocre, la chambre aussi, et je me sentais
médiocre avec mon si peu d’expérience dans cette matière où je t’ai trouvée
experte et imaginative, rieuse en pleine nuit, dans le noir, dans l’insolite de
ces gestes auxquels nous n’aurions jamais songé encore deux jours avant de les
commettre. Bien sûr, quand nous avons décidé de fausser compagnie à nos
compagnons respectifs de pèlerinage et d’aller jusqu’à la côte, nous avons su
où nous allions et ce que nous ferions, mais nous ne nous le sommes pas avoués.
J’avais ta main sur ma cuisse quand je conduisais, j’avais ton bras à mon
épaule quand je marchais, avec notre baluchon fait en commun, j’avais ton corps
contre le mien quand on nous eût ouvert la chambre et laissés seuls, mais je ne
savais pas que tu allais devenir ma femme de chair, puis la mère d’un enfant
qui serait le mien, le nôtre. J’étais barbouillé et encombré, je le reconnais quand
nous avons parlé, un peu, de cela, de le faire, de faire l’amour ; le
balcon, les rumeurs du village, oui, mais la chamade de mon cœur, surtout.
Il a été mieux que je ne te dise complètement les choses qu’ensuite,
quand tu m’as assuré que tu risquais fort d’être enceinte du premier coup, le
nôtre, le tien car tu étais vierge comme il est recommandé dans le catéchisme,
et moi tout autant, jeune clerc que je suis, que j’étais depuis déjà six ans,
voué au sacerdoce par moi-même, par mes parents, par la vertu du nom qu’a
laissé dans la profession mon oncle, écrivain, confesseur, prédicateur,
apparemment sans aucune encombre pour sa vie propre et dont l’ombre qu’on
disait, en famille, très chaleureuse, a pesé sur moi. Sais-tu que je détestais
mon nom, qui pourtant sonne assez bien, m’as-tu dit à nos premiers mots,
pendant cet interminable chemin de croix sur la colline, là-bas. Le tien mieux
encore, quoique tu m’aies dit que c’est celui de ta grand-mère plutôt que de
ton père, ce qui faisait assez mystère. Mais qu’une femme soit mystérieuse, que
sa piété ne l’empêche pas de remarquer un jeune homme, plus âgé qu’elle, mais
pas vraiment, perdu quant à lui dans la méditation suggérée en quatorze
langues, était tout à fait conforme à l’idée que je me suis toujours fait des
jeunes filles. Du paganisme et de la luminosité, du jugement surtout à propos
de ce que la nature n’a pas à se refuser à elle-même, femmes, nos patries pour
nous les hommes qui n’avons d’instinct que de fuite.
La journée qui a suivi notre nuit a été la plus belle de ma vie, je
t’en remercierai toujours. Nous ne sommes pas partis tôt, nous avons fait des
détours pour entrer dans ces minuscules églises orthodoxes à plan en croix,
toutes branches égales, tous murs peints sur fonds bleus de prêtres et d’anges
aux ressemblances apparentes mais si diverses dès que nous nous attardions dans
la semi-lumière à les dévisager, des parcours, des écoles ésotériques, des
chemins mystiques entre les fronts et les bouches, à des yeux parfois
étincelants d’une peinture surnaturelle donnant aux couleurs des reliefs,
parfois même de la voix. Nous avons marché plusieurs fois quelques kilomètres
de voie sablée, avec des ornières de charrettes, pour aboutir sous des arbres à
une semi-ruine mais entrés ensuite, pour découvrir un enchantement, il y eut
cette chapelle singulière qui se divisait en six absides et qui n’étaient que
blanche d’enduit à l’intérieur avec des figures de saints, de dieux et d’anges
seulement esquissés à la couleur sang. On aurait cru se trouver intercalé dans
un manuscrit en cours d’enluminures, avant que ne surgissent l’or, puis
quelques légendes en lettres cyrilliques. Cela me rappela le Mont Athos et me
permit, par analogies et réminiscences, de t’expliquer la typologie de ces
décors, mais tu m’as entraîné à autre chose, tu nous as fait nous asseoir à
côté de l’entrée, tranquillement, nous reposer, ton secret de vie ! et tu
m’as longuement, dans du détail, entretenu de ta mère et d’une statue la
représentant. Tu y étais venue, m’as-tu dit, parce que la chapelle où nous nous
trouvions avait cette exceptionnalité qu’une figure de femme soit parmi les
prêtres, les saints et autres anges. Tu me l’as fait remarquer, je nous ai fait
penser à Tobie et à Sara, puisque la nuit dont nous venions avait été de cette
sorte, une prière avant le mariage, et le mariage c’est la chair pour toujours,
une unique chair, en un double sens, qu’il n’y aura pas d’autre en tiers, et
qu’à deux nous ne serons plus qu’un. Sara, esquissée à l’ocre rouge, se
déhanchait parce qu’elle avait un pied posé sur le serpent, ce n’était pas la
Vierge qui apparaît rarement sans l’Enfant dans l’iconographie orientale,
c’était une vierge qui triomphait et qu’on pouvait voir d’autant plus
victorieuse qu’elle était semi-nue sans cependant être à portée de quelque
désir humain que ce soit. Tu m’as donc raconté ta mère et en t’écoutant il me
semblait que tu parlais davantage d’une sœur, certes très aînée, mais pas d’une
femme adulte t’ayant donné le jour et avec laquelle tu aurais des rapports de
révérence. Avec Augustine, puisque ta mère se prénomme ainsi, je me serais
senti à l’aise, elle nous aurait protégés ou conseillés la veille au soir, elle
aurait compris ce que j’entrepris de te montrer. Si l’enfant devait décidément
paraître, j’aurais à tout rompre de ce que j’avais entrepris, de ce à quoi je
m’étais voué, de ce que mes parents, mes maîtres attendaient de moi. Je devais
devenir prêtre, mais je t’avais rencontrée, c’était tout le dilemme, et il ne
se posait plus même si nous n’avions pas cet enfant dont je sentis la
probabilité dès que tu me fis éjaculer en toi. Le mot est crû, le moment ne
l’avait pas été, j’étais en rêve, celui d’Abraham quand passent Dieu et ses
tisons entre les moitiés d’animaux, et que le père des croyants a été assommé
d’un sommeil que le Livre dit mystérieux. J’accomplissais en quelques spasmes
notre destinée à tous deux, j’en avais un plaisir horrible, ou une horreur
délicieuse à découvrir en moi cette subite montée jusqu’à une non moins
insolite explosion. Je me suis totalement vidé, détendu, et cette fois réveillé
mais sans te le faire vraiment savoir, j’ai eu cette sensation que je n’avais
jamais éprouvée auparavant que ton corps, que tes mains, tes jambes
prolongeaient le mien, que nous n’étions plus qu’un. D’ordinaire, mais je n’en
ai pas l’expérience, le mâle est triste après son coït et s’il n’a pas été
attentif ou habile, la femelle est déçue que tout soit déjà clos. Pour moi,
l’impression d’accomplissement ne
cessait pas, après le premier mouvement qui m’avait semblé d’une chute
irrémissible et qui m’avait épouvanté parce que je ne pouvais me retenir à
rien, qu’à toi figurant toutes les berges du monde mais aussi tous les ravins
et tous les abîmes de notre planète et de nos vies. Je restais là tandis que tu
t’étais dégagée, puis étendue le long de moi, que tu étais allée chercher ma
main pour qu’elle se place paisiblement en garde de ton ventre, et tandis que
tu t’ensomeillais, je m’éveillais au contraire à une gigantesque figure céleste
que nous formions ensemble, nus comme une pierre, et nous devenions le centre
rayonnant d’un monde qui était Dieu-même et qui était nous.
Je m’étais souvent, dans les premières ferveurs – intenses – de mon
entrée au noviciat de la Compagnie, temps de prière et d’exaltation aussi,
assez singulière et même paradoxale, de la virilité, imaginé que la
consécration du pain et du vin en la chair et le sang du Divin homme qu’est
notre Sauveur doit être pour le prêtre son orgasme, compensant tous ceux, bien
débiles, aqueux et pauvres, que les hommes non consacrés vivent plus ou moins
habituellement, plus répétitivement que joyeusement. Mais ce que notre étreinte
produisait, et qui ne s’estompait pas, était tout autre, une vibration plus
lumineuse que tactile ne cessait pas, qui me donnait la certitude qu’ensemble
nous étions à rayonner au-delà de tous les temps et de toutes les formes de
notre chair et de nos envies, que nous avions rejoint – là, et ainsi – notre
vraie nature, notre vocation se donnait donc à nous, nous étions de chair et
pourtant le cosmos entier s’y contenait, sans limite et indiciblement précis
dans la pensée que nous formions de lui.
Quand nous sommes ressortis de la chapelle blanche, il était déjà tard
et nous avions promis de rejoindre nos compagnes et compagnons respectifs avant
le dernier office. Nous nous regardâmes et de ce moment a daté notre serment.
Tandis que nous avons rejoint les files qui allaient vers l’église, que des
chants médiocres se répétaient, j’ai composé le message que j’allais téléphoner
à mes supérieurs, et décidé de ne te poser la question qu’ensuite, libéré de
tout, et confiant, la question de m’apprendre si tu consentirais à m’épouser,
enfant ou pas dans ton sein. Je savais que je brisais beaucoup, et au rebours
de la plupart des appels et de la vocation qu’ils signifient, un déchirement
vis-à-vis de l’existence profane, sexuée, professionnelle offerte censément à
chacun, surtout à ceux qui peuvent se croire au commencement de leurs relations
de couple, des exemples pour une humanité, une Eglise, un pays en mal de
naissances, d’amours et d’élites. Je décidais le contraire, je me retirais d’un
ordre religieux encore puissant quoique le centre de gravité de sa démographie
et de la pyramide de ses âges se déplaçât vers l’Inde et l’Asie du sud-est, je
quittais une vie tracée et sûre, car la Compagnie forme bien ses ressortissants
depuis que la tourmente de Mai 1968 l’a décimée et qu’elle a ainsi compris
combien elle s’était, durant quelques années cruciales et douloureuses pour
certains d’entre elle, trompé en courant dfes lièvres eyt des spécialisations
des siens plus profanes que religieuses ou mystiques. Elle tendait à revenir à
un simple esprit de communication missionnaire, centré sur l’outil, à la
psychologie étonnante de modernité, que sont les Exercices spirituels du
Père Ignace. J’allais abandonner tout ce qui m’avait fait plaisir et qui
continuerait toujours à me plaire, et j’allais me réduire à une femme, je
priais alors que tu eusses aussitôt cet enfant, qu’il n’attendît ni une seconde
étreinte ni encore moins neuf ou huit mois. Je ne tombais à Fourvière que sur
l’un de mes frères en religion, le Père Recteur était absent pour quarante-huit
heures. A qui faire une telle annonce ? sinon à quelqu’un qui vivait comme
moi jusqu’à présent. Je m’ouvris donc à mon correspondant improvisé, séance
tenante et sans me prêter à la discussion, demandais une ardente communion de
prière et promis que je viendrai donner de plus en plus explications, dès le
pèlerinage proche de finir, qu’en quelque sorte j’avais reçu une illumination,
que je ne pouvais m’y dérober et que notre catéchisme place la vie avant les
vœux, et que c’était bien cette hiérarchie que je respectais en demandant à
quitter la Compagnie, et à être délié de tout, qui – il est vrai – n’avait
encore été proféré par moi que provisionnellement. Je sentis au souffle coupé
de mon frère qu’il était saisi, réellement sans voix. Mais ne penses-tu pas
qu’il y aurait des arrangements possibles avec elle, même si elle garde
l’enfant ? on pourrait, dans la Compagnie… on arriverait sûrement à… il
devenait sordide, ce n’était plus mon frère, je le coupai, ma décision est
prise, quoique je ne sois nullement assuré qu’elle soit déjà enceinte et de moi
depuis cette nuit, mais notre rencontre est scellée, nous ne sommes plus qu’un
depuis cette nuit, oui… Les paroles du Livre se récitaient d’elles-mêmes en
moi, je les redis au téléphone, l’autre bredouilla, je sentis que c’était de
frayeur, il aurait à expliquer et à s’expliquer, je devenais l’épreuve pour toute
une promotion, alors que les religieux de nos âges étaient devenus en France,
en Europe, si rares.
Tu avais continué l’office paisiblement, n’ayant de ton côté aucune
décision à prendre, enviais-je. Je me trompais, là encore, car tu devais
annoncer à tes parents ton mariage, et plutôt précipité. Comment prévenir ta
mère, que dire à ton père, ta grand-mère te causait souci, je te conseillais le
lendemain, car nous étant séparés à l’entrée de l’église, nous nous perdîmes
ensuite tandis que je courais à l’unique cabine de téléphone, chroniquement
prise d’assaut par les pélerins plus assidus à leurs relations humaines qu’à
leur liaison avec le divin, de ne pas dire que tu attendais peut-être un
enfant, mais d’invoquer le coup de foudre ; chacun comprend non ce qu’il
s’est passé dans le crâne ou le ventre de celui/celle qui en fait état, mais
qu’on ne pourra faire renoncer le voyant à sa vision. C’est ce qui fut, tu as
été sans forcer brève et tendre avec chacun et ton père s’est chargé de
prévenir ta mère, étant posé d’avance qu’elle ne pourrait assister à notre
fête.
Reste toi, que je connais si peu, tu ne m’as toujours pas parlé de toi,
tes études, pardonne-moi de te l’écrire brusquement, te ressemblent en ce qu’à
première vue tu aurais plutôt un visage banal, une silhouette anonyme, on ne te
remarque pas aussitôt, et je ne t’ai pas abordée, moi le premier. Ce n’est que
de tout près, m’étant donné la peine de répondre à ta main, à ton invite, que
l’on voit combien et comment tu es belle, tes traits parfaitement réguliers, ta
bouche plutôt grande, tes dents si bien rangés, tes yeux qui sourient mais qui
ne rient pas, ton visage sans ride et qui n’en prendra jamais car tu t’exprimes
sous la peau, sous le sourire, dans le fond de ton cœur, et tu parviens, c’est l’un
de tes secrets de beauté, à communiquer sans geste, ni parole, sans même
avancer les lèvres ou battre des cils ce que tu veux faire ressentir, et tu me
l’as ainsi dit, en sorte que ton aveu d’amour n’est pas séparable pour moi du
charme de ton corps, de ta silhouette, de ton front, chacun sans précédent dans
ma vie, quelques nombreuses aient été les filles que j’ai dévisagées ou
imaginées nues, surtout à la messe, quand tant de femmes de quelques années à
beaucoup de décennies sont posées là, se soutenant debout plus ou moins
droites, les fesses plus moulées que jamais selon les modes d’aujourd’hui, et
se laissent contempler sous prétexte qu’on est là, sans bouger pour plus d’une
heure à regarder devant soi, sinon jusqu’à l’autel et ses encens.
J’ai donc une femme peu banale, rencontrée à un pèlerinage ce qui est
le seul lieu durablement commun et se prêtant aux nuits entre religieux et
laïcs, une femme qui parle peu, qui fait très bien l’amour, qui a la chair un
peu copieuse, un peu mûre mais qui a l’âme sans âge, une femme très jeune qui
parle mieux de la nature que de Dieu, des autres que d’elle-même, et il y a ce
que cette femme a en elle. Les cactus de son grand-père d’abord. Ils sont
rassemblés autour de leurs rochers initiaux, bien à la vue du château, la
rocaille a été composée méticuleusement par le grand médecin, qui projetait de
faire en vis-à-vis mais relativement loin un espace zen, demandant surtout que
l’on ratissa très soigneusement et rituellement un gravier dont il avait fait
vérifié l’adéquation par le clergé idoine ; de cet océan et des îles dont
il avait à l’avance déjà créé deux, on verrait les cactus comme on discerne
l’autre rive d’un lac, ou de cette vie-cî l’autre en face, car les cactus
représentaient pour ton Bon-Papa sa vie de succès scientifiques et ses travaux
de recherche, la notoriété de ses publications, et l’océan miniature en ses
vagues faites de graviers par le rateau devait signifier l’abandon à quelque
néant. Sans être agnostique, l’académicien, qui ne croyait pas davantage au
hasard absolu, n’était pas fidéiste. Très orthodoxe en cela, il confessait que
la foi est reçue, qu’elle est une grâce mais que, précisément, il ne l’avait
jamais reçue. S’il avait été de ce monde quand sa fille unique décida d’aller,
de se retirer en Mauritanie et d’être entièrement dévouée aux pauvres, aux
femmes, aux nouveaux-nés, il en eût été chagriné certes, mais pas étonné, car
ce Dieu auquel il ne croyait pas parce qu’il ne l’avait pas encore rencontré,
lui était cependant familier ; il l’aurait volontiers indiqué, montré
comme étant l’agent préféré et organique du hasard. Dieu surprend, Il ne
rassure qu’en familiarité avec Lui, mais les événements qu’Il permet ou
déclenche, respectueux à l’infini de notre liberté, surprennent et dépassent, tout
simplement parce que notre manière de les accueillir et d’en vivre, apparemment
sous leur contrainte, montre notre propre et paradoxale avidité à rester
limités. Nous sommes apeurés en permanence et ce qu’avait apprécié chez
Mirabelle, le vieux médecin, c’était qu’elle soit à son unisson dans ces
prières d’instinctive reconnaissance qui le faisaient s’agenouiller, la main
posée à l’encoignure de sa table Mazarin. Ni lui ni elle n’avaient jamais eu
peur de la vie, encore moins de vivre. La façon dont tu m’as pris, moi un
homme, est ainsi, femme banale pour les autres, resplendissante d’assurance et
de liberté dans ma nuit d’initiation, toi mon unique.
Je ne te connaîtrai sans doute pas ta mère, sauf si elle consent à
notre visite jusques chez elle, en Afrique. Ton père m’a bien accueilli. Ni lui
ni ta grand-mère ne te savent enceinte, et cela ne se voit pas du tout, même
quand tu te déshabilles, et pourtant moi qui sait, je cherche à voir, j’écoute
même et tu souris, tu ne ris pas, notre enfant te donne une raison
supplémentaire de ne jamais rire : ne pas le secouer, ne pas l’éveiller,
ne pas déranger sa formation. Je n’aurais jamais cru – c’est en effet contraire
aux manuels… - que j’aurai, bien avant la naissance, la sensation, l’expérience
d’être père. Le tien semble t’être parfois étranger, je sais qu’il voyage, je
sais que depuis le départ de ta mère, il a changé, qu’il est peu présent, que
tu étais très jeune encore quand tes parents vivaient ensemble, je sais aussi
puisque tu me l’assures que tu ne regrettes pas ce temps-là et que de beaucoup
tu préfères ces années-ci au château, chez ta grand-mère, quelques longs que
soient les trajets pour le collège, le lycée, et que tu n’as pas voulu être
pensionnaire. Avec toi, ton père semble en visite, c’est toi la plus adulte de
vous deux, il excelle en anecdotes de voyage, c’est d’ailleurs bien le moins
puisqu’il est si souvent absent, il parle avec justesse de sa femme qu’il
évoque par son prénom sans jamais parler de ta mère, de ce qu’Augustine cette
beauté révérée au temporel et au spirituelle n’est pas seulement son épouse
mais la mère de son enfant, toi, Mirabelle. Il me semble souffrir de quelque
chose que je voudrais que nous élucidions si tu n’en as pas déjà le secret, que
je te laisse libre de me livrer ou pas. Atténuer cette souffrance, aller à lui,
je le voudrais, si tu me le permets.
Déséquilibré ? je ne le crois pas. Un mathématicien comme lui,
quoiqu’il ne soit pas explicitement, encore moins professionnellement, un
chercheur, un scientifique, a toujours l’allure absorbée, la silhouette un peu
décalée dans le monde où il ne fait que passer, il poursuit non un songe mais
une supputation qui lui demande d’être, de rester concentré. Voilà à quoi
ressemble, pour moi, ce Charles – il veut que je lui donne son prénom – qui est
ton père. Tout au contraire de ce que tu m’as dit de ton grand-père maternel,
c’est un homme de doute mais qui par ce doute trouve le chemin de la foi, mais
cette foi ne le tranquillise pas, ne l’accompagne pas. Il n’est pas un adepte
de la prière de demande, il se débrouille seul, il ne croit pas que dans
l’ordre humain puisse inférer des secours divins, alors il attend la suite et
d’entrer dans l’autre sphère et rame dur à la surface de celle-ci. Pour lui,
c’est de louange et de reconnaissance qu’il peut, qu’il doit s’agir pour un
homme, la joie se partage, l’angoisse, la dépression ne se vivent qu’au trou,
sans cri ni encore moins un mot. Il attend davantage des événements que des
rencontres personnelles, comme s’il avait déjà tout reçu en ce qui est des
femmes et des compagnons. Il plaît, il le sait, ou plutôt il fait savoir qu’il
l’a su, mais que maintenant il n’en a plus cure, le charme est humain, même
Jésus, croisant le regard de cet inconnu encombré par sa bonne volonté et surtout
par ses grands biens, aima celui-ci. Dieu n’a pas de charme, Il a de la
présence, et il lui faut son envers : le péché, pour qu’on ressente en
creux combien Il est là. Je crois que ton père vit des moments uniques,
inavouables – je ne sais pour quelle raison, car la pudeur n’est pas, là, seule
à l’œuvre – et c’est sans doute en commettant le péché, du péché, devrais-je
écrire – qu’il ressent le plus l’appel de Dieu, notre dépendance envers
Celui-ci. Ce n’est pas être médiocre que pécher et c’est une vraie grâce que de
se connaître pécheur, coupable personnellement et en connaissance de cause. Ton
père est mystique parce qu’il pèche en toute lucidité, se détruit
volontairement face à Dieu, dans une posture de pécheur qui est la seule, pour
lui, selon laquelle il puisse regarder Dieu, L’entrevoir, L’entendre qui le
retient de pécher, de récidiver. Quel est son péché ? cela nous
regarde-t-il ? Sommes nous assez divins pour le sauver ? Je ne le
crois pas, tu me diras si je me trompe.
Ta grand-mère est-elle séparable de son nom ? du château, de votre
château ? puisqu’il vous vient de ton grand-père. C’est une femme à la
générosité évidente mais qui se sait en passe d’égoïsme. Elle t’a élevée, elle
t’aime, elle n’a plus sa fille sous la main, elle vit de t’attendre, elle vivra
de ta vie, elle n’a rien pris en charge pour elle-même dans cette vaste maison
où tout est resté aux temps anciens. Tu lui feras plaisir en ne prenant pas la
table Mazarin et au contraire en t’ingéniant à nous organiser un semi-appartement
qui nous fasse habiter toute la demeure sans cependant en rien déranger. Est-ce
l’horloge qu’elle guette ? la mort ? Il me semble qu’elle a trouvé
très tardivement son indépendance, peut-être seulement en deux étapes, trois
bien sûr. L’étape qui cassa tout est la mort prématurée de son époux.
Survivrai-je à toi, si ce devait être notre destin ? Est-ce être un couple
modèle que de ne pas se survivre l’un à l’autre, ou très mal ? Mais sa
vraie libération a été d’entendre sa fille la quitter, ta mère, puis toi
récidiver, comme tu t’y es prise, très improviste, il y a trois semaines
seulement, juste dans les délais de publication de nos bans. Comment lui as-tu
parlé ? Tu m’as seulement répété sa compréhension de tout, de ta hâte, tu
as eu le sentiment qu’elle devinait notre secret, tu as glissé sur mon état de
vie qui aura été si peu antérieur à notre mariage samedi prochain. Elle t’a
surtout questionné sur mon caractère et sur la possibilité de notre mélange.
Elle croit aux détails, aux odeurs, aux goûts communs à table et au lit, elle
ne croit pas aux concessions mutuelles et équilibrées, elle a foi dans les
emportements, elle milite pour l’admiration du mari par la femme, pour
l’autorité de celui-ci sur celle-là mais elle tient que l’ambiance – je dirais,
l’âme, n’est-ce pas ? – du couple, c’est l’homme tandis que la
matérialité, le confort, la prévision, la prévisibilité, les finances et une
certaine parcimonie, c’est l’épouse. Elle pense que l’ensemble ne se fait pas
petit à petit, certes on s’en aperçoit petit à petit et cette découverte
progressive se fait à vue d’œil, comme une émergence, ces îles sur le gravier
zen, car précisément l’ensemble préexiste, l’île est là avant la mer même si
c’est la mer qui fait l’île en la cernant de toute part, c’est la vie qui monte
et fait les dessins à vue d’avion, à vue d’âme.
Au piano, ta grand-mère a un toucher masculin, elle rajoute à la
musique qu’elle joue de tête, mais elle est très fidèle dans le déchiffrement,
elle a été manifestement très bien formée, nous n’avons fait qu’une allusion à
ce qu’elle fut l’élève de Vincent d’Hindy et a chanté, interprêt avec Ravel,
elle est de l’équipe qui jugea génialement simple le thème du bolero et
j’aime ce curieux petit salon où les livres d’enfants le disputent à
d’authentiques Canaletto – c’est moi qui t’assure cette authenticité, car ma
mère en avait hérité d’un, a dû le vendre mais s’était fait au préalable initié
sur les deux signes qui distinguent ce peintre de tous les faussaires. Je ne
t’emmènerai pas à Venise, nous nous le sommes promis, nous raterions notre
voyage, la presse, la curiosité de tout nous diviserait, tu aurais chaud ou
froid, je serai avide, j’ai besoin de me corriger et de m’habituer à une vie
d’homme partageant son existence avec une épouse. Il n’y a pas deux mois, je me
préparais dans un tout autre sens, pourtant les deux voies ont ceci de commun,
du célibat sacerdotal à la vie conjugale, que l’esprit de prédateur est le plus
gaspilleur de connaissances, de rencontres et de chances humaines. A vouloir crocher
en tout, repartir avec tout, on force peut-être avec quelque succès, mais on la
main plus vide que celle qui a tenté de retenir l’eau s’écoulant. Les sonates
de Beethoven, les quatre de nos enfances, quelle coïncidence, il est vrai
qu’elles sont fort connues, ta grand-mère a bien voulu les jouer sur commande,
toutes lampes éteintes. Je les faisais tourner sur un disque dans l’obscurité,
avant que mes parents ne rentrent de leur habituelle sortie d’après-midi chaque
dimanche, c’étaient les micro-sillons, dernier état de la technique d’alors et
j’hésitais entre aimer la fille d’une grande pianiste qui venait d’avoir les
deux mains accidentées lors d’un voyage par avion, et me donner à ce que je
ressentais comme un véritable appel de Dieu, et les touches du piano tapaient
sur mon cœur comme autant de doigts tristes m’auraient donné, en me frôlant les
joues la certitude que j’étais en pleurs, le rythme ne s’apaisait pas et je
remettais le disque, et aucune réponse ne me venait. De la jeune fille, qui ne partageait
en rien ma vie, sauf un samedi soir sur deux, selon des conventions entre
familles d’un même milieu et presque de mêmes quartiers parisiens, il était
normal qu’aucune indication ne me parvienne, mais de Dieu, puisqu’il s’agissait
de Lui. Je me croisais avec mes parents pour me rendre à la messe du soir, et
la sonate ne s’interrompait pas, elle battait mes tempes, elle se répétait,
elle me répétait et je ne comprenais pas, je m’offrais à la brise divine, je
tendais l’oreille, je chassais le vide, le vague, la distraction, le désespoir,
la fatigue tandis que l’homélie passait à côté de tout et que je m’imaginais
mal déguisé à la place du prêtre et parler la langue de bois, interdire aux
dévots de répondre aux clochards et mendiants à la sortir et ne jamais traiter
de la politique internationale du moment, fertile en exactions à l’étranger et
en passivité de nos gouvernants donc de leurs électeurs que nous sommes.
Je ne crois pas qu’il y ait eu alors un moment où je n’étais pas sûr de
ma vocation sacerdotale, et puis un autre où j’en reçus une assurance solide et
flamboyante. Je ne me suis pas éveillé du jour au lendemain à moi-même et à
Dieu. J’ai posé mon désir là où il était et de la manière dont je le ressentais
et me l’exprimais, j’ai rentré mes questions et mes interrogations, et j’ai
tout simplement décidé de postuler. Je n’ai vécu aucun examen de passage, je
n’ai pas vécu un itinéraire exceptionnel, je comprenais ce à quoi je renonçais,
et savais tout l’inconnu de ce que je recevrais et dont, accessoirement, je
jouirais. Je fus pleinement habité par la certitude que c’est sur ce chemin-là
que Dieu allait m’accompagner le plus tangiblement, quel autre signe Lui
demander ? mais tu es venue au moment où je ne m’attendais qu’à une vie
ordonnée d’un renoncement qui ne me coûtait pas, et c’est de quitter cette paix
d’une vocation certaine qui pendant quelques heures m’a paru impossible. Je
dois t’avouer que le plus pénible pour moi n’a nullement été d’haranguer, avec
la sobriété que nous a inculquée à tous notre formation jésuite, mes frères
dans la Compagnie, juste après avoir parlé au Père Recteur. Ce fut d’aller
exposer mon changement de cap, à mon vieux père spirituel, celui qui consent à
nous marier alors même qu’il avait discerné le premier ma vocation. C’est
sa peine, son décontenancement qui m’ont atteint et qui m’ont ébranlé. Mais,
exactement comme à mon entrée à Saint Martin d’Ablois, je me suis apaisé
d’avoir déjà proféré les mots qui me lient. Et intérieurement je me sais
incapable d’y revenir. Je me consacrais de tout cœur au service de la
Compagnie, je m’ouvre du même cœur à toi et à notre enfant. Ménage-nous car
nous sommes tous deux fragiles de cœur, et incertains de vivre.
Je ne veux pas t’effrayer ni que tu découvres soudain que tout homme,
et donc moi aussi, moi surtout, ressemblons à ton père en sa vulnérabilité et
en son charme quand nous ne prenons dans nos bras, mais pour passer le cap et
entrer dans notre vie de couple et d’oubli, il va me falloir te dévorer, te
prendre, me communier de toi, à fond, journellement pour que tombe sur le monde
entier à ma vue le masque de mes premières illusions et de ma consécration
initiale, moi aussi, moi surtout j’ai péché.
Lettre d’Augustine de Mahrande à Mirabelle
J’ai souhaité un frère, un fils, et je t’ai eue, reçue… laisse-moi
cependant les évoquer, tant ils ont existé dans mon esprit, et à bien y
regarder, dans ma vie. Tu vas comprendre.
Ce fut d’abord Sacha, un gros chien – noir, sauf une cravate blanche
sous le ventre, qui louchait un peu, était bas sur pattes et avait le poil qui
rebiquait, un peu ballot de caractère mais bon au possible, qui sans doute
acceptait de passer pour un animal un peu limité, parce que cela lui facilitait
les relations avec les autres, chiens et humains. Je l’aimais comme on aime le
compagnon de jeu, toujours prêt, toujours docile, toujours altruiste. Les
premières grandes vacances dont je me souviens, je les passais seule avec lui
chez le frère de Mère-Grand, l’oncle Christian, en Bretagne médionale, une
propriété immense de landes,n de plantations de pins, de chênes rouges et même
de quelques hêtres, c’était l’été avec des balles énormes de paille que l’on ne
venait pas retirer, les prés avaient été apprêtés pour accueillir des chevaux à
la pâture, mais ceux-ci ne venaient pas. Notre oncle était absorbé par le
classement de sa bibliothèque qu’il voulait méthodique après avoir de longues
années noté seulement au revers de leur jaquette la date et le lieu
d’acquisition, jamais ceux de leur lecture, car il achetait pour ne pas avoir à
chercher ensuite et se réservait la lecture pour une suite qui ne venait qu’à
l’occasion d’articles que des érudits ou d’autres correspondants lui
demandaient. La journée était à nous, seule contrainte, mettre des bottes, pour
moi, car il pouvait y avoir des vipères ; Sacha partait avec moi sans
rien, mais accompagné d’une amoureuse qu’il s’était conquise sur place, une
petite british staff, couleur bringé, ravissante et douce, queue et
oreilles intactes ; ils ne décollaient pas l’un de l’autre. Pour moi Sacha
était le véritable frère que je n’avais pas eu, il dormait dans ma chambre et
cet été-là il me sauva probablement la vie. Nous partions donc le matin et
descendions jusqu’à l’eau, un rentrant de mer qui à marée basse laissait à
peine un bief en bas des prés, mais à marée haute l’eau venait jusqu’aux
pâturages ; entre deux, ce pouvait être des vasières, c’était surtout un
sol étrange avec des mousses et des pousses de couleurs vives, inouïes, du
rose, du rouge, des violacés ; ce matin-là, les chiens allaient à leur
habitude en piquant des galops, en s’enfonçant dans les fourrés, en zig-zaguant
comme s’ils avaient eu un itinéraire compliqué et obligé. Raïssa bondissait et
quoique beaucoup plus petite, tenait la distance et parfois le précédait, parce
que plus leste. L’eau n’avait pas encore descendu mais la vase se découvrait.
La petite chienne, habituée à la baignade, y entraîna aussitôt Sacha ;
quel bonheur de les voir ainsi heureux, les narines à fleur d’eau, avec un pagayage
solide, je m’approchais, et tu devines que je m’enfonçais. Je me suis enfoncée
de plus en plus, car pour dégager une jambe, je prenais appui sur l’autre et me
donnait plus encore à cette sorte d’étreinte qui n’en finissait pas, qui était
si lente qu’au début je n’y crus pas, puis quand la vase fut au-dessus de ma
botte et que me dégager de celle-ci n’était pas non plus possible, j’ai pris
peur et j’ai appelé.
C’était un paysage de rêve, le ciel était immense, avec des habits
nuageux, des perspectives lointaines, des chevauchées parfois d’amas plus
foncés, des oiseaux, on était en Août, passaient en formation fléchée, ce
n’était plus le temps des échassiers mais les mouettes naviguaient
tranquillement, des hirondelles volèrent bas, tournoyèrent, disparurent. De
l’autre côté du plan d’eau, très loin, le village, et en face tout juste le
fermier avec lequel l’oncle Christian s’était brouillé depuis qu’il avait pris
celui-ci, à qui il avait prêté gratuitement l’usage de ses hectares, en train
de cotiser et de se faire bien plus qu’un droit de préemption. Toi qui aimes le
droit, comment imagines-tu qu’un transfert de propriété soit possible à l’insu
de celui qui a acquis ou hérité régulièrement une terre. C’était en train de
devenir le cas. N’importe, en face il y avait les vaches du bonhomme, et un peu
plus haut les bâtiments de sa ferme, ce n’était à vol d’oiseau qu’à peine plus
loin de la longère de notre oncle, mais de là-bas on devait m’apercevoir.
J’avais marché sans rencontré personne que les grillons par dizaines sautant à
chacun de mes pas, que je sois à patauger ou au sec. J’ai appelé, le criais,
j’enfonçais, j’avais peur, cela durait et la mer quittait les herbages,
découvrait de plus en plus de vase et celle-ci était, me semblait-il, de plus
en plus profonde. Sacha mon frère fut alors génial, en se couchant à mes pieds,
il me fournit le point d’appui que je cherchais et dont je désespérais, je pus
poser un pied nu sur son dos, et de là m’arracher et sauter vivement encore sur
de la vase, mais celle-là déjà en train de sécher, sauvée… La petite bull regardait,
attentive et impuissante, mais je suis convaincue encore aujourd’hui qu’ils
avaient délibéré ensemble comment me tirer de la mort, c’est le psaume que
j’avais vécu, cette irrésistible succion de l’enfer, l’alcool, le jeu, la vase…
Je racontais mon aventure au vieil oncle, il avait alors soixante ans, on lui
prêtait des maîtresses qu’il n’avait sans doute plus, il avait même eu un
projet de mariage avec une extrême jeunesse et la chronique ne disait pas
pourquoi la chose ne s’était pas faite, si même elle s’était célébrée ; il
vivait seul en apparence, mais je savais que ses livres et son passé étaient
sources de compagnonnages, de recoupements intimes et de dialogues que je
l’encourageais comme Mère-Grand à écrire, mais s’il savait raconter et mieux
encore commencer de composer un récit dont il tenait aussi la chronologie de la
rédaction et des problèmes qu’il y rencontrait, jamais il n’aboutissait, les
inédits étaient à la clé, il n’était de parole avec aucun éditeur, aucun
directeur de revue, son chef d’œuvre était une prose putative, il y ajoutait ce
qu’eût été la mise au net de ses entretiens avec une psychologue de moitié son
âge peut-être avec laquelle on ne démêlait pas en famille s’il lui servait de
patient pour des exercices méthodologiques, ou si c’est elle qui lui était
secourable et l’aidait, quand il était dans le creux, à exorciser la
dépression, comme on nomme le diable pour plus vite le faire fuir ; ils
croyaient tous deux à la construction par le langage et cette foi-là, assez
fondée, coupait sa propension à écrire, il s’y adonnait par à-coups, ouvrait
des chantiers et l’informatique tant pour ses archives que pour ces essais eût
été sa servante exemplaire, il mourut sans l’avoir recrutée. Et la propriété,
ses vasières, mais non ses livres qui nous sont revenus, fut cédée, selon ce
qu’il avait testé, à une œuvre permettant l’éducation ensemble d’enfants
orphelins de mêmes parents.
Justement, voici l’histoire du fils que je rencontrai mais ne sus pas
accueillir. La seule fois où j’ai
accompagné ton père, pour ses affaires, au Brésil. Affaires essentiellement à
Rio de Janeiro qui avait été longtemps la capitale politique, mais jamais
économique, du pays. Il avait à terminer, sans date possible à prévoir, une
négociation qui ne marchait pas bien, et marcher seule dans des avenues
immenses ne me tentait pas ; quant aux plages, elles étaient moins
pittoresques qu’on ne le croit et l’on se lasse vide de la perfection physique
des filles et du patibulaire des hommes. Je décidai, avec son accord, de
visiter le nord-est et m’y envolais seule. Recife, point le plus proche des
Amériques depuis l’Europe, ressemble à la plupart des villes côtières de ce
pays, des bordures de mer, souvent des récifs, d’où le nom, une barre empêchant
là la navigation de plaisance, des gratte-ciels et des villas patriciennes en
alternance, cela n’avait rien d’original et je suivis les conseils d’une agence
de tourisme pour aller demander une chambre d’hôtes au monastère bénédictin
d’Olinda. La ville date des Portugais et de leurs premiers temps, là, il y a eu
le passage des Hollandais commandés par un prince de Nassau dont la maison –
coloniale, naturellement – existe toujours. Tout dans ces ruelles, sur ces
pavements, avec une flore qu’on croirait sortie d’un gigantesque herbier évoque
ces gravures très coûteuses que produisit l’exploration des Bataves. Le
monastère est du plus beau baroque, les azulejos sont aussi beaux qu’aux
environs de Lisbonne ou à Tomar ; je me liais avec le moine préposé à
l’accueil, je n’étais pas retraitante mais curieuse, et plus du nord-est
brésilien que de Dieu, a priori identique sous toutes les latitudes et dans
toutes les langues, il en convint et entreprit très habilement de me
satisfaire. Sa sœur, en effet, habitant non loin, s’offrait à me servir de
guide, nous prîmes rendez-vous à l’hôtel de ville et elle commença son périple
et ses textes par les intérieurs de celui-ci ; entre les deux piles d’un
magnifique escalier à double révolution, là où l’on se serait attendu à une
fresque aux carreaux bleus selon l’art portugais, il y avait une toile moderne
mais figurative, un thème de chats, de toits baroques, de palmiers,
vigoureusement traité, j’admirais ce qui ne m’était pas demandé et compris que c’était
l’œuvre de mon guide. Le parcours du premier jour achevé, nous dînâmes chez
elle, elle me raconta son histoire, l’époux fondateur d’un des deux partis
communistes brésiliens, les massacres perpétrés à domicile par Staline appelant
les meilleurs en stage à Moscou et le mari y échappant à peine, pour aller
ensuite dans les geôles de la dictature militaire, parvenir à s’échapper la
laissant, jeune fiancée, sur place, dans cette maisonnette aux chats, comme il
se devait. Il finit par revenir, une nouvelle fois de l’Union Soviétique, mais
le cœur lui manqua, littéralement, à l’atterrissage à Sao Paulo, du haut de la
passerelle. Elle me montra ce qu’elle avait peint devant la dépouille de son
mari, l’électricité manquant, la bougie avait coulé sur la toile, et tentant de
l’effacer, elle avait trouvé une nouvelle technique. Je lui achetais sur le
champ deux tableaux, peints sur bois, l’un selon cette technique présentant
assez gauchement deux amants dans un sous-bois, enlacés à la faveur de la lune,
leur peau blafarde et comme pestiférée, mortelle étreinte que serait leur
amour, et l’autre présentant en grandes dimensions le panorama d’Olinda, sous
le hamac d’une fille nue avec dans le fin fond les fumées et tuyauteries des
raffineries et de la ville moderne. Mère-Grand les recevant quelque temps après
mon retour fut offusquée de la pilosité de la fille au hamac et cela partit
sous les combles, dont je les ai retirées pour les avoir ici, à Toujounine, ce
qui n’est pas sans choquer mes hôtes musulmans, mais cela équilibre l’oratoire,
surtout quand y est la Présence réelle… Comme le vert et le bleu ne se
distinguent pas dans certaines langues du Fleuve, la bordure bleue que j’ai
choisie pour figurer les plinthes au bas
de mes murs en banco, donne à mes visiteurs l’impression que j’honore le
Prophète selon sa couleur. Tu ne connais pas ces tableaux. Sais-tu que ton mari
et toi, je vous attends, puisque je ne peux assister à votre mariage. Pourquoi
ne pas t’avoir invitée plus tôt, m’être séparée ainsi de toi, ne plus te
connaître que selon les lettres de Mère-Grand et aussi les tiennes depuis que
tu m’écris ? Je pense pouvoir te l’expliquer maintenant que tu es mariée,
et qu’un homme est avec toi – mais de vive voix
Le malentendu sur la couleur du Prophète est du genre qui faillit
provoquer mon adoption d’un petit Brésilien. Je quittais Olinda après une
semaine monastique et touristique, et aussi d’une reprise de mes essais
d’aquarelliste ; la vieille ville, ses carreaux bleus et blancs, ou plutôt
gris bleus et blanc d’ivoire s’y prêtaient, les palmiers donnaient à mes
dessins une facilité que j’ai peu. J’en ai aussi ici, d’un autre genre, peu
élancé ; on ne trouve ceux d’Amérique du sud que dans le nord du pays,
Atar, Chinguetti, Ouadane, ces noms qui ne te disent rien mais qui sont devenus
ceux de cette étrange patrie où je mélange histoire et géographie, lis le soir
à la chandelle de vieux rapports d’encore plus vieux administrateurs coloniaux
et quand j’en ai le temps, dans les fins de semaine musulmane, dialogue avec un
des cousins du père-fondateur aussi francisé qu’il est versé en littérature
arabe classique, il a les yeux bleus ce qui est rare pour un beïdhane et
l’on prétend que Brigitte Bardot, et plus certainement Odile Versois ont été
ses amantes, il a également commandé des circonscriptions administratives et
fait du renseignement, c’est un mélange rare de dilettante, de conteur et de
conspirateur, car bien entendu il haît l’absurde dictature militaire qui a
succédé à son parent. Mais je ne t’ai, pour l’heure, entraînée qu’au Brésil,
dans le nord-est, le pays de la canne-à-sucre entre les champs desquels on peut
rouler des heures, et cela semble un défilé de hallebardes ou de lances
brandies haut, avec un revers brillant comme de l’acier et un endroit d’un vert
dur et mat. J’avais loué une voiture, j’avais une carte, des réservations
d’hôtel et je pensais revenir par la côte du nord au sud en une petite semaine,
mais je fis halte dès la première bourgade un peu pittoresque et déjà assez
loin dans l’intérieur du pays, pensant qu’il serait peut-être possible de
couper plus court. Teresa d’Olinda m’avait d’ailleurs signalé un sculpteur sur
bois naïf, après que j’ai passé en sa compagnie une grande matinée chez un
autre artiste, Tiago, sculpteur en céramique, produisant d’énormes silhouettes
féminines aux attribus hypertrophiés depuis qu’il avait réalisé que si les
Indiennes n’ont ni hanches ni seins, en revanche les Suédoises en sont
pourvues ; ses œuvres, il m’eût voulu pour modèle mais j’avais définitivement
tout donné à mon sculpteur allemand, comme tu le sais, ne me tentaient pas plus
que lui. C’est ce qui m’avait décidé à partir car ma cicerone et même,
me semblait-il narquoisement, son frère religieux me poussait à m’établir sur
place, dans le farniente et les beaux-arts, je n’eusse pas été la seule dans
cette position et si tu me mets là-dessus je serai intarrissable tant la ville,
sans en rien ressembler aux colonies d’une certaine société sur beaucoup de
rivages méditerranéens, a inspiré des vocations sédentaires aux plus nomades de
ses visiteurs.
Celle où j’étais entrée avait pour spécialité et renommée la poterie,
elle échappait encore aux touristes, d’ailleurs la saison était trop chaude et
il fallait que je sois totalement étrangère au pays pour me déplacer ainsi que
je le faisais. Je parcourus les premières rues, elles convergeaient vers une de
ces places au plan triangulaire et pentu qu’affectionnent les Portugais, ces
gens parce qu’ils sont tolérants apprécient le dissymétrique qui nous
paraîtrait horrible. J’ai dû attirer son attention, mais ne m’aperçus de sa
présence qu’après avoir quasiment traversé la ville pour aboutir à de
gigantesques étals, naturellement en plein air, c’était une mer de poteries, de
compositions disparates et de toutes tailles, mais chacune faite du même
matérau, un ocre solide et brun qui avait ses ombres plus claires et se
prêtaient au touché comme s’il avait été vernissé ; je ne marchais plus
que lentement et l’enfant vint devant moi, droit devant une poterie, c’est lui
qui l’avait faite, il prenait des cours, m’expliqua-t-il gravement. Chez son
père ? car il ne pouvait avoir plus de dix ans. Il avait les cheveux noirs
et le teint mat qui sont là-bas ceux de tous, mais son regard était inoubliable
tant il était donné. Je n’ai jamais vu, et je n’avais jamais encore rencontré,
je n’imaginais pas possible qu’on puisse se donner ainsi des yeux, aussi
totalement, aussi soudainement, et surtout à une inconnue, à une étrangère, à
une adulte. Il n’avait ni père ni mère et je compris qu’il était de ces quinze
ou vongt millions d’enfants qui, au Brésil, ne sont pas des enfants perdus,
mais pis encore des enfants de la rue, c’est-à-dire du dehors, des enfants
complètement exclus de ce qui constitue et soutient la vie. La vie de famille,
les vies des familles.
Pendant que je vivais
sous ce choc, et que j’allais y passer toute une journée, délibérant de plus en
plus intensément ce que j’allais faire, ce que je pouvais faire, ce que je
devais faire, ton père se donnait à autre chose en forme de récréation qui ne
porte pas à conséquence mais à quoi je ne m’attendais pas et qu’il me répugne
de te raconter. Etait-il ivre ? avait-il joué ? était-il désespéré,
las de sa négociation, il se laissa aller à séduire ou à être séduit par un garçonnet
sans doute un peu plus âgé et mûr que mon fils putatif du nord-est, mais pas
bien vieux non plus, qui montait à sa chambre d’hôtel un tableau qu’il venait
d’acheter dans la galerie du hall d’entrée. Ils n’avaient que peu joué
ensemble, guère qu’une contemplation dont il ne savait rien dire, ton père n’a
jamais été un conteur et tout lui demeure intérieur, mais ce dont il se
souvenait et il me disait que cela lui resterait sa vie durant, c’était le
visage extatique du garçon – extraordinairement prénommé Jules César, à la
manière dont un temps en Union Soviétique, on baptisait civilement sa
progéniture du beau nom d’une conquête révolutionnaire, tel que tracteur,
batteuse ou camion quand la collectivité en avait enfin un exemplaire… - une
extase provoquée, entre ses jambes, le visage du garçon qui avait fait jaillir
la semence de l’adulte. Il avait plongé l’enfant dans la baignoire, l’avait
frictionné puis en une grande heure de voiture l’avait raccompagné chez ses
parents ou ses correspondants dans les interminables faubourgs de la ville, pas
les fameuses favellas, mais des bâtiments encore plus ternes et situés
comme si l’on ne devait vivre nulle part. Dans le nord-est que je m’appropriais
pendant ce temps-là, s’est donc jouée ma postérité, ma chère Mirabelle, et le
frère adoptif que tu n’as pas eu, faillit entrer dans la famille, ce jour-là.
L’histoire durait, elle était sans paroles ou presque, le petit me fit visiter
les champs entiers de l’exposition, il m’emmena là où une femme de mon rang
devait prendre son repas, il m’eût dit que son ambition était pour plus tard
d’être bandit ou président ou encore gouverneur (c’est la fonction élective à
la tête de chacun des Etats composant le Brésil), que je n’en eusse pas douté
tant il était persuasif, son regard me happait mais pas du tout pour me prendre
ou me réduire, me captiver, c’était pour m’entourer, me bercer, m’apprendre la
douceur de la vie, la vitesse à laquelle elle coule et où il faut, par
conséquent, la saisir, et il disait que la douceur c’était lui, lui au coin de
la rue, pas du tout ces magnifiques prostituées que j’avais vues à Rio de
Janeiro, et dont j’eusse mieux compris que ton père fasse quelque chou gras,
mais la proposition d’enfant qui, juste retour des choses et d’une certaine
éthique démocratique, choisit ses parents puisqu’aussi bien nativement il n’en
a pas, il est donc bien libre, n’est-ce pas ? Il était libre, vraiment,
mais moi je ne l’étais pas. Tu n’étais pas en cause, ton père non plus et
Mère-Grand aurait tout accepté, surtout si elle avait, à son tour, été regardée
ainsi, adoptée par cet enfant, c’est moi qui étais enserrée dans des corsets à
l’intense laçage et je ne savais encore respirer par moi-même. Cela ne m’est
venue que d’un coup, ce coup qui me fit parler à ta grand-mère et partir
aussitôt ensuite en Mauritanie. L’enfant marcha avec moi toute la journée, je
le sentais fatigué, se fatiguer et j’en étais responsable, je sentais qu’il
avcait consciuence de jouer sa vie, sa chance, tout, et il n’avait rien que son
petit vêtement, un pantalon très propre qu’il lavait tous les soirs et
remettait le matin, ayant dormi nu dans sa chemise, le plus souvent au seuil
d’un petit hôtel pour clientèle locale, peut-être sordide et où on lui
permettait de prendre de l’eau, de se doucher et parfois d’avoir presque un
repas avec des restes. Je me dis que j’aurais, en France, au moins pu lui
léguer Sacha, qu’il eût été moins seul. Ce qui me déchira fut son départ, sans
un mot, et sans un dernier regard de ses yeux qui m’avaient définitivement séduit.
Il avait, d’âme, compris que je n’allais pas l’adopter, que continuer à me
suivre méritait certainement sa fatigue, car il pouvait penser m’être utile
tout prosaïquement en me guidant, mais que l’essentiel n’aboutirait pas, il me
quitta comme s’il avait soudain préféré la réalité et donc pleurer seul. Tout
seul.
Je téléphonai à ton père
que je rentrais directement en France depuis Recife sans repasser par Rio ni
l’y retrouver ; il n’eût rien à redire, ne répliqua pas, il y avait cette
lâcheté qui me détournait de lui, j’étais peu consolable, mais il aurait pu
tenter de m’arracher quelque chose puisqu’un enfant parvenait bien à se faire
adopter dans ce pays où passent des étrangères, du moins avais-je eu cette
couleur de peau, mais pas celle du cœur. Cet événement sans conclusion que ma
fuite ayant provoqué par avance la sienne, a été décisif, il m’a décidé au
départ en Mauritanie, je ne pouvais plus supporter ce qu’il est convenu
d’appeler le bonheur, et si belle et assidue auprès de moi que tu sois, ma Mirabelle,
tu devines bien que je n’étais pas heureuse avec ton père, et je sais que tu ne
l’as pas été, amour et bonheur ne riment pas, et je finis par croire que le
bonheur importe davantage quoiqu’on ne le trouve et le garde qu’en aimant. Je
pourrai t’en dire d’expérience, et notamment sur l’erreur de toute exclusive,
les racismes et sexismes se fondent d’ailleurs sur cet accaparement, ne pèse
pas sur ton mari, donne-toi à lui mais selon ce que ton cœur te prédit, car se
donner est impossible à une créature. Méditations en miettes que tu sauras
ramasser, le maheur et Dieu ont en commun de nous unifier, le bonheur nous fait
choisir, l’amour sépare et inquiète, je suis une petite fille à t’écrire ainsi
peut-être parce que des aveux me pèsent que je ne pourrai te dire, d’amour
vrai, qu’en tête-à-tête.
Ma vie est ici, donc,
heureuse, les étoiles sont au-dessus de mes plafonds bas chaque nuit, les
chèvres et les moutons entourent ma maison que je clôture pour ne pas me
distinguer. L’oratoire, sa fête silencieuse quand on y dit la messe, chaque
jour, je m’y assieds, j’ai deux chiens jaunes du désert, doux et efflanqués, la
mère et le fils, qui m’accompagne pour cet office que je lis en solitaire, mais
au total j’y suis peu, la maternité me requiert nuit et jour et j’en suis
heureuse, les femmes ici sont belles qu’elles soient du sud ou qu’elles soient
arabo-berbères, l’esclavage est une chose compliquée, mais pas la condition
féminine, qui est d’une liberté localement très exceptionnelle en Afrique.
Hommes et femmes, adolescents continuent de porter la tenue traditionnelle,
simplement parce qu’elle est la plus appropriée au climat, ainsi n’y at-il
aucune démonstration d’intégrisme ou de nationalisme qu’on verrait ailleurs ou
en France. Je ne me sens pas exilée, je suis reconnaissante à la vie de ces
successives conversions qu’elle m’a demandé de faire et d’abord celle de te
recevoir comme ma fille, chère Mirabelle.
Je ne vais pas plus
avant, tu devines peut-être, c’est lourd. Ton père me visite désormais tous les
ans, j’en suis contente, il m’aide et se rachète, de quoi ? De bien moins
que ce qu’il croit et de bien plus que ce que je sais et ne peux encore
partager avec toi. Si j’ai un conseil à te donner pour ces derniers jours avant
ton mariage, ce serait que tu entres à l’église déjà enceinte de ton
mari ; même à quelques heures près, ton anticipation sera décisive. Je
n’ai pas d’autre expérience à te donner et tu me vois là toute dénuée des mots
qui font la tendresse d’une mère pour sa fille, je te regarde et voudrais avoir
ces yeux qui me chavirèrent et m’embrassèrent au Brésil. Je n’ai jamais cessé
de penser à toi tant tu ressembles à une de mes amies d’enfance, morte peu
après ta naissance, Amélie dont tu as dû entendre parler par Mère-Grand ou par
ton père. J’aime à penser que là où elle est, elle t’aura protégée sans cesse.
J’aime aussi l’image que m’a donnée de toi par lettre ta grand-mère, ton culte
pour les lieux de ton grand-père et cet agenouillement que tu perpétues en son
souvenir, la main à l’angle de son grand bureau Mazarin. Il me semble ne
t’avoir donné, enfant, que des leçons de beauté et cette statue qui me
représente à un âge que tu as maintenant atteint, et qui donc te ressemble à
présent, a trop insisté sur ces apparences que les hommes apprécient mais ne
discernent que mal. Je te voudrais aimée d’âme et aimant de cœur, c’est une
composition à deux qui est assez rigide, où la jalousie est aussi blessante et
où l’on n’a jamais qu’après très longtemps assez d’humus sur nos passés pour
que ceux-ci ne réclament leur dû de division, voire de haine, quand il y a la
petite descente en dispute et de la dispute la dégringolade en surdité puis
autisme. Il vaut mieux s’éloigner tant qu’on s’aime plutôt que risquer une
coexistence que l’amour ancien empêchera toujours d’être pacifique, j’ai agi
par impulsion, c’est le côté des femmes, tu le sais comme je l’ai vécu, je ne
veux pas dans ces derniers jours où déjà tes jambes se prennent dans le blanc
de ta robe d’épousée t’abreuver de ce que je ne sais pas.
Aussi me permettras-tu de
terminer par ce que tu m’as donné, toi, Mirabelle.
Tu es ma meilleure amie,
ma seule amie depuis qu’Amélie est morte, il y aura bientôt vingt ans,
peut-être même n’était-elle pas autant mon amie que tu as su et accepté de
l’être. La sœur de ton père, toujours évasive, ne l’a pas remplacée. L’amitié
entre deux générations et quand la filiation sépare tout par de la pudeur, je
l’ai vécue et je l’ai par toi. C’est tout autre chose, et probablement est-ce
plus fort, parce que si inattendu, quand s’en produit le premier signe, chez
celle que je prenais pour une enfant : toi. Nous nous respectons l’une
l’autre, nous communiquons sans embarras ni hiérarchie, tu es si intime avec
moi que je pourrais n’être pas ta mère et j’ai parfois eu, mais sans te les
écrire, des dialogues que je saurais te répéter comme si tu étais bien
davantage que ma fille, une amie qui en saurait autant que moi sur moi-même,
qui ignorerait autant de la vie que j’en ignore moi-même et notre science
existentielle est bien de joindre ce savoir et cette ignorance et parties de
nous d’aller à la grande rencontre de ce qu’on ne connaît pas. Enfant, j’aimais
être surprise et l’âge adulte m’a tout réservé à répétition, en termes
d’imprévu, à commencer par toi, et à continuer ces jours-ci par l’annonce
soudaine de votre mariage. Je cherche davantage la physionomie d’âme de Régis
que son visage ou sa silhouette, le son de voix m’en apprendrait, mais il nous
faudrait un rendez-vous téléphonique, ce qui – ici – est aléatoire. J’ai souvent
constaté que le mariage des enfants était d’abord très mal vécu et reçu par les
parents respectifs, l’endogamie et la pudeur dirigent clairement les fratries,
il y a des souvenirs, parfois sexuels, un petit peu, qui demeurent de l’enfance
à la vieillesse et l’on s’initie autant aux sentiments qu’à l’anatomie entre
frères et sœurs. Parce que je suis loin, parce que nous vivons très
différemment, parce que je suis sans homme et sans enfant à présent, tu
m’apportes, dirai-je, un mariage dont je voulais. Je ne saurais pour qui je le
voulais, il est à toi puisque tu me l’apportes et je ne parle pas d’un
faire-part ou d’une invitation. Non… je me sens assez en communion avec toi
pour vivre en fratrie et donc cumuler les initiations mutuelles, et de là aller
à l’amitié que l’amour ne dissipe mais augmente de ses tiers puis de ce qu’il
produit. Il y a quelque chose de sacral dans ton attente de la cérémonie, comme
peut-être vous avez attendu l’heure et le lieu de vous aimer – ou pas ? je
ne sais et cela ne me regarde pas, malgré le conseil que je te donne plus haut
– une attente qui n’est pas un compte-à-rebours mais un en richissement
anticipé de ce que l’on va vivre.
J’ai très bien connu les
affres d’un ami, et l’oncle Christian me l’a confirmé par sa propre expérience
– en la matière, absolument désastreuse – à l’approche de son mariage. Une
sorte d’angoisse de mise au tombeau prématurée, une manière d’envisager le
couple comme une manducation unilatérale, comme une monstrueuse rentrée dans un
sein qui serait étranger et trompeur et où l’homme se ferait digérer par l’abus
des atouts féminins, de là l’envie de fuir à tout prix, y compris celle,
qu’autrement, on aime pourtant. A quoi tient cette peur de s’engager, de se
livrer à l’usure et à la connaissance quotidiennes ? Un état de vie
religieux ne met aux prises que le moine et Dieu, et Dieu a tant de truchements
que l’on peut s’en distraire, de bonne foi, c’est le cas de l’écrire, des
journées et des nuits entières, mais on n’a jamais la contrainte d’une incontournable
présence. Si personne ne saurait convoquer Dieu, ni même ce qui Lui ressemble
le plus, la grâce de Le prier, en revanche personne en couple ne peut
s’émanciper de l’autre sauf à se séparer physiquement ou à vivre
l’insupportable. L’état conjugal est redoutable si l’on n’espère qu’en l’autre
et si l’on se défie par avance de ses propres forces. En quoi la relation
sexuelle est une excellente parabole, plus l’on a peur de faillir, le plus – de
fait – l’on est inférieur à ce que l’on se proposait ou que l’on se doit, ainsi
qu’à l’autre. Il me semble que cette angoisse qui fait tout éclater tant qu’on
croit en avoir encore le loisir, alors qu’on ne l’a déjà plus et qu’on va tout
perdre, et d’abord celle qu’on eût pu épouser moyennant moins de formes et davantage de délais, si
l’on y avait songé ensemble, est une sorte de maladie, on n’y peut rien, je ne t’en crois pas atteinte
et j’espère que Régis y est insensible. Tu me le décris un peu compliqué, ce
qui ne signifie pas qu’il soit complexe. Respecte ses silences, ne t’inquiète
pas de ses baisers, ils ne conjurent pas quelque malédiction qu’il aurait en
son intime proférée, de peur, contre toi, parie qu’il est naturel et il le
restera. Ne t’inquiète pas davantage de sa beauté, elle n’est que pour toi,
celle des femmes est déjà relative, celle des hommes plus encore puisque leur
beauté quand ils l’ont, les embarrassent et les gênent dans un univers encore
dominé par le masculin, donc par la jalousie, le mimétisme, par une certaine
laideur ultra-courante qui excuse tous les comportements d’impuissance que sont
ces libidos se défoulant en gouvernement d’entreprises et en croissance
externe… ainsi qu’il est dit et payé joliment.
Mon souhait, mon vœu – pour toi, ma chère enfant –
sont que jamais tu ne prennes en horreur les mains de ton mari, parce que tu
les aurais vues – celles-ci – toucher de l’argent, manier des billets ou des
jetons. Les mains d’avare et les mains de joueurs dans la réalité se
ressemblent, si antagonistes qu’on puisse croire les uns et les autres ;
le mauvais rapport à l’argent est le même. Ici, il est impossible d’avoir cette
vision tant les billets sont déchirés, fatigués, épuisés ; les femmes se
teignent les paumes au henné et les hommes roulent les billets comme du papier
à cigarettes ; les avares enterrent des sacs, les joueurs n’ont aucun
casino et les coups d’Etat depuis vingt ans ont tous échoué ; le talent
ici, sinon la profession, est le plus souvent, d’être renseigné. Je ne l’ai
jamais été qu’après coup, dois-je le regretter, alors que tu es ma Mirabelle.
II
Scènes
La messe
Patrice était en retard, comme à son accoûtumé. De Reniac à Tours,
l’autoroute n’est pas continue, elle abandonne à Saumur. Saumur, il n’y était
passé qu’une fois, c’était il y avait longtemps, sur une route vers le Portugal
en compagnie de Violaine. Avec celle-ci, il gardait un contentieux, celui d’une
statuette présentant en albâtre surchargé de sels minéraux et des matériaux
accumulés par des siècles d’inhumation les trois grâces, jointives comme des
siamoises. La triple figure, cassée par sa maîtresse, était à l’époque déjà
recollée à la suite d’une précédente chute, également par inadvertance, et
également par une maîtresse, une autre, mais contemporaine de la principale.
Les vies parallèles, au risque de se trouver mal quand les téléphones se
succèdent, que les courriers se confondent en adresses ou en photographies
jointes, quand les propositions de venir passer quelques jours, chez lui, à son
poste d’affectation diplomatique, dans quelques pays fortement évocateurs, se
contredisent, du mensonge, des histoires et des prétextes, mais aussi des
joies, des bonheurs acérés, des sensations sexuelles, mystiques qui ne
s’inventent ni ne reviennent jamais à l’identique, et des décennies gaspillées
ainsi au cours desquelles il n’avait pas acquis le relationnement qui protège
et fait alliance à l’heure des épurations ou des économies budgétaires. Il
était à la côte, en semi-disgrâce, à la portion congrue, depuis plusieurs
années déjà, avec des relents d’espérance, des bouffées de désespoir, mais il
s’en tirait avec panache, écrivait, jardinait, élevait des chiens, et se
consacrait à une grande œuvre, tout à fait caritative, en liaison avec sa
cousine de Mauritanie, car il était le fils posthume de Christian, le Breton
d’adoption.
Ses mains avaient des crampes de tenir ainsi des heures le volant, il
venait de passer la soixantaine, en paraissait tantôt bien plus, tantôt un peu
moins, et ces routes en solitude, où l’on laisse venir à soi les pensées comme
les tournants qu’on fait avaler à la voiture sans trop les négocier,
automatiquement, machinalement, lui plaisaient. Il aimait à composer tandis
qu’elles duraient un prochain ouvrage, ou bien il méditait sur le cas posé par
un des pensionnaires du village, le village c’était celui des enfants à Reniac,
qu’en compagnie d’Augustine il avait à moitié racheté, quoiqu’il n’ait pas été
le lieu de son enfance. Sa mère était morte peu avant sa disgrâce
professionnelle et n’avait pas eu le chagrin de le voir ramer dans l’embarras
mais elle avait eu la joie que s’inaugure une institution que le jumelage
africain rendait plus intéressantes pour les mécènes et plus original que
l’oeuvre associative ayant déposé le nom et l’idée de village pour enfants.
Il passa de Violaine à Mirabelle, les deux femmes à âge égal n’étaient pas du
tout semblables, mais à ce qu’il comprenait elles s’étaient trouvées dans le
même cas ; l’intuitif de la famille qu’il était ne pouvait s’expliquer
autrement que par l’attente d’un enfant ce mariage si peu annoncé et si tôt
célébré. Il n’avait pas su faire de même, digne fils de son père reculant
devant les engagements, se grossissant la difficulté des perfections du
mariage, et ayant longtemps craint de passer à côté d’autres, peut-être strictement
analogues mais qu’un minimum de fidélité et de vigilance conjugales, sa
fidélité et la vigilance de la conjointe, l’empêcheraient de goûter. Ce n’est
pas de comparaisons, encore moins d’accumulations qu’il avait eu toujours
envie, il s’était réservé, avait accepté plus qu’il n’avait cherché des
rencontres et leur dénouement presque immanquablement, le défaut de dénouement
occultait sa mémoire pour l’ensemble de l’anecdote, au total, il comptait une
cinquantaine de maîtresses, à peu près possédées complètement de chair, mais
rarement d’âme, sauf le soupir de la curiosité ou la conclusion rétrospective
qu’il avait été tout pour celle aux yeux de qui il serait désormais moins que
rien, il avait fait le décompte au temps d’une très longue route précédente,
allant et revenant à Vienne, la capitale de l’Autriche, non la cité
rhodanienne, et entre Bad Reichenhall et Munich, ou entre Ratisbonne et Passau,
à son second trajet, il avait évoqué chacune, comme on récite un chapelet, pour
ne pas s’endormir, mais pour ne pas non plus se donner de la
concentration. Naturellement, il avait
dû s’arrêter et, dans un stationnement de l’autoroute, se masturber, n’y tenant
plus.
Le mariage de sa cousine lui plaisait et promettait d’être intéressant.
D’abord parce que les professions des deux futurs étaient – enfin – un peu
différentes de ce qui tendait à devenir un atavisme familial, la gestion pour
cadres que le patronat qualifie de supérieurs pour le moins payer et lui faire
miroiter pouvoir et influence à titre gratuit. Avec certains de ses cousins,
plus lointains que proches, cela marchait et tel qui avait revu la
comptabilité-matières d’un des sites européens de quelque géant américain, se
croyait déjà le prochain préposé à zéler tout le Vieux Monde pour compte de Cincinnati
ou de Detroit, ajoutant à son cas la prétention d’un bilinguisme parfait,
tordant bouche et oreilles. Mirabelle voulait être avocate au pénal, elle avait
la vocation de l’investigation historique, avait recueilli des confidences de
Jacques Isorni, avocat-défenseur du Maréchal, et une partie de sa bibliothèque,
via l’ancêtre éponyme, son grand-père maternel, et Régis, clerc défroqué,
allait se reconvertir dans le droit canonique, les associations diocésaines et
la finance éthique. Les deux feraient certes du droit, sans doute du bien et
une sorte de réseau se créait qui allait bien transformer le meilleur de la
famille en une O.N.G. A ce titre, peut-être trouverait-il un rebond de carrière
et à défaut de représenter le gouvernement français irait-il, comme il y avait
déjà été invité, quelques mois auparavant, ce qui lui avait donné l’occasion de
rencontrer Mikhaïl Gorbatchev, porter la bonne parole des bénévoles aux mécènes
et aux dirigeants de tous poils et drapeaux.
Ce qui lui avait permis de surmonter sa disgrâce et de gérer enfin au
plus calme ses amours, consistait précisément en cette permanente rêverie
éveillée où l’entrainaient ses projets, ses constructions littéraires – en
cela, il avait justement hérité de son père, à défaut d’en avoir reçu
directement la propriété qu’il avait dû payer de ses deniers, mais le vieil
homme n’avait pas su, ou en tout cas n’avait pas compté, qu’il allait être
père… - et ses architectures pour un monde meilleur. Il avait comme s’il
s’était agi d’organiser un grand futur depuis quelque capitale accueillant un
exil, échafaudé, ce qu’à partir de l’association double de l’ancien président
soviétique et d’un prix Nobel de la paix, dont on ne démêlait pas s’il était
anglais ou américain, on pourrait mettre en place pour que les non
gouvernementaux, les apatrides putatifs, les alter-mondialistes, comme on
commençait de le dire, aient leur matrice et constituent progressivement,
volontairement à défaut d’un suffrage universel mondial, une sorte de réplique
démocratie, d’assemblée véritable face aux exécutifs planétaires qu’étaient
devenus le G 8 et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Il avait toujours
intéressé du monde, depuis des débuts en pigiste d’une publication dirigée
contre le président régnant, parce qu’il alliait l’imagination et une certaine
pratique, déjà, de ce qu’est la chose publique, de ce qu’elle pourrait faire et
de ce qu’elle ne sait pas produire ; il avait été beaucoup reçu, avait un
peu vu, et surtout il avait compris qu’il ne gagnerait pas plus en politique
que dans la grande école où il était bellement mais dont il était bien mal
sorti, les concours de mimétisme faisant de la cooptation à l’identique, le
vrai système de recrutement en France. Ce qui lui permettait de tenir son
journal mais pas vraiment de disposer d’un répertoire mobilisable utilement.
Il arriva ainsi à Chatillon-sur-Indre et commença de se perdre,
repartant vers le Poitou, frôlant Confolens, dont la pancarte lui rappela cette
vieille dame, un peu enveloppée, très grand-maternelle, avec la distinction et
l’élocution paysanne, qu’on lui avait fait appeler Madame, mais que sa mère, sa
tante et la famille, même peu proche, avait surnommée Dadame ; elle était
de là. En sens inverse, les voitures, les caravanes faisaient queue et remonter
une telle file serait impraticable, s’il s’avérait qu’il était parti dans le
mauvais sens, et peu à peu consentant à n’arriver que fort en retard, il se
laissa prendre par la Brenne, une sorte de région dont il n’avait jamais
entendu parler, qu’il pouvait supposer aux marches du Limousin, du Berry et
d’autres vieilles provinces. Les arbres étaient de troncs énormes, les
feuillages penchaient sur les tracés sinueux et incurvés, pentus de la route,
l’heure avançait plus vite que la voiture, pour un peu il aurait somonolé, et
souvent – à la manière d’un roman de Claude Simon, faisant marcher les chevaux
endormis avec leurs cavaliers tout autant assoupis d’une troupe napoléonienne
dans un pays aussi légendaire et perdu que ne l’est le rivage des Syrtes,
autre récit maniéré mais inoubliable – il avait imaginé que l’on quitte la
réalité en bout de route, qu’on passe, en deux ou trois cahots à peine, d’un
monde ou d’un temps à un autre et que le vieux cauchemar délicieux d’une sorte
de clochardise qui aurait cependant sa douche quotidienne et quelques aventures
dans des granges accueillantes, se réalise en un songe subit. Le scoutisme
avait été un peu cela, qui suppose de la verdure, le campement sauvage, et pas
trop de pluie.
Au vrai, il connaissait tous les protagonistes. Le vieux Jésuite qui
bénirait les époux, s’excuserait de n’avoir plus la voix pour donner l’homélie,
et qui d’un mot absoudrait son fils spirituel d’avoir bifurqué après avoir tant
promis. Le jeune Bénédictin donnerait l’homélie, exact pendant du prêtre
fidèle, en ce que lui avait été tenté de tout quitter une seconde fois, le
monastère, la vie sacerdotale, l’habit religieux, mais il s’était repris, avait
fait du stage en paroisse de banlieues, s’était retrouvé matière à promotion
personnelle et surtout avait su ne succomber à aucune de ses paroissiennes,
alors qu’il était beau, savait rougir. L’un et l’autre allaient donc attester
en faveur du mariage sans pourtant en rien savoir, Régis et Mirabelle les
fixeraient, reconnaissants et admiratifs, complices. Derrière eux, il y aurait
des chapeaux et capelines immenses, comme des roues, ou presque, de charettes.
D’ailleurs, c’est en charettes que la noce passerait de l’église au château pas
très éloigné du centre du village. Il y aurait le préfet, il y aurait d’anciens
élèves du comte de M., peut-être des membres de l’Académie de médecine, il y
aurait de la finance puisque le père de Mirabelle en était d’autant plus
sûrement ancré dans la corporation qu’il était lui-même plus douteux dans ses
pratiques, du moins c’est ce que l’on disait de lui. C’était l’homme à
connaître et à aborder ce soir, si cela se présentait possible. Lui-même ne se
montrerait pas, il se sentait en achèvement d’une mutation qu’il aurait
étiqueté volontiers comme une libération. La soixantaine, des revers nombreux,
des ennuis de santé, un parcours accidenté quoiqu’il ait entrepris ou réussi
semblaient le libérer, le pacifiet. C’était dans sa vie une sensation très
neuve, quelque chose qui en lui l’avait toujours contraint au rôle du
prédateur, donc à la posture de subordination vis-à-vis d’une proie toute
puissante par son attractivité, l’avait quitté. Il n’aurait su dire si cela
s’était fait d’un bond, ou par quelques étapes dont il n’avait pas eu la
conscience, mais il se surprenait lui-même à pouvoir regarder des femmes sans
les désirer, et même à rendre grâce qu’elles existent, soient belles, et
appartiennent à autrui, qu’elles ne lui souriraient jamais. Dans sa vie
antérieure, celle de la gloire professionnelle, des promesses d’avenir et de la
conquête aisée autant de postes convoités presque unanimement par ses
promotionnaires ou aînés, que de femmes jeunes et entourées, il n’avait échappé
au martyre de la convoitise à laquelle ne se rend pas son objet que par une
succession faisant oublier le sourire ou l’occasion, l’ambassade finalement
indiponible ou un corps deviné mais non obtenu. Succession et oubli, on ne
plante pas beaucoup de la sorte. Il aurait pu entrer dans un second cycle, tout
aussi mortifère, celui d’un désir d’enfant et de la recherche d’une compagne
propre à lui en donner à l’âge qu’il atteignait. Sans doute, l’exemple de son
père l’encourageait à espérer quelque miracle, à nouveau, du genre de celui
dont il était issu, quoiqu’il présentait moins de handicaps que son géniteur
artificiel, mais il avait aussi moins d’atouts. Il avait été connu mais ne
l’était plus, il avait gagné assez bien sa vie de haut-fonctionnaire mais
vivait à présent selon la portion congrue, et ce qu’il aurait à offrir en
maison mitoyenne d’un pensionnat pour enfants, à une jeune femme disposée à
procréer, n’était aps entre campagne et mer, très affriolant ni distrayant. La
légende fait conversation un soir de bal, il allait évidemment y en avoir un à
la suite du banquet, mais Patrice n’en attendait rien, il n’était pas bon
danseur, il avait perdu la main et n’avait jamais su le rythme, sauf entraîné
par une cavalière aimant la valse et à qui il faisait confiance pour se laisser
aller, les laisser aller ensemble. Ainsi, avait-il appris, toute une nuit, qui
ne s’était jamais recommencée, cette seconde vie qu’est la danse, et
spécialement la valse, c’était au Musiksverein, une salle énorme,
quadrangulaire avec des loges et des balcons, où l’on n’entrait qu’en habits et
décorations et où flottait encore l’ambiance de la vieille Double Monarchie et
de son impérial patriarche au crâne chauve et aux favoris énormes et blancs.
Alix aux grands yeux, à la taille maladroite, se transformait quand commençait
de frémir les grands rythmes viennois et l’on revenait à 1848 et il avait été
séduit, puis sans rien comprendre il avait dansé exactement toute la nuit, sans
émoi, sans fatigue, mais en ivresse d’ors, de stucks, et d’un regard brun, un
peu myope qui le contemplait avec étonnement et savait ne pas lui parler trop
vite de l’accord et d’un amour. Ils étaient allés au bal de l’Opéra, puis à la
Hofburg, mais les circonstances avaient changé, il avait eu un malaise, lui, à
la santé jusques là parfaite, et un soir après l’autre tout avait été raté et
l’amour avait commencé, a contrario, lui, sur un lit d’hôpital et elle,
s’évadant autant que possible d’un bureau assez bien relié au Franz-Josefspital
de Vienne. Son initiation à l’allemand version châtiée et lente de l’Autriche
avait commencé tandis que, définitivement, avait fait fiasco son apprentissage
de la Marche de Radetzky.
Les villages se nommaient et revenaient périodiquement sur de nouvelles
pancartes avec des kilométrages de plus en plus importants, il comprit qu’il
devait faire demi-tour mais sans s’adjoindre à la colonne des retours vers
Paris, il prit ce qu’il croyait être une bissectrice et imagina que les cloches
de l’entrée à l’église devaient maintenant commencer leur branle. Le vieux
Jésuite attendrait en chasuble et le moine en aube, Régis serait là que Patrice
ne connaissait pas encore mais devinait. L’envie d’être présent là où il avait
été invité et aurait dû être le fit souffrir, car elle ne serait pas assouvie.
Il eût aimé se choisir une place dans les derniers rangs, mais assez vers l’allée
centrale pour pouvoir, durant toute la liturgie, regarder les époux de dos, la
cambrure de Mirabelle, un peu grassouillette, aux épaules bien faites, au très
joli port de tête, mais dont – ainsi qu’Alix de Vienne – il fallait effacer des
hanches trop fortes, trop masculines ; affaire de couturière, sans doute,
mais il y faut quelque génie. Violaine revint ainsi à sa pensée, ses deux
danses, décidément la danse… l’une qu’elle menait seule et bouche fermée, des
épingles nombreuses entre les lèvres, autour de la jeune fille à habillée, et
le tissu prenait forme sans même être encore coupé, et un mouvement prenait les
deux femmes, à sens inverse l’une de l’autre dans une pièce petite et peu
adéquate – quoique sa compagne n’aima pas alors qu’il fût présent, il avait
parfois assisté à ce qui n’était pas encore un essayage, mais qui sans doute
était l’exercice majeur, le mariage d’une étoffe et d’une silhouette, quand les
lèvres n’avaient plus aucune épingle à céder, le travail était prêt, on se
défaisait, on se saluait, on versait des arrhes, Violaine avait de la
clientèle, du succès et un nom, naturellement Patrice avait dirigé Mirabelle
vers celle-ci. Et l’autre danse était la plus belle, l’inoubliable danse.
Elle se donnait, les yeux clos. Mal entendante, mais pas de naissance, Violaine se laissait pénétrer de mémoire, mais ce qu’elle mimait dans des moments mondains et avec tous, quoique se distinguant par une manière d’onduler et d’être à elle seule la musique, le mouvement, la chair, la femme, l’enfance et l’océan primordiaux, elle le lui faisait vivre quand ils n’étaient qu’ensemble, quand ils revenaient à être ensemble, quand il arrivait de l’aéroport, encore empli du pays dont il venait, des instances, des urgences et des intrigues dont toute collectivité humaine, mais surtout une colonie française et son ambassade à l’étranger, sont productrices et friandes. Dès le pallier, elle basculait dans ce monde intense et muet, elle le regardait, elle ondulait déjà, elle fermait les yeux, la bouche, les narines à l’unisson de ses oreilles maltraitées, et elle l’entraînait d’un sourire dans la chute qui leur étant commune devenait leur unique mouvement dès qu’ils se réunissaient, la première étreinte fut ainsi souvent, à leurs revoirs, sur la moquette de l’escalier, malcommodément et imprudemment. Il y aurait - bien plus tard, quand elle lui aurait signifié, mi-souffrante, mi-sarcastique, son congé -, sa propre guette d’une petite cour pour apercevoir, découpée à contre-jour de l’éclairage sourd de la salle-de-bains qu’il avait tant connue, et dont il avait avec elle tant célébré les appuis, la baignoire, les chaleurs et les enfermements, une silhouette qu’il ne verrait plus en pleine lumière, en plein accord. Resterait la femme vibrante du plaisir anticipé et de la joie déjà lourde de leurs premiers gestes, l’échange des menues nouvelles viendraient ensuite. C’est cela le mariage, du moins en mains autour des hanches l’un de l’autre, en déshabillement mutuel, en hâtes et lenteurs discontinues puis méthodiques, ajustées, contentes et heureuses. Ils avaient vécu, au moins sexuellement, un unisson total.
Ce serait à dire dans une homélie de mariage, les deux testaments de la Bible concordent, une seule chair, ils ne parlent ni de sentiments ni de profession ni même de procréation, tant celle-ci était alors naturelle, et preuve pour l’entourage et la société d’une bénédiction spéciale et divine, la progéniture était d’ailleurs une prudence, des fils pour défendre le patrimoine que le vieillard allait leur léguer et ne pouvait déjà plus défendre, ou pour mettre en valeur ce qui ne peut l’être par une seul homme, des filles pour faire vigne aux murs de la maison et sans doute des enfants, et ainsi de suite, la chair oui, et la chair à se perdre. Le Cantique des cantiques propose les plus belles métaphores ; Patrice s’en était régalé, autant que des Chansons de Bilittis et des Aventures du roi Pausole. Louÿs et l’auteur sacré chantent le B A BA, si l’on n’a pas envie l’un de l’autre, si jouer entre adultes à l’enfant, si se regarder en aveugle et se voir ventre à ventre par le truchement d’une peau devenu vibratile, comment vivre longuement ensemble et parvenir à penser sans se diviser. En pressentiment d’adolescent, en expérience du garçon vierge que la vie initie tardivement mais sans laideur, Patrice avait su d’avance ce que, l’existence adulte et presque toutes les circonstances, lui avaient confirmé, l’accord de la chair, des gestes, la tolérance à tous les défauts et les détails que la nudité ne ménage pas présagent tous les autres accords. Ceux qui s’arrêtent, lors du dîner d’entrée en processus de séduction mutuelle à des arguties culturelles ou à des discussions politiques, qui ne savent pas aller à l’angélisme et à la poésie fut-elle facile comme un coucher de soleil quand il a plu et que se dégage le ciel en bord de mer, n’ont aucune chance d’aller ni à l’orgasme, encore moins à la communion cosmogonique, et certainement pas à des conclusions faisant qu’on se retire l’un de l’autre encore plus pris qu’avant de s’enlacer.
Patrice avait trouvé l’église, le village, la place en dernier rang côté couloir, et une statue d’une vierge gothique à ventre arrondi et à sourire jusqu’aux oreilles répondait à son attente d’homme essoufflé d’avoir cherché et content d’être rendu. Le brouhaha présageait la procession de communion, il avait manqué les discours, les oraisons, les laudations, les bénédictions, mais il voyait, campé, cambré à la mémoire de Foch, dont il avait affectionné de parler à ses catéchistes de sept à dix ans, le vieux Gilbert Ballande, droit dans une ample chasuble, faisant les signes et les gestes avec ampleur mais sans emphase. Il avait toujours vu dans ce Jésuite qui l’avait fait sauter sur ses genoux en l’assurant que Dieu l’aimait, comme Il aime tous les enfants, un homme de foi exemplaire, celle de ce petit que le héros des évangiles, en tunique blanche et à cheveux doux, pousse à son image au centre du cercle qu’ont formé disciples, passants et curieux, toute la gamme des futurs martyrs et des bourreaux putatifs. Le catéchisme, selon le Père Ballande, se commentait dans une salle en sous-sol où circulaient à vitesses respectueuses, une dizaine de trains électriques miniatures. Fils de cheminot, et d’un cheminot syndicaliste chrétien qui avait fait beaucoup d’armes aux Chemins de fer du Nord avec le patronat des Rothschild, et plus encore avec l’occupant gestionnaire militaire allemand, Gilbert aux yeux clairs et au nez très aquilin, de petite taille mais vive et très élancée avait les comparaisons les plus parlantes, les anecdotes les plus haletantes et imprévisibles de dénouement pour tenir à bout de souffle et en attention démesurée sa classe d’instruction religieuse. Il obtenait le silence en faisant rentrer les enfants dans des locaux mystérieux comme devaient l’être les halls d’initiation chez Minos ou Aménophis IV, il y avait donc les trains, leurs paysages, sur d’immenses surfaces à l’intérieur desquelles on pouvait pénétrer, il y avait la collection des Tintin mais aucun Spirou, indication très datée du clivage entre deux écoles et plus fort que celui des éducations confessionnelles ou au contraire laïques, il y avait un fond musical, il y avait surtout une ordonnance de chaque chose, de chaque objet et du silence obtenu et maintenu, et de la manière dont chacun avait à s’asseoir, à fermer les yeux, à se laisser prendre par le temps puis par la parole. Il y eut ainsi, sur disque mais dans une semi-obscurité dramatique, une lecture de la Passion tirée de la Jeanne d’Arc de Péguy. Le juste seul poussa la clameur éternelle…il n’avait pas crié… vous savez ce qu’il avait fait, chrétiens, il avait fait qu’il avait sauvé le monde. Plus tard, dans les classes du Moyen collège, quand il serait passé de la rue Louis David à la rue Franklin, Patrice continuerait d’entendre de telles voix, celles de l’ermite au Sahara, celle du paysan interrogé par le curé d’Ars sur son dialogue à l’église en pleine semaine, en pleine journée. Déjà, certains de ses camarades trouvaient les discours et les attitudes bien désuets, et lui, il se détachait en arrivant, pas en retard, ce qui aurait dû être pour lui un signe, pour servir aux aurores la messe de quelque religieux, père spirituel dans les grandes classes. Temps où il y avait des messes basses et où l’on reconnaissait la litiurgie du jour aux premiers mots de l’introit : Me expectaverunt… Os justi… L’ambiance de compétition et la note de piété avaient fait en lui un mélange si substantiel, collé encore à ses entrailles que le péché de chair lui paraissait une lumière pardonnable et hors site, et surtout qu’il se trouvait en créance avec Dieu, d’autant que lui n’avait pas reçu quelque information sur sa vocation en ce bas monde. Il connaissait donc d’avance ce qui tourmenterait Régis, lui qui allait prendre l’existence d’homme à revers, puisqu’il avait résolu de tout abandonner pour « un plus haut service » et revenait à présent aux normes conjugales et procréatives, comment se remettrait-il d’une telle décompression, si subite.
Le jeune marié, sur l’épaule de qui il posa la main instinctivement, en ayant dû frôler le couple pour communier, était tel qu’il s’y était attendu, l’exact combiné de premier de classe et d’inapte à la vie ainsi qu’à ses gymnastiques. Régis qu’il voyait de profil, en arrière de celui de sa jeune épouse, paraissait fragile, sauf à considérer un front dont le bombé annonçait de l’entêtement, beaucoup de volonté rachetant l’impression de grande vulnérabilité que la silhouette, la pose à genoux, la finesse des poignets ne manquaient pas de produire. Régis était, sans doute aucun, unique en son genre pour la famille dans laquelle il entrait. Sans véritable arbre généalogique, apparemment sans fortune, probablement sans bagout, qu’avait-il à apporter. Sa chance serait certainement dans l’accueil et le jugement que lui accorderait – ou pas – le chef de clan, l’octogénaire, la comtesse douairière de Mahrande. Derrière lui, humble, quelques visages qui paraissaient plus intimidés que priants, sa famille à lui. Mais, c’était de loin le Père Ballande qui ferait les présentations et tiendrait lieu de répondant social pour le jeune défroqué. Sans qu’il ait entendu les paroles de chacun, Patrice devinait que tout avait été correctement rattrapé, gommé ou mis en lumière et que pour le commun des participants, guère au courant que de la fortune et de la notorité des M., on était à bénir d’exemplaires épousailles, la mariée était belle, sa robe superbe d’autant qu’une trouvaille rare avait fait s’inaugurer ce qui serait certainement copié et multiplié à l’envi dès la prochaine saison de noces bourgeoises ou semi-aristocratiques, une sorte de traîne réorganisée et rentrée à la chute des reins, comme on pelote une chevelure abondante pour en faire un chignon qui sera l’unique majesté d’une tête encore enfantine, c’était le cas. Violaine avait tout perçu avec l’exactitude qu’il lui connaissait, et dont il avait suivi les premières applications quand la jeune fille, devenue presque sourde, avait dû abandonner un début de carrière commerciale dans la mode pour confectionner elle-même. Et, invitée comme il se doit, elle était là, pas très loin derrière les mariées, et manifestement non accompagnée. Patrice frémit, puis se reprit, ils s’étaient plusieurs fois revus depuis leur séparation et la probable conversation qu’ils auraient serait presque d’ordre familial, d’ailleurs cousins et cousines avaient connu leur liaison et mettrait du liant. Il redescendit lentement, avec une componction qui lui venait naturellement dans les lieux censément saints, tout le bas-côté, se repèra à la statue gothique et s’assit, à ses pensées, s’apercevant qu’il n’avait considéré que de dos Mirabelle. Où en était-elle ? Il n’avait de souvenir que d’une enfant, très affectée par le départ et l’éloignement de sa mère. Quant à la comtesse, il était si absorbé par le rite de communion, qu’il avait eu garde de lever les yeux vers celle-ci. Il était rare qu’il assistât à la messe autrement qu’en premier communiant…
Il ne reprit conscience qu’avec la sensation nouvelle du vide qui s’était fait dans l’église et surtout du surplomb de quelqu’un qui semblait vouloir le rappeler au moment qu’il avait quitté. C’était le moine bénédictin, passé à l’apostolat diocésain via deux ans au Sahara, dont on lui avait parlé, et qui était le contemporain de Régis. Le visage était rose, assez bien composé, le regard bleu et enfoncé, la tonsure totale, l’homme était avenant, la barbe à l’italienne, de quelques jours sans apprêt mais non sans coquetterie et sous l’habit se devinaient une chemise bien repassée et des boutons de manchette, richesse en communauté et pour les besoins de la collectivité ainsi que des œuvres de charité, et pauvreté individuelle… soit. Patrice releva la tête, les deux se regardèrent, Dom Louis aurait pu, ainsi que Régis, être le fils du diplomate, il avait entendu parler de lui, murmura une politesse, prétendit l’avoir lu ce qui était, au vrai, très improbable, sinon matériellement impossible et s’enquit d’un moment où ils pourraient se parler. Dehors, ce fut le brouhaha, la ligne figée des célébrés, la ligne tumultueuse des photographes amateurs sur fond de porche roman tardif que prolongeaient des alignements impressionnants de chars à banc, et de charettes, tous attelés avec cocher manifestement du crû, les chevaux étaient de corpulence et de race diverses, mais l’ensemble attestait plus de quartiers de noblesse et d’insertion locale pluriséculaire que beaucoup de papiers en mairie ou à la conservation des notaires et fonctionnaires de l’hypothèque. C’est alors que se distingua la comtesse de M. non qu’elle le voulut ou l’ait imposé, mais parce qu’il y eut ce murmure qui salue seul les très grandes personnalités, qu’elles soient actrices de profession, politiques notoires ou tout simplement remarquables par elles-mêmes. C’était le cas d’Adolphine, née Hügel, et dont la famille revenue en Lorraine depuis la Souabe où elle avait vécu la guerre de Trente ans, puis les persécutions de Louis XIV contre les réformés et autres, avait longtemps porté particules et blason jusqu’à opter pour le régime révolutionnaire, puis pour l’Empereur, ce qui n’était pas déroger. On avait émigré après Waterloo, fait fortune au Mexique dont on était revenu avant le désastre de Queratero et juste pour que la mère de la vieille-dame, l’arrière-grand-mère donc de Mirabelle recueille, à la terrasse d’un café les larmes d’un autre Empereur et reçoive en souvenir de fillette de quatre ans l’un des gants du pauvre homme, c’était à Sedan. Adolphine qui avait autant de sang andalou que germanique, montrait à près de quatre-vingt dix ans un visage intact, légèrement incliné vers la gauche ce qui lui donnait une expression de grande attention, qui d’ailleurs n’était pas trompeuse. Le contre-jour souvent donnait à sa chevelure encore abondante et très soignée, une diaphanité et un immaculé fleurant quelque sainteté ou l’aura d’une très durable et exceptionnelle beauté. Quoiqu’elle le sut, elle n’en faisait pas usage et séduisait plus par son écoûte que par son apparition puis quelque prise de parole ; elle savait être anodine pour le grand monde et particulière dans l’intimité. Majestueuse comme si elle avait porté couronne, elle était davantage prétendante en égards pour autrui, elle aimait relever les gens de leur révérence, et ceux-ci la lui faisaient naturellement. Elle gratifiait autant qu’elle était entourée, mais elle savait, sans distance ni trop de précision, laisser comprendre que le moment auprès d’elle allait avoir sa fin, seule sa petite-fille et longtemps son frère cadet, l’oncle Christian et Mirabelle avaient accès permanent tant au château qu’à sa conversation et aux confidences. Elle donnait audience toujours au même endroit, à cette sorte d’avancée sur la douve, à l’extérieur d’un petit salon dont elle avait fait sa chambre principale, mais pas à coucher, et sur ce balcon à la balustrade au ras de l’eau, des végétaux s’effilochant et des carpes, elle avait écouté des soirées entières les uns les autres, ses proches, ses condisciples d’un grand lycée parisien car elle était bien moins pieuse que ses descendants et tenait que la République éduquait mieux que les Bons Pères, elle avait d’ailleurs concouru à Normale Supérieure, avait manqué d’être admise de fort peu et ce n’est que son mariage, mais pas la couronne comtale qui l’avait fait renoncer aux grandes études et se consacrer au château, à son mari, au village, puis après son veuvage, à sa petite-fille, elle n’avait pas eu le temps de ce que l’on appelle vivre, se cultiver et elle avançait en âge en continuant de vivre par procuration selon ceux qu’elle aimait, et dont elle eût voulu que ce soit en bien plus grand nombre de ses enfants et petits-enfants.
Ce qui accentua le mouvement de foule quand elle prit sa place pour les
photographies de groupe, c’est qu’on discernait manifestement que la lignée
était proche de s’éteindre, même par alliance. L’aïeule, belle éblouissante
comme une pleine lune qui efface les étoiles très loin autour d’elle quand elle
va au zénith, eut alors un geste que seuls la naissance ou l’inné, ou les deux
ensemble, souffle de faire : elle se plaça entre les époux, joignit
d’abord leurs mains, puis posa celle de Régis sur le ventre de Mirabelle,
éloquemment, royalement. L’avenir recommencerait. Puis, en charettes, mais sous
un déluge brutal comme l’été, cette année-là, en prodigua autant que de
canicule, on alla au château. L’après-midi était encore peu avancée, Patrice
suivit à pied, le moine avec lui.
La réception
On arrivait au château assez simplement, c’est-à-dire sans longue allée de très vieux arbres qui préparent à une vue soudaine et non ordinaire. Ici, on bifurquait à droite depuis la petite route départementale, on se trouvait alors à longer le bâtiment principal, regardé de profil, il était à étages et à tours bien entendu, pas très ancien, pas neuf ni trop restauré non plus, on voyait déjà qu’il seravit encore, c’est-à-dire qu’il était mainfestement habité avec ces touches d’ordre et de désordre, avec le naturel qu’on laissait à la végétation, sauf dans le strict abord de la demeure. Quand Patrice et Dom Louis arrivèrent, les charettes faisaient la haie, les invités marchaient dans l’herbe et l’on allait comme une lente procession vers une aire de gravier, légèrement en pente qui situait la réception d’avant-dînée entre le cours d’eau, la Lie – nom dont on ne connaissait pas l’origine et qui évoquait tant de choses à boire ou à redouter qu’elles n’étaient pas commentées par la chronique – et un faux angles du château auquel on tourneait le dos pour descendre vers les buffets. Les chevaux étaient mouillés et fumaient, les invités défilaient dans une salle où l’on pitétinait avant d’accéder à quelques lieux plus discrets pour se sécher, se peigner, rajuster des capelines ou du fond de teint. La pluie avait été une petite catastrophe et l’orage continuait de roder. C’était d’autant plus beau, car la bâtisse XVIIème siècle pour l’essentiel, d’ordinaire gris noir de la pierre de Loire qu’avaient trop lavé les siècles, ressortait par contraste presque blanche, lumineuse. Le symbole était parfait de la maison qui abrite et accueille, mais naturellement il avait fallu prévoir qu’on dînerait sous-tente. Celle-ci était montée sur des colonnes de fer, on avait prévu un écran, une projection informatique, on ne voyait ni les fourneaux de plein air ni les animations de l’office. De jeunes filles – sans doute en petit boulot d’été – costumées comme des judokas, en blanc mat avec toutes une ceinture rose, allaient au devant des gens et proposaient déjà de quoi manger, et c’était somptueux.
Débouchant sur le spectacle depuis le parterre d’un trajet fait à pied, Dom Louis ne s’étonnait pas de ce faste, il connaissait la famille de réputation, car il n’y a pas de milieu chez les moines surtout les Bénédictins, entre le frère aux petits vœux et à la chasteté à terme réversible, et le fils de grandes lignées qui pour un peu, s’il n’était en secret brigué l’anneau abbatial, porterait chevalière et connaîtrait le Gotha avec ses mises à jour. C’était le cas de Louis, mais le ministère en banlieue parisienne lui avait donné une aisance que ne procurent pas les salons. Le naturel avec des gens qui ont la vie difficile est d’abord le respect, la modestie, la considération, l’écoûte de propos banaux dans leur apparent acquiescement à la fatalité comme s’il fallait à tout prix, quand on n’est pas très bien placé dans la société, placer sa fierté dans la généralité de la condition humaine. Mais qui se croit bien placé sauf ceux à qui cela est répété. Un prêtre dans les environs de Paris voyait chacun à sa place, d’ailleurs il avait entrepris sa mission en allant systématiquement visiter porte-à-porte ses ouailles, de l’entrainement et du doigté en réserve pour les réceptions mondaines, où il y a aussi à aaller vers les gens pour les faire venir à autre chose que la superficialité de leur refuge. Il était exigeant, pouvait être volubile et l’avait été pendant les deux kilomètres marchés en compagnie de Patrice. Au sexagénaire, le cadet s’était ouvertt de son étonnement pendant la célébration : les deux époux étaient étrangement distants l’un de l’autre comme s’il n’avaient pas eu le temps de prendre la mesure et l’allure du couple qu’ils formaient cependant, très bien et avec vérité, juste avant l’office. Ils ne se parlaient pas, ne se regardaient, étaient fixés à ce qu’il se passait à l’autel comme s’ils y avaient chacun été convoqués seul. Le Père Ballande n’avait pas préparé l’atmosphère car quoiqu’il accorda toute absolution et rémission à celui qui avait changé de cap, si brusquement et pour une raison, évidemment impérieuse, mais paradoxalement peu invoquée en religion, il n’avait pu s’empêcher de parler triste. La condition humaine avait été son sujet, les forces qui défaillent, la nécessité du couple, mais du couple homme-Dieu, qu’aucun autre appareillage ne pourra suppléer. D’une certaine manière en quatre phrases, il avait donné à Régis toute la nostalgie de l’état de vie qu’il avait naguère embrassé et qu’il avait résolu, aussi fortement, de quitter. Le Jésuite était de ceux qui sans être misogyne, professent avec quelque expérience de l’entretien pénitentiel ou simplement spirituel, que les femmes empêchent de se recueillir car le paradis peut aussi se trouver dans leur ventre ; il n’avait pas dit cela et n’aurait pas excusé un avortement, mais il pensait qu’il y a des joies et des circonstances de vie qui englobent toutes celles possibles et imaginables qu’on ne goûtera jamais et dont, ainsi, il n’y a pas à avoir regret. C’était un enseignement classique auquel il ajoutait qu’un signe de vocation, peut-être pas très explicité dans le droit canonique, est le goût du travail intellectuel, de l’approfondissement nécessitant beaucoup de temps d’affilée, et que solliciter la prêtrise pour faire des études de longue haleine est une des belle ouvertures, en même temps qu’une tradition bien utile, dans l’Eglise. En quoi pouvait germer une querelle avec Dom Louis puisque la vie monastique ne donne jamais à ses adeptes plus de deux ou trois heures d’affilée pour accomplir ou vivre quoi que ce soit uniment, prière, étude, repos sont toujours entrecoupés, ou rompus, juste quand on était enfin à commencer. C’était le premier commentaire qu’avait proposé Louis à Patrice, en guise de résumé de ce que son retard à trouver village et église, lui avait fait manquer. La conversation, naturellement, était allée à Mirabelle, personnage sur lequel aucun n’avait de lumière directe, elle semblait tellement composée de sa grand-mère et de sa mère qu’on en avait hâte de voir quel père en avait été le commanditaire. Celui-ci était resté peu en vue à la messe, quoique placé où il se doit.
Un peu empâté, ne se tenant pas très droit, massif mais sans excès, le père de Mirabelle en effet n’impressionnait pas, vu de loin, et c’est ainsi que Dom Louis d’Ors (les quidam affectaient de prononcer le s pour paraître plus solidement éloigné du jeu de mot, mais il fallait prononcer simplement et accepter ce qui approchait le moine du saint Chrysostome) se rendit aussitôt vers ce dernier. Sans être aucunement entouré que de temps à autre par les jolies serveuses, Charles Villemaure s’était assis le plus à l’abri vers le château, en haut donc du champ laissé à la réception, dont il observait le déroulement comme s’il n’y avait pas été convié lui-même. Les invités avaient formé de petits groupes dont se détachaient parfois deux messieurs, partant en de grandes conversations où manifestement il s’agissait en prenant des airs pénétrés et en ployant légèrement une jambe pour avoir belle tenue, d’impressionner les tiers, les affaires du monde ou les grandes entreprises se traitent ainsi, croit le commun des mortels. Les femmes plus grégaires ne se quittaient plus quand elles étaient parvenues à s’arrimer les unes aux autres, on lisait sur les lèvres des véhémences de jugement, des étonnements feints très différent de la gravité pompeuse, et sans doute ennuyeuse, des hommes entre eux, géniaux et diserts pour bâcler ensemble ce qui pourrait être léger, sinon poétique, car le décor se prêtait au bucolique, malgré le fond d’orage. Les dahlias abondants, multicolores, fraichement arrosés par le déluge de la sortie d’église faseillaient, plus à l’aise et heureux que les gens, et au loin, rituellement, les biches passaient comme si elles avaient été convoquées pour attester de toutes les authenticités du château. Quant aux arbres, s’ils n’avaient pas accepté la servilité de former une allée patricienne, ils étaient à l’anglaise dispersés avec science depuis au moins deux siècles, et il semblait qu’on s’était inspiré pour les disposer de ce qu’a décrit avec amour et nostalgie Chauteaubriand pour sa Vallée aux Loups, la nostalgie des pierres se rachète avec d’autres, mais ce que l’on a planté… les graines et boutures qu’on a rapportées, d’outre-Atlantique ou plus humblement de quelque promenade dans le voisinage, qu’on a surveillé, regardé grandir, se redresser avec quelques soins ou émondages font partie d’une vie, les plantes accueillent et accompagnent ceux qui leur ont donné terreau et attention. A cela, Charles était sensible, et l’apercevoir ainsi, de loin, seul se détachant en clair sur le plus clair encore des murs en tuffau, donnait envie de regarder de plus près cette âme qui affleurait manifestement sous l’enveloppe quelconque d’un homme qui a subi plus qu’il n’a dirigé sa vie.
Louis d’Ors n’eut pas besoin d’entrer en matière, Charles Villemaure était manifestement heureux de cette soudaine compagnie et il cherchait dans l’autre qui venait à lui un dépaysement, et non pas l’oreille complaisante pour laquelle répéter son discours familier à propos de la mystique et de Pascal, des mathématiques et de la nécessité si peu aperçue, sauf rétrospectivement. Les deux hommes commencèrent par se regarder tour à tour, tandis que, sur la pelouse en avant de la rivière alimentant les douves, le spectacle à contre-bas d’une certaine frivolité et de beaucoup de pauvreté continuait à leur servir de prétexte. L’agitation pour ne pas donner prise était animale. Charles pensa tout haut et avança la comparaison de la réception, qui maintenant « battait son plein » avec ce qu’il était plausible d’avoir lu en description exacte chez François Mauriac. Des secrets de famille à fleur de presque tous les couples et du silence sur ce que tout le monde ne savait que peu mais devinait devoir exister, c’était généralement peu amène. Louis poussa autre chose entre eux, c’était ce curieux mélange où l’homme et Dieu ont part à deux, Dieu faisant le plus difficile à condition que l’homme tienne quand même sa partie, en sorte que beaucoup sont orphelins non pas de Dieu mais d’eux-mêmes. Ils avisèrent ensemble une des multiples cousines de Patrice vers laquelle celui-ci, quitté par le moine, avait fait voile ; elle était habillée d’un rouge si vif qu’il eût été vulgaire, si la robe n’avait été portée avec une telle aisance et par une telle beauté ; Louis qui avait recueilli de Patrice sa confidence d’avoir été violemment ému d’apercevoir à l’église l’une de ses anciennes maîtresses, quoiqu’il ait été prévisible qu’elle fût invitée et là, sentit que des complications allaient naître de cette trop vive et appétissante cousine ; Patrice aurait à débattre entre de possibles retrouvailles et la drague que proposaient la jeune femme écarlate, et le connaissant un peu, le moine conjecturait qu’il en aurait la soirée gâchée, tellement lui reviendrait les faux plis de ce qu’il est convenu d’appeler des vies parallèles, pas toujours d’hommes illustres, mais le plus souvent d’hommes dont une part importante est, précisément, faible. Le binaire n’est pas la duplicité.
Un autre couple tentait de se former, une des amies d’éducation scolaire de Mirabelle avait entrepris un garçon probablement de son âge, mais qui affectait la pose d’un homme fait, et portait une courte barbe brune, taillée avec assez d’originalité. Il respirait le mauvais genre et sans doute n’accueillait la donzelle que comme une proie que sans doute il ferait basculer en fin d’exercice. Les regardant qui remontaient vers eux, Charles et Louis eurent la même pensée, mettre d’une manière ou d’une autre la jeune fille en garde, mais où donner de la voix, car en somme la chose était au programme, les réceptions de mariage sont des moments de rencontre et de risque, peut-être d’apprentissage. Le grondement de l’orage revenant vers le château les interrompit et ils se demandèrent ensemble ce qu’il serait possible d’improviser pour la comtesse si décidément la pluie devait s’imposer. Ainsi, allait-on vivre deux suspenses fit remarquer le moine ; l’avenir de X couples putatifs ou décidés, y compris celui des jeunes mariés, se jouerait ce soir, peut-être par abstention, peut-être selon la dialectique du dol et de l’espérance, de la croyance, et en même temps celui du bon déroulement d’une soirée qui, sans doute, vu son âge, était la dernière que donnerait la comtesse de Mahrande. Sans doute, puisqu’on ne lui voyait pas beaucoup d’autre postérité avant longtemps que celle proposée par Mirabelle et Régis ; la vieille dame avait été éloquente, comme si elle avait par son geste à la sortie du cortège convoqué le destin.
Ils furent abordés par une relation de Charles, celui-ci arrivait de Bordeaux où il avait longtemps dirigé la chambre de commerce et leur exposa la chance gaspillée par Pierre Mauroy, le maire de Lille à l’époque, qui avait fait préférer sa propre structure de confédération des grandes villes d’Europe, sur le modèle de la simple entente entre édiles, à celle inventée en Gironde et patronnée par Jacques Chaban-Delmas qui mettait ensemble pas seulement les municipalités mais aussi les universités, les entreprises et les organisations consulaires. Le nouveau venu avait tenté de convaincre Alain Juppé d’une relance, et le jugeant sans doute excellent gestionnaire mais soucieux de faire davantage pour mériter rétrospectivement une arrivée au pouvoir devant peu à l’élection et beaucoup au portage par de mulitples appareils, dont le fauteuil d’handicapé du maire régnant jusques peu avant sa mort, il l’avait interroger sur ses desseins à long terme. Soit, avait fait l’autre, je suis là pour longtemps, mais des perspectives pour Bordeaux, lesquelles ? Qu’un politicien pût ainsi, avec une franchise qui inquiète, avouer ainsi son manque de vision, avait saisi son interlocuteur, qui continua sur le mode : la France manque d’hommes d’Etat et d’autorité morale. Charles et Louis acquiescèrent, hésitant chacun à se réjouir de l’intrusion du politologue ou à la déplorer, mais ils furent secourus par un second tiers, se plaignant de son dos, affichant soixante-dix ans et commentant son mal par des parties de tennis où il battait les enfants de son premier lit. Suivit un récit avantageux de ce qui avait dû être vécu par lui comme une disgrâce et par la seconde épouse comme une réelle tromperie sur la marchandise. Ayant acquis la preuve – photocopiée – que le futur président de son groupe se commissionnait en douce, il s’en ouvrit, après que la succession à la tête de l’entreprise ait été réglée à l’un des membres du conseil d’administration, et fut dès le lendemain viré, mais il avait récupéré des indemnités au plus fort en se choisissant un avocat aussi escroc que le nouveau patron, ainsi coulait-il des jours argentés d’autant plus qu’il était économe et n’avait remplacé la Safrane de fonctions que par une camionnette rachetée aux enchères à la Poste. Il avait eu ainsi surtout le loisir de produire trois très jeunes enfants, qui justement accaparaient le buffet vers lequel les quatre hommes avaient fini par dériver.
Dom Louis d’Ors restait au jus de fruit, Charles Villemaure fonctionnait au champagne, les deux autres étaient au whisky, le temps menaçait moins, les époux vinrent à eux. Il en était temps car la réception commençait de trainer en longueur et l’on finissait par oublier pourquoi l’on était là. Mirabelle eut un sourire qu’elle n’avait jamais, semble-t-il eu, et dut en avoir conscience ce qui la rendit encore plus lumineuse, elle allait vers son père, l’aimait, le lui disait, l’admirait et sans que les joues se touchassent ou les mains se prissent, il y eut quelque chose de fou et d’immense qui se passa alors. Louis fut témoin d’une sorte de transmission entre la fille et son père, un tel mouvement, un tel amas d’une incroyable densité qu’il prenait quasiment forme entre eux, comme un paquet précieux, mais clos et mystérieux, sacré se donnerait d’une personne à l’autre, plus en dépôt qu’en objet de consommation. Cela faisait boule et le spirituel se voyait – enfin – à l’œil nu, car l’amour est spirituel et l’amitié filiale et parental parce qu’elle est autant intime que tue et pudique, est sans doute le comble de la richesse humaine. Charles, habituellement le dos rond, avait manifestement repris toute sa taille, le front était splendide, celui de sa fille à l’identique et l’on remarquait dans le marron des yeux de chacun des pépites rouge et or. Louis esquissa – réflexe – un signe de croix sur lui-même qu’il doubla sur le couple, Régis était en retrait qui, lui aussi, avait vu ce que percevait le Bénédictin, puis l’on entra dans la substance d’une célébration de mariage, les deux époux avec gentillesse jouèrent leur rôle de prendre en charge tous les bonheurs latents et tous les mal-êtres et malheurs vécus. Charles redevint un homme intimement accablé mais que ses enfants honoraient, sans doute presque seuls dans cette attitude qui n’était ni d’affection ni de pitié, mais vraiment de considération ; on aurait dit, en effet, et Louis le réalisait à présent que l’assemblée des invités avait discerné qui dans leur foule et plus spécialement chez les hôtes de la noce, avait à cacher et devait être tenu à part. Charles, certainement, avait vécu dans son milieu professionnel, déjà à plusieurs reprises, cette sorte d’ostracisme qui fait cesser les conversations et changer d’attitude quand le banni cherche société.
Régis parla, il était nouveau à tous égards et il semblait vouloir racheter ce dont il avait eu conscience pendant la messe et qu’avait noté le concélébrant. L’émotion d’un tel retournement de sa vie, quel que fut la présence de Mirabelle pour l’y accompagner, comme si celle-ci n’en avait pas été la cause, avait eu sur lui une emprise qui enfin diminuait, les dés étaient jetés et les bénédictions acquises. Louis enchaîna et se posa en exemple. Il avait pratiquement rompu au moins deux de ses vœux, la stabilité et l’obéissance, même si la loi maonastique prévoit le cas qu’il illustrait et partiquerait peut-être plus longtemps qu’à l’essai, mais au contraire de Régis, ce n’est pas un événement extérieur à sa vocation qui l’avait fait bouger, tout s’était passé à l’intérieur et dans la dynamique de celle-ci. Humainement, il avait senti par avance l’ennui le faire dépérir au cloître une fois franchi toutes les étapes, ordinations et assermentements et de cette absence, désormais, de toute promotion apparente, il avait fait une certaine dévorance de ce à quoi une âme, une intelligence ont droit. Il devait faire du faire et sans être ni un agité ni un grand pratique, il avait vu qu’une vocation plus mondaine serait davantage adéquate, c’était à la fois très intérieur et très concret, tandis que Régis, Jésuite jeune et heureux, s’était trouvé en une nuit davantage devant une responsabilité qu’aux prises – mystiques et désormais charnelles – avec un amour inattendu et tout humain. Le Bordelais, le tennisman les avaient quittés, ils étaient tous quatre devant la vie, sans rien cacher aux autres. Charles, maintenant qu’il était nu, redevint à l’aise, presque disert et la conclusion allait être longue, fournie et passionnée, il y avait un pacte à se donner les uns les autres. Le jeune prêtre ne pourrait suffire à sa tâche sans que des affections, des maisons, des confidences l’entretiennent de cœur et de chaleur. Pourquoi les jeunes époux qui étaient libres de choisir le site des leurs premières années de mariage ne viendraient-ils pas s’installer sur ses terres paroissiales, remuant de l’intérieur un humus trop léger de chrétienté du dimanche et de multiples et creuses réunions du soir, sans que les journées soient autres que du désert, des trottoirs, des pars municipaux sans vraie vie de quartier tandis qu’aux quais du R.E.R., un océan de voitures scintillait, étal du matin au soir. Il eut fallu mener un apostolat dans les trains et en suivant les gens jusqu’au cœur de Paris, dans les bureaux, les étages, les métros, les officines de restauration rapide et parfois les séances d’amours clandestines dans des hôtels de passe, une sorte de transhumance du prêtre à la façon des adlministratyeurs coloniaux suivant leurs administrés dans le nomadisme et la transhumance de ceux-ci. Une fiscalité en nature, et une proposition sacramentelle à partir du vécu, sans chercher d’autres paraboles dont les mots ne perçaient manifestement plus. Quant à Charles, le parti décidé par son jeune gendre d’entreprendre l’étude théorique puis la fondation d’une institution permettant une finance sincèrement éthique, en fonctionnement de la société et pas seulement en pétition de discernement des placements, l’intéressait au plus haut point. Philsophiquement parce que c’était la morale qui introduirait désormais toutes les réductions du hasard et se poserait en déterminant très objectif et mesurable. Pratiquement parce que le joueur de casino voyait son rachat et sa conversion possibles, en entrant humblement au service du jeune homme pour le relationner et surtout analyser les valeurs, les opportunités, les pièges, les faux-semblants.
C’est alors qu’entre eux quatre arriva, comme un parfum supplémentaire donnant aux âmes ce qui leur manquait encore de communion et d’ivresse, le souvenir d’Augustine. Présence mystérieusement ressentie par eux, exactement de la même manière et au même instant, comme si réellement elle avait été là. Louis en fit la réflexion, mais ce fut Charles qui trouva, ce n’était pas sa femme qui était revenue de Mauritanie, mais eux qui s’y étaient transportés ensemble, en planifiant ce qu’ils pouvaient construire par le mariage des deux enfants. Le moine put alors continuer, c’est ainsi que se font dans l’occident chrétien les fondations. La foudre tomba assez loin, du vent frappa les tentes qu’on apercevait à un autre angle du château, du foie gras, abondamment, circulait, en petits carrés sur des toasts chauds qu’apportaient les simili-judokas. Un chien apparut qui n’était pas de la maison, assez grand, la queue opulente et retroussée, du blanc en plastron et à chaque patte, le poil noir et long. L’animal arriva droit sur eux, comme s’il connaissait chacun et se dressant, appuyé sur le ventre de la mariée, entreprit de lécher celle-ci au visage, qui s’était penchée pour le repousser et se défaire de ce qui sembla une véritable étreinte masculine. C’était le troisième signe de la journée, et ils en étaient troublés. Le chien ne se retira que peu, et tandis qu’ils s’étaient tous assis, car les épousés avaient gardé Charles et Louis pour la bonne bouche, s’allongea, la tête entre les pattes antérieures, le regard fixé sur eux, les yeux petits, ronds, perçants et pourtant tendres. Il se fit du silence et Louis d’Ors pensa qu’il pouvait s’écarter et laisser père et enfants seuls.
Il alla rejoindre le Père Ballande autour de qui l’on faisait cercle, parce que Régis avait invité beaucoup de ses condisciples, à défaut de ses promotionnaires dans la Compagnie de Jésus. La conversation était chaleureuse, et il s’agissait de convaincre le religieux de refaire ce qu’il donnait à chaque kermesse antan. Il finit par se laisser faire et à l’étonnement des invités, tandis que le soir tombait et qu’on était proche de l’heure séante pour changer d’ambiance et aller à table, toutes présentations faites et cancans proférés, on entendit soudain venir du château toutes les rumeurs d’une imposante gare de triage, puis des quais avec les indications d’horaires et de départs, les regards cherchèrent l ‘origine de la bande certainement enregistrée mais ne pouvaient identifier que la silhouette du Jésuite, tenant la pomme d’un microphone à ses lèvres, une locomotive à vapeur commença de souffler, un cnonvoi allait s’ébranler, des portières allaient claquer, se fermaient, le brouhaha des adieux était suggéré, la puissance motrice s’exaltait, on allait partir, on s’ébranlait, puis l’on fila, on passait des aiguillages, on négociait des pentes, des changements d’allure, on essuyait un orage figuré, on arrivait à quelque étape, le buffet de la gare était annoncé avec un accent du midi, et de la part de la comtesse, au milieu des rires et dans la stupéfaction le vieil homme appela tout le monde à consulter, non les menus encore, mais les panneaux indiquant les combinaisons des tables. On applaudit et l’on se déplaça. Les amis de Régis étaient ravies et Mirabelle pleurait de rire, qui baisa les mains du prêtre. Quelque chose changeait puisque l’on s’amusait enfin. Dom Louis, qui n’avait aucun talent de société et ne savait faire rire que par accident, donc malgré lui, chercha avec inquiétude la jeune fille en rouge et n’aperçut que Patrice qu’avait rejoint Violaine.
Elle était plus jeune que lui, l’avait été surtout à leurs jeunes âges respectifs, mais semblait l’avoir rejoint, la vieillesse étaient encore loin d’eux pourtant. Le moine les vit s’échanger un paquet, bien réel, celui-là, et l’étonnement de son compagnon. Ce n’était pas un cadeau pour les jeunes mariés qu’avait tenu serré contre elle la couturière des bonnes familles, mais bien le présent dont Patrice n’osait plus espérer le retour, la statuette des trois grâces, l’objet qu’avait affectionné son père. Elle était enjouée, il reprenait avec émotion mais aussitôt leur habitude ancienne qu’il choisît ses mots selon certaines consonnances et associations qu’elle percevait nettement mieux que d’autres, qu’il parlât lentement tandis qu’elle avait considérablement progressé en lecture sur les lèvres. Elle était habillée en violet comme si elle avait voulu afficher ce prénom claudélien qui avait fait le prétexte de leur première conversation naguère, à ma fiancée, à travers les branches en fleurs, salut ! avait dit Pierre de Craon et répétait Patrice. Elle s’était reprise à danser, mais la bouche sans les épingles du métier, elle le regardait, le dévisageait et l’empêchait de trop parler ou de pleurer, elle maintenant une distance, elle jugeait que c’était à elle de prendre la tête des événements et qu’au point où ils en étaient restés qui risquait d’être encore celui où ils se retrouvaient, il valait mieux ne rien dire que léger. Ils parlèrent donc de leurs moyens et itinéraires pour venir à la noce et de leurs impressions pendant la cérémonie. Violaine, avec modestie, assura que ce n’était pas elle qui avait trouvé cette façon de retenir la traîne et de magnifier ainsi le corps de la jeune fille, justement là où il péchait un peu par excès, mais bien Mirabelle avouant ses points faibles et commandant l’imagination. Les séances d’essayage les avaient faites amies, assez davantage que les clientes s’éprenant facilement de leur modiste et de leur couturière et revenant vers elle pour la suite de leurs habillements, même ceux de tous les jours. Elles s’étaient même confessées l’une l’autre, l’enfant en sujet commun, principal, inépuisable, l’avortement, l’homme face à la décision, sa fuite ou sa peur, l’assomption de responsabilités sans qu’on sache très bien où celle-ci devait s’appliquer dans la séquence qui n’est pas continûment magique, d’une procréation. Elles avaient pris du temps, même celui de dîner ensemble, et c’est ainsi que Violaine en savait davantage sur Régis que Patrice et peut-être toute la famille de Mahrande. Sans être protectrice, Mirabelle, fière de sa lignée même si le nom que sa mère avait conservée en l’adjoignant à celui de Charles, pensait qu’elle aurait à mener leur couple vers la sécurité et la durée et que ce ne serait pas le ressort naturel de Régis. A ce dernier, pouvait aisément et en revanche, incomber le relationnement d’un cabinet d’avocat, la réflexion psychologique, spirituelle pourquoi pas ? qui amènerait la jeune plaidante à mieux comprendre et faire comprendre ses clients et aussi l’inventivité technique pour mettre en place des produits financiers correspondant au créneau choisi : l’éthique, le développement durable, l’associatif, le bénévolat, l’humanitaire. Elle ne serait pourtant ni la cuisinière ni la maîtresse car Régis avait des traits de caractère et des penchants étonnamment féminins ; sans doute, ne partageait-il pas son goût pour l’art abstrait, mais pour presque toute la décoration d’intérieur ou la création d’un esprit leur convenant à tous deux dans une maison, un appartement, il serait certainement le plus avisé et le plus en harmonie avec ce qu’ils voulaient construire. Le château ancestral lui avait inculqué qu’aucun amour ne se passe de toit et a fortiori aucun nouveau-né ou jeune enfant, or ils en étaient là.
Violaine, intarissable, semblait parler et vivre comme si quelque
métamorphose s’était accomplie subtilement ; c’est elle qui était dans la
peau de Mirabelle et vivait tout tranquillement les préparatifs d’une naissance
tout en dirigeant avec douceur et tendresse son premier-né, le jeune mari
qu’elle avait initié en même temps qu’elle se servait d’elle-même de leurs deux
sexes. Car la jeune fille avait évoqué aussi les conditions de leur rencontre
sur ce plan-là, ce qui avait fait répondre Violaine par un récit assez
analogue. Ce fut à Buçaco, le château-hôtel construit pour Manuel II, au règne
qu’on ne savait pas en 1908-1910 si éphèmère, et qui domine la plaine de Luso
et de Coïmbra, et d’où l’on voit l’Atlantique et la ligne sableuse que fait
longuement le Portugal depuis Nazaré jusqu’à l’embouchure du Douro. Ils avaient
retenu, la chambre était majestueuse et sombre, la salle-à-manger était peinte
à fresques qui racontaient l’épopée du roi Sébastien, celui qui avait porté la
croisade au Maroc, y avait été défait, y était mort selon toute apparence, mais
dont certainement il reviendrait pour la grandeur et le salut de ces Arabes
latins que sont les Portugais au sang d’Afrique ; elle était comble, la
grande salle, et onj les avait placés sur l’une des petites terrasses
enjolivées de noeuds marins en pierre et d’ancres comme l’impose le style
manuélin. Le maître d’hôtel, âgé et parfaitement francophone, leur souffla que
leur table était historique, et qu’il y avait vu au début de sa carrière
domestique, servir le Maréchal Pétain, alors ambassadeur en Espagne,
qu’accompagnait sa jeune fille. Patrice avait fait remarquer à Violaine que le
vainqueur de Verdun n’avait jamais eu d’enfants que par procuration ceux des
autres, ce qui l’avait toujours attristé, et que certainement la jeune femme,
sa commensale, était tout simplement une jolie maîtresse du moment. Le vin était
délicieux, les plats inattendus, copieux, savoureux, ils se sentirent si bien
qu’ils voulurent dans l’obscurité de la chambre retrouvée, sur le lit à
baldaquin et aux pieds tournés, se prendre avec art et poésie, et – convaincu
qu’il sodomisait son amoureuse – Patrice la mit enceinte dans le trouble
éthylique et d’un désir qui n’avait pas cessé pendant leur route depuis
Lisbonne. Le lendemain, alors qu’ils étaient montés jusqu’au haut de la forêt
où se trouve le château anciennement royal, elle lui dit la probabilité qu’elle
avait aussitôt ressentie, et lui fit surtout remarquer que jamais depuis des
mois il ne lui faisait plus de serment d’amour, qu’il en était sans doute temps
maintenant. Il répliqua et promis, la suite était prévisible, il s’était désisté
et elle était encore trop peu accoutumée à son handicap pour décider seule de
garder l’enfant. Contrainte, mais attendant jusqu’au début de l’intervention
que Patrice revint et arrêta tout, le coûteau et la mise au bûcher, elle
s’était faite avorter et avait pensé ne plus jamais revoir celui qui avait
refusé d’elle la paternité. Puis, elle avait cédé mais jamais oublié ni
pardonné, ce qui lui facilita de se
séparer de celui qu’elle avait cru pendant plus de quinze ans le tout de sa
vie, et qui tout ce temps, persvéramment, l’avait menée en bateau vers un
hypothétique mariage ; d’affectation diplomatique en nouveaux postes,
toujours plus accaparants et éloignés de France, la chose ne lui avait pas été
donnée. Ils s’étaient revus ensuite, et maintenant peut-être se
retrouvaient-ils ? On les avait placés à la même table, légendée auprès
de mon arbre, mais ils s’assirent en sorte de n’être pas l’un à côté de
l’autre. Patrice nota, avec une chaleur subite au coeur, que cela avait été
leur habitude – tout autrefois – pour qu’il pût toujours mener deux
conversations de front, celle où on l’aurait entrepris, et celle où Violaine en
difficulté aurait, des yeux, demandé son aide et sa diversion.
Le dîner
Chacune des tables, sauf celle des jeunes mariés, était ronde. Patrice eut l’extrême surprise de retrouver à la sienne un camarade de collège. C’était l’étonnant voyage que fait la vie sur un visage, la silhouette était énorme, la tête à l’avenant, l’ensemble proportionné cependant, mais surtout l’homme actuel renvoyait maintenant que Patrice savait son nom à ce qu’avait morphologiquement été le garçon d’autre fois, c’était un physique déjà atypique mais que tempérait une sorte de hâte à être dessiné et sorti de la matrice de l’enfance. Bernard Geai était gai, joueur, espiègle, éminemment garçon à la mode vite faite et équarrie qu’avaient popularisé des années 1930 au début des années 1950 Pierre Joubert et ses scouts. Il avait été plutôt blond, pas particulièrement en tête de classe, mais lui laissait le souvenir vif d’une grande disponibilité de caractère ; ils n’avaient pas été intime, mais bons camarades. Patrice laissa passer le temps de le dévisager tranquillement sans se présenter à son tour et lui dire, ce qui serait à la cantonnade, qu’ils s’étaient connus, il y avait fort longtemps maintenant.
Cette posture, un peu celle d’un voyeur, lui plaisait, et il la fit
durer. Il avait averti Violaine de la coïncidence et celle-ci s’était assise à
la droite de cet homme qui parlait surtout de vins, de vignobles, de défense de
grandes notoriétés et de savoir-faire. Son père avait dirigé aux débuts de la
Cinquième République le cabinet du Général de Gaulle, sans avoir été auparavant
un de ses plus particuliers fidèles, et Patrice reconnaissait dans cette sorte
de franche aisance qu’avait le fils ces qualités auxquelles on reconnaît,
trente, quarante, cinquante ans après ceux qui ont travaillé vraiment avec
l’homme du 18 Juin, le don d’être clair, le soin de ne pas se mettre
personnellement en avant, le témoignage apporté bien avant qu’il soit suscité
de ce qu’avait été humainement de Gaulle dans une relation, après tout banale,
de collaboration au travail. C’était assez différent du peu que Patrice avait
connu de François Mitterrand, et d’ailleurs son témoignage était indirect, mais
les proches du président de la gauche concordaient sur le coup d’œil et le coup
de patte de l’auteur du Coup d’Etat permanent sinon de l’attentat
perpétré –b ou truqué – contre lui dans les jardins de l’Observatoire à
Paris : on ne l’y referait plus. Sur sa capacité de lecture des documents
en sorte que peu lui échappait de ce qu’on lui faisait signer. Patrice en avait
bénéficié. Parti sans ordre de mission pour Zagreb, depuis son poste à Vienne,
il avait été averti par son directeur un mercredi soir de ce que le Président
de la République avait refusé sa signature à un mouvement diplomatique
conséquent, parce que son nom à lui – Patrice de Mahrande – ne figurait pas en
tant qu’Ambassadeur désigné pour le Kazakhstan. Il lui avait été conseillé –
comme c’était simple, à cette époque, au moins pour lui… - d’adresser une carte
postale à l’Elysée pour rappeler et maintenir son choix. Ensemble les deux
anecdotes donnaient la mesure d’une certaine conception du travail au sommet de
l’Etat et de ce qu’elle peut comporter comme sens de l’amitié. Aussi les
aperçus de son voisin de gauche commencèrent de l’agacer quand celui-ci reçut
du renfort en diagonale, il s’agissait de dauber les anciens élèves de l’Ecole
Nationale d’Administration, incapables de décision et d’écoûte, naturellement,
au point que Michel Debré aurait regretté de n’avoir pas fondé à la place
quelque business school, puiis venait un rappel des hantises de ceux qui
eurent le dilemme de la torture en Algérie, à trancher, ou qui en entendirent
parler. On venait ainsi à l’Indochine, à la guerre d’intoxication, à la parole
donnée et donc à l’illégitimité du Général ainsi que celle de l’Etat
d’administration qu’il avait rétabli et renforcé. Patrice se fatigua, puis
rétorqua qu’il aimerait entendre quelque proposition d’un modèle historique et
contemporain à admirer puisqu’on daubait les siens, cela provoqua du silence et
des appréciations sur le vin qui venait d’une coopérative animée par l’un des
cousins, non dans le Bordelais mais dans le Minervois, et qui était – pour un
tel crû – étonnamment velouté et présent.
Il avait vécu ce genre de situation déjà d’avoir à considérer quelqu’un
d’importance dans sa vie autrefois et qui n’y était plus, mais que les
circonstances lui ramenaient. C’était à une récollection fermée, charpentée
selon les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, le préducateur – on
disait depuis quelque temps déjà, l’accompagnateur ou l’animateur – lui était
assez familier et il aimait revenir souvent à ce genre de séjour, en bordure de
Paris, avec des bois proches d’où l’on voyait la Tour Eiffel et Montmartre dans
une seule enfilade, et dès la première causerie – le Père Heel disait :
entretien – il avait reconnu un de ses premiers amours et le mari de celle-ci.
Ils passèrent cinq jours ainsi ensemble, au silence obligé, il regardait,
voyait, soupesait cette femme qui n’avait plus dix sept ans, d’autant moins que
non seulement elle était exactement de son âge, mais qu’elle avait profondément
changé de corps et de texture de peau, elle s’était ridée - de partout,
pouvait-il supposer – à l’instar exact de sa mère, elle qui était joyeuse, de
chair lisse et naturellement pleine, sans abondance ni maigreur, la perfection
du juste milieu avait-il longtemps rêvé car il l’avait aimé dès leurs quinze
ans, sœur d’un camarade dont il avait par tous les moyens d’une conversation ou
de prêts de livres habilement mais unilatéralement annotés, cherché à attirer
l’attention. Peine perdue. Pendant ces jours où le propos était de méditer
l’amour divin, ses manifestations et ses voies, il fut totalement ailleurs et
passa du temps idéal. Il regardait et cotoyait comme jamais à leur époque celle
qu’il avait aimé, il voyait sa faiblesse, cette sorte de réduction qu’avait sur
elle opérée la vie, il entendait parfois sa voix qui n’avait pas
changé, il voyait les petits soins du mari qu’il avait également bien
connu puisque de deux ou trois ans seulement son aîné et dans le même
collège ; les prénoms étaient d’ailleurs prédestinés, Viviane et Yann ;
il avait longtemps cru à sa chance, même s’il était évident que la mère d’elle,
en accord avec les parents de lui, concoctait un mariage nécessaire car le père
était mort accidentellement et très précocement. Il avait été en vacances,
censément pour correspondre à son camarade, tandis que l’adolescente avait une
amie anglaise dont elle échangerait la pension ensuite outre-Manche. La
silhouette qui était, pour les étés des années 1960, très sage, avec jupe et
jupon, toile rude jusqu’aux genoux, ou avec un maillot de bain une-pièce était
pour lui, alors, la beauté-même, un corps qui n’avait de lignes que douces et
en longueur, et il y avait le sourire, proche de celui de sa mère, à lui
Patrice, fait d’une sorte d’émerveillement à se donner à qui la regardait. Il
était tombé amoureux, n’en parlait qu’avec prudence et donc très peu à son
camarade et ne put jamais, finalement, s’en ouvrir à celle qu’il visait. La
situation redoublait plus de trente ans ensuite, comment et quand
parviendrait-il à aborder le couple, à se présenter et ensuite à laisser la
conversation se faire à un mode délicieusement rétrospectif ou au contraire
embarrassé ? Il se décida dans l’heure où l’on allait se séparer, d’autant
qu’à table, pour la première fois, ils avaient été ensemble face-à-face et
qu’il s’était persuadé que rien qu’à paasser le sel ou un plat, il serait
reconnu. Or, ce n’était pas, ou plutôt seul le mari l’avait reconnu, la femme
resta de marbre, aussi durement et implacablement que son visage avait
rapetissé, perdu son élasticité, pris la consistance d’un bois, beau certes,
mais plus guère enfantin ni lumineux. Yann au contraire l’avait aussitôt remis
et accepta, pour quelques minutes, que les dés soient à nouveau à jeter. Oui,
cet été-là, il avait craint lui-même pour ses propres chances ; alors,
très brun, presque dégingandé et maigre, le sourire ravageur, la voix bien
placée, l’anecdote constante, l’étudiant en sciences politiques avait captivé
la jeune fille malgré la vigilance de la mère à faire que se rectifient les tirs
et trajectoires. Oui, Patrice avait eu sa chance… et c’était son rival heureux
qui le lui apprenait.
Bernard Geai l’appela par son prénom et le ramena à table, Violaine
avait vendu la mèche, une conversation plus actuelle commença, agréable mais
presque aussitôt interrompue par le début des discours et des jeux de
portraits. Il fallait faire silence relatif. Patrice n’avait pas été convié à
contribuer aux jeux floraux et put regarder tranquillement en direction des
mariés pour apprécier leur propre appréciation. Pourquoi se pliaient-ils à ces
insouciances, alors que leur union avait quelque chose de tragique, si
rapidement conclue, si précisément datée que les plaisanteries ou les
biographies étaient déplacées, il eût fallu les repousser à une quelconque célébration
de leurs noces d’or, auxquelles certainement le sexagénaire n’assisterait pas,
encore moins la vieille dame. Mais n’était-ce pas pour celle-ci – aussi,
surtout ? – que se donnait la fête ? Le tonnerre, plus proche qu’à
l’arrivée sous les tentes, domina les récitatifs et les décala plus encore.
Adolphine ne se sentait pas à la fête, était-ce l’orage qui menaçait de
perturber ce qu’elle avait assez banalement organisé, comme on organise toute
noce, une habitude puisqu’elle prêtait grâcieusement la propriété aux gens de
l’environ pour le même exercice et avait même ouvert un livre d’or à cet effet,
qui à la manière d’un classeur fiscal recevait ensuite les faire-part de
naissance, il y avait même eu deux décès, il est vrai que les choses se
faisaient depuis plus d’un siècle au château et que ne pas se marier au château
pour quelqu’un de la Brenne eût été déchoir, si huppé ou simple qu’on soit.
Elle ne s’était pas placée à une table où elle n’aurait cessé d’être exactement
dans le giron dont elle représentait le centre ; elle avait cherché la
difficulté et hormis le Père Ballande presque son contemporain, elle ne
connaissait personne dans le rond où elle était, mais de là, et peu attentive à
des conversations deux à deux qui ne la requéraient pas, elle pouvait regarder
vers ceux auxquels elle tenait – spécialement, ce soir. Et d’abord Charles,
sujet majeur de ses soucis ; elle ne savait lire en lui, elle oscillait
intérieurement entre une sympathie, presque un attrait pour son gendre qui ne
se défaisaient pas malgré les défauts, les vices – il fallait l’admettre – dont
il était manifestement et nativement fait, et une sorte de haine peu précise
mais violente. Il eût suffi qu’il soit transparent, qu’il se tînt tranquille,
qu’il cessât tant soit peu d’essayer de se refaire comme on dit au jeu. Eponger
de petites dettes, cautionner des plans de remboursement, l’envoyer chez des
médecins, le faire interdire : avec son consentement, elle avait tout
essayé, ce n’est pas de sa fille qu’elle avait tenu le secret, mais du gendre
lui avouant tout, mais tant les sommes, car un fort respect ne l’engageait pas
tant à craindre la douairière qu’à vouloir ne pas la décevoir, et c’est en cela
qu’il continuait de la charmer. Etrangement. Cette fois, cependant la dose
était forte, le château était en question, en tout cas des portefeuilles
entiers, des participations majoritaires peut-être, d’autant qu’Augustine
s’était mariée en communauté de biens et cela n’avait peu contribué à la
solvabilité supposée de l’insensé. C’est cela, c’était cela qu’il fallait
s’avouer et qu’il fallait projeter sur le malheureux, car il ne pouvait se
défaire d’une assurance, toute technique, qu’à la longue il trouverait le
chiffre-clé. Il lisait de moins en moins, produisait de manière de plus en plus
mal dégrossie ses différentes analyses fiduciaires et correspondant en France
d’une très importante compagnie de réassurances allemande, il donnait bien
moins satisfaction qu’au début de cette association, elle le regardait comme un
fils et le voyait donc décliner. Elle le sauverait probablement encore une
fois, à condition qu’il lui ait bien tout dit de ce qu’il avait détourné ou
engagé, mais ensuite… de sa table, elle ne le voyait que de dos, mais les mains
de son gendre étaient visibles comme distinctes de celui-ci, et elle imaginait
la scène écrite par Dostoiewski et réinterprêtée dans un film célèbre, Charles
plus hagard de gestes que de regard, palpant les jetons, se faisant payer ses
gains, tremblant, décidant, jouant et perdant. Il avait des mains belles dont
les paumes qu’elle avait lues un soir, en guise de fin de conversation, sans
encore que tout de lui, fut vraiment affiché et avoué, avaient beaucoup évolué.
Les lignes de la main – la comtesse ne dédaignait de pratiquer ce qu’elle
appelait un petit art d’agrément, ce qui prononcé comme elle parlait pouvait
aussi s’entendre comme un petit air d’arrangement… - les lignes symbolisant le
parcours et les atouts, les travers de son gendre s’étaient de plus en plus
affermies, elles étaient devenues de plus en plus simples, de moins en moins
capillaires, nervurées et récemment – car elle avait redonné en souriant une
consultation à son patient préféré, comme si elle espérait découvrir les
prodromes de sa guérison – était apparue une ligne exceptionnelle, mais
seulement à l’état de suggestion qui rayait le mont de la Lune dans la main
droite et semblait annoncer des relationnements nouveaux et très forts. Elle
n’était inquiète que parce qu’elle était certaine que le malheur pouvait encore
s’éviter et de sentir hésiter les événements la rendait responsable,
croyait-elle, coupable déjà, de ce qu’elle n’aurait pu écarter de la famille.
Pièce rapportée, mais venant d’une maison convenable et même davantage,
elle n’avait pas ce qu’on appelle l’esprit de famille et voyait plutôt dans une
lignée le moyen, le cocon, la matrice-même de parcours qu’il importait de faire
soi-même, personnellement, individuellement. Elle militait assez fermement pour
un type d’existence où même en couple, si l’on dort dans le même lit, il reste
bon que chacun ait son jardin et ne lise pas les mêmes livres. Un nouveau
personnage, annexe semblait-il de Charles et de ses mains, entra dans son champ
visuel, ou plutôt sa semi-somnolence lui faisait baisser la tête et elle
regardait les pieds de table. Le chien avait suivi, non la mariée, il ne se le
serait pas permis, mais son père, et s’était installé à peine en retrait,
profitant déjà selon toutes apparences de quelques reliefs de chaque plat et
assiette, c’était plaisant, il y avait si longtemps qu’hors quelques chats, il
n’y avait pas eu d’animaux de compagnie à plein temps au château. Le chien
semblait inquiet, soudain il hululla à la mort, il y eut ausitôt un énorme
souffle et tandis que la pluie d’orage d’un coup se déversait, la moitié exactement
de la tente se souleva, monta de plusieurs mètres et alla s’affaler en partie
dans la douve. Ce fut un éclat de voix, des cris, mais l’électricité n’avait
pas été touchée, il sembla qu’une fin de monde commençait mais épargnait les
angoisses tant la chose était rapide, sans avertissement et d’exécution
absolue. D’un coup, tout avait été décoiffé, les nappes se tordaient sous
l’averse, et les invités partaient avec leur assiette et parfois leur verre,
les mains empêtrées et les toilettes féminines se défaisant vers la partie de
la tente restée dressée. Adolphine restait interdite, presque heureuse que le
malheur, la malchance, le hasard ne fussent que cela, du matériel tordu et un
dîner plus que perturbé. Charles devenu puissance invitante puisque la comtesse
de Mahrande ne surgissait pas des décombres, et pour cause puisqu’elle était
dans le périmètre laissé intact par le coup de vent, clama le repli vers
l’intérieur du château. Les jeunes serveuses de l’après-midi avaient été
relayées par des garçons costumés aussi sportivement, mais le torse serré dans
une ceinture bleue.
L’improvisation fit la fête et
Adolphine, dans un rêve, vit s’organiser ce qu’elle n’avait jamais osé proposer
ni à la famille ni aux hôtes venant du dehors pour l’occasion d’une fête, pas
plus au temps de son mari que depuis son veuvage. Le château entier fut
investi, on transportait des tables et des chaises, des carafes, des plats, des
coussins, on marchait sur les serviettes, on cassait des verres mais l’on
investissait à fond la vieille demeure qui paraissait en trembler d’une
nouvelle jeunesse, on commençait de parler à nouveau, on s’asseyait sur les
marches des deux escaliers, celui de service et celui d’honneur, on
s’installait à même le parquet et les tapis, ou à califourchon sur la
balustrade courant tout le tour du château au-dessus des douves et de leur eau,
et pendant ces va-et-vient et cet exercice de déménagement et de campement
ahurrisant car tout se faisait en grande tenue et avec la sensation pour chacun
de vivre héroïquement et mieux encore : de faire son devoir, en continuant
de boire, manger, pérorer ou se taire comme si de rien n’était. Charles faisait
respecter un certain ordre, en ce sens que les groupes ne se défaisaient pas
trop, qu’on ne se repliait pas entre connaissances antérieures au repas, et
qu’on se mettait progressivement dans l’ambiance d’attendre la suite des
discours plus encore que celle des plats, on avait plus soif que faim et l’on
avait surtout envie de rire, un peu nerveusement. Régis intervint alors et
d’une manière très drôle tira la leçon des événements en jurant que la
catastrophe et cet effondrement en forme paradoxale d’envol étaient un signe de
chance extrême, et à la surprise de la comtesse chiromancienne, se révéla
expert aux tarots, bavarda sur les lames de changement profond, la tour qui
s’effondre, la roue de fortune, la mort, puis se mit à imiter successivement
son beau-père, Dom Louis et le Père Ballande pour proposer à ceux-ci ce qu’ils
auraient dû dire aux nouveaux époux. Pas très grand, tirant sur le blond-roux,
son front admirable, le neveu du grand prédicateur devenait de minute en minute
excellent, presque allusivement paillard, et se dressait comme un homme qui
saura commander, protéger, assurer. Adolphine vit la surprise de Mirabelle qui
voyait se produire à son épaule une métamorphose, la main de son mari l’avait
quittée, elle voyait la salle unique que faisait le château si l’on imaginait
les escaliers, les chambres, les salons occupés comme on s’assied à autant de
tables, et ce serait des balcons et des parterres, puis d’étonnement en
émerveillement ce fut l’imprévu qui allait tout marquer.
Régis était donc musicien, et à le voir, elle n’en avait pas eu
l’immédiate intuition. Régis eût pu être un prodige au violon s’il n’était
entrée dans la Compagnie à dix-sept ans et pour des études et des préparations
qui laissent peu de temps à la répétition. Il proposa d’un mot, pour que la
transition s’établisse entre les sketches qu’il venait de débiter et ce qu’il
allait interprêter, de donner quelque chose en l’honneur du grand disparu de la
famille, le professeur et académicien de Mahrande : ce serait une libre
adaptation de La horde d’or. Adolphine croisa le regard de
Patrice : celui-ci, s’il avait tenu à aller au Kazakhstan et à y être le
premier Ambassadeur, avait produit, dans l’esprit de François Mitterrand,
auquel il n’était donc pas étranger, un argument inimitable et décisif. Son
oncle par alliance avait eu un correspondant depuis les années 1930 à
l’Académie des sciences d’Alma-Ata et son nom vaudrait là-bas où l’on a de la
mémoire d’autant plus qu’on a vécu enfermé, si grande et ouverte soit
apparemment la steppe, un passeport diplomatique et des lettres de créance. Le
Président de la République avait été sur le champ convaincu. L’interprêtation
était ingénieuse mais semble, comme si la manade immense devait se reconnaître
au seul étalon de tête, et il s’y mêliat certaines des architectures de la symphonie
Leningrad de Chostakovitch, en ce sens que le meneur de jeu était progressivement
rejoint et entouré de compagnes tantôt piaffantes et militarisées, tantôt
attentives, douces, presque à la traîne. Régis, de plus en plus libre, avait
ajouté un refrain et choisissait dans les thèmes selon qu’il sentait
l’auditoire rétif, parce que peu habitué à ces rythmes, à ces suraigus, à ces
contrastes presque métalliques, ou qu’il l’entendait conquis. Cela dura le
temps immense qu’on oubliât qu’on était en forêt, celle de la Brenne, aux
marches du Limousin et du Berry, dans une année précise et pour des noces. Ou
plutôt on se concentra en chœur sur ce qu’il y avait d’inouï à fêter en plein
désert des Kazakhs un mariage entre deux errants, qui ne se connaissaient pas
de deux mois. Il y avait du conte et de la magie à ce que les choses se soient
emmanchées ainsi. Le violon jouait désormais tout seul et déroulait, comme on
voit entre la Caspienne et l’Altaï rouler sans racines d’étranges boules
d’épineux, toujours vivaces que le vent enlève dans une unique direction, cet
Occident auquel l’implosion soévitique avait donné un prestige exceptionnel.
Patrice repartait une décennie ou presque en arrière de sa vie et regardant,
très rapprochée de lui, depuis qu’on était à l’abri du château, Violaine qui
n’avait pu comprendre ce que l’époux allait jouer, remarqua qu’elle avait
insensiblement épousé le rythme, même si elle ne pouvait en distinguer toutes
les notes, mais les aigus dominant, elle était moins dépaysée que dans un
récital de piano, et la voici qui se levait, qui comptait quelques mesures et
qui commença, seule, au milieu de la pièce principale à danser la horde d’or.
Elle savait, comme si elle était née là-bas, être tour à tour statique,
n’illustrer la musique que des mains ou des bras, ou tout au contraire évoluer
avec parfois une vitesse sidérante, et les crinières, les souffles, le
déferlement de la cavalerie des grands envahisseurs, des gardiens de troupeaux
à dix ou cent mille têtes, les casques, l’or, les cuivres et les fourrures
étaient suggérés, vus. L’assistance, car c’en était devenu une, fut emballée à
son tour et des lèvres fermées à l’imitation de Mirabelle qu’avait rejoint sa
grand-mère, donna écho par le murmure humain à l’immense description. Une sorte
de féerie de sons, de voix entourait le violon, les époux, l’aïeul, le père,
chacun était convoqué et la fête se gorgeait et scintillait désormais d’avoir
failli tourner au tragique. La pièce montée et ses feux de Bengale furent la
moindre des choses, la détumescence commença, une intense fatigue collective
rendit chacun à une sorte de silence que ne pouvait interrompre, et encore, que
quelques murmures pour de simples informations pratiques. Du dehors, vinrent
alors, presqu’en coincidence du dernier accord que posa Régis, les rumeurs du
retour des charettes, les grelots des chevaux, les ordres de leur cocher. On
allait vers la fin, vers les départs et le rassemblement aux voitures qui ne se
ferait qu’au village et à la lueur des torches, la pluie avait cessé et soudain
la lune, la pleine lune, apparut. Quelqu’un cria qu’elle était belle et les
regards se tournèrent vers Adolphine, celle-ci comprit la symbolique, les
compliments, les vivats et sut se retenir de pleurer, se rattachant à
Mirabelle, à sa hanche, à son épaule. Violaine était venue à elles deux les
embrasser et prendre, la première, congé. Les employés du traiteur avaient pu
remonter la tente, quelques-uns y retournèrent pour du café, des liqueurs et
honorer l’orchestre dont même les plus jeunes invités, abasourdis par trop de
choses, d’images et d’allusions, ne voulaient plus vraiment. Le chien était le
moins désemparé, car il était décidé à ne pas partir, Adolphine alla à lui et
l’invita à rester. C’était fait.
Les intimes devaient rester eux aussi. Louis d’Ors et le Père Ballande
auraient leur chambre au château, les neveux et cousins aussi, à condition
qu’ils se serrent à plusieurs dans des lits où, cependant, il serait séant
qu’il ne se passât rien puisque l’on était sous le toit d’une nonagénaire
avertie. En attendant le coucher et tandis que s’étaient ébranlées les
premières charettes, la comtesse de Mehrande laissa son regard divaguer des
escaliers aux tables et aux chaises où tout paraissait en désordre, comme
décoiffé et dévêtu. Une sorte de nudité collective s’était faite et une
parabole très parlante, vécue à tous, avait été donnée pour texte à ces noces,
ne se déshabille pas qui veut et ne se chante pas n’importe quelle aventure,
encore faut-il qu’il y ait thème, matière et acteurs, que cela fasse mélange et
l’acquiescement ou le désir n’y sont que pour peu. Même le chien sans nom avait
tenu un rôle mais seule Mirabelle n’avait pas surpris, ni non plus été surprise
par les enchaînements de cette soirée. Elle était restée de son entrée à
l’église au bras de Charles, confus et priant, n’osant rayonner, jusqu’à ces
instants où l’on se sépare du gros des invités et où l’on peut aller changer de
vêtement et paraître en pantalon, égale et placide. Sa grand-mère la voyant
ainsi impavide ce qui ne l’étonnait qu’à moitié, ne put s’empêcher qu’elle
avait le tempérament d’une veuve très jeune, appelée inopinément à saisir tous
les relais. Il fallait faire fuir cette idée et Adolphine qui était
superstitieuse ne savait quel geste intime serait propice ou si renverser une
salière de la main gauche par-dessus l’épaule droite ou inversement dissoudrait
les présages, en faire part vaudrait mieux, elle souffla ce qui lui était venu
à l’esprit, à son plus proche voisin, c’était Dom Louis. Celui-ci objecta
complaisamment que Mirabelle était jeune et décidée, certes, mais que Régis venait
de démontrer qu’il saurait surprendre son monde et sa belle-famille, d’ailleurs
n’avait-il pas retourné tout Fourvière en clamant, j’ai fait un enfant, je vous
quitte, bonne chance et ad majorem Dei gloriam… ce qui avait été peu
goûté, et porterait à charge sur les dernières années du Père Ballande, supposé
tuteur sinon inspirateur de la vocation manquée du jeune homme. La vieille dame
acquiesça mais ne fut pas rassurée. Elle aussi alla se changer, mais sans
passer un pantalon. Sur le chemisier de Mirabelle, redescendue de sa
pause-toilette, elle posa alors un magnifique pendantif d’argent, de diamants
et d’améthystes, la façon était très orientale, peut-être égyptienne. Bijou de
famille, l’expression fait aujourd’hui rire. Elle commenta simplement, c’est ce
que j’ai de plus précieux et de plus ancien, je comptais ne te l’offrir qu’à la
naissance, l’Empereur, le premier l’avait donné à notre aïeul quand celui-ci le
reçut dans nos anciennes terres de Souabe, il m’allait très bien à ton âge, il
t’ira mieux encore et offre à ton mari ce spectacle rare, je le sais, d’une
femme qui sait se mettre nue sans ôter ses bijoux, qui se farde parfois un
endroit intime ou choisit comme vernis à ongles pour les pieds et les mains
quelque bleu de Prusse comme faisaient les Magyars. Puisque c’était l’heure –
inattendue – de cadeaux qui n’étaient pas préparés pour cette occasion, le Père
Ballande sortit tout simplement son chapelet : le Pape Eugène (il
prononçait Ugène : entendez, Pie XII né Pacelli) me l’avait donné quand j’étais
venu lui expliquer ce qu’a de française éminemment notre imagination de prêtres
ouvriers, cheminot résistant, j’en sais quelque chose. Il semblait que la
soirée tournait à la gaucherie, chacun voulait se distinguer non pour soi mais
pour atteindre les mariés, à nouveau muets et tendus comme pendant la messe. Il
y eut une gêne. Quelqu’un la rompit en proposant qu’on regarde, en petit
cercle, ce qui n’avait pu être projeté pour le grand nombre comme prévu, la
biographie des futurs époux en images.
Les portraits n’avaient pas été choisis par les impétrants mais ils
avaient suggéré les situations et la chronologie. Comment rendre mouvante et
comment accidenter deux vies qui n’avaient chacune guère plus de vingt ans et
dont une grande partie avait été marquée d’une extrême stabilité, la vie au
château et le demi-pensionnat pour Mirabelle, sept ans accomplis dans la
Compagnie en profès, après plus de dix dans les collèges de l’ouest parisien
pour Régis. Il ne se dégageait aucune ligne directrice, la piété certes, mais
aussi les lacunes dans les organigrammes familieux, des décès, des situations
bancales qui se voyaient dans les images de groupes. On n’insistait pas et ce
n’était pas une tare puisque les deux familles que ce mariage rapprochait
étaient également touchées. Les disparités de blason ne s’inscrivant pas sur la
peau des enfants, et le sang coulant de la même couleur chez tout humain, il
n’y avait donc à regarder que la montée vers le présent de deux jeunes gens que
tout avait prédestiné à ce qu’ils ne se rencontrent pas. Quels étaient les
points communs, il se trouvait que sans se donner le mot, mais par l’évidence
que forçait la succession des clichés, leurs fondus-enchaînés surtout, le petit
groupe en son entier faisait de plus en plus corps dans cette interrogation non
articulée. Et les deux mariés étaient partie intégrante du groupe tout en en
étant la question. Il semblait qu’on dût, dans l’heure et bien plus
irrévocablement qu’à l’église, décider si oui ou non le mariage se faisait. La
lèvre inférieure, le menton de Mirabelle tremblaient, et il en était de même
pour sa grand-mère, Régis regardait tantôt l’écran, tantôt sa femme à laquelle
s’appuyait l’aïeule. Il s’était tellement offert aux regards et aux
appréciations en donnant son interprétation de la horde d’or qu’on
semblait poser l’équation et expliciter son inconnue, en le considérant comme
le paramètre stable et imposé. Ce n’est plus lui qui épousait une fille de
famille très jeune après l’avoir mise enceinte dans des circonstances que chacun,
puisque le cercle était devenu étroit, savait nuancées, mais bien Mirabelle de
Mahrande qui quittait les siens et partait dans un désert étonnant, aux forts
mirages et aux ressources difficiles à mesurer d’avance. Les photographies
défilaient, celles présentant la jeune fille en plus grand nombre, on voyait
souvent l’absente, Augustine à qui elle ressemblait peu, il y eut Amélie avec
laquelle au contraire… Régis doucement vint à sa femme, s’inclina devant elle,
l’heure était venue de partir, maintenant les premiers, puisqu’on était en
famille et que se marier, c’est faire chambre à part, sinon secrète, vis-à-vis
de ses proches les plus intimes et les plus chers. L’époux décidait, la
comtesse douairière s’inclina, les religieux suivraient aussitôt, Charles et
Pierre allaient demeurer quelque temps encore pour qu’Adolphine ne fut pas
aussitôt seule. L’orage s’était éloignée, mais les nuages demeuraient bas et il
semblait qu’on fit à travers eux des appels de phare, tandis que leur lente
passée découvrait parfois la lune, emblème personnel de la maîtresse des lieux.
Le chien avait, lui aussi, décidé et ratifiait son adoption par l’aînée de
tous, il était encore jeune. L’image perdurerait, très XVIIIème siècle, d’une
vieille dame, jolie et majestueuse mais sans être imposante ni figée, qui,
assise dans son petit salon, contemplant quelque portrait sur ivoire, aurait à
ses pieds un animal au regard posé sur elle, sans un mouvement, tandis que se
retireraient de la pièce progressivement tous les protagonistes, d’abord des
centaines puis plus que trois ou deux, d’une journée de mariage au centre d’une
France – là – immobile. Et derrière elle, sur un guéridon cinq portraits de
petites dimensions, celui de l’académicien encadré d’argent, celui du Maréchal,
discret et peu connu dans cette version dédicacée des années 1930, celui de
l’homme du 18 Juin mais dans la dernière pose désespérée et visionnaire qu’il
eût lors d’une conférence de presse qu’il était presque seul, en Septembre
1968, à savoir qu’elle était l’ultime, enfin ceux de deux prophètes éteints par
l’histoire et par les hommes, Robert Brasillach dressé à la barre devant ses
juges et ne s’illusionnant pas, le comte de Chambord cerné ovale et gravé
bistre. Et tandis que tout se fixait et que l’aurore n’était plus loin,
Adolphine parut soudain très vieille et en être heureuse, comme si elle était
soulagée de tirer enfin sa révérence au néant, car elle ne croyait qu’à l’amour
des siens et celui-là, elle le sentait, lui serait bientôt retiré, quels que
fussent sa résistance ou son abandon. Elle se murmura qu’elle avait soudain les
idées noires et porta à ses lèvres un petit verre d’alcool de pêche, elle était
seule avec son chien et n’avait plus envie de se lever pour aller arranger son
sommeil. Le chien n’aurait pas de nom, ce serait simplement : le chien,
peut-être avec un trait d’union. Le-chien comme dans les adjonctions de
patronyme. Puis, pour elle-même, elle s’essaya à siffloter le thème de la
horde d’or.
Le coucher
Il y a parfois des jours qui se succèdent sans que la nuit les
délimitent, soit que les rêves entretemps se soient perdus et que la veille
n’ait pas eu de répit, soit qu’on ait si peu dormi, ou qu’au contraire on ait
quitté la veille en plein midi pour rêver les yeux ouverts. Le château semblait
soudain hanté par des personnages de cette sorte, depuis que le dîner, les
convives, la tente-même avaient fui dans un orage magique, imprimant à tout un
sort soudain démesuré, dépassant de beaucoup les hommes. Au rez-de-chaussée,
près de l’endroit favori qu’elle avait consacré à ses audiences, Adolphine
dormait les yeux pas clos, assise dans un fauteuil qui n’était pas celui de ses
habitudes. A l’étage, juste au-dessus d’elle, dans la plus belle chambre, celle
de son mari donnant sur le bureau-bibliothèque de celui-ci, en forme d’un
appartement qu’elle avait décidé d’attribuer en propre aux jeunes mariés, pas
seulement à l’usage de la nuit de noces, Mirabelle et Régis s’étaient étendus
sans se déshabiller. La vieille dame, qui avait connu Brasillach avant même de
le lire, imaginait un mime des Sept couleurs et que, sur le modèle, des
grands amants de l’histoire du monde entier, l’amour des deux jeunes gens se
célébrait sans un geste par une totale communion de pensées et un début de
voyage au pays des images qu’on compose ensemble, ou que l’on laisse venir.
Florence et René, chez l’auteur aujourd’hui maudit, avaient eu ce don, une
grâce qu’un littéraire même doué ne peut inventer s’il ne l’a vécu ou au moins
ne l’a entendu exposer. A quel point les conversations entre humains sont loin
de ce qui les intéressent intimement, on échange des notes d’agenda, on se
passe des créances d’épiciers, on s’informe de naissances et de morts auxquels
on est souvent indifférent, en tout cas celui qui en reçoit la notification car
s’il en avait été proche il les eût vécues de première main. Quoi donc cette
nuit avait été décisif, en dehors de l’orage qui avait tout mêlé de l’organisé
et de l’imprévu. Adolphine somnolant dialoguait avec François d’Assise et
comprenait sa puissante métaphore d’une fraternité si universelle qu’elle
comprend aussi les éléments et les événements.
Régis s’éveilla mais ne bougea pas. Il écoûta le silence et ses
différents plans, que les perspectives étaient profondes. Il y avait le souffle
exhalé par sa femme, qu’il ne connaissait pas encore bien, car une fois tombés,
ils avaient décidé, puisqu’ils se mariaient de rester, d’une certaine manière,
dans leur virginité initiale et n’avaient pas joué avec celle-ci. Ils n’avaient
plus dormi ensemble et s’en étaient tenus à des baisers, pas très chastes,
parce que reçus-donnés ventre à ventre dans une longueur de temps et de
respiration suspendue qui les menait au vertige. En revivant un plus
particulièrement où elle était si proche de s’évanouir, qu’elle lui avait mordu
la langue comme si c’eût été la seule prise qui lui restât avant de
s’effondrer, Régis se prit à penser qu’il n’y a que deux situations vraiment
vécues dans l’existence humaine et qui départagent tout, le vertige et son
contraire qu’on ne sait pas bien nommer, dont on n’a guère conscience et qui
serait vaguement et tout à la fois la norme, l’équilibre, la stabilité et
peut-être la banalité. Au contraire la sainteté, l’alcoolisme, la drogue, le
jeu, l’inspiration, la création artistique ou le jeu d’acteurs, l’avarice sont
apparemment des postures de déséquilibrés impudiques et hors d’eux-mêmes, mais
ils mettent au prise le vrai de la nature humaine, comment celle-ci peut-elle
triompher des paramètres qui l’attirent vers sa propre désorganisation. Le
remède est cherché dans un saut désespéré, anticipant la fin, commandant une
chute qu’on sait inévitable mais qui ne se produisant pas encore épouvante dans
l’attente qu’elle a répandu dans toute l’âme au point de lui faire perdre
toutes facultés, toute sensitivité hormis la conscience de cette dépendance
vis-à-vis d’une attirance immonde et insupportable pour le vide. Celui qui
entre en scène et ne sait pas s’il domptera, musèlera, domestiquera son public
pour le faire surgir à une autre identité, celle du communiant à un texte qu’il
en charge de servir, de fournir, de chanter et d’intérprêter. Celui qui a
résolu d’écrire une histoire et qui se lance n’ayant prémédité qu’une première
ligne et peut-être quelque aboutissement vers lequel aller pour finir, et qui
se prend à réciter des choses et des images qui ne viennent de lui
qu’automatiquement et qu’il serait incapable de susciter en lui-même à froid.
Celui qui entreprend de déshabiller son amante et tremble à chaque fermeture
éclair qu’il manœuvre, à chaque vêtement qu’il entrouve et entreprend de faire
glisser. Celui qui invoque la prière, Dieu, sa propre distraction en fixant
vaguement quelque croisée du transept dans une cathédrale familière ou la nuit,
dans un lit de passage ou dans celui de son habitude, qui les mains ouvertes
récite une litanie familière et ne se sent proche de rien jusqu’à ce que versé
dans une semi-conscience il se soit assez rendu à sa dépendance pour découvrir
que son amour de la prière a produit une présence et que cet amour-même qu’il
demandait et dont il éprouve chaque fois qu’il en est incapable, lui a été
donné, tous les modes, les temps et les concordances étant renversés dès lors
que l’on a accède à cette forme d’être ou à cet endroit de l’univers où ont
disparu la conscience de soi, le temps, les dimensions spatiales. Celui qui ne
peut résister à la devanture d’une galerie, d’une librairie, qui entre et qui
conclut, au-dessus de ses moyens, celui qui embrasse mentalement sa
bibliothèque et ses tableaux alors qu’il a les créanciers à sa porte et qu’il
va vivre le contraire de ses acquisitions prodigues, un contraire pour lui
encore épouvantablement inconnu au point qu’il pense n’y pas survivre, et qu’il
revient alors à chacun de ses actes d’achat quand il fut possédé en détail par
la fascination de ce qu’il allait acquérir. Alors si l’on quitte la posture où
le vertige du dedans de soi a posé, en unique et démonstratif exemplaire, un
homme à contempler ce qui l’attire, on peut revenir à cette sorte de jardin en
fleurs qui symbolise au futur et au passé l’équilibre auquel on aspire.
Régis passa du souffle de sa femme à l’haleine de la nuit, l’orage
avait fait place à une moiteur discrète qui semblait la respiration mélangée de
l’eau autour du château, des prés émergeant de la chaleur et de la pluie tout
ensemble, de la forêt non loin, et il lui sembla qu’il était capable,
étonnamment, de distinguer le premier plan donné par cette poitrine qu’il ne
découvrait pas et de laquelle s’exhalait en un rythme tranquille une respiration
qu’il se prenait à adorer, des reliefs suivants, le clapot des carpes parfois,
le vacarme des grillons si l’on avait marché parmi eux et ceux-ci devaient se
croire encore à la tombée de la nuit alors même que commençait de venir le jour
puisqu’ils étaient manifestement au concert quotidien, et plus loin perdu dans
l’horizon des sons quelque bovin, des branches craquées ou soupirant au passage
subtil d’un daim. Pourquoi avait-il soudainement donné de lui un spectacle
qu’il n’avait jamais réservé qu’à son répétiteur puis à sa mère enchantée,
l’attestation, l’aveu de sa passion pour le violon bien davantage qu’un don
quelconque auquel il ne croyait pas vraiment. Le violon avait joué un rôle
décisif dans sa vocation car il n’avait jamais joué qu’en très privé,
c’est-à-dire qu’avec sa mère l’accompagnant ou lui répondant au piano. Artiste
international, soliste recherchée pour la finesse de ses exécutions, surtout
des romantiques allemands, elle s’était éprise sans le rencontrer des facilités
d’adaptation, de transcription et surtout de réinterprétation de Glenn Gould,
ce qui l’avait sauvée quand, dans un accident d’avion, elle perdit ses mains,
fracturées en de multiples débris, un choc violent à l’atterrissage alors
qu’elle essayait de fermer un sac assez lourd placé entre ses jambes. Tout
avait tapé contre tout, et ses bras, ses mains s’étaient tordus à contre-sens,
elle avait survécu, pas tant financièrement car elle était convenablement
assurée, que psychologiquement : elle s’était mise à composer pour le
piano mais à partir de son répertoire préféré dont elle adaptait pour le seul
instrument les partitions les plus complexes et plurielles. Régis l’y avait
aidé dans son adolescence et quand il avait, dans une paroisse quelconque et de
hasard, un dimanche où il allait manquer la messe s’il ne se trouvait aucune
célébration vraiment tardive, entendu que tout dans le travail humain qu’il
soit le plus manuel ou le plus intensément intérieur a deux parts, celle qui
est facile et incombe à l’homme et celle qui est merveilleuse et difficile, qui
est du ressort divin, le sort humain se jouant dans le modeste apport ou pas de
la partie aisée, il comprit soudain qu’il en jouait depuis longtemps, presque
son enfance, la véritable réplique, dans les duos musicaux qui unissaient sa
mère et lui. Faute qu’il ait jamais une autre partenaire, il ne pouvait se
rendre qu’à Dieu.
Les sons lui échappaient désormais, il avait joué, sans doute pour une
dernière fois, ce morceau barbare et baroque, les deux procèdent certainement
l’un de l’autre par un excès d’ors et de luxuriance, qu’est la horde d’or,
et il entreprit d’imagination d’apprendre le piano à sa femme avec la même
patience et la même vertu qu’il commençait, presque d’instinct mais en se
commandant pour que le rythme d’exécution soit le plus doux, le plus apaisé
possible, de la déshabiller. Elle lui sourit dans son sommeil, sembla s’étirer
pour mieux consentir et mentalement suivre et épouser ses gestes. La chambre
était petite, comme une alcove qui aurait donné sur un bureau-bibliothèque où
s’était jouée la vraie vie du savant. Quoique décédé assez jeune, le professeur
de Mahrande avait su combiner – ce qui est rare – une vie de clinicien aux
nombreux et fidèles patients et une œuvre écrite de communications multiples à
divers congrès, colloques, ainsi qu’en participation à des revues. Il en avait
créé une pour la médecine interne qui accueillait aussi – autre exceptionnalité
que ce goût et ce talent pour l’interdisciplinaire – des contributions de
psychiâtres, et même de non médecins, c’est-à-dire de psychothérapeutes et
analystes. Sans que l’on puisse dire qu’il fût de la « vieille
école », il croyait au dialogue avec le patient et à l’intuition qui se
fait autant en l’écoutant qu’en l’examinant. Petit, parfois inquiet, répondant
peu de silhouette à celle qu’on lui eput prêté eu égard à son nom et à ses
distinctions honorifiques, universitaires et scientifiques, le professeur de
Mahrande avait vécu plus pour ses patients et la science que pour sa femme.
Celle-ci ne le lui avait pas rendu, l’épousant chaque matin, même quand il
était à Paris, acceptant de se partager entre le château qui ne lui était pas
étranger à son mariage, car ils étaient cousins lointains et portaient le même
nom et pouvaient partager les mêmes ascendances et légendes familiales. Un
mariage qui n’avait pas été blanc, elle restait, surtout rétrospectivement,
très heureuse, elle avait compris l’œuvre et les passions de son mari, elle
avait été respectée de celui-ci, elle avait connu – quoique rarement – des
exaltations splendides de sa part qui lui faisaient prendre, littéralement au
débotté, sa femme, notamment sur le fameux bureau Mazarin et en conclusion
d’une étreinte qu’il savait faire attentive et délicieuse, téléphoner à
l’hôpital, se décommander sous prétexte d’un coup de fatigue dont il mettrait
plusieurs jours à se remettre, et la convier à un voyage d’amour aux antipodes.
Cet homme, pas très beau et au cœur compliqué, lui avait fait ce double cadeau
de l’improviste savant et très prémédité de grandes escapades dans le monde
entier, et d’une régularité de vie totale. Octave de Mahrande tenait que la
médecine se pratique sur place, que la science n’avance qu’en pratique et que
la province existe : quoique ayant une chaire à Paris et de nombreuses
obligations car il avait pris au sérieux son élection académique, il professait
surtout au chef-lieu de région et avait contribué à l’ouverture d’un institut
médico-pédagogique dans son canton. Il se partageait donc entre des travaux
l’illustrant et une médecine de dispensaire local. On était venu l’interroger
et cela avait produit un de ces livres-magnétophones à deux voix – il avait
même probablement été parmi les premiers en France à être sollicité pour ce
nouveau genre – dans lequel il avait défendu une sorte de décentralisation de
l’intelligence et de la recherche, avec en exemple l’exercice de la médecine,
et de la médecine la plus générale et intuitive, la plus scientifique aussi
puisqu’elle suppose chez le praticien une extraordinaire mémoire visuelle de
l’atlas anatomique et de l’organigramme des interactions phsyiques et chimiques
de l’homme : la médecine interne. Les plus baux cours qu’il ait jamais
délivrés avaient, de la sorte, étaient en leçon particulière. Ayant lu les
examens, ayant assis son patient en face de lui et avant tout nouvel examen au
toucher, il commençait par lui exposer les symptômes mis en évidence par la
biologie puis le faisait pénétrer dans celui de ses organes qui avait
probablement un fonctionnement défectueux et par conséquent la responsabilité
du grave désagrément pour lequel on était présentement en consultation. Il
déroulait alors le tableau secret de la relation de l’estomac ou du foie avec
leurs voisins, faisait planer un suspense sur ce qui pouvait irriter la vésicule
biliaire, des sables s’écoulaient ici, des conduits pouvaient se bloquer. Mais
il y avait aussi le cas d’un patient, devenu son ami, à force de la régularité
d’une consultation mensuelle qu’il donnait pendant ses trois jours parisiens,
et de préférence à tel ou tel, le premier soir ou au contraire juste avant
d’aller prendre un train de nuit, un patient mélancolique au sens clinique du
terme, lui-même probable dépressif mais le surmontant précisément par ses accès
d’amour et de voyage auxquels il conviait sans préavis la femme retrouvée au
château en bout de nuit et au centre très vieux et chaleureux d’une grande
France que peu connaissent, faute y étant né, soit de manquer de culture
historique et populaire à la fois, soit d’y demeurer dans la vigueur de leur
âge, un pays, une femme qu’il emmenait ainsi soit à son cabinet de consultation
par la pensée car c’était un homme de communion quoique de peu de paroles, soit
au bout d’un monde qui est loin de la France mais en donne toujours la
nostalgie. Il expliquait à l’autre que le passage à l’acte est imprévisible
autant pour l’entourage que pour celui qui y cède, ainsi prévenu le patient
devait être aux aguets et reconnaître à sa dépression-même qu’il se trouvait en
dépression, c’était subtil mais vécu, et le sujet était bien médical, puisque
les médecins ont horreur de la maladie et de la mort et qu’à ceux qu’ils aident
en les soignant, ils s’en remettent de cette tâche de tout vaincre du dégoût de
vivre à la fin subtile par les cancers qu’on n’a pas voulu tuer à temps parce
qu’on se croyait au-dessus de toute échéance et dispensés par conséquent de
tout examen. Que de prostates mortifères en fin de vie qu’il eût été possible
d’éradiquer. Il savait l’humiliation ressentie par certains lors de cet examen
un peu précis, en tout cas évocateur, et le pratiquait comme tout autre, avec
la curiosité de traquer cette bête qu’est la mort quand on peut l’éviter, car
de celle-ci il avait lui aussi une conception franciscaine mais qu’aucune revue
ne lui avait permis d’écrire, il en eût fallu une à la fois de spiritualité et
de médecine. La grâce et le bonheur de bien mourir, c’est-à-dire en tranquille
conscience d’avoir toute une existence terrestre fait de son mieux, d’avoir de
belles histoires à raconter à ses descendants ou aux anges pour les avoir
vécues, et de marcher ainsi quelques heures ou minutes vers une rencontre qui
ferait oublier l’horreur et le vertige – car il en avait aussi la claire
définition – du dernier souffle. Ce qui, sans doute, l’avait le plus uni à sa femme
avait été leur capacité à chacun, précisément, de se confier ces belles
histoires ; ils avaient eu toute leur vie ensemble une facilité certaine
pour narrer littéralement en forme de conte ce que chaque jour leur avait fait
voir ou cotoyer, récits secret et enfantins souvent auxquels les tiers et même
leur fille n’avaient pas accédé.
Il semblait à Régis que
de la porte du bureau-bibliothèque qu’ils avaient laissée ouverte passait
l’esprit du vieillard, qui venait presque en forme discernable jusqu’à eux, et
que ce dernier voulait leur confier encore quelque chose avant qu’ils ne
recommencent à commencer le monde. La jeune femme soupira et se retourna,
l’aidant ainsi à dégraffer son linge intime, puis nue resta allongée sur le
ventre. Régis se demandait si le monde entier, et même son grand-père par
alliance n’avaient pas jusqu’à eux fait fausse route, qu’importaient les titres
scientifiques ou nibiliaires, les châteaux, les appartements, les comptes en
banque, les objets, les statues même représentant les propres enfants de leurs
acquéreurs, la révérence sociale, la beauté même, tout ce qui était de l’ordre
extérieur ou de celui de l’avoir, pourvu que l’on soit assez pauvre. Car
comment accueillir la richesse de l’instant ? et cet instant a-t-il jamais
son rival quand un corps féminin qui respire la bonne odeur de la jeunesse et
d’un amour offert, se donne à voir, à toucher, à caresser, à contempler sans
trop bouger que frémir à chaque nouvel affleurement, et selon chaque caresse à
mesure des découvertes que fait l’amant d’une géographie d’abord plane et
blanche, avec çà et là quelques grains de beauté, quelques accidents colorés de
roux, puis ombreuse, tranquille et enfin moite, secrète, encore fermée mais
avec la souplesse de ce qui va éclore. Exceptionnellement et à titre personnel,
en raison du mérite infini d’avoir été choisi, la richesse intime et prouvée
d’avoir droit à ce corps, à cette volonté donnée, à cette âme, à ce regard qui
allait s’éveiller et lui sourire une nouvelle fois, quand, selon une prise
qu’il avait connue en secourisme mais pas pratiquée encore dans cette
application, il la fit se retourner rien qu’en lui croisant les chevilles
autrement qu’elle les avait laissées se disposer quand elle s’était mise sur le
ventre.
Mirabelle était rarement l’ordonnatrice de sa vie, et c’est son jeune
époux qui lui avait probablement donné cette occasion royale d’avoir à se
choisir en s’éprenant de quelqu’un, d’un homme, d’un étranger, d’un autre, et
d’abord cette occasion de distinguer enfin qu’il y a bien des portes dans
l’amour et que la sensation qu’éprouvent une femme et un homme rien qu’à la
pensée l’un de l’autre est une variété, une espèce d’amour qui mérite un nom
propre, que l’on n’a pas encore trouvé. Mais elle avait cependant préparé elle-même
ses mets et s’était servi la première quand elle initia son futur mari.
Discernait-elle alors que ce serait leur destin ? Cédait-elle à l’ennui du
pèlerinage et à la chance de rencontrer quelqu’un qui soit aussi dévôt que
capable de sentiments vrais et non contrôlables ? S’y était-elle prise par
la seule voie possible car le clerc qu’elle devinait quoiqu’il ne s’avoua
point, ne se donnerait certainement pas en connaissance de cause si,
improbablement, il en avait une pratique antérieure à la nuit qu’ils
improvisaient. La chambre n’eut-elle offert que plusieurs lits, petits et
rangeant aussitôt les passions et l’aventure à leur place habituelle chez eux,
une vague appétance qui était refoulée faute de point d’application, que rien
ne se fût passé. C’est en effleurant le ventre du garçon dans la chaleur d’une
nuit qui non seulement faisait ouvrir les fenêtres et imposer à l’air de courir
et tout remuer des draps, des rideaux et d’une sorte de poire à la tête du lit,
censée commander une électricité qui ne se consentait qu’à condition d’aller
manipuler des boutons lointains, qu’elle était allée d’un vague examen des
lieux et d’une appréciation mitigée du confort et de l’allure que prenait cette
nuit, à la soudaine interrogation posée par le sexe au repos. Elle n’en avait
jamais vu sauf en peinture, elle savait les choses qu’il faut savoir mais sans
beaucoup plus, elle avait alors laissé ses lèvres venir à ce petit morceau de
chair plus endormi encore que l’entier du jeune homme. C’était doux, cela
retenait une sorte de respiration qui avait commencé aussitôt qu’elle l’avait
embrassée et alors même qu’elle avait prestement retiré son visage tout en
laissant sa main à la poitrine qu’elle caressait déjà machinalement. Puis le
miracle n’avait plus été longtemps à se proposer seulement au regard.
L’érection se vit à deux, utilement et bellement.
La voilà qui voulait
l’inverse des poses de leur mutuelle initiation. Au vrai qu’elle ait eu ainsi
l’initiative n’avait pas seulement déterminé leur mariage, mais le fameux fruit
de l’Eden n’est-ce pas la femme qui le découvre, le porte et en fait, à son
mari, tirer quelques conséquences. L’analogie devait s’arrêter là puisqu’ils
étaient heureux, mariés et que le paradis leur avait ouvert ses portes au lieu
qu’antan elles s’étaient refermées, les exclus dehors. C’est beaucoup réfléchir
alors qu’on va vous faire l’amour… mais Mirabelle n’était pas de celle qui se
laisse aller ou faire si elles ne l’ont préalablement, même en un très bref
tour d’horizon, délibéré. Le tour était vite fait, elle aimait cet homme, elle
avait envie de lui, ils s’étaient privés à dessein, plus sur sa proposition à
lui que selon ses goûts et ses résolutions à elle, il était temps de se
rattraper et le lieu valait d’être consacrée. Elle regardait, depuis le lit
jusqu’à la porte qui, ouverte, laissait voir le miroitis discret et chaleureux
de la grande table Mazarin. Elle ne supposait pas que le meuble ait pu porter
autre chose que des dossiers, de la feuille de papier, des mains lassées
d’écrire à la plume, des coudes posés pour soutenir une tête qui tombe de
sommeil. N’ouvrant pas les yeux, elle se laissa prendre par celui qui l’avait
longuement préparé. Etait-ce lui ou était-ce la réponse, pour ainsi dire toute
faite et programmée, de son propre corps. Car ce frémissement d’abord en
longueur lui partant des hanches et remontant jusques sous ses seins, à la
manière dont on lisse son vêtement de femme quand on l’a passé et qu’on va se
montrer ou sortir, ce n’est pas elle qui le convoquait, qui appelait presque
aussitôt et cette fois en largeur une autre vibration, elle ouvrit la bouche
comme pour aspirer un air lui manquant soudain, poussa son poing dedans pour
réprimer un cri, Régis la pénétrait d’un seul coup de rein, s’ancrait, la
quittait presque mais pour mieux assujettir leurs corps et aussi leur duo dans
le lit qu’ils prirent en diagonale. Elle pensa, en ouvrant un instant les yeux
sur le visage du compagnon de cette route à laquelle elle consentait pleinement
et commençait de participer, poussant à la roue, qu’une part de son plaisir
tenait à la vue qu’elle offrait d’elle à son mari, le blanc laiteux de son
corps, avant leur commune moiteur et les suées de l’étreinte, le triangle
sombre au haut de la commissure des cuisses, ses seins dont elle ne savait
s’ils étaient de son goût à lui, trop lourds ou trop écartés ou pas assez
ductiles ? et ses hanches qu’elle n’aimaipas, que personne n’aimait
semblait-il, la couturière, sa couturière elle non plus, au moins voilà
qu’elles étaient à prendre utilement telles que sa mère et son père les avaient
conformées, peut-être trop larges et massives, oui, mais propre à contenir un
enfant et tout le ventre de l’homme qui le lui faisait faire. Cela dura
longtemps, quoiqu’elle ait tressauté son plaisir à deux reprises, car Régis ne
venait ni n’allait, au contraire il semblait s’enfoncer sans retour, toujours
progressivement, avec un soin infini, presque médical qui ne le faisait point
tâtonner mais toujours gagner en profondeur. Et le sexe devenait corps et le
corps en elle paraissait aller à son cœur, elle étouffait, elle retenait son
cri, elle battait vaguement et convulsivement de la main les fesses de son
amant et se cramponnait à nouveau à ses reins, puis elle se laissa venir encore
jusqu’à lui tandis qu’il effondrait la tête à son épaule, en y donnant sueur,
bave, baiser et un mot bafouillé de reconnaissance. Ils restèrent ainsi à
gésir, tandis qu’ils entendaient quelqu’un descendre avec précaution l’escalier
puis pénétrer dans la pièce du dessous, le silence, à part ce frôlement
respectueux, était total, l’heure des oiseaux et de leurs multiples signaux
d’aube n’avait pas encore paru, la lune était couchée, elle avait eu peu de
présence, pas seulement à cause de l’orage mais n’était apparue entre les
nuages qu’assez bas sur l’horizon, il est vrai aussi que les lisières
forestières rendait celui-ci très proche.
Patrice n’éveilla pas la
comtesse, Adolphine semblait l’avoir attendue, ni l’un ni l’autre ne s’étaient
vraiment endormis, les heures précédentes étaient trop riches soit pour qu’on
s’en réveilla si l’on avait pu sommeiller un peu, soit pour qu’on se laissa
aller aux rêves, tant – précisément – les choses avaient pris depuis l’église
leur tournure. Il s’assit sur une chaise, contempla la vieille dame, qu’elle
était donc resté belle ! Ce port de tête un soupçon incliné, cette
chevelure dont à temps pour ne pas trop la perdre, elle avait changé la
coiffure, cette peau qui n’avait pas pris vraiment de rides, ces yeux profonds
avaient ensemble une sorte de mission acceptée avec malice et sans forfanterie
qui est de donner à qui vous contemple du bonheur et de la bonté, de l’aise et
non les ordres de la séduction. Il se leva, lui baisa la main, alla à la
fenêtre, étendit familièrement les bras à hauteur de ses épaules. Elle l’appela
avec douceur par son prénom, et le fit revenir vers elle, elle l’interrogeait
sur ce qu’il avait pensé et devait comprendre. Charles et ses
« affaires » posait un dilemme, quelle que fut la fortune des
Mahrande, il y avait cette fois un choix à poser, les portefeuilles, des titres
parfois depuis un siècle dans la famille qui y avait parfois gagné quelque
place d’administrateur, ou bien le château. Elle était encline à sacrifier le
château, en tout cas à en négocier les inscriptions hypothécaires avec
suffisamment de vivacité – celle qu’il lui restait pour un temps que personne
ne sait déterminer ni pour soi ni pour les autres. Eétait-ce de cela qu’elle
voulait entretenir Patrice, son neveu, son petit-neveu, elle se perdait un peu
là-dedans, les cousinages, les convolements, les naissances anticipées,
adultérines, adoptives, tout cela était complexe mais jamais racontées, elle
pensait justement que Patrice avait dû en hériter de Christian, pas une mémoire
écrite ni factuelle, mais la souvenance vive d’intuitions qui font soudain
figure ou bloc. Que voyait-il du nouvel entrant dans la famille ?
Il voulut ne pas
répondre, il n’avait d’éléments que de très seconde main, les confidences d’un
moment du dîner que lui avait faites Violaine avant de lui donner sa nouvelle
adresse, car elle lui avait dit souhaité qu’ils se revoient un peu plus que
depuis leur séparation, la connaissance un peu plus approfondie dont Louis
d’Ors lui avait cependant avec grande discrétion donné quelques éléments, mais
il y avait surtout la horde d’or, qui bouleversait tout. Le jeune homme
surprenait, pouvait surprendre qu’on avait pris pour une eau tranquille, et
d’une eau qui fait violence peut-il surgir quelque animal ou cela ferait-il
monter de la tourbe ? A vrai dire, Patrice n’osait se prononcer et la
vieille dame fut plaisantée sur son manque de présence d’esprit, elle eût dû
lire la main de son petit-gendre. La surprise, l’histoire cachée ? n’y en
avait-il pas trop ? Adolphine fit signe à son visiteur de chausser ses
lunettes, de s’approcher d’une lampe qu’il alluma, c’était le portrait du
Maréchal qu’il fallait regarder, la photographie était datée à la plume de Juin
1939, Franco ayant déclarée la guerre civile finie – ce qui rétrospectivement
aurait eu la même vérité fidéiste que la fin censément des opérations lourdes
en Irak, l’an de grâce de l’ère chrétienne 2003 – l’Ambassadeur de France avait
eu quelque loisir et visita donc le Portugal, sagement neutre et donc un peu
mieux fortuné que la moyenne européenne qui était alors devenue plutôt
haletante. Datée surtout de Buçaco et dédicacée pour Adolphine. Le futur Chef
de l’Etat français avait un visage reposé, lisse, une expression civile portant
même à faire croire qu’on était en présence d’un sosie. La vieille dame fit
ouvrir à Patrice un tiroir, mais avant qu’elle ne tira de l’enveloppe trois
autres photographies mais de petit format, elle commenta, oui, c’était elle la
fille prétendue du Maréchal Pétain séjournant à l’hôtel royal, elle avait
rencontré l’Ambassadeur à une réception, à peine sortie de l’adolescence, que
celui-ci donnait à la villa Zinza, les cigarettes et le champagne étaient
étiquetés à son nom, on était loin de l’image d’Epinal et des coloriages qui
quelques années ensuite aller placer un vieil homme au rang des héros de
planches destinées sous l’Empire ou pendant les campagnes de Cerimée et
d’Italie avec pour seules teintes le rouge et le bleu. Sur une photographie,
celle d’un pique-nique, quatre hommes et dans le fond allongé sur la banquette
de la voiture qu’on avait sorti, Philippe en manteau fixant l’opérateur,
sous-bois. Une autre enfin, passant la frontière après Hendaye de ce pas de
chasseur qu’il avait encore. Mais de Gaulle ? Adolphine ne se fit pas
prier, elle avait accepté de Jacques Isorni d’aller présenter en compagnie de
trois autres épouses d’académicien, à l’automne de 1968 – quand soufflait un
vent d’amnistie – une supplique au Président de la République. Elle avait dû
plaire car elle avait reçu cette pose de Charles de Gaulle en conférence de
presse, dédicacée et signée, « ce que je n’ai pas dit mais entendu, à
madame de » etc… car elle avait
mi-réussi, mi-échoué. Le 11 Novembre suivant, un véritable harroi était venu,
cornaqué par le préfet, encadré d’un bataillon et fait de représentants des
plus hautes autoritésmais d’aucune personnalité de grand rang dans l’Etat qui
soit en personne, déposer une couronne de fleurs sur la tombe à l’île d’Yeu,
sans plus. Elle recomposa et ferma l’enveloppe, la tendit à Patrice et en vint
à l’essentiel. Certes, l’histoire, son mari, les grands hommes, le château mais
Mirabelle… sa petite-fille lui importait plus encore que sa propre fille.
Adolphine de Mahrande, comme si elle eût dû mourir dans la minute, confiait à
Patrice le plus grand soin et son secret. Si elle allait tout faire pour sauver
Charles, l’insensé au charme insolite, ce ne serait évidemment pas pour
celui-ci, mais pour le père de la petite, de la douce, de la si juste
Mirabelle, qui – précisément – n’était pas sa petite-fille ni la fille
d’Augustine. Et l’aïeule contempla tranquillement, avec soulagement, Patrice
pour voir comment il avait déjà compris.
Les oiseaux commencèrent leur tapage, il était grand temps de prendre
un peu de sommeil, Patrice s’avança sur le balcon, au lieu des audiences et
laissa la comtesse à elle-même. Tous deux avaient de longue date appris la
solitude et le silence, les vivant comme un vrai enveloppement par la vie,
sinon un sûr chemin vers la communion des saints. Surtout les laïcs, hors
calendrier, les gens qu’on aime et à qui on ne saura jamais le dire, ici-bas.
Le-chien suivit Patrice et s’étira à ses pieds. Respectueusement attentif, le
regard bien d’aplomb. Patrice admira que la bête ne se plaignit qu’on ait toute
la nuit oublier l’essentiel, une gamelle d’eau pour elle, et ne la demanda
toujours pas
III
Journaux
Journal de Louis d’Ors
Je ne date pas mes
notations, je les laisse continûment se succéder les unes aux autres, puisqu’il
s’agit bien d’un paysage à nuancer sans cesse et d’un entourage dont il faut
que, chaque jour davantage, je perce les carapaces, la couche de poiussière et
de crasse, empêchant l’homme, la femme, les enfants de respirer de leur peau à
leur cœur - depuis que j’ai commencé de tenir ce journal, après avoir lu celui
d’un de mes lointains prédécesseurs. Ce travail, de préférence au moins
hebdomadaire, nous est recommandé pour qu’il existe une sorte de mémoire de
l’âme paroissiale. Le prêtre diocésain est bien davantage astreint aux vœux que
la règle bénédictine nous propose, dans notre chemin à Dieu. Qu’on soit dans
les petits papiers de l’évêque et les détachements ad extra, la
participation aux conseils et prises de décision que l’on souhaite, les
affectations-mêmes vont dans le sens que nous voulons, mais qu’on soit dans son
nez, comme l’était visiblement ce confrère et l’on peut moisir toute une vie à
se demander ce qu’est une vocation sacerdotale et ce qui la différencie d’une
verfsion moderne du martyre, car rien n’y manque de la rumeur, de l’évaluation
hâtive par nos voisins du diaconé, des admonestations injustifiées et non
dialoguées avec celui qui censément est notre père au spirituel. Mgr. A… est
déjà âgé et je crois à une certaine compassion à laquelle la vieillesse, par le
détachement qu’elle impose, fait accéder. N’est-ce pas ce que ce sympathique et
attachant Patrice me confiait le mois dernier, les ardeurs prédatrices, il ne
s’en est pas libéré de lui-même, mais plus efficacement par la logique-même de
la vie, comme si Dieu s’y prenait avec beaucoup de lenteur et de patience pour
nous faire entrer dans ses voies. L’état clérical nous enlève, est-ce seulement
pour résister aux « séductions du monde » ? toute cette partie
affective de nous-mêmes, à laquelle je me crois, quant à moi incapable de
renoncer. J’aime aimer et je me risque toujours à aimer. A K…, je ne courais
aucun danger, l’Abbé est là pour recevoir la confidence à son début, mettre en
garde ou s’interposer quoiqu’il n’y ait jamais d’entretien à trois mais aucune
tentation ni liaison dangereuse, au moins pour ce que j’en sais, ne me paraît
possible au monastère et je ne partage pas l’avis de l’Eglise quand elle se
refuse absolument depuis huit siècles à considérer Aelred de Rielvaux. Ma thèse
sur lui a été un traité de l’amitié selon les vertus romaines et les
sensibilités évangéliques. Dom Amédée de Bricquebec m’avait suggéré de prendre
sa suite et de compléter son travail en examinant le pourquoi de cette méfiance
des hiérarchies cléricales, à travers les âges de notre spiritualité. Je crois
comprendre, c’est d’une profonde défiance qu’il s’agit vis-à-vis de nos sens,
de notre corps et de notre imagination. Or je crois impossible d’aller à la
perfection avec seulement une part de soi-même, ce serait demander à un
hémiplégique de marcher sans canne ni béquille et oublier complètement ce qui
est le cœur de notre foi, la résurrection de la chair. Jésus lui-même non
seulement aime mais a la conscience de sa propre vulnérabilité affective, c’est
le noli me tangere qu’il assène à la femme la plus aimante et à laquelle
il ne peut pas être insensible ; une femme spectaculaire, entière,
impétueuse, prête à donner sa vie à chaque instant et qui, parce qu’elle a
péché, et je devine en quoi et comment, si pudique que soit le texte, et si
habile l’évangéliste qui sans doute a dupliqué les éléments de son portrait
sous plusieurs personnages pour ne pas en faire trop évident et mondain,
terrestre, devrais-je écrire.
Patrice et Régis se
ressemblent étrangement et sont de cette facture, cela donne bien des égarements,
mais c’est de ceux-là dont l’Eglise a besoin, des personnalités vivantes et à
risque. On forme toujours assez bien théologiquement, mais au dialogue
d’âme ? or, pourquoi sommes-nous ordonnés ? sinon pour donner les
clés sur terre du paradis, que sont les sacrements et ceux-ci sont un dialogue
entre hommes, à la Cène on bavardait
dans les rangs, on s’inquiétait, on se récriait et Jésus ne prenait que les
comparaisons les plus immédiates quoique toute sa vie publique les ait
préparées, du pain, du vin, la coupe qu’on avait déjà plusieurs fois passé, le
pain qui avait servi à lécher le premier plan et surtout à identifier la
bouchée qui désigna Judas et le fit sortir, poussé mystérieusement à faire ce
qu’il n’avait certainement choisi librement de faire. Ce sont nos penchants, et
non nos actes qui nous perdent et la théologie du péché originel continue de me
troubler. On est né lacunaire et j’admire ces gens qui viennent se confesser –
on me dit d’ailleurs que le confessionnal que j’ai restauré ici est bien plus
fréquenté que sous mes prédécesseurs – et qui avoue n’avoir pas conscience de
leur péché mais bien de leur faiblesse. Ils n’en font pas reproche à Dieu mais
presque et voudraient tout de suite être absorbés dans Sa lumière, je ne les
renvoie qu’au-dehors de mon modeste sanctuaire dont j’espère bien que je vais
parvenir à financer la pose de nouveaux et vrais vitraux. Mais je leur prescrit
une pénitence qui n’est pas un cautère. Je sais bien que d’habitude, en tout
cas c’était la pratique à K… entre nous jusqu’à ce que Dom R… nous quitte pour
une pourpre probable dont il inaugure les prémisses aux commandes d’un évêché
dont on dit qu’il est peut-être le moins peuplé de France, mais juché sur une
éminence, cruauté des religieux entre eux ? oui, des pénitences en forme
de récitations de quelques prières comme si nous n’en chantions pas assez
ensemble. Dom P… juge que nous pouvons nous priver et nous fustiger, je suis
assez de son avis et mes pénitents l’accepte, je leur fais couper le tabac ou
le vin, je leur prescris des gestes préparant leur épouse à une étreinte qui ne
soit pas d’hygiène ou de soulagement du mâle sur la femelle. Cela plaît
paradoxalement, on me trouve même viril. Soit …
J’ai accueilli Mirabelle
et Régis avant-hier. Ils sont à la limite de mon territoire à tous égards, un
appartement en dernier étage qui domine tout le val de la Seine ici, et ses
méandres jusqu’à la terrasse de Saint-Germain en Laye, des arbres en océan
entre eux et le fleuve, et un balcon assez large pour qu’on puisse y prendre
des repas ou y faire de la bicyclette d’appartement, c’est Mirabelle qui l’a
choisi et voulu, elle veut courir avec son mari dans les bois et ils se donnent
un rythme de vie spartiate puisque le pont de Suresnes, matin et soir, est un
redoutable embouteillage, ils partent avant le flot et reviennent ensuite,
comptant déjeuner souvent chez la mère de Régis. La société de celui-ci est en
cours d’agrément à la commission des opérations de bourse, il court les
associations diocésaines pour prévoir déjà la chalandise des fonds communs de
placement ou dédiés qu’il va devoir créer. Sa brusque technicité, dont je me
demande d’où elle lui vient, m’épate. Il trouve le temps aussi de prendre des
leçons de pilotage aérien, et d’étudier, avec sa mère, dans le loisir de son
attente de l’agrément, de nouveaux compositeurs d’Europe centrale et orientale,
dont un Autrichien contemporain. Leur bibliothèque est centrée sur ces
pays ; ils pensent que c’est là l’avenir de l’Europe et que la psychologie
là-bas, la sensibilité slave matinée de communisme produit une sincérité et une
exigence de comportement droit que n’ont pas les Européens de l’ouest, sans
pour autant que la débrouille et l’ingéniosité pour se sortir des embarras les
plus concrets quittent ces gens qu’on a habitués à vivre dans l’apparence de la
résignation, sinon de la soumission. Mirabelle trouve le temps de me donner
deux après-midi par semaine pour tenir une permanence juridique que nous envie
la mairie, l’idée et le fait.
Nous ne sommes pas ici dans
la ceinture rouge de Paris mais pas non plus dans quelque annexe des
« beaux quartiers », c’est entre deux où la transhumance quotidienne
rend les gens difficiles à rencontrer, on est fatigué, on n’a pas le temps.
C’est une grâce que ce couple me donne en partageant ma vie de prêtre, en me
visitant impromptu, laissant une enveloppe punaisée à ma porte ou sur la chaise
que j’affectionne à l’église pour y lire mes heures monastiques, et me donnant
rendez-vous à un prochain moment. La future maman m’inquiète cependant, elle
peine anormalement et cette grossesse est plus que pesante, Régis est moins
spontané, je le sens également tendu. J’en ai téléphoné à Patrice qui leur a
proposé d’aller dans les Cévennes attendre l’événement en se déliant de tout
ici ; ils acceptent car la maisonnette qu’il leur a trouvé par un lointain
cousin qui n’y met plus les pieds, d’origine modeste, il est cependant de la H.S.P.
, grimpé par lui-même au plus haut des échelons dans la finance de
patrimoines et anime principalement la filiale suisse qu’est devenu une des
plus vieilles banques de la place, créée en 1802 et ayant fait partir du
premier organigramme de la Banque de France pour la capitalisation de
celle-ci ; Patrice voudrait qu’à l’occasion de leur séjour et quand l’autre
leur ouvrira les portes et leur montrera où sont les couverts à servir et la
réserve des draps, sans doute masque-t-elle aujourd’hui encore la cache de la
grosse Bible des camisards, Régis fasse sa connaissance et puisse, pour son
entreprise, le considérer comme un de ses mentors.
J’ai interrompu ces notes
pendant trois semaines tant j’ai été requis, à cette seconde rentrée que je vis
ici, par la tournée porte-à-porte que j’avais résolu de faire à ma prise de
fonctions. Je la fais à pied, je refuse le petit alcool, je ne prends pas de
café, je dépose une carte qui n’est pas pieuse mais a quelques citations à son
revers avec mes horaires et mes coordonnées à son endroit, et accepte jus
d’orange, verre d’eau et de demeurer tout le temps qu’on ne me renvoie pas. Je
pourrai écrire des pages, mêlerai sans doute les histoires que j’entends, je ne
nomme jamais Dieu, je dépiaute des contentieux de voisinage, je donne des
recettes de méditation, je recommande de lire d’affilée autre chose que des
articles ou les programmes de la télévision, je dis combien l’écoûte d’un
disque en couple, tranquillement, à jouir de l’ordonnancement d’un salon qu’on
a paré ensemble ou dont on a reçu les éléments petit à petit, par héritage, par
cadeau de mariage, par chine en brocante, peut apaiser et préparer à tout. J’ai
eu quelques échos en retour, une dame fort respectable m’a dit que dans un tel
contexte, elle avait pu avouer une liaison à son mari, que celui-ci avait pu
lui apprendre qu’il était parfaitement au courant et ensemble ils ont pu
imaginer le scenario par lequel elle va pouvoir se déprendre et ne plus
retomber. Ce sont les grands enfants qui prisent le plus mes médications, et
qui dans la journée à Paris, aux inter-classes choisissent livres et musiques
qu’ils apporteront aux parents, la jeunesse prenant en charge les adultes. En
revanche, je n’ai pas de recettes quand il ne s’agit que de la rue, que des
tournantes, que du foot ou du vol à la casse. Je me suis d’ailleurs fait
renverser et j’ai reçu quelques coups de pieds en essaytant d’aller à un groupe
qui m’avait paru accueillant, mais cela m’a permis une autre rencontre dans le
café où je me suis réfugié et payé un cognac. Je circule en civil dans la
journée, mais pour le chapelet matinal qui me prépare à la lecture des Vigiles,
je marche le long de la Seine dans mon habit de K… Je ne me lasserai pas
d’admirer le pratique du costume bénédictin, absolument isotherme et
insalissable. A la table voisine, quatre métis d’Afrique mais bien d’ici,
parlant une langue inimaginable et à peine compréhensible, avec suss l’accent
qui élimine presque toutes les consonnes, je les ai écoûté tranquillement comme
on lit quelque article de sociologie, ils respectaient les récits et les
silences les uns des autres et se remémoraient surtout des ambiances de classe
dans le secondaire, je ne sais où. Il y a eu un temps mort et l’un d’eux s’est
détaché cherchant une autre table, pour y étaler un papier, je lui ai proposé
la mienne ainsi qu’un cognac accompagnant le second que j’allais prendre, encore
dans l’émotion des coups reçus. Que le lecteur des prochains siècles se
rassure, je n’ai aucun goût ni don pour le martyre et je n’ai rien confessé, je
m’y étais mal pris, voilà tout.
Tous ces gens,
généralement assez bigots et avares, qui exposent leurs menus tracas en
s’attribuant les pages du Livre sur la rétribution dans les cieux de ceux qui
souffrent « mort et passion », dans l’ordre ; la réalité est
oubliée, il faut avoir souffert à raison de notre foi, et non de nos petitesses.
Même théologie à creuser que celle du péché individuel, le collectif et
l’originel sont acceptés encore que la responsabilité historique d’une
génération dans le mauvais déroulement d’une négoiciation sociale qui est allée
à l’impasse ou au drame, ou dans l’arrivé d’un tyran au pouvoir, n’est
généralement pas discerné, la faute aux autres et naturellement si cela devait
arriver aujourd’hui, on s’y prendrait autrement et avec quel courage, mais
justement qui discerne que maintenant nous vivons ce qui est analogue avec hier,
qui par exemple définirait sans le nommer aussitôt, le fauteur de troubles
contemporains, qui ne ratifie pas les traités, qui pratique la peine de mort,
qui ment dans les dossiers qu’il fournit pour faire avaliser ses agressions et
prédations, qui fait chanter les dirigeants de ses partenaires et noyaute leur
presse, qui intimide le monde entier dont la coalition, tant les armes et
l’argent sont aujourd’hui concentrés, ne suffirait pas à le mettre en échec, du
moins chercherait-on la sourdine. Curieusement, je peux davantage en parler
avec des jeunes ou avec des très vieux qu’avec la classe adulte ou bien chez
des gens bien nés et qui professent en libéral sur mon territoire. Les
médecins, les avocats, les pharmaciens, les experts comptables sont doctes pour
analyser ce qui ne fonctionne pas dans leur ordre mais naïfs ou cyniques s’il
s’agit de l’international. J’ai choqué en proposant qu’on écoûtât à
quelques-uns ensemble la prochaine allocution du Président de la République,
pour comme à un ciné-club, l’analyser ensuite, chacun selon son point de vue et
sa spontanéité et dans un silence amical fait pour recevoir ceux des autres. On
fait de la politique soit une sorte de honte à rérpouver plus qu’à guérir ou
supprimert, soit un secret de famille, on n’en parle pas alors qu’elle nous
fait et défait individuellement et en collectivité. Je souhaite que nous
retrouvions ces conceptions que le monachisme pratique depuis ses origines, la
destination universelle des biens, le communisme et la dévotion de tous au bien
commun, mais mon idée – la seconde du genre, après ma proposition d’examiner
ensemble ce que dit notre chef d’Etat – d’examiner à quelques-uns, déjà
praticiens quant à eux de tout ou partie de ces sujets, la doctrine de
l’Eglise,n enseignements pontificaux et épiscopaux, relus ensemble et commentés
par chacun, a fait également fiasco. D’ici à ce que l’on me croit encarté dans
quelque chose… l’évêque me l’a fait remarquer mais ne me décourage pas. Ce
serait plutôt son entourage qui s’étonne qu’un Bénédictin puisse avoir en sus
du grégorien qu’il réhabilite dans ses offices dominicaux, des ambitions
intellectuelles et pédagogiques pour sa pastorale. On comprend difficilement
que ce soit pour moi le seul moyen d’apprendre et que si j’ai quitté provisoirement
K… c’est bien à cette fin. Pourtant l’accession de Dom R… mon précédent Abbé, à
l’ordre épiscopal, ne plaide pas pour moi dans l’esprit de Monseigneur. Patrice
m’a exposé la même tournure corporatiste entre le Quai d’Orsay et la rue de
Bercy, ceux qui vont d’une maison à l’autre sont taxés soit de briguer les
meilleures places de l’une et de l’autre au détriment des vocations
originelles, soit de valoir ou trop ou pas assez par une pratique de deux
métiers jugés différents…Il y avait aussi ce maître des requuêtes au Conseil
d’Etat, préfet de l’Indre qui après ce premier mélange en avait fait un second
en se faisant élire député dans le département où il avait exercé l’autorité.
Quant à celui dont Dom R… a la charge spirituelle, il avait été doté, sous la Cinquième
République commençante, d’un gouverneur des Colonies, préfet de la Lozère, dans
chaque cas les ouailles se sentent un peu bétail.
A ma surprise, intense,
mon commensal, qui accepte le cognac mais à l’eau, me parle dans ma langue, une
mûe opérationnelle à vue. Il dirige une formation de rap. et est à envoyer à
Patrice car il entreprend une tournée en Bretagne. Mais là n’est pas l’étrange.
Mon homme, non content d’avoir deux langages à son actif, et celui de son art
plus encore, car il édite, a un impresario et même de la télévision avec
Ardison dont il m’apprend que celles-ci sont en différé, ce qui, dans son cas,
a fait couper des passages où il se plaint des lacunes de nos programmes
d’histoire dans le secondaire, mon homme a des lectures que je voudrais avoir,
il possède Zweig Hesse, Mircea Eliade, discute l’ambiance dévote et religieuse
de Mauriac, analyse la vente par J.J.S.S. de l’Express sans en avoir
conféré avec Françoise Giroud, comme une vengeance inconsciente de ce que
celle-ci soit resté au gouvernement de Giscard d’Estaing alors qu’il l’avait
quitté (et le regrettait sans doute). Autant il était phraseur pour partager
avec ses compagnons leur ennui des instit. et autres enseignants, autant il est
précis dans ses goûts et ses références. Il me raconte, ce que je ne savais
pas, malgré mes séjours à Keur Moussa non loin de la capitale sénégalaise,
immergé en pleine brousse à palétuviers et autres baobabs, un véritable
massacre de tirailleurs, contemporain de celui de Sétif, et uniquement pour des
raisons alimentaires et de gestion du camp semble-t-il ou alors s’est-il agi
d’un alignement des émoluments sur ceux de la Légion, puisqu’après tout on les
considérait étrangers après quatre siècles de « quatre vieilles ».
Nous avons échangé nos coordonnées internet, il doit m’envoyer de sa
musique, je lui donnerai copie de quelques papiers de mon père, puisque la
Mauritanie où celui-ci a servi jouxte ce Sénégal dont il est métissé, un
mariage blanc, c’est le paradoxe de l’écrire car son père sitôt marié s’est
empressé de disparaître, et il porte le nom tout français de sa mère avec un
prénom mahométan et un autre bien chrétien. Il m’a parlé assez pour accepter de
venir jouer dans mon église et pour que je le regarde sans être gênant. Il a un
visage admirable de douceur auquel, si l’on ajoute quelques possibles rictus,
pourrait se plaquer une violente haine. J’en ai conclu qu’il nous faut adapter
l’enseignement de notre histoire nationale à cette « plus grande
France » dont il vient et qui s’aggrandit chaque jour davantage au risque
de se perdre dans nos banlieues et ailleurs, il faut rassembler autrement et
écrire crûment ce qui nous a taché et ce qui nous rend dépendant de ces autres.
Je médite un court papier dont je crois bien que Monseigneur sera preneur car
il juge que l’enseignement catholique doit montrer des exemples qu’il lui est
seul possible de défricher du fait de sa relative liberté pour l’établissement
de certaines parties des programmes et de ce que l’on y délivre.
J’étais rentré mal en point
mais heureux, quand Dom R… - ce qui n’est pas son habitude – m’a appelé au
téléphone, je suis chargé du plus triste, aller au plus tôt dans la Brenne
faire part à la comtesse. Je compte prier Patrice de m’accompagner, nous ne
serons pas trop de deux.
La comtesse de Mahrande
est admirable, et plus encore car tout me porte à croire qu’elle a su d’avance
ce qui allait se passer, d’où son geste à la sortie de l’église.
Comment noter ici ces
choses qui ne sont pas de l’ordre de mon ministère, mais qui sont ma peine.
J’ai du mal à rédiger, quoique – à présent – les choses aient déjà une grande
semaine. Mon impuissance, la nudité de ma prière, la communion de ma pensée
avec Mirabelle, mais d’elle, que sais-je ?
Je ne savais guère que Régis, et je vois bien que je n’en savais rien.
Régis et Mirabelle sont
arrivés sans encombre à Barre-des-Cévennes. Patrice leur avait fait
l’itinéraire, le plan des lieux depuis Mende et Florac, la liste des gens à
saluer car il s’agit de la patrie de Madame, ou plutôt des Bertrand, par le
mari de celle-ci, des belles-sœurs institutrices inhumées là en pleine terre
protestante dans un cimetière où les dalles sont posées, croirait-on,
simplement sur de l’herbe, et en dessous… cela regarde toutes les Cévennes
jusqu’à leur ultime moutonnement car elles déboulent soudain vers
Saint-Jean-du-Tarn, après Pompidou… J’ai dû y aller pour reconnaîre le corps.
Selon son moniteur, Régis était déjà expert, et il est exclu qu’il y ait pu y
avoir un accident, la météo. était très favorable, le temps lumineux, clair,
sans le moindre incident possible. Du relief, certes mais comme en a le fond de
la mer tavelé par des vagues de surface comme si l’eau propageait tout en
profondeur. L’accident impossible, alors le hasard forcé, alors un malaise ?
Pas possible, non plus car le jeune homme, selon tous les témoins était
tranquille, avait pris un petit déjeuner et devait ne faire qu’une simple
reconnaissance en descendant vers Montpellier pour totaliser le nombre d’heures
requis par le brevet qu’on devait incessamment lui remettre, il connaissait la
topographie autant que son ciel pour y avoir déjà piloté chaque jour depuis
leur arrivée. Partant de Mende, il allait battre des ailes au-dessus de Barre
selon un rendez-vous convenu avec Mirabelle. Le troisième jour, celle-ci s’est
rendu, pas vraiment en urgence, à l’hôpital régional, d’elle-même. Régis n’a
appris que les choses étaient devenues difficiles qu’en étant averti d’avoir,
dès son atterrissage, à la rejoindre. Il y est allé. A ce que m’a dit, encore
bouleversé, Dom R. … pendant notre première conversation téléphonique,
Mirabelle n’avait plus qu’un cadavre
dans le ventre sauf rarissime erreur de diagnostic intra-utérin, quand le choix
s’est posé, Régis arrivait juste. Tenter de ranimer l’enfant en accélérant un
accouchement qui devenait un exercice passif tant la mère exténuée et inquiète
avait rendu les rênes ? ou bien aller au plus vite et sauver la mère. Il
est possible que l’alternative ait été trop rapidement énoncée, Régis, sans
qu’on réveille sa femme, a décidé. L’enfant a été sacrifié, or à
l’accouchement, il s’est révélé qu’on eût pu le sauver à condition de risquer
Mirabelle, Régis s’est enfui, on n’a pas pu le rattraper et n’est revenu,
hagard que le soir pour subir de la part de Mirabelle quelque chose d’affreux
qui s’est entendu dans tout le service. Admirablement, il a mieux tenu le
second choc que le premier. Et les adieux, pour la nuit, à sa femme semblent
avoir été aussi calmes qu’il le paraissait lui-même, au petit matin, le lendemain
quand il a demandé inopinément à faire aussitôt le restant d’heures nécessaire
pour le brevet de pilote. Les moniteurs n’étaient pas encore arrivés, mais ce
vol en solitaire n’était pas le premier, et cette ultime probation était
programmée pour le jour mais un peu plus tard. Il s’envola donc, se
dispenserait de survoler Barre des Cévennes et aurait le choix entre le causse
Méjean ou Saint-Jean-du-Tarn. Rien d’autre que lui et son avion n’était dans le
ciel. La foudre ? on l’a vu car on le suivait à la jumelle soudain
décaniller et foncer vers le sol, au milieu du Causse, on a cru qu’on le
récupèrerait avec de la casse, mais non …
C’est ce que j’ai raconté
à Adolphine de Mahrande, elle devinait, elle a articulé après beaucoup de
silence et une rêverie qui semblait l’emporter dans beaucoup de directions à la
fois, que sans doute ni Mirabelle ni Régis n’avaient pu supposter que s’éteigne
ce qui les avaient fait s’épouser, et comme rien n’était clair de ce qui était
imputable à la médecine ou à la décision du jeune époux, chacun avait un chemin
en sens inverse. Que la jeune femme ait reproché à Régis, dont soudain elle
s’était senti fantastiquement éloignée, de ne pas l’avoir fait réveiller pour
qu’ils décident ensemeble, voilà sans doute qui avait été de trop pour l’ancien
Jésuite, sacrifiant tout à l’appel de l’enfant. Il avait refusé et elle, aussi,
avait refusé, mais le troublant était que ce ne fut pas elle qui soit partie ad
extra, ou bien, le pressentant, Régis avait pris sur lui d’être de trop et
de libérer la jeune mariée pour une seconde vie après lui, la sienne trop
morcelée, trop divise lui devenait soudain insupportable, sans valeur. C’est
plausible, ai-je des yeux acquiescé, je n’avais plus la force de parler, on
n’était qu’à quelques jours encore de cette nuit magique où tout avait été
tellement ordonné et beau, que c’était absolument imprévisible, impossible à
organiser, le violon, l’orage, la rentrée précipitée dans le château soudain
animé à trembler sur ses fondations, tant la jeunesse humaine ravivait ses
vieilles pierres, allumait les étages, faisait jeter des fleurs dans les douves
et entonner des chansons douces pour accompagner les dernières mesures d’une horde
d’or, interprêtée avec assez de maîtrise et de liberté pour qu’elle chût
dans la douceur, comme on tombe dans le giron d’une femme aimée et retrouvée.
J’ai poussé avec Patrice
jusqu’à Barre-des-Cévennes, Mirabelle avait décidé d’y attendre le résultat des
autopsies, elle était épuisée à tous égards, elle nous a demandé de la
décharger de tout et surtout d’identifier Régis en son nom. Nous y sommes
allés, on avait ramené le corps à Mende, il avait rajeuni au possible, je ne le
reconnaissais pas, c’était une figure angélique aux cheveux qui n’étaient plus
roux châtains, mais vraiment d’or mat et sombre, avec des boucles aux tempes et
au front, il avait deux filets de sang, l’un à une oreille l’autre aux lèvres,
comme si le pic du destin avait dû l‘accrocher à deux reprises pour l’arrimer à
sa mort. Il était beau comme il n’aurait jamais été survivant. Nous sommes
restés au garde-à-vous longtemps, Patrice et moi. J’ai coupé une mèche des
cheveux, abondante, Mirabelle, Mère-Grand, l’un de ses supérieurs jésuites, le
Père Ballande, quatre petits anneaux fins à confectionner, je l’ai fait sur le
champ avec une faveur violette détachée de la couronne que nous avons posé sur
son ventre, je lui ai donné mon chapelet, car je ne savais où trouver,
certainement pas à Barre-des-Cévennes, le chapelet pontifical donné par Gilbert
Ballande. En quoi je me trompais, car, à mon rapport, Mirabelle a ouvert
simplement la table de nuit, le chapelet y était, et de son côté, a-t-elle
précisé.
Quoi faire ? quoi
être ? A mes seize ans, amoureux moi aussi d’une cousine, et celle-ci
m’ayant refusé la vie après m’avoir montré ses seins, puisqu’assurait-elle,
elle avait à me consoler, je crus ne pas pouvoir tenir. J’ai commencé, assez
différemment de ce présent journal, à écrire cette nuit-là, j’ai balancé entre
la mort et le blasphème, j’ai tourné comme de l’orage autour d’une bâtisse, le
schéma du mariage de mes jeunes amis, je ne priais plus car je voyais bien que
le registre amoureux et de l’harmonie en couple est curieusement éludé dans les
évangiles, il y est question d’enfants, de fils, de fille, de belle-mère, de
serviteur, mais le retour d’amour n’est pas le fort du Christ à la seule
notable exception de ses propres épousailles avec son Erglise, ou de celle du
Père avec l’humanité grâce au Fils. Dieu ne me
donnerait pas l’amour de Laurence en ce bas monde, et c’est alors que
j’ai été secouru, soit disparaître, mais obtiendrai-je davantage l’amour de ma
belle dans l’autre monde, tandis que je me serai séparé de Dieu et de toute
chance de communion avec tous, dont Laurence. C’était d’avance plus casuistique
que Bénédictin, ma vocation suivit, Laurence épousa un psy. qui la cocufia
abondamment, la rendit demanderesse alors que vocable et gestes d’amour, à mon
temps, la desséchait d’angoisse et de réalisme un peu bête.
Etre religieux donc ? J’y fus poussé dès le lendemain de ma nuit
suicidaire quand la grand-mère de Laurence m’appela, me fit l’éloge de sa
petite fille, le mien aussi et m’apprit que j’en étais aimé, ce qui changea
tout car je me rendis que quant à moi je me sentais appelé à autre chose, je ne
le démêlais pas sur le champ, simplement était né en moi l’envie d’une superbe
stabilité amoureuse et d’être plutôt celui qui, dans le couple, n’aime pas
assez et demande la faveur de savoir aimé jusqu’au sang, c’est à peu près ce
qui arrive entre l’homme d’impuissance et le Dieu d’amour. Mais à K… j’ai connu
une autre passe, bien plus altérante, l’ennui qui m’avait saisi durant le temps
des litanies qui durent beaucoup lors d’une ordination sacerdotale, tandis que
tous chantaient, que tout paraissait aller bien, j’ai été pris de toutes les
tentations qui peuvent être faites par le diableà un homme qu’il n’aura plus,
selon les vœux, selon le sacerdoce, du moins en principe… Je guettais
l’invocation de mon saint patronymique, je réfléchissais aux richesses cahées du
monastère, j’épluchais des comptes en banque car on m’avait confié l’économat
et j’avais quelque idée pour transformer la gestion du monastère sous cet
aspect, je me souvins même de Laurence, cette fois avec regret, bref l’étais
partout sauf en ma peau couverte de l’habit bénédictin, de l’aube par-dessus,
de la chasuble enfin, et ne sus pas me relever au signal qu’il fallut me
répéter deux fois, j’étais au bord de demander qu’on m’excusât ce qui n’est pas
le propre du rituel, en l’espèce. J’étais ahuri, j’étais ordonné prêtre dans
l’inconscience, moi qui en avait fait par avance la levée de toute ma vie, et
avait longtemps visualisé ce que représente ce passage d’une attitude prostrée
et à celle d’un homme debout, selon la parole d’Origène : Y a-t-il un être plus opprimé que l'homme
avant qu'il soit libéré et guéri par Jésus ? Toute la semaine qui suivit, je me débattis. Dom R… voyait mon
comportement anomalique mais me faisait confiance. Pusillanime d’apparence et
comme sûrement bon nombre de nos frères, et à présent de ses fils en Lozère, le
voit disert, à l’aise et cabrioleur, c’est en réalité un homme de liberté qui
confesse le juste milieu, tient qu’on ne peut assister décemment aux offices si
l’on n’y participe pas avec goût, joie, dilection, triomphe même, il nous
dispensait donc de chœur, avec à notre choix, quelque exercice de compensation.
C’est ainsi que j’avais retrouvé Régis qui commença de m’enseigner de chic le
violon, j’en jouerai quand je me dispenserai d’heures, surtout matinales. A
l’abasourdissement de certains de nos familiers, il est donc arrivé qu’on
entendît à K… en fond lointain mais sonore des Vigiles, l’interprêtation
soliste du concerto en ré de Beethoven, que je reprenais à tâtons tandis que
Régis, pourtant venu faire retraite et ne rien manquer de nos Heures, tâchait
de faire de moi l’élève doué que je ne suis pas. J’avais complètement oublié
ces tentatives et ces épisodes quand il nous a surpris, il n’y a pas encore un
mois, avec son hymne kazakh. Et le suicide m’a passé, il a laissé parfois un
relent, il m’arrive d’être fasciné par les rails du métro, et quand arrive la
rame de supputer ce que ce serait subir que de me précipiter, là et tout de
suite, sous le wagon de tête, aux premières roues, mais ma méditation est si
longue que les portières sont à s’ouvrir quand je conjecture que je me serais
fait couper en trois, ce qui doit être assez pénible. C’est ainsi d’ailleurs
que j’ai médité puis obtenu mon ministère actuel, prenant quelque large
vis-à-vis du grégorien et des Heures, et ne les en aimant que plus maintenant
que je les propose à mes paroissiens.
Journal de Charles Villemaure
Je ne tiens pas de
journal, ni non plus mes comptes, mais il est grand temps que j’en tienne.
C’est l’avant-veille du
mariage de ma fille que vraiment pour une première fois je me suis senti
pécheur, ou plus prosaïquement coupable. Mère-Grand comme je l’appelle à
l’imitation de Mirabelle avait payé déjà deux fois mes dettes, ce qui m’avait
permis de garder ma place d’associé là où j’étais, puis à la récéidive d’éviter
de justesse le casier judiciaire, j’ai ainsi pu me rétablir avec ces Allemands
qui me font trop confiance ; à preuve, j’ai triché sur le loyer de
l’officine que j’ai organisé pour eux et notre office de tarification, et complètement
à court j’ai écorné le chéquier de la société ppur Monte-Carlo. Mère-Grand me
sauve, sans encore savoir comment mais elle s’est portée caution solidaire à
trente jours, nous en sommes maintenant à vingt. Cette femme, je l’aime et je
crois bien qu’elle m’aime, quelle différence totale entre nous, un bon ménage
mais à l’ancienne où l’on se vouvoierait presque, une rigueur domestique, une
tenue de soi-même au physique comme au moral. Jeune, on fait toilette pour
plaire, vieille pour ne pas déplaire. Conversation remplie d’aphorismes,
aime-t-elle autant ses enfants que ses prochains anonymes ? A-t-elle aimé
Régis qu’elle n’a considéré que quelques heures et qu’elle a adopté sans plus,
par égard seulement pour sa petite-fille unique, et celle-ci l’aime-t-elle pour
elle-même, à l’usage ou est-ce encore plus mystérieux ? Dois-je avouer
qu’il m’est souvent passé par l’esprit que cette femme d’honneur, de rigueur,
de dignité, de lignage a peut-être un faible pour son gendre et qu’elle eût –
quelque part dans sa vie ou dans sa jeunesse – aimé épouser un aventureux, en
tout cas être emmenée quelque part dans un château de rêve par exemple. Ne
m’a-t-elle pas proposé que nous fêtions ensemble l’extinction de mes dettes et
que nous dations de la sorte ma résolution de ne plus mettre les pieds dans une
maison de hasard, en l’y conduisant pour une fois des a vie. Elle a lu
Dostoïewski et les lignes de ma main, elle veut voir les mains d’un joueur en
train de jouer, elle veut voir si l’on est pâle, fébrile, suicidaire, drogué,
enjoué, joli cœur, attentif autour d’une table de jeu, elle se fiche de mes
calculs actuariels, elle croit comme toute superstitieuse au hasard et ce n’est
pas un secret de famille que de dire que ni elle ni son mari ne sont de grands
chrétiens ; leur morale se tient toute seule sans dogmatique parce que bon
sang ne peut mentir.
Le suicide, car ce doit
en être un, de Régis ne l’a pas surprise et elle lui est reconnaissante d’avoir
sauvé sa fille, sa petite-fille devrais-je dire ? mais les relations entre
les trois générations sont si complexes. Là encore, j’y ai ma part et c’est
bien ma faute. A-t-elle compris, si les murs ont une langue, si les plans de
l’étage font rétrospectivement tout deviner de ma faufilade jusques chez Amélie
le soir de nos noces ? que Mirabelle n’est pas de son sang ? et
pourtant. Il me semble qu’elle apprécie tous ces détours du destin et qu’elle
n’a pas fâchée d’être l’une des seules à s’y retrouver en feignant ignorer
ceci, en ne sachant réellement pas cela. Elle s’apercevrait que le professeur
de Mahrande lui avait caché une maîtresse à Paris ou un petit garçon, qu’elle
n’en serait pas marrie, elle comprendrait du coup son propre goût pour
l’aventure, le compliqué, le romanesque, à la manière de ces chiens de race, au
nez vibratile qu’on sent humer l’air vespéral avant de partir en course. Elle
était faite pour cela, et Patrice lui plaît autant que moi, Régis tout d’une
pièce, cassable et cette semaine vient de le prouver n’était pas de son sang
d’adoption, nous en sommes Mirabelle, Patrice, peut-être même Dom Louis, et moi
assurément. Cependant ce que je remarque et admire, c’est qu’elle a su
contrôler sa pente, l’utiliser, elle a écoûté les aventures et les échecs des
autres, elle a fait de la monotonie de sa propre existence un véritable
triomphe de divination d’autrui et d’exploitation de soi-même, elle n’a pensé
qu’aux autres dans sa famille de sang, d’adoption, d’entourage et cela a réussi
à tous, y compris à elle. Les candidats aux élections du village ou du canton
viennent chercher sa caution, le député vient rendre compte presque
mensuellement, l’évêque se déplace et célèbre dans la chapelle minuscule et
généralement peu honorée hors sa venue, elle a même des romanciers qui viennent
lui demander quelque anecdote d’où ils partiront pour d’autres en toute logique
mais incapable d’avoir découvert le filon originel.
Régis n’apportait qu’un
enfant, pas même un nom, il s’est retiré aussi vite qu’il était venu dans la
famille, la victime est sa mère. C’est de celle-ci que je veux parler car elle
m’émeut et si je parviens, après notre séance de casino où j’emmènerai
Mère-Grand dès que la décence le permettra, c’est sans doute à cause Madame
l’hôtesse que je le ferai. Pourquoi cette appellation ? C’est celle que
lui donnait le Père Ballande, leur histoire explique une partie de leur commun
chagrin à présent. Gilbert entre dans la Compagnie avant la guerre et fait
celle-ci en clerc, en résistant, en troubadour, on le place ministre dans un
collège, emploi qui n’est évidemment pas le sien, il ne pourrait pas se faire
prendre au sérieux en jouant au microphone les chefs de gare et les locomotives
à vapeur. Le Père recteur s’en aperçoit, convainc le provincial et on
l’improvise spirituel des petits. C’est nécessaire car un scandale, inutile de
dire lequel c’est transparent, a éclaté qu’on ne peut étouffer qu’en changeant
toute l’équipe. Cambré en arrière à la Foch, les pieds solidement au sol, une
petite trompette en ivoire qu’il porte à ses lèvres pour opérer en deux temps
le rassemblement de sa classe depuis le perron du Petit collège, il redresse en
pas deux ans la situation, les méfaits de son prédécesseur et du Préfet des
études qui l’avait couvert sont oubliés, un renfort vient d’ailleurs en la
personne d’un quasi-Chinois tant la silhouette longue et émacié du Père Loudun,
sortant par miracle de seulement un an de prison communiste à Shangaï, le faire
paraître de là-bas. Préparé depuis des années pour entrer en Chine, il sera
finalement toute sa vie préposé à l’organisation des communions solennelles et
profession de foi pour garçons de l’élite parisienne, un peu métissée de
quelques fils de famille nécessiteuses pour lesquels casquent les riches. C’est
la caverne mystérieuse des sous-sols rue Louis David, le train, les bandes
dessinées mais pas tant un décor et des accessoires qu’un don sans pareil pour
la mise en scène et la préparation des enfants à être surpris, puis à admirer,
et enfin à opérer des rapprochements, à apprendre à se souvenir. Madame C…
intervient ici car son mari, mourant père d’un septième enfant qui sera
posthume, lui lègue la relation forte qu’il a noué avec Gilbert Ballande. C’est
Monsieur C… en effet qui a eu l’idée d’un comité de parents pour faire
contre-feu aux plaintes déposées contre la Compagnie par quelques parents plus
heureux de faire scandale eux-mêmes que scandalisés par ce qui, après tout,
semble n’avoir pas été ni très audacieux ni très forcé. Il faudrait entrer dans
la psychologie des enfants, il faudrait aussi comprendre que les choses sont
manifestement inscrites dans d’autres univers quand tout se passe en paraboles
et que les gestes ne sont pas même des tentatives, question de réceptivité et
des enfants ne seraient en rien abîmés là où d’autres seraient marqués, pourvu
naturellement que d’évidentes limites ne soient pas transgressées. Monsieur C…,
au nom et aux fonctions connus, grand résistant, Compagnon de la Libération,
ayant de surcroît épousé une fort jolie femme, de la famille pas très lointaine
du Général de Gaulle, se porta fort de tout, expliqua presque tout de la sorte
et se prodigua tant que la plainte fut classée, que la presse ne dit rien et
qu’on s’en tira par une fondation au Cameroun où partirent en équipe précurseur
les imprudents au cœur plus épris de bleu que de rose. Gilbert Ballande était
donc endetté à la mort subite de Monsieur C… et prit sous sa protection la
jeune mère de sept enfants. A eux deux, ils fondèrent une sorte d’œuvre, un
cycle de formation pour pré-adolescents en bordure de la forêt de Compiègne, là
où sous fûtaies on comprend comment est née la croisée d’ogives qui imite tant
la manière dont s’interpellent et se répondent aux plus hautes ramues les
hêtres un par un puis par milliers.
Une fourgonnette à la
limite des règles de sécurité, antan moins strictes qu’à présent, trimballait à
travers la forêt deux hardes – c’était l’appellation pour chaque équipe en
émulation – de dix garçons chacun, les emmenait, comme les grands cerfs, aux
lisières de la forêt d’où s’aperçoivent les champs de bataille de 14-18 et les
cathédrales picardes, à peine plus loin est Reims, tout près Rethondes. Vibrez
drapeaux, frissonnez jeunes gens, guettez les bêtes à leur abreuvement,
respecteez les insectes, reconnaissez les oiseaux et sachez raconter, peindre,
sculpter, mimer ce que vous avez compris de votre journée, on n’y parlait peu
de Dieu et beaucoup des héros, c’est ainsi que la mythologie mène au Dieu
inconnu et au Jésus de la crèche et du cœur des huit-dix ans. En son genre,
Gilbert Ballande était un génie, il eut aussi l’audace d’accueillir un
homosexuel dans son état-major pas tant à cause de ce trait intime que pour un
talent de peintre exceptionnel. En grandeur nature, à la façon des iconographes
byzantins ou macédoniens, un autre Gilbert car ils étaient de même prénom
peignait à fresque ce que précisément le Jésuite déployait devant l’imagination
des enfants, les cathédrales dansaient donc parmi les bois, les cerfs frayaient
avec les anges et toute une flore étonnante et imaginaire décorait le restant
faisant fond ou premier plan comme aux tapisseries de l’Apocalypse pendues à
Angers dans la grande salle en L du château. Régis avait grandi, si l’on peut
dire, dans cette ambiance féerique mais c’est le parcours qui me passionne dans
l’affaire car on est suavé selon la trajectoire qu’on a prise, il y en a qui
avaient tout pour réussir ou ne pas perdre, mais qui se sont trompés de
martingale, ainsi moi si j’avais été prêtre qu’aurai-je fait, le jeu je l’eusse
pratiqué uniquement avec le diable, à la façon de Faust, c’est-à-dire dangereux
mais l’on a Dieu avec soi et les histoires saintes se terminent toujours
bien : Oui, mon retour est proche. Viens Seigneur Jésus !.
sauf si l’on entre en mystique où le risque est pris comme un chemin de
perfection. L’incomplétude de soi palliée par la prise de risque maximale, par
une tension de la volonté subjuguant les réflexes d’auto-protection, on se met
à nu pour le vide, je me l’explique bien à présent que je quitte les rives de
ce que je prenais pour la mer et un élément toujours accueillant et qui m’a
asséché. Je ne parle pas de finances, je n’ai jamais aimé l’argent ni pour ce
qu’il est ni pour ce qu’il offre, et je démontre que la part excessive prise
par sa gestion en tant que tel est la cause principale du dérèglement des
écéonomies et de l’appauvrissement intellectuel et technique de nos dirigeants
de banque. C’est probablement encore pire aux Etats-Unis, puisque les
particuliers prétendent tirer entre le quart et la moitié de leurs revenus
réguliers par le seul placement en valeurs mobilières, rigidité, spéculation…
Je ne suis pas habitué à
penser de la sorte, par écrit. Je viens de me verser une bière, et je me suis
vu dans la glace, l’appartement que j’occupe en loft au-dessus de la rue
de Turbigo n’a que deux pièces, une immense avec des poutres qui satisfait un
de mes fantasmes d’enfant par ses dimensions et par la place prédominante du
bois, du vieux bois, du médiéval au cœur d’un Paris de l’ancien, c’est là que
je dors, que je peux recevoir, que j’attends les coups du sort et que nj’y résiste
le mieux. Augustine n’a pas connu ces lieux mais m’a promis d’y venir, notre
réconciliation avance. Elle et moi avons compris que Mirabelle est nôtre,
qu’Amélie, comme Régis, est morte à temps, que la vie est cruelle mais belle
organisatrice et j’aime ce qu’elle a fait de ma femme, un métier indescriptible
mais rayonnant qu’elle invente et anime, et qui la structure. Je ne suis pas
parvenu à cela pour moi, mais si j’avais un guide, je pense que je placerai ma
main gauche, la native dans celle de ma femme, et ma droite, ce qui révèle ce
que nous faisons de nos dons et de nos vices, dans celle de sa mère,
Mère-Grand. A ces deux femmes, presque jumelles dans ma pensée – décidément, il
me faut toujours deux épouses ou maîtresses à la fois, ou en parallèle – je
sais que je peux confier toute ma démarche, celle d’un homme qui a tant enfoncé
dans la vase qu’il ne s’en sortira pas lui-même. Augustine m’a raconté tant de
fois Sacha et elle au bord de la rivière Penerf, bloqués à mort non par les
eaux qui se retiraient mais par ce magmas gris et luisant comme de la matière
vivante, comme l’œil éteint et glauque de quelque animal gigantesque accentuant
sa succion mortelle. Si je me tire du jeu, ce sera leur faute, car il va
falloir me sevrer et surtout me trouver de la compensation. Mirabelle,
alors ? Lui retrouver un époux ? La sortir d’elle-même, l’aider dans
ses projets ? mais qui suis-je pour intervenir dans le destin de ceux que
je détruis par mon inconsistance et ma dispersion. S’aimer soi-même, premier
pas de la charité, la plaisanterie est fine, car elle est fondée.
Qu’ai-je donc vu dans la
glace ? Patrice me dit qu’il a pris conscience qu’il vieillissait le soir,
pourtant triomphal quelques heures ensuite, où à dîner il a posé sa main sur
celle d’une donzelle et a vu, qu’en comparaison, la sienne était déjà frippée,
à peine ses trente ans dépassés. Moi, j’ai fait le compte depuis longtemps, la
cambrure mauvaise de mon dos fait plisser la peau derrière les homoplates et
même nu, je semble porter des bretelles, ce fut la première année déclive. J’ai
vu mon menton cesser d’être ovale, mes joues commencer de descendre en pluie,
mes yeux se souligner de traits multiples gonflant entre eux comme une secone
paupière, bien inférieure, ce fut la seconde année ou la seconde décennie de
mon compte de sénescence. Il y a des étapes qui se sont précipitées, mes bras
ont laissé pendre comme à une hampe quand le vent n’est pas là, de la chair et
de la peau presque séparément. Je me suis délors demandé comment je pouvais rester
avcec un corps pareil pour m’exposer au regard et avoir le front d’un texte et
d’un discours encore d’homme qui paraît et qui toujours risque. J’ai toujours
fait plus vieux que mon âge, mais me voir parmi d’autres dont le corps et le
visage, éloquemment, signifient qu’ils commencent leur vie et n’ont devant eux
aucun reflet d’eux-mêmes à fuir, me fait m’interroger, comment supporte-t-on la
vue des vieillards. La réponse est triste, si on les a connus d’amour, leur
aspect indiffère presque ou plutôt on partage leur vieillesse, on y entre, on y
compatit et souvent une lumière se trouve qui éclairant par le dedans fait
contre-jour et l’on ne perçoit plus que l’âme, c’est rare et cela demande une
longueur de temps dans l’investissement et une sorte d’espérance à rebours,
rétrospective. Chez des femmes inconnues, j’ai pu ainsi discerner qu’à un autre
âge de leur existence, je les eusse abordées, draguées, emportées, aimées,
trahies mais traitées à la façon dont on jouit mutuellement de la prédation, de
la jeunesse et des mots qui engagent, au moins l’un des deux duettistes. Mais
si l’on n’a rien connu, et si tels qu’ils sont, ces corps vêtus et ces visages
défaits, d’eux rien n’affleure d’un passé de soleil, alors on se demande ce que
de la chair frippée a encore à dire, et une seconde réponse se forme, celle de
la fécondité ou de la stérilité, l’artiste, l’écrivain, la mère ne vieillissent
jamais tant qu’on ne puisse voir autour d’eux voler ce silence respectueux
d’une sorte de postérité dont on est invité à faire partie. C’est peut-être la
plus belle circonstance pour mourir, reconnu.
Qu’ai-je à mon
actif ? Bonne question pour un financier. J’ai Mirabelle, j’ai peut-être
cet écrit sur Pascal, la mystique, les mathématiques et le pourquoi d’une si
bête ignorance de l’Eglise vis-à-vis de lui qui a tant et si bien écrit sur la
grâce, la liberté, l’amour et si mal sur les femmes, ce qui devrait lui
concilier les Jésuites, eux et lui ne connaissant en principe que leurs sœurs,
bonnes ou mauvaises. En faisant un temps silence que respecte ma plume sur la
rame de papier, je trouve un troisième actif, la prière. Je crois que je m’y
suis beaucoup adonné, ce fut avant-hier ce qui a sauvé Madame l’hôtesse tombant
dans mes bras alors qu’elle ne m’avait rencontré que furtivement avant l’entrée
à l’église pour le mariage de son fils, de quel côté, comment se présenter et
amener Régis à l’autel, à attendre sa fiancée, ma fille. Nous ne nous étions
jamais vu auparavant, elle m’a dit à voix basse ce qu’elle devait au Père
Ballande, lui avoir confié au Vieux Moulin de Compiègne ce que dans un petit
assemblement de garçons encore très jeunes des hommes et des religieux ne
sauraient faire : consoler, nettoyer, bercer, faire se tenir propre,
provoquer la parole sur les parents, les camarades qui soudain, là où l’on se
trouve, en formation, est-il dit, manquent atrocement, à pleurer. Recevoir des
pleurs, les rôles étaient inversés pas dix jours ensuite, c’est moi qui
recevait une femme décidément vouée au veuvage, car la perte de Régis est la
mort de son second homme, et une troisième menace et qu’elle sait, la
disparition du vieux Jésuite au sourire enchanteur parce qu’enfantin. Comme il
n’y avait rien à dire, nous avons parlé de ce qui venait aussitôt à l’esprit et
ce fut, d’elle, le récit d’une nuit mémorable où les deux hardes se
succédaient, individu par individu, au fond du couloir, pris de diarrhée
irrésistible et manquant vite d’eau courante, de papier hygiénique, dans une
bousculade de pieds nus, pataugeant, souillant au retour les parquets, les
draps et emplissant l’ensemble du dortoir d’une véritable infâmie. Elle et
Gilbert, les deux Gilbert ne découvrient qu’aux aurores le désastre, la lessive
fut gargantuesque et le dortoir quoiqu’en plancher à l’étage sans faux plafond
pour l’isoler du rez-de-chaussée, fut passé au jet, ce qui fit dégouliner sur
les tables d’en bas et sur les établis la sauce insolite que la nuit avait
touillé. Madeleine C… s’en étouffait de rires car jamais elle n’avait vu ni ne
revit Gilbert Ballande pester, c’était le cas de le dire, à ce point. Il y eut
donc une engueulade générale de la chambrée et une douderie ostensible du Père
tandis que les gamins faisaient le compte de leurs culottes et pyjamas de
rechange.
Je ne suis pas sûr
qu’elle eût aimé ma fille, Régis lui avait été volé, elle eût, quant à elle,
admis des arrangements, peut-être pas, clairement, explicitement, une décision
dictée à voix haute de l’avortement, mais elle tenait à la prêtrise de son
fils, qu’elle associait ainsi au sacerdoce du vieil homme, elle préférait ce
genre de reproduction et de fécondité. Ce n’est pas ce qu’elle a dit, ce
qu’elle m’a dit, mais j’ai bien vu qu’elle ne savait pas, qu’elle n’aurait
jamais su parler à ma fille. D’ailleurs, cette trop grande complicité entre Mirabelle
et Adolphine, et ce qu’elle sent courir en va-et-vient permanent, chaleureux,
délié, par-delà l’océan et le désert entre ces deux femmes et la troisième,
Augustine lui est suspecte, d’autant plus qu’elle a compris ce qu’il faut
comprendre, à savoir que ce n’est pas deux femmes que j’ai dans ma vie, mais
bien trois, ma fille, sa mère d’adoption et partant sa grand-mère aussi,
pourquoi aurai-je donc eu Amélie en sus ? C’est la même question que celle
du jeu. Les inconnues se résolvent ainsi, par identité.
Suis-je précisément cette
inconnue pour moi-même et pour autrui, pour celles que j’aime ? Celui par qui tout arrive, tout est arrivé,
le malheur et ses conséquences minutieuses ? Je ne parviens ni à me détester ni à
m’estimer, je ne rejette aucune faute sur qui que ce soit, je prends tout à mon
compte, sauf que je ne m’identifie pas à ma faute, je suis plus, bien plus
qu’elle et tout autant, bien moins qu’elle. Je me sais dans certains recoins de
moi capable de bien pire encore, et je ne sais quelle force me retient de
laisser se frayer jusqu’au jour de l’acte des instincts, des idées, des
penchants qui ne sont pas des tares, mais qui sont des violences isolées,
imprévisibles, du genre fou ou irresponsable, le genre du pyromane. Le matériau
que l’on a sous la main, le plus innocent, le plus réfractaire, en faire du
feu, être le premier sur place et pour cause afin de l’éteindre, m’étonner
qu’on me relègue, autant que j’ai été surpris qu’Adolphine – Mère-Grand – me
mande tout exprès, au dernier moment ou presque, que j’ai à accompagner, à
mener ma fille, sa fille à l’autel, car pour elle le mariage de Mirabelle
c’était la suite et le recommencement de tout, c’était l’enfant à suivre, à
faire, et qui était fait, qu’elle accueillait, dans sa joie et sa prescience,
elle me voulait là, après m’avoir quasiment banni dès que sa fille, de première
génération, Augustine fût partie, qu’on la laissât donc, que je la laissasse
donc seule avec sa petite-fille, qui tiendrait les deux rôles, ceux des deux
générations, et tellement bien que la vieille dame en contracterait, non sans
complaisance, quelque autre jeunesse pour elle-même. Voilà Mère-Grand qui me
reçoit et en récompense de sa permission, de sa convocation, je lui assène le
renouveau de mes dettes, l’urgence de tout assortie du rappel par mes
créanciers probables de mon statut patrimonial. Mère-Grand sourcille à peine,
demande davantage la précision des dates à partir desquelles les choses se
découvriront ou jusqu’auxquelles on peut tout réparer encore ou à peu près, ce
qui sera une troisième fois. Là-dessus, Régis meurt qui était mon frère,
comment ne pas m’en rendre compte maintenant ? quittant la Compagnie,
acceptant l’enfant, ratifiant le mariage, il risquait pour une mise qu’il
ignorait complètement, il ne savait pas même qui jouait à sa table, il ne
voyait que le croupier à deux visages, les religieux le mariant et que sa femme
inconnue moins de deux mois encore auparavant. Il jouait l’inconnu pour
l’inconnu avec des inconnus, seuls devant lui à peu près identifiables, ceux-là
mêmes dont il avait décidé de contracter à son tour l’état de vie, le célibat
et la disponibilité qui s’esnuit, autre pari, autre mise, chaque fois tout
lui-même sur le plateau, quel courage et quelle inconscience jusqu’à l’heure
pour laquelle il s’était avancé de naissance, l’heure de choisir entre un
enfant probablement mort et une femme qui était encore si peu la sienne, il
choisit et s’expulsa par là-même de toute la famille.
Il est là, il dialogue et
rit peut-être avec les gens du sol… non, il songe à sa femme qu’il vient de
sauver, mais à quel prix, au prix de leur union, il va mourir par amour de qui…
d’une femme qui le rejette parce qu’il lui a fait perdre son enfant,
l’enfant ? … d’un Dieu qui n’a pas su protéger sa vocation… d’une Eglise
qui n’organise que douteusement ses pélerinages ? Seule certitude, les
Cévennes qu’il va retrouver dès l’envol, l’avion léger comme ceux des années
1930 et des héros que lui racontait Gilbert Ballande, en confession
particulière ou à Compiègne. Sa mère alors en grand rôle, celui d’une mère de
tous et il y perdait. Il a souvent perdu, sa femme n’aurait pas été qu’à lui et
sa mère n’avait pas toujours été à lui, sauf
à leur découverte commune de son don pour le violon et qu’il pourrait
donc l’accompagner, lui répondre, surtout quand elle ne pourrait plus jouer en
concert, ses mains trop maladroites, trop irréversiblement handicapées. Il
avait eu beau la persuader qu’elle était souvent proche de disposer à nouveau
de toute sa virtuosité, il ne parvenait pas à la convaincre. C’est alors
seulement qu’il devint son second homme, la perfection du jeu qu’elle avait
effectivement recouvré, il serait seul à la constater, à en jouir et en
demander redoublement, et elle acquiescerait à son seul applaudissement, celui
du soliste qui de l’archet bat discrètement le dos de son instrument quand
l’accompagnant vient saluer. Voilà Régis proche du paradis qui enjambe le
bastingage et qui met le contact, qui s’envole en si peu de distance et de
temps, qui se libère de tout, qui tourne une fois encore au-dessus de Mende à
toucher la cathédrale de Dom R…, l’évêque à éminence qu’il ne rencontrera
jamais, sauf si d’aventure un cadavre, comme le veut l’usage bénédictin, peut
assister – dans le sens de la marche – à son propre service funèbre, visage
découvert, cercueil ouvert, puis il part vers le sud-est, bien visible, très
visible, le temps lumineux, il est lumineux, et il s’abat comme un fétu, et
l’appareil commence de prendre comme une alumette qu’on a craqué, et puis c’est
du silence, est-il mort sur le coup, on va vite à l’endroit où il est tombé,
l’appareil n’a finalement pas flambé, sinon le moteur. Il a un visage à peine
abîmé, c’est ce que lui rapporte Patrice, qui a pris une photographie, belle,
un ange est tombé, un filet de sang à la tempe, un autre à la bouche, comme des
coches d’amour, des égratignures d’une nuit où l’amante n’a pas été ordinaire
et ce n’est pas le dos qui garde des empreintes mais le visage mordu par le
plaisir ou redessiné par l’extase.
Quel rapport entre moi et
cet enfant ? Régis l’enfant, plus enfant que l’enfant qu’il avait consenti
à procréer dans le demi-sommeil qu’a évoqué Mirabelle, car cette sorte de boule
d’amour qui a passé, manifestement, de ma fille à moi son indigne géniteur, ce
n’est pas par mon gendre qu’elle s’est faite ni qu’elle a été projetée, ce ne
fut qu’affaire entre nous, entre elle et moi, en a-t-il été jaloux ?
l’a-t-il vu ? s’est-il senti déjà de trop ? a-t-il déjà regretté
d’avoir quitté ses frères en religion et le champ du monde entier pour
s’ébrouer en missionnaire tranquille et harmonieux. En deux mois, une existence
réglée est devenu un feu d’artifice, accumulant les événements, les signes en
bouquet. Et pour ce prix, moi le père qui demeure à quai, je suis peut-être
racheté et dispensé, pour l’heure, d’un grand départ. Je ne puis plus être en
train sans aller à une portière et regarder le ballast courir et devenir
flou ; il est vrai que nos chemins de fer nationaux dispensent de cette
tentation puisque les verrouillages sont fermes et aussi parce que de moins en
moins demeure dans les voitures cet agencement qui faisait le suspense des fins
de film des années 1930 à 1960, la bataille à mains nues pour que l’une d’elle
cède sa poignée et que dégringole finalement dans le défilement fou du convoi
un corps qui va baller, sauter et rebondir, mourir comme on tape de la viande
sur un étal de boucher. De la chair quand l’âme ne sait pas monter la garde.
La prière m’enfonce dans
ce dialogue avec Régis, la mort rapproche, permet toutes les interrogations et
d’abord un certain tutoiement, qu’a-t-il vu mon aîné dans le jeu puisqu’il m’a
précédé en éternité ? quelle rafle a-t-il opéré sur la table à
tapis ? c’est lui mon interlocuteur. Au mieux, mes femmes, les trois,
m’accueillent et me supportent, mais que leur importe ce que je peux dire, mes
actes parlent pour moi, oui, je suis supporté, aimé même, mais je n’ai pas de
poids, tout leur travail est précisément de faire que je ne sois pas, que je ne
sois plus un poids, tandis que Régis est disponible, si léger qu’il ne peut
plus me concevoir différent de lui, autre que lui-même, compagnons de jeu en
légèreté avec pour seul poids celui de se posséder soi-même au point de se
tuer.
Comment réagit en
profondeur une personne âgée ? A –t-elle aussi les dérèglements du
vertige, du jeu, de l’alcoolisme ? se raccroche-t-elle à sa vision du
passé pour échapper à celle de la mort ? Mère-Grand m’avait dit
appréhender plus la déchéance que le passage ailleurs, je ne sais pas bien ce à
quoi elle croit, mais après que Patrice lui ait rapporté les événements de
Barre-des-Cévennes et qu’elle m’ait appelé auprès d’elle pour un dernier point
de ce que je dois ou de ce que j’ai détourné, elle m’a pris à part, je
m’attendais à ce qu’elle m’intime de m’éloigner à nouveau et de ne plus toucher
à Mirabelle, il m’avait semblé qu’en celle-ci elle ne se rassemblait qu’avec
effort, un dernier espoir comme si toute sa vie aparemment si amène avait été
au contraire extrêmement tendue. Se peut-il qu’elle ait tenu, elle aussi, à une
postérité dans laquelle le hasard ou la providence avait tenu tant de place que
tout soudain avait été effacé par un accident de gestation, par une erreur dans
le scenarion. Elle était revenue sur l’ensemble de la journée, puis de la nuit
de l’autre samedi, pour me dire qu’elle avait eu un rêve, la veille du mariage.
Une brebis cherchait où mettre bas et errait dans des lieux déserts qu’elle
n’identifiait pas, et voilà que la mort de Régis éclairait tout puisqu’il
s’était laissé tomber sur le causse Méjean et que Mirabelle n’avait pu
conclure. Elle me demanda ce que j’en pensais, ce qui m’a surpris. J’ai réalisé
que pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un au monde prêtait
attention à mon opinion. Depuis que j’ai dû faire la manche auprès de ma
belle-mère, après avoir tapé tout ce qu’il était plausible de supposer fortuné
et charitable à la fois, je m’étais fait une seconde identité, infâme mais dont
à force je ne souffrais plus, quémander, puis jouer pour rembourser, refaire des
trous et solliciter à nouveau en sorte que la voussure de ma silhouette et de
toute mon existence était en fin de compte bien davantage une sorte de
mendicité balbutiante et mondaine que le jeu lui-même qui a ses allures et qui
ne tue pas forcément ceux qui s’y adonne, mais moi j’étais à courir le long du
cercle vicieux et à chercher les entrées (ou les sorties) par mon écriture et
mes déductions en forme de martingale. J’ai étonné Dom Louis en lui disant que
je priais souvent pendant mes calculs de tête, il n’en a pas été étonné, la
prière suppose un support, le chapelet par exemple, pourquoi pas le calcul
mental ? C’est cette image d’une brebis épuisée, sans âge et cherchant une
crèche qui va me suivre, les obsèques auront lieu à Paris, elles ont tardé car
l’autopsie faisait se lever le doute d’une drogue qu’aurait pu absorber Régis.
Tout s’obscurcit car Mère-Grand après avoir reçu son notaire semble en peine de
tenir les dates qu’elle m’a fait dire. Or, je les lui ai données au plus juste,
mais qu’importe l’honneur d’un homme perdu. Le personnage de Régis m’absorbe de
plus en plus, lui aussi a vécu intensément cette perte de soi, quand Mirabelle
se relevant lui a dit en souriant que très probablement il l’avait mise
enceinte, il était d’un même mouvement, celui d’une femme enfournant le sexe
d’un quasi-inconnu dans le sien, initié à ce que l’on convient d’appeler la vie
ou la chose, et exclu de la vie religieuse quoi qu’il échafauda, culpabilité à
jamais et fraude, ou bien retour sur ses vœux et ses plus chères projections.
L’honneur, qui en est juge ? La rumeur ? ou soi seul. Je lui donnerai
un synonyme, la consistance, ce dont toute ma vie je n’ai su faire preuve, et
dont j’ai maintenant tant envie, me redresser. Même si je suis seul à jamais
m’en apercevoir, durant ce qu’il me reste d’existence à vivre.
Mère-Grand soucieuse de mon interprétation de son rêve, ou au moins de
m’en faire partager l’image principale, m’a considéré : elle attend
quelque chose de moi. Je n’ai su quoi répondre, car elle ne veut pas se
contenter d’un pressentiment dont aujourd’hui il y a l’évidente réponse qu’a
été la fausse couche, mais ce pourrait être aussi cette quête ultime de Régis,
brebis égaré. Pas seulement l’enfant mort de Mirabelle, ou bien encore et aussi
ce dernier putativement cherchant couche et linceul. Fallait-il
rétrospectivement tout appréhender de la suite quand l’orage décoiffa la tente
et toute l’organisation du dîner de notre noce ?
Journal d’Adolphine de Mahrande
Il faudra codifier les
livres de raison, au moins pour les familles qui ont coûtume que l’un des leurs
tienne la plume. Que doit-on y consigner ? des éléments de généalogie, de
climatologie ? un catéchisme pour les géénrations quand elles ne sont
encore que jeunes et à qui l’on dore la pillule, à qui l’on ment sur le
grand-père, la grand-mère ou un vieil oncle : de l’édification en lieu
d’éducation. J’ai eu ma part du contraire et qu’on ne croit pas que ce ne soit
le fait que de ces semaines-ci…
Je ne mettrai donc pas le
château en vente, il ne m’appartient pas, même si dès avant notre mariage, j’ai
mis à la disposition d’Octave (les classiques dettes fiscales et le la
réfection des toitures) ce qui nous vient par ma chère mère des libéralités de
Monseigneur le duc d’Orléans, avant qu’il ne tourne à l’usurpateur. On gagne
beaucoup d’argent en gérant la fortune des autres, même et surtout si l’on est
honnête et rend compte de sa propre rémunération ; je viens de l’écrire à
Charles, en lui faisant part des dispositions que je prends, qu’il ne se croit
cependant pas quitte. Régis m’avait plu par son aspect physique un peu
étonnant, parfois très beau, parfois proche de l’anormal quand il laissait
aller un regard que j’ai trouvé un peu fou, notamment pendant la messe. Trop
contrainte de partout, et ne s’échappant que par le violon dans une relation
enfin égale et apaisée avec sa mère. J’ai été heureuse de rencontrer celle-ci,
même si nos arbres généalogiques ne se touchent pas, mais ils se valent.
Charles doit reprendre le projet où l’a laissé – posthume – son gendre de
quinze jours, et se lancer dans la finance éthique. Cela fera jaser et l’on
criera en commission des opérations de bourse au montage d’une officine
destinée à des blanchiements, surtout s’il garde la chalandise des pieux
établissements que notre défroqué avait commencé de gagner. Avec feu mon mari,
Charles a ceci de commun – c’est bien le seul trait – qu’il ne se soucie pas de
l’argent : Octave en a plus donné dans sa vie qu’il n’en a reçu,
émoluments et divers honoraires compris. Le peu qu’il me laissait en communauté
a permis de financer Toujounine, et c’est moi qui en sous-main, sans qu’il s’en
soit, je crois, douté, ai contribué à ce que Patrice n’ait pas à racheter trop
onéreusement Reniac. Le montage d’une location désormais par l’association dont
son père avait fait son héritier en partie, paye le reste.
Je ne me crois nullement
providentielle, ni celle par qui tout arrive – ce mot de Charles, et son
interrogation sur lui-même ; je ne crois pas non plus à des plans divins dès
ici-bas, nous avons à nous remuer nous-mêmes. J’eusse apprécié d’être davantage
rencontrée par les circonstances. Abriter quelques soi-disant maquisards dans
la forêt des Mahrande ne m’a pas fait risquer grand-chose et la photographie du
Maréchal ou les séjours ici de Brasillach ont été, à la Libération, un risque
rétrispectif bien plus grand. Je n’ai pas même à mon mari, dit qui j’avais
herbergé sous prétexte que c’était un aumônier ayant à sillonner la région pour
de bonnes œuvres ; il en avait été étonnée car la calotte n’est pas le
genre d’une petite fille de huguenots et de camisars, côté femme et côté homme.
C’était P… qui depuis a été ministre et surtout a taillé des croupières à tous
ceux qui voulait faire de Jean Moulin un infiltré et donc du Général une dupe
des communistes. C’est sans doute cela qui m’a valu de celui-ci la magnifique
et unique photographie que j’ai non loin de cette table à écrire – époque
Mazarin – sur laquelle je me penche une dernière fois, puisqu’elle appartient
désormais, à l’occasion de son mariage, à ma petite-fille. En tout cas, Bernard
Tricot avait tenu d’Etienne Burin des Roziers la reconnaissance que de Gaulle
avait contractée envers moi, sans jamais me l’avoir écrit, pour avoir abrité P…
et sans doute aussi beaucoup d’archives car la chambre qui était la sienne et
que j’occupe à présent, la seule d’où puisse du balcon plonger dans la douve et
s’abriter sous le surplomb, était encombrée de cantines, bien trop nombreuses
et lourdes pour un porteur des derniers sacrements.
Oui, le livre ou le
cahier de raison. Je n’ai dû côté des Mahrande qu’une répondante, mais
lointaine. Une cantinière, mais oui, et Lévi de surcroît ; je n’ai jamais
pu retrouver quelque portrait ou médaillon d’elle. Elle s’est fait remarquer
par le colonel de son régiment, garnison Carcassonne, autres terres de famille,
celle du Minervois dont on a bu l’autre samedi, et il l’a épousé. Les
circonstances sont écrites dans ce livre, deux pages qui valent la peine.
L’officier a conscience d’une mésalliance, mais précisément il s’en f… sa mère
tient la plume, elle l’eût voulu conquérant aux colonies, il la déçoit parce
qu’à Carcassonne que fait-il ? il apprend l’allemand et peut ainsi
solliciter d’être envoyé à Berlin, on est à l’aube de l’ère bismarckienne, et s’il
y a quelque chose à publier qui est au secret de cette demeure, c’est bien la
copie des notes et dépêches qu’il adressa par porteur à l’Empereur
personnellement. On se retrouve toujours, le gant que j’ai égaré et les
papiers, l’ombre de ce souverain chanceux puis triste évoque pour moi, très
contemporain, ce gendre que Dieu m’a donné et qui ne finit pas de me causer
souci, et pourtant de m’attirer parce que sans doute il fleure l’aventure, que
je crois il a sentimentalement très peu couru – Amélie lui a donné la leçon -,
mais qu’il était taillé pour entreprendre et dont, inconsciemment, il s’est
consolé dans le jeu. Il est vrai que si
le joueur est passionnant à observer, je crois – j’en veux le cœur net et
Charles m’a promis de m’emmener au casino de Divonnes pour d’ici à là faire une
route romane et notamment nous arrêter à Autun et au musée saint Lazare que je
veux lui montrer – il me semble que le rôle, quand il est joué au féminin, doit
fasciner plus encore. La joueuse doit penser qu’elle a l’ultime ressource de se
donner en gage et de se prostituer pour l’âcre plaisir de pouvoir retourner,
dès la passe administrée, à la table de sa passion. Tandis que l’homme, c’est
plus simple, il a le revolver au petit matin. Quel dérangement s’est produit
dans l’esprit d’une femme pour qu’elle aime les jetons ? L’amour inavoué
d’autres femmes ? Tandis que l’homme, on peut toujours lui supposer, une
ultime raison, celle de couvrir, au-dessus de ses moyens connus, la femme aimée
de bijoux et de voyages, de matérielles prévenances. Octave n’avait l’aventure
qu’hôtels retenus, et il ne pouvait en cacher les préparatifs – de ces voyages
qu’il prétendait improvisés – qu’en m’honorant, son mot pour dire plus
noblement, me prendre ou me f… Charles et les femmes… son autre sosie, puisqu’il
y a déjà Régis et le pari qu’on fait de sa propre vie et que celui-ci fit trois
fois, d’abord en entrant en religion, puis en défroquant, et enfin en se tuant,
le seul risque qu’il ne voulut pas prendre a été pour sauver sa femme, il
devait donc (tout de même) l’aimer ou tout fut-il d’honneur, et devait-il se
tuer si la cause de son départ de la Compagnie avait disparu … l’autre sosie de
Charles, c’est bien Patrice, Patrrice et les femmes au lieu du jeu. Le voici
potentiellement à pouvoir conquérir Mirabelle, tellement sa cadette mais si
proche de lui à certains égards, des égards familiaux, et reconquérir Violaine,
dont il m’a semblé que celle-ci s’y était attendu dans notre fameuse nuit.
Quoiqu’il en soit, la
cantinière israëlite d’origine épata le tout-Berlin de 1860 qui n’était pas
alors antisémite et crut qu’on l’était moins encore à Paris. Dans le beau
quartier de Charlottenbourg, elle promena sa nombreuse progéniture, escortée de
l’aide-de-camp dit notre livre, tandis que son mari, attaché militaire en titre
et comme tel accrédité directement auprès du roi de Prusse, puisque dans les
vieilles monarchies, le souverain commande en chef ses troupes, tâchait de
prévoir que la France l’emporterait sur les Allemands si ceux-ci faisaient
défection notamment au sud de la confédération, en cas de guerre d’agression.
C’est cela que donne la première page, la seconde que j’ai sous les yeux fut
arrachée en original, et n’a été que recopiée à la date où l’on s’y est pris,
pourquoi ? Je l’ai sous les yeux pour la première fois, car je n’ai jamais
lu d’affilée ce volume assez intercalaire entre deux gros volumes nous amenant
à Louis XV et le dernier interrompu, j’en suis heureuse, à la Grande Guerre,
c’est-à-dire pour nous, pièces rapportées ou valeurs ajoutées dont la coûtume
veut qu’en entrant chez les Mahrande on note l’essentiel de sa lignée dans le
livre de raison qui ainsi scelle par la chronique, votre adoption. Je n’ai rien
à raconter sur mes parents ni sur Crépy-en-Valois, sinon qu’ils y ont connu Georges
Guynemer et ses as, et que moi peut-être j’ai aimé à mes cinq ou six ans, un
des officiers qui disparut ensuite, mais dont j’ai gardé une photographie,
exprès cachetée par ma mère à mon intention. La dame née Lévi avait le don des
langues, et en fait aida son mari au point qu’on doutait en la faveur d’elle
que l’affectation ait vraiment été celle du colonel de hussards :
était-elle d’origine alsacienne, la chronique dit qu’elle parlait couramment la
langue des philosophes et des nationalistes, qu’elle en savait par cœur des
passages et n’hésitait pas à définir certaines de nos contrées, que d’ailleurs
je connais pas, comme archi-françaises de cœur mais ayant pris le meilleur de
leur culture aux Allemands. Bien entendu, la chose était assez ambiguë pour la
faire recevoir et entendre à peu près debout, elle était forcément accompagnée
de l’attaché militaire et une coupure de presse, rendant compte en caractères
gothiques, collée au verso de la copie de page, avec sa traduction manuscrite
au crayon, rapporte qu’au bal de 1869, l’épouse du militaire français avait
ébloui jusqu’à Guillaume, pourtant d’un naturel refroidissant si j’en crois mes
études secondaires. Rachel de Mahrande de nos jours eût été décorée, ou bien
fusillée.
Mirabelle, voilà le
mystère que ne consignera pas – non plus - ce livre de raison. Pourquoi me
ressemble-t-elle tant, ainsi qu’à sa mère ? Il semble que ce soit de sa
part une véritable obstination dans le mimétisme de ce que nous avons de plus
voyant, mais aussi – ce qui est mieux – de plus intime. Elle ne serait pas de
notre sang, ce qui arrangerait les projets éventuels de Patrice, qu’elle ne se
conduirait pas autrement, le chien abandonné qui retrouve quelque maison et
surtout un maître, a un attachement redoublé, et une jouissance heuresue de
tous les instants, de toutes les circonstances. A mes pieds, sous le cadeau de
Mazarin, le-chien… j’aime à penser que cette table-bureau, assez hors des
canons de l’époque, est au contraire bien davantage d’origine et fut commandée
tout exprès par le donateur sachant les habitudes de son protégé et homme
d’affaires. Autre ascendant familial pour la finance éthique ? Je n’aurais
donc à porter, pour cette génération, que la mort subite de mon gendre, un
accident ? ou bien vais-je laisser du blanc, quoique – à vrai dire – il
n’y a pas de suite, et j’abuse certainement de ce vieux papier en y mettant des
états d’âme qui ne sont pas de coûtume, et qui me seront sans doute reprochés.
Je change donc de cahier et en prend un moins vénérable, quoiqu’il tienne les
esquisses de mes dispositions testamentaires.
Je voudrais pouvoir
écrire en m’endormant, en fermant les yeux, en rentrant dans le passé de ma vie
et en le retournant en sorte que les conclusions soient tous les
prémices-mêmes. Qu’ai-je compris de la vie ? je vois celle des autres, je
n’envie personne et je ne m’aime pas. Sans doute, ai-je été belle, mais toute
femme qui le veut l’est, on peut arranger son sourire en fortifiant, en
libérant son âme. A la mienne, il a manqué d’autres maternités et d’Augustine
me suis-je vraiment occupé ? Encore maintenant, notre correspondance est
sans tendresse ni malice, elle est opérationnelle, l’œuvre de ma fille et ce
que l’on peut directement avec l’argent d’ici et le dévouement de quelques
Mauritaniennes soutenues par trois Européennes là-bas, en font toute la
matière. Mais le cœur d’Augustine, majestueusement ma fille quand elle était
enfant, qu’on l’avait apprêtée pour moi, qu’on lui avait fait apprendre un
poème pour qu’il me soit récitée à ma fête, un autre à mon anniversaire, un
troisième sans raison pour le cas où j’eusse à fêter, dans le secret, et hors
date, un événement aimé ou douloureux, ce qui souvent va de même. La douleur
passée, que l’on se remémore a la douceur âcre de ce qu’éprouve sans doute un
bon combattant qui doit se rendre, on s’en remet… je veux écrire, que l’on
s’abandonne mais aussi que l’on guérit.
C’est Mirabelle qui vient
de m’aider. J’aurais pu la connaître Anna de Noailles, qui vécut autant à Paris
que pas loin d’ici. A mon adolescence, bien avant que j’aille avec Père en
Espagne, et m’évade comme je l’ai raconté, non sans délices, à Patrice dans
notre nuit blanche, elle m’avait offert, dédicacés, son Cœur innombrable
et surtout l’Honneur de souffrir. Mais je ne les avaias pas même coupé,
je vivais trop vite. Mirabelle y a trouvé ce qu’elle veut inscrire sur la tombe
de son mari, elle m’a montré le texte et à côté, tout de suite, j’ai lu cela,
qui dit mieux ce que je ressens en ce moment, vieille mais pas accomplie…
Avoir tout accueilli
et cesser de connaître !
J’avais le poids du
temps, la chaleur de l’été,
Quoi donc ? Je
fus la vie, et je vais cesser d’être
Pendant toute
l’éternité !
J’ai voulu vivre, afin
d’épuiser mon courage,
Afin d’avoir pitié,
afin d’aimer toujours,
Afin de secourir les
humains d’âge en âge,
Puisque l’ambition
n’est plus qu’un long amour…[1]
Le Père Ballande était
resté le lendemain du mariage, je lui avais visité nos aîtres et nos lieux,
comme on a dit longtemps, il n’a pas pu ne pas remarquer que la chapelle,
quoique visitée annuellement par le plus gradé des clercs du département,
tourne au placard à balais. Il m’a fait ensuite annoncé qu’il m’adressait de
quoi en refaire la décoration et il a assorti la chose d’un curieux récit où je
ne comprends pas s’il s’agit de lui ou d’un homonyme qui aurait peint à
fresque, le héros du conte est mort d’amour dirait-on aux enfants, du S.I.D.A.
en précurseur de ce que l’on ne savait pas nommer alors. Des souffrances qui
n’avaient pas de nom pour des plaisirs qu’on ne sait si on ne les a
expérimentés, ce qui par force de ne sera jamais mon cas. Les peintures sur
bois de Gilbert n’ont pas mis huit jours à m’arriver comme s’il avait fallu
qu’elles précédassent de leur ardeur l’annonce de la mort du fils spirituel, et
il m’a semblé que Gilbert, le Jésuite, voulait me faire comprendre une
filiation ou un lien certain de fraternité entre le second Gilbert et Régis. On
a posé les huit panneaux contre les murs, dans la grande pièce qui ne sert à
rien, qui donne à droite en entrant dans le vestibule, sauf quand un orage
désorganise un banquet de noces, il est évident que la chapelle est trop petite
sauf à l’agrandir pour les accueillir toutes, comme on peut les diviser en deux
thèmes l’Ancien et le Nouveau Testament avec leurs anges de prédilection,
Gabriel seul figurant dans les deux récits, je me demande si je ne vais pas
proposer la première des deux séries à ma fille, les musulmans ne peuvent que
comprendre et elle les regardera plus souvent que je n’irai voir les miens.
Puis le Jésuite est venu – à sa demande – repasser quelques jours, il n’est
parti qu’hier, célébrer les obsèques de son fils spirituel l’a terrassé, il a
les mains tremblantes, ne va pas bien, sommeille beaucoup, se recroqueville
comme s’il allait redevenir tout véritablement un enfant, et commence de
dérailler. Il estime providentielle la présence auprès de lui de Madame
l’hôtesse avec laquelle il a entrepris de me confondre. Charles qui essaie de
persuader sa fille qu’ils doivent aller ensemble visiter sa mère en Mauritanie,
cherche en vain à persuader le religieux de qui je suis. L’autre redouble de
révérence, attestant par son amnésie combien dût être pure et belle sa liaison
de prêtre avec la veuve qui pour lui n’a jamais vieilli. Il m’a tiré de son
portefeuille des photographies de lui en chandail, jouant avec Régis dans un
pré. A combien de nous donc manque-t-il un fils ?
Tout cela sonne l’air du
départ, je me sens pourtant bien de partout, j’ai envie de marcher chaque jour
jusqu’aux lisières de nos bois à la rencontre des daims, et de laisser mes
mains, en arrière de la vieille barque, sur la douve tremper dans l’eau jusqu’à
tenter les carpes. On me dit que ce n’est pas à faire.
Plus que d’autres enfants
que ma seule fille unique et ma chère petite-fille, c’est d’un père que j’ai
manqué, il me semble avoir toute ma vie tâtonné pour quelque tendresse
masculine qui fut pure, virile, anoblissante. La moustache blanche de mon père,
très tôt, n’était pas ce qui m’intimida ; je ne suis pas bavarde de nature,
c’est son mutisme qui m’a glacée pour toujours devant lui, quand revenant du
Japon par le Transsibérien – il y avait participé au congrès des directeurs du
service des horaires dans les grandes compagnies ferroviaires d’alors -, je
n’avais pas quinze ans, il ne sut répondre à ma mère qui attendait quelque
récit, que par cette phrase, dites d’un air distrait tandis qu’il dépliait sa
serviette et humait le bouchon de la bouteille de vin : c’était… oui,
c’était bien intéressant et je vous ai adressé des cartes postales qui, bien
entendu, arriveront bien après moi. Il me peina alors d’abord pour ma mère,
puis pour moi car il revenait les mains vides. Puis à la veille de mon mariage,
comme je pensais devancer par cela les vingt-et-un ans d’âge m’émancipant
censément de lui, et qu’il allait m’offrir une chevalière comme à mon frère, il
récidiva : je n’aurais pas de chevalière, ce n’était pas la coûtume
familiale pour les filles, je le regardais et ne lui ai pour ainsi dire plus
jamais adressé la parole, me contentant de répondre à ses salutations. Je ne
veux pas consigner ici que c’était le fait d’un homme dur. Je ne manquais de
rien, grâce à lui, sinon de quelques marques tangibles de son affection ;
je savais celle-ci, mais elle était aussi invisible que le Père céleste pour le
commun de ses créatures. Etait-il ainsi avec ma mère ? Lui en voulait-il,
mais de quoi ? de Guynemer et des
siens, mors au champ d’honneur, tandis que lui conduisait le train du général
en chef sous Verdun (Pétain). Pas commode ni le cheminot – et il fallu le
séjour ici de Gilbert Ballande pour m’assurer que de père en fils, même tombant
un peu de vieillesse, les cheminots et anciens cheminots savent rire et surtout
faire rire – ni le militaire, trois petits déjeuners pris ensemble consécutivement
sans qu’ils se soient adressés en rien la parole, sinon mon père
arrivant : mes respects, mon… et l’autre : asseyez-vous, faisons
vite. Reste que l’iun et l’autre ont eu le don rare d’inspirer confiance. Mais
notre génération aime les choses confuses et les rendent encore plus floues,
s’il est possible, ainsi de ces déclarations présidentielles au-début du règne
de l’actuel à propos de la responsabilité de la France pour ce que laissa se
perpétrer Vichy. De Gaulle et Mitterrand étaient au moins d’accord sur cela, la
République n’était pas là, et la France était ou dans des cœurs qui
n’acceptèrent rien, et sans doute le Maréchal en fut-il, ou ailleurs, à Londres
et sur les champs de la bataille continuée. Il faut descendre du « bon
docteur Queuille » dont on a recueilli l’héritage électoral pour asséner
aux Français le contraire qui n’avait pas trop de la grandeur d’une fiction
légendaire pour ravaler un passé qui aurait pu ne pas être. Curieusement, les
gaullistes assez prompts mais sans trop se nommer, sauf quelques jeunes
épigones dont je crois fut Patrice, pour instruire un procès en fidélité à
Georges Pompidou, ne dénoncent toujours pas Jacques Chirac, il est vrai que cet
homme-là est – très habilement quand on conserve la figure d’un jeune gaillard
grand, généreux, impulsif et assez naïf – celui de l’avant-dernière minute ou
de juste l’instant ; les éphémérides irakiens le démontrent. Mais y a-t-il
des gaullistes en dehors des monarchistes, des pétainistes, et de … je ne sais
au juste, mais combien nous nous gaspillons nous-mêmes ! Patrice s’il
n’était si triste de notre pays, serait impossible à faire taire dans ses
démonstrations de la facilité avec laquelle on peut envoûter les Français et
les faire aller jusqu’au sacrifice de leur portefeuille, à condition qu’il y
ait un Etat et de la légende. Un château et un livre de raison, qui dirait
tout, pas un gîte d’étapes ni un domaine pour appellation au rabais et qu’on
clôture pour le faire plus grand…
Est-ce que j’aime
Mahrande ? Je ne m’y suis jamais complètement sentie chez moi, mon mari ne
savait pas le faire visiter et n’en usait que de deux pièces, sa chambre et son
bureau. Il était vieux garçon dans l’âme, et n’eût-il été médecin, je crois
qu’il n’aurait pas vraiment su s’y prendre la fois il le fallut. Les
générations précédentes n’organisaient pas du tout pour de futurs fantasmes
l’initiation des garçons. Encore aujourd’hui, je me demande si – à l’instar de
mon père – Octave avait besoin de moi, de moi en tant que femme, et de moi en
tant que telle, telle je suis et étais Adolphine, sans doute bien mieux à
l’époque que maintenant, naturellement. Seule, les jours sans…, je n’attendais
pas Octave mais réservais à l’avance tout ce que je conjecturais de faire avec
lui. Nous nous ressemblions en cela et quand venait le signal que nous
partirions sous peu en voyage, c’était à son retour de Paris, une fougue
inhabituelle et des prises et étreintes insensées qu’on devine plutôt qu’on ne
voit dans les tableaux les plus propices qu’ait peints Rubens, alors j’étais
autre, et le château me plaisait parce que je le verrai enfin du dehors ou par
la pensée, que d’ailleurs une décade seulement d’absence loin de la Brenne
rendait nostalgique. Les choses avaient leurs variantes, aller dîner à
Argenton-sur-Creuse, on s’y croirait encore aujourd’hui dans un tout autre
siècle, rien n’y manque : des maisons tombant directement sur l’eau, du
pont à arches, des placettes où tourner les Misérables, des becs de gaz
demeurés d’époque moyennant une adaptation qui ne choque pas, on en revenait
par une des forêts les plus épaisses qu’il y ait en France hormis celles du
Jura vers Levier où les sapins pointent souvent à cinquante mètres d’altitude,
et parfois pour me faire peur, Octave simulait une panne et reprenait un
acompte sur notre lit, en abattant tant bien que mal nos sièges avant. Alors
j’aimais Mahrande et les Mahrande. Je me doutais bien que ces accès étaient
aussi des demandes d’absolution ou au moins d’indulgence. A-t-il eu des
maîtresses à Paris et voulait-il doubler chaque service et oublier en moi ce
qu’il avait pris ailleurs, ou comparait-il ? Il est possible que véritable
saint laïque et agnostique comme le sont les médecins laissant voisiner sous
leur crâne une foi de charbonnier et un scepticisme d’expérimentateur, il n’ait
entretenu personne à Paris ni dans la région, entretenir n’étant pas le bon
mot, puisqu’il ne dépensait rien, et cela je le sais. Seulement à courir dans
sa tête, et peut-être ce qui est flatteur, à se demander comment m’honorer
d’amour, lui un homme sans grande prestane physique, avec un sourire lui
fendant le visage et des rougeurs soudaines quand il était embarrassé ou quand
quelque naturel caché lui revenait et le faisait, soudain, même devant moi
seule, être complètement intimidé, sans voix. .
J’ai trouvé, en vidant
les tiroirs du bureau Mazarin, une étrange serviette que je ne lui avais jamais
vue, elle ne contenait que quatre cahiers et semblait avoir été confectionnée à
leurs mesures. Je n’ai pas cru être indiscrète car aucune mention ne dissuadait
un lecteur, qui en l’occurrence ne pouvait être, dans la pensée d’Octave que
moi ou sa fille. Je les lirai, et les oublierai, selon… et les destine à
Mirabelle. Comment lire un écrit intime qui ne vous est pas destiné ?
Patrice m’a raconté, entre autres, que dans la période la plus compliquée à
gérer de sa vie, il avait non seulement des défaillances cardiaques au
téléphone quand il se trompait de prénom ou voyait s’ourdir un complot
réunissant toutes ses maîtresses dans le même avion, au même date, pour à
destination le confondre et le sommer de choisir, mais aussi la hantise d’être
lu par indiscrétion et que, faisant autant que possible, mais toujours à la
va-vite faute d’intervalles assez longs entre deux visiteuses, un vide
approximatif, il oubliait toujours quelque chose, qui au contraire était en
particulière évidence à l’arrivée de la rivale de celle qu’il venait de mettre
à l’avion, quand ce n’était pas la femme de ménage – vicieuse – qui pendait du
petit linge à sécher, sur fond de Mont Parnèse, dans les hauteurs d’Athènes,
site de son appartement en Grèce où il avait vu à la fois sur le Lycabète et
sur le Parthénon, plus loin et à angle droit, soutien-gorge ou culottes qui ne
pouvaient appartenir à l’arrivante. Ou encore se trompait-il dans ce registre
en ressortant des vêtements laissés comme si on était seule à le venir voir,
mais qui n’étaient pas ceux-là. Un texte en quatre cahiers, à qui Octave
l’avait-il destiné ?
J’ai pensé finalement
n’avoir pas à le lire. J’ai supposé que mon mari avait besoin d’un certain
recul quand il était au château et que nous vivions ensemble, certes chacun à
notre rythme mais avec des heures de retrouvailles, précises, rituelles,
festives : pourquoi ne pas l’écrire et en attester ? et d’une certaine
compagnie, fût-elle virtuelle, quand il était seul à Paris, en faux célibataire
entre ses consultations, les trains et l’écriture des articles et de ses cours,
car d’une main qui ne se lassait pas, il avait la plume alerte et régulière et
n’était entré dans la religion informatique que sur ordre et pour gérer des
prescriptions, des dossiers, des rendez-vous sans jamais vraiment rédiger par
lui-même. Augustine prétend que je devrais m’y mettre, moi qui sait à peine
cuisiner pour deux et, moins encore qu’on ne me le dit, toucher un piano. Nous
communiquerions, dit-elle, si facilement, en temps réel. Mais y a-t-il un temps
irréel, et sais-je écrire ? Les réponses vont d’elles-mêmes, négatives. Il
n’est plus de mon âge d’aller la voir là-bas, elle reviendra donc, j’en suis
certaine, il y a à faire ici et il y a à veiller à ce que Mirabelle se remarie
et de préférence avec un homme plus âgé qu’elle, lui apprenant à rire,
éventuellement à être châtelaine, mais surtout à avoir des fils. On aime le
posthumat dans la famille, eh bien ! si cela ne survient qu’après moi
qu’importe. Il est temps de préparer le voyage. J’aimerais mourir détendue,
sachant que c’est venu, et ne redoutant rien que de n’être pas à la hauteur, ma
beauté on saura la refaire. Il y a des gens qui assurent que la peau du visage
se tendant à nouveau, mourir nous rajeunit, quelle joie ! quoique j’ai
toujours professé que chaque matin nous trouve plus vieux que la veille mais
qu’à midi ou le soir, si l’on est encore aimé ou de nouveau, on peut être
nettement plus jeune que bien des lendemains de nuits ou trop solitaires ou
trop occupées parce qu’adolescent on ne sait ni ne compte. Je ne suis pourtant
pas pédagogue, sauf vis-à-vis de moi-même, et j’ai l’intuition que le journal
d’Octave est de ce tonneau, il a dû s’y donner la leçon. Or, avec soi-même, la
chose ne peut qu’être particulière et nous sommes, au juste, bien moins
indulgent que la moyenne de nos ennemis qui ne projettent sur nous que leurs
propres peurs ou défauts et oublient les nôtres. A notre instant de mourir,
sauf sur un champ de bataille ou en voiture, la société d’aujourd’hui nous
propose du personnel soignant et des heures de visite, de la médication pour
n’avoir ni trop peur ni trop mal ; je voudrais que mon départ soit joyeux,
que ce soit une sorte de remontée d’une sève initiale qui me fasse sourire à la
dernière expulsion de l’air du bon Dieu qu’on respire-aspire ici-bas.
Je constate la patience
de… le-chien, il a dû avoir dans sa vie précédente à surveiller quelque vieux
savant – peut-être à le mener au lit –
comme était mon mari, dans les quelques mois qui séparèrent son option
pour la retraite (en elle-même bien plus tardive que dans la moyenne de la
fonction publique hospitalière, ce qui edst aisé quand on accepte, quand on
sollicite d’être bénévole) de sa mort, qui fut douce. En tout cas, le-chien me
contemple écrivant, comme si c’était à lui que je m’adresse dans ce journal. A
qui donc a-t-il survécu ? Charles et Patrice se sont chacun étonnés que
cet animal et moi puissions coexister, depuis déjà six semaines, ils oublient
Sacha, frère de jeux d’Augustine et que celle-ci lui dût la vie. Le-chien et
moi nous ne nous devons rien, sinon que nous échangeons nos compagnies et qu’il
y a - toujours - pas seulement des restes, mais bien du bourguignon, chez les
Mahrande. Je lis cependant dans son attitude qu’il a un vœu à formuler, de la
promenade. Je n’ai jamais été sportive, au mieux assez bonne nageuse et bonne
skieuse selon les normes de ma génération, aussi chaque mise en marche à pied,
est-elle une surprise, je m’enhardis pas tant à pousser dans nos bois et à en
vérifier l’entretien, qu’à faire la pause pour regarder une fougère, ou le
contre-jour d’une branche de chêne, et je vois ce que je n’aurais jamais aperçu
du balcon de mes audiences. Couper une branche suivant qu’on veut blesser ou au
contraire émonder a un retentissement manifeste, les plantes comprennent,
remercient, se redressent, périclitent, nous attendent. Ainsi, ces fleurs
bleues qui ne s’ouvrent que pendant la matinée, du lin sauvage ? ou ces
repousses de glycines en plein mois d’Août après une floraison printanière. Le
bonheur parfait qu’une rose à l’ancienne, mauve mais si délicatement que c’en
est presque une couleur sans nom, veuille bien s’être ouverte à ma venue ;
de ma paume ouverte, je l’ai effleurée, c’est le cas de l’écrire et j’ai fait
ce souhait – un peu bête, j’en conviens – qu’elle efface, que ce soit elle qui
efface à ma mort toutes les lignes que dans ma main je n’aurais pas su lire ou
écrire. Une rose, qui n’est pas de serre, sa mort, c’est quand, depuis le
moment où j’ai repris ce journal ?
Journal d’Augustine Villemaure de Mahrande
Je ne parviens pas plus à
pleurer maintenant qu’il y a vingt ans quand Charles m’annonça qui il avait
mise enceinte et quand…
Ce n’est toujours pas du
passé, je n’ai pas été préférée à temps, ce que je donnais ne suffisait pas à
conjurer le sort. Je ne crois pourtant pas qu’elle aiat été auparavant sa
mâitresse ni ensuite, elle est morte si vite, elle m’a donné ma fille, avec des
larmes, puis s’est enfuie à jamais. S’est-elle mariée, on me l’a dit, et
qu’elle ait même eu un fils, c’est ce que j’ai cru comprendre, mais les
circonstances de sa mort, sa date-même ? rien, je ne sais rien. Il me
semble que depuis la mort de Régis, elle veille celui-ci avec moi, et dans
l’oratoire, à plinthes bleu-Prophète, je ne suis plus seul. Il y a
naturellement Slooghie et son fils Zozo, et Ousmane souvent est dans
l’encadrement de la porte, il ne comprend pas que dans la prière je ne me mouvemente
pas en prosternations et en re dressements debout, il ne comprend pas davantage
que j’ai besoin de lire et que je ne sache pas tout par cœur, mais le chapelet,
il voit et saisit. Il refuse d’apprendre à lire, car s’il lit, ce doit d’abord
être le Saint Coran, donc de l’arabe, que je suis bien incapable de lui
enseigner puisque j’ai peine à me faire comprendre rien qu’en quelques mots
fréquents du hassanya.
Les temps sont ici
troubles, l’Aftout est en famine, le régime n’a pas prévu que la sécheresse finirait
par se généraliser et que les récoltes, en tout état de cause faméliques, de
parviendraient pas à se compenser l’une l’autre, à supposer qu’il y ait les
transports. Le colonel qui s’est proclamé président depuis près de vingt ans,
maintenant, déteste les mouvements de camions, il y voit quelque arrivée de
mutins, sauf si le mouvement vient du nord, dont il est origine, et la route
étant unique est facile d’Atar à Nouakchott, à couper, à surveiller. Les
élections se préparent, qu’on n’imagine pas qu’elles soient sincères, comme
lors des premières qui furent organisées pour faire oublier les pogroms anti-noirs
de 1989 et 1991 – il a même fait tuer un tiers de son armée par les deux autres
– et il donna tout simplement, il fallait y penser, l’ordre d’assasssiner son
compétiteur plus heureux que lui au premier tour et de proclamer dès que la
tendance contre lui s’avèra certaine, les résultats locaux non selon les
dépouillements mais selon ce qu’en dirait la radio d’Etat. Cela a marché
jusqu’à présent, c’est l’homme du renseignement et le régime est stable parce
qu’il est dissimulé sauf pour les commissionnements. Je suis certaine que la
récente tentative de quelques militaires, jeunes et formés à l’étranger, lui a
trop servi dans la perspective prochaine des élections présidentielles, de sa
ré-élection présidentielle, a été organisée, en tout cas bien accueillie par
lui ; les Israëliens, transportés par des Américains, à ce qui est dit à
l’Ambassade, l’ont sauvé d’une situation qui cependant tournait mal pendant
deux jours. Depuis, tout est calme, on relâche les imams et oulémas emprisonnés
depuis le printemps sous prétexte qu’ils ne pouvaient plus supporter les
paillardises du ministre de leur tutelle. Au vrai, l’ancien aide-de-camp du
père fondateur de ce pays redoute surtout un autre verdict, bien plus
circonstancié : la parution des mémoires, très attendus, de celui-ci. Le
titre en a déjà circulé, mémoire - au singulier – d’hier pour demain,
or son jeune frère qui fut aussi son ministre, se présente comme à la première
consultation en 1992. C’est le parti des honnêtes gens et aussi des serviteurs.
Je l’ai reçu ici, il évoque surtout cet avilissement du peuple qui ne croit
plus à son propre pouvoir, il est resté assis dans l’oratoire à suivre ma
prière et à partager ma lecture, puis nous avons croisé des citations de chacun
de nos écrits sacrés. Ce n’est pas le premier dialogue de ce genre ici. Gardet,
Massignon sont dans ma bibliothèque et si j’avais à écrire, je commencerai par
dénoncer le racisme de Psichari dans Les voix qui crient dans le
désert : ces Maures qui ne se lavent pas, mais je dirai aussi que
c’est à lui que je dois, spirituellement d’être ici : Il faut donc que
je continue encore ma route solitaire. N’est-ce point une grâce spéciale que je
reçois, que cette solitude obstinée, qui me laisse face avec l’éternité ?
Oh ! profitons jalousement des heures de recueillement qui nous sont
comptées. Utilisons en avares ces purs instants de liberté, puisque c’est dans
la seule liberté que l’on sait devenir esclaves. [2]
Retournement que, d’ailleurs, les contempteurs faciles de la condition ici des harratines
pourraient méditer. Sur place.
Solitude de n’avoir pas
eu directement Mirabelle, quoique je l’ai attendue selon la promesse d’Amélie,
solitude de l’avoir quittée si tôt, j’en ai été punie, puisque la visite
annuelle de Charles ne compense pas l’absence de ma fille, double absence,
celle de ne l’avoir portée moi-meme, celle de sa propre ignorance… faudra-t-il
un jour le lui dire ? si je viens à mourir, et à ce moment-là
seulement ? mais l’intention m’avait été soufflée, dans la prière ou
autrement, je ne sais, de m’en ouvrir à Régis, et Mirabelle me répond ainsi qui
a eu l’idée de son inscription funéraire, selon ce que m’en écrit Mère-Grand.
Tu ressembles à la
musique
Par la détresse du
regard,
Par l’égarement
nostalgique
De ton sourire humble
et hagard ;
-
Tu n’es qu’un enfant qui défaille,
Mais, par les rêves de mon cœur,
Tu ressembles à la bataille…[3]
Ce fut bien cela quand il
prit son violon, ou l’avait-il dissimulé, ou est-ce le fait qu’on ait dû se
translater dans la maison où l’instrument était resté, anonyme mais à sa
portée ? la horde d’or, la vraie bataille, celle qui prend les
rêves à revers. Du moins, ma fille a-t-elle redécouvert son jeune mari ainsi,
et me l’a téléphoné au lendemain de tout, c’est-à-dire de leur seconde nuit.
Pas deux mois de rencontre mutuelle, leur véritable enfant ne fut pas in
utero, mais bien ce projet-même de mariage qui les révolutionnait l’un et
l’autre, et cela, ils ne l’on pas compris, ni l’un ni l’autre, encore moins
ensemble.
Qui suis-je pour donner
des leçons de mariage ? Ai-je raté le mien, puisque je n’ai pas su
protéger mon mari de lui-même, au contraire de ma mère qui avait tout aménagé
pour son grand homme qu’elle savait manœuvrer par ses petits côtés,
c’est-à-dire en le défrayant de l’ordinaire et en l’exonérant de presque tout
souci. Sais-je même dialoguer avec ma fille, avec ma mère. Quand Charles arrive
ici avec les collectes ou les détournements, comment puis-je jamais en être
sûre, tout est paisible, nous parlons en étrangers l’un à l’autre, mais pleins
de respect et de tendresse. Je sais qu’à mon ermitage il goûte le vrai repos
d’une halte que ses désordres ou ses efforts ont rendu très nécessaire. Nous
raccrochons avec les mots de l’année précédente comme s’il n’avait été absent
que quelques heures et dans cette étrangeté à laquelle, sans nous l’avouer,
nous tenons l’un et l’autre, je crois que je l’aime comme jamais je ne l’aurais
aimé s’il avait été exempt de toutes les tares et inconsciences dont, si vite,
je l’ai trouvé prisonnier. Il aime mettre le costume du pays, sorte d’immense
chasuble recouvrant une façon de chemise qui tombe sur un seroual que je lui ai
trouvé traditionnel, dont la ceinture a un cloutement pour fermoir, et qui par
la surabondance de l’étoffe qu’elle place enntre les cuisses, permet de ne pas
trop souffrir à la monte du chameau. Et il reste là deux courtes semaines à me
regarder prier, lire, recevoir. Quand je suis à l’hôpital ou au dispensaire, il
se plonge dans mes comptes qu’il sait tenir, parce que ce ne sont pas siens,
sauf les ressources qu’il apporte et qu’il me laisse, à son départ
comptabiliser. Les chiens sont heureux de cette présence masculine et ne le
quitte pas, il leur apporte d’ailleurs de France des friandises ou des
accessoires, gamelles anti-dérapantes et autres, dont on n’a pas idée ni les
moyens, bien sûr, ici. Oui, me faire faire un enfant s’il en était encore
temps, et ce temps serait d’un miracle, et je me donnerai ainsi lui comme à un
médecin pour qu’il me donne ce qu’il n’avait pas pensé à m’offrir, en pleine
nujit de nos noces. Il me parle peu de lui-même et raconte uniquement Ma-Ata,
les daims, les carpes, ma mère et ma fille, comme si c’étaient des biens dont
il voulait m’assurer qu’ils sont tous en sûreté puisqu’il y veille. Comment
peut-il ne pas rapprocher cet examen de possession avec son jeu de mains au
casino, quand il dilapide plusieurs années d’émoluments en deux tours de
roulette, ou en un trajet de ce jeu auquel je ne comprends rien et qui
s’appelle le chemin de fer. Le calcul des dérivés ou la boule, pas plus
grosse qu’une cerise débaroule et hésite, je vois, mais un chemin de fer qui ne
nous emmène qu’à notre perte, non !
Charles pense que le pays
mérite des élections sincères et m’a exposé un dispositif européen, budgété par
les Etats-membres, et qui permet une veille en profondeur du processus
électoral, deux ou trois observateurs par circonscription, une relecture des
textes, une vérification des listes, le tout en six mois, mobilisant véhicules
et un véritable Q.G. de campagne. Ce que ne peut que redoute un pouvoir qui
fraude, encore faut-il malheureusement qu’il soit d’accord pour cette noria de
jeunes qui viendrait avec enthousiasme prêcher la démocratie, puisqu’il
s’agirait de cela. A ce que je sais, les imams en sont d’accord, mais l’homme
aux commandes ? Il faut aussi que la France, censément chef de file pour
toute question concernant ses anciennes colonies, préfère l’inconnu d’un vote
sincère à la certitude d’un scrutin truqué. Là aussi la lucidité et le
consentement font défaut. Nous y avons quelque responsabilité, les élections,
quand il y en eut furent-elles jamais sincères de notre temps ?
D’ailleurs, ce temps était le nôtre, qui séduisait l’autre. On le voit bien
quand on relit Psichari ou les rapports politiques de l’époque. Charles propose
alors que par le truchement de mon œuvre qui a des correspondants dans chaque
cercle administratif, il y ait ce contrôle mais pour seulement faire rapport,
et il se propose de donner quelques cours à ce qui constituerait le réseau de
nos premiers missionnaires, j’hésite car je mets le travail de dix ans sous le
coup de mon expulsion, je ne décide pas et je vois la pauvreté de toute prière
quand elle s’adresse au concret et à l’alternative qu’il faut sans plus de
retard trancher. La fatalité, nous la révérons autant dans le christianisme que
dans l’Islam, si tant est que le mot garde le même sens.
Ce qui me manque ici, ce
n’est pas le sexe d’un homme aimé, j’en pourrai d’ailleurs accepter qui me sont
proposés avec délicatesse, respect et engagement de ne pas s’incruster, c’est
le cas de l’écrire. Je ne le veux pas, et ce n’est pas par fidélité à Charles
mais pour ne pas exposer ce que j’ai entrepris, notamment auprès des jeunes
femmes. Ce dont je pâtis c’est de n’avoir ma mère avec qui, ici, converser de
ce qui existe, ici. Le téléphone est rare, car – de sa génération – elle a
presque crainte de s’en servir, de ne s’entrouver que plus mal quand il faudra
bien avoir mis fin à la conversation, et au reste elle n’entend pas toujours
très bien, la liaison est d’ailleurs mauvaise le plus souvent. Les lettres
n’arrivent qu’épisodiquement. Ce que je voudrais au moins ce serait l’accès
libre à son livre de raison, elle me parle souvent de ce qu’elle y met, mais
personne ne le lit ni n’en recevrait la permission. Le courrier électronique
permettrait nos rencontres, nous croiserions nos journaux, nous les écririons à
quatre mains, puisqu’elle a l’intention de s’y remettre vigoureusement, depuis
la mort de Régis, qui en ouvert le nouveau volume. Elle me semble s’interroger
sur tout, pas seulement sur l’événement ni sur les dettes de Charles et ses
chances d’amendement, mais sur elle-même et ceux auxquels elle tient de
l’au-delà à ce qu’elle continue de vivre ; ainsi, son présent à Mirabelle
de la table Mazarin et des deux pièces où a vécu son mari, lui a coûté, ce qui
valorise son geste. Généreuse par réflexion, par conviction, par maîtrise de
soi, mais pas naturellement. Lui enseigner l’informatique à quatre vingt dix
ans passés alors qu’elle n’a jamais dactylographié ni touché un instrument de
musique ? Lui adresser mes textes et lui apprendre à dicter, c’est ce que
suggère Charles qui s’en trouve bien, lui qui ne s’est mis au traitement de
texte qu’à près de cinquante ans. Quant à l’expédition, Mirabelle ou le
comptable s’en chargeraient. Je suis certaine que l’idée sourirait à la jeune
Adolphine qu’elle fût et qui se passionnait, m’a-t-on dit, dans notre village
pour tout ce qui était nouveau, moderne, et faisait muter les utilisateurs et
les audacieux acquérant un tracteur pour délaisser le cheval de toujours.
Mais cette jeune fille se
mariant à la campagne et dans un château avec un homme nettement plus âgé
qu’elle et casanier, pris entre la routine d’une absence hebdomadaire, une
collection de cactus et l’exercice d’une médecine de dispensaire à heures
données dans plusieurs des villages environnant Mahrande, qu’est-elle pour
moi ? En quoi m’a-t-elle précédée ? Je n’ai ni château en propre et
n’ai pas aimé le nôtre, ni savant époux, ni un tempérament auquel j’aurais dû
mettre avec vigilance la bride, car ma mète est ainsi de feu, j’en suis sûre,
elle ne donnerait pas ainsi cette sensation de beauté et d’assurance à ses
quatre-vingt-dix qui semblent encore saluer tout le monde et faire signe
d’avancer.
Elle n’aime pas tant lire
qu’écoûter, mais n’est-ce pas sa façon très personnelle d’éviter ainsi d’avoir
à se raconter, que savons-nous de son enfance ? que sais-je des années où
elle m’a attendu et plusieurs jours par semaine était seule au château, si – à
la manière d’antan – on compte pour personne la domesticité et ses propres
rejetons. Elle m’a raconté la vieille histoire, c’est la seule que je connaisse
d’elle et encore n’est-elle que peu en scène, de cet incendie, c’était dans le
nord de la France, pendant la guerre, leur maison a pris feu, sans qu’elle
puisse dire s’il s’était agi d’un bombardement, on était à Crépy-en-Valois et
le principal camp d’aviation, l’unique sans doute pour l’époque, était non
loin. Georges Guynemer et ses uniformes noirs de chevalier des airs, se
reposaient et repartaient, les femmes, les épouses de beaucoup d’officiers, de
réservistes rappelés étaient seules, entre elles, mais probablement à se
protéger à moins de se donner le mot. Ma mère voulait me raconter comment elle
avait contracté ce projet de n’épouser qu’un homme plus âgé qu’elle et qui
portât l’uniforme. Elle ne se souvient pas de l’incendie mais du bruit, des voix,
des appels, de l’eau qui venait de partout et de s’être éveillé dans des bras
inconnus, sa chambre d’enfant jouxtait celle de sa mère, et elle était portée
par un officier, de cela elle était sûr. Un officier qu’elle avait souvent vu
venir présenter à Madame H…, sa propre mère, ses respects. Pas beaucoup plus
tard durant la Grande Guerre, l’officier d’ordonnance vint donner nouvelles,
elles n’étaient pas bonnes, l’aviateur avait voulu réintégrer son corps
initial, l’infanterie et n’aurait pas conduit un assaut aussi chanceux s’il
n’avait en fait voulu se donner la mort, il apportait quelques affaires et
souvenirs d’un homme pour une femme. Par la suite, Madame D… à Crépy également
et dans la betterave à sucre, accoucha du sosie de Guynemer, entretemps lui aussi
tué, et le prénomma Georges. On devina, le mari fut galant, la guerre avait été
longue, quant à mon grand-père il fit mieux et tenta de se réintéresser à sa
femme, mais ma grand-mère avait désormais, chroniquement, des migraines et
éduqua ma mère à la distance, sauf aux folies qu’il faut bien accepter
conjugalement mais à certaines conditions. Celles-ci quelles sont elles ?
l’histoire de ma mère s’est toujours arrêtée là.
Laquelle, de moi, me
dépeindrait à Mirabelle ? sinon la seule qui importe et qui est tout à
fait vrai. J’ai vu, cette nuit-là de mes noces partir Charles, pas seulement au
bout de la chambre dans le cabinet de toilette, mais jusqu’au fin fond du
couloir où il semblait être attendu par une silhouette claire. C’est ce que me
rappela Amélie. Il ne s’écoula pas trois jours à notre retour de voyage, que
naturellement je l’invitai à apprécier mon premier logis de femme épousée et
heureuse. C’était à Paris, derrière l’église Saint-Roch quand la rue
Saint-Hyacinthe se fait si confidentielle, un Paris pour la Révolution quand
Bonaparte gagnait ses étoiles de Prairial et donnait des gages au régime, et
pour Balzac s’il lui fallait encore des décors. Notre appartement était assez
sombre, Charles après le repas nous a laissées seules, et Amélie m’a tout dit,
je lui ai dit avoir compris qu’il se passait quelque chose, ma nuit de noces,
que Charles semblait empêché et que cela l’oppressait, malgré que je le
rassurasse et le convainquisse que nous avions devant nous toute la vie, selon
le dicton, il me répétait que non et ne pouvait se souffrir inférieur. A quoi
donc ? Mais de là à imaginer la précision de ce qu’il était allé chercher
au même étage, non ! Amélie ne se prêtait pas à la discussion, nous étions
toutes deux en présence d’un fait, l’enfant probable, dont notre amant qui nous
trompait chacune avec l’autre ne saurait, à l’évidence, répondre d’une manière
adulte. La seule solution était qu’Amélie s’effaça dès la naissance et me passa
le relais, nous conviendrions que je lui donnerai des nouvelles, mais qu’avant
son âge adulte elle ne reverrait pas qui elle aurait mis au monde, nous étions
libre d’en aviser ou pas Charles, ce qu’elle fit mais que je ne fis pas. Ainsi,
Mirabelle es-tu venue dans ma vie par le sacrifice de deux femmes, le devant à
ton père, Amélie t’a perdue et je ne t’ai jamais enfantée ? Est-ce cela
que je dois te raconter, maintenant que tu es grande ? Et moi, si je t’ai
gagnée et offerte un immense cadeau à ma mère qui t’attendait et ne s’est pas
étonnée, contre tout bon sens, que je n’accouche pas comme elle au château,
mais bien au contraire très loin d’elle, j’ai perdue la meilleure de mes amies,
je ne m’étais pas trompée sur sa générosité et ne sais toujours pas pourquoi
elle a consenti, a appelé ou s’est offerte. Fallait-il qu’elle aima Charles ou
qu’elle ait deviné ce qui allait se passer à ma défloration ? Elle était
plus au courant que moi, elle s’est donnée presque secrètement un fils, mais je
n’ai jamais pu par le truchement de qui, puisqu’elle est morte peu ensuite.
Comment pouvait-elle croire au ciel avant d’y entrer ?
Ici, dans le sahel, le cas est fréquent, à
croire que la polygamie n’a été tolérée qu’à de telles fins que la promiscuité
des voyages et de la tente semblent, de temps à autre, provoquer. Pourtant,
quoique d’ailleurs les femmes n’aient jamais été, dans le pays voilées, c’est
la pudeur partout, on ne serre pas la main d’une femme, mariée ou enfant, de
même qu’on ne regarde pas en face son aîné ou son supérieur, comme deux chiens
respectent l’allégeance de l’un à l’autre ou la domination de l’un sur l’autre,
quel que soit le réel rapport de forces, on se détourne les yeux baissés, avec
l’attitude de quelqu’un de gêné, de soumis, mais qui se grandit d’être
révérent. Ma mère a, sur le coup, opéré quelque chose à quoi j’ai consenti,
mais Charles moins bien, quoiqu’il ait dû comprendre que c’était le prix à
payer et que ce serait son dessaisissement partiel et symbolique. Faute
d’héritier mâle, mes parents adoptèrent Mirabelle et lui donnèrent leur nom qui
s’adjoignit à celui de son père, elle porterait à son mariage la chevalière de
son grand-père, ce fut décidé dès son arrivée au château, dans mes bras et non
dans ceux de Charles, et accompli il y a six semaines. D’or et d’ivoire… la
suite, je ne sais pas bien, du bleu peut-être mais pas d’animal, le tout très
simple, peut-être un croissant, la lune ou l’Islam. Sûrement l’Islam sinon je
ne serais pas ici. A la suite d’une anecdote de la VIème croisade, l’une de
celle de saint Louis, et que rapporte Joinville. Or à eux, on courut
imprudemment sus à un ennemi qui se retirait mais en ordre de combat, Robert
d’Artois, le dauphin, périt dans l’affaire avec son vieux gouverneur, qui,
sourd et âgé, n’avait pas entendu le cri du ralliement. Tué mais anobli… En
Mauritanie, les enfants de naissance plus incertaine qu’il ne faut, et même les
tout-à-fait légitimes, sont le plus souvent, si le père convole plusieurs fois,
confiés à la garde de la grand-mère, c’est bien ce que l’on a inauguré chez les
Mahrande, et j’ai regretté que Patrice, qui semble avoir eu ce problème à
résoudre – si je puis écrire tellement mal le calvaire d’une femme qui attend
et qui ne veut ni être mère seule, ni tuer ce qui vit en elle – n’ai pas songé
à ce genre de solution. Ma mère n’est pas pour rien Mère-Grand, elle l’est
spécialement pour autrui, et elle apprécie les gens qui vivent un peu
différemment. Entre son gendre, son neveu, ses cousins et petits-cousins, elle
a de quoi faire. Et son livre serait de déraison et non conforme à son titre,
si tout y était relaté.
Je compte lui proposer
cependant une anecdote qu’elle ne sait pas, et qui a trait à son mari, son mari
que j’ai bien connu non parce qu’il est mon père, mais parce qu’il fut mon ami.
Si jamais cet homme pria, ce fut avec sa fille, depuis un coin de table, il
avait de nature l’intelligence reconnaissante, jugeant d’emblée miraculeuse
l’adéquation entre le fonctionnement, l’entendement humains et la marche
générale de l’univers. Mais il avait plus, il tenait que l’homme et le monde ne
sont pas compréhensibles, s’il n’y a quelque programme initialement voulu et ce
fut lui qui me donna à lire, non le catéchisme, pas très bien fait – à lire ma
mère, coiffée littéralement par le Père Ballande, qui doit me faire parvenir
quatre grandes images sur bois pour mon oratoire ici, ce devait être mieux fait
à la génération de Régis… - mais la confession du vicaire savoyard. Partant de
nos classiques des Lumières et de leurs richesses de style et de pensée,
il m’apprit que par ce chemin, qu’il me montrait pourtant, on n’arrive pas à
grand chose, et il me mit en attente du Magnificat, qu’il me présenta un
jour, mais c’était encore un prélude, et il en vint à ce qu’il voulait
m’apprendre. Avant de vous avoir rencontrée – ô ma mère qui, si jeune, vous
éprîtes de lui et de l’uniforme du service de santé des armées qu’il porta
longtemps - il eut des liaisons et me
les raconta deux soirs de suite où, alitée par une grippe qu’on ne réduisait
pas, vous nous laissiez dîner seuls puis parler ensuite dans le bureau-bibliothèque.
Qu’était son histoire
sinon celle de votre amour ? Déjà mûr, il vous avait épousé, il vous avait
rencontré de hasard au théâtre, où vous étiez chaperonnée, il vous avait offert
au foyer du champagne, c’était l’époque pétillante d’une Libération qui n’avait
pas encore sa lourdeur sociale et qui faisiat sembler de fêter le retour des
prisonniers, en fait d’hommes brisés, squelettiques, scrofuleux. Lui était
intact, gradé, vous êtiez d’une conversation qui l’a ébloui, car d’avoir connu
le Maréchal avant Vichy était, soudain, exceptionnel mais pas dangereux, et
vous lui expliqiuiez la guerre, lui qui venait de la faire et censément de la
gagner, il est vrai avec de la croix rouge un peu sur tous les véhicules, mais
au plus près du feu pourtant ; le feu de la Normandie, celui de l’Alsace.
Une fille sans emphase qui disait un texte d’adulte mais se régalaiut comme une
enfant d’être aux côtés d’un homme importabnt, c’est-à-dire un offcier déjà
très gradé et décoré, pour un peu, elle m’auraiot mis le bras en écharpe tachée
au mercurochrome et à la teinture d’iode, c’était romantique, je me suis
demandé si je pourrai toujours fournir, et quand je dis : maîtresses, je
veux dire des liaisons que j’imaginais ou qu’avant mon mariage j’aurais pu
avoir, ainsi écrivais-je dans mes soirées parisiennes, si je n’étais pas à
l’hôpital encore tard à consulter gratuitement pour les patients que je voulais
conserver, malgré les besognes de plus en plus paperassières qu’en chef de
service je devais ne pas négliger – le « trou » de la sécurité
sociale, l’informatisation du Val-de-Grâce… -
et j’ai produit ceci, conclut mon père, votre mari, ô ma mère, après ces
deux soirs. Il y avait quatre cahiers entiers d’écrits où Octave de Mahrande ne
taquinait pas la muse mais sous tous les aspects et selon tous vos atours, vous
imaginait multiple et se le racontait. Il fut naturellement dragué, dans le
train, dans la rue, à Paris et ici, mais il se refusait par respectabilité à
conserver vis-à-vis de lui-même, plus encore que pour n’avoir à vous avouer
quelque peccadille. Il estimait, et me le professa, que tout n’est pas à dire
en amour et plus encore en mariage, mais que ce qui compte c’est bien la
sincérité du visage que l’on a, aux deux instants qui comptent dans une
existence humaine, la communion de chair et la mort. Naturellement, les deux
étreintes se ressemblent, dit-on… mais il n’en était pas sûr.
Et de moi avec Charles,
que dire sinon que je l’attends et qu’alors qu’il vient accompagné pour la
première fois par notre fille, et tout accessoirement par un ami qui pourra me
renseigner sur ce qu’eût été mon gendre et l’entrée d’un homme nouveau chez
nous, je le désire comme à ces époques où je ne savais si je pourrai lui être
présenté. Les évidences sont impénétrables à ceux qui en dépendent, et l’on
ressasse tout leur contraire jusqu’à être convaincu par un soudain renversement
de toute perspective. Il n’est sans doute plus temps que nous attendions
vraiment un enfant, Mirabelle m’a paralysée au point que je l’ai fuie dès que j’ai
risqué d’avoir à lui avouer sa naissance, mais sait-on jamais. Mes amies ici,
proches bien plus que moi de Dieu et de la nature, ainsi le veut le désert qui
n’est pas tant du sable que de la pénurie intellectuelle et spirituelle,
matérielle aussi, assurent qu’il faut vouloir autant que Dieu le veut pour
nous, pas plus, ce serait insensé, mais pas moins, ce serait douter de Lui.
J’acquiesce.
Le soir est vite tombé
pour un début d’cctobre, il n’aura pas davantage plu cet hivernage que le
précédent, et cela depuis dix ans, pourtant c’est l’heure de la rumeur presque
joyeuse alentour, je suis rentrée fatiguée de l’hôpital, le récit des obsèques
de Régis par téléphone était trop attristant, trop banal, trop évident, je n’y
étais pas ce qui avait accentué l’impression de trop de nos proches que nous ne
sommes pas un couple aimant et que je ne me soucie pas vraiment de ma fille. Ou
alors, je le sais, on me prend pour une folle, un peu décalée dans ce siècle
nouveau et déjà dans le précédent qui n’en finissait pas de finir, et ici en
Mauritanie n’en a pas encore fini, puisqu’on continue de piétiner les prémices
des années fondatrices d’il y a à présent quarante ans. Mais ce qui demeure et
semble pousser et peut-être appelé à donner quelques fleurs, ce sont ces jeunes
filles et ces garçons qui ne dédaignent pas l’austérité ni les vêtements de la
tradition, qui ne boivent toujours pas d’alcool – au contraire du prince censé
régner et guider tout le pays – et de ceux-là à qui j’ai entrepris d’enseigner
non de la religion mais de la philosophie comparée, je suis certaine qu’il ne ressortira que du
bon. Je prends tout simplement les notes de cours de Simone Weil telles qu’un
de ses élèves au Puy les avaient prises avant guerre, c ‘est simple, une sorte
d’abrégé de l’attente de Dieu et d’une grande pudeur puisqu’ici en terre
d’Islam et dans les années 1930 où Hitler sévissait et où une partie des
Français applaudissait ou presque, il n’est pas et n’était pas question de
conversion au christianisme. J’aurai préféré que ma mère évoque une rencontre
avec cette femme, plutôt qu’avec Anna de Noailles, si délicieuse et souvent
juste, ait été celle-ci. Je ne cherche pas dans ces lignes à écrire quoi que ce
soit. J’attends le téléphone de Charles qui me donnera le jour exact de leur
venue, et puis je me préparerai. Une femme qui ne se prépare pas, n’obtient
qu’un reflet, celui de la veille, je crois que ma mère aurait à peu près dit
cela. Que sont devenues les pages de mon père, il me les montra peu avant sa
mort et c’est sa mort qui me fit quitter Mahrande et Ma-Ata. Le lieu de ma mère
en abrégé pour quelque langue d’Asie centrale où un de nos parents, bien avant
que Patrice y ouvre une Ambassade, séjourna, sans doute au temps des famines
staliniennes ; les Kazakhs avaient alors tenté de déplacer leur capitale à
Ksyl Orda non loin de l’actuelle Baïkonour, et surtout résistaient au
remplacement de l’alphabet par le cyrillique, auquel les tzars pourtant experts
en colonisation forcée n’avaient pas songé, et l’on était descendu bien davantage
vers le sud-est jusqu’aux premières chaînes qui iront culminer en Himalaya, et
là on était resté à Alma-Ata, la mère ou le père des beaux pommiers. Une
photographie dans notre livre de raison montre une maison mi-mongole
mi-chinoise, légendée comme étant au pied du Mont Staline ou du Pic, de ce nom,
on la voit sur fond de neige, une ligne de crête impressionnante, et entre la
montagne et l’œuvre des hommes, des pommiers qui sont le beau mariage de la
nature, peut-être de Dieu, et des humains, le tout à déjà quelques mille mètres
d’altitude.
Un berger du causse Méjean est venu jusqu’à l’évêché, sachant l’intérêt
qu’avait pris Dom R… pour Régis à titre posthume, mais surtout par égard pour
la peine d’un de ses moines, Dom Louis d’Ors. C’est beau comme une légende, il
a trouvé à l’endroit exact où l’avion s’est écrasé il y a trois semaines, une
brebis qui venait de mettre bas et qui semblait attendre qu’on constatât le
fait. C’est ce que me précisant la date de sa venue accompagné de Mirabelle et
de leur moine – qui fut d’abord le mien – , Charles allait me dire au téléphone
tout à l’heure, quand nous avons été coupés. Il m’a rappelé ajoutant que notre
fille était chargée par Mère-Grand de m’apporter quatre cahiers. J’ai fait
semblant, pour leur plaisir, d’être intriguée.
I – Lettres
4 – lettre de Mirabelle à sa grand-mère
13 – lettre
de la comtesse de Mahrande à son gendre
22 – lettre
de Régis à sa fiancée
31 – lettre
d’Augustine de Mahrande à Mirabelle
II – Scènes
41 – la messe
51 – la réception
60 – le dîner
69 – le coucher
III– Journaux
79 – journal de Louis d’Ors
88 – journal de Charles Villemaure
97 – journal d’Adolphine
106 – journal
d’Augustine
115 – t a
b l e
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