mercredi 29 janvier 2014

samedi 25 janvier 2014

mercredi 22 janvier 2014

poèmes au Brésil





Amitié



Il faut à tout homme l’amitié,
pas celle de l’amour, pas celle des attentes et des craintes,
pas celle des peurs et des lumières de joie,
pas celle de la femme dénudée ou de l’amant retrouvé,
il faut à l’homme l’amitié,
celle du regard et de la main, celle de la compassion
qui n’a ni mots ni gestes, qu’une âme,
l’accueil.
Et voilà que parfois, sous des auvents, dès la première arrivée,
l’amitié a son verbe, l’amitié a ses verres et le couvert mis,
l’amitié a une femme, l’amitié a force d’homme,
l’amitié est jumelle et étrange,
l’amitié a des thèmes, ses airs et ses voyages,
et la plume du discours était devenue la chaleur d’être ensemble.

A  l’amitié, j’ai bu à torrents,
le fleuve de la nouveauté, de l’expérience,
             le fleuve d’une autre vie et d’autres tours que les miens,
             à l’amitié je donnai un visage puis un autre visage
et les deux visages, les deux existences qui parfois devant
moi jouent et luttent et se racontent,
et je vis passer des feux et des communions,
je vis la lueur du troisième sentiment
qui n’est ni l’amour ni même l’amitié,
qui s’éprouve et qu’un jour je nommerai,
Mes amis commençaient juste d’attendre le troisième
de leurs enfants, quand je vins à eux.


Brasilia

mardi 21 janvier 2014

bribes



Le silence

bribes – sur une sollicitation m’ayant entraîné à y réfléchir




Alors qu’il est un fait – intemporel, sans limites spatiales – le silence appelle l’article défini. L’indéfini au contraire le qualifie. Il y a le silence gardé par quelqu’un, il y a le silence en soi.

Pourtant, le silence semble avoir une consistance, un contenu. Il n’est ni absence ni vide. Il supporte tous les autres sens mqis semble s’adresser à un seul : l’ouïe.

Le silence est une réponse. Le silence est un milieu, une ambiance. Réponse ou enveloppement, est-il inhabituel ? Battements du cœur, expressions humaines en musique, en parole, en jeu d’instruments. Respiration de la terre, notre planète, « musique des sphères » ou sensation du penseur (« le silence de ces espaces infinis m’effraie »).

Le silence voulu. Le silence donné. Le créé et l’incréé. L’humain et l’a-humain. Ou n’y a-t-il de silence que selon les sens, et ceux de l’homme ne sont-ils pas particulièrement limités, pour ce qui est de l’ouïe. Le mutisme, analogue à la nudité, le degré zéro du bruit. Matrice d’une naissance pour le bruit, la musique, la voix ?



Le silence dans l’Ecriture. Dans la Bible, l’Ancien Testament. Dans le Coran. Les silences du Christ : il dessine sur le sable tandis que s’éloignent un à un ceux qu’il a préposés à lancer la première pierre sur la femme adultère du fait de leur propre innocence ; il ne répond ni aux accusateurs ni à ses juges durant les interrogatoires de Pilate notamment.

Le silence comme outil. Silence imposé à la réception par tous les sens pour n’être que mental, soit réceptif selon un sens non qualifié : l’inspiration, la télépathie et toutes formes de communication et de réception mentales. Est-ce de la concentration ? ou plutôt du déblai ? Le silence choisi.

Le silence préféré. L’aveu refusé, le risque de la parole contourné. C’est alors une action, également une posture. Pour l’humain, le silence absolu n’est gardé que par la mort, sauf organisation de posthumat.

Une œuvre – plastique, écrite – silencieuse, qui ne parle pas, qui ne provoque pas une participation-réponse-accueil du spectateur, du rencontrant. Au contraire, le silence – en musique, pause, point d’orgue – est l’un des éléments, des temps de la respiration.

Le silence comme un fait, donc.



Le silence en état de vie, en mode d’accès. Silence de l’homme, non de Dieu. L’orage, la brise, le cri du Crucifié, la parole sont – pour Dieu – des modes de présence et de communication de sa présence. Le silence de l’homme est un creux, un approfondissement pratiqué par lui en lui-même sur ordre ou par cheminement personnel. La prière n’est silence que pour des tiers ou selon le milieu qu’elle se choisit ou se donne, elle reste parole au moins mentale tant qu’elle n’est pas contemplation puis abandon.

L’état monastique, la solitude pour être en silence, pour le garder. Théorie ou vie effective ?  


Val-de-Grâce à Paris, mercredi 19 Décembre 2012

lundi 20 janvier 2014

U n m a r i a g e récit Août 2003


 

à de multiples mémoires

et à de jeunes mariés d’un samedi d’août
 

I





Lettres






Lettre de Mirabelle à sa grand-mère




Je ne veux pas tarder à te remercier de ton bon accueil. Tu me répètes que je suis chez moi à Ma-Ata, mais c’est avant-hier soir en te quittant, en n’ayant pas notre soirée habituelle que j’ai senti que je ne puis et ne pourrai jamais séparer l’idée de bonheur de ces lieux où tu vis, et où tu me dis que j’ai été conçue.

Suis-je cérébrale ? mais j’ai une idée du bonheur et je crois bien que je ne serai heureuse que s’il y a coincidence entre ce que j’ai entre-aperçu et ce qu’il me sera donné de vivre. Il y a une date où je l’ai su, j’étais avec toi, mais tu étais, comme souvent tu sais l’être, ou comme souvent tu l’es naturellement, légère, pas absente mais pas pesante par une présence qui m’eût empêché d’être seule, alors même que j’avais tout le repos et la sécurité de te ressentir près de moi. C’était physique et mental, je respirais ton odeur, la journée qui avait passé sur ta peau, les années de ton mariage dont tu me raconte des événements et des bribes chaque fois nouvelles, sans te répéter. J’ai la sensation à tes côtés que la vie est possible, qu’elle est heureuse, qu’il suffit d’y entrer, que tu y as longtemps séjourné et que depuis la mort de Bon-Papa, tu t’es retirée volontairement, par décence, pour partager d’avance sa mort et son séjour, nous ne savons où, en attente de notre éternité… de quoi t’est tu retiré ? ni du château, ni de nous que tu invites à faire la ronde le plus fréquemment possible autour de toi, autour de ces choses, de la bibliothèque, du bureau où Bon-Papa écrivait et lisait, une grande table que tu me donnes maintenant, elle a une légende, Mazarin l’aurait offerte à notre aïeul, et sachant tous les papiers et cartons dont son intendant avait besoin pour travailler, il l’aurait fait exécuter bien plus vaste, mais selon les mêmes volumes et proportions que ces « bureaux-Mazarin » dont on ne voit plus que des copies, sauf… très cher, me disait Maman en me faisant regarder les vitrines du quai des Grands-Augustins ou de la rue Bonaparte. C’est là que Rumbepré sut que son destin allait basculer. Tu as fait de Maman une érudite puisque tu lui as permis ce qui, me dit-on, ne se rencontrait guère à son époque d’aller étudier l’art non pas à Paris, mais en Italie. Elle s’était entêtée et vous avait démontré à Bon-Papa et à toi que les grands artistes, ceux de tous les temps, ceux de la Renaissance, avaient tous commencé par l’Italie, quand ils n’y étaient pas nés. Son bonheur à elle, elle ne sait le raconter, c’est toi qui l’a imaginé selon quelques cartes postales où il n’y avait jamais personne que des paysages ou de resproductions d’œuvres capitales, mais généralement peu connues. Bon-Papa cherchait dans les encyclopédies, il était plus proche que toi de sa fille. Lui avait-elle dit ce qu’elle vivait, ou plutôt comment ?

Sur le pont qui au-dessus du Tibre profond amène au Château Saint Ange, tout est étroit, comment la remarqua-t-il dans la foule monotone des touristes harrassés ? La chaleur était exceptionnelle, la lumière poussiérieuse et brumeuse, ma mère marchait droite et pressée, les mains et les bras nus, sans rien qui les encombra, la tête portée très souverainement comme elle en a coûtume quand elle pense, car elle pense en marchant encore aujourd’hui. Elle terminait ses études et allait tout simplement se recueillir place Saint-Pierre, regarder une dernière fois les stations du chemin de croix, placées là par Paul VI et d’une magnifique facture moderne, évocatrice d’un Christ souffrant, complexe, indicible et n’ayant de clairement déchiffrable que le don de lui-même qu’à chaque tableau il produisait, sur demande, semblait-il… mais la demande devait être immense et Dieu s’effondrait. Il y avait une ressemblance avec ce pape, entre Dieu et ce pape, à la voix trop haut perchée, au corps fin, à peine voûté par l’âge, au front superbe mais qui n’était qu’un anxieux avec une piété et des catégories intellectuelles très Quartier Latin des années 1950 quand Mounier régnait et que Congar, Lubac, Varillon à Lyon ou à Paris étaient encore jeunes et presque tous en révolte contre le pape Eugène. Pourtant Paul VI était le candidat de Pie XII à sa succession, choix judicieux car rarement pape à l’époque moderne incarna autant le doute contemporain et la recherche émue d’un visage divin qui apprît au monde que Dieu n’est ni une création humaine, ni une abstraction pas impossible à déduire de l’expérience quotidienne ou des grandes chronologies géologiques ou biologiques. Elle devait être déjà par l’imagination à commencer le chemin de croix, quand un homme de grande taille, encore jeune, l’aborda ; Maman pouvait passer pour Italienne, surtout étant adolescente, avec la mode du chemisier un peu gonflé, un peu trop entrouvert que le cinéma réaliste de l’époque avait popularisé en noir et blanc, la taille et les hanches serrées, ajustées, le mollet haut : c’était grâcieux à condition de l’être nativement soi-même. L’inconnu avait un accent allemand, il lui exposa avec pudeur mais certitude qu’il venait de la remarquer et qu’il était sculpteur, que son atelier n’était pas loin, que si elle voulait bien… la jeune fille ne crut pas à une drague, pas davantage à un coup de foudre, mais à l’art. Il fallait qu’elle fût elle-même étudiante pour reconnaître dans la demande son fond. L’atelier était partagé avec un pensionnaire de la Villa Médicis, qu’elle connaissait de nom, mais ce n’était pas cette sorte de caution qu’elle ne découvrit que sur place, qui la fit suivre l’inconnu. Elle n’aimait pas l’aventure en soi, c’est-à-dire qu’elle choisissait les aventures qui seraient un apport à la construction imaginée en toute certitude qu’elle voulait faire de sa vie. Tu m’as souvent dit ton étonnement que très petite fille Maman avait déjà le projet de sa vie. Ni toi ni moi ne sommes ainsi, nous croyons, et tu me le répètes assez, que le gratuit, l’inattendu, l’imprévisible, même si cela ne tourne aps bien, sont ce qu’il y a de plus gratifiant. Même isolé, malheureux, en plein échec, et Bon-Papa a connu de ses époques, même auprès de toi, on peut se sentir tellement unifié, lové que l’on est sur sa souffrance, que d’une certaine manière on est heureux. Souffrir tellement que rien ne pourrait être pire émancipe de toute l’angoisse de ce qui pourrait nous amoindrir, nous mûtiler. On y est et l’on ne peut tomber plus bas ou plus mal, plus rien ne vaut, parce que plus rien n’a pris sur ce dont nous souffrons, et de cette indépendance jaillit en nous la sensation, la vérité de notre souveraineté. Dieu est proche des gens libres.

Maman fut priée de se déshabiller et n’en fut pas troublée, elle s’y attendait. L’atelier n’était pas grand, il était moins lumineux qu’elle ne l’aurait imaginé, moins encombré, sous des linges des bustes, beaucoup de dessins à la sanguine, au fusain, qui étaient des copies prises au musée du Capitole, des bras, des mains, des mentons, des dos. Elle ne savait pas le nom de son compagnon, elle se défit tranquillement de sa jupe, et détacha le nœud de ses cheveux, elle fut arrêtée dans son geste et il la fit poser ainsi, presque nue, puis nue, les mains à la nuque, plus cambrée que nature, un pied reposant sur le barreau de la chaise sur laquelle étaient tombés les vêtements. C’était un silence à n’entendre que les respirations un peu courtes. Elle était certaine que l’homme ne la désirait pas, il ne désirait que la sculpture qu’il était en train de former, il travaillait vide avec une curieuse façon de lisser puis de quitter le volume qu’il avait fait aboutir, il se reculait peu, il ne lui parla pas. Ni de lui, ni ne la questionna sur elle, sur sa présence à Rome, sur ce qu’elle vivait. Elle se rhabilla, rendez-vous fut pris pour le lendemain, il ne lui montra pas le travail fait, elle savait d’ailleurs qu’il le continuerait après son départ. Il y avait au mur qu’on découvrait en quittant l’atelier des croquis manifestement récents d’une femme plus âgée qu’elle, mûre, aux traits plus pleins ; elle jugea qu’il y trouvait, pour l’instant, moins d’inspiration que par elle, ou trop en sorte qu’il ne parvenait pas à commencer, elle comprit que c’était de lui être inconnue et de lui avoir donné sur un pont italien, en pleine lumière midi, en excès de lumière et de sensations, de chaleur, une impression de rectitude et de liberté par sa manière de marcher, de se mouvoir, de n’aller que dans une seule direction, esprit et corps, au lieu de tant de gens qui sont en de multiples lieux de leur pensée, de leurs regrets, de leurs envies, de leurs échéances, commandés par les circonstances et par les autres, à ne plus avoir de silhouette ni de démarche qui soient librement les leurs. Elle alla à la place Saint-Pierre, comme l’après-midi avait beaucoup avancé, il y avait du monde, elle regretta la solitude que la canicule lui avait promise, les jours à Rome lui étaient comptés, elle acheta une carte postale, la sculpture de l’école de Michel-Ange, quoique vêtue pouvait évoquer la pose qu’elle avait trouvée impromptu, d’elle-même, dans laquelle elle avait pu, sans fatigue, demeurée dès lors qu’il lui avait été dit que ce serait la bonne, que cela allait convenir. Elle faisait du sculpteur un acteur abstrait, un peu ce que le comédien sur scène doit ressentir vis-à-vis de l’auteur, entièrement dépendant du texte mais libre en tout de l’écrivain ayant produit le texte, ainsi celui qui, à quelques mètres, à contre-jour travaillait la terre grise, n’était qu’un semblant de vivant, ce qui vivait c’était la scène, l’atelier, eux deux en couple indissoluble qu’unissait le travail, la pose, leurs respirations, leur désir de la beauté, une beauté qui se cherchait en copiant. Elle écrivait quelques lignes à son père, sans enveloppe, certaine que celui-ci saurait déchiffrer ce qu’il lui était arrivé en ce milieu de journée, la rencontre d’une grande liberté et qui était à son honneur à elle, de femme précise, jeune, qui allait quitter Rome et qu’on sélectionnait sans lui mettre la main là-dessus. A la troisième séance, elle sut que revenir serait inutile, et ne revint pas. Elle imagina l’artiste l’attendant puis fut certaine qu’il était soulagé par sa disparition, que le travail aboutirait bien plus nettement, qu’elle y aurait moins contribué en demeurant pour des rajouts, des détails et des modifications qui gâchent ou affaiblissent. Ce qui compte c’est l’œuvre aboutie. La vie du Christ, plus longue dans sa phase de ministère public, eût été moins claire, c’est la passion subie, c’étaient les dialogue avec la foule, avec les bourreaux, avec Dieu-même qui donnaient le sens et l’achevé, qui campaient définitivement les silhouettes et partageaient les protagonistes. On disait que Paul VI avait écrit ce chemin de croix, en ce sens qu’il en avait, station par station, évoqué ce que devaient être les poses et les personnages, et curieusement si, en esprit, l’on se mettait dans la peau du Saint-Père, on retrouvait dans le récit imagé de la passion par les plaques de bronze noir et brun de probables rencontres vécues ; les visages étaient anonymes, à peine esquissées mais les attitudes, les poses étaient contemporaines, on pouvait imaginer des discussions et des fléchissements. En un sens, le parcours était d’âme uniquement, ce qui se disait et se souffrait était en profondeur, personne ne l’avait jamais vu que quelques-uns, il y a quelques millénaires, deux déjà, en revanche le lynchage, l’engrenage, les parodies de procès, l’excès de zèle des soldats, la mise à côté de tous les gens que le Dieu souffrant, que le Prométée vrai, croisait sur sa dernière itinérance avaient un accent contagieux, la prière se faisait à vue.

Je n’imagine pas, mais je regarde, tout est donné dans cette statue, grandeur nature. Grandeur nature… comme tu as dû souffrir de cette présence puisque ta fille, tu ne l’as jamais vue nue, même à son adolescence, tu es si pudique, Mère-Grand, et même un sein de ta petite Mirabelle, tu n’en voudrais pas, tu tiens que la beauté se devine, et qu’exposée, elle fuit et se dérobe. Peut-être est là ton secret, tes rêves quand, précisément, tu es si légère et silencieuse qu’on ne te voit plus, qu’on ne t’entend plus, que tu ne donnes plus à voir qu’une âme entrée dans la mienne, et causant avec moi, tandis que grâce à toi, par le transport de ton sourire au moment où nous allions ensemble nous évader en imagination de nos corps, je vis l’instant, le crépuscule, l’avant-dînée. J’aime cet endroit un peu resserré, où l’on respire la montée des effluves depuis les douves, j’aime cette heure, comme tu l’aimes, où l’on entend plus qu’on ne voit les carpes à fleur de la surface parce qu’il fait chaud, de l’autre côté, vers la grande prairie, il y a la bordure des dahlias, puis près d’une statue qui a toujours été là, même dans les siècles d’avant nous, puisqu’elle figure sur la vieille gravure Louis XIII, il y a la collection de cactées de Bon-Papa. Depuis qu’il n’y est plus, c’est moi qui m’occupe des boutures et qui continue les achats, les remplacements, les acquisitions, la tenue du catalogue, les correspondances. Donc dans une galerie allemande, en Bavière, pas à Munich, mais le long du Tegernsee, tu as aperçu cette statue, on ne voyait d’ailleurs qu’elle, elle était tellement présente, insistante dans la vitrine, quoique très en retrait que vous êtes entrés, Bon-Papa et toi. Comme si c’était commandé, comme si d’avance la scène avait été écrite et qu’il ne restait plus qu’à la jouer, l’anonyme identifié. Vous êtes allé visiter le sculpteur, l’homme avait les cheveux blancs, la sculpture, il en avait été tiré trois exemplaires, était également présente. On arrivait, après avoir longé le lac sans beaucoup le voir, dans un village à châlets, la Bavière léchée et touristique mais que n’habitent que des gens du sud de l’Allemagne, intransposables. Un premier bâtiment neuf présentait les plâtres, les terres, peu de réalisations. Un cheval magnifique et gigantesque accueillait l’arrivant qui était poussé à avancer vers d’autres sculptures, des échassiers, des oies, puis à l’angle de la demeure, une femme-enfant, sans doute de l’époque nazie, au corps peu dégrossi, trapu, et au visage immature. Dans la salle principale, où vous avez été accueilli, il y avait une troisième réplique de femme, au profil aigu, au visage en longueur, pas très doux, mais très serein, ainsi apparaissait-il que l’artiste avait été habité par peu de modèles, trois sans doute, pas davantage. Votre fille avait également inspiré des bas-reliefs, trois également, la montrant uniquement de buste de trois quarts, de dos, de profil sur un fond mêlé de vagues et de feuillages. Des éclairages par le bas faisaient miroiter la patine mais avec subtilité, rien ne brillait d’aucune œuvre, une sorte de précision mate fondait tout en une harmonie qui donnait l’impression que l’Allemand n’avait progressé que d’un bond, que de l’avant-guerre à l’Italie, pour trouver là-bas sa forme définitive, celle des fronts féminins, jamais bombés, mais fortement dessinés, à volume carré et volontaire. Les yeux étaient toujours baissés, devinables, mais sans fixer. L’œuvre n’était ni athée ni insistante, elle se prêtait à partager la vie de qui l’acquérait, et l’on pouvait dire cela de chaque statue, même de celles représentant des oiseaux, un sanglier, le cheval primé à Hanovre. Curieusement, ni Bon-Papa, ni toi ne questionnèrent l’Allemand. C’est à la galerie que leur avaientt été donnés les renseignements tout simples d’une date de facture, d’un lieu et des circonstances probables où avait été discerné le modèle. Mon grand-père au mieux de sa forme, m’as-tu raconté, ne questionna votre artiste que sur la manière dont il choisissait ses modèles et parvenait à les faire tenir la pose ; il avait une culture suffisante, et même le coup de crayon, pour poser les interrogations propres à faire rebondir la conversation que vous avez tenue en italien. L’homme était plus que beau, les mains grandes et fortes d’un intellectuel ayant de quoi s’appliquer, et ne faisant pas de gestes. Le regard bleu fixait sans peser. Le discours portait sur la beauté, et sur la dérive contemporaine, l’abstrait se concevait et s’admirait à condition qu’il n’agresse que rarement et qu’à bon escient, la règle devait demeurer du bonheur, de l’harmonie et de cela décidait seul ce curieux mélange d’habitude et de justesse qui fait cohabiter les vivants et les modèles. Le débat ne porta ni sur le prix de la statue ni sur le nombre d’exemplaires déjà réalisés, mais par avance sur l’endroit où elle serait placée au château. La décision s’imposa, sur un socle de bois à roulette, on promènerait ma mère nue mais en bronze selon les humeurs et selon les lumières. C’est de Maman le meilleur portrait que j’ai conservé.

Elle t’avait quittée, elle nous avait quittées de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, jusqu’à ce que nous ne la revoyions plus ; c’était étrange, une femme dont le visage était attentif, lumineux, dont les cheveux remontés haut sur le front avaient blanchi alors qu’elle était très jeune, elle savait regarder avec une intensité qui enveloppait d’une chaleur tendre et calme celle – moi – qu’elle appelait de son sourire. Je ne comprends toujours pas pourquoi Maman partit puis disparut. Elle ne voulait partager le bonheur dont elle vivait ici avec personne. Je sais qu’il y a eu un drame, je sais que tu en tiens mon père pour responsable, je sais que le chef de famille, depuis longtemps, c’est toi et que mon père te respecte et te craint. Parce que tu as l’argent et le nom qu’il voulait et qu’il n’a pas ? C’est mon père, et je ne saurais l’accuser, d’ailleurs je ne sais pas grand chose de lui. Tu le sais, nous avons un déjeuner par mois, et en sus, chaque année pour mon anniversaire un voyage ensemble où je le souhaite. Je vois alors un homme chaque fois différent, toujours étranger mais qui se radoucit en ma présence, qui se calme, qui montre de la fierté à m’emmener dans les hôtels et dans les restaurants, il me dit que cela le repose de la compétition qu’il doit nuit et jour livrer dans une société qu’il ne décrit ni comme une entreprise, ni comme une époque, ni comme un travail en équipe, mais selon une parabole où peu de gens créent, ou beaucoup s’assemblent et se coalisent pour voler ce qui a été inventé ou mis au jour, en clientèle ou en procédé, par d’autres. En sorte qu’il n’y a que deux races sur la planète, les prédateurs et les saints, ceux-là donnent, ceux-là sont inspirés et généreux, ceux-là ne considèrent l’argent qu’en outil de recherche et de promotion, et ceux-ci détruisent l’honorabilité, coupent les lignes de crédit, refusent les augmentations de capital et ramassent pour une somme symbolique ce qu’ils n’ont ni inventé ni bâti. Tu m’as enseigné une seule haine, celle-là, elle est à l’envers de la beauté plastique. La laideur de ces femmes, de ces hommes qui ne rament que pour l’argent, qui ne parlent que de résultats, et de positions en bourse, en société, en plan de table, ennuyeux, apeurés et inquiets puisque la prédation engendre le vol et l’assassinat et que plus personne n’est durablement assuré de son emploi, que la richesse, parce qu’elle est malsaine, expose à l’envie, donc à des coups, que ceux qui en donnent n’aiment pas, ne savent pas en recevoir.

Tu as toujours su calmer cette panique qui me prenait à évoquer ce que je vois de la vie des adultes, dans les villes, dans les immeubles, dans les bureaux, les ascenseurs, les halls, les restautant tous tellement artificiels malgré la carte des vins et les plantes vertes, malgré la volubilité du vis-à-vis. J’ai peu de ces mains qui s’avancent la mienne par dessus le pain que je n’ai pas encoure touché et la serviette que je n’ai pas dépliée, comme si déjà le déjeuner d’affaires était à payer. C’est pourquoi j’ai choisi la profession d’avocat, le droit permet seul de coincer les gens, de confondre les prédateurs, comme la lecture des codes et l’investigation dans la Gazette du palais demandent une ténacité non rémunérée, les avantageux n’y vont guère et délèguent ; je sais que le barreau porte bien son nom, que c’est un échelon, un début d’escalier. Je veux cet exercice professionnel pour entrebailler la porte de la liberté et de la compassion, c’est ce que j’ai essayé de dire quand j’ai prêté serment, j’ai étonné, on m’a prise pour une vierge consacrée. Vierge, je l’étais, consacrée : non ! Quand je suis redescendue jusqu’au parc de stationnement souterrain, place Dauphine, la robe sur le bras et la petite sacoche que tu m’avais offerte pour cette grande et symbolique circonstance, Mère-Grand, j’ai été abordé par Maître… ce qu’on appelle une gloire du barreau. Il m’a dit que je l’avais ému et qu’il me souhaitait des circonstances telles qu’il en avait connues au tout début de sa carrière, en faisant son stage à la Libération, sans pouvoir, qu’une seule fois, assister à une des audiences du procès de Pierre Laval, il avait en revanche tout dialogué avec les défenseurs de celui-ci et travaillé d’arrache-pied à la documentation d’un combat d’avance désespéré. Il s’était pris à prier chaque milieu de nuit, ne parvenant à s’endormir, et songeant au prisonnier célèbre et tant insulté, haï. Il avait été commis d’office, il n’était pas le principal au procès, ce qui lui avait donné une grande liberté de dialoguer avec l’accusé quand celui-ci décida de se retirer des débats et en avait gardé, qui n’avait plus jamais quitté sa serviette un jeu de cinq photographies prises à l’atterrissage du petit avion espagnol en zone française d’occupation de l’Autriche : l’ancien chef du gouvernement, le visage pas encore émacié par l’angoisse, presque reposé d’un surmenage de trois mois par dix de prison, ne regardait qu’avec méfiance, celle d’un grand et magnifique fauve, qui se sait traqué et pris, on l’avait fouillé et pour la seconde fois, la première ayant été d’ordre du Maréchal Pétain en Décembre 1940 quand il avait été disgrâcié, on avait inventorié la mallette de ses papiers personnels, cette fois ce devait être d’ordre du Général de Gaulle, on était en Juin 1945, comme s’il y a un secret des personnalités qui girait dans les papiers dont ils ne veulent pas – talisman ? ou pièces en excuse absolutoire ? – se séparer. Sur les marches de béton étroites, dans la petite cohue des collègues qui allaient à leur voiture, les photos m’avaient été montrées, qui me demeurent présentes au cœur comme un envoi en mission, défendre non l’indéfendable, mais ce qui est condamné, tué, détruit par avance en vengeance de ce qui n’a pas été voulu par les uns, les accusés, ni compris, admis par les autres, mais subi par tous, un pays ne doit pas être vaincu, encore moins occupé.

Tu m’as dit, en réponse au récit que je te faisais de ma prestation de serment que Maman nous a quittées parce que mon père avait été indélicat, mais tu ne m’as pas révélé en quoi ? Me le livreras-tu ce secret ? Tu as accueilli le mien sans surprise et sans question.

Nous nous sommes connus dans ce paysage sec, aux vallonnements et aux collines pas très marqués, qui font une ambiance hors du temps et sans géographie précise, non l’endroit n’est pas beau, la basilique non plus, les textes qu’on administre, les images qui sont colportées n’ont pas davantage d’esthétique, l’époque contemporaine est avare pour le sacré, on ne construit des cathédrales qu’en pièce unique, et une ou deux par siècles et par pays, même et surtout quand ils sont grands. Là-bas, c’est en fait désolé et rien ne vaudrait s’il n’y avait cette foule, la foule des pélerins. J’ai lu le livre, dont tu m’as dit qu’il avait à son époque, frappé sinon converti énormément de gens, dans lequel le Docteur Alexis Carrel raconte le train de pèlerinage vers Lourdes, le chant qui s’entonne, l’allure de ceux qui souffrent, sont malades, viennent à tout hasard ou selon une forte et personnelle espérance, une allure qui change parce que la prière devient générale, généreuse, et qu’il se passe quelque chose de commun à tous, à quoi l’agnostique qu’est toujours demeuré notre premier prix Nobel de médecine, fut lui-même sensible : mise en condition ? Je ne l’étais pas, j’ai commencé par m’ennuyer, la liturgie n’est que celle de partout, la statuaire évoquant la dame en bout de chemin n’est pas affriolante. Régis m’est apparu dans les sentiments que j’éprouvais et n’osais pas m’avouer. Nous étions venus et ne trouvions pas grand chose que nous n’aurions reçu ailleurs, pourtant il devait y avoir quelque grâce à demander, à requérir. Nous avons parlé, nous avons accompli ensemble, et sans nous entrainer ni regarder l’un l’autre, mais tranquillement, sans entrain, tous les rites, cela a duré trois jours et nous avons décidé de nous aérer, d’aller voir ailleurs quitte à revenir, ce que nous avons fait, ne nous échappant de nos pèlerinages respectifs que deux jours et une nuit.

Ce fut une nuit avec un balcon, des étoiles, la mer, derrière nous une presque-île en forme dunaire, contrastant avec la rive très arborée. La chaleur, les grillons, au loin des musiques de guinguettes, de restaurant, les stations balnéaires pas vraiment organisées de la Yougoslavie d’après-guerre, on nous a dit que cela n’avait pas changé vraiment, que le tourisme sur l’Adriatique n’avait pas été troublé par les bombardements, les journaux, la cruauté, le fiasco, les haines et la fraternité qui demeurait, impuissante mais si réelle entre les nationalités qu’avaient unis les Karageorgevitch et mieux encore Tito. Beaucoup d’Allemands mais un tropisme vers nous, vers la France. Nous ne parlions pas, la nuit était pleine, la lune avait peu duré, le lit était grand, je ne savais rien de ce qu’il faut savoir autrement que par quelques lectures et aussi par tes conseils, mais ils étaient de mœurs et pas de sexe, n’aimer que si l’on ne s’ennuie pas, ne se donner que si l’on en a envie et qu’on pourrait soit ne pas se donner soit faire autre chose, bref, vouloir ce qu’on ferait, et nous le fîmes. Ou plutôt, je le fis. Il m’avait photographiée contre le soleil couchant, je m’étais prise à imaginer Maman devant son sculpteur, et j’avais mis les bras à ma nuque, fait flotter mes cheveux, les seins nus, sans m’exposer ni m’offrir mais naturellement, car j’étais à lui raconter la statue, et à lui proposer de venir la voir chez nous. Il avait pris plusieurs images, puis il m’avait serré à la taille de ses deux bras, il m’avait murmuré qu’il était très embarrassé que je sois aussi belle, qu’il lui fallait du temps, un peu de temps encore. Je ne comprenais pas ce qui le retenait, ni ce besoin qu’il éprouvait de prendre du recul, par rapport à quoi ? aux gestes lents que nous entreprenions l’un sur l’autre, sur nos corps qui restaient debout, figés. Il me disait qu’il n’avait pas prévu que je serai aussi belle, qu’il n’avait pas davantage prévu que nous nous rencontrerions. Nous avions un peu bu, un de ces vins de Yougoslavie qu’on n’achète pas chez nous, quoiqu’on les y trouve maintenant, ils sont élevés au goût allemand. Je le tranquillisais, nous avions le temps, aucun aveu n’était nécessaire de sa part, je n’attendais rien de lui que l’occasion, déjà là, que la permission, pas encore obtenue, de lui faire du bien, tout le bien que la veu durablement peut offrir à un homme si c’est une femme qui s’y prend à sa place, pour lui. Je lui ai dit que j’étais assurée d’être, avec lui, heureuse. Il a frémi. Manifestement, il n’était habitué à rien de ce que nous étions en train de vivre, de réciter, de jouer : le grand air de l’amour et du corps, de l’âme qui affleure aux lèvres, qui se pose d’un front à l’autre et fait pot commun, le grand vase du potier, celui qu’il a le plus de mal à tourner. Nous étions certains de notre exceptionnalité ensemble et l’un pour l’autre, il se rassurait – mais de quoi ? – en le constatant à mi-voix et j’avais envie de rire. Ce que nous commencions de faire l’un avec l’autre, l’un de l’autre, était grave, je le savais bien, mais ce n’était ni triste ni catastrophique, et je le sentais raide et abandonné à la fois, malheureux d’une détermination dont il avait envie mais qui semblait ne pas lui être facile, ni venir. Je crus que nous allions à quelque échec, à un malentendu dont nous ne nous guéririons pas. J’ai essayé de le calmer, mais l’étrange est qu’il restait paisible, c’était en lui un débat que je ne comprenais pas, une sorte d’identité qui se jouait. Tu m’avais dit que les hommes sont complexes en amour, et surtout dans l’acte d’amour, qu’il y entre pour eux tant d’amour-propre, tant d’atavisme, qu’ils veulent tant être délicats et adéquats qu’ils s’en coincent et s’en emberlificotent de partout, même les tombeurs et les crânes, les habitués et les sauvages.

Régis est de cette sorte d’hommes qui ont le sommeil heureux et profond, nous en sommes restés à son baiser de mes seins, à son texte un peu balbutié pas bien clair, mais à tout prendre très flatteur pour moi, et j’avoue qu’être photographiée, presque nue, à mon avantage, m’avait fait quelque bien, assez émoustillant. Il s’est endormi, il était nu sans s’être montré, ayant pénétré à toute allure dans le lit, s’étant installé sous les draps tandis que j’étais à la salle-de-bains, je l’ai rejoint, j’avais remis un soutien-gorge, gardé une culotte, suivi tes conseils, et je suis restée ainsi les yeux perdus dans une obscurité qui ne se faisait pas complètement. Les rumeurs des fêtes un peu lointaines dans les rues du village parvenaient en un mélange qui n’était guère musical, mais c’était chaud, entreprenant, encourageant, j’étais loin de tout, et je m’apercevais que Régis était près de moi. Qu’il dormait déjà. Je l’ai pris ainsi, nue, à cheval sur lui, j’ai eu à peine à toucher son sexe pour me l’enfoncer, je n’ai pas souffert, j’ai tâché le drap, c’était très doux, il respirait à peine plus vite, il était dur et gros en moi, son visage aux yeux fermés restait celui du sommeil, il me semblait faire l’amour avec un ange, c’était une sorte d’annonciation et je me récitais ses phrases sur ma beauté, sur la pureté de mes seins, de mon nez, de mon front – je tiens d’ailleurs mon profil de toi et de Maman, artificiellement pensif en toute circonstance – et c’en était une. Il n’y avait aucune violence, qu’une sorte de navigation, il me semblait que mon ventre serré sur son sexe flottait tranquillement, sautait silencieusement, doucement, chacune des vagues, tout était d’une simplicité débordante d’une sorte de reconnaissance mutuelle et je savais que dans son demi-sommeil il me reconnaissait pour sienne et que ce devenait pour toujours. Le matin, j’ai remarqué qu’il a gardé le drap, taché de mon  sang et de sa semence, et l’a plié dans un sac en plastique, mis dans sa valise, je n’ai rien dit car je crois qu’il n’avait pas remarqué que je l’avais vu le faire.

Nous nous marions donc samedi prochain, et je te remercie encore de nous accueillir, nous, nous tous, et toute la famille, les amis, etc… tout ce que tu m’as montré hier et aujourd’hui, en préparatifs et en organisation me paraît très bien. Je te demande de me faciliter les choses avec Papa, je redoute de le revoir, mon mariage doit le surprendre, à notre dernier revoir, il y a deux mois, il n’en était pas question, il est vrai que je ne connaissais pas Régis. Mère-Grand que j’aime tant, je crois que je serai heureuse, surtout si tu continues de me recevoir, si tu me conseilles, si tu me nous laisses souvent venir et séjourner ici et près de toi. T’écrivant sur la petite table qui va donc être remplacée par le cadeau du grand Cardinal, je pense à notre château, aux enfances de nos aïeux, aux mariages qui ont été les leurs et là, je vois les flambeaux, les douves, la passerrelle de bois, la grande prairie, les biches parfois au loin, à l’orée de la forêt, j’entends les carpes, et aussi ces frissonnement des lampes d’extérieur quand la nuit continue et que nous nous interrompons toi et moi, que nous quittons le dehors, la main sur la rugosité de la balustrade. Tu me laisseras m’habiller dans la bibliothèque de Bon-Papa, même si c’est un peu prétentieux, c’est devant ses livres et ses reliures que je veux notre portrait de mariage ; d’ailleurs, tu découvriras Régis, vous avez beaucoup en commun, s’il n’a pas de talent particulier dans le registre qui est le tien, j’apprécie que nous soyons complémentaires, il a le sens de la beauté, pas seulement de la mienne, immodeste que je suis ; en tout cas, il aime les livres, les meubles et c’est en cela qu’il est assez ecclésiastique manqué. Tu comprendras pourquoi et comment.




 

 

 

 

 

 

Lettre de la Comtesse de Mahrande à son gendre





Vos dernières visites ne m’ont pas fait de bien, mais je consens à ce que vous soyez présent au mariage de ma petite-fille. Votre femme l’aurait souhaité et ce que vous m’avez annoncé, si je puis ainsi parler de l’énoncé d’une nouvelle qui vous doit tout, hélas ! ne change pas ma réslution et ne changera rien à ce qui a été convenu pour que tout se déroule suivant nos habitudes ancestrales.

Mais qui êtes vous donc ? pour récidiver de la sorte ? Je ne connaîtrai pas ce que votre femme a eu la faiblesse de me raconter, ou ce que vous avez été acculé à me dire lors de votre dernière venue ici, que je croirais lire un roman de la plus mauvaise série, macabre, sinon un récit d’escroqueries en tous genres se terminant par quelque fin pitoyable que s’administre le misérable. Vous m’avez dit que venant ici par le train, ayant vendu votre voiture pour payer votre dernier voyage là-bas, vous aviez ouvert la portière du wagon et regardé longtemps, hébété, le ballast courir et mourir sous vos pieds. Le T.G.V. ne vous aurait pas donné le loisir de cet exercice, et que n’avez-vous donc sauté ? Y penser n’est pas le faire. Votre beau-père qui vous aimait, ayant tout deviné cependant de votre personnalité, mais convaincu d’une certaine richesse de cœur et même peut-être d’une tendance à la mystique qui rachèterait tout et vous permettrait une vraie réhabilitation – je devrais écrire un sevrage de vos imbécilités et la réccoutumance à une vie digne et normale – jugeait que passé un certain stade de mélancolie, le passage à l’acte dépasse la volonté du sujet, et peut se produire, quels que soient les empêchements qu’y mettrait un tiers, à n’importe quel moment, n’importe où et par n’importe quel moyen. Manifestement, vous n’en êtes pas là, pour votre malheur et pour le nôtre.

Quelle était froide, mais apaisée, votre femme quand elle m’a fait part de sa résolution. Une résolution à l’essai. Elle partirait dans un de ces pays déshérités où la misère pullule, au moral et au physique. Sans doute, rien que dans notre village, vous trouveriez,  et avait-elle naturellement trouvé des gens à aider, à qui elle était devenue indispensable, mais là n’était pas son propos, elle voulait vous quitter, elle voulait quitter un passé trop présent, elle jugeait que, de sa part, c’était probité et équité, affaire de dignité. D’une certaine manière, elle se sentait votre complice, s’était sentie votre complice dès vos premiers jours de vie commune, et ne voulait plus de ce rôle, elle vous laissait le choix de dire à votre fille sa vérité ; l’avez-vous fait ? avez-vous jamais eu le courage de votre femme, celui d’affronter le regard d’autrui quand la vérité lui est assénée. C’est au prix de cette remise au jugement d’un tiers, dont j’espère que vous avez l’estime, et que vous en appréciez l’extrême innocence, qu’on trouve un semblant de paix. Avez-vous jamais été en paix ? Une paix qui dépasse toute connaissance livresque ou intuitive, qui n’a pas de précédent dans une vie et qui vient de cet abandon. Qui connaît Dieu ? et ce n’est pas à Lui qu’on fait remise, Il en sait trop sur nous, et n’a que faire d’aveux théoriques tant qu’ils ne nous coûtent pas une réelle contrition et le vœu de changer de conduite. Mais votre conduite en est-elle une ? Avez-vous, le moins du monde, barre sur vous-même ? N’êtes-vous prisonnier de ce charme que vous exercez sur tous, le charme d’un homme toujours jeune de sentiments, toujours spontané quoique délicat dans ses expressions. Augustine vous présenta ainsi, une rencontre de bal dans la société bien née ; quoi de plus naturel, quoi de plus acceptable. Vous avez alors fréquenté le château, je vous regardais vivre sans que vous formiez un couple, je ne l’aurais d’ailleurs pas permis sous mon toit tant que vos résolutions n’auraient pas été publiées. Vous étiez déférent et orphelin tôt de votre père, lui aussi médecin, vous aviez matière à dialogue avec mon époux. Celui-ci apprécia votre causticité dès lors que le dialogue était d’homme à homme, il fut ébloui de ce lien qui n’est – à ma connaissance – qu’à vous et que vous établissiez pour sa plus grande admiration, après qu’il ait été un temps perplexe, entre la mystique et les mathématiques, le calcul actuariel surtout. Vous connaissiez par cœur les Pensées de Pascal, saviez raconter et expliquer la relation de celui-ci avec sa sœur, ce qui vous permettait d’introduire la vôtre non seulement dans la conversation mais au château ; que n’avez-vous suivi ses avis. Il n’y avait rien en vous qui éveilla la méfiance, mais elle vous avait suivi à la trace, dans vos manquements, vos turpitudes, jusqu’au fond de votre faiblesse comme Elvire espère le rachat de Don Juan et se croit seule capable de l’obtenir, mais c’était votre sœur, et jusqu’au gouffre, elle vous gardait sa confiance, parce qu’elle avait en elle chevillées plus fortes que la foi, l’espérance et l’intuition d’une bonne fin. Il eût été déplacé que je l’interroge et elle ne s’ouvrit pas à moi ; je suppose cependant que mon mari, à qui elle plaisait et souriait comme si elle avait été sa seconde fille, accueillait ses confidences ; à l’époque, ce n’étaient que des craintes.

Laissez-moi vous rappeler ce que vous devez déjà à ma fille, avant que vous soyez et de beaucoup mon débiteur. Je vous signale d’ailleurs au passage que je ne suis pas du tout sûre de vous suffire. A moi seule, en tout cas.

Ce fut une longue soirée, et à tout prendre avec le recul de toutes ces années, une belle et heureuse soirée. Augustine a toujours été réservée, plus que votre fille, plus que moi, et je fus étonnée qu’elle s’approcha ainsi à notre sortie de table, s’assurant que vous étiez à fermer votre valise pour ne pas conduire trop dans la nuit, d’autant que vous feriez la route, longue, il n’y avait pas encore l’autostrade, seul. Je suppose que vous aviez délibéré ensemble et que vous eûtes la primeur de sa résolution. Vous attendiez-vous à celle-ci ? En partie, je crois, car ma fille a toujours été, en revanche, généreuse et n’a jamais caché son avidité de servir quelque cause, peut-être cachée pour les profanes, mais grande aux yeux des hommes vrais et de Dieu, une cause qui empoigne et requiert à plein temps. Il faut dire que nos pays d’Europe les camouflent et n’en facilitent pas la recherche, la mode est à l’impuissance après avoir été à des compassions bon marché, à de l’humanitaire fonctionnarisé ou en voyages d’été, bien différent de la dévotion totale à quelque chose qui dépasse et qui impose de renoncer à tout retour en arrière, et en tout cas, à tout retour en soi et chez soi. Augustine faisait ce choix et s’en sentait soulagée. D’une certaine manière, et c’est par là qu’elle commença pour mieux me préparer à la suite qu’elle devait me dire, elle rejoignait et comblait ses envies d’enfance. Un grand livre pour les moins de dix ans lui avait présenté la matière à des rêveries dont elle ne sortait que peu, et que peut-être elle exprimait en soignant les cactus de son grand-père et en se passionnant pour les biches que l’on aperçoit facilement au fin fond de nos prés. C’était un album de grandes photos en noir et blanc, légendées seulement par des proverbes de là-bas et qui se terminait par l’évocation de quelques grands conquérants du désert et de l’absolu, du spirituel et de ce compagnonnage sans paroles qu’eurent au Sahara avec Dieu et avec quelques nomades, au visage couvert et sourient, Foucauld, Psichari, Diego Brosset et tant d’autres, mais pas Saint-Exupéry. D’abord aller droit au firmament. Elle m’avait souvent, très petite fille encore, raconté cette sorte de vertige à tomber vers le haut quand couchée dans le pré, de l’autre côté des douves, Sacha collé contre elle, et ne manifestant aucune impatience – Sacha, notre chien à l’époque, et qui disparut pour ne pas revenir d’une fugue, nous l’avons tous longtemps pleuré – elle regardait les étoiles, les nuits sans nuage et sans lune. Elle me disait que couchée à la dure, avec le froid et la rosée de la nuit, elle était d’abord en situation très concrètement terrestre, les fesses et le dos endolori, mais à fixer la voûte céleste, il lui semblait y entrer lentement, de plus en plus vite à mesure que la profondeur s’entrouvrait et ainsi elle pénétrait le cosmos, et avait la sensation d’y être appelée, engloutie, mais toujours l’expérience s’arrêtait avant le complet vertige, c’est au moment de tomber vers le haut – son expression – qu’elle reprenait corps avec la terre. Le désert serait d’abord cela pour elle, du ciel en liberté et chaque nuit. On n’était plus au temps des explorateurs, mais encore à celui des avions à hélice, le pays, quoique proche de l’Europe, au sud juste du Maroc, n’était à vol d’oiseau pas loin, elle pensait cependant n’en pas revenir, et c’est cela qui la déchirait et la fit une première fois pleurer. Nous étions à l’endroit, où, depuis, votre fille a remplacé la mienne et où il fait si bon de parler. Au-dessus de nous, le balcon de la grande chambre et l’on s’adosse à l’arrondi accueillant du muret, la balustrade semble le plat bord d’un bateau léger qui serait à l’ancre sur la douve ; la lune va rarement jusques là, en sorte que c’est toujours l’endroit le plus sombre même par les nuits les plus lumineuses, ce qui permet de mieux voir le ciel, les étoiles et d’être asez habitué à l’obscurité pour ne rien perdre du mouvement des animaux aux lisières de nos bois.

C’était donc il y a huit ans, ma petite-fille en avait douze, c’était votre fille mais pas celle de ma fille, voilà qui fut dit avec brusquerie. Elle avait accepté la naissance et, même si pour une femme, en principe, la question ne se pose pas, elle avait reconnu sienne l’enfant d’une autre. Elle me raconta comme cela vous était arrivé à tous deux et ici-même, la nuit de votre mariage… Il faut le faire, si vous me passez l’expression qui n’est pas de ma génération.

Mon mari avait cru honorer la mémoire de votre père en invitant en sus de ses propres confrères, le plus souvent de statut militaire comme lui, les compagnons de celui-ci. Vous en aviez été touché aux larmes, ainsi n’étiez-vous pas seul à votre mariage. Votre mère qui déjà n’allait pas bien, ne se rendait que peu compte des choses. Ma fille ne manquait pas entre chaque plat, après chaque toast, d’aller à sa belle-mère la rasséréner, l’assurer que personne ne pouvait deviner le début de sa maladie, et lui expliquait ce qu’il venait d’être dit ou chanter : on ne se démenait pas comme aujourd’hui pour organiser un spectacle mi-vaudeville, mi-chansonnier pour caricaturer les deux élus mutuels, mais il y a avait de l’animation. Comme toujours en pareille circonstance, puis-je dire, le vin avait coulé à flot et vous reconnaissez que chez nous, il est toujours bon. On dansa. Augustine avait une amie inséparable, belle comme elle, qui d’ailleurs avait failli être le témoin de l’histoire avec le sculpteur allemand, et qui l’était du mariage à l’église. Amélie, à peu près sa jumelle, donc… mais cela n’excuse rien si cela explique beaucoup. Vos chambres n’étaient pas mitoyennes. La sympathie était de commande, vous découvriez les amies de votre femme, beaucoup de relations, car, quoique d’un fond taciturne, elle se liait aisément et conquérait tout le monde par sa manière d’écouter aigüe et tranquille, attentive et indulgente à l’ennui. Vous valsez très bien, Augustine et Amélie se succèdèrent dans vos bras, on fit cercle puis on s’écarta et bientôt, et longtemps vous fûtes seul en scène avec deux cavalières attitrées qui ne vous quittaient chacune successivement qu’épuisée, vous étiez inlassable, vous étiez beau et superbe, et vous me fîtes l’honneur et le plaisir de me demander la dernière danse, j’y allais d’un bon pas, je m’énivrais à mon tour de la musique, des pas et surtout de vous, votre odeur d’homme délicat, votre profil, votre nez parfait, la position académique de vos mains et de vos bras, vous tourniez admirablement, c’était le Rodolphe de Flaubert, et vous me faisiez tourner plus vite que n’y parviennent les derviches, on ne vous quittait qu’à extrême regret, étourdi, convaincu de sortir d’un exceptionnel moment qui n’était pas que physique, qui était très peu phsyique, car c’était une sorte de réconciliation avec soi, avec ce qu’il faut oser, avec ce que seule la danse apporte, une légèreté cosmique, et en cela, vous veniez de me donner ce vertige que m’avait décrit Augustine tombant dans les étoiles. Vous teniez le coup, la musique ne cessa que progressivement restant quelque temps mêlés au brouhaha des chaises qu’on tirait et des adieux qu’on faisait. Naturellement vous alliez rester dormir au château, et Amélie aussi, mais dans une autre aile. Sacha n’était plus de ce monde, il n’y avait personne qui veilla dans les couloirs, d’ailleurs la nuit blanchissait déjà quand, inexplicablement, avez-vous dit à Augustine, vous eûtes envie de prendre l’air, je n’entre pas dans le détail, que je ne connais d’ailleurs pas et n’ai pas à connaître, de votre nuit de noces avec ma fille. Et à l’arrière du château, vous futes rejoint par Amélie. Une tombeuse, une traîtresse face à un homme faible et moins amoureux de sa femme que le monde entier avait pu le voir et croire toute la soirée ? Je ne sais pas, je ne le crois pas.

Elle vous a séduit, elle vous avait séduit. En fait, Augustine poursuivant son récit ce soir où elle me faisait part de sa résolution, est convaincue qu’Amélie fut votre premier choix, et que celle-ci et vous le dissimulèrent, qu’en somme ma fille vous obtint malgré vous et malgré sa meilleure amie. Est-ce cette nuit-là, et ici, que fut conçue, sans préavis, mais peut-être avec préméditation, ma petite-fille de la main gauche ? J’ai tendance à le penser. Vous vouliez faire vos adieux à Amélie, cela avait été impossible les jours précédant le mariage. Elle avait, je le reconnais, un magnifique visage, presque rectangulaire, extraordinairement symétrique, avec des yeux ni enfoncés ni protubérants, posés parfaitement, clairs et dont le regard ne gênait pas quoiqu’il fut toujours appuyé. Comme ma fille, elle était pudique, réservée et savait surtout rougir, ainsi son langage était-il celui des couleurs, pâle pour l’émotion, presque verdâtre dans la colère, elle en eut une quand sa robe fut maculée d’une sauce au passage d’un des maîtres d’hôtel, en sorte qu’elle ne put danser ensuite. Il fallait donc des adieux, vous les eûtes, sans doute à sa demande, brièvement, je ne sais pas. Augustine apprit par Amélie que sa meilleure amie était enceinte de son jeune mari. Nos traditions ne vont pas vers l’avortement, elle ne m’en parla pas, elle décida le silence, vous le proposa et vous l’acceptâtes. L’enfant serait le vôtre, Amélie disparaîtrait et ne reviendrait jamais, alors qu’elle eût certainement été la tante, la marraine, la seconde mère de chacun de vos enfants. Vous ne donnâtes pas suite en sorte que Mirabelle allait être enfant unique comme Augustine, mais pour d’autres raisons, bien plus simples, ma santé à l’époque, l’a été pour moi et mon mari. Il est possible, ce qui serait pire, qu’Amélie ait été régulièrement votre maîtresse avant que vous épousiez ma fille, et que Mirabelle soit le fruit d’œuvres antérieures à votre nuit de noces, vous vous seriez ainsi marié en connaissance d’avoir mise enceinte une autre femme, déjà, que celle dont –  aux yeux du monde et de ses parents, de sa meilleure amie, ainsi, un comble – vous preniez la main.

Augustine ne s’étendit pas sur ces interrogations, puisque le fait emportait tout. Mirabelle, ma petite-fille, n’était pas d’elle bien qu’elle la chérît de toute son âme, qu’elle l’ait élevée et aimée plus que sa propre chair, elle m’expliqua ce qui s’était emparé d’elle ensuite. Elle avait longtemps cru qu’elle se donnerait à elle-même le change, Mirabelle y était pour beaucoup. Le mimétisme avec sa mère qu’elle ne savait pas, qu’elle ne sait toujours pas n’être que d’adoption était tel qu’elles étaient vraiment le portrait l’une de l’autre, c’est encore plus frappant ces jours-ci, je revois en ma petite-fille sa mère, et je ne me suis jamais douté de la vérité jusqu’à cette nuit où Augustine avait résolu de me la dire, pas tant pour le fait, que pour fonder à mes yeux sa résolution de partir, d’émigrer, d’être utile et surtout d’être vraie, ailleurs. Ce qui supposait d’être ailleurs et de n’être plus regardée par moi et par Mirabelle pour ce qu’elle n’était pas. Je tâchais, sur le champ, de la convaincre du contraire et je vous défendis même. C’était une faute, mais garder l’enfant avait été courageux de votre part à tous les trois. Mirabelle était ma seule petite-fille, serait ma seule petite-fille, je n’avais aucune hésitation, le passé était d’autant plus aisé à oublier qu’Amélie avait décédé peu après la naissance, suicide ou cancer ayant longuement couvé ce qui l’avait conduit à ce geste de désespoir, attendre sans légitimité un enfant dont le souvenir, et peut-être un jour la piété et l’affection, la suivrait et la soutiendrait dans l’au-delà ? Je n’avais rien soupçonné, votre chagrin avait été dissimulé quoique plus intensément vécu, m’avait-il semblé, que d’ordinaire pour une amie qui n’était pas la vôtre, censément, mais celle de votre femme. Elle avait commis le sacrifice de ne pas chercher à revoir Mirabelle, dès l’accouchement et les premiers jours passés. Comme ma fille avait sa situation à Paris, qu’elle voyageait beaucoup pour des expertises dont elle s’était fait une spécialité, la Renaissance italienne et l’inspiration de celle-ci dans la sculpture contemporaine allemande – la fameuse statue, baptisée par son auteur, la sérénité, ce qui va bien à ma fille et donc à son portrait au naturel… - je ne comptais pas les jours ni les mois où elle aurait dû avoir un ventre à montrer, à ne pas cacher. Je supposais au contraire qu’elle avait voulu vivre ce moment sans moi, et ne m’amener que le bébé tout fait ; je pris même ce silence sans annonce, cette absence tout le temps d’une gestation pour une pratique très personnelle de votre amour à tous deux, vous viviez donc la chose secrètement et ensemble, mais ce n’est pas exactement celle que je supposais rétrospectivement. Vous dûtes infliger à ma fille, ou celle-ci prit-elle la totalité des événéments en main et les organisa en sorte que vous avez vécu le ménage à trois toute la durée où Mirabelle se fit attendre puis arriva au jour. Au mois d’Août, la nuit des laurentides comme ce le sera dimanche, son vingtième anniversaire.

Vous voilà père sans que votre femme soit mère. Parlons de ce que nous savons et avons vécu ensemble, qui parut étrange ces dernières années à beaucoup, mais la mort de mon mari pouvait expliquer que je reçoive la tutelle de ma petite-fille et qu’on me confiât son éducation pour me divertir d’une mort dont je ne me remettais pas vraiment. Vous aviez à voyager, je sais maintenant pourquoi, et vous aviez eu l’intelligence d’une mise à l’abri, de votre fille, vis-à-vis de vous-même. Le rite du déjeuner ensemble tous les deux mois, parfois tous les mois, le voyage à chacun de ses anniversaires, vous passez cette fois-ci la main à votre gendre, tout fut réglé au départ de ma fille vers le désert. Mais ce que je ne savais pas et qui vous honore, c’est que chaque année vous allez là-bas lui apporter des ressources financières. Vous lui disiez sans doute que c’était le produit de collecte parmi les gens d’affaires qui sont votre monde et que la déduction fiscale ainsi obtenue dédommageait tout à fait ces personnalités charitables. Ainsi, en Mauritanie, dans la banlieue est de la capitale, le long de la route de l’Espoir, avez-vous bâti pour votre femme bien plus qu’un ermitage et un dispensaire. Elle est à la tête, elle l’artiste née, d’un véritable hôpital surtout consacré à la maternité et à la protection infantile. Vous avez organisé pour elle la rotation de médecins européens, c’est un véritable centre qui fait modèle pour des financements mixtes de la France, de l’Europe et d’autres d’origine privée. Vous m’avez décrit où et comment vit ma fille, et c’est ainsi que vous m’avez fait retomber sous votre charme, alors même que vous veniez m’avouer une nouvelle et effroyable tare de votre personnalité.

Nous avons donc convenu que la lettre dont vous êtes porteur sera lue à l’assistance, dès l’entrée à l’église. Je veux que ma fille ne soit pas regardée comme une sainte, mais comme une amoureuse de sa fille, de vous, de la vie, et qu’il soit bien dit que là-bas elle est en constante communion avec vous, même si la chose paraît bizarre. A la réflexion, elle ne l’est pas et je reviens à cette soirée où elle consacra bien plus de temps à me convaincre qu’elle ne faisait que suivre une vocation depuis lontemps découverte et arrêtée. Qu’en somme, la raison qu’elle me donnait n’était pas la plus profonde ni la vraie. Certes, être ce qu’elle était devenue par votre faute, une femme sans enfant mais toute ouverte à l’enfance et à la maternité, la maternité des autres. Elle me confiait votre fille, m’assurait que c’était votre souhait – et d’ailleurs, je crois que ce l’est – et vous confiait tous deux, sa fille adoptive et son enfant demeuré de mari, à la vieille dame que je suis devenue. J’étais sur le papier seule pour vous deux, à assumer ce que je ne savais qu’en partie ; elle partait en fait pour pouvoir mieux et plus résolument mettre à l’abri sa fille d’adoption ici, et la séparer d’éducation et de fortune de son père. Mirabelle est riche, très riche, pas seulement de ce château, mais de tout notre avoir familial qui s’est concentré sur sa seule tête ; ma fille craignait, sans me dire pourquoi, que restée avec vous, elle eût à en pâtir de votre fait. C’est maintenant le cas, et je comprends combien elle fût avisée, tout en présentant l’ensemble de ses résolutions en forme d’un vœu d’enfance, dans lequel la piété entre pour une grande part mais ne rend pas compte de tout.

Ainsi vit-elle à Toujounine, ce qui ne figure pas sur les cartes, du moins sur celles que je possède, ce n’est pas le désert tel que je me l’imagine si j’en crois les photographies que vous m’en rapportez et surtout l’album de ses aquarelles qu’elle vous a confié pour moi. Ce sont des bâtiments sans fondation ni véritable toit, en banco gris et brun, au milieu de grands enclos entouré de murets pour protéger les palmiers et les lauriers de ces curieux caprins sans corne et de ces chèvres qui circulent et divaguent, mangent du carton et donnent du lait et des petits. Sa chambre est modeste, la climatisation est limitée à un ventilateur, elle a installé à côté un oratoire où le tabernacle est un de ces coffres à motifs de cuivre encastré dans les bois médiocres de là-bas. Au mur, les demoiselles d’Avignon et à côté de cette grande reproduction de Picasso, la vierge au vitrail du plateau d’Assy dont Rouault lui offrit la première esquisse, quand elle était enfant. Elle a installé donc hors de l’enceinte de l’hôpital, à la fois son monde personnel et une capacité supplémentaire d’accueil. Les gens en difficulté, le moine qui va célébrer le mariage de ma petite fille, par exemple. Le mot de Claudel, Seigneur à ceux qui vous refusent la foi, si vous leur demandiez la vie. Elle a su accueillir ce jeune prêtre en mal d’une dialectique toute humaine pour une existence certes donnée à Dieu, sur le papier signé à l’autel, le jour de sa profession au monastère de K. mais dont la foi progressivement s’est retiré, le laissant sans repères. Il est venu sur recommandation de son abbé qui avait rencontré Augustine par un ami commun des Beaux-Arts, il paya son écot pendant deux ans en faisant office d’aumônier particulier.

La lettre que vous a confiée pour moi ma fille, en accompagnement de l’album, dit sa vie qu’elle qualifie de rêve, mi-moniale et ermite, mi-gestionnaire d’une grande institution caritative. Son délassement personnel est d’encourager des productions artisanales et d’avoir organisé dans la capitale une vitrine de cet artisanat dont raffolent les touristes et le personnel des Ambassades. Comme elle a repris notre nom, elle a ses entrées partout mais n’en profite que pour financer la maternité ou placer l’un de ses nombreux pupilles. Merci de me donner ces détails de vie, de m’avoir fait ainsi m’asseoir aux côtés de ma fille sur ce muret blanc, où vous me dites qu’elle lit chaque jour les heures monastiques. Vous me donnez aussi l’envie de commencer – à mon âge… - une initiation à l’informatique puisqu’à ce que vous m’expliquez, je pourrai communiquer avec elle « en ligne » par internet et qu’elle pourra ainsi me transmettre des images de sa vie. Pour ce que vous me demandez, et sur quoi je veux encore réfléchir ces jours-ci, je ne sais si le château suffira et vous devez être bien conscient que ce que je vous donnerai, je l’enlève aux œuvres de charité de ma sainte fille. Dire que je vous en veux est faible, et je ne me résoudrai que difficilement aux décisions. C’est bien parce que ma fille m’impose de vous sauver et qu’elle tient absolument à ce que ma petite-fille ne sache rien qui ternisse l’image qu’elle garde de vous. Par quelle monstrueuse habileté avez-vous pu ne jamais vous couper et comment Mirabelle ne recevant que si peu, et presque anonymement, des nouvelles ou quelques lignes d’une mère qu’elle croit sienne de sang et de chair, n’a-t-elle jamais eu un doute ni sur son adoption ni sur les raisons pour lesquelles celle-ci s’est ainsi éloignée, si loin socialement et psychologiquement.

Vous aviez encore à me dire, et d’abord que ce que vous avez perpétré, risqué et joué si souvent – tout de vous, et par extension presque tout de nous, les Mahrande – vous ne l’avez fait, ce qui serait puéril de la part d’un autre que vous, que par amour de ma fille. C’est sans doute la raison la plus forte pour que j’honore ce que vous avez risqué et perdu. Qu’il ne soit à personne possible de penser que ma fille unique, fille du professeur de M., médecin interniste longtemps nobélisable, ait pu être complice d’un escroc et que son œuvre en Mauritanie puisse passer pour une officine de blanchiement d’un argent venu on ne sait comment dans ses mains. Vous n’avez pas eu – en cela – à me convaincre. Mais il y a votre résolution d’à présent, faute de suicide, et qui vous rapproche, dites-vous, encore davantage de ma fille, dont vous ne vous consolez pas. C’est bien le moins, et j’eusse préféré votre disparition  parce quelque re-mariage, mais nous avons vous et moi ce point commun de vouloir protéger Mirabelle et qu’elle soit donc la fille d’un père admirable, ayant su accepter la consécration de sa femme à des charités et à de l’humanitaire nécessaires, et auxquels elle sait se donner avec efficacité, renom et surtout un réel don d’organisation.

A votre tour, vous exiler ? à votre tour, entrer – et pour vous ce serait formel, si l’on vous accepte – en religion. Vous vous rendriez utile en écrivant, vous avez en vue, tout failli que vous êtes pour le monde entier et la belle société si je ne vous secourais pas, une œuvre complexe et originale, vous voulez écrire pour Dieu et pour l’édification générale, les mathématiques et l’intuition de l’absolu, de la figure humaine de l’absolu et du cosmos, et quitte à disparaître, écrire et prier dans l’anonymat, connu seulement de ma petite-fille, de votre femme et de moi. Je vous ai alors trouvé presque beau, et j’aurais, si elle avait été présente, exhorté ma fille à vous pardonner. Car ce qu’elle ne peut, encore aujourd’hui, tolérer de vous, ce n’est pas tant que vous l’ayez putativement privé de la maternité, mais que vous ayez risqué la vie à venir de notre Mirabelle en la faisant venir au monde, à la convoquant à l’insu de tous et pour éclore dans des conditions dont il a été miraculeux, mais au prix de son propre sacrifice, à elle ma fille, qu’elle ne pâtisse pas. Encore faudra-t-il jouer une énième fois la comédie samedi prochain, vous vous en rendez compte, je l’espère. Mais à vous écoûter m’exposer, comme excuse – ce que je n’accepte d’ailleurs –, vous aussi cherchez des prétextes à votre retrait de la vie courante, à la manière d’Augustine, les mathématiques selon vous et selon Pascal, à évoquer ces moments où tout soudain ne tombe juste que par une ordonnance souveraine du monde et du cosmos, des créations et supputations humaines et des données foisonnantes d’un avenir matériel et stellaire, j’ai ressenti à mon tour ce vertige de la contemplation. Vous m’avez fait danser une nouvelle fois cette dernière valse du mariage de ma fille. Oui, ces nuits pascaliennes où l’affectivité, la curiosité, une certaine fébrilité à additionner, soustraire, résoudre, et vous faites tout à la main, n’ayant jamais touché un ordinateur autrement que pour transmettre quelque message – c’est vous me l’avez dit, à mon étonnement, car je vous croyais très accroché à ces manières modernes d’écrire, d’illustrer, de compter et d’expédier – ces nuits-là vous les vivez et savez en rendre compte. Je vous ai ainsi vu, vous écoutant, le menton dans une main, votre fine plume à l’autre, peu éclairé et continuant inlassablement les martingales, et ce que vous vivez ailleurs, en Amérique latine ou sur le rocher de Monaco, vous ayant convaincu je l’espère que vous ne gagnerez jamais que ce que vous avez risqué, vous tombez dans la prière comme d’autres chutent dans une fatigue de nouvelle aurore. Mon mari était parfois ainsi, quand ayant lu la thèse d’un étudiant il allait au fin fond de ses rangées de livres et retrouvait chez un philosophe de l’Antiquité, l’aphorisme dont la vérification ne se faisait donc qu’à l’époque contemporaine, alors il jubilait tant mais avait si peu pour exprimer sa joie, qu’il lui arrivait de tomber à genoux, de poser une main à l’angle de sa table de travail et de remercier en balbutiant la divinité qui donne aux hommes l’intelligence pourvu que d’une génération à l’autre, ils demeurent solidaires entre eux, ce que sait faire la science mais à quoi le commun des mortels s’acharne peu. Vous m’avez fait penser  à lui, et si Augustine avait une telle foi dans la capacité humaine d‘engendrer du beau, c’est cette foi qui l’a persuadée que la vie de Mirabelle ne serait belle qu’à la condition qu’elle-même, sa mère supposée refasse de sa propre existence un chef d’œuvre. La peinture est une belle analogie, elle enseigne le cadrage, la décision de poser un personnage, de se cantonner à un thème, et de laisser aller par le chemin des contrastes ou des dégradés, des decresdendos la main jusqu’à la fin d’un ouvrage dont on ne savait pas gros en le commençant. Elle a ainsi recréé sa vie, et tel que vous êtes en train de bifurquer, il me semble que vous allez en faire autant, mais à quel prix. Vous faites de moi votre complice !  Tenez-vous bien samedi et surtout ne revivez pas votre propre nuit ici, et ne quittez plus ma fille !

 

 

 

 



Lettre de Régis à sa fiancée





Dernière séparation, pouvons-nous penser… mais au juste que penses-tu maintenant que nous en sommes là ?

Tu m’as longuement parlé de ton père, de ta mère, de ta grand-mère, tu m’as expliqué ta perplexité et je crois l’avoir comprise, car il n’y a pas de vie possible, d’existence, veux-je dire, si nous n’avons pas une vocation et si nous ne la connaissons pas. Notre foi en Dieu n’aide en rien à résoudre cette énigme ? Où donc Dieu m’attend-Il entre son ciel et cette terre, cette terre-là avec frères et sœurs, tout le règne du vivant, accumulé là, et créé là pour une grande œuvre ? mais individuellement, chacun de nous, toi, moi, quoi faire, qu’être ? Quoi donc va nous correspondre ? Y a-t-il de l’indispensable dans l’air qui dépend de nous ? Certainement, en ce que notre enfant a besoin de nous.

Tu ne m’as vu compliqué, et comme toi perplexe, mais pour d’autres raisons, qu’avant cette nuit où tu m’as pris. Je ne dis pas : violé, car j’étais consentant et je désirais que ce fût ainsi, un demi-sommeil, le rêve en images de ta silhouette désormais à jamais nue, dénudée dans ma mémoire et mes mains venues à tes hanches ont bien dû te prouver ma présence, pas seulement de sexe en toi. L’hôtel était médiocre, la chambre aussi, et je me sentais médiocre avec mon si peu d’expérience dans cette matière où je t’ai trouvée experte et imaginative, rieuse en pleine nuit, dans le noir, dans l’insolite de ces gestes auxquels nous n’aurions jamais songé encore deux jours avant de les commettre. Bien sûr, quand nous avons décidé de fausser compagnie à nos compagnons respectifs de pèlerinage et d’aller jusqu’à la côte, nous avons su où nous allions et ce que nous ferions, mais nous ne nous le sommes pas avoués. J’avais ta main sur ma cuisse quand je conduisais, j’avais ton bras à mon épaule quand je marchais, avec notre baluchon fait en commun, j’avais ton corps contre le mien quand on nous eût ouvert la chambre et laissés seuls, mais je ne savais pas que tu allais devenir ma femme de chair, puis la mère d’un enfant qui serait le mien, le nôtre. J’étais barbouillé et encombré, je le reconnais quand nous avons parlé, un peu, de cela, de le faire, de faire l’amour ; le balcon, les rumeurs du village, oui, mais la chamade de mon cœur, surtout.

Il a été mieux que je ne te dise complètement les choses qu’ensuite, quand tu m’as assuré que tu risquais fort d’être enceinte du premier coup, le nôtre, le tien car tu étais vierge comme il est recommandé dans le catéchisme, et moi tout autant, jeune clerc que je suis, que j’étais depuis déjà six ans, voué au sacerdoce par moi-même, par mes parents, par la vertu du nom qu’a laissé dans la profession mon oncle, écrivain, confesseur, prédicateur, apparemment sans aucune encombre pour sa vie propre et dont l’ombre qu’on disait, en famille, très chaleureuse, a pesé sur moi. Sais-tu que je détestais mon nom, qui pourtant sonne assez bien, m’as-tu dit à nos premiers mots, pendant cet interminable chemin de croix sur la colline, là-bas. Le tien mieux encore, quoique tu m’aies dit que c’est celui de ta grand-mère plutôt que de ton père, ce qui faisait assez mystère. Mais qu’une femme soit mystérieuse, que sa piété ne l’empêche pas de remarquer un jeune homme, plus âgé qu’elle, mais pas vraiment, perdu quant à lui dans la méditation suggérée en quatorze langues, était tout à fait conforme à l’idée que je me suis toujours fait des jeunes filles. Du paganisme et de la luminosité, du jugement surtout à propos de ce que la nature n’a pas à se refuser à elle-même, femmes, nos patries pour nous les hommes qui n’avons d’instinct que de fuite.

La journée qui a suivi notre nuit a été la plus belle de ma vie, je t’en remercierai toujours. Nous ne sommes pas partis tôt, nous avons fait des détours pour entrer dans ces minuscules églises orthodoxes à plan en croix, toutes branches égales, tous murs peints sur fonds bleus de prêtres et d’anges aux ressemblances apparentes mais si diverses dès que nous nous attardions dans la semi-lumière à les dévisager, des parcours, des écoles ésotériques, des chemins mystiques entre les fronts et les bouches, à des yeux parfois étincelants d’une peinture surnaturelle donnant aux couleurs des reliefs, parfois même de la voix. Nous avons marché plusieurs fois quelques kilomètres de voie sablée, avec des ornières de charrettes, pour aboutir sous des arbres à une semi-ruine mais entrés ensuite, pour découvrir un enchantement, il y eut cette chapelle singulière qui se divisait en six absides et qui n’étaient que blanche d’enduit à l’intérieur avec des figures de saints, de dieux et d’anges seulement esquissés à la couleur sang. On aurait cru se trouver intercalé dans un manuscrit en cours d’enluminures, avant que ne surgissent l’or, puis quelques légendes en lettres cyrilliques. Cela me rappela le Mont Athos et me permit, par analogies et réminiscences, de t’expliquer la typologie de ces décors, mais tu m’as entraîné à autre chose, tu nous as fait nous asseoir à côté de l’entrée, tranquillement, nous reposer, ton secret de vie ! et tu m’as longuement, dans du détail, entretenu de ta mère et d’une statue la représentant. Tu y étais venue, m’as-tu dit, parce que la chapelle où nous nous trouvions avait cette exceptionnalité qu’une figure de femme soit parmi les prêtres, les saints et autres anges. Tu me l’as fait remarquer, je nous ai fait penser à Tobie et à Sara, puisque la nuit dont nous venions avait été de cette sorte, une prière avant le mariage, et le mariage c’est la chair pour toujours, une unique chair, en un double sens, qu’il n’y aura pas d’autre en tiers, et qu’à deux nous ne serons plus qu’un. Sara, esquissée à l’ocre rouge, se déhanchait parce qu’elle avait un pied posé sur le serpent, ce n’était pas la Vierge qui apparaît rarement sans l’Enfant dans l’iconographie orientale, c’était une vierge qui triomphait et qu’on pouvait voir d’autant plus victorieuse qu’elle était semi-nue sans cependant être à portée de quelque désir humain que ce soit. Tu m’as donc raconté ta mère et en t’écoutant il me semblait que tu parlais davantage d’une sœur, certes très aînée, mais pas d’une femme adulte t’ayant donné le jour et avec laquelle tu aurais des rapports de révérence. Avec Augustine, puisque ta mère se prénomme ainsi, je me serais senti à l’aise, elle nous aurait protégés ou conseillés la veille au soir, elle aurait compris ce que j’entrepris de te montrer. Si l’enfant devait décidément paraître, j’aurais à tout rompre de ce que j’avais entrepris, de ce à quoi je m’étais voué, de ce que mes parents, mes maîtres attendaient de moi. Je devais devenir prêtre, mais je t’avais rencontrée, c’était tout le dilemme, et il ne se posait plus même si nous n’avions pas cet enfant dont je sentis la probabilité dès que tu me fis éjaculer en toi. Le mot est crû, le moment ne l’avait pas été, j’étais en rêve, celui d’Abraham quand passent Dieu et ses tisons entre les moitiés d’animaux, et que le père des croyants a été assommé d’un sommeil que le Livre dit mystérieux. J’accomplissais en quelques spasmes notre destinée à tous deux, j’en avais un plaisir horrible, ou une horreur délicieuse à découvrir en moi cette subite montée jusqu’à une non moins insolite explosion. Je me suis totalement vidé, détendu, et cette fois réveillé mais sans te le faire vraiment savoir, j’ai eu cette sensation que je n’avais jamais éprouvée auparavant que ton corps, que tes mains, tes jambes prolongeaient le mien, que nous n’étions plus qu’un. D’ordinaire, mais je n’en ai pas l’expérience, le mâle est triste après son coït et s’il n’a pas été attentif ou habile, la femelle est déçue que tout soit déjà clos. Pour moi, l’impression  d’accomplissement ne cessait pas, après le premier mouvement qui m’avait semblé d’une chute irrémissible et qui m’avait épouvanté parce que je ne pouvais me retenir à rien, qu’à toi figurant toutes les berges du monde mais aussi tous les ravins et tous les abîmes de notre planète et de nos vies. Je restais là tandis que tu t’étais dégagée, puis étendue le long de moi, que tu étais allée chercher ma main pour qu’elle se place paisiblement en garde de ton ventre, et tandis que tu t’ensomeillais, je m’éveillais au contraire à une gigantesque figure céleste que nous formions ensemble, nus comme une pierre, et nous devenions le centre rayonnant d’un monde qui était Dieu-même et qui était nous.

Je m’étais souvent, dans les premières ferveurs – intenses – de mon entrée au noviciat de la Compagnie, temps de prière et d’exaltation aussi, assez singulière et même paradoxale, de la virilité, imaginé que la consécration du pain et du vin en la chair et le sang du Divin homme qu’est notre Sauveur doit être pour le prêtre son orgasme, compensant tous ceux, bien débiles, aqueux et pauvres, que les hommes non consacrés vivent plus ou moins habituellement, plus répétitivement que joyeusement. Mais ce que notre étreinte produisait, et qui ne s’estompait pas, était tout autre, une vibration plus lumineuse que tactile ne cessait pas, qui me donnait la certitude qu’ensemble nous étions à rayonner au-delà de tous les temps et de toutes les formes de notre chair et de nos envies, que nous avions rejoint – là, et ainsi – notre vraie nature, notre vocation se donnait donc à nous, nous étions de chair et pourtant le cosmos entier s’y contenait, sans limite et indiciblement précis dans la pensée que nous formions de lui.

Quand nous sommes ressortis de la chapelle blanche, il était déjà tard et nous avions promis de rejoindre nos compagnes et compagnons respectifs avant le dernier office. Nous nous regardâmes et de ce moment a daté notre serment. Tandis que nous avons rejoint les files qui allaient vers l’église, que des chants médiocres se répétaient, j’ai composé le message que j’allais téléphoner à mes supérieurs, et décidé de ne te poser la question qu’ensuite, libéré de tout, et confiant, la question de m’apprendre si tu consentirais à m’épouser, enfant ou pas dans ton sein. Je savais que je brisais beaucoup, et au rebours de la plupart des appels et de la vocation qu’ils signifient, un déchirement vis-à-vis de l’existence profane, sexuée, professionnelle offerte censément à chacun, surtout à ceux qui peuvent se croire au commencement de leurs relations de couple, des exemples pour une humanité, une Eglise, un pays en mal de naissances, d’amours et d’élites. Je décidais le contraire, je me retirais d’un ordre religieux encore puissant quoique le centre de gravité de sa démographie et de la pyramide de ses âges se déplaçât vers l’Inde et l’Asie du sud-est, je quittais une vie tracée et sûre, car la Compagnie forme bien ses ressortissants depuis que la tourmente de Mai 1968 l’a décimée et qu’elle a ainsi compris combien elle s’était, durant quelques années cruciales et douloureuses pour certains d’entre elle, trompé en courant dfes lièvres eyt des spécialisations des siens plus profanes que religieuses ou mystiques. Elle tendait à revenir à un simple esprit de communication missionnaire, centré sur l’outil, à la psychologie étonnante de modernité, que sont les Exercices spirituels du Père Ignace. J’allais abandonner tout ce qui m’avait fait plaisir et qui continuerait toujours à me plaire, et j’allais me réduire à une femme, je priais alors que tu eusses aussitôt cet enfant, qu’il n’attendît ni une seconde étreinte ni encore moins neuf ou huit mois. Je ne tombais à Fourvière que sur l’un de mes frères en religion, le Père Recteur était absent pour quarante-huit heures. A qui faire une telle annonce ? sinon à quelqu’un qui vivait comme moi jusqu’à présent. Je m’ouvris donc à mon correspondant improvisé, séance tenante et sans me prêter à la discussion, demandais une ardente communion de prière et promis que je viendrai donner de plus en plus explications, dès le pèlerinage proche de finir, qu’en quelque sorte j’avais reçu une illumination, que je ne pouvais m’y dérober et que notre catéchisme place la vie avant les vœux, et que c’était bien cette hiérarchie que je respectais en demandant à quitter la Compagnie, et à être délié de tout, qui – il est vrai – n’avait encore été proféré par moi que provisionnellement. Je sentis au souffle coupé de mon frère qu’il était saisi, réellement sans voix. Mais ne penses-tu pas qu’il y aurait des arrangements possibles avec elle, même si elle garde l’enfant ? on pourrait, dans la Compagnie… on arriverait sûrement à… il devenait sordide, ce n’était plus mon frère, je le coupai, ma décision est prise, quoique je ne sois nullement assuré qu’elle soit déjà enceinte et de moi depuis cette nuit, mais notre rencontre est scellée, nous ne sommes plus qu’un depuis cette nuit, oui… Les paroles du Livre se récitaient d’elles-mêmes en moi, je les redis au téléphone, l’autre bredouilla, je sentis que c’était de frayeur, il aurait à expliquer et à s’expliquer, je devenais l’épreuve pour toute une promotion, alors que les religieux de nos âges étaient devenus en France, en Europe, si rares.

Tu avais continué l’office paisiblement, n’ayant de ton côté aucune décision à prendre, enviais-je. Je me trompais, là encore, car tu devais annoncer à tes parents ton mariage, et plutôt précipité. Comment prévenir ta mère, que dire à ton père, ta grand-mère te causait souci, je te conseillais le lendemain, car nous étant séparés à l’entrée de l’église, nous nous perdîmes ensuite tandis que je courais à l’unique cabine de téléphone, chroniquement prise d’assaut par les pélerins plus assidus à leurs relations humaines qu’à leur liaison avec le divin, de ne pas dire que tu attendais peut-être un enfant, mais d’invoquer le coup de foudre ; chacun comprend non ce qu’il s’est passé dans le crâne ou le ventre de celui/celle qui en fait état, mais qu’on ne pourra faire renoncer le voyant à sa vision. C’est ce qui fut, tu as été sans forcer brève et tendre avec chacun et ton père s’est chargé de prévenir ta mère, étant posé d’avance qu’elle ne pourrait assister à notre fête.

Reste toi, que je connais si peu, tu ne m’as toujours pas parlé de toi, tes études, pardonne-moi de te l’écrire brusquement, te ressemblent en ce qu’à première vue tu aurais plutôt un visage banal, une silhouette anonyme, on ne te remarque pas aussitôt, et je ne t’ai pas abordée, moi le premier. Ce n’est que de tout près, m’étant donné la peine de répondre à ta main, à ton invite, que l’on voit combien et comment tu es belle, tes traits parfaitement réguliers, ta bouche plutôt grande, tes dents si bien rangés, tes yeux qui sourient mais qui ne rient pas, ton visage sans ride et qui n’en prendra jamais car tu t’exprimes sous la peau, sous le sourire, dans le fond de ton cœur, et tu parviens, c’est l’un de tes secrets de beauté, à communiquer sans geste, ni parole, sans même avancer les lèvres ou battre des cils ce que tu veux faire ressentir, et tu me l’as ainsi dit, en sorte que ton aveu d’amour n’est pas séparable pour moi du charme de ton corps, de ta silhouette, de ton front, chacun sans précédent dans ma vie, quelques nombreuses aient été les filles que j’ai dévisagées ou imaginées nues, surtout à la messe, quand tant de femmes de quelques années à beaucoup de décennies sont posées là, se soutenant debout plus ou moins droites, les fesses plus moulées que jamais selon les modes d’aujourd’hui, et se laissent contempler sous prétexte qu’on est là, sans bouger pour plus d’une heure à regarder devant soi, sinon jusqu’à l’autel et ses encens.

J’ai donc une femme peu banale, rencontrée à un pèlerinage ce qui est le seul lieu durablement commun et se prêtant aux nuits entre religieux et laïcs, une femme qui parle peu, qui fait très bien l’amour, qui a la chair un peu copieuse, un peu mûre mais qui a l’âme sans âge, une femme très jeune qui parle mieux de la nature que de Dieu, des autres que d’elle-même, et il y a ce que cette femme a en elle. Les cactus de son grand-père d’abord. Ils sont rassemblés autour de leurs rochers initiaux, bien à la vue du château, la rocaille a été composée méticuleusement par le grand médecin, qui projetait de faire en vis-à-vis mais relativement loin un espace zen, demandant surtout que l’on ratissa très soigneusement et rituellement un gravier dont il avait fait vérifié l’adéquation par le clergé idoine ; de cet océan et des îles dont il avait à l’avance déjà créé deux, on verrait les cactus comme on discerne l’autre rive d’un lac, ou de cette vie-cî l’autre en face, car les cactus représentaient pour ton Bon-Papa sa vie de succès scientifiques et ses travaux de recherche, la notoriété de ses publications, et l’océan miniature en ses vagues faites de graviers par le rateau devait signifier l’abandon à quelque néant. Sans être agnostique, l’académicien, qui ne croyait pas davantage au hasard absolu, n’était pas fidéiste. Très orthodoxe en cela, il confessait que la foi est reçue, qu’elle est une grâce mais que, précisément, il ne l’avait jamais reçue. S’il avait été de ce monde quand sa fille unique décida d’aller, de se retirer en Mauritanie et d’être entièrement dévouée aux pauvres, aux femmes, aux nouveaux-nés, il en eût été chagriné certes, mais pas étonné, car ce Dieu auquel il ne croyait pas parce qu’il ne l’avait pas encore rencontré, lui était cependant familier ; il l’aurait volontiers indiqué, montré comme étant l’agent préféré et organique du hasard. Dieu surprend, Il ne rassure qu’en familiarité avec Lui, mais les événements qu’Il permet ou déclenche, respectueux à l’infini de notre liberté, surprennent et dépassent, tout simplement parce que notre manière de les accueillir et d’en vivre, apparemment sous leur contrainte, montre notre propre et paradoxale avidité à rester limités. Nous sommes apeurés en permanence et ce qu’avait apprécié chez Mirabelle, le vieux médecin, c’était qu’elle soit à son unisson dans ces prières d’instinctive reconnaissance qui le faisaient s’agenouiller, la main posée à l’encoignure de sa table Mazarin. Ni lui ni elle n’avaient jamais eu peur de la vie, encore moins de vivre. La façon dont tu m’as pris, moi un homme, est ainsi, femme banale pour les autres, resplendissante d’assurance et de liberté dans ma nuit d’initiation, toi mon unique.

Je ne te connaîtrai sans doute pas ta mère, sauf si elle consent à notre visite jusques chez elle, en Afrique. Ton père m’a bien accueilli. Ni lui ni ta grand-mère ne te savent enceinte, et cela ne se voit pas du tout, même quand tu te déshabilles, et pourtant moi qui sait, je cherche à voir, j’écoute même et tu souris, tu ne ris pas, notre enfant te donne une raison supplémentaire de ne jamais rire : ne pas le secouer, ne pas l’éveiller, ne pas déranger sa formation. Je n’aurais jamais cru – c’est en effet contraire aux manuels… - que j’aurai, bien avant la naissance, la sensation, l’expérience d’être père. Le tien semble t’être parfois étranger, je sais qu’il voyage, je sais que depuis le départ de ta mère, il a changé, qu’il est peu présent, que tu étais très jeune encore quand tes parents vivaient ensemble, je sais aussi puisque tu me l’assures que tu ne regrettes pas ce temps-là et que de beaucoup tu préfères ces années-ci au château, chez ta grand-mère, quelques longs que soient les trajets pour le collège, le lycée, et que tu n’as pas voulu être pensionnaire. Avec toi, ton père semble en visite, c’est toi la plus adulte de vous deux, il excelle en anecdotes de voyage, c’est d’ailleurs bien le moins puisqu’il est si souvent absent, il parle avec justesse de sa femme qu’il évoque par son prénom sans jamais parler de ta mère, de ce qu’Augustine cette beauté révérée au temporel et au spirituelle n’est pas seulement son épouse mais la mère de son enfant, toi, Mirabelle. Il me semble souffrir de quelque chose que je voudrais que nous élucidions si tu n’en as pas déjà le secret, que je te laisse libre de me livrer ou pas. Atténuer cette souffrance, aller à lui, je le voudrais, si tu me le permets.

Déséquilibré ? je ne le crois pas. Un mathématicien comme lui, quoiqu’il ne soit pas explicitement, encore moins professionnellement, un chercheur, un scientifique, a toujours l’allure absorbée, la silhouette un peu décalée dans le monde où il ne fait que passer, il poursuit non un songe mais une supputation qui lui demande d’être, de rester concentré. Voilà à quoi ressemble, pour moi, ce Charles – il veut que je lui donne son prénom – qui est ton père. Tout au contraire de ce que tu m’as dit de ton grand-père maternel, c’est un homme de doute mais qui par ce doute trouve le chemin de la foi, mais cette foi ne le tranquillise pas, ne l’accompagne pas. Il n’est pas un adepte de la prière de demande, il se débrouille seul, il ne croit pas que dans l’ordre humain puisse inférer des secours divins, alors il attend la suite et d’entrer dans l’autre sphère et rame dur à la surface de celle-ci. Pour lui, c’est de louange et de reconnaissance qu’il peut, qu’il doit s’agir pour un homme, la joie se partage, l’angoisse, la dépression ne se vivent qu’au trou, sans cri ni encore moins un mot. Il attend davantage des événements que des rencontres personnelles, comme s’il avait déjà tout reçu en ce qui est des femmes et des compagnons. Il plaît, il le sait, ou plutôt il fait savoir qu’il l’a su, mais que maintenant il n’en a plus cure, le charme est humain, même Jésus, croisant le regard de cet inconnu encombré par sa bonne volonté et surtout par ses grands biens, aima celui-ci. Dieu n’a pas de charme, Il a de la présence, et il lui faut son envers : le péché, pour qu’on ressente en creux combien Il est là. Je crois que ton père vit des moments uniques, inavouables – je ne sais pour quelle raison, car la pudeur n’est pas, là, seule à l’œuvre – et c’est sans doute en commettant le péché, du péché, devrais-je écrire – qu’il ressent le plus l’appel de Dieu, notre dépendance envers Celui-ci. Ce n’est pas être médiocre que pécher et c’est une vraie grâce que de se connaître pécheur, coupable personnellement et en connaissance de cause. Ton père est mystique parce qu’il pèche en toute lucidité, se détruit volontairement face à Dieu, dans une posture de pécheur qui est la seule, pour lui, selon laquelle il puisse regarder Dieu, L’entrevoir, L’entendre qui le retient de pécher, de récidiver. Quel est son péché ? cela nous regarde-t-il ? Sommes nous assez divins pour le sauver ? Je ne le crois pas, tu me diras si je me trompe.

Ta grand-mère est-elle séparable de son nom ? du château, de votre château ? puisqu’il vous vient de ton grand-père. C’est une femme à la générosité évidente mais qui se sait en passe d’égoïsme. Elle t’a élevée, elle t’aime, elle n’a plus sa fille sous la main, elle vit de t’attendre, elle vivra de ta vie, elle n’a rien pris en charge pour elle-même dans cette vaste maison où tout est resté aux temps anciens. Tu lui feras plaisir en ne prenant pas la table Mazarin et au contraire en t’ingéniant à nous organiser un semi-appartement qui nous fasse habiter toute la demeure sans cependant en rien déranger. Est-ce l’horloge qu’elle guette ? la mort ? Il me semble qu’elle a trouvé très tardivement son indépendance, peut-être seulement en deux étapes, trois bien sûr. L’étape qui cassa tout est la mort prématurée de son époux. Survivrai-je à toi, si ce devait être notre destin ? Est-ce être un couple modèle que de ne pas se survivre l’un à l’autre, ou très mal ? Mais sa vraie libération a été d’entendre sa fille la quitter, ta mère, puis toi récidiver, comme tu t’y es prise, très improviste, il y a trois semaines seulement, juste dans les délais de publication de nos bans. Comment lui as-tu parlé ? Tu m’as seulement répété sa compréhension de tout, de ta hâte, tu as eu le sentiment qu’elle devinait notre secret, tu as glissé sur mon état de vie qui aura été si peu antérieur à notre mariage samedi prochain. Elle t’a surtout questionné sur mon caractère et sur la possibilité de notre mélange. Elle croit aux détails, aux odeurs, aux goûts communs à table et au lit, elle ne croit pas aux concessions mutuelles et équilibrées, elle a foi dans les emportements, elle milite pour l’admiration du mari par la femme, pour l’autorité de celui-ci sur celle-là mais elle tient que l’ambiance – je dirais, l’âme, n’est-ce pas ? – du couple, c’est l’homme tandis que la matérialité, le confort, la prévision, la prévisibilité, les finances et une certaine parcimonie, c’est l’épouse. Elle pense que l’ensemble ne se fait pas petit à petit, certes on s’en aperçoit petit à petit et cette découverte progressive se fait à vue d’œil, comme une émergence, ces îles sur le gravier zen, car précisément l’ensemble préexiste, l’île est là avant la mer même si c’est la mer qui fait l’île en la cernant de toute part, c’est la vie qui monte et fait les dessins à vue d’avion, à vue d’âme.

Au piano, ta grand-mère a un toucher masculin, elle rajoute à la musique qu’elle joue de tête, mais elle est très fidèle dans le déchiffrement, elle a été manifestement très bien formée, nous n’avons fait qu’une allusion à ce qu’elle fut l’élève de Vincent d’Hindy et a chanté, interprêt avec Ravel, elle est de l’équipe qui jugea génialement simple le thème du bolero et j’aime ce curieux petit salon où les livres d’enfants le disputent à d’authentiques Canaletto – c’est moi qui t’assure cette authenticité, car ma mère en avait hérité d’un, a dû le vendre mais s’était fait au préalable initié sur les deux signes qui distinguent ce peintre de tous les faussaires. Je ne t’emmènerai pas à Venise, nous nous le sommes promis, nous raterions notre voyage, la presse, la curiosité de tout nous diviserait, tu aurais chaud ou froid, je serai avide, j’ai besoin de me corriger et de m’habituer à une vie d’homme partageant son existence avec une épouse. Il n’y a pas deux mois, je me préparais dans un tout autre sens, pourtant les deux voies ont ceci de commun, du célibat sacerdotal à la vie conjugale, que l’esprit de prédateur est le plus gaspilleur de connaissances, de rencontres et de chances humaines. A vouloir crocher en tout, repartir avec tout, on force peut-être avec quelque succès, mais on la main plus vide que celle qui a tenté de retenir l’eau s’écoulant. Les sonates de Beethoven, les quatre de nos enfances, quelle coïncidence, il est vrai qu’elles sont fort connues, ta grand-mère a bien voulu les jouer sur commande, toutes lampes éteintes. Je les faisais tourner sur un disque dans l’obscurité, avant que mes parents ne rentrent de leur habituelle sortie d’après-midi chaque dimanche, c’étaient les micro-sillons, dernier état de la technique d’alors et j’hésitais entre aimer la fille d’une grande pianiste qui venait d’avoir les deux mains accidentées lors d’un voyage par avion, et me donner à ce que je ressentais comme un véritable appel de Dieu, et les touches du piano tapaient sur mon cœur comme autant de doigts tristes m’auraient donné, en me frôlant les joues la certitude que j’étais en pleurs, le rythme ne s’apaisait pas et je remettais le disque, et aucune réponse ne me venait. De la jeune fille, qui ne partageait en rien ma vie, sauf un samedi soir sur deux, selon des conventions entre familles d’un même milieu et presque de mêmes quartiers parisiens, il était normal qu’aucune indication ne me parvienne, mais de Dieu, puisqu’il s’agissait de Lui. Je me croisais avec mes parents pour me rendre à la messe du soir, et la sonate ne s’interrompait pas, elle battait mes tempes, elle se répétait, elle me répétait et je ne comprenais pas, je m’offrais à la brise divine, je tendais l’oreille, je chassais le vide, le vague, la distraction, le désespoir, la fatigue tandis que l’homélie passait à côté de tout et que je m’imaginais mal déguisé à la place du prêtre et parler la langue de bois, interdire aux dévots de répondre aux clochards et mendiants à la sortir et ne jamais traiter de la politique internationale du moment, fertile en exactions à l’étranger et en passivité de nos gouvernants donc de leurs électeurs que nous sommes.

Je ne crois pas qu’il y ait eu alors un moment où je n’étais pas sûr de ma vocation sacerdotale, et puis un autre où j’en reçus une assurance solide et flamboyante. Je ne me suis pas éveillé du jour au lendemain à moi-même et à Dieu. J’ai posé mon désir là où il était et de la manière dont je le ressentais et me l’exprimais, j’ai rentré mes questions et mes interrogations, et j’ai tout simplement décidé de postuler. Je n’ai vécu aucun examen de passage, je n’ai pas vécu un itinéraire exceptionnel, je comprenais ce à quoi je renonçais, et savais tout l’inconnu de ce que je recevrais et dont, accessoirement, je jouirais. Je fus pleinement habité par la certitude que c’est sur ce chemin-là que Dieu allait m’accompagner le plus tangiblement, quel autre signe Lui demander ? mais tu es venue au moment où je ne m’attendais qu’à une vie ordonnée d’un renoncement qui ne me coûtait pas, et c’est de quitter cette paix d’une vocation certaine qui pendant quelques heures m’a paru impossible. Je dois t’avouer que le plus pénible pour moi n’a nullement été d’haranguer, avec la sobriété que nous a inculquée à tous notre formation jésuite, mes frères dans la Compagnie, juste après avoir parlé au Père Recteur. Ce fut d’aller exposer mon changement de cap, à mon vieux père spirituel, celui qui consent à nous marier alors même qu’il avait discerné le premier ma vocation. C’est sa peine, son décontenancement qui m’ont atteint et qui m’ont ébranlé. Mais, exactement comme à mon entrée à Saint Martin d’Ablois, je me suis apaisé d’avoir déjà proféré les mots qui me lient. Et intérieurement je me sais incapable d’y revenir. Je me consacrais de tout cœur au service de la Compagnie, je m’ouvre du même cœur à toi et à notre enfant. Ménage-nous car nous sommes tous deux fragiles de cœur, et incertains de vivre.

Je ne veux pas t’effrayer ni que tu découvres soudain que tout homme, et donc moi aussi, moi surtout, ressemblons à ton père en sa vulnérabilité et en son charme quand nous ne prenons dans nos bras, mais pour passer le cap et entrer dans notre vie de couple et d’oubli, il va me falloir te dévorer, te prendre, me communier de toi, à fond, journellement pour que tombe sur le monde entier à ma vue le masque de mes premières illusions et de ma consécration initiale, moi aussi, moi surtout j’ai péché.

 

 

 

 

 

 

Lettre d’Augustine de Mahrande à Mirabelle





J’ai souhaité un frère, un fils, et je t’ai eue, reçue… laisse-moi cependant les évoquer, tant ils ont existé dans mon esprit, et à bien y regarder, dans ma vie. Tu vas comprendre.

Ce fut d’abord Sacha, un gros chien – noir, sauf une cravate blanche sous le ventre, qui louchait un peu, était bas sur pattes et avait le poil qui rebiquait, un peu ballot de caractère mais bon au possible, qui sans doute acceptait de passer pour un animal un peu limité, parce que cela lui facilitait les relations avec les autres, chiens et humains. Je l’aimais comme on aime le compagnon de jeu, toujours prêt, toujours docile, toujours altruiste. Les premières grandes vacances dont je me souviens, je les passais seule avec lui chez le frère de Mère-Grand, l’oncle Christian, en Bretagne médionale, une propriété immense de landes,n de plantations de pins, de chênes rouges et même de quelques hêtres, c’était l’été avec des balles énormes de paille que l’on ne venait pas retirer, les prés avaient été apprêtés pour accueillir des chevaux à la pâture, mais ceux-ci ne venaient pas. Notre oncle était absorbé par le classement de sa bibliothèque qu’il voulait méthodique après avoir de longues années noté seulement au revers de leur jaquette la date et le lieu d’acquisition, jamais ceux de leur lecture, car il achetait pour ne pas avoir à chercher ensuite et se réservait la lecture pour une suite qui ne venait qu’à l’occasion d’articles que des érudits ou d’autres correspondants lui demandaient. La journée était à nous, seule contrainte, mettre des bottes, pour moi, car il pouvait y avoir des vipères ; Sacha partait avec moi sans rien, mais accompagné d’une amoureuse qu’il s’était conquise sur place, une petite british staff, couleur bringé, ravissante et douce, queue et oreilles intactes ; ils ne décollaient pas l’un de l’autre. Pour moi Sacha était le véritable frère que je n’avais pas eu, il dormait dans ma chambre et cet été-là il me sauva probablement la vie. Nous partions donc le matin et descendions jusqu’à l’eau, un rentrant de mer qui à marée basse laissait à peine un bief en bas des prés, mais à marée haute l’eau venait jusqu’aux pâturages ; entre deux, ce pouvait être des vasières, c’était surtout un sol étrange avec des mousses et des pousses de couleurs vives, inouïes, du rose, du rouge, des violacés ; ce matin-là, les chiens allaient à leur habitude en piquant des galops, en s’enfonçant dans les fourrés, en zig-zaguant comme s’ils avaient eu un itinéraire compliqué et obligé. Raïssa bondissait et quoique beaucoup plus petite, tenait la distance et parfois le précédait, parce que plus leste. L’eau n’avait pas encore descendu mais la vase se découvrait. La petite chienne, habituée à la baignade, y entraîna aussitôt Sacha ; quel bonheur de les voir ainsi heureux, les narines à fleur d’eau, avec un pagayage solide, je m’approchais, et tu devines que je m’enfonçais. Je me suis enfoncée de plus en plus, car pour dégager une jambe, je prenais appui sur l’autre et me donnait plus encore à cette sorte d’étreinte qui n’en finissait pas, qui était si lente qu’au début je n’y crus pas, puis quand la vase fut au-dessus de ma botte et que me dégager de celle-ci n’était pas non plus possible, j’ai pris peur et j’ai appelé.

C’était un paysage de rêve, le ciel était immense, avec des habits nuageux, des perspectives lointaines, des chevauchées parfois d’amas plus foncés, des oiseaux, on était en Août, passaient en formation fléchée, ce n’était plus le temps des échassiers mais les mouettes naviguaient tranquillement, des hirondelles volèrent bas, tournoyèrent, disparurent. De l’autre côté du plan d’eau, très loin, le village, et en face tout juste le fermier avec lequel l’oncle Christian s’était brouillé depuis qu’il avait pris celui-ci, à qui il avait prêté gratuitement l’usage de ses hectares, en train de cotiser et de se faire bien plus qu’un droit de préemption. Toi qui aimes le droit, comment imagines-tu qu’un transfert de propriété soit possible à l’insu de celui qui a acquis ou hérité régulièrement une terre. C’était en train de devenir le cas. N’importe, en face il y avait les vaches du bonhomme, et un peu plus haut les bâtiments de sa ferme, ce n’était à vol d’oiseau qu’à peine plus loin de la longère de notre oncle, mais de là-bas on devait m’apercevoir. J’avais marché sans rencontré personne que les grillons par dizaines sautant à chacun de mes pas, que je sois à patauger ou au sec. J’ai appelé, le criais, j’enfonçais, j’avais peur, cela durait et la mer quittait les herbages, découvrait de plus en plus de vase et celle-ci était, me semblait-il, de plus en plus profonde. Sacha mon frère fut alors génial, en se couchant à mes pieds, il me fournit le point d’appui que je cherchais et dont je désespérais, je pus poser un pied nu sur son dos, et de là m’arracher et sauter vivement encore sur de la vase, mais celle-là déjà en train de sécher, sauvée… La petite bull regardait, attentive et impuissante, mais je suis convaincue encore aujourd’hui qu’ils avaient délibéré ensemble comment me tirer de la mort, c’est le psaume que j’avais vécu, cette irrésistible succion de l’enfer, l’alcool, le jeu, la vase… Je racontais mon aventure au vieil oncle, il avait alors soixante ans, on lui prêtait des maîtresses qu’il n’avait sans doute plus, il avait même eu un projet de mariage avec une extrême jeunesse et la chronique ne disait pas pourquoi la chose ne s’était pas faite, si même elle s’était célébrée ; il vivait seul en apparence, mais je savais que ses livres et son passé étaient sources de compagnonnages, de recoupements intimes et de dialogues que je l’encourageais comme Mère-Grand à écrire, mais s’il savait raconter et mieux encore commencer de composer un récit dont il tenait aussi la chronologie de la rédaction et des problèmes qu’il y rencontrait, jamais il n’aboutissait, les inédits étaient à la clé, il n’était de parole avec aucun éditeur, aucun directeur de revue, son chef d’œuvre était une prose putative, il y ajoutait ce qu’eût été la mise au net de ses entretiens avec une psychologue de moitié son âge peut-être avec laquelle on ne démêlait pas en famille s’il lui servait de patient pour des exercices méthodologiques, ou si c’est elle qui lui était secourable et l’aidait, quand il était dans le creux, à exorciser la dépression, comme on nomme le diable pour plus vite le faire fuir ; ils croyaient tous deux à la construction par le langage et cette foi-là, assez fondée, coupait sa propension à écrire, il s’y adonnait par à-coups, ouvrait des chantiers et l’informatique tant pour ses archives que pour ces essais eût été sa servante exemplaire, il mourut sans l’avoir recrutée. Et la propriété, ses vasières, mais non ses livres qui nous sont revenus, fut cédée, selon ce qu’il avait testé, à une œuvre permettant l’éducation ensemble d’enfants orphelins de mêmes parents.

Justement, voici l’histoire du fils que je rencontrai mais ne sus pas accueillir.  La seule fois où j’ai accompagné ton père, pour ses affaires, au Brésil. Affaires essentiellement à Rio de Janeiro qui avait été longtemps la capitale politique, mais jamais économique, du pays. Il avait à terminer, sans date possible à prévoir, une négociation qui ne marchait pas bien, et marcher seule dans des avenues immenses ne me tentait pas ; quant aux plages, elles étaient moins pittoresques qu’on ne le croit et l’on se lasse vide de la perfection physique des filles et du patibulaire des hommes. Je décidai, avec son accord, de visiter le nord-est et m’y envolais seule. Recife, point le plus proche des Amériques depuis l’Europe, ressemble à la plupart des villes côtières de ce pays, des bordures de mer, souvent des récifs, d’où le nom, une barre empêchant là la navigation de plaisance, des gratte-ciels et des villas patriciennes en alternance, cela n’avait rien d’original et je suivis les conseils d’une agence de tourisme pour aller demander une chambre d’hôtes au monastère bénédictin d’Olinda. La ville date des Portugais et de leurs premiers temps, là, il y a eu le passage des Hollandais commandés par un prince de Nassau dont la maison – coloniale, naturellement – existe toujours. Tout dans ces ruelles, sur ces pavements, avec une flore qu’on croirait sortie d’un gigantesque herbier évoque ces gravures très coûteuses que produisit l’exploration des Bataves. Le monastère est du plus beau baroque, les azulejos sont aussi beaux qu’aux environs de Lisbonne ou à Tomar ; je me liais avec le moine préposé à l’accueil, je n’étais pas retraitante mais curieuse, et plus du nord-est brésilien que de Dieu, a priori identique sous toutes les latitudes et dans toutes les langues, il en convint et entreprit très habilement de me satisfaire. Sa sœur, en effet, habitant non loin, s’offrait à me servir de guide, nous prîmes rendez-vous à l’hôtel de ville et elle commença son périple et ses textes par les intérieurs de celui-ci ; entre les deux piles d’un magnifique escalier à double révolution, là où l’on se serait attendu à une fresque aux carreaux bleus selon l’art portugais, il y avait une toile moderne mais figurative, un thème de chats, de toits baroques, de palmiers, vigoureusement traité, j’admirais ce qui ne m’était pas demandé et compris que c’était l’œuvre de mon guide. Le parcours du premier jour achevé, nous dînâmes chez elle, elle me raconta son histoire, l’époux fondateur d’un des deux partis communistes brésiliens, les massacres perpétrés à domicile par Staline appelant les meilleurs en stage à Moscou et le mari y échappant à peine, pour aller ensuite dans les geôles de la dictature militaire, parvenir à s’échapper la laissant, jeune fiancée, sur place, dans cette maisonnette aux chats, comme il se devait. Il finit par revenir, une nouvelle fois de l’Union Soviétique, mais le cœur lui manqua, littéralement, à l’atterrissage à Sao Paulo, du haut de la passerelle. Elle me montra ce qu’elle avait peint devant la dépouille de son mari, l’électricité manquant, la bougie avait coulé sur la toile, et tentant de l’effacer, elle avait trouvé une nouvelle technique. Je lui achetais sur le champ deux tableaux, peints sur bois, l’un selon cette technique présentant assez gauchement deux amants dans un sous-bois, enlacés à la faveur de la lune, leur peau blafarde et comme pestiférée, mortelle étreinte que serait leur amour, et l’autre présentant en grandes dimensions le panorama d’Olinda, sous le hamac d’une fille nue avec dans le fin fond les fumées et tuyauteries des raffineries et de la ville moderne. Mère-Grand les recevant quelque temps après mon retour fut offusquée de la pilosité de la fille au hamac et cela partit sous les combles, dont je les ai retirées pour les avoir ici, à Toujounine, ce qui n’est pas sans choquer mes hôtes musulmans, mais cela équilibre l’oratoire, surtout quand y est la Présence réelle… Comme le vert et le bleu ne se distinguent pas dans certaines langues du Fleuve, la bordure bleue que j’ai choisie pour  figurer les plinthes au bas de mes murs en banco, donne à mes visiteurs l’impression que j’honore le Prophète selon sa couleur. Tu ne connais pas ces tableaux. Sais-tu que ton mari et toi, je vous attends, puisque je ne peux assister à votre mariage. Pourquoi ne pas t’avoir invitée plus tôt, m’être séparée ainsi de toi, ne plus te connaître que selon les lettres de Mère-Grand et aussi les tiennes depuis que tu m’écris ? Je pense pouvoir te l’expliquer maintenant que tu es mariée, et qu’un homme est avec toi – mais de vive voix

Le malentendu sur la couleur du Prophète est du genre qui faillit provoquer mon adoption d’un petit Brésilien. Je quittais Olinda après une semaine monastique et touristique, et aussi d’une reprise de mes essais d’aquarelliste ; la vieille ville, ses carreaux bleus et blancs, ou plutôt gris bleus et blanc d’ivoire s’y prêtaient, les palmiers donnaient à mes dessins une facilité que j’ai peu. J’en ai aussi ici, d’un autre genre, peu élancé ; on ne trouve ceux d’Amérique du sud que dans le nord du pays, Atar, Chinguetti, Ouadane, ces noms qui ne te disent rien mais qui sont devenus ceux de cette étrange patrie où je mélange histoire et géographie, lis le soir à la chandelle de vieux rapports d’encore plus vieux administrateurs coloniaux et quand j’en ai le temps, dans les fins de semaine musulmane, dialogue avec un des cousins du père-fondateur aussi francisé qu’il est versé en littérature arabe classique, il a les yeux bleus ce qui est rare pour un beïdhane et l’on prétend que Brigitte Bardot, et plus certainement Odile Versois ont été ses amantes, il a également commandé des circonscriptions administratives et fait du renseignement, c’est un mélange rare de dilettante, de conteur et de conspirateur, car bien entendu il haît l’absurde dictature militaire qui a succédé à son parent. Mais je ne t’ai, pour l’heure, entraînée qu’au Brésil, dans le nord-est, le pays de la canne-à-sucre entre les champs desquels on peut rouler des heures, et cela semble un défilé de hallebardes ou de lances brandies haut, avec un revers brillant comme de l’acier et un endroit d’un vert dur et mat. J’avais loué une voiture, j’avais une carte, des réservations d’hôtel et je pensais revenir par la côte du nord au sud en une petite semaine, mais je fis halte dès la première bourgade un peu pittoresque et déjà assez loin dans l’intérieur du pays, pensant qu’il serait peut-être possible de couper plus court. Teresa d’Olinda m’avait d’ailleurs signalé un sculpteur sur bois naïf, après que j’ai passé en sa compagnie une grande matinée chez un autre artiste, Tiago, sculpteur en céramique, produisant d’énormes silhouettes féminines aux attribus hypertrophiés depuis qu’il avait réalisé que si les Indiennes n’ont ni hanches ni seins, en revanche les Suédoises en sont pourvues ; ses œuvres, il m’eût voulu pour modèle mais j’avais définitivement tout donné à mon sculpteur allemand, comme tu le sais, ne me tentaient pas plus que lui. C’est ce qui m’avait décidé à partir car ma cicerone et même, me semblait-il narquoisement, son frère religieux me poussait à m’établir sur place, dans le farniente et les beaux-arts, je n’eusse pas été la seule dans cette position et si tu me mets là-dessus je serai intarrissable tant la ville, sans en rien ressembler aux colonies d’une certaine société sur beaucoup de rivages méditerranéens, a inspiré des vocations sédentaires aux plus nomades de ses visiteurs.

Celle où j’étais entrée avait pour spécialité et renommée la poterie, elle échappait encore aux touristes, d’ailleurs la saison était trop chaude et il fallait que je sois totalement étrangère au pays pour me déplacer ainsi que je le faisais. Je parcourus les premières rues, elles convergeaient vers une de ces places au plan triangulaire et pentu qu’affectionnent les Portugais, ces gens parce qu’ils sont tolérants apprécient le dissymétrique qui nous paraîtrait horrible. J’ai dû attirer son attention, mais ne m’aperçus de sa présence qu’après avoir quasiment traversé la ville pour aboutir à de gigantesques étals, naturellement en plein air, c’était une mer de poteries, de compositions disparates et de toutes tailles, mais chacune faite du même matérau, un ocre solide et brun qui avait ses ombres plus claires et se prêtaient au touché comme s’il avait été vernissé ; je ne marchais plus que lentement et l’enfant vint devant moi, droit devant une poterie, c’est lui qui l’avait faite, il prenait des cours, m’expliqua-t-il gravement. Chez son père ? car il ne pouvait avoir plus de dix ans. Il avait les cheveux noirs et le teint mat qui sont là-bas ceux de tous, mais son regard était inoubliable tant il était donné. Je n’ai jamais vu, et je n’avais jamais encore rencontré, je n’imaginais pas possible qu’on puisse se donner ainsi des yeux, aussi totalement, aussi soudainement, et surtout à une inconnue, à une étrangère, à une adulte. Il n’avait ni père ni mère et je compris qu’il était de ces quinze ou vongt millions d’enfants qui, au Brésil, ne sont pas des enfants perdus, mais pis encore des enfants de la rue, c’est-à-dire du dehors, des enfants complètement exclus de ce qui constitue et soutient la vie. La vie de famille, les vies des familles.

Pendant que je vivais sous ce choc, et que j’allais y passer toute une journée, délibérant de plus en plus intensément ce que j’allais faire, ce que je pouvais faire, ce que je devais faire, ton père se donnait à autre chose en forme de récréation qui ne porte pas à conséquence mais à quoi je ne m’attendais pas et qu’il me répugne de te raconter. Etait-il ivre ? avait-il joué ? était-il désespéré, las de sa négociation, il se laissa aller à séduire ou à être séduit par un garçonnet sans doute un peu plus âgé et mûr que mon fils putatif du nord-est, mais pas bien vieux non plus, qui montait à sa chambre d’hôtel un tableau qu’il venait d’acheter dans la galerie du hall d’entrée. Ils n’avaient que peu joué ensemble, guère qu’une contemplation dont il ne savait rien dire, ton père n’a jamais été un conteur et tout lui demeure intérieur, mais ce dont il se souvenait et il me disait que cela lui resterait sa vie durant, c’était le visage extatique du garçon – extraordinairement prénommé Jules César, à la manière dont un temps en Union Soviétique, on baptisait civilement sa progéniture du beau nom d’une conquête révolutionnaire, tel que tracteur, batteuse ou camion quand la collectivité en avait enfin un exemplaire… - une extase provoquée, entre ses jambes, le visage du garçon qui avait fait jaillir la semence de l’adulte. Il avait plongé l’enfant dans la baignoire, l’avait frictionné puis en une grande heure de voiture l’avait raccompagné chez ses parents ou ses correspondants dans les interminables faubourgs de la ville, pas les fameuses favellas, mais des bâtiments encore plus ternes et situés comme si l’on ne devait vivre nulle part. Dans le nord-est que je m’appropriais pendant ce temps-là, s’est donc jouée ma postérité, ma chère Mirabelle, et le frère adoptif que tu n’as pas eu, faillit entrer dans la famille, ce jour-là. L’histoire durait, elle était sans paroles ou presque, le petit me fit visiter les champs entiers de l’exposition, il m’emmena là où une femme de mon rang devait prendre son repas, il m’eût dit que son ambition était pour plus tard d’être bandit ou président ou encore gouverneur (c’est la fonction élective à la tête de chacun des Etats composant le Brésil), que je n’en eusse pas douté tant il était persuasif, son regard me happait mais pas du tout pour me prendre ou me réduire, me captiver, c’était pour m’entourer, me bercer, m’apprendre la douceur de la vie, la vitesse à laquelle elle coule et où il faut, par conséquent, la saisir, et il disait que la douceur c’était lui, lui au coin de la rue, pas du tout ces magnifiques prostituées que j’avais vues à Rio de Janeiro, et dont j’eusse mieux compris que ton père fasse quelque chou gras, mais la proposition d’enfant qui, juste retour des choses et d’une certaine éthique démocratique, choisit ses parents puisqu’aussi bien nativement il n’en a pas, il est donc bien libre, n’est-ce pas ? Il était libre, vraiment, mais moi je ne l’étais pas. Tu n’étais pas en cause, ton père non plus et Mère-Grand aurait tout accepté, surtout si elle avait, à son tour, été regardée ainsi, adoptée par cet enfant, c’est moi qui étais enserrée dans des corsets à l’intense laçage et je ne savais encore respirer par moi-même. Cela ne m’est venue que d’un coup, ce coup qui me fit parler à ta grand-mère et partir aussitôt ensuite en Mauritanie. L’enfant marcha avec moi toute la journée, je le sentais fatigué, se fatiguer et j’en étais responsable, je sentais qu’il avcait consciuence de jouer sa vie, sa chance, tout, et il n’avait rien que son petit vêtement, un pantalon très propre qu’il lavait tous les soirs et remettait le matin, ayant dormi nu dans sa chemise, le plus souvent au seuil d’un petit hôtel pour clientèle locale, peut-être sordide et où on lui permettait de prendre de l’eau, de se doucher et parfois d’avoir presque un repas avec des restes. Je me dis que j’aurais, en France, au moins pu lui léguer Sacha, qu’il eût été moins seul. Ce qui me déchira fut son départ, sans un mot, et sans un dernier regard de ses yeux qui m’avaient définitivement séduit. Il avait, d’âme, compris que je n’allais pas l’adopter, que continuer à me suivre méritait certainement sa fatigue, car il pouvait penser m’être utile tout prosaïquement en me guidant, mais que l’essentiel n’aboutirait pas, il me quitta comme s’il avait soudain préféré la réalité et donc pleurer seul. Tout seul.

Je téléphonai à ton père que je rentrais directement en France depuis Recife sans repasser par Rio ni l’y retrouver ; il n’eût rien à redire, ne répliqua pas, il y avait cette lâcheté qui me détournait de lui, j’étais peu consolable, mais il aurait pu tenter de m’arracher quelque chose puisqu’un enfant parvenait bien à se faire adopter dans ce pays où passent des étrangères, du moins avais-je eu cette couleur de peau, mais pas celle du cœur. Cet événement sans conclusion que ma fuite ayant provoqué par avance la sienne, a été décisif, il m’a décidé au départ en Mauritanie, je ne pouvais plus supporter ce qu’il est convenu d’appeler le bonheur, et si belle et assidue auprès de moi que tu sois, ma Mirabelle, tu devines bien que je n’étais pas heureuse avec ton père, et je sais que tu ne l’as pas été, amour et bonheur ne riment pas, et je finis par croire que le bonheur importe davantage quoiqu’on ne le trouve et le garde qu’en aimant. Je pourrai t’en dire d’expérience, et notamment sur l’erreur de toute exclusive, les racismes et sexismes se fondent d’ailleurs sur cet accaparement, ne pèse pas sur ton mari, donne-toi à lui mais selon ce que ton cœur te prédit, car se donner est impossible à une créature. Méditations en miettes que tu sauras ramasser, le maheur et Dieu ont en commun de nous unifier, le bonheur nous fait choisir, l’amour sépare et inquiète, je suis une petite fille à t’écrire ainsi peut-être parce que des aveux me pèsent que je ne pourrai te dire, d’amour vrai, qu’en tête-à-tête.

Ma vie est ici, donc, heureuse, les étoiles sont au-dessus de mes plafonds bas chaque nuit, les chèvres et les moutons entourent ma maison que je clôture pour ne pas me distinguer. L’oratoire, sa fête silencieuse quand on y dit la messe, chaque jour, je m’y assieds, j’ai deux chiens jaunes du désert, doux et efflanqués, la mère et le fils, qui m’accompagne pour cet office que je lis en solitaire, mais au total j’y suis peu, la maternité me requiert nuit et jour et j’en suis heureuse, les femmes ici sont belles qu’elles soient du sud ou qu’elles soient arabo-berbères, l’esclavage est une chose compliquée, mais pas la condition féminine, qui est d’une liberté localement très exceptionnelle en Afrique. Hommes et femmes, adolescents continuent de porter la tenue traditionnelle, simplement parce qu’elle est la plus appropriée au climat, ainsi n’y at-il aucune démonstration d’intégrisme ou de nationalisme qu’on verrait ailleurs ou en France. Je ne me sens pas exilée, je suis reconnaissante à la vie de ces successives conversions qu’elle m’a demandé de faire et d’abord celle de te recevoir comme ma fille, chère Mirabelle.

Je ne vais pas plus avant, tu devines peut-être, c’est lourd. Ton père me visite désormais tous les ans, j’en suis contente, il m’aide et se rachète, de quoi ? De bien moins que ce qu’il croit et de bien plus que ce que je sais et ne peux encore partager avec toi. Si j’ai un conseil à te donner pour ces derniers jours avant ton mariage, ce serait que tu entres à l’église déjà enceinte de ton mari ; même à quelques heures près, ton anticipation sera décisive. Je n’ai pas d’autre expérience à te donner et tu me vois là toute dénuée des mots qui font la tendresse d’une mère pour sa fille, je te regarde et voudrais avoir ces yeux qui me chavirèrent et m’embrassèrent au Brésil. Je n’ai jamais cessé de penser à toi tant tu ressembles à une de mes amies d’enfance, morte peu après ta naissance, Amélie dont tu as dû entendre parler par Mère-Grand ou par ton père. J’aime à penser que là où elle est, elle t’aura protégée sans cesse. J’aime aussi l’image que m’a donnée de toi par lettre ta grand-mère, ton culte pour les lieux de ton grand-père et cet agenouillement que tu perpétues en son souvenir, la main à l’angle de son grand bureau Mazarin. Il me semble ne t’avoir donné, enfant, que des leçons de beauté et cette statue qui me représente à un âge que tu as maintenant atteint, et qui donc te ressemble à présent, a trop insisté sur ces apparences que les hommes apprécient mais ne discernent que mal. Je te voudrais aimée d’âme et aimant de cœur, c’est une composition à deux qui est assez rigide, où la jalousie est aussi blessante et où l’on n’a jamais qu’après très longtemps assez d’humus sur nos passés pour que ceux-ci ne réclament leur dû de division, voire de haine, quand il y a la petite descente en dispute et de la dispute la dégringolade en surdité puis autisme. Il vaut mieux s’éloigner tant qu’on s’aime plutôt que risquer une coexistence que l’amour ancien empêchera toujours d’être pacifique, j’ai agi par impulsion, c’est le côté des femmes, tu le sais comme je l’ai vécu, je ne veux pas dans ces derniers jours où déjà tes jambes se prennent dans le blanc de ta robe d’épousée t’abreuver de ce que je ne sais pas.

Aussi me permettras-tu de terminer par ce que tu m’as donné, toi, Mirabelle.

Tu es ma meilleure amie, ma seule amie depuis qu’Amélie est morte, il y aura bientôt vingt ans, peut-être même n’était-elle pas autant mon amie que tu as su et accepté de l’être. La sœur de ton père, toujours évasive, ne l’a pas remplacée. L’amitié entre deux générations et quand la filiation sépare tout par de la pudeur, je l’ai vécue et je l’ai par toi. C’est tout autre chose, et probablement est-ce plus fort, parce que si inattendu, quand s’en produit le premier signe, chez celle que je prenais pour une enfant : toi. Nous nous respectons l’une l’autre, nous communiquons sans embarras ni hiérarchie, tu es si intime avec moi que je pourrais n’être pas ta mère et j’ai parfois eu, mais sans te les écrire, des dialogues que je saurais te répéter comme si tu étais bien davantage que ma fille, une amie qui en saurait autant que moi sur moi-même, qui ignorerait autant de la vie que j’en ignore moi-même et notre science existentielle est bien de joindre ce savoir et cette ignorance et parties de nous d’aller à la grande rencontre de ce qu’on ne connaît pas. Enfant, j’aimais être surprise et l’âge adulte m’a tout réservé à répétition, en termes d’imprévu, à commencer par toi, et à continuer ces jours-ci par l’annonce soudaine de votre mariage. Je cherche davantage la physionomie d’âme de Régis que son visage ou sa silhouette, le son de voix m’en apprendrait, mais il nous faudrait un rendez-vous téléphonique, ce qui – ici – est aléatoire. J’ai souvent constaté que le mariage des enfants était d’abord très mal vécu et reçu par les parents respectifs, l’endogamie et la pudeur dirigent clairement les fratries, il y a des souvenirs, parfois sexuels, un petit peu, qui demeurent de l’enfance à la vieillesse et l’on s’initie autant aux sentiments qu’à l’anatomie entre frères et sœurs. Parce que je suis loin, parce que nous vivons très différemment, parce que je suis sans homme et sans enfant à présent, tu m’apportes, dirai-je, un mariage dont je voulais. Je ne saurais pour qui je le voulais, il est à toi puisque tu me l’apportes et je ne parle pas d’un faire-part ou d’une invitation. Non… je me sens assez en communion avec toi pour vivre en fratrie et donc cumuler les initiations mutuelles, et de là aller à l’amitié que l’amour ne dissipe mais augmente de ses tiers puis de ce qu’il produit. Il y a quelque chose de sacral dans ton attente de la cérémonie, comme peut-être vous avez attendu l’heure et le lieu de vous aimer – ou pas ? je ne sais et cela ne me regarde pas, malgré le conseil que je te donne plus haut – une attente qui n’est pas un compte-à-rebours mais un en richissement anticipé de ce que l’on va vivre.

J’ai très bien connu les affres d’un ami, et l’oncle Christian me l’a confirmé par sa propre expérience – en la matière, absolument désastreuse – à l’approche de son mariage. Une sorte d’angoisse de mise au tombeau prématurée, une manière d’envisager le couple comme une manducation unilatérale, comme une monstrueuse rentrée dans un sein qui serait étranger et trompeur et où l’homme se ferait digérer par l’abus des atouts féminins, de là l’envie de fuir à tout prix, y compris celle, qu’autrement, on aime pourtant. A quoi tient cette peur de s’engager, de se livrer à l’usure et à la connaissance quotidiennes ? Un état de vie religieux ne met aux prises que le moine et Dieu, et Dieu a tant de truchements que l’on peut s’en distraire, de bonne foi, c’est le cas de l’écrire, des journées et des nuits entières, mais on n’a jamais la contrainte d’une incontournable présence. Si personne ne saurait convoquer Dieu, ni même ce qui Lui ressemble le plus, la grâce de Le prier, en revanche personne en couple ne peut s’émanciper de l’autre sauf à se séparer physiquement ou à vivre l’insupportable. L’état conjugal est redoutable si l’on n’espère qu’en l’autre et si l’on se défie par avance de ses propres forces. En quoi la relation sexuelle est une excellente parabole, plus l’on a peur de faillir, le plus – de fait – l’on est inférieur à ce que l’on se proposait ou que l’on se doit, ainsi qu’à l’autre. Il me semble que cette angoisse qui fait tout éclater tant qu’on croit en avoir encore le loisir, alors qu’on ne l’a déjà plus et qu’on va tout perdre, et d’abord celle qu’on eût pu épouser moyennant  moins de formes et davantage de délais, si l’on y avait songé ensemble, est une sorte de maladie, on  n’y peut rien, je ne t’en crois pas atteinte et j’espère que Régis y est insensible. Tu me le décris un peu compliqué, ce qui ne signifie pas qu’il soit complexe. Respecte ses silences, ne t’inquiète pas de ses baisers, ils ne conjurent pas quelque malédiction qu’il aurait en son intime proférée, de peur, contre toi, parie qu’il est naturel et il le restera. Ne t’inquiète pas davantage de sa beauté, elle n’est que pour toi, celle des femmes est déjà relative, celle des hommes plus encore puisque leur beauté quand ils l’ont, les embarrassent et les gênent dans un univers encore dominé par le masculin, donc par la jalousie, le mimétisme, par une certaine laideur ultra-courante qui excuse tous les comportements d’impuissance que sont ces libidos se défoulant en gouvernement d’entreprises et en croissance externe… ainsi qu’il est dit et payé joliment.

Mon souhait, mon vœu – pour toi, ma chère enfant – sont que jamais tu ne prennes en horreur les mains de ton mari, parce que tu les aurais vues – celles-ci – toucher de l’argent, manier des billets ou des jetons. Les mains d’avare et les mains de joueurs dans la réalité se ressemblent, si antagonistes qu’on puisse croire les uns et les autres ; le mauvais rapport à l’argent est le même. Ici, il est impossible d’avoir cette vision tant les billets sont déchirés, fatigués, épuisés ; les femmes se teignent les paumes au henné et les hommes roulent les billets comme du papier à cigarettes ; les avares enterrent des sacs, les joueurs n’ont aucun casino et les coups d’Etat depuis vingt ans ont tous échoué ; le talent ici, sinon la profession, est le plus souvent, d’être renseigné. Je ne l’ai jamais été qu’après coup, dois-je le regretter, alors que tu es ma Mirabelle.








II





Scènes



La messe



Patrice était en retard, comme à son accoûtumé. De Reniac à Tours, l’autoroute n’est pas continue, elle abandonne à Saumur. Saumur, il n’y était passé qu’une fois, c’était il y avait longtemps, sur une route vers le Portugal en compagnie de Violaine. Avec celle-ci, il gardait un contentieux, celui d’une statuette présentant en albâtre surchargé de sels minéraux et des matériaux accumulés par des siècles d’inhumation les trois grâces, jointives comme des siamoises. La triple figure, cassée par sa maîtresse, était à l’époque déjà recollée à la suite d’une précédente chute, également par inadvertance, et également par une maîtresse, une autre, mais contemporaine de la principale. Les vies parallèles, au risque de se trouver mal quand les téléphones se succèdent, que les courriers se confondent en adresses ou en photographies jointes, quand les propositions de venir passer quelques jours, chez lui, à son poste d’affectation diplomatique, dans quelques pays fortement évocateurs, se contredisent, du mensonge, des histoires et des prétextes, mais aussi des joies, des bonheurs acérés, des sensations sexuelles, mystiques qui ne s’inventent ni ne reviennent jamais à l’identique, et des décennies gaspillées ainsi au cours desquelles il n’avait pas acquis le relationnement qui protège et fait alliance à l’heure des épurations ou des économies budgétaires. Il était à la côte, en semi-disgrâce, à la portion congrue, depuis plusieurs années déjà, avec des relents d’espérance, des bouffées de désespoir, mais il s’en tirait avec panache, écrivait, jardinait, élevait des chiens, et se consacrait à une grande œuvre, tout à fait caritative, en liaison avec sa cousine de Mauritanie, car il était le fils posthume de Christian, le Breton d’adoption.

Ses mains avaient des crampes de tenir ainsi des heures le volant, il venait de passer la soixantaine, en paraissait tantôt bien plus, tantôt un peu moins, et ces routes en solitude, où l’on laisse venir à soi les pensées comme les tournants qu’on fait avaler à la voiture sans trop les négocier, automatiquement, machinalement, lui plaisaient. Il aimait à composer tandis qu’elles duraient un prochain ouvrage, ou bien il méditait sur le cas posé par un des pensionnaires du village, le village c’était celui des enfants à Reniac, qu’en compagnie d’Augustine il avait à moitié racheté, quoiqu’il n’ait pas été le lieu de son enfance. Sa mère était morte peu avant sa disgrâce professionnelle et n’avait pas eu le chagrin de le voir ramer dans l’embarras mais elle avait eu la joie que s’inaugure une institution que le jumelage africain rendait plus intéressantes pour les mécènes et plus original que l’oeuvre associative ayant déposé le nom et l’idée de village pour enfants. Il passa de Violaine à Mirabelle, les deux femmes à âge égal n’étaient pas du tout semblables, mais à ce qu’il comprenait elles s’étaient trouvées dans le même cas ; l’intuitif de la famille qu’il était ne pouvait s’expliquer autrement que par l’attente d’un enfant ce mariage si peu annoncé et si tôt célébré. Il n’avait pas su faire de même, digne fils de son père reculant devant les engagements, se grossissant la difficulté des perfections du mariage, et ayant longtemps craint de passer à côté d’autres, peut-être strictement analogues mais qu’un minimum de fidélité et de vigilance conjugales, sa fidélité et la vigilance de la conjointe, l’empêcheraient de goûter. Ce n’est pas de comparaisons, encore moins d’accumulations qu’il avait eu toujours envie, il s’était réservé, avait accepté plus qu’il n’avait cherché des rencontres et leur dénouement presque immanquablement, le défaut de dénouement occultait sa mémoire pour l’ensemble de l’anecdote, au total, il comptait une cinquantaine de maîtresses, à peu près possédées complètement de chair, mais rarement d’âme, sauf le soupir de la curiosité ou la conclusion rétrospective qu’il avait été tout pour celle aux yeux de qui il serait désormais moins que rien, il avait fait le décompte au temps d’une très longue route précédente, allant et revenant à Vienne, la capitale de l’Autriche, non la cité rhodanienne, et entre Bad Reichenhall et Munich, ou entre Ratisbonne et Passau, à son second trajet, il avait évoqué chacune, comme on récite un chapelet, pour ne pas s’endormir, mais pour ne pas non plus se donner de la concentration.  Naturellement, il avait dû s’arrêter et, dans un stationnement de l’autoroute, se masturber, n’y tenant plus.

Le mariage de sa cousine lui plaisait et promettait d’être intéressant. D’abord parce que les professions des deux futurs étaient – enfin – un peu différentes de ce qui tendait à devenir un atavisme familial, la gestion pour cadres que le patronat qualifie de supérieurs pour le moins payer et lui faire miroiter pouvoir et influence à titre gratuit. Avec certains de ses cousins, plus lointains que proches, cela marchait et tel qui avait revu la comptabilité-matières d’un des sites européens de quelque géant américain, se croyait déjà le prochain préposé à zéler tout le Vieux Monde pour compte de Cincinnati ou de Detroit, ajoutant à son cas la prétention d’un bilinguisme parfait, tordant bouche et oreilles. Mirabelle voulait être avocate au pénal, elle avait la vocation de l’investigation historique, avait recueilli des confidences de Jacques Isorni, avocat-défenseur du Maréchal, et une partie de sa bibliothèque, via l’ancêtre éponyme, son grand-père maternel, et Régis, clerc défroqué, allait se reconvertir dans le droit canonique, les associations diocésaines et la finance éthique. Les deux feraient certes du droit, sans doute du bien et une sorte de réseau se créait qui allait bien transformer le meilleur de la famille en une O.N.G. A ce titre, peut-être trouverait-il un rebond de carrière et à défaut de représenter le gouvernement français irait-il, comme il y avait déjà été invité, quelques mois auparavant, ce qui lui avait donné l’occasion de rencontrer Mikhaïl Gorbatchev, porter la bonne parole des bénévoles aux mécènes et aux dirigeants de tous poils et drapeaux.

Ce qui lui avait permis de surmonter sa disgrâce et de gérer enfin au plus calme ses amours, consistait précisément en cette permanente rêverie éveillée où l’entrainaient ses projets, ses constructions littéraires – en cela, il avait justement hérité de son père, à défaut d’en avoir reçu directement la propriété qu’il avait dû payer de ses deniers, mais le vieil homme n’avait pas su, ou en tout cas n’avait pas compté, qu’il allait être père… - et ses architectures pour un monde meilleur. Il avait comme s’il s’était agi d’organiser un grand futur depuis quelque capitale accueillant un exil, échafaudé, ce qu’à partir de l’association double de l’ancien président soviétique et d’un prix Nobel de la paix, dont on ne démêlait pas s’il était anglais ou américain, on pourrait mettre en place pour que les non gouvernementaux, les apatrides putatifs, les alter-mondialistes, comme on commençait de le dire, aient leur matrice et constituent progressivement, volontairement à défaut d’un suffrage universel mondial, une sorte de réplique démocratie, d’assemblée véritable face aux exécutifs planétaires qu’étaient devenus le G 8 et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Il avait toujours intéressé du monde, depuis des débuts en pigiste d’une publication dirigée contre le président régnant, parce qu’il alliait l’imagination et une certaine pratique, déjà, de ce qu’est la chose publique, de ce qu’elle pourrait faire et de ce qu’elle ne sait pas produire ; il avait été beaucoup reçu, avait un peu vu, et surtout il avait compris qu’il ne gagnerait pas plus en politique que dans la grande école où il était bellement mais dont il était bien mal sorti, les concours de mimétisme faisant de la cooptation à l’identique, le vrai système de recrutement en France. Ce qui lui permettait de tenir son journal mais pas vraiment de disposer d’un répertoire mobilisable utilement.

Il arriva ainsi à Chatillon-sur-Indre et commença de se perdre, repartant vers le Poitou, frôlant Confolens, dont la pancarte lui rappela cette vieille dame, un peu enveloppée, très grand-maternelle, avec la distinction et l’élocution paysanne, qu’on lui avait fait appeler Madame, mais que sa mère, sa tante et la famille, même peu proche, avait surnommée Dadame ; elle était de là. En sens inverse, les voitures, les caravanes faisaient queue et remonter une telle file serait impraticable, s’il s’avérait qu’il était parti dans le mauvais sens, et peu à peu consentant à n’arriver que fort en retard, il se laissa prendre par la Brenne, une sorte de région dont il n’avait jamais entendu parler, qu’il pouvait supposer aux marches du Limousin, du Berry et d’autres vieilles provinces. Les arbres étaient de troncs énormes, les feuillages penchaient sur les tracés sinueux et incurvés, pentus de la route, l’heure avançait plus vite que la voiture, pour un peu il aurait somonolé, et souvent – à la manière d’un roman de Claude Simon, faisant marcher les chevaux endormis avec leurs cavaliers tout autant assoupis d’une troupe napoléonienne dans un pays aussi légendaire et perdu que ne l’est le rivage des Syrtes, autre récit maniéré mais inoubliable – il avait imaginé que l’on quitte la réalité en bout de route, qu’on passe, en deux ou trois cahots à peine, d’un monde ou d’un temps à un autre et que le vieux cauchemar délicieux d’une sorte de clochardise qui aurait cependant sa douche quotidienne et quelques aventures dans des granges accueillantes, se réalise en un songe subit. Le scoutisme avait été un peu cela, qui suppose de la verdure, le campement sauvage, et pas trop de pluie.

Au vrai, il connaissait tous les protagonistes. Le vieux Jésuite qui bénirait les époux, s’excuserait de n’avoir plus la voix pour donner l’homélie, et qui d’un mot absoudrait son fils spirituel d’avoir bifurqué après avoir tant promis. Le jeune Bénédictin donnerait l’homélie, exact pendant du prêtre fidèle, en ce que lui avait été tenté de tout quitter une seconde fois, le monastère, la vie sacerdotale, l’habit religieux, mais il s’était repris, avait fait du stage en paroisse de banlieues, s’était retrouvé matière à promotion personnelle et surtout avait su ne succomber à aucune de ses paroissiennes, alors qu’il était beau, savait rougir. L’un et l’autre allaient donc attester en faveur du mariage sans pourtant en rien savoir, Régis et Mirabelle les fixeraient, reconnaissants et admiratifs, complices. Derrière eux, il y aurait des chapeaux et capelines immenses, comme des roues, ou presque, de charettes. D’ailleurs, c’est en charettes que la noce passerait de l’église au château pas très éloigné du centre du village. Il y aurait le préfet, il y aurait d’anciens élèves du comte de M., peut-être des membres de l’Académie de médecine, il y aurait de la finance puisque le père de Mirabelle en était d’autant plus sûrement ancré dans la corporation qu’il était lui-même plus douteux dans ses pratiques, du moins c’est ce que l’on disait de lui. C’était l’homme à connaître et à aborder ce soir, si cela se présentait possible. Lui-même ne se montrerait pas, il se sentait en achèvement d’une mutation qu’il aurait étiqueté volontiers comme une libération. La soixantaine, des revers nombreux, des ennuis de santé, un parcours accidenté quoiqu’il ait entrepris ou réussi semblaient le libérer, le pacifiet. C’était dans sa vie une sensation très neuve, quelque chose qui en lui l’avait toujours contraint au rôle du prédateur, donc à la posture de subordination vis-à-vis d’une proie toute puissante par son attractivité, l’avait quitté. Il n’aurait su dire si cela s’était fait d’un bond, ou par quelques étapes dont il n’avait pas eu la conscience, mais il se surprenait lui-même à pouvoir regarder des femmes sans les désirer, et même à rendre grâce qu’elles existent, soient belles, et appartiennent à autrui, qu’elles ne lui souriraient jamais. Dans sa vie antérieure, celle de la gloire professionnelle, des promesses d’avenir et de la conquête aisée autant de postes convoités presque unanimement par ses promotionnaires ou aînés, que de femmes jeunes et entourées, il n’avait échappé au martyre de la convoitise à laquelle ne se rend pas son objet que par une succession faisant oublier le sourire ou l’occasion, l’ambassade finalement indiponible ou un corps deviné mais non obtenu. Succession et oubli, on ne plante pas beaucoup de la sorte. Il aurait pu entrer dans un second cycle, tout aussi mortifère, celui d’un désir d’enfant et de la recherche d’une compagne propre à lui en donner à l’âge qu’il atteignait. Sans doute, l’exemple de son père l’encourageait à espérer quelque miracle, à nouveau, du genre de celui dont il était issu, quoiqu’il présentait moins de handicaps que son géniteur artificiel, mais il avait aussi moins d’atouts. Il avait été connu mais ne l’était plus, il avait gagné assez bien sa vie de haut-fonctionnaire mais vivait à présent selon la portion congrue, et ce qu’il aurait à offrir en maison mitoyenne d’un pensionnat pour enfants, à une jeune femme disposée à procréer, n’était aps entre campagne et mer, très affriolant ni distrayant. La légende fait conversation un soir de bal, il allait évidemment y en avoir un à la suite du banquet, mais Patrice n’en attendait rien, il n’était pas bon danseur, il avait perdu la main et n’avait jamais su le rythme, sauf entraîné par une cavalière aimant la valse et à qui il faisait confiance pour se laisser aller, les laisser aller ensemble. Ainsi, avait-il appris, toute une nuit, qui ne s’était jamais recommencée, cette seconde vie qu’est la danse, et spécialement la valse, c’était au Musiksverein, une salle énorme, quadrangulaire avec des loges et des balcons, où l’on n’entrait qu’en habits et décorations et où flottait encore l’ambiance de la vieille Double Monarchie et de son impérial patriarche au crâne chauve et aux favoris énormes et blancs. Alix aux grands yeux, à la taille maladroite, se transformait quand commençait de frémir les grands rythmes viennois et l’on revenait à 1848 et il avait été séduit, puis sans rien comprendre il avait dansé exactement toute la nuit, sans émoi, sans fatigue, mais en ivresse d’ors, de stucks, et d’un regard brun, un peu myope qui le contemplait avec étonnement et savait ne pas lui parler trop vite de l’accord et d’un amour. Ils étaient allés au bal de l’Opéra, puis à la Hofburg, mais les circonstances avaient changé, il avait eu un malaise, lui, à la santé jusques là parfaite, et un soir après l’autre tout avait été raté et l’amour avait commencé, a contrario, lui, sur un lit d’hôpital et elle, s’évadant autant que possible d’un bureau assez bien relié au Franz-Josefspital de Vienne. Son initiation à l’allemand version châtiée et lente de l’Autriche avait commencé tandis que, définitivement, avait fait fiasco son apprentissage de la Marche de Radetzky.

Les villages se nommaient et revenaient périodiquement sur de nouvelles pancartes avec des kilométrages de plus en plus importants, il comprit qu’il devait faire demi-tour mais sans s’adjoindre à la colonne des retours vers Paris, il prit ce qu’il croyait être une bissectrice et imagina que les cloches de l’entrée à l’église devaient maintenant commencer leur branle. Le vieux Jésuite attendrait en chasuble et le moine en aube, Régis serait là que Patrice ne connaissait pas encore mais devinait. L’envie d’être présent là où il avait été invité et aurait dû être le fit souffrir, car elle ne serait pas assouvie. Il eût aimé se choisir une place dans les derniers rangs, mais assez vers l’allée centrale pour pouvoir, durant toute la liturgie, regarder les époux de dos, la cambrure de Mirabelle, un peu grassouillette, aux épaules bien faites, au très joli port de tête, mais dont – ainsi qu’Alix de Vienne – il fallait effacer des hanches trop fortes, trop masculines ; affaire de couturière, sans doute, mais il y faut quelque génie. Violaine revint ainsi à sa pensée, ses deux danses, décidément la danse… l’une qu’elle menait seule et bouche fermée, des épingles nombreuses entre les lèvres, autour de la jeune fille à habillée, et le tissu prenait forme sans même être encore coupé, et un mouvement prenait les deux femmes, à sens inverse l’une de l’autre dans une pièce petite et peu adéquate – quoique sa compagne n’aima pas alors qu’il fût présent, il avait parfois assisté à ce qui n’était pas encore un essayage, mais qui sans doute était l’exercice majeur, le mariage d’une étoffe et d’une silhouette, quand les lèvres n’avaient plus aucune épingle à céder, le travail était prêt, on se défaisait, on se saluait, on versait des arrhes, Violaine avait de la clientèle, du succès et un nom, naturellement Patrice avait dirigé Mirabelle vers celle-ci. Et l’autre danse était la plus belle, l’inoubliable danse.

Elle se donnait, les yeux clos. Mal entendante, mais pas de naissance, Violaine se laissait pénétrer de mémoire, mais ce qu’elle mimait dans des moments mondains et avec tous, quoique se distinguant par une manière d’onduler et d’être à elle seule la musique, le mouvement, la chair, la femme, l’enfance et l’océan primordiaux, elle le lui faisait vivre quand ils n’étaient qu’ensemble, quand ils revenaient à être ensemble, quand il arrivait de l’aéroport, encore empli du pays dont il venait, des instances, des urgences et des intrigues dont toute collectivité humaine, mais surtout une colonie française et son ambassade à l’étranger, sont productrices et friandes. Dès le pallier, elle basculait dans ce monde intense et muet, elle le regardait, elle ondulait déjà, elle fermait les yeux, la bouche, les narines à l’unisson de ses oreilles maltraitées, et elle l’entraînait d’un sourire dans la chute qui leur étant commune devenait leur unique mouvement dès qu’ils se réunissaient, la première étreinte fut ainsi souvent, à leurs revoirs, sur la moquette de l’escalier, malcommodément et imprudemment. Il y aurait - bien plus tard, quand elle lui aurait signifié, mi-souffrante, mi-sarcastique, son congé -, sa propre guette d’une petite cour pour apercevoir, découpée à contre-jour de l’éclairage sourd de la salle-de-bains qu’il avait tant connue, et dont il avait avec elle tant célébré les appuis, la baignoire, les chaleurs et les enfermements, une silhouette qu’il ne verrait plus en pleine lumière, en plein accord. Resterait la femme vibrante du plaisir anticipé et de la joie déjà lourde de leurs premiers gestes, l’échange des menues nouvelles viendraient ensuite. C’est cela le mariage, du moins en mains autour des hanches l’un de l’autre, en déshabillement mutuel, en hâtes et lenteurs discontinues puis méthodiques, ajustées, contentes et heureuses. Ils avaient vécu, au moins sexuellement, un unisson total.

 

Ce serait à dire dans une homélie de mariage, les deux testaments de la Bible concordent, une seule chair, ils ne parlent ni de sentiments ni de profession ni même de procréation, tant celle-ci était alors naturelle, et preuve pour l’entourage et la société d’une bénédiction spéciale et divine, la progéniture était d’ailleurs une prudence, des fils pour défendre le patrimoine que le vieillard allait leur léguer et ne pouvait déjà plus défendre, ou pour mettre en valeur ce qui ne peut l’être par une seul homme, des filles pour faire vigne aux murs de la maison et sans doute des enfants, et ainsi de suite, la chair oui, et la chair à se perdre. Le Cantique des cantiques propose les plus belles métaphores ; Patrice s’en était régalé, autant que des Chansons de Bilittis et des Aventures du roi Pausole. Louÿs et l’auteur sacré chantent le B A BA, si l’on n’a pas envie l’un de l’autre, si jouer entre adultes à l’enfant, si se regarder en aveugle et se voir ventre à ventre par le truchement d’une peau devenu vibratile, comment vivre longuement ensemble et parvenir à penser sans se diviser. En pressentiment d’adolescent, en expérience du garçon vierge que la vie initie tardivement mais sans laideur, Patrice avait su d’avance ce que, l’existence adulte et presque toutes les circonstances, lui avaient confirmé, l’accord de la chair, des gestes, la tolérance à tous les défauts et les détails que la nudité ne ménage pas présagent tous les autres accords. Ceux qui s’arrêtent, lors du dîner d’entrée en processus de séduction mutuelle à des arguties culturelles ou à des discussions politiques, qui ne savent pas aller à l’angélisme et à la poésie fut-elle facile comme un coucher de soleil quand il a plu et que se dégage le ciel en bord de mer, n’ont aucune chance d’aller ni à l’orgasme, encore moins à la communion cosmogonique, et certainement pas à des conclusions faisant qu’on se retire l’un de l’autre encore plus pris qu’avant de s’enlacer.

 

Patrice avait trouvé l’église, le village, la place en dernier rang côté couloir, et une statue d’une vierge gothique à ventre arrondi et à sourire jusqu’aux oreilles répondait à son attente d’homme essoufflé d’avoir cherché et content d’être rendu. Le brouhaha présageait la procession de communion, il avait manqué les discours, les oraisons, les laudations, les bénédictions, mais il voyait, campé, cambré à la mémoire de Foch, dont il avait affectionné de parler à ses catéchistes de sept à dix ans, le vieux Gilbert Ballande, droit dans une ample chasuble, faisant les signes et les gestes avec ampleur mais sans emphase. Il avait toujours vu dans ce Jésuite qui l’avait fait sauter sur ses genoux en l’assurant que Dieu l’aimait, comme Il aime tous les enfants, un homme de foi exemplaire, celle de ce petit que le héros des évangiles, en tunique blanche et à cheveux doux, pousse à son image au centre du cercle qu’ont formé disciples, passants et curieux, toute la gamme des futurs martyrs et des bourreaux putatifs. Le catéchisme, selon le Père Ballande, se commentait dans une salle en sous-sol où circulaient à vitesses respectueuses, une dizaine de trains électriques miniatures. Fils de cheminot, et d’un cheminot syndicaliste chrétien qui avait fait beaucoup d’armes aux Chemins de fer du Nord avec le patronat des Rothschild, et plus encore avec l’occupant gestionnaire militaire allemand, Gilbert aux yeux clairs et au nez très aquilin, de petite taille mais vive et très élancée avait les comparaisons les plus parlantes, les anecdotes les plus haletantes et imprévisibles de dénouement pour tenir à bout de souffle et en attention démesurée sa classe d’instruction religieuse. Il obtenait le silence en faisant rentrer les enfants dans des locaux mystérieux comme devaient l’être les halls d’initiation chez Minos ou Aménophis IV, il y avait donc les trains, leurs paysages, sur d’immenses surfaces à l’intérieur desquelles on pouvait pénétrer, il y avait la collection des Tintin mais aucun Spirou, indication très datée du clivage entre deux écoles et plus fort que celui des éducations confessionnelles ou au contraire laïques, il y avait un fond musical, il y avait surtout une ordonnance de chaque chose, de chaque objet et du silence obtenu et maintenu, et de la manière dont chacun avait à s’asseoir, à fermer les yeux, à se laisser prendre par le temps puis par la parole. Il y eut ainsi, sur disque mais dans une semi-obscurité dramatique, une lecture de la Passion tirée de la Jeanne d’Arc de Péguy. Le juste seul poussa la clameur éternelle…il n’avait pas crié… vous savez ce qu’il avait fait, chrétiens, il avait fait qu’il avait sauvé le monde. Plus tard, dans les classes du Moyen collège, quand il serait passé de la rue Louis David à la rue Franklin, Patrice continuerait d’entendre de telles voix, celles de l’ermite au Sahara, celle du paysan interrogé par le curé d’Ars sur son dialogue à l’église en pleine semaine, en pleine journée. Déjà, certains de ses camarades trouvaient les discours et les attitudes bien désuets, et lui, il se détachait en arrivant, pas en retard, ce qui aurait dû être pour lui un signe, pour servir aux aurores la messe de quelque religieux, père spirituel dans les grandes classes. Temps où il y avait des messes basses et où l’on reconnaissait la litiurgie du jour aux premiers mots de l’introit : Me expectaverunt… Os justi… L’ambiance de compétition et la note de piété avaient fait en lui un mélange si substantiel, collé encore à ses entrailles que le péché de chair lui paraissait une lumière pardonnable et hors site, et surtout qu’il se trouvait en créance avec Dieu, d’autant que lui n’avait pas reçu quelque information sur sa vocation en ce bas monde. Il connaissait donc d’avance ce qui tourmenterait Régis, lui qui allait prendre l’existence d’homme à revers, puisqu’il avait résolu de tout abandonner pour « un plus haut service » et revenait à présent aux normes conjugales et procréatives, comment se remettrait-il d’une telle décompression, si subite.

 

Le jeune marié, sur l’épaule de qui il posa la main instinctivement, en ayant dû frôler le couple pour communier, était tel qu’il s’y était attendu, l’exact combiné de premier de classe et d’inapte à la vie ainsi qu’à ses gymnastiques. Régis qu’il voyait de profil, en arrière de celui de sa jeune épouse, paraissait fragile, sauf à considérer un front dont le bombé annonçait de l’entêtement, beaucoup de volonté rachetant l’impression de grande vulnérabilité que la silhouette, la pose à genoux, la finesse des poignets ne manquaient pas de produire. Régis était, sans doute aucun, unique en son genre pour la famille dans laquelle il entrait. Sans véritable arbre généalogique, apparemment sans fortune, probablement sans bagout, qu’avait-il à apporter. Sa chance serait certainement dans l’accueil et le jugement que lui accorderait – ou pas – le chef de clan, l’octogénaire, la comtesse douairière de Mahrande. Derrière lui, humble, quelques visages qui paraissaient plus intimidés que priants, sa famille à lui. Mais, c’était de loin le Père Ballande qui ferait les présentations et tiendrait lieu de répondant social pour le jeune défroqué. Sans qu’il ait entendu les paroles de chacun, Patrice devinait que tout avait été correctement rattrapé, gommé ou mis en lumière et que pour le commun des participants, guère au courant que de la fortune et de la notorité des M., on était à bénir d’exemplaires épousailles, la mariée était belle, sa robe superbe d’autant qu’une trouvaille rare avait fait s’inaugurer ce qui serait certainement copié et multiplié à l’envi dès la prochaine saison de noces bourgeoises ou semi-aristocratiques, une sorte de traîne réorganisée et rentrée à la chute des reins, comme on pelote une chevelure abondante pour en faire un chignon qui sera l’unique majesté d’une tête encore enfantine, c’était le cas. Violaine avait tout perçu avec l’exactitude qu’il lui connaissait, et dont il avait suivi les premières applications quand la jeune fille, devenue presque sourde, avait dû abandonner un début de carrière commerciale dans la mode pour confectionner elle-même. Et, invitée comme il se doit, elle était là, pas très loin derrière les mariées, et manifestement non accompagnée. Patrice frémit, puis se reprit, ils s’étaient plusieurs fois revus depuis leur séparation et la probable conversation qu’ils auraient serait presque d’ordre familial, d’ailleurs cousins et cousines avaient connu leur liaison et mettrait du liant. Il redescendit lentement, avec une componction qui lui venait naturellement dans les lieux censément saints, tout le bas-côté, se repèra à la statue gothique et s’assit, à ses pensées, s’apercevant qu’il n’avait considéré que de dos Mirabelle. Où en était-elle ? Il n’avait de souvenir que d’une enfant, très affectée par le départ et l’éloignement de sa mère. Quant à la comtesse, il était si absorbé par le rite de communion, qu’il avait eu garde de lever les yeux vers celle-ci. Il était rare qu’il assistât à la messe autrement qu’en premier communiant… 

 

Il ne reprit conscience qu’avec la sensation nouvelle du vide qui s’était fait dans l’église et surtout du surplomb de quelqu’un qui semblait vouloir le rappeler au moment qu’il avait quitté. C’était le moine bénédictin, passé à l’apostolat diocésain via deux ans au Sahara, dont on lui avait parlé, et qui était le contemporain de Régis. Le visage était rose, assez bien composé, le regard bleu et enfoncé, la tonsure totale, l’homme était avenant, la barbe à l’italienne, de quelques jours sans apprêt mais non sans coquetterie et sous l’habit se devinaient une chemise bien repassée et des boutons de manchette, richesse en communauté et pour les besoins de la collectivité ainsi que des œuvres de charité, et pauvreté individuelle… soit. Patrice releva la tête, les deux se regardèrent, Dom Louis aurait pu, ainsi que Régis, être le fils du diplomate, il avait entendu parler de lui, murmura une politesse, prétendit l’avoir lu ce qui était, au vrai, très improbable, sinon matériellement impossible et s’enquit d’un moment où ils pourraient se parler. Dehors, ce fut le brouhaha, la ligne figée des célébrés, la ligne tumultueuse des photographes amateurs sur fond de porche roman tardif que prolongeaient des alignements impressionnants de chars à banc, et de charettes, tous attelés avec cocher manifestement du crû, les chevaux étaient de corpulence et de race diverses, mais l’ensemble attestait plus de quartiers de noblesse et d’insertion locale pluriséculaire que beaucoup de papiers en mairie ou à la conservation des notaires et fonctionnaires de l’hypothèque. C’est alors que se distingua la comtesse de M. non qu’elle le voulut ou l’ait imposé, mais parce qu’il y eut ce murmure qui salue seul les très grandes personnalités, qu’elles soient actrices de profession, politiques notoires ou tout simplement remarquables par elles-mêmes.  C’était le cas d’Adolphine, née Hügel, et dont la famille revenue en Lorraine depuis la Souabe où elle avait vécu la guerre de Trente ans, puis les persécutions de Louis XIV contre les réformés et autres, avait longtemps porté particules et blason jusqu’à opter pour le régime révolutionnaire, puis pour  l’Empereur, ce qui n’était pas déroger. On avait émigré après Waterloo, fait fortune au Mexique dont on était revenu avant le désastre de Queratero et juste pour que la mère de la vieille-dame, l’arrière-grand-mère donc de Mirabelle recueille, à la terrasse d’un café les larmes d’un autre Empereur et reçoive en souvenir de fillette de quatre ans l’un des gants du pauvre homme, c’était à Sedan. Adolphine qui avait autant de sang andalou que germanique, montrait à près de quatre-vingt dix ans un visage intact, légèrement incliné vers la gauche ce qui lui donnait une expression de grande attention, qui d’ailleurs n’était pas trompeuse. Le contre-jour souvent donnait à sa chevelure encore abondante et très soignée, une diaphanité et un immaculé fleurant quelque sainteté ou l’aura d’une très durable et exceptionnelle beauté. Quoiqu’elle le sut, elle n’en faisait pas usage et séduisait plus par son écoûte que par son apparition puis quelque prise de parole ; elle savait être anodine pour le grand monde et particulière dans l’intimité. Majestueuse comme si elle avait porté couronne, elle était davantage prétendante en égards pour autrui, elle aimait relever les gens de leur révérence, et ceux-ci la lui faisaient naturellement. Elle gratifiait autant qu’elle était entourée, mais elle savait, sans distance ni trop de précision, laisser comprendre que le moment auprès d’elle allait avoir sa fin, seule sa petite-fille et longtemps son frère cadet, l’oncle Christian et Mirabelle avaient accès permanent tant au château qu’à sa conversation et aux confidences. Elle donnait audience toujours au même endroit, à cette sorte d’avancée sur la douve, à l’extérieur d’un petit salon dont elle avait fait sa chambre principale, mais pas à coucher, et sur ce balcon à la balustrade au ras de l’eau, des végétaux s’effilochant et des carpes, elle avait écouté des soirées entières les uns les autres, ses proches, ses condisciples d’un grand lycée parisien car elle était bien moins pieuse que ses descendants et tenait que la République éduquait mieux que les Bons Pères, elle avait d’ailleurs concouru à Normale Supérieure, avait manqué d’être admise de fort peu et ce n’est que son mariage, mais pas la couronne comtale qui l’avait fait renoncer aux grandes études et se consacrer au château, à son mari, au village, puis après son veuvage, à sa petite-fille, elle n’avait pas eu le temps de ce que l’on appelle vivre, se cultiver et elle avançait en âge en continuant de vivre par procuration selon ceux qu’elle aimait, et dont elle eût voulu que ce soit en bien plus grand nombre de ses enfants et petits-enfants.

 

Ce qui accentua le mouvement de foule quand elle prit sa place pour les photographies de groupe, c’est qu’on discernait manifestement que la lignée était proche de s’éteindre, même par alliance. L’aïeule, belle éblouissante comme une pleine lune qui efface les étoiles très loin autour d’elle quand elle va au zénith, eut alors un geste que seuls la naissance ou l’inné, ou les deux ensemble, souffle de faire : elle se plaça entre les époux, joignit d’abord leurs mains, puis posa celle de Régis sur le ventre de Mirabelle, éloquemment, royalement. L’avenir recommencerait. Puis, en charettes, mais sous un déluge brutal comme l’été, cette année-là, en prodigua autant que de canicule, on alla au château. L’après-midi était encore peu avancée, Patrice suivit à pied, le moine avec lui.

 

 

La réception





On arrivait au château assez simplement, c’est-à-dire sans longue allée de très vieux arbres qui préparent à une vue soudaine et non ordinaire. Ici, on bifurquait à droite depuis la petite route départementale, on se trouvait alors à longer le bâtiment principal, regardé de profil, il était à étages et à tours bien entendu, pas très ancien, pas neuf ni trop restauré non plus, on voyait déjà qu’il seravit encore, c’est-à-dire qu’il était mainfestement habité avec ces touches d’ordre et de désordre, avec le naturel qu’on laissait à la végétation, sauf dans le strict abord de la demeure. Quand Patrice et Dom Louis arrivèrent, les charettes faisaient la haie, les invités marchaient dans l’herbe et l’on allait comme une lente procession vers une aire de gravier, légèrement en pente qui situait la réception d’avant-dînée entre le cours d’eau, la Lie – nom dont on ne connaissait pas l’origine et qui évoquait tant de choses à boire ou à redouter qu’elles n’étaient pas commentées par la chronique – et un faux angles du château auquel on tourneait le dos pour descendre vers les buffets. Les chevaux étaient mouillés et fumaient, les invités défilaient dans une salle où l’on pitétinait avant d’accéder à quelques lieux plus discrets pour se sécher, se peigner, rajuster des capelines ou du fond de teint. La pluie avait été une petite catastrophe et l’orage continuait de roder. C’était d’autant plus beau, car la bâtisse XVIIème siècle pour l’essentiel, d’ordinaire gris noir de la pierre de Loire qu’avaient trop lavé les siècles, ressortait par contraste presque blanche, lumineuse. Le symbole était parfait de la maison qui abrite et accueille, mais naturellement il avait fallu prévoir qu’on dînerait sous-tente. Celle-ci était montée sur des colonnes de fer, on avait prévu un écran, une projection informatique, on ne voyait ni les fourneaux de plein air ni les animations de l’office. De jeunes filles – sans doute en petit boulot d’été – costumées comme des judokas, en blanc mat avec toutes une ceinture rose, allaient au devant des gens et proposaient déjà de quoi manger, et c’était somptueux.

 

Débouchant sur le spectacle depuis le parterre d’un trajet fait à pied, Dom Louis ne s’étonnait pas de ce faste, il connaissait la famille de réputation, car il n’y a pas de milieu chez les moines surtout les Bénédictins, entre le frère aux petits vœux et à la chasteté à terme réversible, et le fils de grandes lignées qui pour un peu, s’il n’était en secret brigué l’anneau abbatial, porterait chevalière et connaîtrait le Gotha avec ses mises à jour. C’était le cas de Louis, mais le ministère en banlieue parisienne lui avait donné une aisance que ne procurent pas les salons. Le naturel avec des gens qui ont la vie difficile est d’abord le respect, la modestie, la considération, l’écoûte de propos banaux dans leur apparent acquiescement à la fatalité comme s’il fallait à tout prix, quand on n’est pas très bien placé dans la société, placer sa fierté dans la généralité de la condition humaine. Mais qui se croit bien placé sauf ceux à qui cela est répété. Un prêtre dans les environs de Paris voyait chacun à sa place, d’ailleurs il avait entrepris sa mission en allant systématiquement visiter porte-à-porte ses ouailles, de l’entrainement et du doigté en réserve pour les réceptions mondaines, où il y a aussi à aaller vers les gens pour les faire venir à autre chose que la superficialité de leur refuge. Il était exigeant, pouvait être volubile et l’avait été pendant les deux kilomètres marchés en compagnie de Patrice. Au sexagénaire, le cadet s’était ouvertt de son étonnement pendant la célébration : les deux époux étaient étrangement distants l’un de l’autre comme s’il n’avaient pas eu le temps de prendre la mesure et l’allure du couple qu’ils formaient cependant, très bien et avec vérité, juste avant l’office. Ils ne se parlaient pas, ne se regardaient, étaient fixés à ce qu’il se passait à l’autel comme s’ils y avaient chacun été convoqués seul. Le Père Ballande n’avait pas préparé l’atmosphère car quoiqu’il accorda toute absolution et rémission à celui qui avait changé de cap, si brusquement et pour une raison, évidemment impérieuse, mais paradoxalement peu invoquée en religion, il n’avait pu s’empêcher de parler triste. La condition humaine avait été son sujet, les forces qui défaillent, la nécessité du couple, mais du couple homme-Dieu, qu’aucun autre appareillage ne pourra suppléer. D’une certaine manière en quatre phrases, il avait donné à Régis toute la nostalgie de l’état de vie qu’il avait naguère embrassé et qu’il avait résolu, aussi fortement, de quitter. Le Jésuite était de ceux qui sans être misogyne, professent avec quelque expérience de l’entretien pénitentiel ou simplement spirituel, que les femmes empêchent de se recueillir car le paradis peut aussi se trouver dans leur ventre ; il n’avait pas dit cela et n’aurait pas excusé un avortement, mais il pensait qu’il y a des joies et des circonstances de vie qui englobent toutes celles possibles et imaginables qu’on ne goûtera jamais et dont, ainsi, il n’y a pas à avoir regret. C’était un enseignement classique auquel il ajoutait qu’un signe de vocation, peut-être pas très explicité dans le droit canonique, est le goût du travail intellectuel, de l’approfondissement nécessitant beaucoup de temps d’affilée, et que solliciter la prêtrise pour faire des études de longue haleine est une des belle ouvertures, en même temps qu’une tradition bien utile, dans l’Eglise. En quoi pouvait germer une querelle avec Dom Louis puisque la vie monastique ne donne jamais à ses adeptes plus de deux ou trois heures d’affilée pour accomplir ou vivre quoi que ce soit uniment, prière, étude, repos sont toujours entrecoupés, ou rompus, juste quand on était enfin à commencer. C’était le premier commentaire qu’avait proposé Louis à Patrice, en guise de résumé de ce que son retard à trouver village et église, lui avait fait manquer. La conversation, naturellement, était allée à Mirabelle, personnage sur lequel aucun n’avait de lumière directe, elle semblait tellement composée de sa grand-mère et de sa mère qu’on en avait hâte de voir quel père en avait été le commanditaire. Celui-ci était resté peu en vue à la messe, quoique placé où il se doit.

 

Un peu empâté, ne se tenant pas très droit, massif mais sans excès, le père de Mirabelle en effet n’impressionnait pas, vu de loin, et c’est ainsi que Dom Louis d’Ors (les quidam affectaient de prononcer le s pour paraître plus solidement éloigné du jeu de mot, mais il fallait prononcer simplement et accepter ce qui approchait le moine du saint Chrysostome) se rendit aussitôt vers ce dernier. Sans être aucunement entouré que de temps à autre par les jolies serveuses, Charles Villemaure s’était assis le plus à l’abri vers le château, en haut donc du champ laissé à la réception, dont il observait le déroulement comme s’il n’y avait pas été convié lui-même. Les invités avaient formé de petits groupes dont se détachaient parfois deux messieurs, partant en de grandes conversations où manifestement il s’agissait en prenant des airs pénétrés et en ployant légèrement une jambe pour avoir belle tenue, d’impressionner les tiers, les affaires du monde ou les grandes entreprises se traitent ainsi, croit le commun des mortels. Les femmes plus grégaires ne se quittaient plus quand elles étaient parvenues à s’arrimer les unes aux autres, on lisait sur les lèvres des véhémences de jugement, des étonnements feints très différent de la gravité pompeuse, et sans doute ennuyeuse, des hommes entre eux, géniaux et diserts pour bâcler ensemble ce qui pourrait être léger, sinon poétique, car le décor se prêtait au bucolique, malgré le fond d’orage. Les dahlias abondants, multicolores, fraichement arrosés par le déluge de la sortie d’église faseillaient, plus à l’aise et heureux que les gens, et au loin, rituellement, les biches passaient comme si elles avaient été convoquées pour attester de toutes les authenticités du château. Quant aux arbres, s’ils n’avaient pas accepté la servilité de former une allée patricienne, ils étaient à l’anglaise dispersés avec science depuis au moins deux siècles, et il semblait qu’on s’était inspiré pour les disposer de ce qu’a décrit avec amour et nostalgie Chauteaubriand pour sa Vallée aux Loups, la nostalgie des pierres se rachète avec d’autres, mais ce que l’on a planté… les graines et boutures qu’on a rapportées, d’outre-Atlantique ou plus humblement de quelque promenade dans le voisinage, qu’on a surveillé, regardé grandir, se redresser avec quelques soins ou émondages font partie d’une vie, les plantes accueillent et accompagnent ceux qui leur ont donné terreau et attention. A cela, Charles était sensible, et l’apercevoir ainsi, de loin, seul se détachant en clair sur le plus clair encore des murs en tuffau, donnait envie de regarder de plus près cette âme qui affleurait manifestement sous l’enveloppe quelconque d’un homme qui a subi plus qu’il n’a dirigé sa vie.

 

Louis d’Ors n’eut pas besoin d’entrer en matière, Charles Villemaure était manifestement heureux de cette soudaine compagnie et il cherchait dans l’autre qui venait à lui un dépaysement, et non pas l’oreille complaisante pour laquelle répéter son discours familier à propos de la mystique et de Pascal, des mathématiques et de la nécessité si peu aperçue, sauf rétrospectivement. Les deux hommes commencèrent par se regarder tour à tour, tandis que, sur la pelouse en avant de la rivière alimentant les douves, le spectacle à contre-bas d’une certaine frivolité et de beaucoup de pauvreté continuait à leur servir de prétexte. L’agitation pour ne pas donner prise était animale. Charles pensa tout haut et avança la comparaison de la réception, qui maintenant « battait son plein » avec ce qu’il était plausible d’avoir lu en description exacte chez François Mauriac. Des secrets de famille à fleur de presque tous les couples et du silence sur ce que tout le monde ne savait que peu mais devinait devoir exister, c’était généralement peu amène. Louis poussa autre chose entre eux, c’était ce curieux mélange où l’homme et Dieu ont part à deux, Dieu faisant le plus difficile à condition que l’homme tienne quand même sa partie, en sorte que beaucoup sont orphelins non pas de Dieu mais d’eux-mêmes. Ils avisèrent ensemble une des multiples cousines de Patrice vers laquelle celui-ci, quitté par le moine, avait fait voile ; elle était habillée d’un rouge si vif qu’il eût été vulgaire, si la robe n’avait été portée avec une telle aisance et par une telle beauté ; Louis qui avait recueilli de Patrice sa confidence d’avoir été violemment ému d’apercevoir à l’église l’une de ses anciennes maîtresses, quoiqu’il ait été prévisible qu’elle fût invitée et là, sentit que des complications allaient naître de cette trop vive et appétissante cousine ; Patrice aurait à débattre entre de possibles retrouvailles et la drague que proposaient la jeune femme écarlate, et le connaissant un peu, le moine conjecturait qu’il en aurait la soirée gâchée, tellement lui reviendrait les faux plis de ce qu’il est convenu d’appeler des vies parallèles, pas toujours d’hommes illustres, mais le plus souvent d’hommes dont une part importante est, précisément, faible. Le binaire n’est pas la duplicité.

 

Un autre couple tentait de se former, une des amies d’éducation scolaire de Mirabelle avait entrepris un garçon probablement de son âge, mais qui affectait la pose d’un homme fait, et portait une courte barbe brune, taillée avec assez d’originalité. Il respirait le mauvais genre et sans doute n’accueillait la donzelle que comme une proie que sans doute il ferait basculer en fin d’exercice. Les regardant qui remontaient vers eux, Charles et Louis eurent la même pensée, mettre d’une manière ou d’une autre la jeune fille en garde, mais où donner de la voix, car en somme la chose était au programme, les réceptions de mariage sont des moments de rencontre et de risque, peut-être d’apprentissage. Le grondement de l’orage revenant vers le château les interrompit et ils se demandèrent ensemble ce qu’il serait possible d’improviser pour la comtesse si décidément la pluie devait s’imposer. Ainsi, allait-on vivre deux suspenses fit remarquer le moine ; l’avenir de X couples putatifs ou décidés, y compris celui des jeunes mariés, se jouerait ce soir, peut-être par abstention, peut-être selon la dialectique du dol et de l’espérance, de la croyance, et en même temps celui du bon déroulement d’une soirée qui, sans doute, vu son âge, était la dernière que donnerait la comtesse de Mahrande. Sans doute, puisqu’on ne lui voyait pas beaucoup d’autre postérité avant longtemps que celle proposée par Mirabelle et Régis ; la vieille dame avait été éloquente, comme si elle avait par son geste à la sortie du cortège convoqué le destin.

 

Ils furent abordés par une relation de Charles, celui-ci arrivait de Bordeaux où il avait longtemps dirigé la chambre de commerce et leur exposa la chance gaspillée par Pierre Mauroy, le maire de Lille à l’époque, qui avait fait préférer sa propre structure de confédération des grandes villes d’Europe, sur le modèle de la simple entente entre édiles, à celle inventée en Gironde et patronnée par Jacques Chaban-Delmas qui mettait ensemble pas seulement les municipalités mais aussi les universités, les entreprises et les organisations consulaires. Le nouveau venu avait tenté de convaincre Alain Juppé d’une relance, et le jugeant sans doute excellent gestionnaire mais soucieux de faire davantage pour mériter rétrospectivement une arrivée au pouvoir devant peu à l’élection et beaucoup au portage par de mulitples appareils, dont le fauteuil d’handicapé du maire régnant jusques peu avant sa mort, il l’avait interroger sur ses desseins à long terme. Soit, avait fait l’autre, je suis là pour longtemps, mais des perspectives pour Bordeaux, lesquelles ? Qu’un politicien pût ainsi, avec une franchise qui inquiète, avouer ainsi son manque de vision, avait saisi son interlocuteur, qui continua sur le mode : la France manque d’hommes d’Etat et d’autorité morale. Charles et Louis acquiescèrent, hésitant chacun à se réjouir de l’intrusion du politologue ou à la déplorer, mais ils furent secourus par un second tiers, se plaignant de son dos, affichant soixante-dix ans et commentant son mal par des parties de tennis où il battait les enfants de son premier lit. Suivit un récit avantageux de ce qui avait dû être vécu par lui comme une disgrâce et par la seconde épouse comme une réelle tromperie sur la marchandise. Ayant acquis la preuve – photocopiée – que le futur président de son groupe se commissionnait en douce, il s’en ouvrit, après que la succession à la tête de l’entreprise ait été réglée à l’un des membres du conseil d’administration, et fut dès le lendemain viré, mais il avait récupéré des indemnités au plus fort en se choisissant un avocat aussi escroc que le nouveau patron, ainsi coulait-il des jours argentés d’autant plus qu’il était économe et n’avait remplacé la Safrane de fonctions que par une camionnette rachetée aux enchères à la Poste. Il avait eu ainsi surtout le loisir de produire trois très jeunes enfants, qui justement accaparaient le buffet vers lequel les quatre hommes avaient fini par dériver.

 

Dom Louis d’Ors restait au jus de fruit, Charles Villemaure fonctionnait au champagne, les deux autres étaient au whisky, le temps menaçait moins, les époux vinrent à eux. Il en était temps car la réception commençait de trainer en longueur et l’on finissait par oublier pourquoi l’on était là. Mirabelle eut un sourire qu’elle n’avait jamais, semble-t-il eu, et dut en avoir conscience ce qui la rendit encore plus lumineuse, elle allait vers son père, l’aimait, le lui disait, l’admirait et sans que les joues se touchassent ou les mains se prissent, il y eut quelque chose de fou et d’immense qui se passa alors. Louis fut témoin d’une sorte de transmission entre la fille et son père, un tel mouvement, un tel amas d’une incroyable densité qu’il prenait quasiment forme entre eux, comme un paquet précieux, mais clos et mystérieux, sacré se donnerait d’une personne à l’autre, plus en dépôt qu’en objet de consommation. Cela faisait boule et le spirituel se voyait – enfin – à l’œil nu, car l’amour est spirituel et l’amitié filiale et parental parce qu’elle est autant intime que tue et pudique, est sans doute le comble de la richesse humaine. Charles, habituellement le dos rond, avait manifestement repris toute sa taille, le front était splendide, celui de sa fille à l’identique et l’on remarquait dans le marron des yeux de chacun des pépites rouge et or. Louis esquissa – réflexe – un signe de croix sur lui-même qu’il doubla sur le couple, Régis était en retrait qui, lui aussi, avait vu ce que percevait le Bénédictin, puis l’on entra dans la substance d’une célébration de mariage, les deux époux avec gentillesse jouèrent leur rôle de prendre en charge tous les bonheurs latents et tous les mal-êtres et malheurs vécus. Charles redevint un homme intimement accablé mais que ses enfants honoraient, sans doute presque seuls dans cette attitude qui n’était ni d’affection ni de pitié, mais vraiment de considération ; on aurait dit, en effet, et Louis le réalisait à présent que l’assemblée des invités avait discerné qui dans leur foule et plus spécialement chez les hôtes de la noce, avait à cacher et devait être tenu à part. Charles, certainement, avait vécu dans son milieu professionnel, déjà à plusieurs reprises, cette sorte d’ostracisme qui fait cesser les conversations et changer d’attitude quand le banni cherche société.

 

Régis parla, il était nouveau à tous égards et il semblait vouloir racheter ce dont il avait eu conscience pendant la messe et qu’avait noté le concélébrant. L’émotion d’un tel retournement de sa vie, quel que fut la présence de Mirabelle pour l’y accompagner, comme si celle-ci n’en avait pas été la cause, avait eu sur lui une emprise qui enfin diminuait, les dés étaient jetés et les bénédictions acquises. Louis enchaîna et se posa en exemple. Il avait pratiquement rompu au moins deux de ses vœux, la stabilité et l’obéissance, même si la loi maonastique prévoit le cas qu’il illustrait et partiquerait peut-être plus longtemps qu’à l’essai, mais au contraire de Régis, ce n’est pas un événement extérieur à sa vocation qui l’avait fait bouger, tout s’était passé à l’intérieur et dans la dynamique de celle-ci. Humainement, il avait senti par avance l’ennui le faire dépérir au cloître une fois franchi toutes les étapes, ordinations et assermentements et de cette absence, désormais, de toute promotion apparente, il avait fait une certaine dévorance de ce à quoi une âme, une intelligence ont droit. Il devait faire du faire et sans être ni un agité ni un grand pratique, il avait vu qu’une vocation plus mondaine serait davantage adéquate, c’était à la fois très intérieur et très concret, tandis que Régis, Jésuite jeune et heureux, s’était trouvé en une nuit davantage devant une responsabilité qu’aux prises – mystiques et désormais charnelles – avec un amour inattendu et tout humain. Le Bordelais, le tennisman les avaient quittés, ils étaient tous quatre devant la vie, sans rien cacher aux autres. Charles, maintenant qu’il était nu, redevint à l’aise, presque disert et la conclusion allait être longue, fournie et passionnée, il y avait un pacte à se donner les uns les autres. Le jeune prêtre ne pourrait suffire à sa tâche sans que des affections, des maisons, des confidences l’entretiennent de cœur et de chaleur. Pourquoi les jeunes époux qui étaient libres de choisir le site des leurs premières années de mariage ne viendraient-ils pas s’installer sur ses terres paroissiales, remuant de l’intérieur un humus trop léger de chrétienté du dimanche et de multiples et creuses réunions du soir, sans que les journées soient autres que du désert, des trottoirs, des pars municipaux sans vraie vie de quartier tandis qu’aux quais du R.E.R., un océan de voitures scintillait, étal du matin au soir. Il eut fallu mener un apostolat dans les trains et en suivant les gens jusqu’au cœur de Paris, dans les bureaux, les étages, les métros, les officines de restauration rapide et parfois les séances d’amours clandestines dans des hôtels de passe, une sorte de transhumance du prêtre à la façon des adlministratyeurs coloniaux suivant leurs administrés dans le nomadisme et la transhumance de ceux-ci. Une fiscalité en nature, et une proposition sacramentelle à partir du vécu, sans chercher d’autres paraboles dont les mots ne perçaient manifestement plus. Quant à Charles, le parti décidé par son jeune gendre d’entreprendre l’étude théorique puis la fondation d’une institution permettant une finance sincèrement éthique, en fonctionnement de la société et pas seulement en pétition de discernement des placements, l’intéressait au plus haut point. Philsophiquement parce que c’était la morale qui introduirait désormais toutes les réductions du hasard et se poserait en déterminant très objectif et mesurable. Pratiquement parce que le joueur de casino voyait son rachat et sa conversion possibles, en entrant humblement au service du jeune homme pour le relationner et surtout analyser les valeurs, les opportunités, les pièges, les faux-semblants.

 

C’est alors qu’entre eux quatre arriva, comme un parfum supplémentaire donnant aux âmes ce qui leur manquait encore de communion et d’ivresse, le souvenir d’Augustine. Présence mystérieusement ressentie par eux, exactement de la même manière et au même instant, comme si réellement elle avait été là. Louis en fit la réflexion, mais ce fut Charles qui trouva, ce n’était pas sa femme qui était revenue de Mauritanie, mais eux qui s’y étaient transportés ensemble, en planifiant ce qu’ils pouvaient construire par le mariage des deux enfants. Le moine put alors continuer, c’est ainsi que se font dans l’occident chrétien les fondations. La foudre tomba assez loin, du vent frappa les tentes qu’on apercevait à un autre angle du château, du foie gras, abondamment, circulait, en petits carrés sur des toasts chauds qu’apportaient les simili-judokas. Un chien apparut qui n’était pas de la maison, assez grand, la queue opulente et retroussée, du blanc en plastron et à chaque patte, le poil noir et long. L’animal arriva droit sur eux, comme s’il connaissait chacun et se dressant, appuyé sur le ventre de la mariée, entreprit de lécher celle-ci au visage, qui s’était penchée pour le repousser et se défaire de ce qui sembla une véritable étreinte masculine. C’était le troisième signe de la journée, et ils en étaient troublés. Le chien ne se retira que peu, et tandis qu’ils s’étaient tous assis, car les épousés avaient gardé Charles et Louis pour la bonne bouche, s’allongea, la tête entre les pattes antérieures, le regard fixé sur eux, les yeux petits, ronds, perçants et pourtant tendres. Il se fit du silence et Louis d’Ors pensa qu’il pouvait s’écarter et laisser père et enfants seuls.

 

Il alla rejoindre le Père Ballande autour de qui l’on faisait cercle, parce que Régis avait invité beaucoup de ses condisciples, à défaut de ses promotionnaires dans la Compagnie de Jésus. La conversation était chaleureuse, et il s’agissait de convaincre le religieux de refaire ce qu’il donnait à chaque kermesse antan. Il finit par se laisser faire et à l’étonnement des invités, tandis que le soir tombait et qu’on était proche de l’heure séante pour changer d’ambiance et aller à table, toutes présentations faites et cancans proférés, on entendit soudain venir du château toutes les rumeurs d’une imposante gare de triage, puis des quais avec les indications d’horaires et de départs, les regards cherchèrent l ‘origine de la bande certainement enregistrée mais ne pouvaient identifier que la silhouette du Jésuite, tenant la pomme d’un microphone à ses lèvres, une locomotive à vapeur commença de souffler, un cnonvoi allait s’ébranler, des portières allaient claquer, se fermaient, le brouhaha des adieux était suggéré, la puissance motrice s’exaltait, on allait partir, on s’ébranlait, puis l’on fila, on passait des aiguillages, on négociait des pentes, des changements d’allure, on essuyait un orage figuré, on arrivait à quelque étape, le buffet de la gare était annoncé avec un accent du midi, et de la part de la comtesse, au milieu des rires et dans la stupéfaction le vieil homme appela tout le monde à consulter, non les menus encore, mais les panneaux indiquant les combinaisons des tables. On applaudit et l’on se déplaça. Les amis de Régis étaient ravies et Mirabelle pleurait de rire, qui baisa les mains du prêtre. Quelque chose changeait puisque l’on s’amusait enfin. Dom Louis, qui n’avait aucun talent de société et ne savait faire rire que par accident, donc malgré lui, chercha avec inquiétude la jeune fille en rouge et n’aperçut que Patrice qu’avait rejoint Violaine.

 

Elle était plus jeune que lui, l’avait été surtout à leurs jeunes âges respectifs, mais semblait l’avoir rejoint, la vieillesse étaient encore loin d’eux pourtant. Le moine les vit s’échanger un paquet, bien réel, celui-là, et l’étonnement de son compagnon. Ce n’était pas un cadeau pour les jeunes mariés qu’avait tenu serré contre elle la couturière des bonnes familles, mais bien le présent dont Patrice n’osait plus espérer le retour, la statuette des trois grâces, l’objet qu’avait affectionné son père. Elle était enjouée, il reprenait avec émotion mais aussitôt leur habitude ancienne qu’il choisît ses mots selon certaines consonnances et associations qu’elle percevait nettement mieux que d’autres, qu’il parlât lentement tandis qu’elle avait considérablement progressé en lecture sur les lèvres. Elle était habillée en violet comme si elle avait voulu afficher ce prénom claudélien qui avait fait le prétexte de leur première conversation naguère, à ma fiancée, à travers les branches en fleurs, salut ! avait dit Pierre de Craon et répétait Patrice. Elle s’était reprise à danser, mais la bouche sans les épingles du métier, elle le regardait, le dévisageait et l’empêchait de trop parler ou de pleurer, elle maintenant une distance, elle jugeait que c’était à elle de prendre la tête des événements et qu’au point où ils en étaient restés qui risquait d’être encore celui où ils se retrouvaient, il valait mieux ne rien dire que léger. Ils parlèrent donc de leurs moyens et itinéraires pour venir à la noce et de leurs impressions pendant la cérémonie. Violaine, avec modestie, assura que ce n’était pas elle qui avait trouvé cette façon de retenir la traîne et de magnifier ainsi le corps de la jeune fille, justement là où il péchait un peu par excès, mais bien Mirabelle avouant ses points faibles et commandant l’imagination. Les séances d’essayage les avaient faites amies, assez davantage que les clientes s’éprenant facilement de leur modiste et de leur couturière et revenant vers elle pour la suite de leurs habillements, même ceux de tous les jours. Elles s’étaient même confessées l’une l’autre, l’enfant en sujet commun, principal, inépuisable, l’avortement, l’homme face à la décision, sa fuite ou sa peur, l’assomption de responsabilités sans qu’on sache très bien où celle-ci devait s’appliquer dans la séquence qui n’est pas continûment magique, d’une procréation. Elles avaient pris du temps, même celui de dîner ensemble, et c’est ainsi que Violaine en savait davantage sur Régis que Patrice et peut-être toute la famille de Mahrande. Sans être protectrice, Mirabelle, fière de sa lignée même si le nom que sa mère avait conservée en l’adjoignant à celui de Charles, pensait qu’elle aurait à mener leur couple vers la sécurité et la durée et que ce ne serait pas le ressort naturel de Régis. A ce dernier, pouvait aisément et en revanche, incomber le relationnement d’un cabinet d’avocat, la réflexion psychologique, spirituelle pourquoi pas ? qui amènerait la jeune plaidante à mieux comprendre et faire comprendre ses clients et aussi l’inventivité technique pour mettre en place des produits financiers correspondant au créneau choisi : l’éthique, le développement durable, l’associatif, le bénévolat, l’humanitaire. Elle ne serait pourtant  ni la cuisinière ni la maîtresse car Régis avait des traits de caractère et des penchants étonnamment féminins ; sans doute, ne partageait-il pas son goût pour l’art abstrait, mais pour presque toute la décoration d’intérieur ou la création d’un esprit leur convenant à tous deux dans une maison, un appartement, il serait certainement le plus avisé et le plus en harmonie avec ce qu’ils voulaient construire. Le château ancestral lui avait inculqué qu’aucun amour ne se passe de toit et a fortiori aucun nouveau-né ou jeune enfant, or ils en étaient là.

 

Violaine, intarissable, semblait parler et vivre comme si quelque métamorphose s’était accomplie subtilement ; c’est elle qui était dans la peau de Mirabelle et vivait tout tranquillement les préparatifs d’une naissance tout en dirigeant avec douceur et tendresse son premier-né, le jeune mari qu’elle avait initié en même temps qu’elle se servait d’elle-même de leurs deux sexes. Car la jeune fille avait évoqué aussi les conditions de leur rencontre sur ce plan-là, ce qui avait fait répondre Violaine par un récit assez analogue. Ce fut à Buçaco, le château-hôtel construit pour Manuel II, au règne qu’on ne savait pas en 1908-1910 si éphèmère, et qui domine la plaine de Luso et de Coïmbra, et d’où l’on voit l’Atlantique et la ligne sableuse que fait longuement le Portugal depuis Nazaré jusqu’à l’embouchure du Douro. Ils avaient retenu, la chambre était majestueuse et sombre, la salle-à-manger était peinte à fresques qui racontaient l’épopée du roi Sébastien, celui qui avait porté la croisade au Maroc, y avait été défait, y était mort selon toute apparence, mais dont certainement il reviendrait pour la grandeur et le salut de ces Arabes latins que sont les Portugais au sang d’Afrique ; elle était comble, la grande salle, et onj les avait placés sur l’une des petites terrasses enjolivées de noeuds marins en pierre et d’ancres comme l’impose le style manuélin. Le maître d’hôtel, âgé et parfaitement francophone, leur souffla que leur table était historique, et qu’il y avait vu au début de sa carrière domestique, servir le Maréchal Pétain, alors ambassadeur en Espagne, qu’accompagnait sa jeune fille. Patrice avait fait remarquer à Violaine que le vainqueur de Verdun n’avait jamais eu d’enfants que par procuration ceux des autres, ce qui l’avait toujours attristé, et que certainement la jeune femme, sa commensale, était tout simplement une jolie maîtresse du moment. Le vin était délicieux, les plats inattendus, copieux, savoureux, ils se sentirent si bien qu’ils voulurent dans l’obscurité de la chambre retrouvée, sur le lit à baldaquin et aux pieds tournés, se prendre avec art et poésie, et – convaincu qu’il sodomisait son amoureuse – Patrice la mit enceinte dans le trouble éthylique et d’un désir qui n’avait pas cessé pendant leur route depuis Lisbonne. Le lendemain, alors qu’ils étaient montés jusqu’au haut de la forêt où se trouve le château anciennement royal, elle lui dit la probabilité qu’elle avait aussitôt ressentie, et lui fit surtout remarquer que jamais depuis des mois il ne lui faisait plus de serment d’amour, qu’il en était sans doute temps maintenant. Il répliqua et promis, la suite était prévisible, il s’était désisté et elle était encore trop peu accoutumée à son handicap pour décider seule de garder l’enfant. Contrainte, mais attendant jusqu’au début de l’intervention que Patrice revint et arrêta tout, le coûteau et la mise au bûcher, elle s’était faite avorter et avait pensé ne plus jamais revoir celui qui avait refusé d’elle la paternité. Puis, elle avait cédé mais jamais oublié ni pardonné, ce qui lui facilita de  se séparer de celui qu’elle avait cru pendant plus de quinze ans le tout de sa vie, et qui tout ce temps, persvéramment, l’avait menée en bateau vers un hypothétique mariage ; d’affectation diplomatique en nouveaux postes, toujours plus accaparants et éloignés de France, la chose ne lui avait pas été donnée. Ils s’étaient revus ensuite, et maintenant peut-être se retrouvaient-ils ? On les avait placés à la même table, légendée auprès de mon arbre, mais ils s’assirent en sorte de n’être pas l’un à côté de l’autre. Patrice nota, avec une chaleur subite au coeur, que cela avait été leur habitude – tout autrefois – pour qu’il pût toujours mener deux conversations de front, celle où on l’aurait entrepris, et celle où Violaine en difficulté aurait, des yeux, demandé son aide et sa diversion.

 

 

Le dîner




Chacune des tables, sauf celle des jeunes mariés, était ronde. Patrice eut l’extrême surprise de retrouver à la sienne un camarade de collège. C’était l’étonnant voyage que fait la vie sur un visage, la silhouette était énorme, la tête à l’avenant, l’ensemble proportionné cependant, mais surtout l’homme actuel renvoyait maintenant que Patrice savait son nom à ce qu’avait morphologiquement été le garçon d’autre fois, c’était un physique déjà atypique mais que tempérait une sorte de hâte à être dessiné et sorti de la matrice de l’enfance. Bernard Geai était gai, joueur, espiègle, éminemment garçon à la mode vite faite et équarrie qu’avaient popularisé des années 1930 au début des années 1950 Pierre Joubert et ses scouts. Il avait été plutôt blond, pas particulièrement en tête de classe, mais lui laissait le souvenir vif d’une grande disponibilité de caractère ; ils n’avaient pas été intime, mais bons camarades. Patrice laissa passer le temps de le dévisager tranquillement sans se présenter à son tour et lui dire, ce qui serait à la cantonnade, qu’ils s’étaient connus, il y avait fort longtemps maintenant.


Cette posture, un peu celle d’un voyeur, lui plaisait, et il la fit durer. Il avait averti Violaine de la coïncidence et celle-ci s’était assise à la droite de cet homme qui parlait surtout de vins, de vignobles, de défense de grandes notoriétés et de savoir-faire. Son père avait dirigé aux débuts de la Cinquième République le cabinet du Général de Gaulle, sans avoir été auparavant un de ses plus particuliers fidèles, et Patrice reconnaissait dans cette sorte de franche aisance qu’avait le fils ces qualités auxquelles on reconnaît, trente, quarante, cinquante ans après ceux qui ont travaillé vraiment avec l’homme du 18 Juin, le don d’être clair, le soin de ne pas se mettre personnellement en avant, le témoignage apporté bien avant qu’il soit suscité de ce qu’avait été humainement de Gaulle dans une relation, après tout banale, de collaboration au travail. C’était assez différent du peu que Patrice avait connu de François Mitterrand, et d’ailleurs son témoignage était indirect, mais les proches du président de la gauche concordaient sur le coup d’œil et le coup de patte de l’auteur du Coup d’Etat permanent sinon de l’attentat perpétré –b ou truqué – contre lui dans les jardins de l’Observatoire à Paris : on ne l’y referait plus. Sur sa capacité de lecture des documents en sorte que peu lui échappait de ce qu’on lui faisait signer. Patrice en avait bénéficié. Parti sans ordre de mission pour Zagreb, depuis son poste à Vienne, il avait été averti par son directeur un mercredi soir de ce que le Président de la République avait refusé sa signature à un mouvement diplomatique conséquent, parce que son nom à lui – Patrice de Mahrande – ne figurait pas en tant qu’Ambassadeur désigné pour le Kazakhstan. Il lui avait été conseillé – comme c’était simple, à cette époque, au moins pour lui… - d’adresser une carte postale à l’Elysée pour rappeler et maintenir son choix. Ensemble les deux anecdotes donnaient la mesure d’une certaine conception du travail au sommet de l’Etat et de ce qu’elle peut comporter comme sens de l’amitié. Aussi les aperçus de son voisin de gauche commencèrent de l’agacer quand celui-ci reçut du renfort en diagonale, il s’agissait de dauber les anciens élèves de l’Ecole Nationale d’Administration, incapables de décision et d’écoûte, naturellement, au point que Michel Debré aurait regretté de n’avoir pas fondé à la place quelque business school, puiis venait un rappel des hantises de ceux qui eurent le dilemme de la torture en Algérie, à trancher, ou qui en entendirent parler. On venait ainsi à l’Indochine, à la guerre d’intoxication, à la parole donnée et donc à l’illégitimité du Général ainsi que celle de l’Etat d’administration qu’il avait rétabli et renforcé. Patrice se fatigua, puis rétorqua qu’il aimerait entendre quelque proposition d’un modèle historique et contemporain à admirer puisqu’on daubait les siens, cela provoqua du silence et des appréciations sur le vin qui venait d’une coopérative animée par l’un des cousins, non dans le Bordelais mais dans le Minervois, et qui était – pour un tel crû – étonnamment velouté et présent.

Il avait vécu ce genre de situation déjà d’avoir à considérer quelqu’un d’importance dans sa vie autrefois et qui n’y était plus, mais que les circonstances lui ramenaient. C’était à une récollection fermée, charpentée selon les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, le préducateur – on disait depuis quelque temps déjà, l’accompagnateur ou l’animateur – lui était assez familier et il aimait revenir souvent à ce genre de séjour, en bordure de Paris, avec des bois proches d’où l’on voyait la Tour Eiffel et Montmartre dans une seule enfilade, et dès la première causerie – le Père Heel disait : entretien – il avait reconnu un de ses premiers amours et le mari de celle-ci. Ils passèrent cinq jours ainsi ensemble, au silence obligé, il regardait, voyait, soupesait cette femme qui n’avait plus dix sept ans, d’autant moins que non seulement elle était exactement de son âge, mais qu’elle avait profondément changé de corps et de texture de peau, elle s’était ridée - de partout, pouvait-il supposer – à l’instar exact de sa mère, elle qui était joyeuse, de chair lisse et naturellement pleine, sans abondance ni maigreur, la perfection du juste milieu avait-il longtemps rêvé car il l’avait aimé dès leurs quinze ans, sœur d’un camarade dont il avait par tous les moyens d’une conversation ou de prêts de livres habilement mais unilatéralement annotés, cherché à attirer l’attention. Peine perdue. Pendant ces jours où le propos était de méditer l’amour divin, ses manifestations et ses voies, il fut totalement ailleurs et passa du temps idéal. Il regardait et cotoyait comme jamais à leur époque celle qu’il avait aimé, il voyait sa faiblesse, cette sorte de réduction qu’avait sur elle opérée la vie, il entendait parfois sa voix qui n’avait pas changé, il voyait les petits soins du mari qu’il avait également bien connu puisque de deux ou trois ans seulement son aîné et dans le même collège ; les prénoms étaient d’ailleurs prédestinés, Viviane et Yann ; il avait longtemps cru à sa chance, même s’il était évident que la mère d’elle, en accord avec les parents de lui, concoctait un mariage nécessaire car le père était mort accidentellement et très précocement. Il avait été en vacances, censément pour correspondre à son camarade, tandis que l’adolescente avait une amie anglaise dont elle échangerait la pension ensuite outre-Manche. La silhouette qui était, pour les étés des années 1960, très sage, avec jupe et jupon, toile rude jusqu’aux genoux, ou avec un maillot de bain une-pièce était pour lui, alors, la beauté-même, un corps qui n’avait de lignes que douces et en longueur, et il y avait le sourire, proche de celui de sa mère, à lui Patrice, fait d’une sorte d’émerveillement à se donner à qui la regardait. Il était tombé amoureux, n’en parlait qu’avec prudence et donc très peu à son camarade et ne put jamais, finalement, s’en ouvrir à celle qu’il visait. La situation redoublait plus de trente ans ensuite, comment et quand parviendrait-il à aborder le couple, à se présenter et ensuite à laisser la conversation se faire à un mode délicieusement rétrospectif ou au contraire embarrassé ? Il se décida dans l’heure où l’on allait se séparer, d’autant qu’à table, pour la première fois, ils avaient été ensemble face-à-face et qu’il s’était persuadé que rien qu’à paasser le sel ou un plat, il serait reconnu. Or, ce n’était pas, ou plutôt seul le mari l’avait reconnu, la femme resta de marbre, aussi durement et implacablement que son visage avait rapetissé, perdu son élasticité, pris la consistance d’un bois, beau certes, mais plus guère enfantin ni lumineux. Yann au contraire l’avait aussitôt remis et accepta, pour quelques minutes, que les dés soient à nouveau à jeter. Oui, cet été-là, il avait craint lui-même pour ses propres chances ; alors, très brun, presque dégingandé et maigre, le sourire ravageur, la voix bien placée, l’anecdote constante, l’étudiant en sciences politiques avait captivé la jeune fille malgré la vigilance de la mère à faire que se rectifient les tirs et trajectoires. Oui, Patrice avait eu sa chance… et c’était son rival heureux qui le lui apprenait.

Bernard Geai l’appela par son prénom et le ramena à table, Violaine avait vendu la mèche, une conversation plus actuelle commença, agréable mais presque aussitôt interrompue par le début des discours et des jeux de portraits. Il fallait faire silence relatif. Patrice n’avait pas été convié à contribuer aux jeux floraux et put regarder tranquillement en direction des mariés pour apprécier leur propre appréciation. Pourquoi se pliaient-ils à ces insouciances, alors que leur union avait quelque chose de tragique, si rapidement conclue, si précisément datée que les plaisanteries ou les biographies étaient déplacées, il eût fallu les repousser à une quelconque célébration de leurs noces d’or, auxquelles certainement le sexagénaire n’assisterait pas, encore moins la vieille dame. Mais n’était-ce pas pour celle-ci – aussi, surtout ? – que se donnait la fête ? Le tonnerre, plus proche qu’à l’arrivée sous les tentes, domina les récitatifs et les décala plus encore.

Adolphine ne se sentait pas à la fête, était-ce l’orage qui menaçait de perturber ce qu’elle avait assez banalement organisé, comme on organise toute noce, une habitude puisqu’elle prêtait grâcieusement la propriété aux gens de l’environ pour le même exercice et avait même ouvert un livre d’or à cet effet, qui à la manière d’un classeur fiscal recevait ensuite les faire-part de naissance, il y avait même eu deux décès, il est vrai que les choses se faisaient depuis plus d’un siècle au château et que ne pas se marier au château pour quelqu’un de la Brenne eût été déchoir, si huppé ou simple qu’on soit. Elle ne s’était pas placée à une table où elle n’aurait cessé d’être exactement dans le giron dont elle représentait le centre ; elle avait cherché la difficulté et hormis le Père Ballande presque son contemporain, elle ne connaissait personne dans le rond où elle était, mais de là, et peu attentive à des conversations deux à deux qui ne la requéraient pas, elle pouvait regarder vers ceux auxquels elle tenait – spécialement, ce soir. Et d’abord Charles, sujet majeur de ses soucis ; elle ne savait lire en lui, elle oscillait intérieurement entre une sympathie, presque un attrait pour son gendre qui ne se défaisaient pas malgré les défauts, les vices – il fallait l’admettre – dont il était manifestement et nativement fait, et une sorte de haine peu précise mais violente. Il eût suffi qu’il soit transparent, qu’il se tînt tranquille, qu’il cessât tant soit peu d’essayer de se refaire comme on dit au jeu. Eponger de petites dettes, cautionner des plans de remboursement, l’envoyer chez des médecins, le faire interdire : avec son consentement, elle avait tout essayé, ce n’est pas de sa fille qu’elle avait tenu le secret, mais du gendre lui avouant tout, mais tant les sommes, car un fort respect ne l’engageait pas tant à craindre la douairière qu’à vouloir ne pas la décevoir, et c’est en cela qu’il continuait de la charmer. Etrangement. Cette fois, cependant la dose était forte, le château était en question, en tout cas des portefeuilles entiers, des participations majoritaires peut-être, d’autant qu’Augustine s’était mariée en communauté de biens et cela n’avait peu contribué à la solvabilité supposée de l’insensé. C’est cela, c’était cela qu’il fallait s’avouer et qu’il fallait projeter sur le malheureux, car il ne pouvait se défaire d’une assurance, toute technique, qu’à la longue il trouverait le chiffre-clé. Il lisait de moins en moins, produisait de manière de plus en plus mal dégrossie ses différentes analyses fiduciaires et correspondant en France d’une très importante compagnie de réassurances allemande, il donnait bien moins satisfaction qu’au début de cette association, elle le regardait comme un fils et le voyait donc décliner. Elle le sauverait probablement encore une fois, à condition qu’il lui ait bien tout dit de ce qu’il avait détourné ou engagé, mais ensuite… de sa table, elle ne le voyait que de dos, mais les mains de son gendre étaient visibles comme distinctes de celui-ci, et elle imaginait la scène écrite par Dostoiewski et réinterprêtée dans un film célèbre, Charles plus hagard de gestes que de regard, palpant les jetons, se faisant payer ses gains, tremblant, décidant, jouant et perdant. Il avait des mains belles dont les paumes qu’elle avait lues un soir, en guise de fin de conversation, sans encore que tout de lui, fut vraiment affiché et avoué, avaient beaucoup évolué. Les lignes de la main – la comtesse ne dédaignait de pratiquer ce qu’elle appelait un petit art d’agrément, ce qui prononcé comme elle parlait pouvait aussi s’entendre comme un petit air d’arrangement… - les lignes symbolisant le parcours et les atouts, les travers de son gendre s’étaient de plus en plus affermies, elles étaient devenues de plus en plus simples, de moins en moins capillaires, nervurées et récemment – car elle avait redonné en souriant une consultation à son patient préféré, comme si elle espérait découvrir les prodromes de sa guérison – était apparue une ligne exceptionnelle, mais seulement à l’état de suggestion qui rayait le mont de la Lune dans la main droite et semblait annoncer des relationnements nouveaux et très forts. Elle n’était inquiète que parce qu’elle était certaine que le malheur pouvait encore s’éviter et de sentir hésiter les événements la rendait responsable, croyait-elle, coupable déjà, de ce qu’elle n’aurait pu écarter de la famille.

Pièce rapportée, mais venant d’une maison convenable et même davantage, elle n’avait pas ce qu’on appelle l’esprit de famille et voyait plutôt dans une lignée le moyen, le cocon, la matrice-même de parcours qu’il importait de faire soi-même, personnellement, individuellement. Elle militait assez fermement pour un type d’existence où même en couple, si l’on dort dans le même lit, il reste bon que chacun ait son jardin et ne lise pas les mêmes livres. Un nouveau personnage, annexe semblait-il de Charles et de ses mains, entra dans son champ visuel, ou plutôt sa semi-somnolence lui faisait baisser la tête et elle regardait les pieds de table. Le chien avait suivi, non la mariée, il ne se le serait pas permis, mais son père, et s’était installé à peine en retrait, profitant déjà selon toutes apparences de quelques reliefs de chaque plat et assiette, c’était plaisant, il y avait si longtemps qu’hors quelques chats, il n’y avait pas eu d’animaux de compagnie à plein temps au château. Le chien semblait inquiet, soudain il hululla à la mort, il y eut ausitôt un énorme souffle et tandis que la pluie d’orage d’un coup se déversait, la moitié exactement de la tente se souleva, monta de plusieurs mètres et alla s’affaler en partie dans la douve. Ce fut un éclat de voix, des cris, mais l’électricité n’avait pas été touchée, il sembla qu’une fin de monde commençait mais épargnait les angoisses tant la chose était rapide, sans avertissement et d’exécution absolue. D’un coup, tout avait été décoiffé, les nappes se tordaient sous l’averse, et les invités partaient avec leur assiette et parfois leur verre, les mains empêtrées et les toilettes féminines se défaisant vers la partie de la tente restée dressée. Adolphine restait interdite, presque heureuse que le malheur, la malchance, le hasard ne fussent que cela, du matériel tordu et un dîner plus que perturbé. Charles devenu puissance invitante puisque la comtesse de Mahrande ne surgissait pas des décombres, et pour cause puisqu’elle était dans le périmètre laissé intact par le coup de vent, clama le repli vers l’intérieur du château. Les jeunes serveuses de l’après-midi avaient été relayées par des garçons costumés aussi sportivement, mais le torse serré dans une ceinture bleue.

 L’improvisation fit la fête et Adolphine, dans un rêve, vit s’organiser ce qu’elle n’avait jamais osé proposer ni à la famille ni aux hôtes venant du dehors pour l’occasion d’une fête, pas plus au temps de son mari que depuis son veuvage. Le château entier fut investi, on transportait des tables et des chaises, des carafes, des plats, des coussins, on marchait sur les serviettes, on cassait des verres mais l’on investissait à fond la vieille demeure qui paraissait en trembler d’une nouvelle jeunesse, on commençait de parler à nouveau, on s’asseyait sur les marches des deux escaliers, celui de service et celui d’honneur, on s’installait à même le parquet et les tapis, ou à califourchon sur la balustrade courant tout le tour du château au-dessus des douves et de leur eau, et pendant ces va-et-vient et cet exercice de déménagement et de campement ahurrisant car tout se faisait en grande tenue et avec la sensation pour chacun de vivre héroïquement et mieux encore : de faire son devoir, en continuant de boire, manger, pérorer ou se taire comme si de rien n’était. Charles faisait respecter un certain ordre, en ce sens que les groupes ne se défaisaient pas trop, qu’on ne se repliait pas entre connaissances antérieures au repas, et qu’on se mettait progressivement dans l’ambiance d’attendre la suite des discours plus encore que celle des plats, on avait plus soif que faim et l’on avait surtout envie de rire, un peu nerveusement. Régis intervint alors et d’une manière très drôle tira la leçon des événements en jurant que la catastrophe et cet effondrement en forme paradoxale d’envol étaient un signe de chance extrême, et à la surprise de la comtesse chiromancienne, se révéla expert aux tarots, bavarda sur les lames de changement profond, la tour qui s’effondre, la roue de fortune, la mort, puis se mit à imiter successivement son beau-père, Dom Louis et le Père Ballande pour proposer à ceux-ci ce qu’ils auraient dû dire aux nouveaux époux. Pas très grand, tirant sur le blond-roux, son front admirable, le neveu du grand prédicateur devenait de minute en minute excellent, presque allusivement paillard, et se dressait comme un homme qui saura commander, protéger, assurer. Adolphine vit la surprise de Mirabelle qui voyait se produire à son épaule une métamorphose, la main de son mari l’avait quittée, elle voyait la salle unique que faisait le château si l’on imaginait les escaliers, les chambres, les salons occupés comme on s’assied à autant de tables, et ce serait des balcons et des parterres, puis d’étonnement en émerveillement ce fut l’imprévu qui allait tout marquer.

Régis était donc musicien, et à le voir, elle n’en avait pas eu l’immédiate intuition. Régis eût pu être un prodige au violon s’il n’était entrée dans la Compagnie à dix-sept ans et pour des études et des préparations qui laissent peu de temps à la répétition. Il proposa d’un mot, pour que la transition s’établisse entre les sketches qu’il venait de débiter et ce qu’il allait interprêter, de donner quelque chose en l’honneur du grand disparu de la famille, le professeur et académicien de Mahrande : ce serait une libre adaptation de La horde d’or. Adolphine croisa le regard de Patrice : celui-ci, s’il avait tenu à aller au Kazakhstan et à y être le premier Ambassadeur, avait produit, dans l’esprit de François Mitterrand, auquel il n’était donc pas étranger, un argument inimitable et décisif. Son oncle par alliance avait eu un correspondant depuis les années 1930 à l’Académie des sciences d’Alma-Ata et son nom vaudrait là-bas où l’on a de la mémoire d’autant plus qu’on a vécu enfermé, si grande et ouverte soit apparemment la steppe, un passeport diplomatique et des lettres de créance. Le Président de la République avait été sur le champ convaincu. L’interprêtation était ingénieuse mais semble, comme si la manade immense devait se reconnaître au seul étalon de tête, et il s’y mêliat certaines des architectures de la symphonie Leningrad de Chostakovitch, en ce sens que le meneur de jeu était progressivement rejoint et entouré de compagnes tantôt piaffantes et militarisées, tantôt attentives, douces, presque à la traîne. Régis, de plus en plus libre, avait ajouté un refrain et choisissait dans les thèmes selon qu’il sentait l’auditoire rétif, parce que peu habitué à ces rythmes, à ces suraigus, à ces contrastes presque métalliques, ou qu’il l’entendait conquis. Cela dura le temps immense qu’on oubliât qu’on était en forêt, celle de la Brenne, aux marches du Limousin et du Berry, dans une année précise et pour des noces. Ou plutôt on se concentra en chœur sur ce qu’il y avait d’inouï à fêter en plein désert des Kazakhs un mariage entre deux errants, qui ne se connaissaient pas de deux mois. Il y avait du conte et de la magie à ce que les choses se soient emmanchées ainsi. Le violon jouait désormais tout seul et déroulait, comme on voit entre la Caspienne et l’Altaï rouler sans racines d’étranges boules d’épineux, toujours vivaces que le vent enlève dans une unique direction, cet Occident auquel l’implosion soévitique avait donné un prestige exceptionnel. Patrice repartait une décennie ou presque en arrière de sa vie et regardant, très rapprochée de lui, depuis qu’on était à l’abri du château, Violaine qui n’avait pu comprendre ce que l’époux allait jouer, remarqua qu’elle avait insensiblement épousé le rythme, même si elle ne pouvait en distinguer toutes les notes, mais les aigus dominant, elle était moins dépaysée que dans un récital de piano, et la voici qui se levait, qui comptait quelques mesures et qui commença, seule, au milieu de la pièce principale à danser la horde d’or. Elle savait, comme si elle était née là-bas, être tour à tour statique, n’illustrer la musique que des mains ou des bras, ou tout au contraire évoluer avec parfois une vitesse sidérante, et les crinières, les souffles, le déferlement de la cavalerie des grands envahisseurs, des gardiens de troupeaux à dix ou cent mille têtes, les casques, l’or, les cuivres et les fourrures étaient suggérés, vus. L’assistance, car c’en était devenu une, fut emballée à son tour et des lèvres fermées à l’imitation de Mirabelle qu’avait rejoint sa grand-mère, donna écho par le murmure humain à l’immense description. Une sorte de féerie de sons, de voix entourait le violon, les époux, l’aïeul, le père, chacun était convoqué et la fête se gorgeait et scintillait désormais d’avoir failli tourner au tragique. La pièce montée et ses feux de Bengale furent la moindre des choses, la détumescence commença, une intense fatigue collective rendit chacun à une sorte de silence que ne pouvait interrompre, et encore, que quelques murmures pour de simples informations pratiques. Du dehors, vinrent alors, presqu’en coincidence du dernier accord que posa Régis, les rumeurs du retour des charettes, les grelots des chevaux, les ordres de leur cocher. On allait vers la fin, vers les départs et le rassemblement aux voitures qui ne se ferait qu’au village et à la lueur des torches, la pluie avait cessé et soudain la lune, la pleine lune, apparut. Quelqu’un cria qu’elle était belle et les regards se tournèrent vers Adolphine, celle-ci comprit la symbolique, les compliments, les vivats et sut se retenir de pleurer, se rattachant à Mirabelle, à sa hanche, à son épaule. Violaine était venue à elles deux les embrasser et prendre, la première, congé. Les employés du traiteur avaient pu remonter la tente, quelques-uns y retournèrent pour du café, des liqueurs et honorer l’orchestre dont même les plus jeunes invités, abasourdis par trop de choses, d’images et d’allusions, ne voulaient plus vraiment. Le chien était le moins désemparé, car il était décidé à ne pas partir, Adolphine alla à lui et l’invita à rester. C’était fait.

Les intimes devaient rester eux aussi. Louis d’Ors et le Père Ballande auraient leur chambre au château, les neveux et cousins aussi, à condition qu’ils se serrent à plusieurs dans des lits où, cependant, il serait séant qu’il ne se passât rien puisque l’on était sous le toit d’une nonagénaire avertie. En attendant le coucher et tandis que s’étaient ébranlées les premières charettes, la comtesse de Mehrande laissa son regard divaguer des escaliers aux tables et aux chaises où tout paraissait en désordre, comme décoiffé et dévêtu. Une sorte de nudité collective s’était faite et une parabole très parlante, vécue à tous, avait été donnée pour texte à ces noces, ne se déshabille pas qui veut et ne se chante pas n’importe quelle aventure, encore faut-il qu’il y ait thème, matière et acteurs, que cela fasse mélange et l’acquiescement ou le désir n’y sont que pour peu. Même le chien sans nom avait tenu un rôle mais seule Mirabelle n’avait pas surpris, ni non plus été surprise par les enchaînements de cette soirée. Elle était restée de son entrée à l’église au bras de Charles, confus et priant, n’osant rayonner, jusqu’à ces instants où l’on se sépare du gros des invités et où l’on peut aller changer de vêtement et paraître en pantalon, égale et placide. Sa grand-mère la voyant ainsi impavide ce qui ne l’étonnait qu’à moitié, ne put s’empêcher qu’elle avait le tempérament d’une veuve très jeune, appelée inopinément à saisir tous les relais. Il fallait faire fuir cette idée et Adolphine qui était superstitieuse ne savait quel geste intime serait propice ou si renverser une salière de la main gauche par-dessus l’épaule droite ou inversement dissoudrait les présages, en faire part vaudrait mieux, elle souffla ce qui lui était venu à l’esprit, à son plus proche voisin, c’était Dom Louis. Celui-ci objecta complaisamment que Mirabelle était jeune et décidée, certes, mais que Régis venait de démontrer qu’il saurait surprendre son monde et sa belle-famille, d’ailleurs n’avait-il pas retourné tout Fourvière en clamant, j’ai fait un enfant, je vous quitte, bonne chance et ad majorem Dei gloriam… ce qui avait été peu goûté, et porterait à charge sur les dernières années du Père Ballande, supposé tuteur sinon inspirateur de la vocation manquée du jeune homme. La vieille dame acquiesça mais ne fut pas rassurée. Elle aussi alla se changer, mais sans passer un pantalon. Sur le chemisier de Mirabelle, redescendue de sa pause-toilette, elle posa alors un magnifique pendantif d’argent, de diamants et d’améthystes, la façon était très orientale, peut-être égyptienne. Bijou de famille, l’expression fait aujourd’hui rire. Elle commenta simplement, c’est ce que j’ai de plus précieux et de plus ancien, je comptais ne te l’offrir qu’à la naissance, l’Empereur, le premier l’avait donné à notre aïeul quand celui-ci le reçut dans nos anciennes terres de Souabe, il m’allait très bien à ton âge, il t’ira mieux encore et offre à ton mari ce spectacle rare, je le sais, d’une femme qui sait se mettre nue sans ôter ses bijoux, qui se farde parfois un endroit intime ou choisit comme vernis à ongles pour les pieds et les mains quelque bleu de Prusse comme faisaient les Magyars. Puisque c’était l’heure – inattendue – de cadeaux qui n’étaient pas préparés pour cette occasion, le Père Ballande sortit tout simplement son chapelet : le Pape Eugène (il prononçait Ugène : entendez, Pie XII né Pacelli) me l’avait donné quand j’étais venu lui expliquer ce qu’a de française éminemment notre imagination de prêtres ouvriers, cheminot résistant, j’en sais quelque chose. Il semblait que la soirée tournait à la gaucherie, chacun voulait se distinguer non pour soi mais pour atteindre les mariés, à nouveau muets et tendus comme pendant la messe. Il y eut une gêne. Quelqu’un la rompit en proposant qu’on regarde, en petit cercle, ce qui n’avait pu être projeté pour le grand nombre comme prévu, la biographie des futurs époux en images.

Les portraits n’avaient pas été choisis par les impétrants mais ils avaient suggéré les situations et la chronologie. Comment rendre mouvante et comment accidenter deux vies qui n’avaient chacune guère plus de vingt ans et dont une grande partie avait été marquée d’une extrême stabilité, la vie au château et le demi-pensionnat pour Mirabelle, sept ans accomplis dans la Compagnie en profès, après plus de dix dans les collèges de l’ouest parisien pour Régis. Il ne se dégageait aucune ligne directrice, la piété certes, mais aussi les lacunes dans les organigrammes familieux, des décès, des situations bancales qui se voyaient dans les images de groupes. On n’insistait pas et ce n’était pas une tare puisque les deux familles que ce mariage rapprochait étaient également touchées. Les disparités de blason ne s’inscrivant pas sur la peau des enfants, et le sang coulant de la même couleur chez tout humain, il n’y avait donc à regarder que la montée vers le présent de deux jeunes gens que tout avait prédestiné à ce qu’ils ne se rencontrent pas. Quels étaient les points communs, il se trouvait que sans se donner le mot, mais par l’évidence que forçait la succession des clichés, leurs fondus-enchaînés surtout, le petit groupe en son entier faisait de plus en plus corps dans cette interrogation non articulée. Et les deux mariés étaient partie intégrante du groupe tout en en étant la question. Il semblait qu’on dût, dans l’heure et bien plus irrévocablement qu’à l’église, décider si oui ou non le mariage se faisait. La lèvre inférieure, le menton de Mirabelle tremblaient, et il en était de même pour sa grand-mère, Régis regardait tantôt l’écran, tantôt sa femme à laquelle s’appuyait l’aïeule. Il s’était tellement offert aux regards et aux appréciations en donnant son interprétation de la horde d’or qu’on semblait poser l’équation et expliciter son inconnue, en le considérant comme le paramètre stable et imposé. Ce n’est plus lui qui épousait une fille de famille très jeune après l’avoir mise enceinte dans des circonstances que chacun, puisque le cercle était devenu étroit, savait nuancées, mais bien Mirabelle de Mahrande qui quittait les siens et partait dans un désert étonnant, aux forts mirages et aux ressources difficiles à mesurer d’avance. Les photographies défilaient, celles présentant la jeune fille en plus grand nombre, on voyait souvent l’absente, Augustine à qui elle ressemblait peu, il y eut Amélie avec laquelle au contraire… Régis doucement vint à sa femme, s’inclina devant elle, l’heure était venue de partir, maintenant les premiers, puisqu’on était en famille et que se marier, c’est faire chambre à part, sinon secrète, vis-à-vis de ses proches les plus intimes et les plus chers. L’époux décidait, la comtesse douairière s’inclina, les religieux suivraient aussitôt, Charles et Pierre allaient demeurer quelque temps encore pour qu’Adolphine ne fut pas aussitôt seule. L’orage s’était éloignée, mais les nuages demeuraient bas et il semblait qu’on fit à travers eux des appels de phare, tandis que leur lente passée découvrait parfois la lune, emblème personnel de la maîtresse des lieux. Le chien avait, lui aussi, décidé et ratifiait son adoption par l’aînée de tous, il était encore jeune. L’image perdurerait, très XVIIIème siècle, d’une vieille dame, jolie et majestueuse mais sans être imposante ni figée, qui, assise dans son petit salon, contemplant quelque portrait sur ivoire, aurait à ses pieds un animal au regard posé sur elle, sans un mouvement, tandis que se retireraient de la pièce progressivement tous les protagonistes, d’abord des centaines puis plus que trois ou deux, d’une journée de mariage au centre d’une France – là – immobile. Et derrière elle, sur un guéridon cinq portraits de petites dimensions, celui de l’académicien encadré d’argent, celui du Maréchal, discret et peu connu dans cette version dédicacée des années 1930, celui de l’homme du 18 Juin mais dans la dernière pose désespérée et visionnaire qu’il eût lors d’une conférence de presse qu’il était presque seul, en Septembre 1968, à savoir qu’elle était l’ultime, enfin ceux de deux prophètes éteints par l’histoire et par les hommes, Robert Brasillach dressé à la barre devant ses juges et ne s’illusionnant pas, le comte de Chambord cerné ovale et gravé bistre. Et tandis que tout se fixait et que l’aurore n’était plus loin, Adolphine parut soudain très vieille et en être heureuse, comme si elle était soulagée de tirer enfin sa révérence au néant, car elle ne croyait qu’à l’amour des siens et celui-là, elle le sentait, lui serait bientôt retiré, quels que fussent sa résistance ou son abandon. Elle se murmura qu’elle avait soudain les idées noires et porta à ses lèvres un petit verre d’alcool de pêche, elle était seule avec son chien et n’avait plus envie de se lever pour aller arranger son sommeil. Le chien n’aurait pas de nom, ce serait simplement : le chien, peut-être avec un trait d’union. Le-chien comme dans les adjonctions de patronyme. Puis, pour elle-même, elle s’essaya à siffloter le thème de la horde d’or.

 

 

Le coucher




Il y a parfois des jours qui se succèdent sans que la nuit les délimitent, soit que les rêves entretemps se soient perdus et que la veille n’ait pas eu de répit, soit qu’on ait si peu dormi, ou qu’au contraire on ait quitté la veille en plein midi pour rêver les yeux ouverts. Le château semblait soudain hanté par des personnages de cette sorte, depuis que le dîner, les convives, la tente-même avaient fui dans un orage magique, imprimant à tout un sort soudain démesuré, dépassant de beaucoup les hommes. Au rez-de-chaussée, près de l’endroit favori qu’elle avait consacré à ses audiences, Adolphine dormait les yeux pas clos, assise dans un fauteuil qui n’était pas celui de ses habitudes. A l’étage, juste au-dessus d’elle, dans la plus belle chambre, celle de son mari donnant sur le bureau-bibliothèque de celui-ci, en forme d’un appartement qu’elle avait décidé d’attribuer en propre aux jeunes mariés, pas seulement à l’usage de la nuit de noces, Mirabelle et Régis s’étaient étendus sans se déshabiller. La vieille dame, qui avait connu Brasillach avant même de le lire, imaginait un mime des Sept couleurs et que, sur le modèle, des grands amants de l’histoire du monde entier, l’amour des deux jeunes gens se célébrait sans un geste par une totale communion de pensées et un début de voyage au pays des images qu’on compose ensemble, ou que l’on laisse venir. Florence et René, chez l’auteur aujourd’hui maudit, avaient eu ce don, une grâce qu’un littéraire même doué ne peut inventer s’il ne l’a vécu ou au moins ne l’a entendu exposer. A quel point les conversations entre humains sont loin de ce qui les intéressent intimement, on échange des notes d’agenda, on se passe des créances d’épiciers, on s’informe de naissances et de morts auxquels on est souvent indifférent, en tout cas celui qui en reçoit la notification car s’il en avait été proche il les eût vécues de première main. Quoi donc cette nuit avait été décisif, en dehors de l’orage qui avait tout mêlé de l’organisé et de l’imprévu. Adolphine somnolant dialoguait avec François d’Assise et comprenait sa puissante métaphore d’une fraternité si universelle qu’elle comprend aussi les éléments et les événements.

Régis s’éveilla mais ne bougea pas. Il écoûta le silence et ses différents plans, que les perspectives étaient profondes. Il y avait le souffle exhalé par sa femme, qu’il ne connaissait pas encore bien, car une fois tombés, ils avaient décidé, puisqu’ils se mariaient de rester, d’une certaine manière, dans leur virginité initiale et n’avaient pas joué avec celle-ci. Ils n’avaient plus dormi ensemble et s’en étaient tenus à des baisers, pas très chastes, parce que reçus-donnés ventre à ventre dans une longueur de temps et de respiration suspendue qui les menait au vertige. En revivant un plus particulièrement où elle était si proche de s’évanouir, qu’elle lui avait mordu la langue comme si c’eût été la seule prise qui lui restât avant de s’effondrer, Régis se prit à penser qu’il n’y a que deux situations vraiment vécues dans l’existence humaine et qui départagent tout, le vertige et son contraire qu’on ne sait pas bien nommer, dont on n’a guère conscience et qui serait vaguement et tout à la fois la norme, l’équilibre, la stabilité et peut-être la banalité. Au contraire la sainteté, l’alcoolisme, la drogue, le jeu, l’inspiration, la création artistique ou le jeu d’acteurs, l’avarice sont apparemment des postures de déséquilibrés impudiques et hors d’eux-mêmes, mais ils mettent au prise le vrai de la nature humaine, comment celle-ci peut-elle triompher des paramètres qui l’attirent vers sa propre désorganisation. Le remède est cherché dans un saut désespéré, anticipant la fin, commandant une chute qu’on sait inévitable mais qui ne se produisant pas encore épouvante dans l’attente qu’elle a répandu dans toute l’âme au point de lui faire perdre toutes facultés, toute sensitivité hormis la conscience de cette dépendance vis-à-vis d’une attirance immonde et insupportable pour le vide. Celui qui entre en scène et ne sait pas s’il domptera, musèlera, domestiquera son public pour le faire surgir à une autre identité, celle du communiant à un texte qu’il en charge de servir, de fournir, de chanter et d’intérprêter. Celui qui a résolu d’écrire une histoire et qui se lance n’ayant prémédité qu’une première ligne et peut-être quelque aboutissement vers lequel aller pour finir, et qui se prend à réciter des choses et des images qui ne viennent de lui qu’automatiquement et qu’il serait incapable de susciter en lui-même à froid. Celui qui entreprend de déshabiller son amante et tremble à chaque fermeture éclair qu’il manœuvre, à chaque vêtement qu’il entrouve et entreprend de faire glisser. Celui qui invoque la prière, Dieu, sa propre distraction en fixant vaguement quelque croisée du transept dans une cathédrale familière ou la nuit, dans un lit de passage ou dans celui de son habitude, qui les mains ouvertes récite une litanie familière et ne se sent proche de rien jusqu’à ce que versé dans une semi-conscience il se soit assez rendu à sa dépendance pour découvrir que son amour de la prière a produit une présence et que cet amour-même qu’il demandait et dont il éprouve chaque fois qu’il en est incapable, lui a été donné, tous les modes, les temps et les concordances étant renversés dès lors que l’on a accède à cette forme d’être ou à cet endroit de l’univers où ont disparu la conscience de soi, le temps, les dimensions spatiales. Celui qui ne peut résister à la devanture d’une galerie, d’une librairie, qui entre et qui conclut, au-dessus de ses moyens, celui qui embrasse mentalement sa bibliothèque et ses tableaux alors qu’il a les créanciers à sa porte et qu’il va vivre le contraire de ses acquisitions prodigues, un contraire pour lui encore épouvantablement inconnu au point qu’il pense n’y pas survivre, et qu’il revient alors à chacun de ses actes d’achat quand il fut possédé en détail par la fascination de ce qu’il allait acquérir. Alors si l’on quitte la posture où le vertige du dedans de soi a posé, en unique et démonstratif exemplaire, un homme à contempler ce qui l’attire, on peut revenir à cette sorte de jardin en fleurs qui symbolise au futur et au passé l’équilibre auquel on aspire.

Régis passa du souffle de sa femme à l’haleine de la nuit, l’orage avait fait place à une moiteur discrète qui semblait la respiration mélangée de l’eau autour du château, des prés émergeant de la chaleur et de la pluie tout ensemble, de la forêt non loin, et il lui sembla qu’il était capable, étonnamment, de distinguer le premier plan donné par cette poitrine qu’il ne découvrait pas et de laquelle s’exhalait en un rythme tranquille une respiration qu’il se prenait à adorer, des reliefs suivants, le clapot des carpes parfois, le vacarme des grillons si l’on avait marché parmi eux et ceux-ci devaient se croire encore à la tombée de la nuit alors même que commençait de venir le jour puisqu’ils étaient manifestement au concert quotidien, et plus loin perdu dans l’horizon des sons quelque bovin, des branches craquées ou soupirant au passage subtil d’un daim. Pourquoi avait-il soudainement donné de lui un spectacle qu’il n’avait jamais réservé qu’à son répétiteur puis à sa mère enchantée, l’attestation, l’aveu de sa passion pour le violon bien davantage qu’un don quelconque auquel il ne croyait pas vraiment. Le violon avait joué un rôle décisif dans sa vocation car il n’avait jamais joué qu’en très privé, c’est-à-dire qu’avec sa mère l’accompagnant ou lui répondant au piano. Artiste international, soliste recherchée pour la finesse de ses exécutions, surtout des romantiques allemands, elle s’était éprise sans le rencontrer des facilités d’adaptation, de transcription et surtout de réinterprétation de Glenn Gould, ce qui l’avait sauvée quand, dans un accident d’avion, elle perdit ses mains, fracturées en de multiples débris, un choc violent à l’atterrissage alors qu’elle essayait de fermer un sac assez lourd placé entre ses jambes. Tout avait tapé contre tout, et ses bras, ses mains s’étaient tordus à contre-sens, elle avait survécu, pas tant financièrement car elle était convenablement assurée, que psychologiquement : elle s’était mise à composer pour le piano mais à partir de son répertoire préféré dont elle adaptait pour le seul instrument les partitions les plus complexes et plurielles. Régis l’y avait aidé dans son adolescence et quand il avait, dans une paroisse quelconque et de hasard, un dimanche où il allait manquer la messe s’il ne se trouvait aucune célébration vraiment tardive, entendu que tout dans le travail humain qu’il soit le plus manuel ou le plus intensément intérieur a deux parts, celle qui est facile et incombe à l’homme et celle qui est merveilleuse et difficile, qui est du ressort divin, le sort humain se jouant dans le modeste apport ou pas de la partie aisée, il comprit soudain qu’il en jouait depuis longtemps, presque son enfance, la véritable réplique, dans les duos musicaux qui unissaient sa mère et lui. Faute qu’il ait jamais une autre partenaire, il ne pouvait se rendre qu’à Dieu.

Les sons lui échappaient désormais, il avait joué, sans doute pour une dernière fois, ce morceau barbare et baroque, les deux procèdent certainement l’un de l’autre par un excès d’ors et de luxuriance, qu’est la horde d’or, et il entreprit d’imagination d’apprendre le piano à sa femme avec la même patience et la même vertu qu’il commençait, presque d’instinct mais en se commandant pour que le rythme d’exécution soit le plus doux, le plus apaisé possible, de la déshabiller. Elle lui sourit dans son sommeil, sembla s’étirer pour mieux consentir et mentalement suivre et épouser ses gestes. La chambre était petite, comme une alcove qui aurait donné sur un bureau-bibliothèque où s’était jouée la vraie vie du savant. Quoique décédé assez jeune, le professeur de Mahrande avait su combiner – ce qui est rare – une vie de clinicien aux nombreux et fidèles patients et une œuvre écrite de communications multiples à divers congrès, colloques, ainsi qu’en participation à des revues. Il en avait créé une pour la médecine interne qui accueillait aussi – autre exceptionnalité que ce goût et ce talent pour l’interdisciplinaire – des contributions de psychiâtres, et même de non médecins, c’est-à-dire de psychothérapeutes et analystes. Sans que l’on puisse dire qu’il fût de la « vieille école », il croyait au dialogue avec le patient et à l’intuition qui se fait autant en l’écoutant qu’en l’examinant. Petit, parfois inquiet, répondant peu de silhouette à celle qu’on lui eput prêté eu égard à son nom et à ses distinctions honorifiques, universitaires et scientifiques, le professeur de Mahrande avait vécu plus pour ses patients et la science que pour sa femme. Celle-ci ne le lui avait pas rendu, l’épousant chaque matin, même quand il était à Paris, acceptant de se partager entre le château qui ne lui était pas étranger à son mariage, car ils étaient cousins lointains et portaient le même nom et pouvaient partager les mêmes ascendances et légendes familiales. Un mariage qui n’avait pas été blanc, elle restait, surtout rétrospectivement, très heureuse, elle avait compris l’œuvre et les passions de son mari, elle avait été respectée de celui-ci, elle avait connu – quoique rarement – des exaltations splendides de sa part qui lui faisaient prendre, littéralement au débotté, sa femme, notamment sur le fameux bureau Mazarin et en conclusion d’une étreinte qu’il savait faire attentive et délicieuse, téléphoner à l’hôpital, se décommander sous prétexte d’un coup de fatigue dont il mettrait plusieurs jours à se remettre, et la convier à un voyage d’amour aux antipodes. Cet homme, pas très beau et au cœur compliqué, lui avait fait ce double cadeau de l’improviste savant et très prémédité de grandes escapades dans le monde entier, et d’une régularité de vie totale. Octave de Mahrande tenait que la médecine se pratique sur place, que la science n’avance qu’en pratique et que la province existe : quoique ayant une chaire à Paris et de nombreuses obligations car il avait pris au sérieux son élection académique, il professait surtout au chef-lieu de région et avait contribué à l’ouverture d’un institut médico-pédagogique dans son canton. Il se partageait donc entre des travaux l’illustrant et une médecine de dispensaire local. On était venu l’interroger et cela avait produit un de ces livres-magnétophones à deux voix – il avait même probablement été parmi les premiers en France à être sollicité pour ce nouveau genre – dans lequel il avait défendu une sorte de décentralisation de l’intelligence et de la recherche, avec en exemple l’exercice de la médecine, et de la médecine la plus générale et intuitive, la plus scientifique aussi puisqu’elle suppose chez le praticien une extraordinaire mémoire visuelle de l’atlas anatomique et de l’organigramme des interactions phsyiques et chimiques de l’homme : la médecine interne. Les plus baux cours qu’il ait jamais délivrés avaient, de la sorte, étaient en leçon particulière. Ayant lu les examens, ayant assis son patient en face de lui et avant tout nouvel examen au toucher, il commençait par lui exposer les symptômes mis en évidence par la biologie puis le faisait pénétrer dans celui de ses organes qui avait probablement un fonctionnement défectueux et par conséquent la responsabilité du grave désagrément pour lequel on était présentement en consultation. Il déroulait alors le tableau secret de la relation de l’estomac ou du foie avec leurs voisins, faisait planer un suspense sur ce qui pouvait irriter la vésicule biliaire, des sables s’écoulaient ici, des conduits pouvaient se bloquer. Mais il y avait aussi le cas d’un patient, devenu son ami, à force de la régularité d’une consultation mensuelle qu’il donnait pendant ses trois jours parisiens, et de préférence à tel ou tel, le premier soir ou au contraire juste avant d’aller prendre un train de nuit, un patient mélancolique au sens clinique du terme, lui-même probable dépressif mais le surmontant précisément par ses accès d’amour et de voyage auxquels il conviait sans préavis la femme retrouvée au château en bout de nuit et au centre très vieux et chaleureux d’une grande France que peu connaissent, faute y étant né, soit de manquer de culture historique et populaire à la fois, soit d’y demeurer dans la vigueur de leur âge, un pays, une femme qu’il emmenait ainsi soit à son cabinet de consultation par la pensée car c’était un homme de communion quoique de peu de paroles, soit au bout d’un monde qui est loin de la France mais en donne toujours la nostalgie. Il expliquait à l’autre que le passage à l’acte est imprévisible autant pour l’entourage que pour celui qui y cède, ainsi prévenu le patient devait être aux aguets et reconnaître à sa dépression-même qu’il se trouvait en dépression, c’était subtil mais vécu, et le sujet était bien médical, puisque les médecins ont horreur de la maladie et de la mort et qu’à ceux qu’ils aident en les soignant, ils s’en remettent de cette tâche de tout vaincre du dégoût de vivre à la fin subtile par les cancers qu’on n’a pas voulu tuer à temps parce qu’on se croyait au-dessus de toute échéance et dispensés par conséquent de tout examen. Que de prostates mortifères en fin de vie qu’il eût été possible d’éradiquer. Il savait l’humiliation ressentie par certains lors de cet examen un peu précis, en tout cas évocateur, et le pratiquait comme tout autre, avec la curiosité de traquer cette bête qu’est la mort quand on peut l’éviter, car de celle-ci il avait lui aussi une conception franciscaine mais qu’aucune revue ne lui avait permis d’écrire, il en eût fallu une à la fois de spiritualité et de médecine. La grâce et le bonheur de bien mourir, c’est-à-dire en tranquille conscience d’avoir toute une existence terrestre fait de son mieux, d’avoir de belles histoires à raconter à ses descendants ou aux anges pour les avoir vécues, et de marcher ainsi quelques heures ou minutes vers une rencontre qui ferait oublier l’horreur et le vertige – car il en avait aussi la claire définition – du dernier souffle. Ce qui, sans doute, l’avait le plus uni à sa femme avait été leur capacité à chacun, précisément, de se confier ces belles histoires ; ils avaient eu toute leur vie ensemble une facilité certaine pour narrer littéralement en forme de conte ce que chaque jour leur avait fait voir ou cotoyer, récits secret et enfantins souvent auxquels les tiers et même leur fille n’avaient pas accédé.

Il semblait à Régis que de la porte du bureau-bibliothèque qu’ils avaient laissée ouverte passait l’esprit du vieillard, qui venait presque en forme discernable jusqu’à eux, et que ce dernier voulait leur confier encore quelque chose avant qu’ils ne recommencent à commencer le monde. La jeune femme soupira et se retourna, l’aidant ainsi à dégraffer son linge intime, puis nue resta allongée sur le ventre. Régis se demandait si le monde entier, et même son grand-père par alliance n’avaient pas jusqu’à eux fait fausse route, qu’importaient les titres scientifiques ou nibiliaires, les châteaux, les appartements, les comptes en banque, les objets, les statues même représentant les propres enfants de leurs acquéreurs, la révérence sociale, la beauté même, tout ce qui était de l’ordre extérieur ou de celui de l’avoir, pourvu que l’on soit assez pauvre. Car comment accueillir la richesse de l’instant ? et cet instant a-t-il jamais son rival quand un corps féminin qui respire la bonne odeur de la jeunesse et d’un amour offert, se donne à voir, à toucher, à caresser, à contempler sans trop bouger que frémir à chaque nouvel affleurement, et selon chaque caresse à mesure des découvertes que fait l’amant d’une géographie d’abord plane et blanche, avec çà et là quelques grains de beauté, quelques accidents colorés de roux, puis ombreuse, tranquille et enfin moite, secrète, encore fermée mais avec la souplesse de ce qui va éclore. Exceptionnellement et à titre personnel, en raison du mérite infini d’avoir été choisi, la richesse intime et prouvée d’avoir droit à ce corps, à cette volonté donnée, à cette âme, à ce regard qui allait s’éveiller et lui sourire une nouvelle fois, quand, selon une prise qu’il avait connue en secourisme mais pas pratiquée encore dans cette application, il la fit se retourner rien qu’en lui croisant les chevilles autrement qu’elle les avait laissées se disposer quand elle s’était mise sur le ventre.

Mirabelle était rarement l’ordonnatrice de sa vie, et c’est son jeune époux qui lui avait probablement donné cette occasion royale d’avoir à se choisir en s’éprenant de quelqu’un, d’un homme, d’un étranger, d’un autre, et d’abord cette occasion de distinguer enfin qu’il y a bien des portes dans l’amour et que la sensation qu’éprouvent une femme et un homme rien qu’à la pensée l’un de l’autre est une variété, une espèce d’amour qui mérite un nom propre, que l’on n’a pas encore trouvé. Mais elle avait cependant préparé elle-même ses mets et s’était servi la première quand elle initia son futur mari. Discernait-elle alors que ce serait leur destin ? Cédait-elle à l’ennui du pèlerinage et à la chance de rencontrer quelqu’un qui soit aussi dévôt que capable de sentiments vrais et non contrôlables ? S’y était-elle prise par la seule voie possible car le clerc qu’elle devinait quoiqu’il ne s’avoua point, ne se donnerait certainement pas en connaissance de cause si, improbablement, il en avait une pratique antérieure à la nuit qu’ils improvisaient. La chambre n’eut-elle offert que plusieurs lits, petits et rangeant aussitôt les passions et l’aventure à leur place habituelle chez eux, une vague appétance qui était refoulée faute de point d’application, que rien ne se fût passé. C’est en effleurant le ventre du garçon dans la chaleur d’une nuit qui non seulement faisait ouvrir les fenêtres et imposer à l’air de courir et tout remuer des draps, des rideaux et d’une sorte de poire à la tête du lit, censée commander une électricité qui ne se consentait qu’à condition d’aller manipuler des boutons lointains, qu’elle était allée d’un vague examen des lieux et d’une appréciation mitigée du confort et de l’allure que prenait cette nuit, à la soudaine interrogation posée par le sexe au repos. Elle n’en avait jamais vu sauf en peinture, elle savait les choses qu’il faut savoir mais sans beaucoup plus, elle avait alors laissé ses lèvres venir à ce petit morceau de chair plus endormi encore que l’entier du jeune homme. C’était doux, cela retenait une sorte de respiration qui avait commencé aussitôt qu’elle l’avait embrassée et alors même qu’elle avait prestement retiré son visage tout en laissant sa main à la poitrine qu’elle caressait déjà machinalement. Puis le miracle n’avait plus été longtemps à se proposer seulement au regard. L’érection se vit à deux, utilement et bellement.

La voilà qui voulait l’inverse des poses de leur mutuelle initiation. Au vrai qu’elle ait eu ainsi l’initiative n’avait pas seulement déterminé leur mariage, mais le fameux fruit de l’Eden n’est-ce pas la femme qui le découvre, le porte et en fait, à son mari, tirer quelques conséquences. L’analogie devait s’arrêter là puisqu’ils étaient heureux, mariés et que le paradis leur avait ouvert ses portes au lieu qu’antan elles s’étaient refermées, les exclus dehors. C’est beaucoup réfléchir alors qu’on va vous faire l’amour… mais Mirabelle n’était pas de celle qui se laisse aller ou faire si elles ne l’ont préalablement, même en un très bref tour d’horizon, délibéré. Le tour était vite fait, elle aimait cet homme, elle avait envie de lui, ils s’étaient privés à dessein, plus sur sa proposition à lui que selon ses goûts et ses résolutions à elle, il était temps de se rattraper et le lieu valait d’être consacrée. Elle regardait, depuis le lit jusqu’à la porte qui, ouverte, laissait voir le miroitis discret et chaleureux de la grande table Mazarin. Elle ne supposait pas que le meuble ait pu porter autre chose que des dossiers, de la feuille de papier, des mains lassées d’écrire à la plume, des coudes posés pour soutenir une tête qui tombe de sommeil. N’ouvrant pas les yeux, elle se laissa prendre par celui qui l’avait longuement préparé. Etait-ce lui ou était-ce la réponse, pour ainsi dire toute faite et programmée, de son propre corps. Car ce frémissement d’abord en longueur lui partant des hanches et remontant jusques sous ses seins, à la manière dont on lisse son vêtement de femme quand on l’a passé et qu’on va se montrer ou sortir, ce n’est pas elle qui le convoquait, qui appelait presque aussitôt et cette fois en largeur une autre vibration, elle ouvrit la bouche comme pour aspirer un air lui manquant soudain, poussa son poing dedans pour réprimer un cri, Régis la pénétrait d’un seul coup de rein, s’ancrait, la quittait presque mais pour mieux assujettir leurs corps et aussi leur duo dans le lit qu’ils prirent en diagonale. Elle pensa, en ouvrant un instant les yeux sur le visage du compagnon de cette route à laquelle elle consentait pleinement et commençait de participer, poussant à la roue, qu’une part de son plaisir tenait à la vue qu’elle offrait d’elle à son mari, le blanc laiteux de son corps, avant leur commune moiteur et les suées de l’étreinte, le triangle sombre au haut de la commissure des cuisses, ses seins dont elle ne savait s’ils étaient de son goût à lui, trop lourds ou trop écartés ou pas assez ductiles ? et ses hanches qu’elle n’aimaipas, que personne n’aimait semblait-il, la couturière, sa couturière elle non plus, au moins voilà qu’elles étaient à prendre utilement telles que sa mère et son père les avaient conformées, peut-être trop larges et massives, oui, mais propre à contenir un enfant et tout le ventre de l’homme qui le lui faisait faire. Cela dura longtemps, quoiqu’elle ait tressauté son plaisir à deux reprises, car Régis ne venait ni n’allait, au contraire il semblait s’enfoncer sans retour, toujours progressivement, avec un soin infini, presque médical qui ne le faisait point tâtonner mais toujours gagner en profondeur. Et le sexe devenait corps et le corps en elle paraissait aller à son cœur, elle étouffait, elle retenait son cri, elle battait vaguement et convulsivement de la main les fesses de son amant et se cramponnait à nouveau à ses reins, puis elle se laissa venir encore jusqu’à lui tandis qu’il effondrait la tête à son épaule, en y donnant sueur, bave, baiser et un mot bafouillé de reconnaissance. Ils restèrent ainsi à gésir, tandis qu’ils entendaient quelqu’un descendre avec précaution l’escalier puis pénétrer dans la pièce du dessous, le silence, à part ce frôlement respectueux, était total, l’heure des oiseaux et de leurs multiples signaux d’aube n’avait pas encore paru, la lune était couchée, elle avait eu peu de présence, pas seulement à cause de l’orage mais n’était apparue entre les nuages qu’assez bas sur l’horizon, il est vrai aussi que les lisières forestières rendait celui-ci très proche.

Patrice n’éveilla pas la comtesse, Adolphine semblait l’avoir attendue, ni l’un ni l’autre ne s’étaient vraiment endormis, les heures précédentes étaient trop riches soit pour qu’on s’en réveilla si l’on avait pu sommeiller un peu, soit pour qu’on se laissa aller aux rêves, tant – précisément – les choses avaient pris depuis l’église leur tournure. Il s’assit sur une chaise, contempla la vieille dame, qu’elle était donc resté belle ! Ce port de tête un soupçon incliné, cette chevelure dont à temps pour ne pas trop la perdre, elle avait changé la coiffure, cette peau qui n’avait pas pris vraiment de rides, ces yeux profonds avaient ensemble une sorte de mission acceptée avec malice et sans forfanterie qui est de donner à qui vous contemple du bonheur et de la bonté, de l’aise et non les ordres de la séduction. Il se leva, lui baisa la main, alla à la fenêtre, étendit familièrement les bras à hauteur de ses épaules. Elle l’appela avec douceur par son prénom, et le fit revenir vers elle, elle l’interrogeait sur ce qu’il avait pensé et devait comprendre. Charles et ses « affaires » posait un dilemme, quelle que fut la fortune des Mahrande, il y avait cette fois un choix à poser, les portefeuilles, des titres parfois depuis un siècle dans la famille qui y avait parfois gagné quelque place d’administrateur, ou bien le château. Elle était encline à sacrifier le château, en tout cas à en négocier les inscriptions hypothécaires avec suffisamment de vivacité – celle qu’il lui restait pour un temps que personne ne sait déterminer ni pour soi ni pour les autres. Eétait-ce de cela qu’elle voulait entretenir Patrice, son neveu, son petit-neveu, elle se perdait un peu là-dedans, les cousinages, les convolements, les naissances anticipées, adultérines, adoptives, tout cela était complexe mais jamais racontées, elle pensait justement que Patrice avait dû en hériter de Christian, pas une mémoire écrite ni factuelle, mais la souvenance vive d’intuitions qui font soudain figure ou bloc. Que voyait-il du nouvel entrant dans la famille ?

Il voulut ne pas répondre, il n’avait d’éléments que de très seconde main, les confidences d’un moment du dîner que lui avait faites Violaine avant de lui donner sa nouvelle adresse, car elle lui avait dit souhaité qu’ils se revoient un peu plus que depuis leur séparation, la connaissance un peu plus approfondie dont Louis d’Ors lui avait cependant avec grande discrétion donné quelques éléments, mais il y avait surtout la horde d’or, qui bouleversait tout. Le jeune homme surprenait, pouvait surprendre qu’on avait pris pour une eau tranquille, et d’une eau qui fait violence peut-il surgir quelque animal ou cela ferait-il monter de la tourbe ? A vrai dire, Patrice n’osait se prononcer et la vieille dame fut plaisantée sur son manque de présence d’esprit, elle eût dû lire la main de son petit-gendre. La surprise, l’histoire cachée ? n’y en avait-il pas trop ? Adolphine fit signe à son visiteur de chausser ses lunettes, de s’approcher d’une lampe qu’il alluma, c’était le portrait du Maréchal qu’il fallait regarder, la photographie était datée à la plume de Juin 1939, Franco ayant déclarée la guerre civile finie – ce qui rétrospectivement aurait eu la même vérité fidéiste que la fin censément des opérations lourdes en Irak, l’an de grâce de l’ère chrétienne 2003 – l’Ambassadeur de France avait eu quelque loisir et visita donc le Portugal, sagement neutre et donc un peu mieux fortuné que la moyenne européenne qui était alors devenue plutôt haletante. Datée surtout de Buçaco et dédicacée pour Adolphine. Le futur Chef de l’Etat français avait un visage reposé, lisse, une expression civile portant même à faire croire qu’on était en présence d’un sosie. La vieille dame fit ouvrir à Patrice un tiroir, mais avant qu’elle ne tira de l’enveloppe trois autres photographies mais de petit format, elle commenta, oui, c’était elle la fille prétendue du Maréchal Pétain séjournant à l’hôtel royal, elle avait rencontré l’Ambassadeur à une réception, à peine sortie de l’adolescence, que celui-ci donnait à la villa Zinza, les cigarettes et le champagne étaient étiquetés à son nom, on était loin de l’image d’Epinal et des coloriages qui quelques années ensuite aller placer un vieil homme au rang des héros de planches destinées sous l’Empire ou pendant les campagnes de Cerimée et d’Italie avec pour seules teintes le rouge et le bleu. Sur une photographie, celle d’un pique-nique, quatre hommes et dans le fond allongé sur la banquette de la voiture qu’on avait sorti, Philippe en manteau fixant l’opérateur, sous-bois. Une autre enfin, passant la frontière après Hendaye de ce pas de chasseur qu’il avait encore. Mais de Gaulle ? Adolphine ne se fit pas prier, elle avait accepté de Jacques Isorni d’aller présenter en compagnie de trois autres épouses d’académicien, à l’automne de 1968 – quand soufflait un vent d’amnistie – une supplique au Président de la République. Elle avait dû plaire car elle avait reçu cette pose de Charles de Gaulle en conférence de presse, dédicacée et signée, « ce que je n’ai pas dit mais entendu, à madame de »  etc… car elle avait mi-réussi, mi-échoué. Le 11 Novembre suivant, un véritable harroi était venu, cornaqué par le préfet, encadré d’un bataillon et fait de représentants des plus hautes autoritésmais d’aucune personnalité de grand rang dans l’Etat qui soit en personne, déposer une couronne de fleurs sur la tombe à l’île d’Yeu, sans plus. Elle recomposa et ferma l’enveloppe, la tendit à Patrice et en vint à l’essentiel. Certes, l’histoire, son mari, les grands hommes, le château mais Mirabelle… sa petite-fille lui importait plus encore que sa propre fille. Adolphine de Mahrande, comme si elle eût dû mourir dans la minute, confiait à Patrice le plus grand soin et son secret. Si elle allait tout faire pour sauver Charles, l’insensé au charme insolite, ce ne serait évidemment pas pour celui-ci, mais pour le père de la petite, de la douce, de la si juste Mirabelle, qui – précisément – n’était pas sa petite-fille ni la fille d’Augustine. Et l’aïeule contempla tranquillement, avec soulagement, Patrice pour voir comment il avait déjà compris.

Les oiseaux commencèrent leur tapage, il était grand temps de prendre un peu de sommeil, Patrice s’avança sur le balcon, au lieu des audiences et laissa la comtesse à elle-même. Tous deux avaient de longue date appris la solitude et le silence, les vivant comme un vrai enveloppement par la vie, sinon un sûr chemin vers la communion des saints. Surtout les laïcs, hors calendrier, les gens qu’on aime et à qui on ne saura jamais le dire, ici-bas. Le-chien suivit Patrice et s’étira à ses pieds. Respectueusement attentif, le regard bien d’aplomb. Patrice admira que la bête ne se plaignit qu’on ait toute la nuit oublier l’essentiel, une gamelle d’eau pour elle, et ne la demanda toujours pas











III





Journaux

 

 

Journal de Louis d’Ors




Je ne date pas mes notations, je les laisse continûment se succéder les unes aux autres, puisqu’il s’agit bien d’un paysage à nuancer sans cesse et d’un entourage dont il faut que, chaque jour davantage, je perce les carapaces, la couche de poiussière et de crasse, empêchant l’homme, la femme, les enfants de respirer de leur peau à leur cœur - depuis que j’ai commencé de tenir ce journal, après avoir lu celui d’un de mes lointains prédécesseurs. Ce travail, de préférence au moins hebdomadaire, nous est recommandé pour qu’il existe une sorte de mémoire de l’âme paroissiale. Le prêtre diocésain est bien davantage astreint aux vœux que la règle bénédictine nous propose, dans notre chemin à Dieu. Qu’on soit dans les petits papiers de l’évêque et les détachements ad extra, la participation aux conseils et prises de décision que l’on souhaite, les affectations-mêmes vont dans le sens que nous voulons, mais qu’on soit dans son nez, comme l’était visiblement ce confrère et l’on peut moisir toute une vie à se demander ce qu’est une vocation sacerdotale et ce qui la différencie d’une verfsion moderne du martyre, car rien n’y manque de la rumeur, de l’évaluation hâtive par nos voisins du diaconé, des admonestations injustifiées et non dialoguées avec celui qui censément est notre père au spirituel. Mgr. A… est déjà âgé et je crois à une certaine compassion à laquelle la vieillesse, par le détachement qu’elle impose, fait accéder. N’est-ce pas ce que ce sympathique et attachant Patrice me confiait le mois dernier, les ardeurs prédatrices, il ne s’en est pas libéré de lui-même, mais plus efficacement par la logique-même de la vie, comme si Dieu s’y prenait avec beaucoup de lenteur et de patience pour nous faire entrer dans ses voies. L’état clérical nous enlève, est-ce seulement pour résister aux « séductions du monde » ? toute cette partie affective de nous-mêmes, à laquelle je me crois, quant à moi incapable de renoncer. J’aime aimer et je me risque toujours à aimer. A K…, je ne courais aucun danger, l’Abbé est là pour recevoir la confidence à son début, mettre en garde ou s’interposer quoiqu’il n’y ait jamais d’entretien à trois mais aucune tentation ni liaison dangereuse, au moins pour ce que j’en sais, ne me paraît possible au monastère et je ne partage pas l’avis de l’Eglise quand elle se refuse absolument depuis huit siècles à considérer Aelred de Rielvaux. Ma thèse sur lui a été un traité de l’amitié selon les vertus romaines et les sensibilités évangéliques. Dom Amédée de Bricquebec m’avait suggéré de prendre sa suite et de compléter son travail en examinant le pourquoi de cette méfiance des hiérarchies cléricales, à travers les âges de notre spiritualité. Je crois comprendre, c’est d’une profonde défiance qu’il s’agit vis-à-vis de nos sens, de notre corps et de notre imagination. Or je crois impossible d’aller à la perfection avec seulement une part de soi-même, ce serait demander à un hémiplégique de marcher sans canne ni béquille et oublier complètement ce qui est le cœur de notre foi, la résurrection de la chair. Jésus lui-même non seulement aime mais a la conscience de sa propre vulnérabilité affective, c’est le noli me tangere qu’il assène à la femme la plus aimante et à laquelle il ne peut pas être insensible ; une femme spectaculaire, entière, impétueuse, prête à donner sa vie à chaque instant et qui, parce qu’elle a péché, et je devine en quoi et comment, si pudique que soit le texte, et si habile l’évangéliste qui sans doute a dupliqué les éléments de son portrait sous plusieurs personnages pour ne pas en faire trop évident et mondain, terrestre, devrais-je écrire.

Patrice et Régis se ressemblent étrangement et sont de cette facture, cela donne bien des égarements, mais c’est de ceux-là dont l’Eglise a besoin, des personnalités vivantes et à risque. On forme toujours assez bien théologiquement, mais au dialogue d’âme ? or, pourquoi sommes-nous ordonnés ? sinon pour donner les clés sur terre du paradis, que sont les sacrements et ceux-ci sont un dialogue entre hommes,  à la Cène on bavardait dans les rangs, on s’inquiétait, on se récriait et Jésus ne prenait que les comparaisons les plus immédiates quoique toute sa vie publique les ait préparées, du pain, du vin, la coupe qu’on avait déjà plusieurs fois passé, le pain qui avait servi à lécher le premier plan et surtout à identifier la bouchée qui désigna Judas et le fit sortir, poussé mystérieusement à faire ce qu’il n’avait certainement choisi librement de faire. Ce sont nos penchants, et non nos actes qui nous perdent et la théologie du péché originel continue de me troubler. On est né lacunaire et j’admire ces gens qui viennent se confesser – on me dit d’ailleurs que le confessionnal que j’ai restauré ici est bien plus fréquenté que sous mes prédécesseurs – et qui avoue n’avoir pas conscience de leur péché mais bien de leur faiblesse. Ils n’en font pas reproche à Dieu mais presque et voudraient tout de suite être absorbés dans Sa lumière, je ne les renvoie qu’au-dehors de mon modeste sanctuaire dont j’espère bien que je vais parvenir à financer la pose de nouveaux et vrais vitraux. Mais je leur prescrit une pénitence qui n’est pas un cautère. Je sais bien que d’habitude, en tout cas c’était la pratique à K… entre nous jusqu’à ce que Dom R… nous quitte pour une pourpre probable dont il inaugure les prémisses aux commandes d’un évêché dont on dit qu’il est peut-être le moins peuplé de France, mais juché sur une éminence, cruauté des religieux entre eux ? oui, des pénitences en forme de récitations de quelques prières comme si nous n’en chantions pas assez ensemble. Dom P… juge que nous pouvons nous priver et nous fustiger, je suis assez de son avis et mes pénitents l’accepte, je leur fais couper le tabac ou le vin, je leur prescris des gestes préparant leur épouse à une étreinte qui ne soit pas d’hygiène ou de soulagement du mâle sur la femelle. Cela plaît paradoxalement, on me trouve même viril. Soit …

J’ai accueilli Mirabelle et Régis avant-hier. Ils sont à la limite de mon territoire à tous égards, un appartement en dernier étage qui domine tout le val de la Seine ici, et ses méandres jusqu’à la terrasse de Saint-Germain en Laye, des arbres en océan entre eux et le fleuve, et un balcon assez large pour qu’on puisse y prendre des repas ou y faire de la bicyclette d’appartement, c’est Mirabelle qui l’a choisi et voulu, elle veut courir avec son mari dans les bois et ils se donnent un rythme de vie spartiate puisque le pont de Suresnes, matin et soir, est un redoutable embouteillage, ils partent avant le flot et reviennent ensuite, comptant déjeuner souvent chez la mère de Régis. La société de celui-ci est en cours d’agrément à la commission des opérations de bourse, il court les associations diocésaines pour prévoir déjà la chalandise des fonds communs de placement ou dédiés qu’il va devoir créer. Sa brusque technicité, dont je me demande d’où elle lui vient, m’épate. Il trouve le temps aussi de prendre des leçons de pilotage aérien, et d’étudier, avec sa mère, dans le loisir de son attente de l’agrément, de nouveaux compositeurs d’Europe centrale et orientale, dont un Autrichien contemporain. Leur bibliothèque est centrée sur ces pays ; ils pensent que c’est là l’avenir de l’Europe et que la psychologie là-bas, la sensibilité slave matinée de communisme produit une sincérité et une exigence de comportement droit que n’ont pas les Européens de l’ouest, sans pour autant que la débrouille et l’ingéniosité pour se sortir des embarras les plus concrets quittent ces gens qu’on a habitués à vivre dans l’apparence de la résignation, sinon de la soumission. Mirabelle trouve le temps de me donner deux après-midi par semaine pour tenir une permanence juridique que nous envie la mairie, l’idée et le fait.

Nous ne sommes pas ici dans la ceinture rouge de Paris mais pas non plus dans quelque annexe des « beaux quartiers », c’est entre deux où la transhumance quotidienne rend les gens difficiles à rencontrer, on est fatigué, on n’a pas le temps. C’est une grâce que ce couple me donne en partageant ma vie de prêtre, en me visitant impromptu, laissant une enveloppe punaisée à ma porte ou sur la chaise que j’affectionne à l’église pour y lire mes heures monastiques, et me donnant rendez-vous à un prochain moment. La future maman m’inquiète cependant, elle peine anormalement et cette grossesse est plus que pesante, Régis est moins spontané, je le sens également tendu. J’en ai téléphoné à Patrice qui leur a proposé d’aller dans les Cévennes attendre l’événement en se déliant de tout ici ; ils acceptent car la maisonnette qu’il leur a trouvé par un lointain cousin qui n’y met plus les pieds, d’origine modeste, il est cependant de la H.S.P. , grimpé par lui-même au plus haut des échelons dans la finance de patrimoines et anime principalement la filiale suisse qu’est devenu une des plus vieilles banques de la place, créée en 1802 et ayant fait partir du premier organigramme de la Banque de France pour la capitalisation de celle-ci ; Patrice voudrait qu’à l’occasion de leur séjour et quand l’autre leur ouvrira les portes et leur montrera où sont les couverts à servir et la réserve des draps, sans doute masque-t-elle aujourd’hui encore la cache de la grosse Bible des camisards, Régis fasse sa connaissance et puisse, pour son entreprise, le considérer comme un de ses mentors.

J’ai interrompu ces notes pendant trois semaines tant j’ai été requis, à cette seconde rentrée que je vis ici, par la tournée porte-à-porte que j’avais résolu de faire à ma prise de fonctions. Je la fais à pied, je refuse le petit alcool, je ne prends pas de café, je dépose une carte qui n’est pas pieuse mais a quelques citations à son revers avec mes horaires et mes coordonnées à son endroit, et accepte jus d’orange, verre d’eau et de demeurer tout le temps qu’on ne me renvoie pas. Je pourrai écrire des pages, mêlerai sans doute les histoires que j’entends, je ne nomme jamais Dieu, je dépiaute des contentieux de voisinage, je donne des recettes de méditation, je recommande de lire d’affilée autre chose que des articles ou les programmes de la télévision, je dis combien l’écoûte d’un disque en couple, tranquillement, à jouir de l’ordonnancement d’un salon qu’on a paré ensemble ou dont on a reçu les éléments petit à petit, par héritage, par cadeau de mariage, par chine en brocante, peut apaiser et préparer à tout. J’ai eu quelques échos en retour, une dame fort respectable m’a dit que dans un tel contexte, elle avait pu avouer une liaison à son mari, que celui-ci avait pu lui apprendre qu’il était parfaitement au courant et ensemble ils ont pu imaginer le scenario par lequel elle va pouvoir se déprendre et ne plus retomber. Ce sont les grands enfants qui prisent le plus mes médications, et qui dans la journée à Paris, aux inter-classes choisissent livres et musiques qu’ils apporteront aux parents, la jeunesse prenant en charge les adultes. En revanche, je n’ai pas de recettes quand il ne s’agit que de la rue, que des tournantes, que du foot ou du vol à la casse. Je me suis d’ailleurs fait renverser et j’ai reçu quelques coups de pieds en essaytant d’aller à un groupe qui m’avait paru accueillant, mais cela m’a permis une autre rencontre dans le café où je me suis réfugié et payé un cognac. Je circule en civil dans la journée, mais pour le chapelet matinal qui me prépare à la lecture des Vigiles, je marche le long de la Seine dans mon habit de K… Je ne me lasserai pas d’admirer le pratique du costume bénédictin, absolument isotherme et insalissable. A la table voisine, quatre métis d’Afrique mais bien d’ici, parlant une langue inimaginable et à peine compréhensible, avec suss l’accent qui élimine presque toutes les consonnes, je les ai écoûté tranquillement comme on lit quelque article de sociologie, ils respectaient les récits et les silences les uns des autres et se remémoraient surtout des ambiances de classe dans le secondaire, je ne sais où. Il y a eu un temps mort et l’un d’eux s’est détaché cherchant une autre table, pour y étaler un papier, je lui ai proposé la mienne ainsi qu’un cognac accompagnant le second que j’allais prendre, encore dans l’émotion des coups reçus. Que le lecteur des prochains siècles se rassure, je n’ai aucun goût ni don pour le martyre et je n’ai rien confessé, je m’y étais mal pris, voilà tout.

Tous ces gens, généralement assez bigots et avares, qui exposent leurs menus tracas en s’attribuant les pages du Livre sur la rétribution dans les cieux de ceux qui souffrent « mort et passion », dans l’ordre ; la réalité est oubliée, il faut avoir souffert à raison de notre foi, et non de nos petitesses. Même théologie à creuser que celle du péché individuel, le collectif et l’originel sont acceptés encore que la responsabilité historique d’une génération dans le mauvais déroulement d’une négoiciation sociale qui est allée à l’impasse ou au drame, ou dans l’arrivé d’un tyran au pouvoir, n’est généralement pas discerné, la faute aux autres et naturellement si cela devait arriver aujourd’hui, on s’y prendrait autrement et avec quel courage, mais justement qui discerne que maintenant nous vivons ce qui est analogue avec hier, qui par exemple définirait sans le nommer aussitôt, le fauteur de troubles contemporains, qui ne ratifie pas les traités, qui pratique la peine de mort, qui ment dans les dossiers qu’il fournit pour faire avaliser ses agressions et prédations, qui fait chanter les dirigeants de ses partenaires et noyaute leur presse, qui intimide le monde entier dont la coalition, tant les armes et l’argent sont aujourd’hui concentrés, ne suffirait pas à le mettre en échec, du moins chercherait-on la sourdine. Curieusement, je peux davantage en parler avec des jeunes ou avec des très vieux qu’avec la classe adulte ou bien chez des gens bien nés et qui professent en libéral sur mon territoire. Les médecins, les avocats, les pharmaciens, les experts comptables sont doctes pour analyser ce qui ne fonctionne pas dans leur ordre mais naïfs ou cyniques s’il s’agit de l’international. J’ai choqué en proposant qu’on écoûtât à quelques-uns ensemble la prochaine allocution du Président de la République, pour comme à un ciné-club, l’analyser ensuite, chacun selon son point de vue et sa spontanéité et dans un silence amical fait pour recevoir ceux des autres. On fait de la politique soit une sorte de honte à rérpouver plus qu’à guérir ou supprimert, soit un secret de famille, on n’en parle pas alors qu’elle nous fait et défait individuellement et en collectivité. Je souhaite que nous retrouvions ces conceptions que le monachisme pratique depuis ses origines, la destination universelle des biens, le communisme et la dévotion de tous au bien commun, mais mon idée – la seconde du genre, après ma proposition d’examiner ensemble ce que dit notre chef d’Etat – d’examiner à quelques-uns, déjà praticiens quant à eux de tout ou partie de ces sujets, la doctrine de l’Eglise,n enseignements pontificaux et épiscopaux, relus ensemble et commentés par chacun, a fait également fiasco. D’ici à ce que l’on me croit encarté dans quelque chose… l’évêque me l’a fait remarquer mais ne me décourage pas. Ce serait plutôt son entourage qui s’étonne qu’un Bénédictin puisse avoir en sus du grégorien qu’il réhabilite dans ses offices dominicaux, des ambitions intellectuelles et pédagogiques pour sa pastorale. On comprend difficilement que ce soit pour moi le seul moyen d’apprendre et que si j’ai quitté provisoirement K… c’est bien à cette fin. Pourtant l’accession de Dom R… mon précédent Abbé, à l’ordre épiscopal, ne plaide pas pour moi dans l’esprit de Monseigneur. Patrice m’a exposé la même tournure corporatiste entre le Quai d’Orsay et la rue de Bercy, ceux qui vont d’une maison à l’autre sont taxés soit de briguer les meilleures places de l’une et de l’autre au détriment des vocations originelles, soit de valoir ou trop ou pas assez par une pratique de deux métiers jugés différents…Il y avait aussi ce maître des requuêtes au Conseil d’Etat, préfet de l’Indre qui après ce premier mélange en avait fait un second en se faisant élire député dans le département où il avait exercé l’autorité. Quant à celui dont Dom R… a la charge spirituelle, il avait été doté, sous la Cinquième République commençante, d’un gouverneur des Colonies, préfet de la Lozère, dans chaque cas les ouailles se sentent un peu bétail.

A ma surprise, intense, mon commensal, qui accepte le cognac mais à l’eau, me parle dans ma langue, une mûe opérationnelle à vue. Il dirige une formation de rap. et est à envoyer à Patrice car il entreprend une tournée en Bretagne. Mais là n’est pas l’étrange. Mon homme, non content d’avoir deux langages à son actif, et celui de son art plus encore, car il édite, a un impresario et même de la télévision avec Ardison dont il m’apprend que celles-ci sont en différé, ce qui, dans son cas, a fait couper des passages où il se plaint des lacunes de nos programmes d’histoire dans le secondaire, mon homme a des lectures que je voudrais avoir, il possède Zweig Hesse, Mircea Eliade, discute l’ambiance dévote et religieuse de Mauriac, analyse la vente par J.J.S.S. de l’Express sans en avoir conféré avec Françoise Giroud, comme une vengeance inconsciente de ce que celle-ci soit resté au gouvernement de Giscard d’Estaing alors qu’il l’avait quitté (et le regrettait sans doute). Autant il était phraseur pour partager avec ses compagnons leur ennui des instit. et autres enseignants, autant il est précis dans ses goûts et ses références. Il me raconte, ce que je ne savais pas, malgré mes séjours à Keur Moussa non loin de la capitale sénégalaise, immergé en pleine brousse à palétuviers et autres baobabs, un véritable massacre de tirailleurs, contemporain de celui de Sétif, et uniquement pour des raisons alimentaires et de gestion du camp semble-t-il ou alors s’est-il agi d’un alignement des émoluments sur ceux de la Légion, puisqu’après tout on les considérait étrangers après quatre siècles de « quatre vieilles ». Nous avons échangé nos coordonnées internet, il doit m’envoyer de sa musique, je lui donnerai copie de quelques papiers de mon père, puisque la Mauritanie où celui-ci a servi jouxte ce Sénégal dont il est métissé, un mariage blanc, c’est le paradoxe de l’écrire car son père sitôt marié s’est empressé de disparaître, et il porte le nom tout français de sa mère avec un prénom mahométan et un autre bien chrétien. Il m’a parlé assez pour accepter de venir jouer dans mon église et pour que je le regarde sans être gênant. Il a un visage admirable de douceur auquel, si l’on ajoute quelques possibles rictus, pourrait se plaquer une violente haine. J’en ai conclu qu’il nous faut adapter l’enseignement de notre histoire nationale à cette « plus grande France » dont il vient et qui s’aggrandit chaque jour davantage au risque de se perdre dans nos banlieues et ailleurs, il faut rassembler autrement et écrire crûment ce qui nous a taché et ce qui nous rend dépendant de ces autres. Je médite un court papier dont je crois bien que Monseigneur sera preneur car il juge que l’enseignement catholique doit montrer des exemples qu’il lui est seul possible de défricher du fait de sa relative liberté pour l’établissement de certaines parties des programmes et de ce que l’on y délivre.

J’étais rentré mal en point mais heureux, quand Dom R… - ce qui n’est pas son habitude – m’a appelé au téléphone, je suis chargé du plus triste, aller au plus tôt dans la Brenne faire part à la comtesse. Je compte prier Patrice de m’accompagner, nous ne serons pas trop de deux.

La comtesse de Mahrande est admirable, et plus encore car tout me porte à croire qu’elle a su d’avance ce qui allait se passer, d’où son geste à la sortie de l’église.

Comment noter ici ces choses qui ne sont pas de l’ordre de mon ministère, mais qui sont ma peine. J’ai du mal à rédiger, quoique – à présent – les choses aient déjà une grande semaine. Mon impuissance, la nudité de ma prière, la communion de ma pensée avec Mirabelle, mais d’elle, que sais-je ?  Je ne savais guère que Régis, et je vois bien que je n’en savais rien.

Régis et Mirabelle sont arrivés sans encombre à Barre-des-Cévennes. Patrice leur avait fait l’itinéraire, le plan des lieux depuis Mende et Florac, la liste des gens à saluer car il s’agit de la patrie de Madame, ou plutôt des Bertrand, par le mari de celle-ci, des belles-sœurs institutrices inhumées là en pleine terre protestante dans un cimetière où les dalles sont posées, croirait-on, simplement sur de l’herbe, et en dessous… cela regarde toutes les Cévennes jusqu’à leur ultime moutonnement car elles déboulent soudain vers Saint-Jean-du-Tarn, après Pompidou… J’ai dû y aller pour reconnaîre le corps. Selon son moniteur, Régis était déjà expert, et il est exclu qu’il y ait pu y avoir un accident, la météo. était très favorable, le temps lumineux, clair, sans le moindre incident possible. Du relief, certes mais comme en a le fond de la mer tavelé par des vagues de surface comme si l’eau propageait tout en profondeur. L’accident impossible, alors le hasard forcé, alors un malaise ? Pas possible, non plus car le jeune homme, selon tous les témoins était tranquille, avait pris un petit déjeuner et devait ne faire qu’une simple reconnaissance en descendant vers Montpellier pour totaliser le nombre d’heures requis par le brevet qu’on devait incessamment lui remettre, il connaissait la topographie autant que son ciel pour y avoir déjà piloté chaque jour depuis leur arrivée. Partant de Mende, il allait battre des ailes au-dessus de Barre selon un rendez-vous convenu avec Mirabelle. Le troisième jour, celle-ci s’est rendu, pas vraiment en urgence, à l’hôpital régional, d’elle-même. Régis n’a appris que les choses étaient devenues difficiles qu’en étant averti d’avoir, dès son atterrissage, à la rejoindre. Il y est allé. A ce que m’a dit, encore bouleversé, Dom R. … pendant notre première conversation téléphonique, Mirabelle n’avait  plus qu’un cadavre dans le ventre sauf rarissime erreur de diagnostic intra-utérin, quand le choix s’est posé, Régis arrivait juste. Tenter de ranimer l’enfant en accélérant un accouchement qui devenait un exercice passif tant la mère exténuée et inquiète avait rendu les rênes ? ou bien aller au plus vite et sauver la mère. Il est possible que l’alternative ait été trop rapidement énoncée, Régis, sans qu’on réveille sa femme, a décidé. L’enfant a été sacrifié, or à l’accouchement, il s’est révélé qu’on eût pu le sauver à condition de risquer Mirabelle, Régis s’est enfui, on n’a pas pu le rattraper et n’est revenu, hagard que le soir pour subir de la part de Mirabelle quelque chose d’affreux qui s’est entendu dans tout le service. Admirablement, il a mieux tenu le second choc que le premier. Et les adieux, pour la nuit, à sa femme semblent avoir été aussi calmes qu’il le paraissait lui-même, au petit matin, le lendemain quand il a demandé inopinément à faire aussitôt le restant d’heures nécessaire pour le brevet de pilote. Les moniteurs n’étaient pas encore arrivés, mais ce vol en solitaire n’était pas le premier, et cette ultime probation était programmée pour le jour mais un peu plus tard. Il s’envola donc, se dispenserait de survoler Barre des Cévennes et aurait le choix entre le causse Méjean ou Saint-Jean-du-Tarn. Rien d’autre que lui et son avion n’était dans le ciel. La foudre ? on l’a vu car on le suivait à la jumelle soudain décaniller et foncer vers le sol, au milieu du Causse, on a cru qu’on le récupèrerait avec de la casse, mais non …

C’est ce que j’ai raconté à Adolphine de Mahrande, elle devinait, elle a articulé après beaucoup de silence et une rêverie qui semblait l’emporter dans beaucoup de directions à la fois, que sans doute ni Mirabelle ni Régis n’avaient pu supposter que s’éteigne ce qui les avaient fait s’épouser, et comme rien n’était clair de ce qui était imputable à la médecine ou à la décision du jeune époux, chacun avait un chemin en sens inverse. Que la jeune femme ait reproché à Régis, dont soudain elle s’était senti fantastiquement éloignée, de ne pas l’avoir fait réveiller pour qu’ils décident ensemeble, voilà sans doute qui avait été de trop pour l’ancien Jésuite, sacrifiant tout à l’appel de l’enfant. Il avait refusé et elle, aussi, avait refusé, mais le troublant était que ce ne fut pas elle qui soit partie ad extra, ou bien, le pressentant, Régis avait pris sur lui d’être de trop et de libérer la jeune mariée pour une seconde vie après lui, la sienne trop morcelée, trop divise lui devenait soudain insupportable, sans valeur. C’est plausible, ai-je des yeux acquiescé, je n’avais plus la force de parler, on n’était qu’à quelques jours encore de cette nuit magique où tout avait été tellement ordonné et beau, que c’était absolument imprévisible, impossible à organiser, le violon, l’orage, la rentrée précipitée dans le château soudain animé à trembler sur ses fondations, tant la jeunesse humaine ravivait ses vieilles pierres, allumait les étages, faisait jeter des fleurs dans les douves et entonner des chansons douces pour accompagner les dernières mesures d’une horde d’or, interprêtée avec assez de maîtrise et de liberté pour qu’elle chût dans la douceur, comme on tombe dans le giron d’une femme aimée et retrouvée.

J’ai poussé avec Patrice jusqu’à Barre-des-Cévennes, Mirabelle avait décidé d’y attendre le résultat des autopsies, elle était épuisée à tous égards, elle nous a demandé de la décharger de tout et surtout d’identifier Régis en son nom. Nous y sommes allés, on avait ramené le corps à Mende, il avait rajeuni au possible, je ne le reconnaissais pas, c’était une figure angélique aux cheveux qui n’étaient plus roux châtains, mais vraiment d’or mat et sombre, avec des boucles aux tempes et au front, il avait deux filets de sang, l’un à une oreille l’autre aux lèvres, comme si le pic du destin avait dû l‘accrocher à deux reprises pour l’arrimer à sa mort. Il était beau comme il n’aurait jamais été survivant. Nous sommes restés au garde-à-vous longtemps, Patrice et moi. J’ai coupé une mèche des cheveux, abondante, Mirabelle, Mère-Grand, l’un de ses supérieurs jésuites, le Père Ballande, quatre petits anneaux fins à confectionner, je l’ai fait sur le champ avec une faveur violette détachée de la couronne que nous avons posé sur son ventre, je lui ai donné mon chapelet, car je ne savais où trouver, certainement pas à Barre-des-Cévennes, le chapelet pontifical donné par Gilbert Ballande. En quoi je me trompais, car, à mon rapport, Mirabelle a ouvert simplement la table de nuit, le chapelet y était, et de son côté, a-t-elle précisé.

Quoi faire ? quoi être ? A mes seize ans, amoureux moi aussi d’une cousine, et celle-ci m’ayant refusé la vie après m’avoir montré ses seins, puisqu’assurait-elle, elle avait à me consoler, je crus ne pas pouvoir tenir. J’ai commencé, assez différemment de ce présent journal, à écrire cette nuit-là, j’ai balancé entre la mort et le blasphème, j’ai tourné comme de l’orage autour d’une bâtisse, le schéma du mariage de mes jeunes amis, je ne priais plus car je voyais bien que le registre amoureux et de l’harmonie en couple est curieusement éludé dans les évangiles, il y est question d’enfants, de fils, de fille, de belle-mère, de serviteur, mais le retour d’amour n’est pas le fort du Christ à la seule notable exception de ses propres épousailles avec son Erglise, ou de celle du Père avec l’humanité grâce au Fils. Dieu ne me  donnerait pas l’amour de Laurence en ce bas monde, et c’est alors que j’ai été secouru, soit disparaître, mais obtiendrai-je davantage l’amour de ma belle dans l’autre monde, tandis que je me serai séparé de Dieu et de toute chance de communion avec tous, dont Laurence. C’était d’avance plus casuistique que Bénédictin, ma vocation suivit, Laurence épousa un psy. qui la cocufia abondamment, la rendit demanderesse alors que vocable et gestes d’amour, à mon temps, la desséchait d’angoisse et de réalisme un peu bête.

Etre religieux donc ? J’y fus poussé dès le lendemain de ma nuit suicidaire quand la grand-mère de Laurence m’appela, me fit l’éloge de sa petite fille, le mien aussi et m’apprit que j’en étais aimé, ce qui changea tout car je me rendis que quant à moi je me sentais appelé à autre chose, je ne le démêlais pas sur le champ, simplement était né en moi l’envie d’une superbe stabilité amoureuse et d’être plutôt celui qui, dans le couple, n’aime pas assez et demande la faveur de savoir aimé jusqu’au sang, c’est à peu près ce qui arrive entre l’homme d’impuissance et le Dieu d’amour. Mais à K… j’ai connu une autre passe, bien plus altérante, l’ennui qui m’avait saisi durant le temps des litanies qui durent beaucoup lors d’une ordination sacerdotale, tandis que tous chantaient, que tout paraissait aller bien, j’ai été pris de toutes les tentations qui peuvent être faites par le diableà un homme qu’il n’aura plus, selon les vœux, selon le sacerdoce, du moins en principe… Je guettais l’invocation de mon saint patronymique, je réfléchissais aux richesses cahées du monastère, j’épluchais des comptes en banque car on m’avait confié l’économat et j’avais quelque idée pour transformer la gestion du monastère sous cet aspect, je me souvins même de Laurence, cette fois avec regret, bref l’étais partout sauf en ma peau couverte de l’habit bénédictin, de l’aube par-dessus, de la chasuble enfin, et ne sus pas me relever au signal qu’il fallut me répéter deux fois, j’étais au bord de demander qu’on m’excusât ce qui n’est pas le propre du rituel, en l’espèce. J’étais ahuri, j’étais ordonné prêtre dans l’inconscience, moi qui en avait fait par avance la levée de toute ma vie, et avait longtemps visualisé ce que représente ce passage d’une attitude prostrée et à celle d’un homme debout, selon la parole d’Origène : Y a-t-il un être plus opprimé que l'homme avant qu'il soit libéré et guéri par Jésus ? Toute la semaine qui suivit, je me débattis. Dom R… voyait mon comportement anomalique mais me faisait confiance. Pusillanime d’apparence et comme sûrement bon nombre de nos frères, et à présent de ses fils en Lozère, le voit disert, à l’aise et cabrioleur, c’est en réalité un homme de liberté qui confesse le juste milieu, tient qu’on ne peut assister décemment aux offices si l’on n’y participe pas avec goût, joie, dilection, triomphe même, il nous dispensait donc de chœur, avec à notre choix, quelque exercice de compensation. C’est ainsi que j’avais retrouvé Régis qui commença de m’enseigner de chic le violon, j’en jouerai quand je me dispenserai d’heures, surtout matinales. A l’abasourdissement de certains de nos familiers, il est donc arrivé qu’on entendît à K… en fond lointain mais sonore des Vigiles, l’interprêtation soliste du concerto en ré de Beethoven, que je reprenais à tâtons tandis que Régis, pourtant venu faire retraite et ne rien manquer de nos Heures, tâchait de faire de moi l’élève doué que je ne suis pas. J’avais complètement oublié ces tentatives et ces épisodes quand il nous a surpris, il n’y a pas encore un mois, avec son hymne kazakh. Et le suicide m’a passé, il a laissé parfois un relent, il m’arrive d’être fasciné par les rails du métro, et quand arrive la rame de supputer ce que ce serait subir que de me précipiter, là et tout de suite, sous le wagon de tête, aux premières roues, mais ma méditation est si longue que les portières sont à s’ouvrir quand je conjecture que je me serais fait couper en trois, ce qui doit être assez pénible. C’est ainsi d’ailleurs que j’ai médité puis obtenu mon ministère actuel, prenant quelque large vis-à-vis du grégorien et des Heures, et ne les en aimant que plus maintenant que je les propose à mes paroissiens.

 

 

Journal de Charles Villemaure




Je ne tiens pas de journal, ni non plus mes comptes, mais il est grand temps que j’en tienne.

C’est l’avant-veille du mariage de ma fille que vraiment pour une première fois je me suis senti pécheur, ou plus prosaïquement coupable. Mère-Grand comme je l’appelle à l’imitation de Mirabelle avait payé déjà deux fois mes dettes, ce qui m’avait permis de garder ma place d’associé là où j’étais, puis à la récéidive d’éviter de justesse le casier judiciaire, j’ai ainsi pu me rétablir avec ces Allemands qui me font trop confiance ; à preuve, j’ai triché sur le loyer de l’officine que j’ai organisé pour eux et notre office de tarification, et complètement à court j’ai écorné le chéquier de la société ppur Monte-Carlo. Mère-Grand me sauve, sans encore savoir comment mais elle s’est portée caution solidaire à trente jours, nous en sommes maintenant à vingt. Cette femme, je l’aime et je crois bien qu’elle m’aime, quelle différence totale entre nous, un bon ménage mais à l’ancienne où l’on se vouvoierait presque, une rigueur domestique, une tenue de soi-même au physique comme au moral. Jeune, on fait toilette pour plaire, vieille pour ne pas déplaire. Conversation remplie d’aphorismes, aime-t-elle autant ses enfants que ses prochains anonymes ? A-t-elle aimé Régis qu’elle n’a considéré que quelques heures et qu’elle a adopté sans plus, par égard seulement pour sa petite-fille unique, et celle-ci l’aime-t-elle pour elle-même, à l’usage ou est-ce encore plus mystérieux ? Dois-je avouer qu’il m’est souvent passé par l’esprit que cette femme d’honneur, de rigueur, de dignité, de lignage a peut-être un faible pour son gendre et qu’elle eût – quelque part dans sa vie ou dans sa jeunesse – aimé épouser un aventureux, en tout cas être emmenée quelque part dans un château de rêve par exemple. Ne m’a-t-elle pas proposé que nous fêtions ensemble l’extinction de mes dettes et que nous dations de la sorte ma résolution de ne plus mettre les pieds dans une maison de hasard, en l’y conduisant pour une fois des a vie. Elle a lu Dostoïewski et les lignes de ma main, elle veut voir les mains d’un joueur en train de jouer, elle veut voir si l’on est pâle, fébrile, suicidaire, drogué, enjoué, joli cœur, attentif autour d’une table de jeu, elle se fiche de mes calculs actuariels, elle croit comme toute superstitieuse au hasard et ce n’est pas un secret de famille que de dire que ni elle ni son mari ne sont de grands chrétiens ; leur morale se tient toute seule sans dogmatique parce que bon sang ne peut mentir.

Le suicide, car ce doit en être un, de Régis ne l’a pas surprise et elle lui est reconnaissante d’avoir sauvé sa fille, sa petite-fille devrais-je dire ? mais les relations entre les trois générations sont si complexes. Là encore, j’y ai ma part et c’est bien ma faute. A-t-elle compris, si les murs ont une langue, si les plans de l’étage font rétrospectivement tout deviner de ma faufilade jusques chez Amélie le soir de nos noces ? que Mirabelle n’est pas de son sang ? et pourtant. Il me semble qu’elle apprécie tous ces détours du destin et qu’elle n’a pas fâchée d’être l’une des seules à s’y retrouver en feignant ignorer ceci, en ne sachant réellement pas cela. Elle s’apercevrait que le professeur de Mahrande lui avait caché une maîtresse à Paris ou un petit garçon, qu’elle n’en serait pas marrie, elle comprendrait du coup son propre goût pour l’aventure, le compliqué, le romanesque, à la manière de ces chiens de race, au nez vibratile qu’on sent humer l’air vespéral avant de partir en course. Elle était faite pour cela, et Patrice lui plaît autant que moi, Régis tout d’une pièce, cassable et cette semaine vient de le prouver n’était pas de son sang d’adoption, nous en sommes Mirabelle, Patrice, peut-être même Dom Louis, et moi assurément. Cependant ce que je remarque et admire, c’est qu’elle a su contrôler sa pente, l’utiliser, elle a écoûté les aventures et les échecs des autres, elle a fait de la monotonie de sa propre existence un véritable triomphe de divination d’autrui et d’exploitation de soi-même, elle n’a pensé qu’aux autres dans sa famille de sang, d’adoption, d’entourage et cela a réussi à tous, y compris à elle. Les candidats aux élections du village ou du canton viennent chercher sa caution, le député vient rendre compte presque mensuellement, l’évêque se déplace et célèbre dans la chapelle minuscule et généralement peu honorée hors sa venue, elle a même des romanciers qui viennent lui demander quelque anecdote d’où ils partiront pour d’autres en toute logique mais incapable d’avoir découvert le filon originel.

Régis n’apportait qu’un enfant, pas même un nom, il s’est retiré aussi vite qu’il était venu dans la famille, la victime est sa mère. C’est de celle-ci que je veux parler car elle m’émeut et si je parviens, après notre séance de casino où j’emmènerai Mère-Grand dès que la décence le permettra, c’est sans doute à cause Madame l’hôtesse que je le ferai. Pourquoi cette appellation ? C’est celle que lui donnait le Père Ballande, leur histoire explique une partie de leur commun chagrin à présent. Gilbert entre dans la Compagnie avant la guerre et fait celle-ci en clerc, en résistant, en troubadour, on le place ministre dans un collège, emploi qui n’est évidemment pas le sien, il ne pourrait pas se faire prendre au sérieux en jouant au microphone les chefs de gare et les locomotives à vapeur. Le Père recteur s’en aperçoit, convainc le provincial et on l’improvise spirituel des petits. C’est nécessaire car un scandale, inutile de dire lequel c’est transparent, a éclaté qu’on ne peut étouffer qu’en changeant toute l’équipe. Cambré en arrière à la Foch, les pieds solidement au sol, une petite trompette en ivoire qu’il porte à ses lèvres pour opérer en deux temps le rassemblement de sa classe depuis le perron du Petit collège, il redresse en pas deux ans la situation, les méfaits de son prédécesseur et du Préfet des études qui l’avait couvert sont oubliés, un renfort vient d’ailleurs en la personne d’un quasi-Chinois tant la silhouette longue et émacié du Père Loudun, sortant par miracle de seulement un an de prison communiste à Shangaï, le faire paraître de là-bas. Préparé depuis des années pour entrer en Chine, il sera finalement toute sa vie préposé à l’organisation des communions solennelles et profession de foi pour garçons de l’élite parisienne, un peu métissée de quelques fils de famille nécessiteuses pour lesquels casquent les riches. C’est la caverne mystérieuse des sous-sols rue Louis David, le train, les bandes dessinées mais pas tant un décor et des accessoires qu’un don sans pareil pour la mise en scène et la préparation des enfants à être surpris, puis à admirer, et enfin à opérer des rapprochements, à apprendre à se souvenir. Madame C… intervient ici car son mari, mourant père d’un septième enfant qui sera posthume, lui lègue la relation forte qu’il a noué avec Gilbert Ballande. C’est Monsieur C… en effet qui a eu l’idée d’un comité de parents pour faire contre-feu aux plaintes déposées contre la Compagnie par quelques parents plus heureux de faire scandale eux-mêmes que scandalisés par ce qui, après tout, semble n’avoir pas été ni très audacieux ni très forcé. Il faudrait entrer dans la psychologie des enfants, il faudrait aussi comprendre que les choses sont manifestement inscrites dans d’autres univers quand tout se passe en paraboles et que les gestes ne sont pas même des tentatives, question de réceptivité et des enfants ne seraient en rien abîmés là où d’autres seraient marqués, pourvu naturellement que d’évidentes limites ne soient pas transgressées. Monsieur C…, au nom et aux fonctions connus, grand résistant, Compagnon de la Libération, ayant de surcroît épousé une fort jolie femme, de la famille pas très lointaine du Général de Gaulle, se porta fort de tout, expliqua presque tout de la sorte et se prodigua tant que la plainte fut classée, que la presse ne dit rien et qu’on s’en tira par une fondation au Cameroun où partirent en équipe précurseur les imprudents au cœur plus épris de bleu que de rose. Gilbert Ballande était donc endetté à la mort subite de Monsieur C… et prit sous sa protection la jeune mère de sept enfants. A eux deux, ils fondèrent une sorte d’œuvre, un cycle de formation pour pré-adolescents en bordure de la forêt de Compiègne, là où sous fûtaies on comprend comment est née la croisée d’ogives qui imite tant la manière dont s’interpellent et se répondent aux plus hautes ramues les hêtres un par un puis par milliers.

Une fourgonnette à la limite des règles de sécurité, antan moins strictes qu’à présent, trimballait à travers la forêt deux hardes – c’était l’appellation pour chaque équipe en émulation – de dix garçons chacun, les emmenait, comme les grands cerfs, aux lisières de la forêt d’où s’aperçoivent les champs de bataille de 14-18 et les cathédrales picardes, à peine plus loin est Reims, tout près Rethondes. Vibrez drapeaux, frissonnez jeunes gens, guettez les bêtes à leur abreuvement, respecteez les insectes, reconnaissez les oiseaux et sachez raconter, peindre, sculpter, mimer ce que vous avez compris de votre journée, on n’y parlait peu de Dieu et beaucoup des héros, c’est ainsi que la mythologie mène au Dieu inconnu et au Jésus de la crèche et du cœur des huit-dix ans. En son genre, Gilbert Ballande était un génie, il eut aussi l’audace d’accueillir un homosexuel dans son état-major pas tant à cause de ce trait intime que pour un talent de peintre exceptionnel. En grandeur nature, à la façon des iconographes byzantins ou macédoniens, un autre Gilbert car ils étaient de même prénom peignait à fresque ce que précisément le Jésuite déployait devant l’imagination des enfants, les cathédrales dansaient donc parmi les bois, les cerfs frayaient avec les anges et toute une flore étonnante et imaginaire décorait le restant faisant fond ou premier plan comme aux tapisseries de l’Apocalypse pendues à Angers dans la grande salle en L du château. Régis avait grandi, si l’on peut dire, dans cette ambiance féerique mais c’est le parcours qui me passionne dans l’affaire car on est suavé selon la trajectoire qu’on a prise, il y en a qui avaient tout pour réussir ou ne pas perdre, mais qui se sont trompés de martingale, ainsi moi si j’avais été prêtre qu’aurai-je fait, le jeu je l’eusse pratiqué uniquement avec le diable, à la façon de Faust, c’est-à-dire dangereux mais l’on a Dieu avec soi et les histoires saintes se terminent toujours bien : Oui, mon retour est proche. Viens Seigneur Jésus !. sauf si l’on entre en mystique où le risque est pris comme un chemin de perfection. L’incomplétude de soi palliée par la prise de risque maximale, par une tension de la volonté subjuguant les réflexes d’auto-protection, on se met à nu pour le vide, je me l’explique bien à présent que je quitte les rives de ce que je prenais pour la mer et un élément toujours accueillant et qui m’a asséché. Je ne parle pas de finances, je n’ai jamais aimé l’argent ni pour ce qu’il est ni pour ce qu’il offre, et je démontre que la part excessive prise par sa gestion en tant que tel est la cause principale du dérèglement des écéonomies et de l’appauvrissement intellectuel et technique de nos dirigeants de banque. C’est probablement encore pire aux Etats-Unis, puisque les particuliers prétendent tirer entre le quart et la moitié de leurs revenus réguliers par le seul placement en valeurs mobilières, rigidité, spéculation…

Je ne suis pas habitué à penser de la sorte, par écrit. Je viens de me verser une bière, et je me suis vu dans la glace, l’appartement que j’occupe en loft au-dessus de la rue de Turbigo n’a que deux pièces, une immense avec des poutres qui satisfait un de mes fantasmes d’enfant par ses dimensions et par la place prédominante du bois, du vieux bois, du médiéval au cœur d’un Paris de l’ancien, c’est là que je dors, que je peux recevoir, que j’attends les coups du sort et que nj’y résiste le mieux. Augustine n’a pas connu ces lieux mais m’a promis d’y venir, notre réconciliation avance. Elle et moi avons compris que Mirabelle est nôtre, qu’Amélie, comme Régis, est morte à temps, que la vie est cruelle mais belle organisatrice et j’aime ce qu’elle a fait de ma femme, un métier indescriptible mais rayonnant qu’elle invente et anime, et qui la structure. Je ne suis pas parvenu à cela pour moi, mais si j’avais un guide, je pense que je placerai ma main gauche, la native dans celle de ma femme, et ma droite, ce qui révèle ce que nous faisons de nos dons et de nos vices, dans celle de sa mère, Mère-Grand. A ces deux femmes, presque jumelles dans ma pensée – décidément, il me faut toujours deux épouses ou maîtresses à la fois, ou en parallèle – je sais que je peux confier toute ma démarche, celle d’un homme qui a tant enfoncé dans la vase qu’il ne s’en sortira pas lui-même. Augustine m’a raconté tant de fois Sacha et elle au bord de la rivière Penerf, bloqués à mort non par les eaux qui se retiraient mais par ce magmas gris et luisant comme de la matière vivante, comme l’œil éteint et glauque de quelque animal gigantesque accentuant sa succion mortelle. Si je me tire du jeu, ce sera leur faute, car il va falloir me sevrer et surtout me trouver de la compensation. Mirabelle, alors ? Lui retrouver un époux ? La sortir d’elle-même, l’aider dans ses projets ? mais qui suis-je pour intervenir dans le destin de ceux que je détruis par mon inconsistance et ma dispersion. S’aimer soi-même, premier pas de la charité, la plaisanterie est fine, car elle est fondée.

Qu’ai-je donc vu dans la glace ? Patrice me dit qu’il a pris conscience qu’il vieillissait le soir, pourtant triomphal quelques heures ensuite, où à dîner il a posé sa main sur celle d’une donzelle et a vu, qu’en comparaison, la sienne était déjà frippée, à peine ses trente ans dépassés. Moi, j’ai fait le compte depuis longtemps, la cambrure mauvaise de mon dos fait plisser la peau derrière les homoplates et même nu, je semble porter des bretelles, ce fut la première année déclive. J’ai vu mon menton cesser d’être ovale, mes joues commencer de descendre en pluie, mes yeux se souligner de traits multiples gonflant entre eux comme une secone paupière, bien inférieure, ce fut la seconde année ou la seconde décennie de mon compte de sénescence. Il y a des étapes qui se sont précipitées, mes bras ont laissé pendre comme à une hampe quand le vent n’est pas là, de la chair et de la peau presque séparément. Je me suis délors demandé comment je pouvais rester avcec un corps pareil pour m’exposer au regard et avoir le front d’un texte et d’un discours encore d’homme qui paraît et qui toujours risque. J’ai toujours fait plus vieux que mon âge, mais me voir parmi d’autres dont le corps et le visage, éloquemment, signifient qu’ils commencent leur vie et n’ont devant eux aucun reflet d’eux-mêmes à fuir, me fait m’interroger, comment supporte-t-on la vue des vieillards. La réponse est triste, si on les a connus d’amour, leur aspect indiffère presque ou plutôt on partage leur vieillesse, on y entre, on y compatit et souvent une lumière se trouve qui éclairant par le dedans fait contre-jour et l’on ne perçoit plus que l’âme, c’est rare et cela demande une longueur de temps dans l’investissement et une sorte d’espérance à rebours, rétrospective. Chez des femmes inconnues, j’ai pu ainsi discerner qu’à un autre âge de leur existence, je les eusse abordées, draguées, emportées, aimées, trahies mais traitées à la façon dont on jouit mutuellement de la prédation, de la jeunesse et des mots qui engagent, au moins l’un des deux duettistes. Mais si l’on n’a rien connu, et si tels qu’ils sont, ces corps vêtus et ces visages défaits, d’eux rien n’affleure d’un passé de soleil, alors on se demande ce que de la chair frippée a encore à dire, et une seconde réponse se forme, celle de la fécondité ou de la stérilité, l’artiste, l’écrivain, la mère ne vieillissent jamais tant qu’on ne puisse voir autour d’eux voler ce silence respectueux d’une sorte de postérité dont on est invité à faire partie. C’est peut-être la plus belle circonstance pour mourir, reconnu.

Qu’ai-je à mon actif ? Bonne question pour un financier. J’ai Mirabelle, j’ai peut-être cet écrit sur Pascal, la mystique, les mathématiques et le pourquoi d’une si bête ignorance de l’Eglise vis-à-vis de lui qui a tant et si bien écrit sur la grâce, la liberté, l’amour et si mal sur les femmes, ce qui devrait lui concilier les Jésuites, eux et lui ne connaissant en principe que leurs sœurs, bonnes ou mauvaises. En faisant un temps silence que respecte ma plume sur la rame de papier, je trouve un troisième actif, la prière. Je crois que je m’y suis beaucoup adonné, ce fut avant-hier ce qui a sauvé Madame l’hôtesse tombant dans mes bras alors qu’elle ne m’avait rencontré que furtivement avant l’entrée à l’église pour le mariage de son fils, de quel côté, comment se présenter et amener Régis à l’autel, à attendre sa fiancée, ma fille. Nous ne nous étions jamais vu auparavant, elle m’a dit à voix basse ce qu’elle devait au Père Ballande, lui avoir confié au Vieux Moulin de Compiègne ce que dans un petit assemblement de garçons encore très jeunes des hommes et des religieux ne sauraient faire : consoler, nettoyer, bercer, faire se tenir propre, provoquer la parole sur les parents, les camarades qui soudain, là où l’on se trouve, en formation, est-il dit, manquent atrocement, à pleurer. Recevoir des pleurs, les rôles étaient inversés pas dix jours ensuite, c’est moi qui recevait une femme décidément vouée au veuvage, car la perte de Régis est la mort de son second homme, et une troisième menace et qu’elle sait, la disparition du vieux Jésuite au sourire enchanteur parce qu’enfantin. Comme il n’y avait rien à dire, nous avons parlé de ce qui venait aussitôt à l’esprit et ce fut, d’elle, le récit d’une nuit mémorable où les deux hardes se succédaient, individu par individu, au fond du couloir, pris de diarrhée irrésistible et manquant vite d’eau courante, de papier hygiénique, dans une bousculade de pieds nus, pataugeant, souillant au retour les parquets, les draps et emplissant l’ensemble du dortoir d’une véritable infâmie. Elle et Gilbert, les deux Gilbert ne découvrient qu’aux aurores le désastre, la lessive fut gargantuesque et le dortoir quoiqu’en plancher à l’étage sans faux plafond pour l’isoler du rez-de-chaussée, fut passé au jet, ce qui fit dégouliner sur les tables d’en bas et sur les établis la sauce insolite que la nuit avait touillé. Madeleine C… s’en étouffait de rires car jamais elle n’avait vu ni ne revit Gilbert Ballande pester, c’était le cas de le dire, à ce point. Il y eut donc une engueulade générale de la chambrée et une douderie ostensible du Père tandis que les gamins faisaient le compte de leurs culottes et pyjamas de rechange.

Je ne suis pas sûr qu’elle eût aimé ma fille, Régis lui avait été volé, elle eût, quant à elle, admis des arrangements, peut-être pas, clairement, explicitement, une décision dictée à voix haute de l’avortement, mais elle tenait à la prêtrise de son fils, qu’elle associait ainsi au sacerdoce du vieil homme, elle préférait ce genre de reproduction et de fécondité. Ce n’est pas ce qu’elle a dit, ce qu’elle m’a dit, mais j’ai bien vu qu’elle ne savait pas, qu’elle n’aurait jamais su parler à ma fille. D’ailleurs, cette trop grande complicité entre Mirabelle et Adolphine, et ce qu’elle sent courir en va-et-vient permanent, chaleureux, délié, par-delà l’océan et le désert entre ces deux femmes et la troisième, Augustine lui est suspecte, d’autant plus qu’elle a compris ce qu’il faut comprendre, à savoir que ce n’est pas deux femmes que j’ai dans ma vie, mais bien trois, ma fille, sa mère d’adoption et partant sa grand-mère aussi, pourquoi aurai-je donc eu Amélie en sus ? C’est la même question que celle du jeu. Les inconnues se résolvent ainsi, par identité.

Suis-je précisément cette inconnue pour moi-même et pour autrui, pour celles que j’aime ?  Celui par qui tout arrive, tout est arrivé, le malheur et ses conséquences minutieuses ?  Je ne parviens ni à me détester ni à m’estimer, je ne rejette aucune faute sur qui que ce soit, je prends tout à mon compte, sauf que je ne m’identifie pas à ma faute, je suis plus, bien plus qu’elle et tout autant, bien moins qu’elle. Je me sais dans certains recoins de moi capable de bien pire encore, et je ne sais quelle force me retient de laisser se frayer jusqu’au jour de l’acte des instincts, des idées, des penchants qui ne sont pas des tares, mais qui sont des violences isolées, imprévisibles, du genre fou ou irresponsable, le genre du pyromane. Le matériau que l’on a sous la main, le plus innocent, le plus réfractaire, en faire du feu, être le premier sur place et pour cause afin de l’éteindre, m’étonner qu’on me relègue, autant que j’ai été surpris qu’Adolphine – Mère-Grand – me mande tout exprès, au dernier moment ou presque, que j’ai à accompagner, à mener ma fille, sa fille à l’autel, car pour elle le mariage de Mirabelle c’était la suite et le recommencement de tout, c’était l’enfant à suivre, à faire, et qui était fait, qu’elle accueillait, dans sa joie et sa prescience, elle me voulait là, après m’avoir quasiment banni dès que sa fille, de première génération, Augustine fût partie, qu’on la laissât donc, que je la laissasse donc seule avec sa petite-fille, qui tiendrait les deux rôles, ceux des deux générations, et tellement bien que la vieille dame en contracterait, non sans complaisance, quelque autre jeunesse pour elle-même. Voilà Mère-Grand qui me reçoit et en récompense de sa permission, de sa convocation, je lui assène le renouveau de mes dettes, l’urgence de tout assortie du rappel par mes créanciers probables de mon statut patrimonial. Mère-Grand sourcille à peine, demande davantage la précision des dates à partir desquelles les choses se découvriront ou jusqu’auxquelles on peut tout réparer encore ou à peu près, ce qui sera une troisième fois. Là-dessus, Régis meurt qui était mon frère, comment ne pas m’en rendre compte maintenant ? quittant la Compagnie, acceptant l’enfant, ratifiant le mariage, il risquait pour une mise qu’il ignorait complètement, il ne savait pas même qui jouait à sa table, il ne voyait que le croupier à deux visages, les religieux le mariant et que sa femme inconnue moins de deux mois encore auparavant. Il jouait l’inconnu pour l’inconnu avec des inconnus, seuls devant lui à peu près identifiables, ceux-là mêmes dont il avait décidé de contracter à son tour l’état de vie, le célibat et la disponibilité qui s’esnuit, autre pari, autre mise, chaque fois tout lui-même sur le plateau, quel courage et quelle inconscience jusqu’à l’heure pour laquelle il s’était avancé de naissance, l’heure de choisir entre un enfant probablement mort et une femme qui était encore si peu la sienne, il choisit et s’expulsa par là-même de toute la famille.

Il est là, il dialogue et rit peut-être avec les gens du sol… non, il songe à sa femme qu’il vient de sauver, mais à quel prix, au prix de leur union, il va mourir par amour de qui… d’une femme qui le rejette parce qu’il lui a fait perdre son enfant, l’enfant ? … d’un Dieu qui n’a pas su protéger sa vocation… d’une Eglise qui n’organise que douteusement ses pélerinages ? Seule certitude, les Cévennes qu’il va retrouver dès l’envol, l’avion léger comme ceux des années 1930 et des héros que lui racontait Gilbert Ballande, en confession particulière ou à Compiègne. Sa mère alors en grand rôle, celui d’une mère de tous et il y perdait. Il a souvent perdu, sa femme n’aurait pas été qu’à lui et sa mère n’avait pas toujours été à lui, sauf  à leur découverte commune de son don pour le violon et qu’il pourrait donc l’accompagner, lui répondre, surtout quand elle ne pourrait plus jouer en concert, ses mains trop maladroites, trop irréversiblement handicapées. Il avait eu beau la persuader qu’elle était souvent proche de disposer à nouveau de toute sa virtuosité, il ne parvenait pas à la convaincre. C’est alors seulement qu’il devint son second homme, la perfection du jeu qu’elle avait effectivement recouvré, il serait seul à la constater, à en jouir et en demander redoublement, et elle acquiescerait à son seul applaudissement, celui du soliste qui de l’archet bat discrètement le dos de son instrument quand l’accompagnant vient saluer. Voilà Régis proche du paradis qui enjambe le bastingage et qui met le contact, qui s’envole en si peu de distance et de temps, qui se libère de tout, qui tourne une fois encore au-dessus de Mende à toucher la cathédrale de Dom R…, l’évêque à éminence qu’il ne rencontrera jamais, sauf si d’aventure un cadavre, comme le veut l’usage bénédictin, peut assister – dans le sens de la marche – à son propre service funèbre, visage découvert, cercueil ouvert, puis il part vers le sud-est, bien visible, très visible, le temps lumineux, il est lumineux, et il s’abat comme un fétu, et l’appareil commence de prendre comme une alumette qu’on a craqué, et puis c’est du silence, est-il mort sur le coup, on va vite à l’endroit où il est tombé, l’appareil n’a finalement pas flambé, sinon le moteur. Il a un visage à peine abîmé, c’est ce que lui rapporte Patrice, qui a pris une photographie, belle, un ange est tombé, un filet de sang à la tempe, un autre à la bouche, comme des coches d’amour, des égratignures d’une nuit où l’amante n’a pas été ordinaire et ce n’est pas le dos qui garde des empreintes mais le visage mordu par le plaisir ou redessiné par l’extase.

Quel rapport entre moi et cet enfant ? Régis l’enfant, plus enfant que l’enfant qu’il avait consenti à procréer dans le demi-sommeil qu’a évoqué Mirabelle, car cette sorte de boule d’amour qui a passé, manifestement, de ma fille à moi son indigne géniteur, ce n’est pas par mon gendre qu’elle s’est faite ni qu’elle a été projetée, ce ne fut qu’affaire entre nous, entre elle et moi, en a-t-il été jaloux ? l’a-t-il vu ? s’est-il senti déjà de trop ? a-t-il déjà regretté d’avoir quitté ses frères en religion et le champ du monde entier pour s’ébrouer en missionnaire tranquille et harmonieux. En deux mois, une existence réglée est devenu un feu d’artifice, accumulant les événements, les signes en bouquet. Et pour ce prix, moi le père qui demeure à quai, je suis peut-être racheté et dispensé, pour l’heure, d’un grand départ. Je ne puis plus être en train sans aller à une portière et regarder le ballast courir et devenir flou ; il est vrai que nos chemins de fer nationaux dispensent de cette tentation puisque les verrouillages sont fermes et aussi parce que de moins en moins demeure dans les voitures cet agencement qui faisait le suspense des fins de film des années 1930 à 1960, la bataille à mains nues pour que l’une d’elle cède sa poignée et que dégringole finalement dans le défilement fou du convoi un corps qui va baller, sauter et rebondir, mourir comme on tape de la viande sur un étal de boucher. De la chair quand l’âme ne sait pas monter la garde.

La prière m’enfonce dans ce dialogue avec Régis, la mort rapproche, permet toutes les interrogations et d’abord un certain tutoiement, qu’a-t-il vu mon aîné dans le jeu puisqu’il m’a précédé en éternité ? quelle rafle a-t-il opéré sur la table à tapis ? c’est lui mon interlocuteur. Au mieux, mes femmes, les trois, m’accueillent et me supportent, mais que leur importe ce que je peux dire, mes actes parlent pour moi, oui, je suis supporté, aimé même, mais je n’ai pas de poids, tout leur travail est précisément de faire que je ne sois pas, que je ne sois plus un poids, tandis que Régis est disponible, si léger qu’il ne peut plus me concevoir différent de lui, autre que lui-même, compagnons de jeu en légèreté avec pour seul poids celui de se posséder soi-même au point de se tuer.

Comment réagit en profondeur une personne âgée ? A –t-elle aussi les dérèglements du vertige, du jeu, de l’alcoolisme ? se raccroche-t-elle à sa vision du passé pour échapper à celle de la mort ? Mère-Grand m’avait dit appréhender plus la déchéance que le passage ailleurs, je ne sais pas bien ce à quoi elle croit, mais après que Patrice lui ait rapporté les événements de Barre-des-Cévennes et qu’elle m’ait appelé auprès d’elle pour un dernier point de ce que je dois ou de ce que j’ai détourné, elle m’a pris à part, je m’attendais à ce qu’elle m’intime de m’éloigner à nouveau et de ne plus toucher à Mirabelle, il m’avait semblé qu’en celle-ci elle ne se rassemblait qu’avec effort, un dernier espoir comme si toute sa vie aparemment si amène avait été au contraire extrêmement tendue. Se peut-il qu’elle ait tenu, elle aussi, à une postérité dans laquelle le hasard ou la providence avait tenu tant de place que tout soudain avait été effacé par un accident de gestation, par une erreur dans le scenarion. Elle était revenue sur l’ensemble de la journée, puis de la nuit de l’autre samedi, pour me dire qu’elle avait eu un rêve, la veille du mariage. Une brebis cherchait où mettre bas et errait dans des lieux déserts qu’elle n’identifiait pas, et voilà que la mort de Régis éclairait tout puisqu’il s’était laissé tomber sur le causse Méjean et que Mirabelle n’avait pu conclure. Elle me demanda ce que j’en pensais, ce qui m’a surpris. J’ai réalisé que pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un au monde prêtait attention à mon opinion. Depuis que j’ai dû faire la manche auprès de ma belle-mère, après avoir tapé tout ce qu’il était plausible de supposer fortuné et charitable à la fois, je m’étais fait une seconde identité, infâme mais dont à force je ne souffrais plus, quémander, puis jouer pour rembourser, refaire des trous et solliciter à nouveau en sorte que la voussure de ma silhouette et de toute mon existence était en fin de compte bien davantage une sorte de mendicité balbutiante et mondaine que le jeu lui-même qui a ses allures et qui ne tue pas forcément ceux qui s’y adonne, mais moi j’étais à courir le long du cercle vicieux et à chercher les entrées (ou les sorties) par mon écriture et mes déductions en forme de martingale. J’ai étonné Dom Louis en lui disant que je priais souvent pendant mes calculs de tête, il n’en a pas été étonné, la prière suppose un support, le chapelet par exemple, pourquoi pas le calcul mental ? C’est cette image d’une brebis épuisée, sans âge et cherchant une crèche qui va me suivre, les obsèques auront lieu à Paris, elles ont tardé car l’autopsie faisait se lever le doute d’une drogue qu’aurait pu absorber Régis. Tout s’obscurcit car Mère-Grand après avoir reçu son notaire semble en peine de tenir les dates qu’elle m’a fait dire. Or, je les lui ai données au plus juste, mais qu’importe l’honneur d’un homme perdu. Le personnage de Régis m’absorbe de plus en plus, lui aussi a vécu intensément cette perte de soi, quand Mirabelle se relevant lui a dit en souriant que très probablement il l’avait mise enceinte, il était d’un même mouvement, celui d’une femme enfournant le sexe d’un quasi-inconnu dans le sien, initié à ce que l’on convient d’appeler la vie ou la chose, et exclu de la vie religieuse quoi qu’il échafauda, culpabilité à jamais et fraude, ou bien retour sur ses vœux et ses plus chères projections. L’honneur, qui en est juge ? La rumeur ? ou soi seul. Je lui donnerai un synonyme, la consistance, ce dont toute ma vie je n’ai su faire preuve, et dont j’ai maintenant tant envie, me redresser. Même si je suis seul à jamais m’en apercevoir, durant ce qu’il me reste d’existence à vivre.

Mère-Grand soucieuse de mon interprétation de son rêve, ou au moins de m’en faire partager l’image principale, m’a considéré : elle attend quelque chose de moi. Je n’ai su quoi répondre, car elle ne veut pas se contenter d’un pressentiment dont aujourd’hui il y a l’évidente réponse qu’a été la fausse couche, mais ce pourrait être aussi cette quête ultime de Régis, brebis égaré. Pas seulement l’enfant mort de Mirabelle, ou bien encore et aussi ce dernier putativement cherchant couche et linceul. Fallait-il rétrospectivement tout appréhender de la suite quand l’orage décoiffa la tente et toute l’organisation du dîner de notre noce ?



Journal d’Adolphine de Mahrande


Il faudra codifier les livres de raison, au moins pour les familles qui ont coûtume que l’un des leurs tienne la plume. Que doit-on y consigner ? des éléments de généalogie, de climatologie ? un catéchisme pour les géénrations quand elles ne sont encore que jeunes et à qui l’on dore la pillule, à qui l’on ment sur le grand-père, la grand-mère ou un vieil oncle : de l’édification en lieu d’éducation. J’ai eu ma part du contraire et qu’on ne croit pas que ce ne soit le fait que de ces semaines-ci…

Je ne mettrai donc pas le château en vente, il ne m’appartient pas, même si dès avant notre mariage, j’ai mis à la disposition d’Octave (les classiques dettes fiscales et le la réfection des toitures) ce qui nous vient par ma chère mère des libéralités de Monseigneur le duc d’Orléans, avant qu’il ne tourne à l’usurpateur. On gagne beaucoup d’argent en gérant la fortune des autres, même et surtout si l’on est honnête et rend compte de sa propre rémunération ; je viens de l’écrire à Charles, en lui faisant part des dispositions que je prends, qu’il ne se croit cependant pas quitte. Régis m’avait plu par son aspect physique un peu étonnant, parfois très beau, parfois proche de l’anormal quand il laissait aller un regard que j’ai trouvé un peu fou, notamment pendant la messe. Trop contrainte de partout, et ne s’échappant que par le violon dans une relation enfin égale et apaisée avec sa mère. J’ai été heureuse de rencontrer celle-ci, même si nos arbres généalogiques ne se touchent pas, mais ils se valent. Charles doit reprendre le projet où l’a laissé – posthume – son gendre de quinze jours, et se lancer dans la finance éthique. Cela fera jaser et l’on criera en commission des opérations de bourse au montage d’une officine destinée à des blanchiements, surtout s’il garde la chalandise des pieux établissements que notre défroqué avait commencé de gagner. Avec feu mon mari, Charles a ceci de commun – c’est bien le seul trait – qu’il ne se soucie pas de l’argent : Octave en a plus donné dans sa vie qu’il n’en a reçu, émoluments et divers honoraires compris. Le peu qu’il me laissait en communauté a permis de financer Toujounine, et c’est moi qui en sous-main, sans qu’il s’en soit, je crois, douté, ai contribué à ce que Patrice n’ait pas à racheter trop onéreusement Reniac. Le montage d’une location désormais par l’association dont son père avait fait son héritier en partie, paye le reste.

Je ne me crois nullement providentielle, ni celle par qui tout arrive – ce mot de Charles, et son interrogation sur lui-même ; je ne crois pas non plus à des plans divins dès ici-bas, nous avons à nous remuer nous-mêmes. J’eusse apprécié d’être davantage rencontrée par les circonstances. Abriter quelques soi-disant maquisards dans la forêt des Mahrande ne m’a pas fait risquer grand-chose et la photographie du Maréchal ou les séjours ici de Brasillach ont été, à la Libération, un risque rétrispectif bien plus grand. Je n’ai pas même à mon mari, dit qui j’avais herbergé sous prétexte que c’était un aumônier ayant à sillonner la région pour de bonnes œuvres ; il en avait été étonnée car la calotte n’est pas le genre d’une petite fille de huguenots et de camisars, côté femme et côté homme. C’était P… qui depuis a été ministre et surtout a taillé des croupières à tous ceux qui voulait faire de Jean Moulin un infiltré et donc du Général une dupe des communistes. C’est sans doute cela qui m’a valu de celui-ci la magnifique et unique photographie que j’ai non loin de cette table à écrire – époque Mazarin – sur laquelle je me penche une dernière fois, puisqu’elle appartient désormais, à l’occasion de son mariage, à ma petite-fille. En tout cas, Bernard Tricot avait tenu d’Etienne Burin des Roziers la reconnaissance que de Gaulle avait contractée envers moi, sans jamais me l’avoir écrit, pour avoir abrité P… et sans doute aussi beaucoup d’archives car la chambre qui était la sienne et que j’occupe à présent, la seule d’où puisse du balcon plonger dans la douve et s’abriter sous le surplomb, était encombrée de cantines, bien trop nombreuses et lourdes pour un porteur des derniers sacrements.

Oui, le livre ou le cahier de raison. Je n’ai dû côté des Mahrande qu’une répondante, mais lointaine. Une cantinière, mais oui, et Lévi de surcroît ; je n’ai jamais pu retrouver quelque portrait ou médaillon d’elle. Elle s’est fait remarquer par le colonel de son régiment, garnison Carcassonne, autres terres de famille, celle du Minervois dont on a bu l’autre samedi, et il l’a épousé. Les circonstances sont écrites dans ce livre, deux pages qui valent la peine. L’officier a conscience d’une mésalliance, mais précisément il s’en f… sa mère tient la plume, elle l’eût voulu conquérant aux colonies, il la déçoit parce qu’à Carcassonne que fait-il ? il apprend l’allemand et peut ainsi solliciter d’être envoyé à Berlin, on est à l’aube de l’ère bismarckienne, et s’il y a quelque chose à publier qui est au secret de cette demeure, c’est bien la copie des notes et dépêches qu’il adressa par porteur à l’Empereur personnellement. On se retrouve toujours, le gant que j’ai égaré et les papiers, l’ombre de ce souverain chanceux puis triste évoque pour moi, très contemporain, ce gendre que Dieu m’a donné et qui ne finit pas de me causer souci, et pourtant de m’attirer parce que sans doute il fleure l’aventure, que je crois il a sentimentalement très peu couru – Amélie lui a donné la leçon -, mais qu’il était taillé pour entreprendre et dont, inconsciemment, il s’est consolé dans le jeu.  Il est vrai que si le joueur est passionnant à observer, je crois – j’en veux le cœur net et Charles m’a promis de m’emmener au casino de Divonnes pour d’ici à là faire une route romane et notamment nous arrêter à Autun et au musée saint Lazare que je veux lui montrer – il me semble que le rôle, quand il est joué au féminin, doit fasciner plus encore. La joueuse doit penser qu’elle a l’ultime ressource de se donner en gage et de se prostituer pour l’âcre plaisir de pouvoir retourner, dès la passe administrée, à la table de sa passion. Tandis que l’homme, c’est plus simple, il a le revolver au petit matin. Quel dérangement s’est produit dans l’esprit d’une femme pour qu’elle aime les jetons ? L’amour inavoué d’autres femmes ? Tandis que l’homme, on peut toujours lui supposer, une ultime raison, celle de couvrir, au-dessus de ses moyens connus, la femme aimée de bijoux et de voyages, de matérielles prévenances. Octave n’avait l’aventure qu’hôtels retenus, et il ne pouvait en cacher les préparatifs – de ces voyages qu’il prétendait improvisés – qu’en m’honorant, son mot pour dire plus noblement, me prendre ou me f… Charles et les femmes… son autre sosie, puisqu’il y a déjà Régis et le pari qu’on fait de sa propre vie et que celui-ci fit trois fois, d’abord en entrant en religion, puis en défroquant, et enfin en se tuant, le seul risque qu’il ne voulut pas prendre a été pour sauver sa femme, il devait donc (tout de même) l’aimer ou tout fut-il d’honneur, et devait-il se tuer si la cause de son départ de la Compagnie avait disparu … l’autre sosie de Charles, c’est bien Patrice, Patrrice et les femmes au lieu du jeu. Le voici potentiellement à pouvoir conquérir Mirabelle, tellement sa cadette mais si proche de lui à certains égards, des égards familiaux, et reconquérir Violaine, dont il m’a semblé que celle-ci s’y était attendu dans notre fameuse nuit.

Quoiqu’il en soit, la cantinière israëlite d’origine épata le tout-Berlin de 1860 qui n’était pas alors antisémite et crut qu’on l’était moins encore à Paris. Dans le beau quartier de Charlottenbourg, elle promena sa nombreuse progéniture, escortée de l’aide-de-camp dit notre livre, tandis que son mari, attaché militaire en titre et comme tel accrédité directement auprès du roi de Prusse, puisque dans les vieilles monarchies, le souverain commande en chef ses troupes, tâchait de prévoir que la France l’emporterait sur les Allemands si ceux-ci faisaient défection notamment au sud de la confédération, en cas de guerre d’agression. C’est cela que donne la première page, la seconde que j’ai sous les yeux fut arrachée en original, et n’a été que recopiée à la date où l’on s’y est pris, pourquoi ? Je l’ai sous les yeux pour la première fois, car je n’ai jamais lu d’affilée ce volume assez intercalaire entre deux gros volumes nous amenant à Louis XV et le dernier interrompu, j’en suis heureuse, à la Grande Guerre, c’est-à-dire pour nous, pièces rapportées ou valeurs ajoutées dont la coûtume veut qu’en entrant chez les Mahrande on note l’essentiel de sa lignée dans le livre de raison qui ainsi scelle par la chronique, votre adoption. Je n’ai rien à raconter sur mes parents ni sur Crépy-en-Valois, sinon qu’ils y ont connu Georges Guynemer et ses as, et que moi peut-être j’ai aimé à mes cinq ou six ans, un des officiers qui disparut ensuite, mais dont j’ai gardé une photographie, exprès cachetée par ma mère à mon intention. La dame née Lévi avait le don des langues, et en fait aida son mari au point qu’on doutait en la faveur d’elle que l’affectation ait vraiment été celle du colonel de hussards : était-elle d’origine alsacienne, la chronique dit qu’elle parlait couramment la langue des philosophes et des nationalistes, qu’elle en savait par cœur des passages et n’hésitait pas à définir certaines de nos contrées, que d’ailleurs je connais pas, comme archi-françaises de cœur mais ayant pris le meilleur de leur culture aux Allemands. Bien entendu, la chose était assez ambiguë pour la faire recevoir et entendre à peu près debout, elle était forcément accompagnée de l’attaché militaire et une coupure de presse, rendant compte en caractères gothiques, collée au verso de la copie de page, avec sa traduction manuscrite au crayon, rapporte qu’au bal de 1869, l’épouse du militaire français avait ébloui jusqu’à Guillaume, pourtant d’un naturel refroidissant si j’en crois mes études secondaires. Rachel de Mahrande de nos jours eût été décorée, ou bien fusillée.

Mirabelle, voilà le mystère que ne consignera pas – non plus - ce livre de raison. Pourquoi me ressemble-t-elle tant, ainsi qu’à sa mère ? Il semble que ce soit de sa part une véritable obstination dans le mimétisme de ce que nous avons de plus voyant, mais aussi – ce qui est mieux – de plus intime. Elle ne serait pas de notre sang, ce qui arrangerait les projets éventuels de Patrice, qu’elle ne se conduirait pas autrement, le chien abandonné qui retrouve quelque maison et surtout un maître, a un attachement redoublé, et une jouissance heuresue de tous les instants, de toutes les circonstances. A mes pieds, sous le cadeau de Mazarin, le-chien… j’aime à penser que cette table-bureau, assez hors des canons de l’époque, est au contraire bien davantage d’origine et fut commandée tout exprès par le donateur sachant les habitudes de son protégé et homme d’affaires. Autre ascendant familial pour la finance éthique ? Je n’aurais donc à porter, pour cette génération, que la mort subite de mon gendre, un accident ? ou bien vais-je laisser du blanc, quoique – à vrai dire – il n’y a pas de suite, et j’abuse certainement de ce vieux papier en y mettant des états d’âme qui ne sont pas de coûtume, et qui me seront sans doute reprochés. Je change donc de cahier et en prend un moins vénérable, quoiqu’il tienne les esquisses de mes dispositions testamentaires.

Je voudrais pouvoir écrire en m’endormant, en fermant les yeux, en rentrant dans le passé de ma vie et en le retournant en sorte que les conclusions soient tous les prémices-mêmes. Qu’ai-je compris de la vie ? je vois celle des autres, je n’envie personne et je ne m’aime pas. Sans doute, ai-je été belle, mais toute femme qui le veut l’est, on peut arranger son sourire en fortifiant, en libérant son âme. A la mienne, il a manqué d’autres maternités et d’Augustine me suis-je vraiment occupé ? Encore maintenant, notre correspondance est sans tendresse ni malice, elle est opérationnelle, l’œuvre de ma fille et ce que l’on peut directement avec l’argent d’ici et le dévouement de quelques Mauritaniennes soutenues par trois Européennes là-bas, en font toute la matière. Mais le cœur d’Augustine, majestueusement ma fille quand elle était enfant, qu’on l’avait apprêtée pour moi, qu’on lui avait fait apprendre un poème pour qu’il me soit récitée à ma fête, un autre à mon anniversaire, un troisième sans raison pour le cas où j’eusse à fêter, dans le secret, et hors date, un événement aimé ou douloureux, ce qui souvent va de même. La douleur passée, que l’on se remémore a la douceur âcre de ce qu’éprouve sans doute un bon combattant qui doit se rendre, on s’en remet… je veux écrire, que l’on s’abandonne mais aussi que l’on guérit.

C’est Mirabelle qui vient de m’aider. J’aurais pu la connaître Anna de Noailles, qui vécut autant à Paris que pas loin d’ici. A mon adolescence, bien avant que j’aille avec Père en Espagne, et m’évade comme je l’ai raconté, non sans délices, à Patrice dans notre nuit blanche, elle m’avait offert, dédicacés, son Cœur innombrable et surtout l’Honneur de souffrir. Mais je ne les avaias pas même coupé, je vivais trop vite. Mirabelle y a trouvé ce qu’elle veut inscrire sur la tombe de son mari, elle m’a montré le texte et à côté, tout de suite, j’ai lu cela, qui dit mieux ce que je ressens en ce moment, vieille mais pas accomplie…

Avoir tout accueilli et cesser de connaître !
J’avais le poids du temps, la chaleur de l’été,
Quoi donc ? Je fus la vie, et je vais cesser d’être
Pendant toute l’éternité !
J’ai voulu vivre, afin d’épuiser mon courage,
Afin d’avoir pitié, afin d’aimer toujours,
Afin de secourir les humains d’âge en âge,
Puisque l’ambition n’est plus qu’un long amour…[1]

Le Père Ballande était resté le lendemain du mariage, je lui avais visité nos aîtres et nos lieux, comme on a dit longtemps, il n’a pas pu ne pas remarquer que la chapelle, quoique visitée annuellement par le plus gradé des clercs du département, tourne au placard à balais. Il m’a fait ensuite annoncé qu’il m’adressait de quoi en refaire la décoration et il a assorti la chose d’un curieux récit où je ne comprends pas s’il s’agit de lui ou d’un homonyme qui aurait peint à fresque, le héros du conte est mort d’amour dirait-on aux enfants, du S.I.D.A. en précurseur de ce que l’on ne savait pas nommer alors. Des souffrances qui n’avaient pas de nom pour des plaisirs qu’on ne sait si on ne les a expérimentés, ce qui par force de ne sera jamais mon cas. Les peintures sur bois de Gilbert n’ont pas mis huit jours à m’arriver comme s’il avait fallu qu’elles précédassent de leur ardeur l’annonce de la mort du fils spirituel, et il m’a semblé que Gilbert, le Jésuite, voulait me faire comprendre une filiation ou un lien certain de fraternité entre le second Gilbert et Régis. On a posé les huit panneaux contre les murs, dans la grande pièce qui ne sert à rien, qui donne à droite en entrant dans le vestibule, sauf quand un orage désorganise un banquet de noces, il est évident que la chapelle est trop petite sauf à l’agrandir pour les accueillir toutes, comme on peut les diviser en deux thèmes l’Ancien et le Nouveau Testament avec leurs anges de prédilection, Gabriel seul figurant dans les deux récits, je me demande si je ne vais pas proposer la première des deux séries à ma fille, les musulmans ne peuvent que comprendre et elle les regardera plus souvent que je n’irai voir les miens. Puis le Jésuite est venu – à sa demande – repasser quelques jours, il n’est parti qu’hier, célébrer les obsèques de son fils spirituel l’a terrassé, il a les mains tremblantes, ne va pas bien, sommeille beaucoup, se recroqueville comme s’il allait redevenir tout véritablement un enfant, et commence de dérailler. Il estime providentielle la présence auprès de lui de Madame l’hôtesse avec laquelle il a entrepris de me confondre. Charles qui essaie de persuader sa fille qu’ils doivent aller ensemble visiter sa mère en Mauritanie, cherche en vain à persuader le religieux de qui je suis. L’autre redouble de révérence, attestant par son amnésie combien dût être pure et belle sa liaison de prêtre avec la veuve qui pour lui n’a jamais vieilli. Il m’a tiré de son portefeuille des photographies de lui en chandail, jouant avec Régis dans un pré. A combien de nous donc manque-t-il un fils ?

Tout cela sonne l’air du départ, je me sens pourtant bien de partout, j’ai envie de marcher chaque jour jusqu’aux lisières de nos bois à la rencontre des daims, et de laisser mes mains, en arrière de la vieille barque, sur la douve tremper dans l’eau jusqu’à tenter les carpes. On me dit que ce n’est pas à faire.

Plus que d’autres enfants que ma seule fille unique et ma chère petite-fille, c’est d’un père que j’ai manqué, il me semble avoir toute ma vie tâtonné pour quelque tendresse masculine qui fut pure, virile, anoblissante. La moustache blanche de mon père, très tôt, n’était pas ce qui m’intimida ; je ne suis pas bavarde de nature, c’est son mutisme qui m’a glacée pour toujours devant lui, quand revenant du Japon par le Transsibérien – il y avait participé au congrès des directeurs du service des horaires dans les grandes compagnies ferroviaires d’alors -, je n’avais pas quinze ans, il ne sut répondre à ma mère qui attendait quelque récit, que par cette phrase, dites d’un air distrait tandis qu’il dépliait sa serviette et humait le bouchon de la bouteille de vin : c’était… oui, c’était bien intéressant et je vous ai adressé des cartes postales qui, bien entendu, arriveront bien après moi. Il me peina alors d’abord pour ma mère, puis pour moi car il revenait les mains vides. Puis à la veille de mon mariage, comme je pensais devancer par cela les vingt-et-un ans d’âge m’émancipant censément de lui, et qu’il allait m’offrir une chevalière comme à mon frère, il récidiva : je n’aurais pas de chevalière, ce n’était pas la coûtume familiale pour les filles, je le regardais et ne lui ai pour ainsi dire plus jamais adressé la parole, me contentant de répondre à ses salutations. Je ne veux pas consigner ici que c’était le fait d’un homme dur. Je ne manquais de rien, grâce à lui, sinon de quelques marques tangibles de son affection ; je savais celle-ci, mais elle était aussi invisible que le Père céleste pour le commun de ses créatures. Etait-il ainsi avec ma mère ? Lui en voulait-il, mais de quoi ?  de Guynemer et des siens, mors au champ d’honneur, tandis que lui conduisait le train du général en chef sous Verdun (Pétain). Pas commode ni le cheminot – et il fallu le séjour ici de Gilbert Ballande pour m’assurer que de père en fils, même tombant un peu de vieillesse, les cheminots et anciens cheminots savent rire et surtout faire rire – ni le militaire, trois petits déjeuners pris ensemble consécutivement sans qu’ils se soient adressés en rien la parole, sinon mon père arrivant : mes respects, mon… et l’autre : asseyez-vous, faisons vite. Reste que l’iun et l’autre ont eu le don rare d’inspirer confiance. Mais notre génération aime les choses confuses et les rendent encore plus floues, s’il est possible, ainsi de ces déclarations présidentielles au-début du règne de l’actuel à propos de la responsabilité de la France pour ce que laissa se perpétrer Vichy. De Gaulle et Mitterrand étaient au moins d’accord sur cela, la République n’était pas là, et la France était ou dans des cœurs qui n’acceptèrent rien, et sans doute le Maréchal en fut-il, ou ailleurs, à Londres et sur les champs de la bataille continuée. Il faut descendre du « bon docteur Queuille » dont on a recueilli l’héritage électoral pour asséner aux Français le contraire qui n’avait pas trop de la grandeur d’une fiction légendaire pour ravaler un passé qui aurait pu ne pas être. Curieusement, les gaullistes assez prompts mais sans trop se nommer, sauf quelques jeunes épigones dont je crois fut Patrice, pour instruire un procès en fidélité à Georges Pompidou, ne dénoncent toujours pas Jacques Chirac, il est vrai que cet homme-là est – très habilement quand on conserve la figure d’un jeune gaillard grand, généreux, impulsif et assez naïf – celui de l’avant-dernière minute ou de juste l’instant ; les éphémérides irakiens le démontrent. Mais y a-t-il des gaullistes en dehors des monarchistes, des pétainistes, et de … je ne sais au juste, mais combien nous nous gaspillons nous-mêmes ! Patrice s’il n’était si triste de notre pays, serait impossible à faire taire dans ses démonstrations de la facilité avec laquelle on peut envoûter les Français et les faire aller jusqu’au sacrifice de leur portefeuille, à condition qu’il y ait un Etat et de la légende. Un château et un livre de raison, qui dirait tout, pas un gîte d’étapes ni un domaine pour appellation au rabais et qu’on clôture pour le faire plus grand…

Est-ce que j’aime Mahrande ? Je ne m’y suis jamais complètement sentie chez moi, mon mari ne savait pas le faire visiter et n’en usait que de deux pièces, sa chambre et son bureau. Il était vieux garçon dans l’âme, et n’eût-il été médecin, je crois qu’il n’aurait pas vraiment su s’y prendre la fois il le fallut. Les générations précédentes n’organisaient pas du tout pour de futurs fantasmes l’initiation des garçons. Encore aujourd’hui, je me demande si – à l’instar de mon père – Octave avait besoin de moi, de moi en tant que femme, et de moi en tant que telle, telle je suis et étais Adolphine, sans doute bien mieux à l’époque que maintenant, naturellement. Seule, les jours sans…, je n’attendais pas Octave mais réservais à l’avance tout ce que je conjecturais de faire avec lui. Nous nous ressemblions en cela et quand venait le signal que nous partirions sous peu en voyage, c’était à son retour de Paris, une fougue inhabituelle et des prises et étreintes insensées qu’on devine plutôt qu’on ne voit dans les tableaux les plus propices qu’ait peints Rubens, alors j’étais autre, et le château me plaisait parce que je le verrai enfin du dehors ou par la pensée, que d’ailleurs une décade seulement d’absence loin de la Brenne rendait nostalgique. Les choses avaient leurs variantes, aller dîner à Argenton-sur-Creuse, on s’y croirait encore aujourd’hui dans un tout autre siècle, rien n’y manque : des maisons tombant directement sur l’eau, du pont à arches, des placettes où tourner les Misérables, des becs de gaz demeurés d’époque moyennant une adaptation qui ne choque pas, on en revenait par une des forêts les plus épaisses qu’il y ait en France hormis celles du Jura vers Levier où les sapins pointent souvent à cinquante mètres d’altitude, et parfois pour me faire peur, Octave simulait une panne et reprenait un acompte sur notre lit, en abattant tant bien que mal nos sièges avant. Alors j’aimais Mahrande et les Mahrande. Je me doutais bien que ces accès étaient aussi des demandes d’absolution ou au moins d’indulgence. A-t-il eu des maîtresses à Paris et voulait-il doubler chaque service et oublier en moi ce qu’il avait pris ailleurs, ou comparait-il ? Il est possible que véritable saint laïque et agnostique comme le sont les médecins laissant voisiner sous leur crâne une foi de charbonnier et un scepticisme d’expérimentateur, il n’ait entretenu personne à Paris ni dans la région, entretenir n’étant pas le bon mot, puisqu’il ne dépensait rien, et cela je le sais. Seulement à courir dans sa tête, et peut-être ce qui est flatteur, à se demander comment m’honorer d’amour, lui un homme sans grande prestane physique, avec un sourire lui fendant le visage et des rougeurs soudaines quand il était embarrassé ou quand quelque naturel caché lui revenait et le faisait, soudain, même devant moi seule, être complètement intimidé, sans voix. .

J’ai trouvé, en vidant les tiroirs du bureau Mazarin, une étrange serviette que je ne lui avais jamais vue, elle ne contenait que quatre cahiers et semblait avoir été confectionnée à leurs mesures. Je n’ai pas cru être indiscrète car aucune mention ne dissuadait un lecteur, qui en l’occurrence ne pouvait être, dans la pensée d’Octave que moi ou sa fille. Je les lirai, et les oublierai, selon… et les destine à Mirabelle. Comment lire un écrit intime qui ne vous est pas destiné ? Patrice m’a raconté, entre autres, que dans la période la plus compliquée à gérer de sa vie, il avait non seulement des défaillances cardiaques au téléphone quand il se trompait de prénom ou voyait s’ourdir un complot réunissant toutes ses maîtresses dans le même avion, au même date, pour à destination le confondre et le sommer de choisir, mais aussi la hantise d’être lu par indiscrétion et que, faisant autant que possible, mais toujours à la va-vite faute d’intervalles assez longs entre deux visiteuses, un vide approximatif, il oubliait toujours quelque chose, qui au contraire était en particulière évidence à l’arrivée de la rivale de celle qu’il venait de mettre à l’avion, quand ce n’était pas la femme de ménage – vicieuse – qui pendait du petit linge à sécher, sur fond de Mont Parnèse, dans les hauteurs d’Athènes, site de son appartement en Grèce où il avait vu à la fois sur le Lycabète et sur le Parthénon, plus loin et à angle droit, soutien-gorge ou culottes qui ne pouvaient appartenir à l’arrivante. Ou encore se trompait-il dans ce registre en ressortant des vêtements laissés comme si on était seule à le venir voir, mais qui n’étaient pas ceux-là. Un texte en quatre cahiers, à qui Octave l’avait-il destiné ?

J’ai pensé finalement n’avoir pas à le lire. J’ai supposé que mon mari avait besoin d’un certain recul quand il était au château et que nous vivions ensemble, certes chacun à notre rythme mais avec des heures de retrouvailles, précises, rituelles, festives : pourquoi ne pas l’écrire et en attester ? et d’une certaine compagnie, fût-elle virtuelle, quand il était seul à Paris, en faux célibataire entre ses consultations, les trains et l’écriture des articles et de ses cours, car d’une main qui ne se lassait pas, il avait la plume alerte et régulière et n’était entré dans la religion informatique que sur ordre et pour gérer des prescriptions, des dossiers, des rendez-vous sans jamais vraiment rédiger par lui-même. Augustine prétend que je devrais m’y mettre, moi qui sait à peine cuisiner pour deux et, moins encore qu’on ne me le dit, toucher un piano. Nous communiquerions, dit-elle, si facilement, en temps réel. Mais y a-t-il un temps irréel, et sais-je écrire ? Les réponses vont d’elles-mêmes, négatives. Il n’est plus de mon âge d’aller la voir là-bas, elle reviendra donc, j’en suis certaine, il y a à faire ici et il y a à veiller à ce que Mirabelle se remarie et de préférence avec un homme plus âgé qu’elle, lui apprenant à rire, éventuellement à être châtelaine, mais surtout à avoir des fils. On aime le posthumat dans la famille, eh bien ! si cela ne survient qu’après moi qu’importe. Il est temps de préparer le voyage. J’aimerais mourir détendue, sachant que c’est venu, et ne redoutant rien que de n’être pas à la hauteur, ma beauté on saura la refaire. Il y a des gens qui assurent que la peau du visage se tendant à nouveau, mourir nous rajeunit, quelle joie ! quoique j’ai toujours professé que chaque matin nous trouve plus vieux que la veille mais qu’à midi ou le soir, si l’on est encore aimé ou de nouveau, on peut être nettement plus jeune que bien des lendemains de nuits ou trop solitaires ou trop occupées parce qu’adolescent on ne sait ni ne compte. Je ne suis pourtant pas pédagogue, sauf vis-à-vis de moi-même, et j’ai l’intuition que le journal d’Octave est de ce tonneau, il a dû s’y donner la leçon. Or, avec soi-même, la chose ne peut qu’être particulière et nous sommes, au juste, bien moins indulgent que la moyenne de nos ennemis qui ne projettent sur nous que leurs propres peurs ou défauts et oublient les nôtres. A notre instant de mourir, sauf sur un champ de bataille ou en voiture, la société d’aujourd’hui nous propose du personnel soignant et des heures de visite, de la médication pour n’avoir ni trop peur ni trop mal ; je voudrais que mon départ soit joyeux, que ce soit une sorte de remontée d’une sève initiale qui me fasse sourire à la dernière expulsion de l’air du bon Dieu qu’on respire-aspire ici-bas.

Je constate la patience de… le-chien, il a dû avoir dans sa vie précédente à surveiller quelque vieux savant – peut-être à le mener au lit –  comme était mon mari, dans les quelques mois qui séparèrent son option pour la retraite (en elle-même bien plus tardive que dans la moyenne de la fonction publique hospitalière, ce qui edst aisé quand on accepte, quand on sollicite d’être bénévole) de sa mort, qui fut douce. En tout cas, le-chien me contemple écrivant, comme si c’était à lui que je m’adresse dans ce journal. A qui donc a-t-il survécu ? Charles et Patrice se sont chacun étonnés que cet animal et moi puissions coexister, depuis déjà six semaines, ils oublient Sacha, frère de jeux d’Augustine et que celle-ci lui dût la vie. Le-chien et moi nous ne nous devons rien, sinon que nous échangeons nos compagnies et qu’il y a - toujours - pas seulement des restes, mais bien du bourguignon, chez les Mahrande. Je lis cependant dans son attitude qu’il a un vœu à formuler, de la promenade. Je n’ai jamais été sportive, au mieux assez bonne nageuse et bonne skieuse selon les normes de ma génération, aussi chaque mise en marche à pied, est-elle une surprise, je m’enhardis pas tant à pousser dans nos bois et à en vérifier l’entretien, qu’à faire la pause pour regarder une fougère, ou le contre-jour d’une branche de chêne, et je vois ce que je n’aurais jamais aperçu du balcon de mes audiences. Couper une branche suivant qu’on veut blesser ou au contraire émonder a un retentissement manifeste, les plantes comprennent, remercient, se redressent, périclitent, nous attendent. Ainsi, ces fleurs bleues qui ne s’ouvrent que pendant la matinée, du lin sauvage ? ou ces repousses de glycines en plein mois d’Août après une floraison printanière. Le bonheur parfait qu’une rose à l’ancienne, mauve mais si délicatement que c’en est presque une couleur sans nom, veuille bien s’être ouverte à ma venue ; de ma paume ouverte, je l’ai effleurée, c’est le cas de l’écrire et j’ai fait ce souhait – un peu bête, j’en conviens – qu’elle efface, que ce soit elle qui efface à ma mort toutes les lignes que dans ma main je n’aurais pas su lire ou écrire. Une rose, qui n’est pas de serre, sa mort, c’est quand, depuis le moment où j’ai repris ce journal ? 

Journal d’Augustine Villemaure de Mahrande




Je ne parviens pas plus à pleurer maintenant qu’il y a vingt ans quand Charles m’annonça qui il avait mise enceinte et quand…

Ce n’est toujours pas du passé, je n’ai pas été préférée à temps, ce que je donnais ne suffisait pas à conjurer le sort. Je ne crois pourtant pas qu’elle aiat été auparavant sa mâitresse ni ensuite, elle est morte si vite, elle m’a donné ma fille, avec des larmes, puis s’est enfuie à jamais. S’est-elle mariée, on me l’a dit, et qu’elle ait même eu un fils, c’est ce que j’ai cru comprendre, mais les circonstances de sa mort, sa date-même ? rien, je ne sais rien. Il me semble que depuis la mort de Régis, elle veille celui-ci avec moi, et dans l’oratoire, à plinthes bleu-Prophète, je ne suis plus seul. Il y a naturellement Slooghie et son fils Zozo, et Ousmane souvent est dans l’encadrement de la porte, il ne comprend pas que dans la prière je ne me mouvemente pas en prosternations et en re dressements debout, il ne comprend pas davantage que j’ai besoin de lire et que je ne sache pas tout par cœur, mais le chapelet, il voit et saisit. Il refuse d’apprendre à lire, car s’il lit, ce doit d’abord être le Saint Coran, donc de l’arabe, que je suis bien incapable de lui enseigner puisque j’ai peine à me faire comprendre rien qu’en quelques mots fréquents du hassanya.

Les temps sont ici troubles, l’Aftout est en famine, le régime n’a pas prévu que la sécheresse finirait par se généraliser et que les récoltes, en tout état de cause faméliques, de parviendraient pas à se compenser l’une l’autre, à supposer qu’il y ait les transports. Le colonel qui s’est proclamé président depuis près de vingt ans, maintenant, déteste les mouvements de camions, il y voit quelque arrivée de mutins, sauf si le mouvement vient du nord, dont il est origine, et la route étant unique est facile d’Atar à Nouakchott, à couper, à surveiller. Les élections se préparent, qu’on n’imagine pas qu’elles soient sincères, comme lors des premières qui furent organisées pour faire oublier les pogroms anti-noirs de 1989 et 1991 – il a même fait tuer un tiers de son armée par les deux autres – et il donna tout simplement, il fallait y penser, l’ordre d’assasssiner son compétiteur plus heureux que lui au premier tour et de proclamer dès que la tendance contre lui s’avèra certaine, les résultats locaux non selon les dépouillements mais selon ce qu’en dirait la radio d’Etat. Cela a marché jusqu’à présent, c’est l’homme du renseignement et le régime est stable parce qu’il est dissimulé sauf pour les commissionnements. Je suis certaine que la récente tentative de quelques militaires, jeunes et formés à l’étranger, lui a trop servi dans la perspective prochaine des élections présidentielles, de sa ré-élection présidentielle, a été organisée, en tout cas bien accueillie par lui ; les Israëliens, transportés par des Américains, à ce qui est dit à l’Ambassade, l’ont sauvé d’une situation qui cependant tournait mal pendant deux jours. Depuis, tout est calme, on relâche les imams et oulémas emprisonnés depuis le printemps sous prétexte qu’ils ne pouvaient plus supporter les paillardises du ministre de leur tutelle. Au vrai, l’ancien aide-de-camp du père fondateur de ce pays redoute surtout un autre verdict, bien plus circonstancié : la parution des mémoires, très attendus, de celui-ci. Le titre en a déjà circulé, mémoire - au singulier – d’hier pour demain, or son jeune frère qui fut aussi son ministre, se présente comme à la première consultation en 1992. C’est le parti des honnêtes gens et aussi des serviteurs. Je l’ai reçu ici, il évoque surtout cet avilissement du peuple qui ne croit plus à son propre pouvoir, il est resté assis dans l’oratoire à suivre ma prière et à partager ma lecture, puis nous avons croisé des citations de chacun de nos écrits sacrés. Ce n’est pas le premier dialogue de ce genre ici. Gardet, Massignon sont dans ma bibliothèque et si j’avais à écrire, je commencerai par dénoncer le racisme de Psichari dans Les voix qui crient dans le désert : ces Maures qui ne se lavent pas, mais je dirai aussi que c’est à lui que je dois, spirituellement d’être ici : Il faut donc que je continue encore ma route solitaire. N’est-ce point une grâce spéciale que je reçois, que cette solitude obstinée, qui me laisse face avec l’éternité ? Oh ! profitons jalousement des heures de recueillement qui nous sont comptées. Utilisons en avares ces purs instants de liberté, puisque c’est dans la seule liberté que l’on sait devenir esclaves.  [2] Retournement que, d’ailleurs, les contempteurs faciles de la condition ici des harratines pourraient méditer. Sur place.

Solitude de n’avoir pas eu directement Mirabelle, quoique je l’ai attendue selon la promesse d’Amélie, solitude de l’avoir quittée si tôt, j’en ai été punie, puisque la visite annuelle de Charles ne compense pas l’absence de ma fille, double absence, celle de ne l’avoir portée moi-meme, celle de sa propre ignorance… faudra-t-il un jour le lui dire ? si je viens à mourir, et à ce moment-là seulement ? mais l’intention m’avait été soufflée, dans la prière ou autrement, je ne sais, de m’en ouvrir à Régis, et Mirabelle me répond ainsi qui a eu l’idée de son inscription funéraire, selon ce que m’en écrit Mère-Grand.

Tu ressembles à la musique
Par la détresse du regard,
Par l’égarement nostalgique
De ton sourire humble et hagard ;
-         Tu n’es qu’un enfant qui défaille,
Mais, par les rêves de mon cœur,
Tu ressembles à la bataille…[3]

Ce fut bien cela quand il prit son violon, ou l’avait-il dissimulé, ou est-ce le fait qu’on ait dû se translater dans la maison où l’instrument était resté, anonyme mais à sa portée ? la horde d’or, la vraie bataille, celle qui prend les rêves à revers. Du moins, ma fille a-t-elle redécouvert son jeune mari ainsi, et me l’a téléphoné au lendemain de tout, c’est-à-dire de leur seconde nuit. Pas deux mois de rencontre mutuelle, leur véritable enfant ne fut pas in utero, mais bien ce projet-même de mariage qui les révolutionnait l’un et l’autre, et cela, ils ne l’on pas compris, ni l’un ni l’autre, encore moins ensemble.



Qui suis-je pour donner des leçons de mariage ? Ai-je raté le mien, puisque je n’ai pas su protéger mon mari de lui-même, au contraire de ma mère qui avait tout aménagé pour son grand homme qu’elle savait manœuvrer par ses petits côtés, c’est-à-dire en le défrayant de l’ordinaire et en l’exonérant de presque tout souci. Sais-je même dialoguer avec ma fille, avec ma mère. Quand Charles arrive ici avec les collectes ou les détournements, comment puis-je jamais en être sûre, tout est paisible, nous parlons en étrangers l’un à l’autre, mais pleins de respect et de tendresse. Je sais qu’à mon ermitage il goûte le vrai repos d’une halte que ses désordres ou ses efforts ont rendu très nécessaire. Nous raccrochons avec les mots de l’année précédente comme s’il n’avait été absent que quelques heures et dans cette étrangeté à laquelle, sans nous l’avouer, nous tenons l’un et l’autre, je crois que je l’aime comme jamais je ne l’aurais aimé s’il avait été exempt de toutes les tares et inconsciences dont, si vite, je l’ai trouvé prisonnier. Il aime mettre le costume du pays, sorte d’immense chasuble recouvrant une façon de chemise qui tombe sur un seroual que je lui ai trouvé traditionnel, dont la ceinture a un cloutement pour fermoir, et qui par la surabondance de l’étoffe qu’elle place enntre les cuisses, permet de ne pas trop souffrir à la monte du chameau. Et il reste là deux courtes semaines à me regarder prier, lire, recevoir. Quand je suis à l’hôpital ou au dispensaire, il se plonge dans mes comptes qu’il sait tenir, parce que ce ne sont pas siens, sauf les ressources qu’il apporte et qu’il me laisse, à son départ comptabiliser. Les chiens sont heureux de cette présence masculine et ne le quitte pas, il leur apporte d’ailleurs de France des friandises ou des accessoires, gamelles anti-dérapantes et autres, dont on n’a pas idée ni les moyens, bien sûr, ici. Oui, me faire faire un enfant s’il en était encore temps, et ce temps serait d’un miracle, et je me donnerai ainsi lui comme à un médecin pour qu’il me donne ce qu’il n’avait pas pensé à m’offrir, en pleine nujit de nos noces. Il me parle peu de lui-même et raconte uniquement Ma-Ata, les daims, les carpes, ma mère et ma fille, comme si c’étaient des biens dont il voulait m’assurer qu’ils sont tous en sûreté puisqu’il y veille. Comment peut-il ne pas rapprocher cet examen de possession avec son jeu de mains au casino, quand il dilapide plusieurs années d’émoluments en deux tours de roulette, ou en un trajet de ce jeu auquel je ne comprends rien et qui s’appelle le chemin de fer. Le calcul des dérivés ou la boule, pas plus grosse qu’une cerise débaroule et hésite, je vois, mais un chemin de fer qui ne nous emmène qu’à notre perte, non !

Charles pense que le pays mérite des élections sincères et m’a exposé un dispositif européen, budgété par les Etats-membres, et qui permet une veille en profondeur du processus électoral, deux ou trois observateurs par circonscription, une relecture des textes, une vérification des listes, le tout en six mois, mobilisant véhicules et un véritable Q.G. de campagne. Ce que ne peut que redoute un pouvoir qui fraude, encore faut-il malheureusement qu’il soit d’accord pour cette noria de jeunes qui viendrait avec enthousiasme prêcher la démocratie, puisqu’il s’agirait de cela. A ce que je sais, les imams en sont d’accord, mais l’homme aux commandes ? Il faut aussi que la France, censément chef de file pour toute question concernant ses anciennes colonies, préfère l’inconnu d’un vote sincère à la certitude d’un scrutin truqué. Là aussi la lucidité et le consentement font défaut. Nous y avons quelque responsabilité, les élections, quand il y en eut furent-elles jamais sincères de notre temps ? D’ailleurs, ce temps était le nôtre, qui séduisait l’autre. On le voit bien quand on relit Psichari ou les rapports politiques de l’époque. Charles propose alors que par le truchement de mon œuvre qui a des correspondants dans chaque cercle administratif, il y ait ce contrôle mais pour seulement faire rapport, et il se propose de donner quelques cours à ce qui constituerait le réseau de nos premiers missionnaires, j’hésite car je mets le travail de dix ans sous le coup de mon expulsion, je ne décide pas et je vois la pauvreté de toute prière quand elle s’adresse au concret et à l’alternative qu’il faut sans plus de retard trancher. La fatalité, nous la révérons autant dans le christianisme que dans l’Islam, si tant est que le mot garde le même sens.

Ce qui me manque ici, ce n’est pas le sexe d’un homme aimé, j’en pourrai d’ailleurs accepter qui me sont proposés avec délicatesse, respect et engagement de ne pas s’incruster, c’est le cas de l’écrire. Je ne le veux pas, et ce n’est pas par fidélité à Charles mais pour ne pas exposer ce que j’ai entrepris, notamment auprès des jeunes femmes. Ce dont je pâtis c’est de n’avoir ma mère avec qui, ici, converser de ce qui existe, ici. Le téléphone est rare, car – de sa génération – elle a presque crainte de s’en servir, de ne s’entrouver que plus mal quand il faudra bien avoir mis fin à la conversation, et au reste elle n’entend pas toujours très bien, la liaison est d’ailleurs mauvaise le plus souvent. Les lettres n’arrivent qu’épisodiquement. Ce que je voudrais au moins ce serait l’accès libre à son livre de raison, elle me parle souvent de ce qu’elle y met, mais personne ne le lit ni n’en recevrait la permission. Le courrier électronique permettrait nos rencontres, nous croiserions nos journaux, nous les écririons à quatre mains, puisqu’elle a l’intention de s’y remettre vigoureusement, depuis la mort de Régis, qui en ouvert le nouveau volume. Elle me semble s’interroger sur tout, pas seulement sur l’événement ni sur les dettes de Charles et ses chances d’amendement, mais sur elle-même et ceux auxquels elle tient de l’au-delà à ce qu’elle continue de vivre ; ainsi, son présent à Mirabelle de la table Mazarin et des deux pièces où a vécu son mari, lui a coûté, ce qui valorise son geste. Généreuse par réflexion, par conviction, par maîtrise de soi, mais pas naturellement. Lui enseigner l’informatique à quatre vingt dix ans passés alors qu’elle n’a jamais dactylographié ni touché un instrument de musique ? Lui adresser mes textes et lui apprendre à dicter, c’est ce que suggère Charles qui s’en trouve bien, lui qui ne s’est mis au traitement de texte qu’à près de cinquante ans. Quant à l’expédition, Mirabelle ou le comptable s’en chargeraient. Je suis certaine que l’idée sourirait à la jeune Adolphine qu’elle fût et qui se passionnait, m’a-t-on dit, dans notre village pour tout ce qui était nouveau, moderne, et faisait muter les utilisateurs et les audacieux acquérant un tracteur pour délaisser le cheval de toujours. 

Mais cette jeune fille se mariant à la campagne et dans un château avec un homme nettement plus âgé qu’elle et casanier, pris entre la routine d’une absence hebdomadaire, une collection de cactus et l’exercice d’une médecine de dispensaire à heures données dans plusieurs des villages environnant Mahrande, qu’est-elle pour moi ? En quoi m’a-t-elle précédée ? Je n’ai ni château en propre et n’ai pas aimé le nôtre, ni savant époux, ni un tempérament auquel j’aurais dû mettre avec vigilance la bride, car ma mète est ainsi de feu, j’en suis sûre, elle ne donnerait pas ainsi cette sensation de beauté et d’assurance à ses quatre-vingt-dix qui semblent encore saluer tout le monde et faire signe d’avancer.

Elle n’aime pas tant lire qu’écoûter, mais n’est-ce pas sa façon très personnelle d’éviter ainsi d’avoir à se raconter, que savons-nous de son enfance ? que sais-je des années où elle m’a attendu et plusieurs jours par semaine était seule au château, si – à la manière d’antan – on compte pour personne la domesticité et ses propres rejetons. Elle m’a raconté la vieille histoire, c’est la seule que je connaisse d’elle et encore n’est-elle que peu en scène, de cet incendie, c’était dans le nord de la France, pendant la guerre, leur maison a pris feu, sans qu’elle puisse dire s’il s’était agi d’un bombardement, on était à Crépy-en-Valois et le principal camp d’aviation, l’unique sans doute pour l’époque, était non loin. Georges Guynemer et ses uniformes noirs de chevalier des airs, se reposaient et repartaient, les femmes, les épouses de beaucoup d’officiers, de réservistes rappelés étaient seules, entre elles, mais probablement à se protéger à moins de se donner le mot. Ma mère voulait me raconter comment elle avait contracté ce projet de n’épouser qu’un homme plus âgé qu’elle et qui portât l’uniforme. Elle ne se souvient pas de l’incendie mais du bruit, des voix, des appels, de l’eau qui venait de partout et de s’être éveillé dans des bras inconnus, sa chambre d’enfant jouxtait celle de sa mère, et elle était portée par un officier, de cela elle était sûr. Un officier qu’elle avait souvent vu venir présenter à Madame H…, sa propre mère, ses respects. Pas beaucoup plus tard durant la Grande Guerre, l’officier d’ordonnance vint donner nouvelles, elles n’étaient pas bonnes, l’aviateur avait voulu réintégrer son corps initial, l’infanterie et n’aurait pas conduit un assaut aussi chanceux s’il n’avait en fait voulu se donner la mort, il apportait quelques affaires et souvenirs d’un homme pour une femme. Par la suite, Madame D… à Crépy également et dans la betterave à sucre, accoucha du sosie de Guynemer, entretemps lui aussi tué, et le prénomma Georges. On devina, le mari fut galant, la guerre avait été longue, quant à mon grand-père il fit mieux et tenta de se réintéresser à sa femme, mais ma grand-mère avait désormais, chroniquement, des migraines et éduqua ma mère à la distance, sauf aux folies qu’il faut bien accepter conjugalement mais à certaines conditions. Celles-ci quelles sont elles ? l’histoire de ma mère s’est toujours arrêtée là.

Laquelle, de moi, me dépeindrait à Mirabelle ? sinon la seule qui importe et qui est tout à fait vrai. J’ai vu, cette nuit-là de mes noces partir Charles, pas seulement au bout de la chambre dans le cabinet de toilette, mais jusqu’au fin fond du couloir où il semblait être attendu par une silhouette claire. C’est ce que me rappela Amélie. Il ne s’écoula pas trois jours à notre retour de voyage, que naturellement je l’invitai à apprécier mon premier logis de femme épousée et heureuse. C’était à Paris, derrière l’église Saint-Roch quand la rue Saint-Hyacinthe se fait si confidentielle, un Paris pour la Révolution quand Bonaparte gagnait ses étoiles de Prairial et donnait des gages au régime, et pour Balzac s’il lui fallait encore des décors. Notre appartement était assez sombre, Charles après le repas nous a laissées seules, et Amélie m’a tout dit, je lui ai dit avoir compris qu’il se passait quelque chose, ma nuit de noces, que Charles semblait empêché et que cela l’oppressait, malgré que je le rassurasse et le convainquisse que nous avions devant nous toute la vie, selon le dicton, il me répétait que non et ne pouvait se souffrir inférieur. A quoi donc ? Mais de là à imaginer la précision de ce qu’il était allé chercher au même étage, non ! Amélie ne se prêtait pas à la discussion, nous étions toutes deux en présence d’un fait, l’enfant probable, dont notre amant qui nous trompait chacune avec l’autre ne saurait, à l’évidence, répondre d’une manière adulte. La seule solution était qu’Amélie s’effaça dès la naissance et me passa le relais, nous conviendrions que je lui donnerai des nouvelles, mais qu’avant son âge adulte elle ne reverrait pas qui elle aurait mis au monde, nous étions libre d’en aviser ou pas Charles, ce qu’elle fit mais que je ne fis pas. Ainsi, Mirabelle es-tu venue dans ma vie par le sacrifice de deux femmes, le devant à ton père, Amélie t’a perdue et je ne t’ai jamais enfantée ? Est-ce cela que je dois te raconter, maintenant que tu es grande ? Et moi, si je t’ai gagnée et offerte un immense cadeau à ma mère qui t’attendait et ne s’est pas étonnée, contre tout bon sens, que je n’accouche pas comme elle au château, mais bien au contraire très loin d’elle, j’ai perdue la meilleure de mes amies, je ne m’étais pas trompée sur sa générosité et ne sais toujours pas pourquoi elle a consenti, a appelé ou s’est offerte. Fallait-il qu’elle aima Charles ou qu’elle ait deviné ce qui allait se passer à ma défloration ? Elle était plus au courant que moi, elle s’est donnée presque secrètement un fils, mais je n’ai jamais pu par le truchement de qui, puisqu’elle est morte peu ensuite. Comment pouvait-elle croire au ciel avant d’y entrer ?

 Ici, dans le sahel, le cas est fréquent, à croire que la polygamie n’a été tolérée qu’à de telles fins que la promiscuité des voyages et de la tente semblent, de temps à autre, provoquer. Pourtant, quoique d’ailleurs les femmes n’aient jamais été, dans le pays voilées, c’est la pudeur partout, on ne serre pas la main d’une femme, mariée ou enfant, de même qu’on ne regarde pas en face son aîné ou son supérieur, comme deux chiens respectent l’allégeance de l’un à l’autre ou la domination de l’un sur l’autre, quel que soit le réel rapport de forces, on se détourne les yeux baissés, avec l’attitude de quelqu’un de gêné, de soumis, mais qui se grandit d’être révérent. Ma mère a, sur le coup, opéré quelque chose à quoi j’ai consenti, mais Charles moins bien, quoiqu’il ait dû comprendre que c’était le prix à payer et que ce serait son dessaisissement partiel et symbolique. Faute d’héritier mâle, mes parents adoptèrent Mirabelle et lui donnèrent leur nom qui s’adjoignit à celui de son père, elle porterait à son mariage la chevalière de son grand-père, ce fut décidé dès son arrivée au château, dans mes bras et non dans ceux de Charles, et accompli il y a six semaines. D’or et d’ivoire… la suite, je ne sais pas bien, du bleu peut-être mais pas d’animal, le tout très simple, peut-être un croissant, la lune ou l’Islam. Sûrement l’Islam sinon je ne serais pas ici. A la suite d’une anecdote de la VIème croisade, l’une de celle de saint Louis, et que rapporte Joinville. Or à eux, on courut imprudemment sus à un ennemi qui se retirait mais en ordre de combat, Robert d’Artois, le dauphin, périt dans l’affaire avec son vieux gouverneur, qui, sourd et âgé, n’avait pas entendu le cri du ralliement. Tué mais anobli… En Mauritanie, les enfants de naissance plus incertaine qu’il ne faut, et même les tout-à-fait légitimes, sont le plus souvent, si le père convole plusieurs fois, confiés à la garde de la grand-mère, c’est bien ce que l’on a inauguré chez les Mahrande, et j’ai regretté que Patrice, qui semble avoir eu ce problème à résoudre – si je puis écrire tellement mal le calvaire d’une femme qui attend et qui ne veut ni être mère seule, ni tuer ce qui vit en elle – n’ai pas songé à ce genre de solution. Ma mère n’est pas pour rien Mère-Grand, elle l’est spécialement pour autrui, et elle apprécie les gens qui vivent un peu différemment. Entre son gendre, son neveu, ses cousins et petits-cousins, elle a de quoi faire. Et son livre serait de déraison et non conforme à son titre, si tout y était relaté.

Je compte lui proposer cependant une anecdote qu’elle ne sait pas, et qui a trait à son mari, son mari que j’ai bien connu non parce qu’il est mon père, mais parce qu’il fut mon ami. Si jamais cet homme pria, ce fut avec sa fille, depuis un coin de table, il avait de nature l’intelligence reconnaissante, jugeant d’emblée miraculeuse l’adéquation entre le fonctionnement, l’entendement humains et la marche générale de l’univers. Mais il avait plus, il tenait que l’homme et le monde ne sont pas compréhensibles, s’il n’y a quelque programme initialement voulu et ce fut lui qui me donna à lire, non le catéchisme, pas très bien fait – à lire ma mère, coiffée littéralement par le Père Ballande, qui doit me faire parvenir quatre grandes images sur bois pour mon oratoire ici, ce devait être mieux fait à la génération de Régis… - mais la confession du vicaire savoyard. Partant de nos classiques des Lumières et de leurs richesses de style et de pensée, il m’apprit que par ce chemin, qu’il me montrait pourtant, on n’arrive pas à grand chose, et il me mit en attente du Magnificat, qu’il me présenta un jour, mais c’était encore un prélude, et il en vint à ce qu’il voulait m’apprendre. Avant de vous avoir rencontrée – ô ma mère qui, si jeune, vous éprîtes de lui et de l’uniforme du service de santé des armées qu’il porta longtemps -  il eut des liaisons et me les raconta deux soirs de suite où, alitée par une grippe qu’on ne réduisait pas, vous nous laissiez dîner seuls puis parler ensuite dans le bureau-bibliothèque.

Qu’était son histoire sinon celle de votre amour ? Déjà mûr, il vous avait épousé, il vous avait rencontré de hasard au théâtre, où vous étiez chaperonnée, il vous avait offert au foyer du champagne, c’était l’époque pétillante d’une Libération qui n’avait pas encore sa lourdeur sociale et qui faisiat sembler de fêter le retour des prisonniers, en fait d’hommes brisés, squelettiques, scrofuleux. Lui était intact, gradé, vous êtiez d’une conversation qui l’a ébloui, car d’avoir connu le Maréchal avant Vichy était, soudain, exceptionnel mais pas dangereux, et vous lui expliqiuiez la guerre, lui qui venait de la faire et censément de la gagner, il est vrai avec de la croix rouge un peu sur tous les véhicules, mais au plus près du feu pourtant ; le feu de la Normandie, celui de l’Alsace. Une fille sans emphase qui disait un texte d’adulte mais se régalaiut comme une enfant d’être aux côtés d’un homme importabnt, c’est-à-dire un offcier déjà très gradé et décoré, pour un peu, elle m’auraiot mis le bras en écharpe tachée au mercurochrome et à la teinture d’iode, c’était romantique, je me suis demandé si je pourrai toujours fournir, et quand je dis : maîtresses, je veux dire des liaisons que j’imaginais ou qu’avant mon mariage j’aurais pu avoir, ainsi écrivais-je dans mes soirées parisiennes, si je n’étais pas à l’hôpital encore tard à consulter gratuitement pour les patients que je voulais conserver, malgré les besognes de plus en plus paperassières qu’en chef de service je devais ne pas négliger – le « trou » de la sécurité sociale, l’informatisation du Val-de-Grâce… -  et j’ai produit ceci, conclut mon père, votre mari, ô ma mère, après ces deux soirs. Il y avait quatre cahiers entiers d’écrits où Octave de Mahrande ne taquinait pas la muse mais sous tous les aspects et selon tous vos atours, vous imaginait multiple et se le racontait. Il fut naturellement dragué, dans le train, dans la rue, à Paris et ici, mais il se refusait par respectabilité à conserver vis-à-vis de lui-même, plus encore que pour n’avoir à vous avouer quelque peccadille. Il estimait, et me le professa, que tout n’est pas à dire en amour et plus encore en mariage, mais que ce qui compte c’est bien la sincérité du visage que l’on a, aux deux instants qui comptent dans une existence humaine, la communion de chair et la mort. Naturellement, les deux étreintes se ressemblent, dit-on… mais il n’en était pas sûr. 

Et de moi avec Charles, que dire sinon que je l’attends et qu’alors qu’il vient accompagné pour la première fois par notre fille, et tout accessoirement par un ami qui pourra me renseigner sur ce qu’eût été mon gendre et l’entrée d’un homme nouveau chez nous, je le désire comme à ces époques où je ne savais si je pourrai lui être présenté. Les évidences sont impénétrables à ceux qui en dépendent, et l’on ressasse tout leur contraire jusqu’à être convaincu par un soudain renversement de toute perspective. Il n’est sans doute plus temps que nous attendions vraiment un enfant, Mirabelle m’a paralysée au point que je l’ai fuie dès que j’ai risqué d’avoir à lui avouer sa naissance, mais sait-on jamais. Mes amies ici, proches bien plus que moi de Dieu et de la nature, ainsi le veut le désert qui n’est pas tant du sable que de la pénurie intellectuelle et spirituelle, matérielle aussi, assurent qu’il faut vouloir autant que Dieu le veut pour nous, pas plus, ce serait insensé, mais pas moins, ce serait douter de Lui. J’acquiesce.

Le soir est vite tombé pour un début d’cctobre, il n’aura pas davantage plu cet hivernage que le précédent, et cela depuis dix ans, pourtant c’est l’heure de la rumeur presque joyeuse alentour, je suis rentrée fatiguée de l’hôpital, le récit des obsèques de Régis par téléphone était trop attristant, trop banal, trop évident, je n’y étais pas ce qui avait accentué l’impression de trop de nos proches que nous ne sommes pas un couple aimant et que je ne me soucie pas vraiment de ma fille. Ou alors, je le sais, on me prend pour une folle, un peu décalée dans ce siècle nouveau et déjà dans le précédent qui n’en finissait pas de finir, et ici en Mauritanie n’en a pas encore fini, puisqu’on continue de piétiner les prémices des années fondatrices d’il y a à présent quarante ans. Mais ce qui demeure et semble pousser et peut-être appelé à donner quelques fleurs, ce sont ces jeunes filles et ces garçons qui ne dédaignent pas l’austérité ni les vêtements de la tradition, qui ne boivent toujours pas d’alcool – au contraire du prince censé régner et guider tout le pays – et de ceux-là à qui j’ai entrepris d’enseigner non de la religion mais de la philosophie comparée,  je suis certaine qu’il ne ressortira que du bon. Je prends tout simplement les notes de cours de Simone Weil telles qu’un de ses élèves au Puy les avaient prises avant guerre, c ‘est simple, une sorte d’abrégé de l’attente de Dieu et d’une grande pudeur puisqu’ici en terre d’Islam et dans les années 1930 où Hitler sévissait et où une partie des Français applaudissait ou presque, il n’est pas et n’était pas question de conversion au christianisme. J’aurai préféré que ma mère évoque une rencontre avec cette femme, plutôt qu’avec Anna de Noailles, si délicieuse et souvent juste, ait été celle-ci. Je ne cherche pas dans ces lignes à écrire quoi que ce soit. J’attends le téléphone de Charles qui me donnera le jour exact de leur venue, et puis je me préparerai. Une femme qui ne se prépare pas, n’obtient qu’un reflet, celui de la veille, je crois que ma mère aurait à peu près dit cela. Que sont devenues les pages de mon père, il me les montra peu avant sa mort et c’est sa mort qui me fit quitter Mahrande et Ma-Ata. Le lieu de ma mère en abrégé pour quelque langue d’Asie centrale où un de nos parents, bien avant que Patrice y ouvre une Ambassade, séjourna, sans doute au temps des famines staliniennes ; les Kazakhs avaient alors tenté de déplacer leur capitale à Ksyl Orda non loin de l’actuelle Baïkonour, et surtout résistaient au remplacement de l’alphabet par le cyrillique, auquel les tzars pourtant experts en colonisation forcée n’avaient pas songé, et l’on était descendu bien davantage vers le sud-est jusqu’aux premières chaînes qui iront culminer en Himalaya, et là on était resté à Alma-Ata, la mère ou le père des beaux pommiers. Une photographie dans notre livre de raison montre une maison mi-mongole mi-chinoise, légendée comme étant au pied du Mont Staline ou du Pic, de ce nom, on la voit sur fond de neige, une ligne de crête impressionnante, et entre la montagne et l’œuvre des hommes, des pommiers qui sont le beau mariage de la nature, peut-être de Dieu, et des humains, le tout à déjà quelques mille mètres d’altitude.

Un berger du causse Méjean est venu jusqu’à l’évêché, sachant l’intérêt qu’avait pris Dom R… pour Régis à titre posthume, mais surtout par égard pour la peine d’un de ses moines, Dom Louis d’Ors. C’est beau comme une légende, il a trouvé à l’endroit exact où l’avion s’est écrasé il y a trois semaines, une brebis qui venait de mettre bas et qui semblait attendre qu’on constatât le fait. C’est ce que me précisant la date de sa venue accompagné de Mirabelle et de leur moine – qui fut d’abord le mien – , Charles allait me dire au téléphone tout à l’heure, quand nous avons été coupés. Il m’a rappelé ajoutant que notre fille était chargée par Mère-Grand de m’apporter quatre cahiers. J’ai fait semblant, pour leur plaisir, d’être intriguée.



I – Lettres

  4 –  lettre de Mirabelle à sa grand-mère
13 –  lettre de la comtesse de Mahrande à son gendre
22 –  lettre de Régis à sa fiancée
31 –  lettre d’Augustine de Mahrande à Mirabelle


II – Scènes

41 – la messe
51 – la réception
60 – le dîner
69 – le coucher


III– Journaux

79 – journal de Louis d’Ors
88 – journal de Charles Villemaure
97 – journal d’Adolphine
                        106 – journal d’Augustine

           115t a b l e







[1] - Anna de NOAILLES  - Choix de poésies, préfacé par Jean ROSTAND  - p. 154 (Grasset .  Octobre 1979 .  319 pages)
[2] - Ernest PSICHARI in Œuvres complètes (éditions Louis Conard, libr. Jacques Lambert, trois vol.) II – Les voix qui crient dans le désert   p. 312

[3] - Anna de NOAILLES, op. cit. p. 155