dimanche 19 janvier 2014

L ’ ENTRETIEN D ’ EMBAUCHE récit Juillet 2002





















 Quand vous commencez chaque journée
par la description de la même montagne,
vous vivez sous l’empire de l’illusion

Thomas MERTON, Journal d’Asie


I


 Il y avait beau temps qu’il ne s’apercevait plus reflété de silhouette par des vitrines en bel homme jeune, sûr de soi, intrépide, peut-être un peu narcissique. S’était-il d’ailleurs regardé, cherchant à se vérifier, tout le temps long de ces décennies dont le cycle était désormais clos. Peut-être s’était-il ainsi vu, mais seulement dans son enfance, quand il était persuadé d’être remarqué, reconnu en tant qu’être exceptionnel à l’avenir déjà visible et qu’un nimbe aurait souligné, l’enveloppant et le donnant aux regards, et d’apparaître si simplement dans son corps d’enfant et son visage un peu sombre l’avait-il longtemps étonné. Etre si peu différent de soi et des autres, n’être qu’un enfant, un futur homme à ce qu’il faut croire, mais exister tout de même et irréductiblement. La société, bien davantage que sa famille, le monde entier le portaient alors, l’assuraient de leur bienveillance et lui garantissaient un ordonnancement serein, exactement rétributeur pour que son existence, sa vie, celle des autres tout autant se passent au mieux. Il ne se souvenait pas avoir cru alors à quelque fin que ce soit, à quel échec, à quelque bouleversement ; sans rien savoir du lendemain, il avait la science exact que rien ne tournerait mal pour lui ni dans toute la sphère qui l’entourait de visages, d’habitudes, d’amitiés, d’attirances ; il y avait un emploi du temps, une succession des vacances et des semaines de pleine scolarité ; tout était répétitif et assuré et tout avançait tranquillement sans qu’il y ait à débattre d’une logique, du hasard ou d’arrangements nouveaux provoqués par de grands changements dans l’univers, les cieux et l’âme des gens. Epoque sans question, toute faite de certitude dont il avait aujourd’hui peine à croire qu’il l’avait réellement et durablement vécue, instant par instant. Il n’en retrouvait pas même la saveur. Il était reçu là où d’autres avaient préparé l’accueil : les concours, des inscriptions, aucun enjeu. La solidarité d’une génération, les souvenirs communs d’un collège, de rencontres d’été étaient des faits superflus et – à y réfléchir à présent – il n’éprouvait jamais ce qui était devenu son paysage obligé, cette sensation d’une condamnation qui se prononce, se répète, se scande et se prouve circonstances après circonstances, comme si la suite, le présent n’étaient plus qu’une unique rencontre d’un multiple représentant de la société, du monde, de l’existant pratique et ontologique, et cet interlocuteur qu’il sollicitait, vers lequel il allait chaque fois au bout de combinaisons et de supputations l’ayant amené au fait, au point, à l’heure, au lieu du rendez-vous, était pour quelque temps celui qui avait signifié, qui lui avait rappelé qu’il vivait désormais dehors, et non plus au sein d’un ensemble d’institutions et d’affections allant d’eux-mêmes. Il était passé, sans le savoir dans l’instant, dans les heures où cela se fit, de la période dont il avait toujours pensé, sans d’ailleurs s’y attarder ou vraiment y réfléchir, de cette période où tout s’espère et tout arrive à cette autre, indistincte mais féroce où l’on ne se relève plus que pour douter davantage de pouvoir encore continuer. Et chaque soir, à rentrer vers cette porte cochère, peinte façon bois, quoiqu’elle fut réellement en bois, et à respirer par avance les heures de la soirée qu’il commençait d’intégrer, et ce serait le porche, la cour, l’escalier, le tapis coupé à une marche, le ressaut de l’ascenseur parvenu à l’étage, le deuxième étage, il devait passer devant un miroir d’angle, un salon de coiffure, et il avait le rappel de ce qu’il paraissait désormais. Naguère, la vie n’était faite ni de lieux, ni de savoir, ni de personnes ou de camarades ou de son père, de sa mère, de ses sœurs et frères, elle n’était faite que d’une tranquille et continue proposition de beauté et d’attente, une beauté qui n’était ni physique ni morale, ni la sienne ni celle de quiconque ; aucune des dychotomies d’ensuite n’était encore là, tout s’imposait sans peser, il n’y avait rien à choisir mais c’était cela la liberté que de n’avoir nullement à l’exercer.

Maintenant, sa silhouette venait à lui, depuis la glace en pied du salon de coiffure encore ouvert ou déjà lumières éteintes. Silhouette penchée, faite d’un corps acceptable de face, hideux et déformé de profil, et surtout d’un visage où la vieillesse s’était d’un seul coup inscrite, surtout en creux et en inquiétude. Quand ce ne sont plus les yeux qu’on voit et dont on est tenté de dire qu’ils sont beaux, ou dont on pense qu’ils sont l’essentiel d’une personnalité, d’une histoire et une envie d’en contempler davantage trouve parfois ses mots et son geste – et qu’à la place des yeux, il n’y a qu’un regard d’une inquiétude sans limite ni objet et qui n’en est que plus vaste et plus angoissante. Il était forcé de se rencontrer ainsi, mais il eût pu arriver par le haut de la rue, en ayant fait le tour du pâté d’immeubles. Il ne le faisait pas.

Ce n’était que la fin de la matinée, il vivait sans son corps et sans son apparence, il avait oublié ce qu’il paraissait être et entrait machinalement au siège social de ce grand groupe – on ne disait plus maison ou société, et pas encore pôle à propos de toute institution ou ensemble économique ou politique. Il n’avait rien préparé mais était assez pénétré de son sujet pour ne pas craindre d’être dépourvu d’une réplique ou d’une information. A sa presque surprise, le déjeuner – vérification faite la veille – était maintenu, le lieu était sur place et lui-même était à l’heure. Il demanda à stationner sa voiture dans le parc souterrain de la société, ce n’était pas prévu, il aurait dû appeler au préalable, obtenir un badge. Des trois hôtesses vers lesquelles on arrivait en faisant s’ouvrir par la simple approche deux murs successifs à panneaux transparents et coulissants, l’une était sur le point de partir ou au contraire de prendre le travail, imperméable foncé, teint pâle. Ce fut elle qui régla les choses, faisant acte de personnalité, tandis que les deux autres consacraient une inertie, sans doute prescrite, à débadger des visiteurs qui s’en allaient, étaient en groupe, avaient encore à dire et à se recommander, dans un brouhaha que la majesté organisée des lieux rendait timide, ou bien était-ce que l’on parlait anglais et que personne n’avait cette langue pour maternelle. Les âges étaient indistincts, les visages et les costumes semblables, c’étaient des hommes portant leur petit bagage de conférence ou de réunion, et c’étaient des femmes beaucoup plus jeunes, assises devant les écrans informatiques, déjà démodés car ils étaient trop importants et visibles, qui faisaient et défaisaient les fiches et les jeux de papiers et de cartes permettant la sortie et fermant l’exercice.

Il se sentit autre, il était seul. A son lever, il n’en avait pas conscience, mais ses entrailles le lui promettaient, il avait peur, physiquement peur. Au cabinet, la porte toujours entrouverte puisqu’il ne fermait pas, il avait dû revenir deux fois et la seconde avait produit une débâcle. Il s’était étonné d’avoir si peur physiologiquement. Autant il doutait depuis quelques semaines, quelques mois peut-être même – et c’était vraiment le fait nouveau – d’avoir la force, la santé de poursuivre quoi que ce soit, d’aboutir à quoi que ce soit quand il s’agirait d’un travail, d’une présence à assurer sur longue durée, autant il avait conservé l’assurance immédiate de tenir le temps d’un entretien, d’un colloque avec assez d’aisance et de réserve pour faire illusion, bonne impression, du moins pour ne pas avoir à se reprocher d’avoir faibli, ou mal entendu, ou répondu de travers. S’il avait quelque mal – souvent – à faire venir dans son texte un nom ou une date à sa volonté, il ne mettait pas à son débit ni au compte de la sénescence ses emportements subits contre le commensal ou le vis-à-vis du moment dont il ne pouvait plus taire la banalité ou l’inadéquation, la fatuité de propos ou d’assertions. Sans doute, se reprochait-il vite de n’avoir pas été supérieur et de n’avoir pas mobilisé assez de sang-froid pour se détacher de l’exposé en cours, chercher à mieux connaître l’autre et ne le quitter qu’en disposant de tous éléments pour, à une autre occasion, l’instrumentaliser et le surprendre. Le déshabiller.

La chance voulait, ce jour-là, que le déjeuner qu’il jugeait depuis plusieurs semaines devoir tourner à l’entretien d’embauche, fût précédé d’une conversation à nouer au ministère des Affaires sociales. Un camarade de promotion, depuis le changement de gouvernement, tenait, selon toutes informations et aussi une réponse écrite du ministère à la lettre de présentation qu’il lui avait adressée dès qu’avait commencé le nouveau cours des choses, les éléments dont la société à laquelle il apportait une aide non définie, avait besoin. L’hôtel particulier faisait l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. Il n’y avait plus mis les pieds ni même demandé audience depuis que l’été de 1972, jeune de pas trente ans il y avait maintenant trente ans, il avait été reçu par Edgar Faure. Quoi donc avait changé, l’époque ou lui-même. Il entrait alors partout, déjà demandeur, mais sans que l’issue de l’entretien, si l’on n’aboutissait à rien d’autre qu’à la matière d’une page de plus dans un journal qu’il avait déjà commencé de tenir, fût en rien décisive ou seulement décourageante. Fréquemment, le moment de l’audience coincidait avec un moment de la politique. L’ancien président du conseil – dont la secrétaire, elle aussi des époques reculées, précisait qu’il avait dû se rendre improviste, non pas chez le Premier Ministre ou à Matigtnon, mais bien à la présidence du conseil, ou encore à la Chambre – avait conversé devant lui avec le chef d’un groupe parlementaire, c’était de nouveau de charnière qu’il s’agissait, et il en était ressorti que son élection à la présidence de l’Assemblée devenait possible, et qu’il s’assurait donc d’une position d’avenir d’autant plus enviable que le tout juste précédent Premier Ministre, dont la brigue de l’Elysée était notoire, la voulait, lui aussi. Entretien du printemps de 1973 plutôt, tandis que celui de l’été avait produit un portrait-charge du Président de la République régnant et de ce que lui, selon le vieil habile, pensait du social. Au souvenir, s’ajoutait le souvenir du souvenir car il avait été introduit par un huissier confessant avec orgueil un âge et une ancienneté de services tel qu’il avait fermé des portes derrière Pierre Laval, ministre du Travail. Claude son camarade se ressemblait, mais tombant la veste pour montrer une chemise rose à col blanc que rendait encore plus corruscante une cravate peu assortie, il s’était montré étrangement hors d’âge mais parfaitement au courant du domaine qui lui était échu. Il ne connaissait manifestement pas les goûts et centres d’intérêt du ministre qui l’avait nommé sur titres, puisque sorti médiocrement – selon ceux qui avaient brigué les « grands corps » et étaient classé pour pouvoir les intégrer – il avait pourtant, aux Affaires sociales, connu, dirigé, co-géré et réinventé à peu près tout ce qui pouvait s’individualiser en servcice, direction, institution ou place à la discrétion d’un politique de passage. C’était donc un technicien, et il avait, ce qu’en dehors des arrondissements parisiens où sont les cabinets ministériels on croit être de la pure technocratie, alors qu’il s’agit tout juste du contraire, ce bon sens presque cynique de ceux à qui on ne la fait pas, qui travaillent pour l’intérêt public sans prétendre que ce soit automatiquement justice. Du moins, traque-t-on là les bradeurs du pays et les exagérations auxquels peuvent conduire les rapports trop ingénieux de l’inspection générale des Finances. Claude avait les réflexes et la connaissance de ce dont il avait la charge de rapporter la substance au ministre. L’entretien avait donc été précis et aurait une portée favorable.

Dans ces circonstances, qui se répétaient et s’affinaient depuis une grande année, lui-même éprouvait deux joies dont il ne savait pas encore qu’elles étaient probablement très neuves dans sa vie et valaient tous les désagréments et relents d’échecs que par ailleurs et en toile immuable de fond, il avait à subir et respirer. Une femme qui répétait sa propre déception de n’avoir pas été choisie par lui à leur rencontre et selon leurs étreintes vite et bien accordées, et qui donc ne lui faisait pas confiance quant à ce qu’on appelle l’amour et les constructions qui vont d’ordinaire avec, lui donnait au contraire le beau rôle de faire valoir la société qu’elle avait fondée. Il la confortait dans sa délibération, la protégeait en présidant le conseil de surveillance, l’assurait en l’accompagnant, la poussant et la synthétisant dans des rencontres presque toutes techniques où il apprenait quant à lui un sujet et une conceptualisation qu’il n’avait jamais abordé et qui d’ailleurs faisaient partie d’un domaine émergeant. La dialectique de ces entretiens n’en était que plus ludique, on distinguait vite qui sait son métier et qui n’a que la figure du truchement pour vendre un service dont la consistance ne lui est familière qu’en rendement, mais pas dans son contenu et sa mécanique. Les jours et les mois écrivaient aussi une histoire de ces nouveaux concepts que sont le développement durable et le discernement éthique. A l’art de tous les temps de gérer de façon à grossir sans cesser de bien se porter devait s’ajouter une structure morale, un souci des ensembles et la conscience de ce que tout choix peut avoir en répercussions et conséquences. Une sorte d’autonomie absolue de la décision d’entreprise était devenue émolliente, on était à la recherche d’autorités arbitrales labellisant les bons, sanctionnant les conduites et l’honneur et discriminant positivement des comportements bienfaisants aussi pour d’autres que ceux les décidant. C’était complexe mais cela pouvait se dire, s’organiser, se monter, s’expliquer, se proposer et même être bâti en fonds de commerce. Des colloques, des conférences, la chaîne des « sommets » inter-gouvernementaux et des contestations contre un ordre mondial sans enceinte démocratique enveloppaient l’activité, de chiffre comparativement minuscule, de la société de son amie et les rendaient lui et elle, acteurs peut-être majeurs parce qu’indépendants. Tout cela lui plaisait de plus en plus. Il entendait plus qu’il ne regardait cette femme qui – différente de toutes celles l’ayant précédée – se battait autant pour le gagne-pain que pour une reconnaissance d’honnêteté et de compétence. Tant qu’il vivait encore dans les croyances mythiques de l’adolescence selon lesquelles l’union de la femme et de l’homme les portent ensemble à la perfection et à l’éternité, à condition que les deux composants se soient attendus et se choisissent éperdûment convaincus de leur prédestination et de leur créance envers le destin, il cherchait, voyait et excluait quantité de tenants lieu pour finir, comme il avait commencé sa vie sentimentale, dans l’aveuglement. Ils se mouvaient donc dans des eaux dont la portance ou la dormition n’étaient jamais assurées, mais à force qu’ait duré et se soit approfondi d’habitude et de compassion, de souci leur relation, ils s’étaient liés. Savaient-ils qu’ils s’aimaient puisque l’un pour l’autre ils étaient l’entier du monde, ou plutôt la seule part du monde à peu près supportable, et parfois – dans l’étreinte, même si leur fatigue commune à tant lutter, à tant subir, à être si cernés d’échéances de vive sorte (la santé et l’argent), la rendait rare – intensément gratifiante. Alors, ils s’agrippaient l’un à l’autre, angoissés à se liquéfier que puisse se rater l’acte qu’ils avaient commencé, et dans une sorte de pleur qui les portait, les hissait ensemble, ils allaient au milieu de feux, de flammes, d’étincelles et de rêves vers un orgasme qui ne leur suffisait pas mais les faisait souffrir et les exauçait. Alors, ils se savaient vivants et capables de parvenir au-delà de ce chemin quotidien où tout les déchirait et les inquiétait.

Dans les bureaux et petites salles des officines d’intermédiations financières ou des comités syndicaux, dans les entrevues en nombre où assez vite leur netteté et leur bravoure produisaient des synthèses et des rebonds remarqués, parfois décisifs, il la voyait assurée de son sujet et heureuse qu’il la soutînt et la commentât. De plus en plus souvent, elle s’habillait d’un pantalon ou d’une robe inhabituels, portait des chaussures marquées d’aucune époque et qu’il n’avait vues à personne d’autre. Il jouissait de son intelligence et de sa présence, de sa technicité, n’avait pas de mal à décaler un peu l’angle de vue ou de tir où elle risquait de perdre un peu d’efficacité et il la ramenait ainsi à être encore mieux persuasive. Il n’était pas toujours au mieux, ou au plus ajusté de ce qu’elle attendait de lui dans ce milieu,k mais elle comprenait ses éclats. Elle avait autant d’orgueil que de pitié pour lui. Elle savait qu’il se voyait, se regardait déchu, elle voyait et regardait d’autres au faîte des organigrammes, de leur costume et d’une présentation médiatique, ou de manière plus tangible elle jaugeait les rodomontades de ces gens sans âge qui tyrannisent les employés et assistants ou petites mains, de moindres émoluments qu’eux et font d’une position un droit à l’admiration de leurs collaborateurs. L’avant-veille justement, ils avaient assisté à ce genre de pièce. L’enjeu était la labellisation de leur offre financière par un comité intersyndical s’étant constitué pour aider au discernement des salariés dans le placement leur épargne nouvellement qualifiée, et un de leurs partenaires avec qui ils s’étaient concertés dans un malaise dont celui-là n’avait pas conscience, ou s’il l’avait, c’était pour jouir de s’imposer malgré la mésestime, tenta d’amener à récipiscence les donneurs d’ordre et de leur démontrer leurs incapacités. Les choses sautèrent aux yeux de tous mais les seconds et servants du président ou du directeur n’avouèrent ensuite que la forte impression produite par leur supérieur sans se placer un instant au point de vue de ceux dont l’avis était attendu et requis pour que s’ouvre un marché. Bout à bout, schématisé, ces textes et ces jeux de rôles et d’autistes étaient grotesques. La politique a habitué tous à ce qu’à propos du système soviétique on avait appelé «  la langue de bois », mais la conduite d’une négociation, d’une entreprise a plus de burlesque et l’esprit de cour a encore plus une expression bouffone quand un groupe – le groupe des sous-dirigeants autour du dirigeant – en est atteint dans la sphère économique et industrielle. Le financier fait croire à une science, l’industriel dont les résultats sont évalués sur le papier et en salle, dit pratiquer la méthode expérimentale et a sur le premier l’avantage d’être son propre metteur en scène.

Ils communiaient donc dans ces exercices oraux où il se promet beaucoup d’exemples ou de confirmations à produire par écrit. Au quatrième étage, avec son couloir de cafeteria et de meubles de classements désassortis, le plafond un peu bas, une grande heure s’était passée sans que Claude pût rien promettre mais du moins avait-il fait observer et avaient-ils, quant à eux, l’impression de lui avoir apporté quelque matière. C’était surtout la simplicité qui les avaient lis tous trois à l’aise. Pas de question embarrassante sur la rupture de sa carrière, pas de soupçon de leur liaison et de leur lit commun, pas non plus de divination de leurs arrières, l’appartement qu’elle n’en finissait pas de réapproprier à la suite de malfaçons et de dégâts des eaux depuis quatre ans qu’ils y avaient emménagé, la voiture vieille de dix ans et travaillée de partout par les aléas du stationnement en coups de reins et coups de boutoir ou par les chiens y ayant une bonne partie de leur résidence dans la journée. Ils avaient mimé avec exactitude ce qu’ils étaient. L’un, gentil et attentif, conseiller d’un ministre, plutôt sympathique, et eux deux présentant une société de structure et d’objet originaux, bien-pensants, se prêtant à de l’ingéniosité. Et ils en faisaient bien montre. Depuis longtemps, il ne s’était plus pris à s’ennuyer, ce parcours, cette entreprise à faire gagner parce qu’ils dérangeaient bien des grandes puissances de cet organigramme qu’il ne connaissait pas bien encore, l’intéressait. Cela ne résolvait aucune de ses contraintes, ne lui rapportait que l’oubli de sa disgrâce professionnelle, d’une pré-retraite qui lui avait été pratiquement imposée depuis presque huit ans. Et cet oubli lui était nécessaire, autant que de perdre la vue de son corps dans la glace en pied du coiffure au bas de l’immeuble, la vue de son visage dans tant de miroirs qu’un appartement, que la toilette quotidienne, la prise de photographies d’identité d’année en année affichent brutalement. Etre sans apparaître. Ne plus avoir se faire pardonner à soi-même de survivre à la dégringolade et à la mise à terre.

Il ne pensait plus à elle, à la compagne qui comptait les minutes et attendait l’issue non qu’elle espérât mais par crainte qu’il ne souffrit trop de la déconvenue. Il l’appellerait au retour à l’aire libre. La conversation du matin rue de Grenelle avait été une bonne préparation, il n’avait plus mal au ventre. Son costume était trop large de veston mais convenable de ceinture et de pantalon. Il s’émancipait tranquillement en attendant que son correspondant vînt le chercher, de tous les arguments qui l’avaient toujours soutenu et mis en valeur, relations, allure physique, alacrité et insouciance, brio et posture d’avenir. Plus aucun de ces arguments ne valaient, pas tant parce qu’il ne les avait plus mais parce que la jauge avait changé. Il était d’une génération où enfant ceux qu’on enviait en classe et en cour de récréation étaient les beaux, les forts, les rapides, les agiles, les drôles, les profonds. Et forcément, chacun était au moins ressortissant d’une de ces catégories, celles-ci étaient égales et le fort en thème n’était pas plus admiré que le garçon musclé, et entre jeunes de cette époque on savait bien qui avait quelque chose à apprendre à l’autre ou qui ferait tourner les regards. La réussite scolaire ou la situation, le nom, l’argent de famille étaient secondaire. Sa profession l’avait pris à contre-emploi. Il n’avait pas d’emblée atteint les positions qui forcent la révérence. Incarner quelque part la mise en œuvre des prérogatives d’Etat, par exemple, met hors de pair qui que ce soit, laid, petit ou bellâtre, prolixe ou rusé. Mais il avait manifesté une telle indépendance d’expression et de comportement, une telle aisance souvent là où le grand nombre bégaie ou se pétrifie, qu’on l’avait crédité d’en posséder à jamais tous les moyens. Ainsi, lors de la première visite offiicielle qu’avait rendue à la Grèce François Mitterrand, Président de la République, s’était-il, quoique presque en bout de fil selon le protocole, trouvé à la nuit, pour une soirée privée à l’Acropole, Mélina Mercouri commentant les colonnes, les marbres, la lumière d’une pleine lune exceptionnelle d’à propos, et avait-il, seul de presque tous les officiels et assurément de tous ceux de l’Ambassade, suivi à presque touche touche le souverain d’alors, le commissaire Bouvard, des invités privés, Jack Lang bien entendu. A la grille, au bas des métopes, la presse dont il était connu pour avoir été publié en pigiste occasionnel censément mais presque deux fois par mois pendant dix ans dans les colonnes d’un prestigieux quotidien du soir, ainsi que le présente la litote d’usage. Tandis qu’il s’était insinué dans la file qui montait entre les blocs sans autre éclairage que le reflet lunaire sur les marbres usés, et que se distinguait le vert moiré df’une robe de soirée, celle de Marie-Claire Papegay, proche secrétaire particulière du Président, il sentait dardé vers son dos les regards et la méchanceté de pensée de ceux qui restaient en bas, à attendre les fioretti, peut-être, au retour du cortège ; des laissés pour compte, non seulement les journalistes, dont un futur directeur du fameux journal, mais l’intéressé ne pouvait deviner cette grandeur, aussi des collaborateurs au palais. Lui avait été averti avec naturel de la possibilité qu’il aurait et dont aucun à l’Ambassade, quoique la sachant, ne saurait profiter : saluer le visiteur important, sa suite restreinte et suivre sans hésiter ni solliciter. Il entendrait ainsi cette question surprenante de François Mitterrand à ses ministres : alors, çà vous a plu ? on était au pied du Parthénon, des applaudissements éclatèrent aussitôt, la nuit était devenue noire, entourage et journalistes n’avaient plus attendu. Les gens de marque, parce qu’ils savent leur importance, saluent toujours en direction de qui applaudit, l’obscurité ne révélait personne ; j’eus seul la clé de l’énigme, la pièce en plein air, donnée sur la scène en contre-bas du théatre Hérode Atticus, s’achevait, et les artistes se faisaient acclamer. Le cortège partit, l’attaché d’ambassade prit son propre chemin et de là, sans plus peiner pour l’obtenir, avait reprit un cycle d’audiences à l’Elysée après les avoir eues rue de Bièvre. Et même au siège du parti socialiste, dans l’immeuble où avait vécu Paul Reynaud, n’ayant quy’à traverser la place du Palais Bourbon pour être à son banc ou à la tribune, le premier tribun de l’opposition, le challenger de Valéry Giscard d’Estaing l’avait accueilli, venant à lui, et ils étaient d’abord restés debout. Il était le jeune chroniqueur dont il fallait s’étonner qu’il fût publié si fréquemment et que son audace n’eût donné prise à aucun châtiment qu’à l’expédier en poste à l’étranger, comme le précisait, à l’époque, son emploi administratif. Jean-Pierre Chevènement avait refusé se sachant de plus en plus proche d’élections générales où Belfort, sa ville natale, le placerait. Un gaulliste, précisément parce qu’il juge Georges Pompidou en infidèle à son créateur, et le Président régnant en narcisse dilapidant cartes et opportunités quoique avec brio, ne pouvait fléchir en convictions ni en hiérarchie devant celui qui avait voulu tomber de Gaulle. On parla nationalisations mais il démontra que l’indépendance du pays ne se retrouverait pas là, il pensait apprendre au grand parlementaire, inventeur de cette fonction décisive dans une démocratie, celle de chef de l’opposition, que la régie Renault elle-même avait ses comptes en devises suisses. Le regard arrêté par les favoris que le premier secrétaire portait longs et noirs à l’époque, de même que la mode était aux pattes d’éléphant pour les bas de pantalons, il ne savait pas qu’il était convié à parler au principal homme de l’avenir dans les semaines où celui-ci arrêterait son choix sur Laurent Fabius pour la direction de son cabinet. Imprégné d’une grandeur qui ne peut apparaître telle qu’aux adolescents dont c’est le premier début dans l’analyse politique, le nostalgique du Général ne pouvait se poser en solliciteur, ni s’incliner. Pis, il pensait n’être utile que considéré d’égal à égal, de façon à ce que se forme la coalition qui de part et d’autre aurait raison des centristes et d’un jeu personnel. Il ne fut donc admis qu’à revenir, prit l’ascenseur de la rue de Bièvre ouvrant sa porte juste devant la table du secrétariat personnel, d’où la rencontre de Marie-Claire Papegay aussi décisive pratiquement que le fut, dix ans d’affilée, l’amitié que lui vouait, pour n’écrire pas plus, l’assistante de Jacques Fauvet dans un petit bureau resserré, partagé à deux employées mais qui donnait directement chez le premier du journal. Avec Jacques Fauvet, la demande était simple, elle tenait au maximum en deux ou trois feuillets qui étaient, s’ils devaient descendre au marbre, annotés, raturés, et corrigés, quoique bien moins qu’il fût dit, d’une écriture penchée, vive et petite. Moins que jamais, l’entretien fut d’embauche quoique le directeur du Monde et le pigiste d’occasion eussent chacun désiré que le premier étage consacra le cavalier tant de fois accordé. Une vie changée par un mariage de fortune qui n’eût pas été décommandé dès sa date arrêtée et les faire-part commencés d’être envoyés, ou par une intégration dans le journal avec la carrière qui eût pu s’ensuivre et l’autorité de polume et de morale qui en eût résulté. Tout se supporte, même et surtout la pire adversité, si la déchéance peut produire du chant, du noir d’encre et transformer le ressac d’une condition qui s’abîme, en un cri que d’autres, parce qu’ils en lisent le texte, un jour éphémère mais en cinq cent mille exemplaires, le nombre de jours que ne peut compter aucune vie humaine, s’approprient. Etre la voix de tous, entendre un anonyme pour en clamer le sanglot ou le triomphe, noir sur blanc, faire contre-poids à un discours présidentiel, le journalisme se paie de lui-même, il avait frôlé, mais n’aurait jamais pu que frôler cet emploi d’ange, celui de l’écrivain quotidien pour que continue de valoir l’esprit public.

Devenu Président de la République, François Mitterrand qui de sa plume bleue et de son écriture ronde et bonne à manger comme du pain, lui avait écrit que de toutes façons, c’était entre les deux tours de 1981, on se reverrait, oublia. Il avait reçu des remerciements signés au tampon par André Rousselet, le régime s’était installé, Michel Vauzelle était devenu porte-parole à l’Elysée, les places avaient été pourvues, il s’était rendu compte qu’il n’avait su ni être nécessaire, ni attirer un certain désir qu’on l’eût tout proche, et il comprit n’avoir pas su solliciter, car – saurait-il jamais si en cela il se trompait – il continuait de croire qu’un prince peut appeler, inspiré par quelque providence qu’on voit dans les romans, dans la Bible et aussi dans l’histoire des capétiens des trois âges, qui il veut en son conseil. Et c’est de cela qu’il voulait, servir. Une position, de l’argent, du téléphone, de la voiuture, des honneurs, rien de cela ne le ferait jamais courir et il n’imaginait pas être un jour dans le besoin simple et primaire de payer les mensualités d’un emprunt immobilier ou d’un contact tenant en haleine un créancier qui a titre exécutoire. Le temps de la gratuité avait duré très longtemps et lui avait permis de ne considérer que l’Histoire qui se faisait, et à laquelle admis depuis la soirée de l’Acropole à entrer à l’Elysée et surtout à téléphoner directement son envie d’audience à la secrétaire personnelle, il avait eu, parfois et pas fugitivement la sensation de participer ou d’en avoir la confidence. Autant, « l’adversaire le plus fidèle du général de Gaulle » intimidait en scène, autant il écoutait, se livrait et mettait à l’aise, jouissait de son visiteur quand c’était à huis clos. Ils parlèrent ainsi, pour une première fois, de ces démocrates chrétiens que François Mitterrand abominait d’expérience autant que l’homme du 18 Juin abandonné par le M.R.P. en 1946 et mis en ballottage par leur chantre en 1965. le Président venait de petit déjeuner avec Edmond Maire ou avec Michel Rocard, et soupçonnait l’autre d’être de mèche avec le premier, pour le piéger lui dans son système avec les communistes. Quand les municipales de 1983 sonnèrent l’alerte, Lénine était au rendez-vous, abandonner le pouvoir serait possible et peut-être une victorieuse tactique car on ne rendrait les usines aux amateurs de privatisations que détruire. Celui qui fut tant présenté comme hors de toutes convictions en avait et de très arrêtées parce qu’il les avait choisies et en avait mesuré les conséquences électorales, jusques dans le parti qu’il avait fait ressusciter. Il y eut les questions que lui posait son visiteur, après s’être entendu dire que l’Elysée était trop exigu pour accueillir de nombreux collaborateurs dont la qualité telle la sienne réclame des locaux, puis avoir appris, par la bande, que le secrétaire général de l’Elysée avait levé les bras au ciel quand il avait été incidemment prié de chercher une Ambassade pour un tel poète, et c’étaient des questions d’une fantastiques imprudence à laquelle le Président, moins suspecté de « vichysme » qu’en fin de règne, répondait tout aussi spontanément ; ainsi, s’était essayé, chaque génération tenant son rôle et ayant ses a priori comme ses préférences, beaucoup du discours qui plus tard distingua Laval, malgré tout parlementaire et démocrate, du Maréchal autoritaire et pas forcément légaliste.

Ces entretiens, chacun d’embauche, pour le jeune fonctionnaire qui levait si haut les yeux, et semble-t-il divertissants et utiles pour le monarque, eurent lieu toute une année, avec régularité. L’huissier à chaîne passait une carte ou un fiche, et au sortir d’une grande heure de libres propos sur des sujets qui étaient d’Etat et d’Histoire, parfois concernant des personnes et où le Président feignait de croire que son solliciteur n’eût aucune ambition et connût autant de « grands de ce monde » que lui en cinquante ans d’une carrière à tant de facettes, la succession dans le bureau doré était assurée par le président de la Commission européenne ou par le Premier Ministre du temps, qui chacun avaient attendu et fait antichambre. Il est vrai qu’à contre-jour, entre une haute fenêtre donnant sur le parc et une table sans apprêt sur laquelle Bonaparte aurait quotidiennement signé et examiné des papiers, mais quand ? et où ? car le garde-meuble national ne lie pas l’objet à son environnement, sauf légendaire, Jacques Attali faisait transition et tenait la jambe. Là, tout changeait de proportion parce que de contexte. Un président nomme davantage qu’il n’anime ; c’est vrai dans les affaires et selon la Constitution.

Il avait toujours su à quoi être nommé, mais jamais comment. Il s’était depuis toujours, malgré son exubérance et ce qui souvent poussait autrui, plus gradé, à le faire - lui – reculer, davantage imaginé en conseiller intime, en rapporteur d’affaires et de manières, d’analyses qu’en grand du moment. Bien sûr, il n’avait jamais conçu d’être en dessous de son rang quand il avait un, mais c’était pour ne pas amoindrir sa fonction ; il ne s’agissait pas de lui. On l’avait pourtant jalousé, détesté, cela avait été physiquement tangible quand, perdu dans un nombre de nouveaux Ambassadeurs, il s’était trouvé une seconde fois dans le bureau du Premier Ministre – alors Pierre Bérégovoy, avec qui il était en situation de correspondre, de téléphoner et de parler très librement depuis une dizaine d’années et dans les divers postes occupés par celui-ci, ainsi que dans les deux années où la gauche avait été parlementairement minoritaire. L’homme d’Etat avait été étonnamment disponible dès l’adresse d’une première lettre qui ne présentait pourtant que les vœux d’un gaulliste d’avant le 28 Avril 1969 pour que le gouvernement d’alternance en 1981 ait assez de temps pour faire ses preuves. Comment se reconnaissent des affinités ? sans qu’il y ait même à établir une confiance. La relation est simple : simplement. On la reçoit innée, on la vit ainsi. Le genre de celle qu’il avait entretrenu jusqu’à la mort de cet homme l’avait ancré dans une de ses convictions les plus fortes, le plain-pied de chacun avec chacun et, précisément, d’homme à homme, surtout quand les responsabilités, la position sont considérables et considérées pour l’un et font de l’autre, pratiquement,  un petit.  Après quelques lettres échangées pendant deux ans tandis que Pierre Mauroy et les communistes s’en allaient, que les gaullistes au Sénat défendait l’institution que le père fondateur avait voulu amender et refusait l’extension de la compétence référendaire, il avait été reçu par le ministre de l’Economie et des Finances, rien à demander que l’honneur d’un ordre de mission. Il était nommé au Brésil, parce qu’il fallait qu’il quittât la Grèce où sa place pouvait convenir à un collègue plus gradé dont il fallait aussi le poste pour que de Londres, et ainsi de suite… le hasard, il y contribuait aussi puisque l’Australie ne lui avait pas convenu car la quarantaine des animaux domestiques y perdure un an ou deux et se fait à Londres. Il n’y avait de photographie – noir et blanc – que le portrait de Pierre Mendès France dans le bureau immense, Napoléon III, qu’avaient occupé Joseph Caillaux et Raymond Poincaré ; François Mitterrand n’avait été que le second choix du fils de cheminot immigré. Le texte fut d’une densité qui ne pouvait s’oublier puisqu’il est question, encore à présent, des commissions pour ventes stratégiques à l’exportation. Le ministre s’inquiétait d’un encours trop considérable et trop exclusivement accordé par le Trésor à un seul intervenant, son représentant à l’Ambassade de Brasilia aurait à y regarder. Ce qui causa son rappel, une première disgrâce car tout le monde sur place, sauf l’Ambassadeur du moment, participait à un jeu de corrompus en grand, si bien combiné que s’organisa pour plus de dix ans une veille stratégique au Brésil, par la succession au poste dont il fut vite évincé parce qu’il en voyait trop de tous ceux qui avaient signé, préparé ou facilité dans d’autres fonctions le protocole dont l’entrée en vigueur, frauduleuse, permit de changer le bilan de ce qui aurait pu devenir une des principales valeurs technologiques.

Sa carrière n’avait pris aucun tournant mais il était devenu résolument et personnellement défenseur de ce qu’il estimait être le bien public, l’épargne du contribuable et la raison d’Etat. Avec le ministre, tombé dans l’opposition, il passa des heures, assis comme lui sur la moquette, le dos au mur d’une pièce qui devait devenir le bureau personnel, rue des Bellefeuilles, où Pierre Bérégovoy, y habitant avec sa femme, travaillerait, vivrait pour se faire accrocher haineusement, tragiquement, dég… ment par du journalisme d’investigation qui croyait devoir démolir une image et une réputation d’intégrité. L’homme avait les yeux qui parfois roulaient, trop gros du fait des verres épais et lui donnaient alors la mine moins sévère d’un Villeret jouant les finauds au second degré. Il y avait chez lui une telle vérité, une telle chaleureuse proximité qu’on comprenait la politique tout autrement qu’ailleurs, elle ne pouvait se dire ni se faire avec les mots. Qui saurait au total par combien de collaborateurs, de la cuvée avide que concocte à toute époque depuis qu’il y a un ministre puissant des Finances et pour les affaires dites économiques, il fut abusé et combien se défilèrent quand il avait simplement besoin d’un regard et d’une main, d’une présence. L’Histoire se jouait avec un air de comédie ce qui allait être tragique. A l’hôtel de Matignon, aucune des visites antérieures n’avaient été à rendre directement au Premier Ministre. Jacques Chaban-Delmas, coursé par des adversaires au sein de sa majorité, avait été soupçonné d’avoir arrangé l’accident de voiture mortel le libérant de sa seconde femme pour épouser la troisième ; recevant de jeunes lauréats d’une fondation censée concourir à son programme de déblocage de la société, il avait discouru sur la mort et ce n’était pas une pose. De Pierre Messmer et de Jacques Chirac, les proches conseillers faisaient sentir une manière de gouverner qui n’était que celle d’un second, mais l’un n’avait pas de calcul, et l’autre portait ceux de tellement d’inspirateurs, que chacun n’était qu’en apparence à son poste, cerné par des destinées compliquées ou la mort soit physique soit politique du Président est l’essentiel des pensées quotidiennes, tandis que Pierre Bérégovoy, rue de Rivoli encore dans les premiers jours du second septennat de François Mitterrand, étaiut dséjà putativement l’hôte de Matignon et avait, ce qui détonnait dans une personnalité peu daubeuse d’autrui, surtout en politique, des jugements durs sur le crédit et le prestige que gaspillait Michel Rocard comme Premier Ministre. Harris Puisais, recevant un après-midi au nom du ministre, l’ami bien plus que le solliciteur toujours fonctionnaire du rang, téléphonait à Besançon et combinait avec le trésorier général de Franche-Comté sa nomination à Nice comme préfet avant de cravater, pour les bons et techniques motifs, le représentant régnant de la dynastie Médecin. Le ministre, venu entre deux audiences, les rejoindre, écoutait la mise au point de la mission et son collaborateur avait parfaitement la mine du rôle, mais c’était pour le bien. Travailler en un tel emploi ? non, mais guetter par où faire déboucher l’idée qui rétablira le pays dans son ancien prestige, et disposer autant de l’information qui fait tout agencer que de l’oreille de celui qui peut ordonner et faire exécuter, oui. Quand Pierre Bérégovoy devenait Premier Ministre aussi tardivement qu’il était nommé Ambassadeur, il est vrai dans le pays et pour la mission qu’il avait voulus, ce qui dans les annales de la carrière avec majuscule et guillemets n’arrive jamais puisque l’esprit de contradiction fait une gestion prudente du personnel diplomatique, il eût préféré être enfin à cumuler la réalisation de ses deux souhaits, la responsabilité des sujets de politique étrangère et la proximité intime de celui chargé du pouvoir. Le nouveau Premier Ministre le reçut aussitôt, c’était sur fond de voilages une petite pièce et un petit bureau de travail que s’était fait aménager Edith Cresson, et changer l’état des lieux eût été critiqué, au moins si c’était venu trop vite. Pierre Bérégovoy n’était pas même autorisé à pratiquer selon un décor et dans une ambiance qui lui correspondissent. Ils avaient parlé du Président Kennedy, en adolescents que pourtant presque une génération aurait dû séparer, le militant socialiste, plus encore militant de l’intégrité, ne pouvait supporter ce qu’il était en train d’apprendre et qui expliquait sans doute les haines et l’assassinat, mais le cadet gardait foi et estime. Un an ensuite tout pourrait se comprendre dans l’écho revenu de cette conversation, le canal de Nevers, la haine des droites quand elles gagnent et ne font aucun quartier. Lui, subissant une opération de remise en ordre abdominale au Val de Grâce, suivrait les contradictions de messages entre l’hélicoptère transportant le grand blessé et la présidence de la République le réputant mort dès avant le décollage. Le lendemain, il irait, trainant les perfusions en arbre de métal et de matière plastique, jusqu’à la salle où au fond, dans un angle, était à visage découvert un homme qu’il avait aimé et qu’il ne voulut pas contempler, visage fracassé.

L’accompagnement par une personnalité au pouvoir diffère de celui qu’accorde une autorité dont la notoriété politique a été brève mais le rayonnement d’autant plus grand. Pierre Mendès France avec qui il avait correspondu et qu’il était en passe de pouvoir visiter, quand il y eut la maladie, les indispositions, puis les hasards s’additionnant. Michel Jobert n’était pas homme à proposer l’embauche, puisqu’il renvoyait à la rigueur que son visiteur, son cadet ou son ami étaient en train d’oublier. Il avait la conversation silencieuse et l’antiphrase fréquente, l’anecdote lui plaisait sans qu’il le manifestât, mais avec une constance et une ténacité qu’un caractère susceptible, douloureux et exigeant faisaient vraiment méritoires, exceptionnelles, il savait donner attention à autrui, à qui lui demandait de la présence, de l’âme, de la lumière, du partage. L’attaché commercial  près le consulat général de France à Munich lui avait dû un bond de carrière et sa nomination à Athènes. Ils ne disaient pas tout, tout de suite, mais finalement, ainsi avaient-ils l’un et l’autre jugé que François Mitterrand était l’alternance et la succession nécessaires. Des uns on peut attendre un emploi, ils sont nombreux même s’ils répondent peu, mais à d’autres, rarissimes, on doit  réclamer qu’ils ne désespèrent jamais d’eux-mêmes car ils sont exceptionnels, presque, si l’on peut écrire pour les choses d’ici-bas ainsi, escathologiques. Ce qui dans le cas de Michel Jobert est un paradoxe puisque l’homme affichait une foi qui n’était pas religieuse, une lucidité sur l’homme, clergé compris, qui n’était pas méchante et fondamentalement gardait pour soi, avec une vraie pudeur et quoiqu’écrivain fécond, les raisons qu’il avait de vivre et de ne pas finir de lui-même. Le ministre d’Etat, ministre du Commerce extérieur n’avait donc pas choisi son ami pour diriger son cabinet, alors que celui-ci était du corps à superviser, et avait senti le regret du même pour sa participation au gouvernement risquée et peu substantielle. Les années étaient devenues des dizaines d’années, les disparitions de corps commencèrent, Michel Jobert fut à veiller à l’hôpital européen Georges Pompidou puis à inhumer devant une chapelle dite de Réveillon sur les terres de Saint-Simon et Jacques Fauvet quitta en cortège l’église des Invalides sous un drapeau tricolore avec sonnerie aux morts, pluie d’orage et discours d’abord de son chroniqueur littéraire au Monde dont il jugeait la prose de la confiture, ce que Poirot-Delpech admit en rapportant un propos aussi direct : pas de marronniers, s’il vous plaît, quand il lui fallait présenter son papier, puis du président du Conseil constitutionnel sommé par une pluie diluvienne de lire plus vite ou de passer des pages.

Cela amenait paisiblement à fouler de la cendre, qu’il fasse printemps, été ou très froid. La confiance du roi – et depuis 1958, on en était au cinquième et l’actuel tendait à devenir viager, puisque réélu selon un score centrafricain après un premier mandat fort brièvement exercé, Jacques Chirac forcément ne pouvait plus songer qu’à être enfin bien élu, ce qui faisait aller tous les Français et surtout les candidats à sa succession jusqu’en 2012. Cela tournait à la fiction, cela ferait des âges canoniques. L’embauche est urgente tandis que l’attente se prolonge presque guillerette et le vide ses pensées et de la chronologie des conversations et des séances de dialogue qu’il ne se remémore jamais qu’au sortir de l’exercice où il est toujours arrivé, nu et sûr de ses réflexes, renouvelé dans l’assurance qu’il a de pouvoir discerner la structure et les pentes de celui qu’il lui faut séduire. Car il est persuadé qu’être choisi comme collaborateur par quelqu’un qui a pouvoir de se donner de l’entourage, suppose de la séduction. Cet hôtel particulier-ci n’est plus que de façade et peut-être de revers sur jardin, encore qu’on ne puisse le dire d’avance et sans avoir rien vu, côté pile. Tout était couvert d’un toit transparent de la rue jusqu’au fronton, aux colonnes que le nettoyage à neuf  faisait sembler d’une pierre spongieuse posée artificiellement comme un quelconque moulage de ruines qu’on ne verrait plus jamais et ne situait déjà plus. C’étaient de grands carrés tenus par très peu de métal, que par des sortes de cloutements chromés, dans le genre qui persistait depuis une trentaine d’années et qu’avait d’abord inauguré le campement maure, dressé avec mats, toiles, bâches et filins, au découvert du Jardin anglais à Munich, pour les Jeux olympiques de 1972. Il y avait eu depuis le stade de France et la Grande Arche, d’énormes visseries, le simulacre d’agencements précaires quand on ne s’était pas gargarisé de faire du définitif en échafaudages et tubulaires multicolores le musée de Beaubourg. On bâtissait de l’angulaire pour soutenir des courbes, on combinait la droite et une trompeuse souplesse, il fallait être léger, ductile pour exister, construction ou psychologie humaines. Le groupe se donnait l’imperméabilité qu’on n’a pas en plein air et la lumière changeante et souvent indécise que seule sait improviser sans jamais se répéter la nature. Le visiteur, le partenaire pouvait méditer, on le ferait gloser sur la modernité autant que sur la tradition. Le solliciteur était sûrement une catégorie sociale, peu esthétique en général et tout à fait déplacé, hors champ s’il arrivait qu’il s’en présenta un sur cette scène, car l’ensemble paraissait un parterre avec fond théâtral et les tourniquets qui en empêchaient l’entrée, sauf badges, accentuaient ce qu’a de désertique un lieu où il aurait dû pleuvoir et aucun bruit, aucune forme ne venaient vibrer. Paradoxalement, nulle part – là – ne courait de l’eau, mais tout en avait la couleur quand elle est traitée et canalisée pour la ville.

Il faut choisir le présent ou le passé, l’identité se nie ou se joue en termes grammaticaux, un homme est posé là, qui attend, qui vit le milieu de sa journée au ralenti, en marche-arrêt car la suite ne dépend plus de lui. Les pas, tous ses pas, depuis des années et les antipodes ou presque le mènent à ce qu’il déploie déjà en imagination pour s’éduquer à aimer l’employeur auxbasques de qui il court, en ménageant à peine la dignité de l’âge qu’il atteint et des diplômes qu’il avait conquis dans les époques où tous commencent. D’ordinaire, et il a longtemps connu l’ordinaire, c’est-à-dire le statutaire ou le haut niveau, ces endroits qui ne sont pas de fiction, où il ne faut pas parler de salaires, de primes, d’émoluments mais seulement de l’abnégation de se dévouer au service public, fut-ce en fond de couloir, d’ordinaire il y a toujours une proposition, mais plus l’on monte moins la chose est présentée en forme d’un emploi, d’une fonction, et plus elle est vécue comme une cooptation. Il a frôlé cette entrée dans la caste où tout ce qui est extérieur est objet de précautions et de protections racistes, le secret commence, ce sont les étages les moins éloignés du ciel, les plus silencieux où il n’y de visible et de concevable que des couloirs, les bureaux, les centres de décision, la série de bernard-l’hermites encoquillés qui s’entretiennent par téléphone, par télédocument, par courrier électronique parce qu’elle a encore la contingence de la chair et des horaires humains, y ont du logement. Le mobilier est plan, dehors il doit y avoir la foule, ce que décrit la statistique, ce dont les medias transmettent la rumeur. Ici, le danger et l’hésitation s’abolissent, tout s’amenuise parce qu’on est censé se libérer pour mieux gérer et la gestion est prévision, communication, délégation ad referendum. Rien ne ressemble plus à un ministère qu’un siège social de groupe international dans l’industrie, le commerce, la finance, à ceci près que le moderne s’il n’est entretenu figure très vite la pauvreté d’un Etat décrié tandis que l’héritage des autres siècles quand c’est de bâtiments et d’hôtels particuliers qu’il s’agit n’appelle qu’un habitat de qualité répondant au cadre qu’il est. Le moderne coûte en maintenance et ne nourrit pas le souvenir. Pourtant le groupe ayant choisi ainsi sa localisation a de la patine et du nom. C’est ainsi que veut apparaître son président.












II








Il l’avait vécu un soir, en Février, dans un Paris dont il ne se souvenait pas qu’il ait été bruyant, ni qu’il y eut fait froid. On était non loin de la rue du Faubourg Saint Honoré, mais cette croisée-ci de rues où se trouvait un hôtel particulier sans âge, époque ni nom d’hérédité ou d’architecte créateur, était grise, crépusculaire, un décor où ne passait personne et qu’il quitta pour entrer dans un autre. Vécu quoi ? une rencontre intime sur un ton et à des propos auxquels il ne s’était pas attendu. Il avait écrit son offre de services, sinon de compétence, à un homme dont il ne savait rien, sinon qu’un camarade, faisant dans le conseil en recrutement à titre bénévole, pour l’association dont ils étaient tous deux anciens élèves et qu’il était allé voir à tout hasard, lui avait dit qu’il était en recherche de quelqu’un, ou d’idées, ou d’un interlocuteur, ou d’une stratégie. C’était vague, cela sentait la place à prendre, mais pas la place toute faite ayant son cérémonial de prise de possession. Il devait se présenter lui-même. A sa précédente disgrâce dont il ne s’était sorti que par l’amitié de quelques aînés dans son administration nourricière et d’origine, il avait tenté d’approcher un autre très grand patron, confirmé déjà par les médias, qui avait l’hôtel particulier de son groupe rue de Tilsitt, autour de la place de l’Etoile. L’empire, car c’en était un, était du genre faisant alors florès, on achetait des métiers plutôt que des marchés et on révolutionnait par une ou deux techniques nouvelles donnant à croire au chaland qu’il était promu et trouverait honneur à acheter. Cela, en final. Mais l’outil brillait aussi bien dans l’édition, la communication que dans l’industrie de pointe. Le dirigeant était encore jeune, il avait femme et surtout enfants, il pensait à l’antique au mariage de ceux-ci et à la Balzac à cet enoblissement que la durée dans la richesse confère en sus de la puissance. Il s’était attaché un quatuor de cadets qui faisaient ses partenaires au tennis le dimanche matin et dont il appréciait la familiarité. Ainsi, était-il inatteignable sauf pour les chroniqueurs sociaux et les photographes, la bourse pesait si peu qu’on croyait à l’époque pouvoir l’ignorer et de fait les secousses étaient monétaires ou arrivaient de l’étranger. La boucle n’apparaissait pas qui enserre le pouvoir politique et l’entreprise à grand rayon d’ambition ; on n’avait pas encore la sensation de réseaux internationaux où se débattait le pays et où le politique serait peu. L’Histoire semblait encore s’écrire en alcove et du fait de la jalousie du second pour le premier, il y avait donc beaucoup de politique intérieure et des haines de théâtre, les seules véritables. Pour qui était régulièrement par un secrétaire général de la Présidence de la République, suremployé puisqu’avec une dizaine de collaborateurs seulement, le Président sans majorité devait tout seul tenir bon et desserrer une strangulation lente par tout l’appareil d’Etat, par toute la coincidence des dossiers que maîtrisait désormais jusqu’à la prochaine élection un très probable vainqueur. Prenant des notes sous les yeux du dégingandé de charme et de simplicité qu’était et que demeure Jean-Louis Bianco, dans le bureau d’angle que Valéry Giscard d’Estaing avait choisi pour sien de manière à faire dans la différence d’avec de Gaulle et plus encore d’avec l’ancien Premier Ministre et tombeur de celui-ci, le conseiller commercial rappelé du Brésil, coupé des indemnités de résidence et des colonnes de ce « grand quotidien du soir », regardait l’Histoire s’écrire et hésiter, après avoir s’être cru proche de l’ordonner chaque soir dans le bel emploi de qui donne à signer au roi ce qu’en serviteur avisé et méritoire il a mis en forme. D’un garçon au visage flou et à la silhouette replète, petit et marchant de long en large dans un bureau peu vaste, exactement à la manière dont Jean Sérisé l’avait souvent reçu, il y avait déjà une dizaine d’années, il s’était entendu demander s’il avait des références et qui pouvait répondre de lui … Lors d’une tentative électorale, la succession de l’inusable Edgar Faure dans le Haut-Doubs quand celui-ci passa, par appréciation juste de sa vulnérabilité aux législatives, du statut de député à celui de sénateur qu’il obtint de justesse – ce fut un spectacle exceptionnel que de voir et entendre, presque sentir olfactivement au cours d’un repas dit de la majorité et qui à Besançon rassemblait un millier de votants,  ces élus locaux, maires et conseillers généraux inentamables quand ils ont décidé le secret d’un opinion ou d’un choix de personne, l’ancien Président du Conseil dont les aboyeurs disaient qu’on ne présente pas une personnalité de stature internationale, telle que… suer et exprimer sa crainte que les communistes ne se maintenant pas au second tour de l’élection, la liste socialiste l’emporta de tous ses trois candidats – il avait entendu un lauréat de comice agricole, maire du plus jeune âge et de fragile quoique effrontée prestance, lui dxemander tout bonnement qui l’envoyait ainsi à lui, gérant de Saint-Point et du lac du même nom, entre vaches, sapins, château de Joux et frontière suisse. Il avait également entendu un conseiller général dans un bureau de vote puisque la campagne avait sa fin, on était en Novembre 1980, se plaindre de ce qu’il y avait trop de candidats et qu’on ne savait plus pour qui il fallait voter. La démocratie par les oreilles et l’embauche ou l’élection par recommandation, en fait par cooptation. Et la victoire par la passagère défaillance de l’une des deux masses qui à égalité avec l’autre avait d’abord poussé celle-ci, puis résisté à une contre-poussée et soudainement le terrain avait glissé, n’avait plus offert de quoi se caler. Depuis plus de vingt ans, la France politique n’a que cette stricte observance, aucune majorité à l’Assemblée Nationale n’est reconduite, ce qui comme antan, mais à intervalle de cinq ans sauf dissolution, donne un coup pour toi, puis un coup pour moi et pose donc le métier politique en profession où n’être pas ministre n’empêche pas d’être député-maire-conseiller général pour le moins, et inversement ou réciproquement un peu plus tard, ce qui comme il est naturel engendre des pratiques de services à rendre pour n’avoir pas trop à les solliciter quand s’inversent les rôles.
Une chronique trop brillante et trop tôt obtenue dans un organe trop autorisé et écrivant presque chaque jour quelques lignes des tables de la loi, une profession de généraliste quoiqu’elle eût sa précision et sa rigueur d’expérience et de situation à créer ou à dénouer avec les mêmes sanctions que celles du monde des affaires, c’est-à-dire l’exécution d’un contrat ne donnaient ni passé ni alliés au candidat à l’entrée dans un grand groupe. Il n’avait su que bredouiller le nom de l’Ambassadeur qui n’avait pas su empêcher qu’il fut rappelé, extirpé hors d’un pays de rêve qu’il commençait à peine de savourer, et celui du secrétaire général de l’Elysée. Insuffisant. L’idée qu’il avait à proposer était artisanale, pas plus dérisoire ou puérile que le fonds de commerce des plus industrieux et enrichis de nos contemporains, du pneumatique, de l’huile, de la console informatique, du décodeur. Soit une matière première ou un produit dont personne, consommateur ou fabricant ne peut se passer, soit un procédé virtuel ou très mécanique permettant de dériver automatiquement et sans tierce déperdition un flux financier ou quelque flux que ce soit pourvu qu’il soit convertible facilement et sans frais annexes en flux financier. On proposerait aux sorties des salles de cinéma, dont l’empire sis rue de Tilsitt, avec stationnement serré des voitures toutes de même marque, gabarit, couleur et brillant, entre grille style années 1930, chaussée embouteillée et façade sans recul, contrôlait et avitaillait un nombre exponentiel, le texte, ou les images, voire la réplique qu’allait bientôt permettre la technique, le spectateur serait aussitôt consommé le spectacle possesseur des rééditions à se donner privément. D’autres idées pourraient survenir si une meilleure connaissance des productions ou des emprises du groupe était loiisible. Se faire fort de saisir puis développer une novation par jour, il en était capable mais n’avait pas convaincu et après deux ou trois entretiens verbeux de ce genre où assis sur un canapé, les genoux serrés il laissait aller ses yeux d’une commode surchargée de photographies dédicacées par Lagardère à la gestuelle de son stratège, se nommant Gergorin et enseignant la vision planétaire dans quelques universités et autres colloques, comme la manie en commençait de poindre au milieu des années 1980.

En Février 1996, on était au premier hiver d’un règne si longtemps brigué que le prétendant et les électeurs l’avaient commencé fourbus, après que deux surprises aient failli faire tout capoter d’un parcours de trente ans. Nommé Premier Ministre sans que son avis ait été requis, mais son accord était prévisible, Edouard Balladur faillit doubler Jacques Chirac. Ce devenait une manière plausible d’analyser tout des comportements qu’ont les grandes gens à la tête de beaucoup de choses et en puissance de beaucoup d’autres, à partir d’une unique intuition, constamment transposable. Chacun craint de se faire piquer son rang dans la queue, la place qu’il a mis tant de soin et de fatigue à conquérir et se relâcher, perdre une seconde ce que l’on a, y admettre en proche quelqu’un d’un gabarit voisin du sien est mortel. On ne remonte pas dans un train dont on est tombé en marche. La règle est plus impérieuse que la fidélité au programme ou au clan grâce auxquels on a ôté un peu d’égotisme à une candidature toute personnelle. On habille de mérite, de dévouement, d’une sagesse hors du commun celui et celle qui l’emporte, mais le si peu qui a fait la différence à l’instant unique où se fait la décision avait certainement un socle immense et depuis longtemps présageant rétrospectivement l’immanquable succès du nouveau propriétaire. De celui-ci, il avait d’abord pensé n’avoir pas perdu la relation. Précisément, l’élection partielle dans le Haut-Doubs lui avait fait rencontrer le maire de Paris. La campagne les passionnait tous deux, Jacques Chirac, en connaisseur voyait le candidat quoique sans répondant, sans appui, puisque sans investiture, faire des progrès, remuer quelques esprits, gagner certainement des voix et ne pas démériter. Ils en avaient débattu et le pontissalien d’adoption avait même obtenu, en espèces que l’ancien Premier Ministre et futur Président de la République était allé chercher dans une armoire forte au recoin d’un des plus vastes et plus imposants bureau de tout Paris sinon de la planète. Quoi que vous fassiez plus tard, et même si vous me traitez d’un va-de-la-g… sachez que ce je fais pour vous aujourd’hui, je l’oublie du même coup et que cela ne vous lie à aucune reconnaissance, ils s’étaient quittés une première fois sur ces mots tandis que Joan Baez, parce que Georges Pompidou en avait été féru, entrait chez le maire et recevait sa main. Une autre fois, de l’argent encore lui avait été donné. Ses dépenses de campagne n’étaient pas couvertes, loin de là, il allait en supporter les dettes une bonne dizaine d’années jusqu’à ce qu’enfin libre il contracte des emprunts pour se donner racine mais à l’opposé du Jura, en plate Bretagne du sud. La nuit du premier tour, il avait mis, entre lui et le ring dont il avait été débarqué faute du minimum qui était élevé en pourcentage des inscrits, quelques centaines de kilomètres et un communiqué donnant à ses électeurs toute indépendance de jugement pour le second. A quatre heures du matin suivant, à la nuit noire, en baie de Saint-Tropez, une marina que lui prêtait quelques jours un très proche du président régnant, qui faisait dans le champagne à travers toute l’Allemagne avec tant de succès que ce serait l’un des fleurons les mieux sertis du futur L.V.M.H., Jacques Chirac était « au bout du fil », lui demandait ses voix, lui décrivait la lutte au couteau entre son mouvement, nos idées et nos convictions, insistat-il, et Valéry Giscard d’Estaing, grand favori pour une réélection à venir dans un semestre. Ainsi, chacune des six élections législatives partielles du prochain dimanche était décisive et les presque trois points que lui-même pesait dans le Haut-Doubs feraient la différence. Il le refusa, le maire de Paris ne lui en voulut pas et l’entretien d’embauche, qu’il eût fallu ne pas manquer et dont il ne savait pas sur le moment qu’il ne se reproduirait jamais, eu lieu en forme. Au début de 1981, François Mitterrand appréhendait qu’au second tour il ne fût pas présent, tant la verve et l’activisme de Jacques Chirac emplissait l’arène et restait forte la possession d’état de celui qu’on attaquait à propos de diamants pour ruiner plus efficacement une image publique perdue de contrôle. Mais Jacques Chirac voyait la déconfiture de Valéry Giscard d’Estaing et son propre passage en tête de toutes les droites, il y avait donc des circonscriptions à gagner, Thionville fut mis à plat sur la grande table de travail du maire, Jacques Toubon et lui se tutoyaient, le cadet était au milieu, voyait les chiffres, imaginait une rue principale en descente, des pavés pour chaussée, des briques pour encadrement des fenêtres et ce n’était pas la tristesse probable et l’anonymat obligé de marches frontalières ni vraiment à l’est ni vraiment au nord du pays qui le firent refuser, mais d’avoir à évincer un communiste, des communistes et toute une dialectique de générosité et de tradition militante, au nom de quoi ? et pour qui ? La chance ne passait pas encore, il fut sollicité de donner son avis, le maire avait-il à se présenter lui-même à l’élection présidentielle ? Non, répondit-il, le tour viendrait et Michel Debré était à honorer, quoique lui-même ne le soutint pas, toutes les tentatives de copies conformes à de Gaulle depuis Avril 1969 et jusqu’en Avril 2002 ont sonné faux, et tout autre que l’homme du 18 Juin est grandiloquent, usurpe quelque chose quand le texte appelle la France à la rescousse et renvoie dos à dos les grandes divisions de la gauche et de la droite. Et quand un peuple a la mémoire défaillante, c’est diminuer le héros que d’en présenter un mime. Le dernier épisode se joua en costume et sur la véritable scène, au premier étage du palais de l’Elysée, quand parvenu au haut de l’escalier qui n’est pas vraiment majestueux et qu’on peut contempler aussitôt les portraits peints en pied, pas mauvais, de Charles de Gaulle en sombre et en manteau  et de Georges Pompidou en embrasure de fenêtre, tous dos immobiles et paraissant réconciliés, il se trouva là, à attendre d’entrer chez le secrétaire général et que le nouveau Premier Ministre, Jacques Chirac une seconde fois mais en maître sous un Président diminué, l’aperçut, sans un mot, le regarda photographiquement. Ce jour-là, il était un traître puisqu’il visitait le dernier bastion que le prétendant allait enlever. Ils se revirent à la portière du président du Kazakhstan, l’amnbiance était fonctionnelle et un Ambassadeur n’a pas à solliciter un maire, même si celui-ci l’est de la capitale, tandis que va une visite très officielle.

Ni du sérail politique donc, ni de la carrière diplomatique proprement dite, ayant compris que son administration d’origine lui en voudrait irrémissiblement d’avoir joui de la vie et de fonctions sans lui en dire merci à chaque instant, et d’avoir ainsi vécu sans souci d’une dette et d’une jalousie qui semblait maintenant s’être propagée dans les couloirs des grands bâtiments d’entre la Seine et la gare de Lyon à tel point que même des inconnus assuraient le connaître et avoir à le virer, il arrivait au bout d’une errance d’un an qu’il ne savait pas n’en être qu’à des débuts. Il avait donc écrit au ministre pour faire courir les délais du refus implicite de décision, au sens du Conseil d’Etat, puis à toutes les entreprises, à leur tête respective, dont il avait gardé la trace d’une représentation au long de ses pérégrinations sur nos marchés extérieurs. Cela va, hier comme aujourd’hui, de la restauration en grand à l’avionnique et aux fabrications d’armes sophistiquées, de la publicité aux vieux noms et aux méthodes nouvelles d’images jusqu’à quantité de pétroliers, gaziers, avocats d’affaires, faiseurs de mariages entre entreprises et autres grands groupes de banque, d’assurance, de finances et de services. Il n’en connaît au moment où il passe le premier sas en début de soirée, rue d’Astorg, que des représentants qu’il a beaucoup, et parfois avec agrément, pratiqués, mais il avait, es fonction, l’avantage de parler à des salariés ou à des commissionnés tandis que lui paraissait indépendant puisque chargé des prérogatives de l’Etat et de distrubuer ou de recommander la distribution de quelques subsides ou perspectives de subsides qui vont avec la puissance publique, selon presque tous les Français. Position dont il ne réalisait pas encore, tant le changement était rude, complet, combien elle avait révocable à proportion justement de son agrément et des apparences de son inexpugnabilité. Il avait fréquenté des raisons sociales sans en connaître le visage dirigeant quoique des noms lui soient devenus familiers, presque des sigles appelant des vies et des biographies de roman, Pineau-Valenciennes, Suard, Gandois, des industriels auxquels venaient s’ajouter la génération montante qui agilement – privatisations ou natiuonalisations, et l’inverse – avait fait des échaufaudages et se hissait sans rien montrer d’antécédents ou de savoir-faire appris sur le tas, jusqu’aux étages nobles. Lagayette et Peyrelvade, Haberer succédaient, à raison seulement d’une appartenance brève au cabinet d’un des successifs ministres des Finances, aux rejetons bichonnés de la banque protestante, de l’industrie de famille, du groupe centenaire ayant fait du canal, du chemin de fer, du fret et toujours beaucoup d’argent qu’à tort on plaçait soudain dans l’immobilier et l’assurance. C’était assurément du concret mais qu’il ne connaissait pas. En Asie centrale, il avait tâté sinon du pétrole, du moins des foreuses gigantesques et filiformes et visité, sans précaution, Loïc Le Floch-Prigent, battant froid un parterre de diplomates, tous nommés dans des territoires dont les frontières ne dépendent pas des traités mais des intérêts. Il avait su, au haut de ce qui n’était pas un hôtel particulier, mais une tour de verre à la Défense, se faire admettre au tête-à-tête avec cet homme, qui avait en commun avec François Mitterrand, l’effet de cour et l’aura impérial quand il était en spectacle. L’entretien avait été particulier et confiant. Ils étaient d’âges analogues, de rang moralement égal, mais l’un était une puissance économique et l’autre, certes nommé en Conseil des Ministres, se savait appelé à la prudence. Il avait été cet autre avec habileté, pouvait-il croire. La confidence avait été en deux parties. Le pédégé ne savait qui commençait de gouverner et aurait à décider dans l’ancienne République soviétique, indépendante presque de mauvais gré. Si l’Ambassadeur pouvait lui dessiner une carte du tendre, bien des commissions seraient épargnées et les Français, dans l’art de corrompre, ont le don de se tromper de destinataires et de laisser troip d’intermédiaires à leur trace au présent et pour le futur, le premier décisif et éliminatoire et  le second, par construction, incertain. L’autre partie de l’entretien avait porté, sans qu’on puisse croire à de la prémonition, sur la précarité de tout dirigeant d’un groupe pétrolier qui n’est pas anglo-saxon mais parvient à se faire reconnaître parmi les dix premiers, peut-être même parmi les cinq. La barbe de belle taille et couleur Renaissance, qui appelait une bouche et des lèvres appliquées à un verre de cristal taillé accueillant le meilleur vin couleur carmin, dissimulait en réalité les tics et la vieillesse installée d’une angoisse que confirmait les ongles rongés à des mains potelées. Approché de part et d’autre d’une table étroite et nue, l’empereur avait peur et avouait ne tenir la suite de sa carrière, comme sa nomination et à plusieurs reprises sa protection personnelle, de François Mitterrand. Ils avaient pu, se souvenait-il, échanger leur expérience personnelle du souverain, son attention aux personnes, la douceur pénétrante de sa voix, de son ton, de ses observations, sa grandeur en somme mais son secret surtout. Un pétrolier et un diplomate, surtout s’il leur faut s’appliquer à comprendre l’Asie centrale, les idiomes dérivés du turc et les races dérivant et s’accrochant aux buissons et aux troupeaux des steppes qui tous déambulent comme des mers et du vent sans contour ni orientation assurés, doivent apprécier de tels maîtres au regard qu’on ne perçoit pas mais à la fascination courtoise qu’on subit et qu’on accepte, non sans gloire ni plaisir.

Le pédégé du petit immeuble noyé dans une nuit américaine, avec qui il a rendez-vous marqué à la fin des heures diurnes de bureau, est donc pour lui le second du genre. Il ne s’imagine ni ne se pose en solliciteur. En littéraire impénitent parce qu’inédité, il se réjouit davantage de connaître, de voir de près un personnage dont il ne sait encore rien, pas même l’apparence physique. De ses collègues en diplomatie ou au ministère du quai Branly puis de la rue de Bercy, il n’a jamais eu la curiosité, il les regarde comme des compagnons de chaîne – car l’humilité contraint chacun et que dans l’administration on est tour à tour gérés et gestionnaires, lui-même ayant fait exception et qui n’aurait souhaité en centrale qu’un emploi itinérant d’inspecteur ou d’arrangeur des ressources justement qualifiées humaines – ou des co-initiés jouissant d’une existence et révérant quelques rites comme il doit y en avoir derrière la clôture monastique. Le sort et le poids de chacun, quand on est du même monde, se lisent dans les annuaires, se modifient, se décalent, se rattrapent par une nomination dont la rumeur a couru longtemps avant qu’elle n’intervienne ou se manque in extrêmis, ainsi manqua son débouché depuis le cabinet de Pierre Bérégovoy, un André Gauron certain d’être commissaire au Plan, et qui l’avait constamment aidé dans sa brigue à lui d’un poste qui n’étant pas à la décision du ministre des Finances et de l’Economie, serait plus facilement obtenu par témoignage indirect d’une valeur que personne ne vérifierait en confectionnant, sur ordre, le décret aux trois signatures constitutionnellement qualifiées. Du proche collaborateur de ce ministre qu’il aimait, il avait ainsi entendu le récit des motifs derniers pour lesquels la France avait finalement accepté de participer à la première des guerres d’après la chute du mur de Berlin, ces guerres télévisées à tous contre un que commentent des experts nationaux ivres d’une servitude intellectuelle et logistique envers une hégémonie méprisant la faiblesse de ses alliés et leur rouerie de serviteurs contraints mais exonérant, par son excès même de puissance, toutes les vilenies du consentement à la dépendance. Ce n’est pas l’Ambassade de France au Koweit qui avait été saccagée par les gens de Sadam Hussein, mais la video. et les chaines stéréo. de l’Ambassadeur à sa résidence dont il était d’ailleurs absent au moment des faits et où l’on pouvait entrer rien qu’en écartant les battants simples de porte-fenêtres de plain pied sur le sable. La dépêche d’agence avait été passée au Président de la République, conférençant à Prague pour tenter d’opposer à l’annexion d’une petite Allemagne par une plus grande et mieux située, la logique d’un autre agencement de la vieille Europe, des cardinaux de l’ancienne Autriche-Hongrie, des gens de théâtre devenus chefs d’Etat, des représentants de forces vives mais peu de parties réellement prenantes avaient accepté l’invitation, écoutaient le discours mais desservirait le dessein qui venait décalé et tardivement par rapport à une Histoire qui, une nouvelle fois du côté de la Bohême et de l’Oder avait forcé les choix. L’ambiance n’avait pas été à la réflexion, ce fut la dépêche d’Ems d’autant que nous ne serions pas en première ligne. Le point intéressant était que Pierre Bérégovoy et ses collaborateurs suivaient donc la grande politique, celle dite étrangère, et qu’une nomination d’Ambassadeur pouvait transiter par eux. Fermer notre représentation à Pankow lui avait été proposé, il l’avait décliné puisque de Vienne où il était affecté depuis qu’il avait été sorti de sa première disgrâce, il savait trop que Berlin-Est ne pouvait survivre à l’air libre, ou alors il eût fallu faire adhérer cet Etat qui avait failli devenir un pays parce que l’Allemagne est aussi multiple qu’elle aime son unité et être forte, directement et en tant que tel aux Communautés Européennes. Le concert intime eût garanti une certaine différenciation et ce n’eût pas été un second Anschluss ; les mots et les réminiscences étaient forts et périlleux. Il en avait appris les distinguos, avec une dilection de plus en plus grande, en même temps qu’il acquérait quelques rudiments d’allemand tel qu’il est parlé à Vienne et censément au Burgtheater. A l’époque Jacques Chirac, voulant faire plus fort que François Mitterrand et n’être pas en reste d’une unification, avait évoqué l’Autriche au programme du chancelier Kohl, tandis que circulaient des journaux d’une autre inspiration où la République démocratique lâchée par Mikhaïl Gorbatchev n’était à la une qu’en tant qu’Allemagne centrale. C’était aussi le moment où Moscou et Bonn échangeaient des signatures au bas d’un traité de bon voisinage. Où était la Pologne ? Grandiloquence discrète des évocations en privé de diplomates en déshérence de postes. Dernière à Berlin-Est, une épouse Timsit était donc devenue conseiller diplomatique d’Edith Cresson, promue à Matignon. Le jeu des chaises musiciennes, puisqu’à la prise de ces mêmes fonctions par Pierre Bérégovoy, il avait voulu succéder à celle à laquelle il lui avait été proposé de succéder à Berlin. Dans une vie humaine, surtout si elle est faite de migrations dans les organigrammes publiques ou des grands agrégats économiques et financiers, on ne rencontre que quelques mêmes gens, une petite centaine dont seuls une grande vingtaine ou une petite cinquantaine restent familiers, qu’ils soient vos riveaux, vos tortionnaires ou vos commanditaires et parfois bienfaiteurs. Mais l’âge fait vieillir et il n’est pas faste d’être géré par plus jeune que soi, les vitesses ascensionnelles ne s’accélèrent que pour la génération montante. Quand un Ambassadeur de France dignitaire dont il avait passionnément, décisivement désirer pouvoir aimer la fille, quelques secondes pour l’avoir regardée rejoindre son père chez Ledoyen où celui-ci le traitait brièvement, vous pince au sang à travers votre veston de cérémonie parce que vous êtes plus familie que lui d’un Premier Ministre officiant, vous percevez que la lutte dure jusqu’aux obsèques et au niveau protocolaire de celles-ci entre ceux qui sont arrivés avant et ceux qui, sans rien vouloir ôter aux aîéns, au contraire, veulent simplement avoir un tour, certes bien moindre, mais quand même un petit tour. Il avait eu la gloire brève mais enviée, ce pincement par un Ambassadeur qui avait trois ans durant, et quelles années ! celles du soir d’un très grand homme, été chargé de la presse à l’Elysée, et qui n’avait donc rien à jalouser en rien, signifiait qu’on ne tolérait pas qu’il puisse parler et même interpeller un Premier Ministre, simplement parce que celui-ci lui en avait mieux que la permission, la coûtume, la liberté. Natives.

On lui donne ici son titre honoraire d’Ambassadeur, on est venu le chercher au bas d’un escalier faisant immeuble de maître, on passe par des entresols, puis ce devient vaste et prestigieux, on passe un palier, les parquets y sont croisés, personne mais cela ne semble pas désert et sans préavis ni temps d’arrêt ni lieu de transition, il est face au maître des lieux qui raccompagnant deux quidams semble s’excuser de ne l’avoir pas fait attendre. Rien n’est feint, au contraire. L’homme se présente, ce qui est intelligent puisqu’ils ne se connaissent pas et que sa qualité de chef n’est pas surimprimée à son visage. Sensation de solitude que produit cet homme, mais sans manifester ce qui va avec, une souffrance ou des failles. C’est donc lui en costume orange-brun, chandail à pointe orange et très ordinaire sous la veste. Les mêmes chaussures à boucle que son visiteur de fin extrême de la journée, le cheveu presque gras, abondant sur une tête un peu plate, un bouton au milieu du front, mais le visage est attentif et souriant. La personne parle sans hésiter, mais se laisse conduire et reprend les mots de l’interlocuteur, quand ils ne sont pas les siens ou paraissent plus précis ou originaux : est-ce une suprême politesse ? n’engageant pas. Ce ne semble ni affecté ni calculé. Le pédégé met à l’aise, de but précis que bien recevoir celui qui vient à lui et qu’il reçoit. Vous buvez quelque chose ? La table qui fait plateau entre eux, avec une vitre, le plafond disproportionné par sa hauteur, une toile moderne, de très grandes dimensions que lui peut contempler tandis que son hôte se présentant de trois quarts d’heure ne voit qu’autre chose. Pas d’appels téléphoniques, pas d’intermèdes d’une secrétaire, d’un collaborateur.

Il répond qu’il a écrire encore ce soir, embraye sur Lesseps, assimile des images qu’il suppose être demeurées gravées dans la mémoire conjugale de ses parents, relayée par celle moins solaire, plus anxieuse de son frère aîné mais à un tel degré de redondances et de couleurs et d’odeurs que l’Egypte en était devenue un mythe familial, alors que les huit enfants nés en France n’y avaient jamais les pieds, surtout aux époques où les photographies se tiraient comme des gravures et sur papier bistre, où les trottoirs au Caire avaient des arbres, tous, et où les voitures étairent rares, toutes différentes les unes des autres de couleur et de carrosserie, il y avait de la toile, du cuir, du bois, des chromes et le soleil était différent et les indigènes s’écartaient du champ quand l’image était de famille et qu’ils étaient domestiques. Mais cela ne fait qu’une phrase et de la légende au regard d’une légende. Ne pas songer à des points communs, se montrer professionnel, virtuellement utile, adaptable aussi. Au Portugal, quand il y était, Indosuez introduisait Creusot-Loire, selon une exclusivité définie mais que comme tout dogme il n’avait pas eu à approfondir ni à se justifier. Les choses sont ainsi mises qu’on peut regarder et ajuster dans les deux sens, la banque et l’industrie. C’est donner la main à celui dont il veut s’instruire, de plain-pied. Commence un récit, dans une langue dont il ne saisit pas tout, les noms propres, les échevaux de carrière qui se croisent, les décisions pendantes, les risques pris au passé mais à ne pas accepter au futur proche. Le pédégé continue sur le groupe et le présente longuement. Mi- du dehors, mi- de l’intérieur à la façon dont on se tiendrait à un inventaire qui doit être efficace, effectif et dont on va sortir quelque chose. Lui-même, sans toute la culture pour apprécier ce qui est l'information du grand public, ou ce qui est de la stragégie ou des données vraiment internes, écoute. Il ne prévoyait pas que cela l’intéressât vraiment ce moment avec un homme pas loin de son âge, simple et lui faisant la grâce d’être perplexe sans que cela tombe dans la dubitation ou l’hésitation. Ne sachant rien de Suez, alors que d’Alcatel, de Thomson, de Dassault, de Sodhexo, de Carrefour, de Schlumberger ou de Schneider, de Michelin assurément il connaît bien des passes, des traverses, des anecdotes qu’on ne raconte qu’à la chute d’un dirigeant ou qu’à la fin d’une génération. Le canal certes et un ami de ses parents chargé de ce dont il ne se souvenait plus quoi, mais qui était important avant guerre et servit de passeport au retour sur site après les événements de 1956 ; un inspecteur des Finances de la promotion de Couve de Murville, quelques mois préfet dans son pays, nommé par Pierre Laval lequel donnait pour instruction orale à ses représentants de ne pas suivre les écrites. Ces traits n’ajouteraient pas à l’exposé qu’il entend et où il n’a rien à apporter, d’autant que c’est du passé et que le dirigeant actuel porte en horreur le régalien et se veut au mieux ex æquo d’un autre, confrère, rival ou d’un métier différent mais exercé sur le même territoire, afin de n’être jamais à la proue mais plutôt du côté de l’hélice. La voix n’est pas fatiguée des conversations de la journée, le ton est d’un bref résumé, non celui d’un cours. Lui-même ne sait donc rien de Suez, il a la vague idée qu'on y fit trop dans l'industrie lourde, à l’époque où l’on continuait de porter un nom quoique in partibus infidelis, et, plus flou et incertain encore, le souvenir des querelles d'une succession difficile de Gérard Worms, juste l'été précédent. C'est tout. Il ne sait pas même le statut actuel, et rien de la biographie de celui qui le reçoit, sinon qu'en face de lui parlant à voix pas haute, les jambes non croisées, les mains pas volubiles, le visage rajeuni par de la lumière qui n’est pas celle d’une lampe sourde et proche, mais tombe du plafond et rappelle qu’on ne parle pas dans un salon et pour peu dire, on a quatre ou cinq ans de moins que lui. Procéder par tâtons et bon sens, dès que pour lui s’estompera un peu l’effet de s’instruire inopinément de la cogitation d’un souverain nouvellement intronisé.

Au début, il flotte complètement. Le Kazakhtsan, un contrat électricité, Tetrabel ? Tractobel ? Il n’en a plus souvenir, pourtant ce soir est exactement à une seule année calendaire, jour pour jour, de la dernière fin de journée, du dernier début de nuit, où insouciant et imprécautionneux il s’attardait à des adieux de protocole, à des baisers de fiançailles et négligeait la vérité, l’amour de celle avec qui il passerait quelques heures au lit, sans plus la toucher et qu’il ne comptait pas revoir, une fois envolés, elle vers l’Inde du nord en voyage à tarif réduit, pour tromper son chagrin et ce qu’elle croyait devoir n’être qu’une attente, et lui pour Paris où l’élection présidentielle de 1995 se jouant, il tenait pour assuré qu’il ne saurait pas moins bien que si souvent par le passé parcourir les couloirs et faire s’ouvrir les portes et les agendas ramenant à un emploi convenable, ou à convenir. Puis commence l'exposé, c’est le dirigeant qui parle. Le groupe très alourdi par l'immobilier, des pertes en quelques années, équivalentes : 26 milliards, à tout le bénéfice des cent ans de canal et à la capitalisation au moment de la privatisation de 1987. Heureusement, la banque est riche et a pu absorber ce qui a été bien plus qu’un ressac. Surtout se débarrasser de l'immobilier, significativement dès cette année. En faire autant de l'industrie lourde. S'appuyer sur deux métiers et les développer : la banque, en crédit surtout à la consommation, métier d'avenir mais sur lequel tout le monde sèche, témoin la récente copie. C’est lui qui place une banderille au hasard, la lecture récente du « grand quotidien du soir ». La réponse lui donne à penser que l'homme est plutôt réservé vis-à-vis des actuels gouvernants, ce qui lui plaît. La banque donc, et ce semble le métier de son vis-à-vis, ainsi placé pour avoir vite procédé à un audit personnel de tout ce dans quoi, nouvel arrivant, il a, à ce niveau désormais le sien, à se mouvoir et à en animer d’autres, mais pas seulement la banque. Tout autant, les services aux collectivités locales : l'eau, l'électricité. C’est la participation à la Lyonnaise – au passage, il entend la confirmation de l'emprise et du delphinat d’un de ses propres camarades de promotion, orageusement marié à la fille de François Missoffe, celle dont « Rudie le rouge » s’était targué d’en avoir fait sa maîtresse quand, en pleine discussion sur le règlement intérieur des bâtiments ou des dortoirs en campus de Nanterre, le ministre de la Jeunesse et des Sports, de Gaulle régnant, était venu inaugurer, croyait-il, une piscine mais en fait ce qui s’appela vite «  le mouvement du 22 Mars ». Du moins, c’est ainsi qu’il aime à raconter l’histoire, à la fois intime puisqu’il s’agit d’un condisciple chez les Jésuites dans les beaux quartiers et d’un camarade envié et admiré à l’Ecole Nationale d’Administration, qui l’avait encouragé à redoubler la dernière année de scolarité pour avoir une meilleure chance de sortir où il voulait entrer. Vocabulaire et raccourcis des concours et des des « amphi-corps ». Le couple a ensuite fait du chemin, il y aura chez l’épouse du passage au gouvernement, de la candidature à la mairie de Paris et chez l’inspecteur des Finances, fils d’un pétrolier gaulliste et diplomate, longtemps puissant et assez notoire pour ne pas se placer au premier rang, des ambitions de même rapport et de même habile sagesse. Guy de Panafieu au charme certain ne parviendra pas cependant à diriger les Relations économiques extérieures aux Finances, ni à succéder vraiment à Jérôme Monod, ni à viabiliser une informatique française il est vrai foireuse bien avant qu’elle lui soit confiée. C’est une de ces relations dans une vie, qu’on croise souvent, que très peu suffirait à s’annexer ce qui aux heures grises est utile, surtout à charge d’une revanche qu’il n’y aura pas à honorer, car aux uns les places de compensation et aux autres le couloir et l’anti-portrait. Très curieusement, il lui fait penser physiquement au cadet de ses frères, même découpe sportive et même incompatbilité mentale car celui qui a de naissance ou pa mariage, ne peut comprendre les aléas de celui qui n’obtient qu’à titre périlleux, révocable et sans vcie de retraite. S’il avait à dessiner les profils, les plats et les saillies d’une course réussie, il choisirait celle de ce garçon chanceux qui ne l’a jamais impressionné, dont il pense qu’il n’a pas de secret mais pas non plus d’excès et qu’en tout il a sans doute, très probablement une certaine âme. Car le patronat français, issu de la haute fonction publique depuis la fin des années 1920, que les fortunes soient familiales ou que les biens à administrer soit ceux de l’Etat, a un fond catholique, prise la morale et a peut-être peur du péché qu conduit à l’enfer. Il y a de la foi chez le riche qui interpelle Abraham et à défaut Lazare, le pauvre. C’est le Français quand il est doté et parfois jusqu’au paroxysme de placer le chiffre 6 entre ses initiales patronymiques. Mais les Présidents de la République laïque, fière d’avoir expulsé les congrégations au même moment que les princes et d’avoir rompu le concordat de chacun des régimes qu’elle a abolis, vont bien à la messe, pas seulement pour les enterrements, François Mitterrand dans la cathédrale de Reims, aux côtés du comte de Paris pour le millénaire capétien, et Jacques Chirac à Bormes les Mimozas en personne ou sa femme par procuration. La Lyonnaise des Eaux, ce qui situe et fait sérieux, car à Lyon naissent et résident les Fabre, les Chaix, les Cabot, les soyeux, les armateurs, les indicateurs de chemin de fer. Et du même genre, surtout la Belgique. Faire de la colonisation une bonne affaire qu’un roi revend à l’Etat qu’il préside, et tout autour de ce qui devient le noyau dur et le seul ciment dont dispose un royaume tripartite mais monocéphale avec arcs de triomphe, monuments de la dynastie et mariages princiers sur fond des toiles impressionnistes qu’on pouvait peindre en empruntant à la cathédrale de Rouen par brouillard puis coucher de soleil mais qu’on brossait bien mieux le long d’une côte, courte pour les stratèges, on n’y débarqua jamais significativement et l’on n’y rembarqua pas non plus, mais rectiligne et étonnament bout du monde parce qu’on y arrive de Bruges et de Gand, de siècles en dentelle, en rouge étonnant, en bleus et en visages inimités.

Gérard Mestrallet poursuit… aucune image ne transparaît, et il se garde, quant à lui, de placer aucun nom. Au moment du raid de la Société générale et de Pébereau, nous avons répondu à l'appel de la Société Générale de Banque et y avons pris 10 %. Cela nous a couté très cher. C'est la troisième capitalisation en Belgique. Je dînai avec Alphandéry, et lui ai demandé : savez-vous que je suis le premier producteur d'électricité dans le secteur privatisé à l'Est. En fait, il ne s’agit que de la Hongrie, depuis trois mois, seule à avoir privatisé ce secteur, et que rapporté à vous en France, je produis presque le tiers de vous (l'Irlande, un peu les Etats-Unis, et surtout la Belgique). Tandis qu’arrivent les chiffres, les territoires, les annexions, qu’apparaissent évidents et bien menés des choix profonds et que se constitue quelque chose qui a tant de cohérence qu’il faut s’étonner que ce ne soit que nouveau, le voici avec d’autres associations, car il connaît la tapisserie par son envers. Un autre camarade, autant de chez les Pères Jésuites, rue Franklin, pavillon Clemenceau, que rue des Saints-Pères, fils adultérin d’un très grand du monde scientifique, demi-frère d’un préfet à la carrière parfois laborieuse parfois parvenant à un niveau où il y a à décider, frère à part entière de la demoiselle de Monsoreau que leur mère tenait pour prodigieusement belle, au sens littéral puisqu’elle ne la lâchait pas du bras quand elle la présenta à ses parents, du côté de la rue de la Pompe, quelques années après les avoir adjuré de voter pour Habib-Deloncle au lieu du défenseur du Maréchal, en Novembre 1958. Camarade à l’étonnante palette, du cœur, plusieurs mariages et de la pruderie, une fortune inattendue mais méthodique, le don des langues (l’anglais et le russe) qui sut éviter le délit d’initiés et repasser de la commission des opérations de bourse, d’abord sous l’insoupçonnable Bernard Tricot, à l’inspection générale des Finances, son corps d’origine après l’E.N.A. elle-même intégrée par la « botte » de l’Ecole polytechnique. Ennuyeux et poseur par son art de mettre mal à l’aise en s’étonnant sans cesse que son interlocuteur pour une tasse de café, place du Palais-Bourbon, ignorât ce que lui savait. De la fidélité devant le cercueil de Michel Jobert, un mercredi de Mai 2002 où beaucoup de monde se cotoyait sans accepter de se reconnaître ni de se parler, et lui-même qui s’était donné ainsi qu’à son éminent mentor une grande matinée de méditation, l’enfant de Meknès allongé en bout de course, la tempe et l’œil gauche tuméfié par la chute du samedi précédent, celle déjà de la mort, et lui assis avec un écritoire informatique pour saisir devant témoin ce qu’ils avaient vécu ensemble. Jean-Luc Lépine, comme Jean-Pierre Chevènement, comme quelques-uns du parterre quand le Mouvement des démocrates avait ses rassemblements et aussi du succès dans les médias, allèrent jusqu’à la chapelle dite du Réveillon. Par Jean-Luc, il avait une idée des frères Pébereau au début de leur ascension respective. Mais du raid qui inaugurait ce chemin cahoteux où Pierre Bérégovoy petit à petit serait emporté par des attachés de cabinet faisant de l’ingénieurie et du monopoly, il ne savait rien. Naoury ne tomberait pas,   --- retrouver le nom du chargé des questions industrielles à l’Elysée en 1985-1988 et s’esquiverait dans une estime demeurée générale, au contraire paraderait et hâblerait jusqu’au rendu d’arrêt en Cassation.

Le récit continue, c’est du Benelux qu’il s’agit, un nom manque, celui de Frère, mais Mestrallet est économe de noms propres, celui de ses patrons quand il était homme de cabinet et les conseillait ne viennent à aucune rescousse, simplement parce que ce n’est pas nécessaire et que c’est d’inventaire de raisons sociales, de métiers, de chalandises qu’il doit seulement s’agir, et de ce qui est tombé dans son escarcelle par la Société Générale de Banque, contrôlée maintenant avec 30 % de particpaton, tant la gestion et la réinjection de bénéfices a été profitable. Couplet ensemble sur les moeurs belges, leur dureté en affaires, la nécessité d'êre belge chez les Belges et non des colonisateurs, à quoi ils sont réfractaires absolument. Le terrain redevient familier : la Vieille Montagne a fait partie de l'empire, et ainsi de suite. Lui-même qui continue de se taire et de visiter le stand où il est introduit complaisamment, appelle du lointain ces épisodes de tourisme industriel que les scolarités de grandes écoles, de commerce ou pas, aiment se donner en prospectus et à leurs élèves. Il avait ainsi crâné une journée entière du côté de Metez ou de Pont-à-Mousson, en se faisant passer pour le futur gendre dont il savait pourtant qu’il ne le serait jamais, d’une grande famille, riche de portefeuilles, de participations et de cousinage par la branche maternelle autant que par la branche paternelle depuis trois générations, et dont il avait été prestement débarqué dès les faire-parts imprimés, mais surtout connue la déconfiture de son père à lui. Après son bref passage dans la chambre de jeune fille de l’aînée des J., l’amie très intime de l’aînée de ses soeurs – un semestre, celui commençant sa scolarité à l’école de sélection des principaux serviteurs généralistes de la chose publique en France – il y avait eu la déconfiture du pater familias, faisant dans les composants électroniques et de télévision, subventionnant L’homme nouveau de Marcel Clément, et ne pouvant donc percevoir que le Japon à la fin des années 1970 ne donnait le choix qu’à l’alliance ou à la faillite, le renforcement de la puissance Michelin se défaisant de Citroën et se concentrant, première du genre à pratiquer cette sagesse stratégique, sur son « métier d’origine » et quantité d’histoires et de péripéties industrielles auxquelles il ne s’était intéressé que selon la conversation de représentants de banques ou d’ensembliers venant lui désigner leur cible ou détailler leur dossier d’assurance-crédit, conversation quotidienne de l’officine économique et commerciale des Ambassades. On y apprend à synthétiser un exposé, une journée entière d’auto-proclamations ou de doléances autant qu’à crocheter, pas toujours au figuré seulement, les portes par où passer pour obtenir la décision. Ainsi, pour le groupe qu’on lui décrit, un point fort, et latin – a-t-il résumé - en Europe occidentale. Oui, à savoir-faire élevé, mais à faible croissance comparé à l'Asie du Sud-Est. La Générale de banque est à guichets au coin de rue à Hong-Kong, nous sommes en banque d'affaires partout ailleurs : le savoir-faire, la structuration à leur apporter. Ce devient simple, on est le 7 Février 1996. Vous voulez être prêt pour les échéances de 1997 à Hong-Kong. Oui, et si nous créons un poste, auquel nous n’avons pas encore vraiment songé, ce serait sans doute pour lier les deux zones géographiques et superviser l'Asie. Il est en Novembre 1970, en avion, la France et le monde viennent d’enterrer de Gaulle, ce qui va être courant ensuite a été exceptionnel, la nef entière de Notre Dame à Paris où sont à garde-à-vous devant les chaises de tous les dimanches des souverains, des présidents, des ambassadeurs, les collines surplombant la petite départementale sur laquelle ouvre le portail métallique plein de la Boisserie, du monde, beaucoup mais sans plus, quelqu’un fait remarquer qu’il fait toujours beau quand le Général préside une cérémonie, le véhicule blindé, Malraux et son visage ravagé, quelqu’un, un autre fait remarquer, comme il souffre, le pauvre vieux… Lui-même se verra à la télévision agitant la main, à un angle de l’écran quand passe le convoi. Il a appris la mort en déjeunant le mardi à Téhéran avec le conseiller culturel, Michel, le crâne rasé, l’opinion personnelle peu gaulliste. C’est parce qu’il est repris alors qu’il évoque au mode du présent l’ancien Président de la République, comment, vous ne savez pas ? Il est en voyage d’études, c’est l’Iran, la dictature dont on ne voit pas les coutures, du groupe s’est absenté le temps de cette étape suivant la Suède et la Roumanie avant d’aller jusqu’en Extrême-Orient cet autre camarade encore, d’origine locale, parti avec son père à l’orée des années 1950 quand échoue Mossadegh et qui sait que revenant au pays, il sera retenu prisonnier. Garçon au teint mat, à l’intelligence méticuleuse, ingénieuse, méritant les promotions qu’offre le Conseil d’Etat et dont l’existence parfois presque aussi aventureuse que la sienne l’a souvent croisé, jusques – imprévisiblement – dans la familiarité de Michel Jobert, deuxième période, celle du ministère d’Etat, chargé du Commerce extérieur. Noël Chahid-Nouraï finit par se marier parce qu’un enfant qui le rend heureux, l’y invite ; il en quitte un cabinet d’avocaterie d’affaires, réforme le marché de l’art, s’élargit de plus en plus physiquement et ne change pas de sourire et d’une certaine chaleur au second degré. Maintenant que lui-même est déchu et à mesure que cela se prolongera, il a plaisir à se savoir assez seul dans ce défaut d’emploi et de considération. Que l’échec soit statistiquement rare dans la génération de ses études secondaires et supérieures, que la spectaculaire et solide avancée au tout premier rang n’ait eu lieu pour aucun d’entre eux, alors que secrètement, mais peut-être cela s’aperçut-il ? il crut longtemps que ce serait son lot à lui, l’ensemble de ces notices biographiques que la radio, les nouvelles, l’information, la conversation en cours lui rappellent ou mettent à jour, lui est au fond indifférent. Le rapport avec le bonheur, il ne le perçoit pas, c’est si relatif, c’est tellement sur mesure, on n’est pas habité par tous ceux qu’on a cotoyés ou qu’on connaît, l’époque, l’âge, du hasard font choisir. Dans l’instant, on est toujours monogame. Quand ferment les banques, les magasins et qu’ont été données les dernières informations télévisées pour le plus grand public par des vedettes installées pour un quart de siècle et qui ne peuvent donc faire acte de personnalité que par leur vie privée ou l’écriture publiée de quelques fictions, il y a cet instant d’avant le sommeil où l’on sait n’avoir plus rien à craindre ou à espérer dans les heures à venir. C’est demain le temps du défi, de la concurrence, du papier bleu, de l’échéance, de la réponse enfin à une demande d’audience. Il a toujours eu un bon sommeil et se souvient de ses rêves la plupart du temps à pouvoir les écrire avant d’écouter l’horoscope puis de se lever. Dans cette existence, depuis toujours, il y a eu de la succession et de la diversité sur l’autre oreiller. Mystérieusement, le côté du lit s’impose et il ne l’a jamais choisi lui-même, que deux possibilités, mais jamais deux d’affilée surtout si à défaut de changer de partenaire, il y a changement d’appartement. Diversité, successivité et donc pas d’enfants. Ses frères et sœurs, ses contemporains en cette seconde moitié du XXème siècle de l’ère chrétienne et il en sera de même au début du IIIème millénaire qu’ils ont aussi en commun, reçurent tous, et sauf exception à une période ni tardive ni précoce, de la progéniture, des attachements naturels à avouer et afficher, des compagnonnages et de l’occupation de locaux intimes, donc de la vie privée qui soit biologique, diversifiée, logarithmique et non pas auto-centrée par défaut et narcissique faute de mieux. Dire cette vraie lacune, il n’en est pas encore au point où cela forme besoin et noue quelque chose quelque part d’une certaine manière. Une femme ne suffit pas à tout s’il n’y a, du fait de vivre à deux, quelque troisième qui réclame sa liberté, qui cause du souci et qu’on a, naguère, presque lointainement, fait naître et qui atteint vingt-cinq ou trente ans quand on va vers ses cinquante ou soixante. Le pédgé de Suez est-il marié, a-t-il des enfants ? Certainement, parce qu’à beaucoup de points de vue, il est comme tout le monde. Il l’est tellement, qu’il donne à son visiteur, ce soir, l’impression de le considérer du même matériau et de la même cuvée que lui. Raison de plus d’exposer le point actuel de la méditation qu’un dirigeant doit avoir, une fois disposées cartes et schémas, titres de propriété et échéances de bourse sur une seule table. Celle-ci est ronde, avec deux verres, des glaçons dans chaque, de l’ambre au fond de l’un et inachevée, à peine effleurée par celui parle, la rasade encore à sa moitié du whisky versé quand ils se sont assis.

Faire rebondir la balle dans deux directions. Le faire d'abord parler de lui, d’intuition afin de mieux le connaître, de lui donner envie de travailler avec ce visiteur, accepté à l’essai et selon une lettre et quelques passages du lebenslauf. Gérard Mestrallet est d’origine Trésor, Jean-Yves Haberer lui demande s’il veut faire sa mobilité. On est dans la perspective des nationalisations : 1981, des institutions financières inédites. Il dut être tenté. Haberer arrive à Paribas, y amène trop de monde, les choses prennent peu et Michel Camdessus, successeur du premier à la direction du Trésor, renouvelle sa demande. Il est alors question d'Indosuez, mais c'est finalement le cabinet de Jacques Delors. Nouvelle confirmation qui peut avoir son utilité. Le seul à être passé du premier au second cabinet, rue de Rivoli, aux débuts de la gauche au pouvoir, est Jacques Desponts, détaché de la Banque Nationale de Paris et connaissant les sujets de la zone franc ; il reste avec Pierre Bérégovoy qui le nommera en Septembre 1989 directeur des Relations économiques extérieures, moment précis où se joue – pour lui – sa nomination d’Ambassadeur ; ne pouvant avoir la D.R.E.E., ce qu’il comprend, c’est l’époque où lui-même est presque habile dans sa gestion de carrière, quoique ce soit si facile quand on a accès au ministre qui vous estime et est votre autorité hiérarchique suprême, il pousse celui qu’il sait déjà putativement choisi. C’est toujours à la Banque Nationale de Paris, qu’il a des prises, un autre de ses camarades, du Budget, en devient l’un des principaux dirigeants et l’ancien secrétaire général de l’Elysée en fin de règne de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Wahl est l’un de ceux qui le reçoivent pour parler avec lui de politique, le croyant très introduit à gauche, un peu traitre à une droite dont on ne peut concevoir qu’avec son genre, sinon des alliances familiales qu’on ne lui connaît pas et pour cause, il ne soit pas à ses époques de naissance. Ce semble une banque où l’on ne gagne de l’argent qu’avec discrétion ce qui fait croire à de la modicité, et à une disponibilité dévouée à qui vient se confier Jacques Desponts y revient, après avoir quatre ans gouverné une des grandes directions rue de Bercy d’une manière qui a fait contraste. Sans technicité, avec une affabilité constante, un homme apparemment quelconque a tout simplement informatisé un réseau à qui, par le fait, il a conféré une efficacité hors de pair dont vont, en la sous-traitant, bénéficier ses successeurs et aussi les divers pans du financement de nos exportations dans leur course au statut privé. L’époque n’est pas que de transition entre la génération Mitterrand, entendue comme celle des enfants nés pendant les quatorze ans de sa présidence, et celle qui  va donner au pays une habitude vite invétérée du mine politique et des révélations scandaleuses, d’une portée bien plus qualifiante pour le présent que les enquêtes de Pierre Péan sur Vichy, l’Afrique et autres. Elle est la fin de tout, d’une histoire où il y avait continuité de l’Etat, la puissance va ailleurs, l’embauche aussi, d’ailleurs il le sait tellement qu’il est là et se trouve, à proportion que la soirée avance et que le propos qu’il entend est plus personnel, des raisons excellentes pour souhaiter être pris ici et dont aucune ne contredit son passé peu engagé politiquement mais féru d’idées, d’amitiés et d’espérances. Celui qui peut en décider lui fait précisément face, et pourquoi ne va-t-il pas s’y rendre puisque le ton et le contenu sont à la confidence maintenant. Le cabinet de Jacques Delors mène donc à sortir plus tardivement que prévu du service public, et à rejoindre Peyrelevade qui lui donne le choix d'être ad latus de Ponsol ou de Worms, les noms sont connus, pas les visages, il n’y a donc qu’à écoûter sans plus d’assaociations d’idées. Gérard Mestralet choisit le second, bien lui en prend, et finalement est propulsé à la tête de la Société Générale de Banque, toutes les semaines à Paris mais la résidence en Belgique, il y append le groupe, quoiqu'un peu de l'extérieur. Et quand en Juillet 1995, Worms qui n'était passé que d'une voix contre son adversaire (nom qui passe au-dessus du visiteur et qui n’est donc pas retenu - lacune génénale de l'historiographie en France en matière d'histoire interne des présidences, structurations, échanges de métier et traditions de nos groupes et associations d’industries et de banques - un dictionnaire historique manque à cet égard) se démet, l’homme de ce soir gagne une course qu'il n'a pas menée, puisque les "sages" de la commission de désignation (Beffa, Friedmann, Monod, Jaffré) sont chacun virtuellement candidat et adversaires les uns des autres... Il y met une condition : être élu à l'unanimité, ce qui est fait. Lui-même roulait au pas, boulevard Haussmann, les Grands Magasins dépassés, on était à la hauteur de la Chapelle expiatoire, France-Infos. développait, il n’y avait encore ni les appartements d’Alain Juppé et même de Jacques Chirac, ou en était-on déjà aux arguties permettant de ne pas retenir le recel d’intérêts ? et l’analyse de cette lutte finale, sur fond de décrépitude d’un empire encore très beau la veille ou presque, faisait l’essentiel du commentaire, exactement comme le lâchage de Jean-Marie Messier par ses administrateurs français occupa bien plus au début de Juillet 2002 que le discours-programme à l’Assemblée Nationale d’un autre out-sider : Jean-Pierre Raffarin, plus souvent caricaturé en commis voyageur des cafés Jacques Vabre que cité dans sa page bivalente et prophétique de la place dont il ne pouvait savoir ni espérer à l’automne de 2001 en achevant son écrit qu’il l’aurait dès avant l’été suivant. Tout le monde n’a pas à égalité pour maîtres à vivre et à penser les deux ennemis de la vie publique française. Mène donc à tout un propos sur la bonne gouvernance – l’expression de Senghor le Sénégalais, hasardée mais avec assurance aux frontons publics de son pays, a donc depuis couru le monde entier et intitule des discours de l’ancien président soviétique autant que des rapports et vœux à l’intention de chefs d’entreprises voulant bien penser. Le piquant était qu’aux origines de cette inimitié, quand parut, du Président de la République en Octobre 1976, un essai, déjà, sur le gouvernement à l’expérience et en projet, Démocratie française, lui-même avait commis une réplique et de celle-ci, il avait débattu sur les ondes publiques avec le président des « jeunes giscardiens » d’alors, le futur sénateur des Charentes. Retrouver l’enregistrement et comprendre une fois de plus que les coincidences sont plus fréquentes que fécondes, mais qu’à n’en négliger aucune, on finit forcément par ramasser au moins sa mise, surtout si on la fait longtemps et régulièrement.

Ce soir, à écoûter Gérard Mestrallet, il parfait sa première mise sur Suez, et en arrive maintenant à la seconde grille. Puisque lui sont racontées une carrière et une prise de pouvoir, dans une ambiance consensuelle mais à un moment difficile qui hausse tout au niveau d’un défi, que cela semble passer par une intelligence différente de ce que peut faire le groupe, en quittant sans doute son être financier, il propose de prendre le relais ; c’est formellement le rebond de son offre de service : plutôt que d'attendre l'hypothétique création du poste qui lui serait donné, pourquoi, ce qui ne coûte rien et fera gagner du temps, ne pas l'introduire déjà par une appréciation du groupe : des papiers, fait le pédégé. Oui, mais aussi des entretiens comme celui de ce soir avec les trois ou quatre de vos collaborateurs avec qui forcément vous vérifierez vos intuitions sur moi. Il acquiesce, manifestement content. Ou bien est-ce parce qu’il peut se défausser ? Ajouter alors.  J'aurais peut-être quelques idées chemin faisant, et surtout je dessinerai mieux les postes ou lacunes qui se dégageront de cette première réflexion. Il me faut trouver dans ce travail éventuel et dans le groupe le goût du service général que j'avais dans mes fonctions récentes. Comment, soudainement, a-t-il retrouvé sa voix d’antan ? Il se pose pour la première fois depuis des mois à la première personne, si singulière qu’il faut déjà être quelqu’un pour parler en ce nom-là. Moi… l’ego n’est admis qu’à haut niveau, quitte à ravager. Terminer sur le social, pour lequel le pédégé est félicité par son visiteur, lequel songe plus aux filiales qu'au siège. C'est là-dessus qu'il répond, un peu honteux : Meissonnier quittant La Hénin a présidé son dernier conseil, tout en étant déjà aux manettes du Crédit foncier, sur des licenciements pouvant affecter quelques 1.000 personnes, et lui-même préside à la contraction des effectifs de la cellule centrale, de 180 à quelques 70. Quant aux sociétés contrôlées, la holding ne doit pas se substituer aux directions d'entreprises et aux métiers précis. On ne peut faire les deux : à nous, la nomination des hommes, la fixation des stratégies, le financement et ses suivis, un bon "reporting" pour la marche quotidienne, mais pas davantage. Et pourquoi ne pas dire reportage, même et surtout si cela doit rappeler Tintin dans l’exposé.

Aux murs nus, taille de la pièce, presque rétrécie et par la hauteur de plafond, faisant respirer comme dans un vaste cube hors du temps, deux grandes peintures noir-et-blanc japonaises ou sinisantes, l'une de calligraphie, l'autre figurant un visage. Ces murs, cette maison sont vénérables, poursuit le dirigeant de plus en plus confident. Quand le Canal a été nationalisé, Georges-Picot a déclaré : eh bien, nous ferons le tunnel sous la Manche, et c'est ce que nous avons fait, premier actionnaire, et auteur du projet qui a été finalement choisi. Auparavant, nous avions fait les deux traités, je m'y suis moi-même beaucoup impliqué, convainquant Mauroy, puis Mitterrand, enfin Thatcher. Heureusement les commissions et ingénieurie financière ont été tellement lucratifs, que les pertes et retards actuels sont négligeables. Nous avons retrouvé pratiquement toutes nos billes. Il ne réplique pas, il y a eu deux Georges-Picot, et Couve de Murville, ambassadeur au Caire de Farouk à Nasser, avait dû se convaincre que les gens du Canal ne concèderaient rien, même à l’imagination d’un lendemain dont on était à la veille, ce qui lui avait fait prédire toute la suite à Foster Dulles. Le secrétaire d’Etat n’avait pu supporter que les Français et surtout les Anglais lui cachassent quelque chose et qu’en sus un ambassadeur ait des vues personnelles sur un sujet de gouvernement, pas de son gouvernement, mais du gouvernement des Etats-Unis, car tout y était, c’est-à-dire la prévisible substsitution des Soviets aux Américains dans le financement du barrage d’Assouan. La vérité est que le ministre des Affaires Etrangères du général de Gaulle ne rencontra Benoist-Méchin ni dans les années 1960 ni dans les années 1940 qui étaient tout autre, mais où le sosie de Jerry Cotton, l’un des acteurs préférés d’Hitchcock et d’Orson Welles, était déjà plus qu’un figurant , l’homme décisif simplement parce que – distraction, détachement, hauteur ? – il avait le sang froid. Le voir dans les actualités de l’époque entrer, isolé et amateur, dans l’hôtel de ville de Montréal où tout à l’heure il va être crié : Vive le Québec… vive le Québec librrre ! donne la vraie dimension de la politique étrangère française quand il en existe une. Ne dire que l’évidence mais la dire, l’enfant et le roi qui est nu. Donc, un Georges-Picot s’accrocha à la fiction que la compagnie avait gardé et garderait le Canal à raison de l’irremplaçabilité de ses pilotes, et l’autre représentait la France, c’est-à-dire Guy Mollet qui, professeur d’anglais, pouvait converser sdans interprête avec Anthony Eden, parfaitement francophone. L’ensemlble aboutissait à une humiliation nationale, redoublant – cette fois aussi gratuitement que bêtement – la capitulation à Dien Bien Phu. Ministre en titre depuis peu de semaines, en 1958, Couve de Murville, costume sombre rayé et chapeau beige d’époque, roulotté main et pochette, parce qu’il entendait ne pas manquer son huit-jours à Crans-sur-Sierre avec André Meyer, Français qui fut le premier banquier conseilleur de tous les décideurs pendant les trente ans du second après-guerre, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, laissa l’intérim du Département – guillemets et majuscule – à Guy Mollet devenu ministre d’Etat dans le dernier gouvernement de la Quatrième République (comme Mendès France l’avait été dans le sien, c’est-à-dire en Janvier-Février1956 à contre-emploi). Et c’est l’intérimaire qui dût signer pour la France l’accord avec l’Egypte devenue République Arabe Unie avec la Syrie, qui ravaudait, collait et machinait la porcelaine brisé à hauteur du Canal, deux ans plus tôt.

L’histoire n’est pas le fait de Gérard Mestrallet au stade d’alors de la relation. D’ailleurs, Couve de Murville, encore en vie, n’a pas de biographe en Février 1996. L’entretien doit se conclure. Parler en ancien ambassadeur au Kazakhstan dutrans-chinois et du projet japonais ; polémiste et analyste politique des années 1970 que semble ne pas reconnaître le pédégé, conclure sur un papier déduisant pour les gouvernants qu’on subit ce qu’il faut de la maldonne de Novembre et Décembre 1995 et le faire passer pour une mystérieuse commande. On se quitte donc sur une appréciation de ce qu’il sait faire des moments comparés des deux septennats, les débuts de François Mitterrand à l’Elysée, heureux que soit reconnue la part assumée par Pierre Mauroy dans le tournant de la "rigueur", car dix ans après le réalisme est devenu science et critère, et les débuts de Jacques Chirac. On a placardé, sur toutes les avenues menant à l’Etoile, un extrait des notations quotidiennes d’Attali au premier mois du nouveau règne quand y fut choisie la date anniversaire d’Hiroshima pour que reprennent les essais nucléaires français dont l’utilité était contesté par la moitié au moins des experts nationaux. Il pourra bien être élu mais en pas six mois, il sera la risée de l’univers, François Mitterrand dixit. La difficulté actuelle pour Chirac, c'est qu'il doit revenir à ses promesses électorales, alors que pour Mitterrand, c'était le contraire. Approuvant qu'il y ait forcément à changer les hommes, le pédégé de Suez, son patron désormais d’élection, admettait sa fraternité politique avec lui : point décisif ! Ils se quittèrent chaleureusement, la secrétaire, en place depuis vingt-cinq ans avait été mise de son côté, à qui il confierait un exemplaire de sa fameuse note. Redescendre l’escalier dans une lumière qui avait une épaisseur sourde de tamis, fut un bonheur. Il était tard, gage d’avoir creusé profond les fondements de son chantier.














III










Il attendit, puis il oublia, vite. Des batailles à livrer sur le fond, avec son employeur, l’Etat, mais dans l’Etat, qui ? D’où le contentieux. Il rédigeait lui-même, il était son propre objet de méditation et de supputations stratégiques, au rendement sur le papier, il gagnait par K.O. debout de l’adversaire, lequel ne produisait rien, en tout cas ne semblait pas se mouvoir du tout dans le même espace-temps que lui. Il ne pouvait quitter le ring, parce que tous les coups ne lui étaient portés que du dehors et que personne n’y montait le rejoindre. Entrer dans le privé, cela lui était conseillé mais par ceux qui jugent que le privé, précisément, a de l’argent facile et que la fonction publique est une sinécure, abritée de tout et abritant tout, on lui parlait comme quelqu’un à qui on indique le préau de l’école quand il pleut et qu’on le voit poireauter. Ce fut un drôle de temps, il tentait tout pour obtenir n’importe où un entretien avec qui que ce soit, il en récoltait quelques-uns, presque toujours de façon corruscante. Il vit ainsi un attaché de cabinet, ingénieur des mines et conseiller du ministre de la fonction publique, deux fois ; il entendait un récit pleurard, le gouvernement ne pouvait gouverner dès qu’il s’agissait de personnes ou de budhet et l’on était pourtant sous un Premier Ministre, censément raide dans ses bottes, engageant la rue à faire proliférer les manifestants jusqu’à un étaige minimum sans quoi il ne rendrait aucun tablier ; de fait, le gouvernement d’Alain Juppé ne se défit que de ses participants du beau sexe quand la houle menaça d’être forte ; dans l’antichambre aux prises de courant aussi usées que les huissiers tapotant des annuaires et attendant des ordres qui ne venaient pas, il restait assis à entrevoir un beau Perben envahi soudain par une forêt déambulante de microphones placés à bout de perche et de journalistes en vêtements de marche avec sacs de pique-nique. Il rédigea une note suggérant qu’on vendit le patrimoine immobilier de l’Etat dans le VIIème arrondissement puisqu’on n’avait manifestement plus les moyens d’entretenir ces hôtels particuliers qui à eux seuls donnent du charme aux cabinets ministériels mais coupent leurs occupants, pas seulement du monde mais de leurs services ; c’était ingénieux pensait-il et l’on mettrait tout le monde à Vincennes, en tout cas au revers de la route moderne des invasions qui restant d’est en ouest pour ce qui est de l’Europe et de la France, partent maintenant chaque fin de semaine pour l’arc atlantique ou la côte normande ou font déménager presque tout le moins de Juin chaque année, depuis que Jacques Chaban-Delmas, Premier Ministre, y avait en personne donné de la raquette, à quoi il était expert reconnu, les courtisans qui ne peuvent manquer les tournois à Roland-Garros. Il fut même reçu par erreur dans le cabinet-même du ministre. Emile Zuccarelli, qui manquerait Matignon parce que Jean-Pierre Chevènement raterait l’Elysée et tirant ainsi le tapis de gauche à droite feraiut dégringoler presque tout le monde rien qu’avec 5% des suffrages exprimés à l’élection présidentielle de 2002, croyait recevoir l’Ambassadeur de France au Kazakhstan et y gagner une compétence intéressante dans la coopération entre fonctions publiques française et étrangère ; les fiches étaient mal faites, les journalistes attendaient, le solliciteur aussi qui fut mitraillé de photographies en apercevant le ministre, affable, méridional, costumé de marron à l’unission des boiseries d’un bureau vaste mais sans informatique alors que son occupant à titre précaire y protesta beaucoup de sa modernité, de son efficacité et de sa préférence pour ne rien hasarder en prétentions ou en réformes qui ne fut pas d’obtention certaine. Sachant que le ministre prenait l’avion depuis Bastia, sans garde du corps et en bras de chemises, il avait imaginé l’approcher par le sens de l’humain, l’esprit pratique et la proposition d’un jeu de jambes introduisant la direction générale de la fonction publique dans les visas et les paraphes qui font nommer aux emplois dits à la discrétion du gouvernement. C’était manqué. Il fut reçu par le ministre ayant rue de Bercy la tutelle de sa propre administration, un homme de bibliothèque, vivant en chambre de bonne mais avec vue sur les Invalides et militant des droits de l’homme au pays de la République française lui donna même un grand succès d’édition et de notoriété dans les facultés de droit en l’introduisant au recueil Lebon en Novembre 1997. C’est la matière passionnante mais intouchable par dogme de ces emplois discrétionnaires que l’arrêt lui donnant raison à défaut de faire justice réforma. Manifestement, il avait été vidé sans pouvoir présenter sa défense, cela pouvait s’établir, des formes et de la décence à respecter, une révolution. C’est un terme qu’il avait lui-même malencontreusement utilisé pour saluer, dans un silence qu’aucun de ses collègues n’osait abattre, la première proposition qu’à la première conférence dite des Ambassadeurs une commission de travail servile et salivante avait posée devant Alain Juppé. La salle principale du centre de conférences avenue Kléber était celle qu’on avait trouvé, au temps où Michel Jobert secrétaire général de la Présidence de la République sous Pompidou faisait récolter au successeur les gerbes destinées à celui qui avait prononcé en Septembre 1966 le discours de Phnom Penh, l’Amérique négociait enfin, Henry Kissinger venait à Paris, et pour les têtes-à-terres avec le Viet Nam il fallait de la surface et beaucoup d’entrées et sorties dont les unes seraient à usage de proclamations pour la presse et les autres des points de fuite quand le processus s’enrouerait. Une révolution que de convoquer aux frais du Département et souvent les chefs de mission diplomatique en sorte qu’ils soient à égalité de fréquence à Paris avec les exportateurs ou les personnels syndiqués de leurs Ambassades pour raconter, sinon au ministre – l’époque en était passée – du moins à quelques chefs de bureau géographique, ce qu’il se passer ou ce qu’ils croyaient qu’il pourrait ou avait pu se passer dans leur pays d’affectation et qui peut-être n’était perceptible ni dans les dépêches de presse ni dans un des journaux émis là-bas et pas reçu ici. Alain Juppé l’avait ramassé, c’était une réforme, ce qui – bien entendu pour la droite qui marchait au triomphe et vers l’avenir – pèse bien davantage. Peut-être, est-ce ce jour-là que sa disgrâce fut prononcé, on ne parle pas le premier, si gênant et dénué de sens que soit le silence ; le temps commençait où les ministres réuniraient leurs fonctionnaires et leurs subalternes pour s’en faire applaudir. En  conférence de presse, de Gaulle faisait rire, mais on n’eût garde d’applaudir. Ainsi allait l’Etat dont il lui fallait se déprendre, mais les privatisations et notamment les vues – désintéressées, puisque ce serait pour le franc symbolique – de Daewoo sur Thomson, rendaient incapables de décision, et surtout d’embauche à niveau conséquent, la plupart des sociétés qu’il pressait de le voir et entendre. C’est la gauche revenue dans les hôtels particuliers, pas moins délabrés et défraichis qu’au moment de la droite, qu’intervint l’arrêt du Conseil d’Etat annulant donc la nomination de son successeur en tant que celle-ci mettait fin à ses propres fonctions. Il était reçu pour une troisième fois par le conseiller diplomatique de Lionel Jospin et Pierre Sellal, dirigeant le cabinet d’Hubert Védrine au Quai d’Orsay, lui avait également ouvert une porte, d’audience au moins. L’Iran était à pourvoir, celui qui avait été son attaché de défense en Asie centrale, frémissait d’y être employé grâce à lui et lui-même avait eu un bon contact avec son collègue iranien ; le régime de Téhéran est peut-être relativement jeune au regard des deux mille cinq cent ans et quelques de la monarchie perse mais l’atavisme demeure et la mer Caspienne n’est fermée que pour ceux qui n’y voient qu’un lac à contourner pour faire passer le pétrole vers le Bosphore. Lui comme d’autres, à la fin du XXème siècle, imaginaient au contraire tous les transbordements et échanges tonne pour tonne et baril pour baril qu’on pouvait opérer de cette mer à celle des Perses ou des Arabes et ainsi se désenclaverait le Kazakhstan et d’autres avec lui. On a ensuite dit que l’enjeu en Afghanistan était, au vrai, de cet ordre. La troisième conversation avec l’homme de l’art, celui de proposer au Premier Ministre de ne rien faire qui parut empiéter sur le domaine réservé du Président de la République, fut ce dernier désavoué par les électeurs en cette fin de 1997, erra plusieurs quarts d’heure et il voulut qu’on aille enfin au vif du sujet, il posa la copie certifiée de l’arrêt sur le bureau de l’autre, il y eut le silence de la lecture puis la conclusion, vraiment finale : qu’allait donc devenir son successeur puisque celui-ci était (surtout) camarade de promotion de l’éminent conseiller du gouvernement.

Les cent ans qui rendent à la Belle au Bois dormant les chances de sa jeunesse, c’est-à-dire celles d’une rencontre, s’écoulèrent pour lui jusqu’à un colloque qui se tient à Lyon et où, par raccroc et au titre de la société de son amie, il avait à débattre pour quelques minutes et en commission, à propos d’éthique, pourquoi ne pas dire de justice, sinon de prévision qu’un jour l’emporteront le bon sens et le nombre, dans les relations économiques internationales. Il se trouva que devait y participer un homme de Suez et que Gérard Mestrallet avait repris, en séance plénière, l’article commis dans « le grand quotidien du soir » l’automne précédent. Cartonner un représentant de l’Organisation mondiale du commerce parce que celle-ci échappe à toute enceinte démocratique et a été créée hors de la référence, donc de la dynamique onusienne qui parfois contraint les gouvernements à quelque égard pour les moindres d’entre eux, avait été d’autant plus facile que celui-ci était absent et qu’il le connaissait pour avoir été léché par lui tandis qu’il était Ambassadeur puis mis à sa place, très basse, quand il ne l’avait plus été, c’était un ancien directeur adjoint des Relations Economiques Extérieures, portant beau, nommé et renouvelé chaque fois pour cinq ans, qui avait trouvé un emploi de débouché à force d’avoir attendu, fort d’une proximité ancienne de Raymond Barre, qu’on le nommât enfin directeur en titre. L’O.M.C. reçut donc toutes les piques et Yves de Silguy, qui avait été au cabinet d’Edouard Balladur avant d’aller à Bruxelles participer à la commission unique, se souvint parfaitement d’avoir croisé au rez-de-chaussée de l’hôtel de Matignon l’Ambassadeur au Kazakhstan, et pourquoi pas un jour ? près le Vatican. Les choses ainsi habillées étaient tellement plausibles qu’elles furent validées ainsi par celui qui rendait de nouveau actuelle une sollicitation à placer au seuil du groupe Suez. Un premier entretien avait eu lieu rue de la Ville l’Evêque, c’était maintenant le second à attendre, et qui se ferait à déjeuner. Les choses cessaient donc de tarder, et arriva un homme dont on n’aurait su distinguer s’il était gêné, mais de quoi ? ou empressé, mais envers qui ? car le visiteur à traiter n’était qu’un solliciteur. Justement…









IV










C’était le lendemain, c’était aussi un premier jour d’été, de chaleur et de lumière d’été. Les filles étaient nombril nu, de dos les pantalons ne tenaient plus qu’au renflement des hanches et en glissaient, la peau de toutes à portée de tous. Les femmes avaient une tenue plus fermée, mais les dessous n’existaient plus ou étaient lâches en sorte que la mollesse tranquille d’une chair qui s’abandonne pouvait se conjecturer, se confirmer, se laisser désirer dès qu’on y portait le regard. Il l’y portait aussi souvent que cela se présentait, sans suivre personne du regard puisqu’il était en voiture et qu’elles étaient à pied. Il garderait le souvenir d’un pantalon large et beige clair, d’une couleur de chair nue sans doute pas très différente. Il se prit à constater qu’il ne souffrait pas de tant voir sans pouvoir même penser à prendre. Un temps était révolu où il disposait de tous les éléments de la drague et de la séduction, de l’avenir, un corps, un visage, une absence d’âge ne masquant pas, au contraire, qu’il avait quelque expérience et que pour peu qu’on s’abandonna aux magies qu’il aurait déclenchées parce qu’on y aurait consenti, première étape, elle est toujours celle de l’autre, encore faut-il proposer ce qui est plus audacieux envers soi qu’envers cet autre, à présent défini et cadré, il y aurait quelque suite, plaisante et à volonté dont on ferait souvenir ou suite de suite, selon qu’on voudrait, que cela viendrait. Le scenario s’était réalisé quelques fois, il s’en croyait rétrospectivement beaucoup plus capable qu’il ne l’avait été aux époques où, à l’âge qu’il avait, cela se faisait sans ridicule mais au vrai assez exceptionnellement. En somme, c’était aujourd’hui qu’il se savait ne plus être capable de séduire, et qu’il craignait même d’avoir à assurer ce qu’il aurait conquis sans l’avoir délibéré ou par oubli de ce qu’il était devenu, qu’il se rendait bien compte d’un grand gaspillage antan, ce qui ne le faisait pas pour autant revenir aux opportunités de carrère qu’il n’avait pas saisies ou su jouer. Car, il en était certain, aucune opportunité ne s’était présentée qu’il n’ait réellement sautée sur elle, chaque fois l’espérance avait été aussi grande que la matéralité de l’accroche ou de l’invite. Mais aucune n’était vitale et, pour cela, peut-être, n’avait aboutie. Quoique à y réfléchir, chacune eut changé sa vie, c’est-à-dire le cadre géographique et historique que déterminent un employeur et le métier dont il prescrit l’exercice. Gendre d’un industriel et apparenté à de grandes fortunes, cabinet préfectoral et peut-être ministériel dans un département assez ternement représenté mais qui ensuite avait produit de belles destinées politiques, la Savoie de Joseph Fontanet, précocement et mystérieusement assassiné (une affaire de casinos, dont l’homme rigoureux et moraliste aurait découvert pas seulement les tables bancales mais peut-être le commanditaire, une raison sociale bancaire si puissante qu’on aurait pu la croire sans nécessité de truquer et peut-être de couvrir le trucage avec du sang) et ensuite étaient venus Pierre Mazeaud, Michel Barnier, Hervé Gaymard, ce dernier épousé par une jeune fille de mère danoise donc au visage poupin, clair et de père, scientifique prisé du Vatican, jeune fille qu’il avait lui-même courtisé à sa propre époque de drague et aventures tous azimuts, dans une Grèce des étés 1980 quand François Mitterrand faisait virer de bord la gauche et que rouler beaucoup de soirs vers le Cap Sounion, fémininement accompagné, pouvait préparer des retours au lit, de la nouveauté et une façon de bonheur durant peu mais flambant vif. Il avait beau faire et se remémorer les choses, les corps, les voix, les moments, tout ce qui d’ordinaire mérite du soin, l’avenir professionnel, il l’avait mêlé ou dédaigné en l’enserrant dans des envies qui lui cédaient. Ce qui ne lui avait porté chance qu’à court terme, il n’avait jamais su sa précarité et à l’embauche il était certes entouré de quantité d’illustrations et il pouvait presque toujours attacher bien des anecdotes ou des traités personnellement vécus ou constatés à ce que l’employeur putatif lui racontait, mais cela ne produisait pas la complicité et la sensation partagée d’une égalité entre deux hommes travaillant déjà ensemble. Il traitait encore ses urgences comme il avait géré ses passades.

Mais ce déjeuner  était différent de tous ces moments d’attente et d’interrogation que dénouent seules des chutes, l’absence de suite, la correspondance ne revenant pas, le temps passé, ce sont les manières de la négation quand une promotion est demandée ou quelque bifurcation de carrière sollicitée, le sourire ou la très longue narration valant explication comme quoi cette fin de soirée est réservée à un autre qu’au commensal qu’on avait été à frais non partagés. Il lui avait semblé sans forme et où presque d’emblée tout avait été refusé, du modeste placement dans la société de son amie dont il poussait attraits et charmes, parce qu’il était convaincu de leur utilité et de leur exceptionnalité, à quelque exposé d’organigramme situant un blanc, désignant une place, proposant la réflexion qui l’y ferait venir. Le vis-à-vis, car la table était large, et une grande moitié à leurs côtés, et côté porte, couloir et service, était inoccupée, déserte, avait-il quelque chose à dire en dehors des excuses du collègue inopinément requis ailleurs, quoique sur leur thème ? Il ne se le demandait que maintenant. Et la conclusion en forme de présentation était-elle une déclaration du genre, vous ne pourriez entrer que pour venir là où je suis, or j’y suis et je compte y rester. Le visage gris, défait mais dont il n’aurait su dire de quoi, montrait une vraie détermination, celle propre aux gens dont l’ambition est pratique, concrète, toujours au niveau où ils sont et à propos de ce qu’ils ont. Façon intense d’échapper aux distractions que procurent l’ambition d’aller au-dessus ou d’attraper autre chose, ce qui dans un premier temps vous pousse hors de là où vous étiez assurément tranquille, vous cédez donc une place mais en obtenez une autre qui paraît bien davantage qu’une compensation, mais c’est de là qu’on vous fera plonger et c’est d’en haut qu’on discerne mieux le vide où l’on va gésir, pour un second temps qui est souvent le dernier. Cela lui était arrivé, il n’y avait pas vu malice. Mais hier, il n’y avait personne à séduire que divers éléments sur le groupe à apprendre et de chute il n’était plus question puisque depuis des années la terre était sa compagne sans couleur ni douceur, du sol battu où on le battait, effectivement, l’âme rouée des douleurs de ne comparaître devant qui que ce soit qui rendrait justice. Il avait vu le moment où la matière venait le désintéresser de la suite et même de l’objet de ce repas, en phrases et assertions de l’autre qui feignait de ne rien voir ni entendre de ses positions et propositions de solliciteur. Soudainement, il s’était transporté ailleurs, sans situer où, car il n’avait pas pourtant cessé de se surveiller pour garder bonne mline et feindre à son tour quelque intérêt pour les récits de l’autre, et il avait compris que n’être pas embauché dès la fin de l’exercice le soulageait. Etre renvoyé à soi seul ou à ce dialogue qui vaut uniquement de vivre, opposant puis rapprochant la chance, la providence, des arrangements sans cause a priori mais assez évidents dans leur orchestration rétrospectivement comprise d’un quémandeur ayant enfin  accepté de ne plus l’être. La lutte change. On fait avec ce que l’on a et l’on découvre qui l’on est, à quoi l’on tient et c’est singulièrement simple. L’indépendance est à l’angle de la rue, le soleil et l’été aussi. Il était sorti sous la pluie, n’avait plus rien pensé, ne s’était souvenu que de quelques éléments du texte entendu pour en faire réserver et le dire à son amie.

Ils improvisèrent le soir-même d’aller dîner chez la mère d’une de ses anciennes collaboratrices au Kazakhstan. Une fille de finesse, connaisseuse de Leiris, qui avait le talent des relations précises et efficaces sans que cela paraisse autre chose que des affinités spontanées. Elle avec lui comme Ambassadeur ou lui avec elle comme attachée linguistique avaient monté à peu de frais une véritable institution à partir d’un existant qui attendait du débouché. Une école des cadres publics était devenu possible, il en avait fait inscrire par Pierre Bérégovoy la promesse et le conteny, c’était le déjeuner de la première visite officielle de Nursultan Nazarbaev en France, au lendemain d’une journée hiératique et parfois anacrhonique, les drapeaux d’un bleu que seul le curaçao dosé de champagne peut approcher avec la figuration des clés de voûte en bois de la yourte traditionnelle en son centre flottaient verticalement tout au long des Champs Elysées, on avait atterri deux fois, de là-bas via Bonn ce qui avait d’abord chagriné l’Ambassadeur débutant mais présentait à présent l’avantage de pouvoir s’aligner et au-delà sur les propositions et présents du grand partenaire à ce nouveau venu sur la scène internationale, et devant les Invalides, à portée du boulet le plus timide des canons rangés depuis Louis XIV pour attendre depuis un calme fossé les chars de Leclerc, on avait posé les hélicoptères, la garde à cheval avait tout relayé et le kazakh avait fait savoir à François Mitterrand sorti de chez les médecins juste pour lui qu’il avait égaré un costume et arriverait pour la première conversation d’Etat dès qu’il en aurait trouvé un qui lui aille. La réalité était plus rose et le droit de cuissage, aux frais sans doute de la République hôte, et même taularde au palais Marigny, s’était exercé comme il se doit et comme on avait dû se le promettre. Fort bien, tandis que vêtu d’un ensemble gris un peu flottant et à vieilles rayures, le Président français attendait, osant quelques pas sur le damier du vestibule de son propre palais, sans aller ni sur le perron ni jusqu’aux deux ministres, là pour la circonstance. Moins Ambassadeur qu’habitué à recevoir la main du Chef d’Etat que portaient désormais très au-dessus du commun la maladie, la longévité et la capacité de regarder d’un éclair et sans sourire, sans même que l’expression se soit tant soit peu modifiée d’avoir happé des yeux ce dont on avait dans un instant très vif et impérieux médité de s’emparer et qu’il y ait donc quelque posture à réintégrer, il avait entretenu son bienfaiteur de ce qu’il avait commencé en Asie centrale. Il lui devait bien davantage que le poste, la capacité de discerner indépendamment des services et de faire valoir directement auprès de lui, et du Premier Ministre, ce pour quoi il pensait avoir été nommé là-bas. On lui répondait en disant d’abord, Monsieur l’Ambassadeur, d’une voix douce qui n’était ni mièvre ni fatiguée, et il en recevait l’impression qu’eux deux avaient toujours travaillé ensemble et qu’ils continuaient de le faire, très tranquillement, tandis que l’attente se prolongeait, puis prit fin, qu’on monta à l’étage, qu’on échangea des nouvelles, des banalités, puis qu’on accrocha sur l’article d’une convention financière. Il n’avait pas suivi le petit groupe, il en avait fait partie tout naturellement, il prit la parole, interrompant les deux Chefs d’Etat, l’argument imparable était d’évidence, les Allemands ne posaient pas la condition des Français, François Mitterrand ordonna que les services s’exécutent, on descendit rejoindre par un couloir jusques dans une petite salle la foule de journalistes et de hauts-fonctionnaires, la plupart supérieurs hiérarchiques de cet Ambassadeur qui ne savait ni le fond ni la forme puisqu’il avait assisté au tête-à-tête, y avait même ajouté de la substance, ce qui ne se fait jamais. C’était, dans les regards qu’il avait croisés, cette même haine déjà lue, en pénombre d’un clair de lune au bas du Parthénon quand il avait pris le cortège présidentiel aux métopes et que la presse et bien des gens de l’Elysée restaient derrière la grille refermée, la même haine qui l’avait pincé au gras du bras parce que du deuxième ou troisième rang des courtisans de quelques minutes dans le bureau du Premier Ministre, il avait tout simplement assuré d’un mot Pierre Bérégovoy que son texte était juste et que fidèlement on lui donnerait satisfaction. Le procotole est éliminatoire. C’est sa justification millénaire et contemporaine.

De la jeune femme, décédée d’un horrible cancer de la peau et qui avait un don d’humour particulier car on  ne se souvenait d’aucun de ses mots, mais de sa voix et de la liberté de ses allures, de son vêtement et surtout de son jugement, il avait d’ailleurs hérité la seule photographie le représentant avec le Président de la République qui inaugurait la chancellerie d’Almaty, au pied des monts Staline, le long de peupliers d’une hauteur inconnue en Europe, et à qui il présentait sa collaboratrice sans avoir quitté la coupe d’un champagne que François Mitterrand n’honorait qu’en y humectant à peine les lèvres. Il avait ensuite, plus considérablement, hérité d’une singulière relation qu’il avait aussitôt partagée avec son amie ; la mère de la disparue lui avait écrit que sa fille disposant de son bien, avait prévu des meubles et des livres pour lui. La connaissance se fit et un autre monde s’était ouvert où lui et Jeanne avait une joie sincère mais inexplicable à se réintroduire à intervalles réguliers et que les misères de la vieille dame rapprochaient de plus en plus. Ce monde se disait par la bouche édentée d’une quasi-aveugle projetant sur son visage la lumière brûlante de deux lampes métalliques, elle n’entendait les phrases qu’à mi-route, perdait ce qui n’était que répétition de ses propres mots en forme interrogative et pour faire redondance et des lieux, des circonstances, une histoire sociale et de France prenaient forme, s’esquissaient, ne se raturaient jamais. Il y avait les débuts de la construction aéronautique près de Nantes, les grands-parents et les aïeux tous journaliers agricoles, la rugosité de mœurs où même les anniversaires de la petite fille unique, quasi-posthume puisque le premier mari, lui aussi journalier, n’avait pas vécu un an pour la voir grandir, n’étaient souhaités que par le café offert aux voisins. Il y avait le frère, ajusteur dans cette industrie et emmené à Mauthausen ou à Wiener-Neustadt ou aux deux sites successivement, celui du travail forcé et servile, celui de la fatigue dont on meurt, avec en supplément péremptoire la dynsenterie. Il y avait des récits qui ne se contredisaient jamais mais ajoutaient toujours et formaient, d’un dîner à l’autre, où ils arrivaient avec le pique-nique ou de quoi réchaufer depuis que l’infirme était trop infirme en même temps que vieille pour descendre un escalier, une très longue histoire d’un siècle et demi. Il y avait par prétérition ce qui pouvait se deviner comme avoir été, peut-être, les moments d’amour de la fille, il y avait les deux maris de sa mère, il y avait à nouveau les parents, les grands parents, Quimper et sa cathédrale couleur d’algues vert sombre tant que son intérieur ne fut pas ravalé à la rendre blanche comme certaines de ces églises néo-gothiques qu’aiment les protestants quand ils sont Américains. Il y avait les comités contre la peine de mort, les réunions de 1968 et de 1972, Gisèle Halimi, le part communiste car l’institutrice devenue directrice dans un assez beau quartier de Versailles et se remariant alors mais avec un douanier des services aéroportuaires du « grand Paris », militait à l’extrême-gauche, ne croirait pas plus en Dieu qu’à un bon fonctionnement de la société et laisserait s’établir à ses hanches, à ses genoux, à ses chevilles, à ses épaules d’invraisemblables torsions qui la faisaient maintenant se déplacer en crabe, les pieds se présentant à l’envers du sens où elle tentait d’aller. Or, la conversation était toujours surprenante, variée, et cette femme vieille et déformée, sans corps ni buste, qui réclamait des pantoufles toujours plus désassorties l’une de l’autre pour s’accomoder de dissymétries inconcevables mais qui, chaque fois, étonnaient Jeanne autant que lui, avait ce don singulier de lui trouver bonne mine, de s’inquiéter qu’il soit trop rouge un début de soirée alors qu’elle était à contre-jour et disait perdre la vue, ne plus pouvoir rien lire, ayant répondu n’importe quoi à l’oculiste qui lui proposait ses nouvelles lunettes, et à l’ophtalomologue qui ne lui donnait pas un sur dix et quà un seuil œil. Ce soir-là, elle regrettait de n’avoir pas encore vu un papillon et elle les regardait en aveugle, comme si l’invisible avait plus de présence et d’attrait surtout à l’apercevoir au-delà de l’éblouissement des deux lampes et il leur semblait que les yeux, l’un presque fermé, l’autre reflétant les lumières trop fortes, les fixait, eux, pour ce qu’ils seraient un jour, des êtes jeunes et éternels. Si abattus, fatigués, tendus qu’ils fussent en montant chez elle, après la demi-heure ou l’heure de trajet par la porte d’Orléans et les premiers kilomètres en montagnes russes de l’autoroute du soleil, ils repartaient optimistes, allégés et reconnaissants. D’une diction parfaite quoique avec cet accent diphtonguant et allongeant les accents graves de tous les adjectifs en aire ou en ère, leur vieille protégée leur avait donné bien plus qu’ils lui apportaient, d’ailleurs elle ne leur disait son manque d’eux qu’au téléphone et sa joie d’avoir à les attendre qu’au moment où ils l’avertissaient de leur venue. La vérité est qu’elle les délassait avec un art, presque partout perdu aujourd’hui, celui d’être intéressante et attirante telle qu’elle était, si laide et difforme, vieille qu’elle fût apparemment. Peut-être et fugitivement pensait-il qu’il devait, dans quelque chambre haute où les meubles, la table à eau et sa cruche, le lit, tout sauf l’armoire, naturellement à glace, sont toujours protégés d’un linceul blanc et où elle avait laissé une mémoire inassouvie, jouer le rôle d’un certain chevalier ou de quelque cadet un peu androgyne, un demi-frère, un peu fils et surtout amant délicat pour tout effacer de ce qui n’avait jamais eu lieu. Elle s’essuyait soigneusement les lèvres quand il allait l’embrasser et prenait congé. Le rite gagnait en densité du texte et en diversité des épisodes et des lieux, des circonstances évoquées, le retour des prisonniers à l’hôtel Lutetia, et la vieille infirme presque aveugle avait gardé sur sa table de nuit, sur l’échafaudage précisait-elle qui lui servait de chevet pour ses tâtons, La douleur de Marguerite Duras. Il prenait la phrase pour lui et la continuait en racontant qu’au lire du livre il avait suggéré au Président de la République tout justement en mal de thème pour basculer dans le bon sens la première des cohabitations de s’en remettre à un entretien de philosophie politique et littéraire avec l’écrivain, ce qui fut fait. Il était alors en poste au Brésil et plus précisément en villégiature amoureuse à Buzios, mais à la morte saison, une mer plane et turquoise, un embarcadère sans personne ni bateau dont il avait de très nombreuses photographies pour se déculpabiliser d’un texte qu’on lui avait demandé écrire, aux époques où Le Monde le publiait scandaleusement, et qui devait commenter des images multiples d’un banc, isolé et pâle sur un fond arbustif, sans doute d’un parc parisien, un fond évoquant Blow Up et le scenario qui en résulta, et il n’avait pas honoré la prière ni la commande, avait laissé passer des semaines et des mois alors qu’en quelques minutes, pacifiquement adonné à ce qui lui était demandé, il aurait pu, il devait écrire quelque chose sur ce qui est stable et pourtant si insaisissable quje l’instant même ne le retient pas, et il y aurait des milliers d’images parce qu’à propos de quelques unes prises et inventées par un autre, quelques lignes auraient été exprimées par lui.

Dans ce que l’on vit, il y a bien peu du présent et de ce que l’autre est censé faire dans le champ de votre conscience, vous dialoguez autant avec lui qu’avec tout autre que vous, tandis que montent en pèlerinage, protecteurs, propices ou accusateurs de vifs personnages que vous ne saviez pas avoir si bien connus. Ce ne sont pas des idées qu’on associe, ni des images, mais des visages et des carrefours de l’existence qui avaient un nom et une odeur, un parfum, une voix, qui engageaient à cette sorte de fuite qu’on peut appeler commencement et à quoi on acquiesce si rarement. Le commensal, préposé de la société dont il avait charge viagère d’être le secrétaire général, que lui avait-il donc dit qui soit utile, c’est-à-dire à mettre au compte de la vie ? Son long temps d’apprentissage de la Lyonnaise des Eaux aux pompes funèbres, bien cotées en bourse ? C’était sans rapport, l’Afrique évoquée à l’occasion double d’un voyage pour l’unification d’un queconque collectif d’universités catholiques au Cameroun et d’un marché finalement de gré à gré mais d’autant plus difficile à négocier et qui portait sur de l’électricité. Tout ce que vous avez déjà fait n’avait rien d’impossible, tandis que ce que vous n’osez affronter est cela même qui va vous faire sortir du lot et réussir une autre image de votre groupe. La bataille de l’eau moyennant péréquation des tarifs pratiqués en banlieue de Lima ou de Buenos-Aires avec ceux bien à l’aise affichés aux Etats-Unis, c’est ce qui pouvait se conjecturer  à moins de supposer l’effroyable pactole d’une vente à prix coûtant en Amérique latine et à marge bénéficiaire substantielle en Amérique anglos-saxonne, qu’était-ce sinon de la prudence et de l’habileté, celle d’un bon praticien des concessions de service imaginées sous Louis-Philippe chez nous et multipliées par le Second Empire en sorte que notre réseau ferré fut le plus dense, longtemps, du monde et qu’on y trouva, sous Georges Pompidou, la manière de faire financer par les compagnies d’assurances les autoroutes françaises que la notoriété de nos routes nationales ou départementales avaient fait, très longtemps, mépriser au regard des appareils de communications de nos voisins d’outre-Rhin et de Piémont-Lombardie quand ils étaient totalitaires. Haut fonctionnaire au Trésor, débutant au Conseil d’Etat à la section du rapport par exception au lieu de celle du contentieux, qui ne le sait et le groupe eau-énergie-propreté est ce lieu où la fonction publique se déploie pour le meilleur sans les embarras et la ladrerie du statut censé la régir. L’Afrique serait autre chose, de l’eau malgré le sable, de l’eau malgré tout, des investissements à fonds perdus à qui donneront sens et attrait l’obligation de donner, que des sociologues affirment et développpent depuis quelques années, et la notion de biens fongibles non marchands. Suez démontrera ainsi, à propos d’un bien qui lui permet de la communication sur la pudeur et l’inaliéanabilité, qu’est viable un secteur public mondial, appelant du coup et naturellement une fiscalité internationale, celle-ci moralement impossible à refuser et d’assiette facile à dessiner. Mais le déontologue du groupe avait quitté tôt le Palais-Royal et enseigné de l’administration, non du droit, en Côte d’Ivoire ; tout était donc un peu à côté dans son expérience pour qu’il pût entendre ce que son invité tentait de décliner. Eluder toute privatisation de l’eau et même des infrastructures existantes ou à créer pour l’apporter à l’usager est certes habile, ne proposer que du service, étaler un paysage et un bilan adventiste en assurant qu’au très long terme où se dénouerait le contrat de concession les choses, autant que l’eau resteraient propriété du concédant est bien conçu, mais on peut aller plus loin. Il ne pouvait, quant à lui, se départir de cette sorte de travers, parfois il admettait que c’en fût un, consistant en tout objet d’examen ou en tout exercice d’une fonction qui lui étaient donnés à voir comment en réorganiser et en situer mieux la chose et sa fin. Le visionnaire peine à faire croire qu’il gère ce qui est à ses pieds ou à ses mains tout en scrutant l’horizon et l’on rabaisse beaucoup de collègues, on en vexe même quelques-uns si l’on prétend faire aussi bien qu’eux ce que l’on doit faire et en même temps vivre une suite l’idéalisant et en dégager auplus vite la forme, pis même en communiquer plans et maquettes aux hiérarchies et aux censures.

La vieille dame, en somme, le dépaysait parce qu’elle ne l’écoutait et ne l’interrogeait pas, il n’avait donc aucun péché à commettre, ni celui de l’étourderie ni celui de l’orgueil, elle le ramenait à l’enfance qu’on a pour sienne seulement au paradis, parce qu’elle l’attirait vers les formes et les structures simples d’un récit linéaire, dont les enchaînements ou les enracinements étaient dits comme allant de soi, et ainsi l’attirait-elle vers un autre monde que le sien. Jeanne, ce soir-là, était restée à faire absorber par leur vieille amie des médicaments – celle-ci disait : docteurs et remèdes et les avait entretenus de son scandale mais avec drôlerie et comique de répétition quand allant consulter pour quelque affection du siège (siège, tronc et membre faisant un peuple dont elle parlait avec un détachement si littéral qu’on comprenait qu’elle ne fut jamais seule mentalement puisqu’elle courait d’une maladie à une autre et que chacune de ses misères avait fini par réaliser ce miracle de lui donner, à elle, un compagnon ou un quémandeur, en somme un soutien tenant lieu de visite et qui était bien plus réel et présent que n’imlporte qui en chair et en os, d’ailleurs c’était bien de chair et d’os, de douleur et de pourriture, d’élancement et de vie en lutte encore qu’il s’agissait) elle avait dû, faute d’ambulance disposée à la ramener chez elle, passer deux  nuits dans un hôpital dont elle ne disait pas le nom mais avait tracassé toute la gent soignante, aide-soignante et surtout professorale. Il avait attendu au bas du petit immeuble à deux étages, le ciel avait cette lourdeur proche et brunâtre que la réverbation des éclairages urbains par millions donne aux nuages quand ils sont bas. Là-dessus les avions qui paraissent immobiles à leur approche ou à leur envol quand il fait ciel bleu et jour, avaient cessé de pointer par intermittences des lumières de couleur. L’une des chiennes, en laisse parce qu’il fallait se consolider une cuisse récemment cassée et très difficilement remise, et l’autre en pérégrination pour assurer son statut d’aînée et de première adoptée, il était resté à ne plus penser, à laisser s’étendre tout le détail, devenant fatras, de ses facultés mentales, et lentement avait fait s’installer en lui cette sensation de bonheur et d’immobilité que donne un moment où l’on n’a plus besoin de rien,  où l’on n’est plus chef de file de soi-même. Tous ces visages et noms de camarades, de supérieurs, de frères ou de sœurs, les souvenirs de lectures ou de ces vacances successives qu’avaient été régulièrement ses affectations à l’étranger dont, chaque fois, il avait joui démesurément parce qu’il en retirait dès son aterrissage, avant même toue acclimatation la matière immense, profuse, imprévisible d’un monde ouvert à ce qu’il l’inventorie et se l’approprie. Et jamais cela n’avait tourné, une fois les départs subis et accomplis, à de la nostalgie ou à de la régurgitation. Etres et lieux étaient autant d’époques de sa vie, et le temps avait tourné à une grande géographie, une sorte de mappemonde personnelle mais classique, qu’il pouvait montrer et commenter, et qu’il faisait tourner du doigt ou de la pointe du cœur en allant d’une année à l’autre, d’une liaison à une aventure, à des chances et des émerveillements qui tous avaient une date.

Jeanne avait aidé la vieille infirme à atteindre son lit, il n’y avait qu’une jupe à enlever mais toutes les jambes à hisser, à déplacer, à replacer, des milliers de jambes car deux seulement n’auraient pas été aussi encombrantes, pesantes ni tellement hostiles, et l’on n’eût pas aperçu un pied incongru contrecarrant d’évidence un genou au point qu’il y ait malfaçon. Force lui était de reconnaître que sa compagne échappait à tous précédents dans sa mémoire et la litanie de ses expériences d’affection, d’intellection ou de sexe, et cette force était douce, convenable. Elle se manifestait à temps. Elle donnait même des preuves de son efficience. Leurs étreintes de lit, c’est-à-dire de ventre, de toucher, de dos à ventre ou de ventre à dos dont on a envie, auxquelles une femme même non dipose consent plus aisément, sans se contraindre autant qu’un homme qui n’en veut pas, qui ne se sent pas en vouloir, avaient été, dans leurs premières années des échanges désespérés de preuve d’entente et de choix mutuels qui ne venaient pas. Quand il était en elle, il jouissait de mettre à nu un chef d’œuvre mais elle ne se satisfaisait que par une seconde conclusion, lui chevauchant un genou, négligeant son sexe défait, et amenant sa silhouette, son regard, son buste à du désespoir, des larmes et un hoquet qui était son plaisir à elle mais le cantonnait, lui, au rang second du garçon d’honneur. Ils n’en parlaient guère ensuite quoiqu’il sût que d’être prise par lui à quatre pattes, six au vrai, genoux, paumes et pieds dans les plis de draps, lui ouvrant la raie de son derrière entière et se faisant pistonner par lui à hurler, était certainement un plaisir aussi ardent et concomitant de bien des imaginations qu’elle devait avoir mais ne lui avait jamais dites, que ce singulier dessert, pris la table retirée, la pénétration aboutie et épuisée et le rôle masculin perpétré mais dissipé. Leur fatigue était si envoûtante ces jours-là que les nuits ne réparaient que peu, ils avaient ensemble le souci de la petite société de gestion qu’elle avait fondée et dont elle lui confiait la présidence en conseil de surveillance, grand projet, vraie intuition, bonne technique mais trop faiblement capitalisés, ils en vivaient de plus en plus unis les étapes, les frémissements d’une notoriété, d’une certaine consécration mais que n’accompagnait pas encore une vraie chalandise, et chacun ajoutait à ce travail ensemble les noirs et blancs, les suavités et les détestations du souvenir qu’ils ne pouvaient évacuer de l’histoire de leur rencontre et des manquements qu’il y avait commis, et elle-même sans toujours prévenir ni avoir choisi laissaient passer des fumées qu’on aurait cru venir d’enfer et qui rappelaient la réversivilité, la précarité, le néant de tout, et surtout des sentiments d’avant la nuit. La fatigue les vieillissait parfois, elle gardait un corps dont elle disait maintenant qu’on lui en avait souvent fait compliment, les seins étaient petits, les jambes bien faites, les mollets surtout, la cuisse était longue et la pilosité entre les deux avait la couverture qu’il faut pour imaginer également quelque vêtement encore à ôter et quelque lieu où venir se frotter, elle avait un visage dans les minutes où elle défaisait sa chemise et indiquait sans mot dire son consentement à la suite, qu’il avait toujours trouvé et qu’il regardait comme de plus en plus assorti à cet égarement qu’on se donne l’un à l’autre, et qui mène autant au plaisir qu’à la conscience de soi et du débit qu’on contracte envers l’autre. Ainsi, s’exprimait et se refaisait le temps d’être nus et de le demeurer pour ce qu’il faut, leur consentement mutuel. Restait à expérimenter l’extase. Elle ne lui disait pas qu’elle l’ait connue, avant lui ou avec un autre, elle ne lui avait parlé que d’anonymes, très vivants et précis sauf à lui refuser tout moyen pour lui de les situer en quoi que ce soit qui lui donnerait prise, et parmi eux, peut-être un petit Indien analphabète vu et enveloppé sur un plage du sous-continent d’Asie, les autres avaient été à leur heure ou à leurs années des compagnons, elle n’était femme ni d’insatiabilité ni d’indifférence sexuelle, à exposer des choses de banque, à  décomposer des taux et des coûts, elle restait féminine, ne changeait pas de voix mais était très habillée, précise, tangible. Et lui avait un souvenir sur lequel il avait brodé, écrit à plusieurs reprises, d’une extase sur un corps au bras en croix dont il avait ressenti, à force de s’être épuisé avec lui pour trouver du plaisir et y revenir et en retenir encore pour n’en rien perdre et ne s’arrêter qu’avant satiété mais après tout, qu’il y avait sa propre prolongation et que de là, il était bel et bien, soudainement et naturellement, puissamment et pour toujours. Rétrospectivement, ce devait l’extase, et de sla sorte il n’en avait eu qu’une. Celle qu’il aimait de chair et de compassion, et avec qui il se l’était procurée, dormait comme à l’accoûtumé assommée par leur course et par son éjaculation, lovée et très impudique. Ils baignaient tous deux dans de la sueur et de la clarté orange, le plafond de la chambre était en pente et lambrissée, tout restait et resterait si précis que ce fut aussitôt inatteignable et inreproductible. Il avait vaguement compris que cela n’arrive qu’après qu’on ait tout dépassé, y compris et surtout la possibilité physique de continuer et quand le mental a perdu tout ressort, quand la gourmandise ou l’excès de goinfrerie sont si loin qu’on les a quittés de toute perception et même de souvenir.

Or, ce nouveau soir après qu’ils aient regagné dans Paris, par l’aboutissement de l’autroute du soleil en nocturne au boulevard périphérique quand on s’évade du réseau par la porte d’Orléans et même un peu avant, en prenant, le long du petit côté de la Cité universitaire puis du parc Montsouris, la rue de la Tombe Issoire pour rejoindre l’avenue René Coty et le lion de Belfort, il y eut que leur étreinte tourna court, qu’elle était sèche ou fatiguée, qu’il n’avait pas eu le maintien durable, qu’elle prit son dessert ce qu’il trouva encore plus naturel que d’habitude et qu’ensuite, encore sur lui qui rallongeant les genoux, la caressant d’une main à ses hanches en se tenant le sexe de l’autre, et qu’à sa stupeur, alors qu’ils ne se tenaient plus par le chevillement naturel, ils furent soudain tellement à l’unisson que la sensation de leur union les dépassa, les surprit, les emmena et ils ne se regardaient plus même car ils se demandaient où ils étaient et qui ils étaient pour que ce fut, à tel point, ainsi. De son côté à elle, manquant faire tomber de la Bible qu’il lui avait offerte et qu’elle avait couverte de papier kraft brun des photos qu’elle affectionnait de leurs deux chiennes, celles-là dormant déjà l’une dans le couloir, l’autre à contre-bas du lit, il y avait, relié par de la spirale, le rapport d’activité qu’au déjeuner, comme si c’était une occasion immanquable, on lui avait remis. Ce n’est pas une commande, mais une évaluation que vous pourriez nous faire. Nos commissaires aux comptes nous ont sortis un galimatias, peut-être bien que c’en est, mais pas du tout à fait. Voyez vous-même, naturellement nous pourrions vous payer, vous pourriez facturer. C’est de développement durable qu’il s’agit et nous ne savons pas trop où nous en sommes. L’avant-veille, Jeanne et lui étaient à la Mutualité française, moment sympathique et précis. L’éthique rendait fourbus leurs interlocuteurs, chargés de finances que la crédulité ou la cupidité faisaient grosses de milliards par milliers en toute monnaie, et tous deux entendaient l’exposé des contraintes de sécurité et d’emploi tels qu’un petit milliard à peine se prêtait à quelque fantaisie, pas si petit qu’ils n’aient appelé la démarche, l’insistance, la pression de centaines de candidats à sa gestion déléguée. Et qu’est-ce que c’est le développement durable, un petit plus, sans doute, certainement, mais comment le mesurer ? En éteignant la lampe dont elle ne pouvait se passer quand il venait devant elle, à genoux, devant l’ouverture de ses cuisses et le blanc de son ventre, elle fit tomber le recueil de papier épais. Il ferma les yeux, et, à travers les  persiennes de bois un quinquet que la co-propriété avait décidé de laisser allumé toute la nuit et bien avant et bien au-delà des heures d’obscurité,  il cessa de regarder comme s’il avait été urgent de les mémoriser les barres jaunes faites ainsi au plafond. Il pensa que répondre à la question que laissait en suspens le rapport, dont il ne savait  d’ailleurs pas s’il était confidentiel encore ou déjà diffusé, ferait son embauche. Le développement durable. Notion rare, donc de prix. Le galvaudage et la contrefaçon avaient été son premier métier, ou plutôt l’étude et l’emploi des voies et moyens pour en obtenir l’éradication : lutter contre les sacs Vuitton fabriqués au Japon, encore mieux mais moins cher, et l’attaché commercial recommandait la procédure contentieuse et la France y gagnait en renom, vraiment inimitée. Il s’assoupit et sous ses paupières, à la place des raies lumineux que laissait passer le volet, il reçut le sourire que lui avait décrit Jeanne, celui de la vieille dame mise au lit, bordée, essuyée et embrassée tout à l’heure, en grande banlieue parisienne, une rue de la Pointe à sens interdit sauf pour les riverains, et au-dessus, pas loin, les avions d’Orly. Le mari avait acheté avant que ne se construise un autre bâtiment leur prenant presque tout de la vue et le soleil.

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