jeudi 18 décembre 2014

journal d'il y a cinquante ans



ouverture d'un troisième cahier - toujours manuscrit -, que je titre ainsi

Omnia quaecumque voluit, Dominus fecit
Tout ce que le Seigneur a voulu, il l’a fait
              
              Ps. 134
                               Vêpres . Mercredi



A M O U R

C R E D O

E S P E R A N C E

au milieu des pleurs, du doute, de l’inquiétude
au milieu des questions, au milieu du passé et de l’avenir
dans l’angoisse de rater ma vie,
dans l’inquiétude de na pas avoir la vocation
dans l’ardeur et la soif de tout désir

dans toute illumination du corps et du cœur, dans toute joie, dans tout
                
                                                                                                                     Vendredi 18 Décembre 1964


Dans quelques jours, je serai fixé pour l’E.N.A.. Le résultat étant maintenant si proche, je n’ai plus acuune impression. Mais, au fond, je suis resté détendu jusqu’à la fin. Un résultat positif me causera beaucoup de joie, certes. Mais j’ai tellement l’impression que tout cela est peu, que tout cela n’est pas l’objectif que je voudrai de tout mon être, atteindre, que cette joie sera superficielle. J’en aurai une beaucoup plus porofonde, beaucoup plus calme et beaucoup plus vraie si j’entrais demain au noviciat, sûr que Dieu m’y appelle.

Entrer au Noviciat sera de toute façon, une folie, un risque, un pari total et définitif sur le Christ. En poursuivant l’ENA, en me mariant, j’ai l’impression – pour l’instant – que je manquerai totalement ma vie.

Comme il est dur de m’abandonner à Toi, Seigneur, sans savoir où Tu me mènes.

« Soyez toujours joyeux dans le Seigneur. Je le répète : soyez joyeux ! Votre sérénité dans la vie doit frapper tous les regards, car le Seigneur n’est plus loin. Ne vous inquiétez de rien ; mais dans toutes vos prières et supplications, en même temps que vous remerciez Dieu, exposez-lui vos besoins. Et que la paix de Dieu, qui dépasse tout ce que nous pouvons imaginer, garde votre cœur et vos pensées, dans le Christ Jésus notre Seigneur. »

Philipp. IV  4.7
3° Dim. Avent

Cet Epître m’a beaucoup frappé. Comme la liturgie est précise, et qu’elle fournit à notre vie tout son itinéraire. C’est merveilleux de joie et de simplicité. Evidence du travail de l’Esprit Saint qui nous fait respirer individuellement au rythme de la vie liturgique de la communauté ecclésiale, à travers l’espace et le temps.

Du coup, dès dimanche soir, j’ai lu l’Epître aux Philippiens, que je n’avais jamais lue entièrement, à la suite.

A la vérité, je l’ai lu, comme on prendrait connaissance de la lettre d’un ami, qui a plus d’expérience et de joie que vous. Et par instants, je me voyais dialoguant avec saint Paul. Car je crois que nous aurions beaucoup sympathisé, et que nous avons beaucoup de points communs.
Mais lui, il s’est abandonné entièrement à la volonté de Dieu. Il est vrai que Dieu l’a bousculé (chemin de Damas). C’est ce qui doit me rassurer. Que Dieu ne perd pas de vue ses enfants. Et qu’en définitive, il sonde les reins et les cœurs, et qu’il répond – et au-delà – au désir de tout notre être de Le voir, de Le connaître, de nous reposer en Lui, pour goûter le bonheur qui ne finit jamais.

Après la soirée, nous sommes allés en groupe manger une soupe à l’oignon (que je n’ai pas aimée) au Pied de Cochon, puis à la messe à Notre Dame. Messe en 25’, à 7 h. A 5’ près, nous eussions pu communier et j’avais par moment envie de demander au prêtre de ralentir [1]. Comme une messe sans communion est mutilée. Comme j’éprouve un besoin presque physique de prier à tout moment de la journée.

Sermon simple et hésitant. Mais comme le fond est toujours le même : humilité de Jean Baptiste, affirmation de la vérité, s’abandonner à la volonté de Dieu. Je suis vraiment frappé de cette convergence.

J’ai assisté à une seconde messe à 7 h 30 pour pouvoir communier et suis sorti, accablé de sommeil, mais Jésus était en moi.


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Soirée du 12 Décembre, aux salons de l’Amérique Latine, incontestablement réussie [2]. J’y ai pris grand plaisir, et aimerai beaucoup recevoir. Cadre épatant. Bon orchestre. Modes ravissantes. Papa et Maman détendus.

En comparant, puisque beaucoup étaient là, les jeunes filles avec qui je sors, je donne la palme à Irène B. Son visage, impossible à décrire, tant il a le flou rêveur du charme, m’a hanté pendant ces derniers jours. Ce sont surtout ses yeux et son sourire qui m’ont à nouveau frappé (je l’avais remarquée, et avais été ébloui, chez les D. l’an dernier, elle avait alors robe courte rouge et cheveux noirs tombant plus bas que les épaules). Beaucoup de douceur. Je me demande si je lui plais.


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Mercredi matin, reçu la réponse de Marie José T., ne peut se rendre à notre rendez-vous de vendredi après-midi. J’ai été de mauvaise humeur toute la matinée. Peut-être à cause de cela.

Je crois que la Providence a bien fait, et que la situation eût pu être bien compliquée. Comment se rencontrer, lorsqu’on est résolu à ne pas s’engager ?

Aspect extérieur polygame, parce que je ne suis pas fixe. Et je ne suis pas fixé, parce que je ne peux l’être, que je sens très bien que je ne peux m’engager pour l’instant aussi bien d’ailleurs dans la vie religieuse, que dans le mariage.

Comme le Seigneur a encore à faire en moi !


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Reçu la visite – pendant une heure – jeudi dernier (hier) de Michel. Je ne sais s’il l’a ressenti, mais grande difficulté à nous comprendre, à communier, à nous exprimer. Mais peut-être que notre dialogue et nos silences, ont-ils été plus vrais, un peu comme la prière desséchante, comme le besoin indicible de Dieu, est la plus belle prière qui soit ?

M’a fait remarquer, que je ne trouvais pas grand-monde de « bien ». Qu’au fond, je ne savais peut-être pas les découvrir ? c’est peut-être vrai. En tout cas, c’est grave. Cela vient peut-être du fait que je suis très exigeant. Et qu’il y a une différence entre aimer et trouver « bien sous tout rapport ». J’aime quelqu’un, dans la mesure où je le sens perfectible, où je pressens qu’il veut se parfaire, et où je sens qu’il est à la trace de Dieu, docile à son amour, où je ressens que Dieu est à l’œuvre en lui.

Avec cette définition, je devrais aimer tout le monde, c’est d’ailleurs ce à quoi le Christ m’appelle et effectivement en regardant tout être sous cet angle, non par ce qu’il est, ce qu’il veut, mais ce que Dieu a fait, et fait en lui, ce que Dieu veut qu’il fasse et qu’il soit, on ne peut pas ne pas aimer cet être, ce garçon.

Jean Philippe [3] avec qui je parle longuement après la soirée à l’Eléphant Blanc, mercredi soir. Désires-tu la Foi ? Non. En as-tu la nostalgie ? Non. Et confiance en Dieu, qui lui donnera d’aimer, quand Il le voudra. Prière, et chapelet (mal dit) le soir, pour Jean-Philippe [4]. Intelligent. Séduisant . mais qui risque de tout manquer. Et je ne peux rien faire pour lui que prier. PRIER.

Emmanuel [5], passionné, sympathique – je veux tout et tout de suite. Une carrière où il aura des responsabilités, des contacts, où il bougera, où il sera debout. Certes, beaucoup veulent cela inconsciemment. Mais l’entendre dire et proclamer dans la bouche d’un garçon de 15 ans. Comme on se sent pauvre et incapable de lui dire ce qu’on voudrait lui dire. Comme on est impuissant à le conseiller, à l’aider à choisir. Il est vrai que pour l’instant, il n’y a pas à choisir, mais à vivre, à découvrir, à acquérir le sens de Dieu, l’intuition de Dieu à l’œuvre dans notre vie quotidienne. Encore une fois prier pour lui, l’entourer d’affection. Avait déjà lu le grand Meaulnes, comme Jean-Philippe d’ailleurs.


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Ce soir, messe à 18 h 15 à Saint-Philippe. Communion. Coup d’œil au panneau d’affichage de l’ENA. Téléphoner à la maison. Dîner chez les D.

Peut-être vas-tu bouleverser ce petit programme, Seigneur ? Peut-être vas-tu boulevser ma vie, Seigneur ? In manus tuas, Domine, commendo spiritum vitamque meas.

Depuis que j’ai quitté Solesmes, il y a en ce moment exactement une semaine, BESOIN DE PRIER, BESOIN DE DIEU comme jamais je ne l’avais connu encore autant ressenti. Je ne peux plus me passer de Dieu. Capture de Dieu. Même quand je ne pense plus à Lui (ce qui se trouve la plupart du temps), j’en garde la nostalgie. Je ne peux plus vivre sans Lui. Lui seul peut me donner la vie, l’Amour le, Bonheur. Lui seul peut se donner à moi, qui suis pécheur, impur, égoïste, voleur, qui suis misérable et orgueilleux.

Mon âme attend plus sûrement le Seigneur, qu’un veilleur n’attend l’aurore.

Ce qui compte, ce ne sont pas les fautes passées, avouées ou inavouées et dont j’ai le grand remord, car elles ont taché ma vie et m’ont éloigné de Dieu ? mais c’est l’acte que je vais faire et qui déplaît à Dieu, c’est ce que je vais refuser au Seigneur, c’est ce que je vais refuser à son amour, c’est cette coupure, c’est ce non, que je dirai. Tout le reste n’est que désespérance. Alors que Dieu est Amour. Quoniam in aeternum misericordia ejus !

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01 h 45

Dîner chez les Davout. Rentré tard à la maison.

Reçu à l’E.N.A.   44° sur 62

Guère de joie, d’enthousiasme. Cette absnece de réaction de ma part, m’étonne d’ailleurs. J’aurai cru que j’aurais été plus heureux. J’ai même été un peu déçu par ma place… J’aurais été consterné d’être collé. Mais je m’étais fait à l’idée d’être reçu en somme [6]. Bien qu’intellectuellement, je me rende compte que c’est satisfaisant (quoique certains : Fontrojet, Faure, ne m’aient pas fait forte impression). Je suis content et sans plus. Je sens trop que rien n’est résolu. Maman me disait : tu as ce que tu veux [7]. Mais précisément, l’ENA, et même peut-être la diplomatie – toutes ces carrières, ce n’est pas ce que je veux. Je ne sais d’ailleurs pas ce que je veux. Et c’est ce qui fait mon insatisfaction. J’ai surtout besoin de voir clair. De savoir si Dfieu m’appelle. Le fait d’être admis à l’ANE ne me comble pas, ne m’unifie pas. Je ne sais pas davantage ce que sera ma vie.

Ce soir, aussi paradoxal que cela soit, un peu de cafard, de tristesse. Alors qu’on pourrait croire que c’est un aboutissement, un succès auquel j’ai travaillé depuis des années, il ne s’agit, j’en ai l’impression, que de quelque chose comme un peu petite, peut-être très importante, mais qui n’est pas l’essentiel. Je snes bien que je devais être reçu. Plus pour mes qualités et ma personnalité que pour le travail réellement fourni. Et puis, je récolte un peu le temps passé à la Troupe, et tant de gens (scouts, parents, amis) oint souhaité ce succès. Et pourtant je ne suis pas heureux ce soir. D’ailleurs, c’est le signal du départ. Arrachement plus ou moins proche d’avec la famille, les parents, les scouts [8].

Maman avait du chagrin ce soir. Peut-être parce que – moi partui – elle n’aura plus personne à qui faire confiance. C’est au moins ce qu’elle dit. Je le comprends bien. Et me rends compte combien le dialogue avec Papa est difficile à renouer, et peut-être c’est le dialogue durable et possible. J’ai bien conscience que je laissera un grand vide et que Claude [9] et moi, avons été les espérances de Papa et Maman. Et puis aussi, j’aurais dû avoir l’air plus heureux devant eux, plus satisfait. J’ai dû leur faire de la peine, et cela me fait du chagrin. Comme ils accepteraient mal, comme ils seraient révoltés (Maman surtout), si j’entrais dans un ordre religieux. Ce serait pour eux, un effondrement. Ce soir est bien triste.

Seigneur, prends ma peine et celle des miens.
Fais que je m’abandonne à ta volonté,
que je t’aime dans l’ENA et ses carrières,
si c’est cela ton dessein sur moi.

Seigneur, je suis pauvre et triste
Aie pitié de moi et des miens.

De moi qui ne suis nullement comblé
qui vais être séparé de tous ceux que j’aime,
qui tourne une page de ma vie, une page que j’ai
beaucoup savourée et longuement contemplée.
Fais-moi entrer hardiment dans ton inconnu.
Aie pitié de moi. Viens à mon secours.

Des miens que je vais quitter,
dont l’équilibre va être difficile à trouver,
des miens que j’aime par-dessus tout,
que je voudrais heureux et unis.

Des miens qui ne sont peut-être pas préparés
à accueillir ta volonté sur moi.

Seigneur, fais de moi ce que tu veux
Loué sois-tu pour ce résutat
Loué sois-tu à travers cette tristesse de ce soir
à travers la joie de demain,
à travers les jours que tu me donneras.
Loué sois-tu, quoi qu’il arrive,
Pourvu que tu ne m’abandonnes pas.

Faire action de grâces pour ce résultat. Rendre heureux Papa et Maman, en étant heureux de ce résultat (ce que je suis quand même).
De toute mon âme, de tout mon esprit
Kyrie Eleison
Kyrie Eleison
Kyrie Eleison
Christe Eleison
Christe Eleison
Christe Eleison
Kyrie Eleison
Kyrie Eleison
Kyrie Eleison

Un succès est peut-être plus lourd à porter qu’un échec. Si le succès doit être ma croix, Seigneur, fais-la moi accepter. Donne-moi d’être simple et joyeux, donne-moi de m’émerveiller de ce résultat, de m’en réjouir puisque c’est ta volonté évidente.

Ce que Dieu me demande pour l’instant
– surmonter grâce à Lui, cette tristesse et ce cafard, et rendre heureux les autres
– Le louer pour ce résultat et l’en remercier
– m’en remettre à Lui pour tout

+




[1] - c’est l’époque à laquelle il reste d’obligation d’être à jeun depuis minuit, pour pouvoir communier. Les décrets conciliaires changeront complètement cela, au moins en discipline, au point de nous faire perdre toute tempérance avant d’aller censément nous recueillir

[2] - à l’occasion des dix-huit ans de mes soeur et frère jumeaux : Marie-Charlotte et Hugues, elle est donnée par mes parents, en compagnie des C., et marque familialement le retour (qui s’avèrera précaire en 1967) à une certaine aisance, que nous avions perdue plus de deux ans auparavant : dettes de jeux de mon père, dont nous découvrions l’addiction. Déménagement pour obtenir une « reprise », de l’appartement de nos enfances 21 boulevard de Beauséjour à la Muette, dans l’ouest parisien et emménagement très à l’étroit, 148 avenue de Wagram. Nous voici aussi grandement réinstallés (j’ai de nouveau une chambre grande et qui me plaît) : 2 avenue Hoche en adresse, en fait le long de la rue de Courcelles, devant le parc Monceau et sa grille grandiose

[3] - cousin de Laetitia de V., qui m’a occupé de cœur à partir de l’été 1960 : « rallye cours de danse » puis, dans le suite, de nombreuses soirées dansantes ensemble

[4] - de V. aussi – du même cours de danse à nos seize-dix-sept ans ; sans en être conscient, je crois bien l’avoir désiré physiquement ; nous retrouvant en séjour linguistique en Angleterre, l’été de 1958 ? mais assez loin l’un de l’autre, nous sommes allés à Hastings, divers lieux publics « interdits aux chiens et aux Français » et avons tenté de faire passer le temps dans un cinéma projetant un film naturiste ; jeunes et ultra-pudiques, nous nous sommes vite enfuis

[5] - un de « mes » scouts à la 119ème-121ème Paris, grand nom de la noblesse d’Empire  – des parents attentifs et chaleureux, songeant peut-être à moi pour leur jeune fille Hélène

[6] - je l’ai été sans préparation, généralement d’une année à l’époque, pour ceux qui sortaient de Sciences-Po. – admissible 20ème sur près de mille candidats, ai-je su ensuite : j’ai donc été « mauvais » à l’oral

[7] - elle me l’a dit aussi, à ma nomination, si peu de mois avant sa mort : tru aimes bien quand même qu’on te dise : « Monsieur l’Ambassadeur » - je crois que j’étais alors dans le même état d’esprit qu’à l’automne de 1964

[8] - le service militaire que, depuis la fin alors récente : Juillet 1962, on commence de dire : national

[9] - mon frère aîné de dix ans, né au Caire en Décembre 1933, alors interne des hôpitaux de Paris . hôpital Foch

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