mercredi 1 juin 2016

tentative - écrit retrouvé, d'il y a onze ans









Doutè-je




écrit retrouvé inopinément sous le titre-fichier « tentative . mi 2005 »
matin du mercredi 1er Juin 2016

Je ne me souviens en rien des circonstances dans lesquelles je l’entrepris.
Mon journal intime, pour ces dates, me l’apprendra.



                
Chapitre  A   
















J’ai entendu parler de l’amitié et de l’amour avant d’en faire application, du moins avant de les identifier dans ma vie. L’amour n’a jamais été un rêve, des lectures m’en donnaient des exemples, c’était une aventure dont seuls la fin ou le commencement inspirent la littérature et les auteurs, la durée et l’état de vie sont rarement décrits, les mémoires d’une morte adorée sont la tentative de faire partager un vœu qui n’est ni de résurrection de la personne aimée, ni d’un quelconque recommencement, mais qui est une demande d’approbation universelle d’une qualité qu’on a discernée et cultivée, honorée d’abord dans la solitude et l’anonymat. L’amitié se définissait, pour moi et mes camarades de classe, dans les classes d’instruction religieuse, qui à tel âge étaient des exhortations morales. Il s’agissait de rester maître de mouvements et d’attraits et que ceux-ci ne soient ni exclusifs ni à verser vers des pentes obscures. Ces pentes nous les ignorions, quant à l’exclusivité, elle était le fait des circonstances. L’amitié a commencé par des égards envers un condisciple ; je ne crois pas avoir été jamais abordé le premier ; tout était naturel, le vrai déploiement était la conversation du retour, en fin de journée, du collège par des avenues parisiennes dans les années 1950, les avenues d’un ouest parisien, encore en construction ou qui allaient beaucoup changer en un quart de siècle, l’avenue Paul Doumer et la rue de Passy depuis la colline du Trocadéro jusqu’au jardin du Ranelagh. Elle se distinguait peu en son essence de la fraternité, c’est-à-dire d’une intimité spontanée dans laquelle la parole, le goût d’échanger du texte l’emportaient sur toute autre posture. Pas de véhémence, pas de sujet à proprement parler que nous discutions, c’était une affinité d’espérance. Nous prolongions explicitement ce que nos éducateurs – les Pères Jésuites et les enseignants laïcs qu’ils sélectionnaient soigneusement – nous proposaient comme vision de la vie, comme mode de vie pour un plus tard mystérieux et attirant. L’optimisme était entier, le mal nulle part, l’échec non plus. Sans doute, des performances scolaires insuffisantes excluaient les queues de classe, changement d’établissement, redoublement, je n’ai jamais vêcu enfant et adolescent ces ruptures. J’ai eu des camarades plus proches à chacun de mes âges, sans grande suite, mais me sentant en équilibre dans chacune de ces périodes que les années scolaires délimitaient. Les vacances d’été étaient alors longues, trois grands mois, et je n’ai commencé de correspondre qu’à la fin du cycle secondaire pendant ces grandes parenthèses vêcues loin de Paris et de la fratrie scolaire. Des correspondances qui étaient aussi d’amour pour quelque jeune fille, précisément Laetitia de V. au visage rond comme celui des Petites filles modèles et à la fin des années 1950, elles portaient encore des jupons comme leurs devancières, les coiffures étaient sages et élaborées. Quant à nous les garçons, nous étions frustes, sans doute pas bien tenus hygiéniquement parlant, j’avais les cheveux séparés par une raie et collés avec de l’eau, nos souliers étaient ressemelés, les coudes des chandails comme les chaussettes étaient reprisés, on sortait de la guerre, le vêtement ne créait aucun clivage, les pantalons longs n’étaient pas des jeans, on gardait les culottes courtes jusqu’à passés quinze ans. Seul a tranché à cette époque, Dominique Rochas, le fils du parfumeur, devenu orphelin mais à la mère femme d’entreprise, davantage que ce qu’il deviendrait lui-même, puisque je crois qu’il a perdu le contrôle des affaires de famille, mais les lèvres coquelicot, le crâne parfait à la Pierre Joubert, des yeux grands et féminins, il était parfaitement habillé et nous semblait, à beaucoup, beau, ce qui ne lui faisait pas forcément beaucoup d’amis. Une bande dura animée notamment par Claude J . et Bernard C., un fils de ministre, un fils d’une certaine aisance financière. On ne discernait pas grand chose entre nous, sauf nos performances scolaires qui ne déterminaient aucune ségrégation, nous étions donc libres de nous associer par affinité, il y avait les jeux de balle ou de ballon en récréation, les cours étaient vastes, au sommet des deux immeubles de notre collège ou entre les bâtiments, avec quelques arbres, un calvaire, des escaliers, des latrines, et il y avait les itinéraires de la maison au collège, ceux-ci ont favorisé les amitiés. Les lettres s’échangèrent les deux ou trois étés où nous sentions que nous allions nous séparer, que nous allions être séparés. Elles disaient la même chose, des projets, des certitudes, l’idée que la vie était prometteuse et que les choses seraient éternellement bien arrangées en notre faveur. Pas de discrimination, nous serions tous élus. Laetitia était ma correspondante autant que Xavier ou Jean-Claude ou d’autres, avec le même goût d’être lu et de lire. Nous communiions dans l’optimisme.

Je n’ai consulté des manuels sur la physiologie et l’anatomie des filles et des garçons que tard, mais au collège, orienté par les pères spirituels plus que par les professeurs. Originalité pour l’époque, une salle de lecture proposait des prospectus pour les différentes filières professionnelles, les métiers, les carrières mais aussi les ordres religieux, l’initiation sexuelle faisait partie de la bibliothèque. On était devant une immense devanture et nous n’en parlions pas entre nous, l’avenir s’envisageait individuellement, pas du tout en termes de liberté. Il y avait forcément un appel du destin, sinon de Dieu. Mon premier ami était Etienne de C., il habitait non loin du collège Saint-Jean de Passy où je passais deux ans avant d’en être retiré pour être placé à Saint-Louis de Gonzague. Comment se manifestait ou se ressentait ce lien ? Nous allions jouer les après-midi de congé l’un chez l’autre, je ne me souviens d’aucune conversation, d’aucune circonstance qui aient été notables, nous étions contemporains, nous vivions les mêmes événements, nous étions tous les deux en tête de la classe. Nous nous sommes perdus de vue et d’amitié, mais pas de mémoire, puis revus fugitivement à l’Ecole nationale d’administration où nos promotions n’étaient pas les mêmes. La joliesse du visage d’enfant avait disparu, mon ami était devenu physiquement quelconque, je ne sais quelle a été sa carrière, c’est le revoir maintenant qui me passionnerait, quelle expérience avons-nous de la vie, que sommes-nous devenus sous ses embruns et à son soleil ? Le temps de l’amitié savourée et sollicitée, renouvelée et cultivée sciemment commence-t-il avec le troisième âge ?

J’ai tendance à le croire, l’âge est un ingrédient. Il inspire une curiosité et une sympathie, on se reconnaît entre semblables, il y a toujours une souffrance à dire, à entendre, à partager, à comprendre. Ce n’est plus d’idéal, mais de réalité que traite le moment passé à se retrouver. Un parcours est reconnu, il y a un effet d’inventaire à écoûter l’ami et à se dévoiler à lui, une appréciation mutuelle, de la qualification, une anxiété que dissipe un préjugé favorable, on se raconte, on ne s’imagine pas. J’ai ainsi commencé de revoir des condisciples que je n’avais plus croisés depuis quarante ou cinquante ans. Claude V. et Pierre S., l’un n’avait pas changé, le même profil attentif, les mêmes costumes soignés qu’en terminale, j’étais allé le visiter au temps de mes premières fiançailles, je le revis au moment de mon mariage, à quarante ans de distance, il avait à raconter une vie accidentée professionnellement, toute d’initiatives et de rebonds, courageuse, mais sentimentalement classique, les enfants, l’épouse, tout avait bien marché selon nos modèles initiaux, ceux que je n’avais pas suivis, tandis que l’autre avait fait une petite fortune industrielle et se rangeait dans l’élevage d’un bon jurançon donnant sa succession à l’un de ses enfants, l’appartement original et cossu, l’épouse aussi, sans élégance et discrète, d’une avenance toute intérieure. J’ai envié ces simplicités d’aboutissement, sans m’y reconnaître, d’éducation semblable, de vocabulaire identique, celui du collège jésuite, nous avions divergé, nous pouvions frayer à nouveau mais nous en passer tout autant. Je n’ai pas plus le tempérament accrocheur à mes soixante ans qu’à mes dix-huit ans. Je soliloque et me remémore. J’ai constaté que je m’entendais mieux avec des gens bien plus âgés que moi, et que je les admirais sans réticence. Une carrière diplomatique, donc à l’étranger, et à observer ce qui n’est pas notre pays, m’a fait découvrir un mentor par affectation, j’écoutais, je comprenais j’apprenais. Je retiens particulièrement le major Melo Antunes, membre du Conseil de la Révolution au Portugal des « œillets », le général Golbéry, l’un des doctrinaires de la dictature militaire au Brésil, retiré à la démocratisation en conseiller de banques et surtout Erich Bielka, quelque temps ministre des Affaires étrangères du chancelier autrichien Bruno Kreisky. En commun, la liberté d’esprit, la francophonie aussi ce qui est peut-être lié, l’amour de la patrie conduisant à une grande foi dans son avenir mais à des jugements souvent peu amènes sur les compatriotes, pas forcément les gens du pouvoir, mais le peuple qui accepte d’être mal conduit et se détache de ses propres affaires. L’amitié naissait d’une curiosité partagée, celle de mon introducteur, surpris de mon intérêt, la mienne pour un type d’homme, de conscience politique et les affinités se vérifiaient par des jugements communs sur l’actualité auxquels m’avaient préparé les leçons d’histoire et de sociologie. Des mentors qui étaient des hommes, et qui étaient des politiques mais des politiques libérés de toute compétition par leur âge et par leur carrière. Ils étaient doublés, dans certains de ces pays, une ou plusieurs maîtresses m’ouvrainet aussi l’inconscient collectif et me donnaient, quasi-familialement, la perception quotidienne de l’histoire et de la géographie ; un peuple cessait de m’être étranger et sa dialectique commençait de m’habiter, ce qui me faisait regarder autrement le mien. Une relativisation qui n’est pas ce que demande une hiérarchie administrative. C’étaient des amitiés collectives qui se nouaient, j’étais apprécié par mes interlocuteurs et j’étais attiré par ce que je comprenais de leur pays, de leurs concitoyens et dont je démontais les rouages intimes, dont je scrutais la manière de se constituer, de résister ou de rebondir dans l’actualité mais aussi dans la mémoire ancestrale. En fait, ces amitiés durent davantage dans l’âme que dans la chronologie, ce sont des contacts, des initiations, des amis de la sorte sont des maîtres, au moins dans la partie où je les sollicitais. Sans le savoir, je perdais pourtant doublement. Je ne me faisais pas d’amis dans mon propre milieu, des appuis devrai-je dire. J’aurais voulu un maître, des maîtres de vie, des conseillers en orientation, dit-on maintenant. Un maître admiré, à suivre ? Je ne le trouvais pas non plus. Ma propension à la sympathie pour des milieux, des ambiances, des contrées, de l’histoire, plus que pour des personnes nommément, m’a isolé. Par un livre récemment paru, j’ai retrouvé un ancien camarade de l’Ecole nationale d’administration, il a été littéralement forgé par des rencontres qui ont duré et en ont fait l’héritier spirituel explicite de personnalités de premier plan, dans l’intelligence ou la politique de notre temps. J’ai vêcu le contraire, ou n’ai-je pas su saisir ou utiliser ce qui m’était présenté. A circonstances égales, je m’y suis pris moins bien que d’autres, je n’ai pas eu le sens de la corporation à qui il faut donner tous les gages sauf celui de l’indépendance, je sais que beaucoup de mes condisciples appelle cela de l’amitié et celle qu’ils ont cultivée leur a été secourable. Je n’attends de l’amitié que le présent, l’instant de la communion.

Les amitiés entre gens d’âge égal et qui durent depuis l’enfance et l’adolescence, qui ne se rompent pas, qui tournent à des alliances, je crois qu’elles existent, je suis témoin lointain ou par la rumeur de certains cas, mais je n’en ai pas vêcues moi-même. Il semble qu’il faille avoir traversé le temps particulier de la vie, celui de l’activité professionnelle et des années conjugales, pour se retrouver nu et capable de liens et d’affinités ne devant rien à la fonction occupée ou aux mœurs qui arrangent les fréquentations. La nudité est une condition universelle, mais peu acceptée, peu pratiquée. L’amitié suppose une sorte d’égalité intime qui fait le respect mutuel. Après Etienne de C., deux garçons me font entrer dans le temps des confidences, et donc des interrogations, suis-je comme eux ? Ils ont chacun la vocation religieuse, nous n’avons qu’une dizaine, une douzaine d’années, André L. sera franciscain, Jean-Claude C. jésuite, tous deux ordonnés. Le premier est mort avant cinquante ans et j’ai cru entendre qu’il s’était éloigné de son ordre et de son état de vie, pourtant qu’il rayonnait le jour de son ordination par l’évêque de Versailles, son visage était brillant de larmes et de joie. Il m’avait entretenu de son attente du sacerdoce et de ses menus péchés, du voyeurisme provoqué par une jeune fille avec qui il ne s’était rien passé, l’entretemps. Le second a mis enceinte une partenaire dont je ne sais pas si elle était seulement de rencontre, il était prêtre depuis une bonne année, quand il y a eu confirmation de l’état de la future mère, il a annoncé à ses compagnons de « troisième an » à Fourvière, qu’il les quittait, défroquait. Drame pour sa propre mère, pour notre commun père spirituel, celui de notre enfance. Je n’ai pu le revoir, sachant qu’il avait fait de la librairie à Reims puis à Paris, en employé sérieux et modeste, ne paraissant ni brisé ni malheureux. Le Père Gilbert Lamande, se mourant l’été 2000, ne put rien me confier sur lui ; je ne revoyais le Jésuite que de très loin en très loin, ma mère l’avait rencontré dans la rue, lui avait dit son inquiétude de ma vie de célibataire à passades ou liaisons prolongées, et il me jugeait perdu de mœurs et d’âme ; je lui demandais d’administrer ma mère, de nouvelles années passèrent. J’avais autrefois pensé qu’il détenait le secret de mon orientation de vie puisqu’il avait eu la confidence de mes six-huit ans, très confiants et ouverts. Mais s’il me promettait de m’en dire beaucoup, il ne l’avait jamais fait. Nous parlâmes tandis qu’il avait perdu en partie la mémoire et aussi la raison, la mère de Jean-Claude qui lui avait été confiée providentiellement à un veuvage survenu très tôt et avec beaucoup d’enfants dont mon ami était l’aîné, assistait à nos conversations. Je n’ai pas su de lui mon mystère. Puis la mort emporta le prêtre dont le testament n’était que discipline révérentielle envers son ordre ce qui m’étonnait car il était libre de pensée et plus encore d’allure pendant tout son ministère, consacré aux enfants avec un talent de spécialiste, proche du metteur en scène ou d’un magicien, et elle éloigna Marie-Magdeleine C. se réfugiant, pour une seconde viduité, chez son frère en Savoie. J’ai ainsi perdu la trace de Jean-Claude. Sa mère m’avait dit le destin d’André, sa mort et une certaine déception de sa propre mère qu’il n’ait été que franciscain et pas jésuite. Je n’en sus pas davantage. L’aînée de mes sœurs s’était fiancé avec l’un de ses frères, je ne fus pour rien dans l’événement ni dans l’échec qui tenait au manque total d’assortiment des deux amoureux, mais la famille d’André porta cela à mon discrédit. Pendant des décennies, je ne cherchais pas à reprendre langue. C’est le pressentiment de la fin, c’est-à-dire de la mort qui m’a toujours poussé à revoir ceux qui m’avaient marqué dans mon enfance et mon adolescence. Ce fut longtemps jusqu’à maintenant où au contraire un certain commencement que je dirai plus loin m’incite à des revoirs qui sont autant de tentatives de retrouver du terreau, du territoire, des amitiés, un langage commun.

Un troisième religieux donne une étape importante et inoubliable à l’amitié dans ma vie. Michel T. est le neveu d’une sommité du clergé dans l’entre-temps-de-guerres dont il porte d’ailleurs le nom, il est aussi, par sa mère, le petit fils du fondateur des chantiers d’Uriage. Il a trois ans de moins que moi, nous sommes compagnons dans le scoutisme, la troupe du collège des Pères Jésuites où nous avons fait, avec quelque décalage, nos classes du primaire et du secondaire. Tandis que je commence de découvrir l’amour par son versant le plus abrupt et obsessif, l’inquiétude de n’être pas accueilli ni attendu, puis me rabattrai après deux fiançailles infructueuses dans la voie des liaisons parallèles ou successsives, Michel m’annonce et me commente une vocation religieuse dont, aussitôt, je ne doute pas, et dont je ne douterai jamais même rétrospectivement. Il est certain, il est heureux, sans débat. Les vœux fameux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, comment en concevoir l’astreinte et tout autant la vertu libératoire, à vingt ans ? Nos vies commencent, notre correspondance aussi, elles sont denses mais différentes. Je concours à l’Ecole nationale d’administration, il entre au noviciat de la Compagnie de Jésus à Saint Martin d’Ablois, je vais l’y voir, virilité des chants de ces jeunes hommes, debout, poitrine offerte que la liturgie ne rebute ni n’amoindrit. Rude simplicité du maître des novices, le Père Bru, qui administre les âmes et aide aux itinéraires sans rien compliquer, avec clarté. Il partage ma certitude au sujet de Michel. Michel devient ma conscience, il me reproche ma première liaison, je lui ai présenté mes deux fiancées successives, la version éthrée de l’amour, je suis en compagnonnage, je le regrette fondamentalement mais je n’y puis rien, engrenage des circonstances, des échecs, de peurs et de lâchetés, je suis confortable dans une liaison, je ne l’étais pas dans la préparation au mariage. La consommation tranquille et peu coûteuse sentimentalement du désir sensuel n’est pas l’avantage premier de ma situation nouvelle, je vis au jour le jour, j’ai cessé de m’interroger sur une vocation religieuse ou sur les moyens de rencontrer la femme de ma vie, celle à laquelle préparent les romans. J’avais lu les essentiels, Climats, Le Grand Meaulnes, Comme le temps passe…et Les sept couleurs, La porte étroite et leur contrepoint chez Montherlant. Je n’avais pas encore réfléchi à l’alchimie de la rencontre, de la durée, du trouble et donc pas lu Zweig, Mircea Eliade, Musil, Hermann Hesse. Tout me paraissait destinée, je reprenais souffle après avoir été détrompé deux fois. L’amour était une aventure comme la vie religieuse. De celle-ci, j’avais parlé autant avec Michel, m’entretenant de ses certitudes, qu’avec un moine de Solesmes, Dom Jacques Meugniot, au visage particulièrement personnalisé, épris de justesse, de beauté, d’exposé didactique et d’un humour un peu désuet qui correspondait à une part de mon éducation, celle proche des années 1930 et qui s’était prolongé dans les années 1950, proposant des modèles et des exemples d’héroisme individuel, Mermoz, Saint-Exupéry, Guy de Larigaudie, des vies aigues et unifiées dont Roger Nimier puis Michel Déon ont actualisé pour des circonstances plus banales que la guerre, la colonisation ou l’aéropostale, le profil et l’acidité, la vérité. La vie religieuse paraissait le paroxysme de courses aventureuses, au-delà de l’héroisme, une multiplication de toutes les sensations, au-delà du risque, une sorte de chevauchement de l’éternité, mais elle semblait réservée à une élite, celle d’élus, dont les uns sont, et les autres pas, sans que ce soit cependant une question de salut. On pouvait donc communiquer sur cet appel, cette sélection sans se jalouser ni se comparer, c’était déjà l’expérience de la destinée. Mon moine bénédictin présentait les choses autrement, comme une proposition personnelle de Dieu, nous n’en étions pas là, nous cherchions un état de vie, c’était théorique mais mon ami se donnait et moi je me retenais, avec de bons prétextes, je n’étais pas appelé quoique la perfection soit demandée à tous. Nous courions donc chacun une aventure, moi la retardant mais n’en doutant pas, quoique je me laissais lentement éroder par des ambitions qui devenaient plus de carrière que de bonheur, lui, Michel, la vivant avec les années de formation que lui prodiguait la Compagnie. Nos conversations étaient de substance, le bonheur venait de Dieu et aussi, sinon surtout, d’en parler, tous deux. Jusqu’à la rupture qui inversa les rôles, le service militaire tardif, le retour à l’air libre, de soudaines expériences sensuelles. Le tempérament mystique était physiquement de feu, tout s’embrasa y compris des certitudes qui ne s’effondrèrent d’abord pas, mais s’opposèrent à la vie de débauche commençante. La correspondance se fit de son côté désespérée et du mien sentencieuse. Je ne sus pas vivre avec lui, je lui manquais donc, je ne comprenais pas qu’il changeât de cap, d’identité.Il souffrait, littéralement écartelé, crucifié. Les « événements de Mai » avaient eu leur effet dans la Compagnie, des départs, mais aussi des changements dans le cycle des études et dans les propositions tendant à spécialiser les religieux dans une matière profane ou l’autre pour y mieux rencontrer les âmes à accompagner. Michel eût voulu n’être que généraliste, mystique. Il était fait pour l’amitié spirituelle et donc pour donner son temps et sa chaleur dans des maisons de récollection et autres sessions de régénérescence. Il cotoya un maître en ce genre, que j’ai ensuite rencontré par l’évocation de son souvenir, Jean Laplace, une des figures les plus solides et tranquilles de notre temps de discussion, de doute et de distraction, un homme dont l’enseignement structure, mais pas par des inventions personnelles ou une mise en scène particulière : l’art de « donner » les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, l’art de provoquer les retraitants à un compte-rendu de quelques phrases et instants sur l’itinéraire du jour, le talent de n’être prisonnier ni de l’éloquence ni de l’affection, d’être donc disponible à la forme la plus fine du jugement, qui consiste à appeler chez l’interlocuteur la capacité de se voir et de se lever soi-même. Toutes opérations qui ont leur analogie et leur différence avec l’entretien psychothérapeutique selon l’école lacanienne et l’expérience que parler libère, reconstitue, résoud. Comme prier. Michel souffrait, n’était plus guidé par personne, la Compagnie le sépara du seul accompagnateur qui aurait pu le libérer, il épousa une relation des dernières vacances qu’il avait passées avant d’entrer au noviciat et vint me rendre visite chez ma mère, pendant la campagne présidentielle de 1974. Je fus abasourdi de tant d’événements qui avaient renversé la vocation de mon ami. Celui-ci bichait pour Valéry Giscard d’Estaing, lui avait fait des offres de service mais anonymement et donc sans en avoir reçu de réponse. Je le visitais dans la banlieue de Lyon, deux enfants en bas âge, un appartement affreux, décoré avec mauvais goût, Michel semblait tomber, du moins selon mes critères d’appréciation sociale, il se passionnait pour son métier, vendre des instruments de mesure. Il me rendit ma visite en venant à Munich, où j’étais le conseiller commercial du Consulat de France, il voulut me parler selon le langage et les centres d’intérêt qu’il me prêtait désormais, la politique, le commerce, en s’y donnant de la culture et de la compétence, donc en m’ennuyant. Je n’étais pas seul, une de mes liaison séjournait là. La première nuit, les chiens aboyèrent, et à l’entresol tout semblait trembler, nos hôtes faisaient l’amour, Michel m’avait parlé d’échangisme, nous verrouillâmes notre chambre. Pourtant au temps de ses reproches, une longue fin de semaine le long des côtes fécampoises puis jusqu’à Etretat où je faillis me noyer sous yeux à quelques mètres du bord, sans pouvoir revenir aux rivages de galets, notre intimité avait été telle, notre désir de nous comprendre si fort que j’avais éprouvé une attirance physique gênante puis avouée. Nous faisons chambre commune avec des lits jumeaux, c’était à Pont-l’Evêque, un hôtel quelconque, les rumeurs de la route et de la place, il descendit lire du bréviaire. Mais à Munich, son corps pâle et roux, ses efforts pour se réconcilier avec moi, pour que nous nous retrouvions comme un avant impossible pourtant à reconstituer puisqu’il avait changé à mes yeux, m’insupportaient. Le charme était rompu, et celui qui fait l’amitié est si dense, si propice à la durée et à la communion qu’on a peine à réaliser qu’il ait été si fragile, il tenait à une parure superficielle, un état de vie qui au regard de l’éternité n’est qu’un choix, qu’un moyen de se faire, d’être. L’être de Michel ne m’est apparu qu’en apprenant sa mort. J’en eus les circonstances par bribes, il s’était remarié et dans les quinze jours, lui qui était moniteur de voile et breveté de pilotage, s’était écrasé par grand beau temps sur les collines amenant aux Cévennes. Je crus aussitôt à un suicide, il n’avait pu résoudre la quadrature du cercle de ses vœux et de sa sensualité dans la Compagnie de Jésus et l’avait quittée, il n’avait pu tenir dans son premier mariage et sa femme ne m’avait paru la compagne convenable, mais qu’en savais-je ? puisqu’il était en admiration physique pour elle, il s’était une nouvelle fois évadé mais par souffrance et impuissance, et le second mariage lui avait fait décider qu’il avait tout perdu et n’arriverait à rien ni nulle part.

Avec Michel, j’aurais dû rester présent, nous aurions dû parler de l’amitié, de l’amour plus encore que de vocation ou des temps contemporains, nous aurions dû et pu vivre. J’ai éprouvé le même remords envers Pierre Bérégovoy, dont j’aurais dû savoir que son entourage, le cabinet, ne serait pas apte à l’accompagner dans son retrait du pouvoir et le bilan d’une vie que la démarche subie, implique. Je dirai plus loin quelle fut notre relation, que je ne crois pas exceptionnelle et qui disait bien cet homme. Etre là. Mon ami est mort, le seul de mon âge, irrémissiblement, incompris. Sa mère, devenue âgée, veuve, habite sur l’eau, un moulin une magnifique bâtisse dans l’Eure-et-Loir, une époque antérieure. La photographie de Michel est en noir et blanc, elle ne le reconnaît plus, encore moins que moi elle avait accepté qu’il quittât la vie religieuse, pourtant bien avant le sacerdoce. Avait-elle su ses tentatives de suicide, à deux reprises, dans la haute maison de Clamart, qui ouvre sur les bois et d’où l’on regarde Paris, la Tour Eiffel, où se chercha Charles de Foucauld à son époque. Elle m’a appris le poids d’un nom, d’une hérédité, donc de projets parentaux sinon maternels ; la mère d’André, elle aussi, avait la vocation pour ses enfants, le plus haut service, une sorte de conquête des grades dans la société qu’on vénère, l’Eglise. Tout cela est légitime, maisne guérit pas si la sensibilité est vive, l’âme complexe, la solitude en fait native, ce qui se rebelle en nous ne peut se dire. Nous aurions pu l’échanger, je lui aurais dit le pourquoi de mes ambitions mal placées en carrière ou en rêveries politiques peu organisées, le pourquoi de mes conquêtes, et de mes liaisons qui m’éloignaient chaque année du mariage et du bonheur, de la vérité de moi-même, et il m’aurait sans doute dit ce qui l’attirait en Dieu et dans les hommes, dans les femmes aussi. Nous aurions eu pitié, non pas l’un de l’autre, mais de la nature humaine. Nous aurions à longueur de nos vies – la sienne ne se serait pas interrompue – prolongé un moment où nous ne parlâmes pas, il était venu en deux-chevaux Citroën me chercher à une gare pour que je fasse retraite en même temps que lui à la Pierre-Qui-Vire. Le monastère m’a semblé sinistre quand, il y a quelques années, j’y ai assisté avec ma future femme à l’office de la nuit pascale, l’Abbé parlant d’une voix si haute qu’on l’eût crue d’un châtré, et sans texte. A l’époque de Michel, tout ne fut que spirituel, le décor m’échappa, j’étais prière, et lui aussi. Sa mère, que je ne connus qu’en voulant comprendre comment, pourquoi il était mort – c’était donc bien volontaire – m’a reçu pour me confier finalement deux choses qui m’ont paru significatives. Enfant, Michel, rentrant du collège par le métro, y égara son cahier d’écolier. On en retrouva un mais pas à son nom. Ce n’était donc pas le sien ? Si, mais il y écrivait un nom d’imagination, sa mère ne me dit pas lequel. L’année suivant sa mort, juste au premier anniversaire, un agneau fut mis bas sur la plaque marquant le lieu où s’était écrasé l’avion. La vieille dame, délicieuse, y trouva enfin la réconciliation avec son fils. Michel avait accompli son passage. Désormais, cette lumière d’un regard plein d’humour, d’attentio, d’intelligence, fait de véritables pépites d’or sous un front bombé et volontaire, irradiait aussi tranquillement qu’il m’avait annoncé son entrée dans la Compagnie en coincidence avec sa sortie de l’adolescence. Il n’est plus que sourire et je l’invoque. Au téléphone, sa mère est délicieuse, enseigne le bonheur et une légèreté dont elle a oublié le prix d’acquisition. Accessoirement, j’appris aussi d’elle que sa première femme l’avait quitté, le divorce n’était pas de son fait. Celle-ci, plus tard, après sa mort, m’appela pour que je la délivre d’un énième compagnon qu’elle avait rencontré dans un cercle de sympathisants à Michel Jobert : il la battait, et je devais témoigner en moralité. Drague rétrospective, du moins je pris la chose ainsi, et ne donnais pas suite. J’ai écrit à ses enfants, son fils est encore célibataire, sa fille a rompu des fiançailles mais a fait des études brillantes. Ecrit sur leur père qu’ils ont si peu connu, mort à leur jeune âge et ne se laissant sans doute pas deviné dans son état de vie antérieur au mariage et à la paternité physiologique. Il était blond, presque roux à certaines saisons, il parlait avec aisance, écoutait très bien, ne se piquait d’aucune lecture, d’aucune compétence, il était simplement et lucidement vivant, il était religieux dans l’âme, contemplatif, apte à saisir les instants dans ce qu’ils ont de durable, de structurant. Nous étions, pendant la période où nous fûmes de cœur et d’esprit ensemble, sans mémoire, nous ne devisions pas du début de passé que nous avions chacun et dont beaucoup nous était commun, ni de l’avenir qui était décidé pour lui et reporté pour moi, nous nous entretenions du présent et de l’éternité. Dom Jacques Meugniot, recevant à Solesmes sa promotion, alors en cycle à Laval, l’avait trouvé peu intégré au groupe, marginal, détonnant, autre. Exactement ce qu’a dit de moi devant ma femme, mon ami Bernard Billaud, à l’Ecole nationale d’administration, comment me voyais-tu ? tu étais différent, très original, tu disais des choses qui ne provenaient pas de l’enseignement que nous suivions ou subissions, tu étais libre, nous courtisions, la plupart d’entre nous, des modèles. Bernard, mon expert en amitiés, en maîtres, en projets de changer le monde par influence de quelques destins. Michel était racé, pas encombré, nullement narcissique, c’est pourquoi il fut si seul pour délibérer de sa vie et en changer. André était lourd et massif de silhouette, de visage, le profil pouvait être cruel, il était possessif, me fit un procès à propos d’une relation qui devenait forte avec un aîné, mon chef de patrouille, qui m’initiait à la peinture en m’emmenant régulièrement au Louvre ; le futur franciscain craignait-il pour moi quelque chose que je ne savais ni mauvais ni défendu, et qui d’ailleurs ne se commettait nullement ; était-il jaloux d’un bien être de cadet apprenant sans hiérarchie des manières de voir, d’interroger, de mémoriser ; y décelait-il du sentiment bien à tort ; il fut implacable, je rompis. André était médiéval, sa famille aussi, de feu et de glace, manichéen, dur avec lui-même, exigeant pour autrui. Il n’y avait pas égalité entre nous, mais commandement de sa part. Nous fûmes amis mais était-ce vrai ? cela dura cette éternité que nous donne l’adolescence, peu d’années. Il chantait bien, marchait bien même lourdement chargé, le scoutisme était vêcu au sérieux au début des années 1950 et encore assez avant dans les années 1960, une façon de se comporter, une préférence pour le plein air, pour les arts du toucher, le bois particulièrement, le goût de la randonnée, la capacité de s’émerveiller de la nature, des gens, des paysages. André était excellent dans ce genre de vie, il m’apprit à reconnaître les arbres, à aller à la messe matinalement tous les jours de l’année, même en vacances familiales et à prolonger l’action de grâces. C’était un éducateur. Jean-Claude au contraire était drôle, léger, plutôt laid, comme André il avait les yeux clairs, mais le teint très mat. Que des frères, dont l’un se tua avant d’entrer à la Trappe, accidentellement. Il était aimé comme un fils de notre père spirituel jésuite, avec quelle dilection Gilbert Lamande l’assista-t-il à sa première messe, c’était à notre collège de la rue Franklin, au bas des marches montant au niveau principal d’une chapelle très ingénieuse où l’on pouvait se répartir par divisions et donc classes d’âge. Je manquais une partie de la liturgie en voulant retourner à la maison y chercher mon appareil de photo. pressentiment d’un couple officiant que l’avenir déchirerait parce que seul le passé les unissait. Jean-Claude semblait ne plus rencontrer le religieux depuis qu’il avait quitté la Compagnie. Je l’ai plus aimé et moins connu. Là, aussi, rupture et probablement une impossibilité à se suivre mutuellement. Le scoutisme m’apporta deux autres frères, restés laïcs, mariés avec sans doute leur premier amour, une cousine même pour l’un d’eux. Nous animâmes ensemble la troupe scoute des « bons pères », lesquels organisant d’eux-mêmes activités et camps en été, n’appréciaient pas cette dissidence peu contrôlable pédagogiquement. Le génie du scoutisme d’alors était l’exploitation pdédagogique des différences d’âge, dans la branche où l’on vivait le plus longtemps après la meute de louveteaux et avant la « route » ou le « clan », la patrouille avec ses novices, son chef et le second, le fort protégeant le faible comme le symbolise le salut. Une situation de groupe faisait l’éducation et l’entrainement mutuel, des relations fortes sans qu’il y ait à les définir, notamment comme de l’amitié. Une vie sociale suivie et structurée, modèle possible que je n’ai pas retrouvé dans les relations adultes mais qui doit exister dans la petite entreprise, sur un bateau de pêche, qui devait exister à la mine, qui doit être forte dans certains laboratoires ou dans des équipes chirurgicales. Etre attelé à la même chose, ensemble et avoir conscience de cet ensemble. Je m’attachais à certains des garçons qui m’étaient ainsi confiés et en ai suivis quelques années. Christian B. me disant par courrier électronique un parcours très brillant de chercheur, ayant eu, lui, un maître à vénérer et à qui succéder, mais dont la vie sentimentale avait été heurtée, brisée sans que ce soit vraiment des bouleversements, il avait accepté la mobilité affective, observait ses enfants. Je l’ai eu en prédilection, tête de classe, accordéoniste, doué pour les langues, les yeux gris magnifiques d’une mère laide mais au charme intense, proche de celui de Charlotte Rampling, le miracle des visages dissymétriques, d’une mère que j’avais trouvée belle parce qu’elle ressemblait à mon cadet. L’un des aumôniers de ma période scoute me faisait remarquer qu’un tel ayant de « jolies cuisses », il lui paraissait convoité par tel autre, j’avais à y veiller en tant que chef. Je fus stupéfait non de la convoitise, mais de l’observation, et assurai le Jésuite que certainement le diable n’était pas de nos commensaux ni de notre troupe. Il y avait des rumeurs d’amitiés particulières de tel religieux, au collège, avec tel élève trop pieux, je ne constatai rien, ne fus l’objet de rien. Je ne voyais rien, et il n’y avait sans doute rien à voir. Ainsi, la confiance dans nos éducateurs et la simplicité de mes amitiés étaient-elles vierges de toute ombre, je ne savais d’ailleurs pas ce qu’est une ombre. Quant à la pureté, faute de connaître d’expérience son contraire, je n’aurais su la définir. Sans doute, vers les classes terminales, je reconnaissais du charme à quelques-uns de mes camarades, dont les visages d’époque me sont toujours présents, avec des traits particuliers, d’humour, de fierté, d’allure, rarement de piété ou de discipline, quoique nous étions tous concentrés et faciles à mettre en rang ; j’ai revu le principal d’entre eux, dont j’admirais la souplesse sportive et une certaine grâce musclée et bourrue. Il a toujours le même âge que moi, neveu ou petit-neveu d’un officier de marine célèbre pour une règle plus qu’utile aux navigateurs, compositeur de surcroît. Son père, également officier de marine, historien de renom. Un appartement sombre, rue de l’Annonciation, une mère grande et svelte, attirante. Nous avons, à notre revoir, parlé de celle-ci, de la mère d’un autre de nos camarades, rétrospectivement il faut convenir que nous étions plusieurs à en être amoureux. On venait jouer à un rez-de-jardin, une petite pelouse, sous sa surveillance, elle nous apprenait à tirer au pistolet à la cible. Jean-Claude B. avait un visage ovale et poupin, un corps mou, des yeux superbes, les cheveux en brosse, moyen en résultats scolaires. Xavier, mon ami, et lui, se disputèrent la même femme, le second appelant au téléphone le premier pendant la célébration des fiançailles, et assurant l’élu qu’elle ne pouvait faire cela. Le désespoir, des orientations de vie, chacun divorçant par la suite, de véritables récits de vie où les enfants ont leur place, où l’on  vérifie que l’on ne change pas sa façon d’aimer ni d’être aimé. Je suis retombé sous le charme, mais j’en étais maintenant conscient, ému par la voix plus grave, le visage attristé d’un homme ayant vêcu et que je n’aurais pas pris pour l’enfant que j’avais cotoyé à son âge, nous avions pourtant été dans les mêmes classes aux époques où l’on change le plus de nos sept à dix-sept ans. Notre rendez-vous avait été pris en sorte que nous ne pouvions nous manquer, heureusement. Il y eut la dernière année de collège des élections pour une responsabilité de classe, je votai pour le plus désinvolte d’entre nous, grand et dégingandé, Bruno Z. aux yeux clairs, lui aussi, il respirait l’indépendance et la liberté, la nonchalance, il fut un très sérieux édile, j’appris ce qu’impose le pouvoir quand il est convenablement personnifié, il fixe les regards, il appelle l’arbitrage, il est répartiteur dans un groupe. Xavier m’a appris qu’il avait viré à l’homosexualité, ou en avait toujours été. Cela ne m’étonna pas. Nous devions à nos quinze-seize ans être tous ambigus, sans nous en rendre compte. La responsabilité des pédagogues pour cet âge est de nous dispenser d’en avoir conscience, tant pour la plupart de nous, c’est passager. Aussi n’ai-je aucun souvenir de lecture ambivalente. L’amitié a ses thèmes, elle peut se passer de lieu, d’alcove et de jeux, elle n’a pas de regard, elle est une oreille et un cœur. Elle ne se laisse pas imposer par les liens d’un projet commun, d’une réalisation, d’une responsabilité partagée. Avec Bruno de B. et Philippe de P. je dirigeais cette troupe scoute, nous parlions et nous entretenions souvent de ces préparations de camp et des garçons, à peine plus jeunes que nous. Nous étions occupés, nous nous sommes revus à mon initiative, soixante ans, chacun, tous deux mariés, moi ayant à raconter une vie de lassitude et d’échecs sans être tenté de faire miroiter les pépites des instants de surprenant émoi qui sont la collection intime ou affichée de tous les Don Juan. Rencontrant les camarades et partenaires de mon adolescence, je regarde et j’écoute, me sentant sur une autre rive. Ma disgrâce professionnelle, survenue peu après mes cinquante ans et une retraite de fait, me retranchent plus encore. Adolescent, sans le vouloir, j’étais différent, je me comportais comme tel, adulte vieillissant, je suis effectivement différent, jeune marié, une fille de quelques mois quand mes contemporains sont grands-parents. Les sœurs de camarades ne rapprochent pas de ceux-ci, on sait vite que l’on ne pourra jouer que seul, sans intermédiaire, l’amour tu ne développe pas l’amitié avec le frère, privilégié qui chaque jour depuis l’enfance, cotoie l’inabordable. J’ai pu entreprendre un long voyage à mobylette avec Lionel B., passer des vacances chez lui sans que nous échangions véritablement tant j’étais pris par sa sœur ; j’apprenais cette proposition au rabais qu’est l’amitié proposée par une fille à un garçon qu’elle n’épousera pas et j’en déduisais que l’amitié est affaire de même sexe et l’amour de communication préparée par de multiples prévenances entre deux pays différents, entre deux races incompréhensibles l’une à l’autre, sauf rarissime exception, sauf amour, très précisément.

Séparations, ruptures doucement amenées par les circonstances, différences de vie, le célibat des uns, la vocation d’autres, le mariage et la profession plus en banalité surtout, nous allâmes tous ailleurs. A mes vingt ans, je repartais seul. C’est l’époque où je rencontrai l’amie la plus durable de ma vie, mais comme s’il s’agit de ma mère, je veux n’en parler que dans un cadre déjà bien travaillé ; elle a peu ou pas partagé mon enfance, ni mes amitiés d’époques lointaines, mais quand d’autres entraient en religion ou allaient se marier, elle s’ouvrit du drame que mon père lui infligeait, leur faisait à tous deux subir, me prit à témoin, je commençais par être son chevalier servant, elle qui s’était si souvent refusé à ma demande d’amour maternel, occupée peut-être de notre nombre – je suis d’une fratrie de neuf – et plus sûrement de son couple, longtemps envié parce que beau, amoureux, réussi. De là, je devins son ami de trente ans. Ainsi, n’ai-je pas eu d’amis, au sens habituel du terme, à longueur de vie, mais quelques amitiés d’initiateurs, d’accompagnateurs, religieux ou politiques. J’ai suivi des destins d’aînés que j’admirais mais dont je n’osais pas me dire qu’ils étaient mes amis, ou que j’étais de leurs amis. Pourquoi retarder le moment de les évoquer, puisqu’ils m’ont accompagné pendant trente ou quarante ans et continuent de le faire malgré la mort. Ou plutôt, la mort me permet de les tutoyer – j’ai, en larmes, tutoyé de Gaulle dans l’avion de Téhéran à Paris qui, un voyage autour du monde de lauréats de grandes écoles interrompu pour assister à ses obsèques, m’amenait en France, le matin d’un vendredi 12 Novembre 1970 où ma mère était certaine que je reviendrai –, de les considérer, de me dévouer à eux, bien plus que de leur vivant et tandis que nous conversions. Ils sont tous trois morts à très peu d’années d’intervalle, en sorte qu’exactement comme à mes vingt ans, j’ai à soixante ans dû recommencer à zéro le parcours des amitiés. Je suis encore en phase de recrutement, mais constate comme je l’ai toujours pressenti que l’amitié est le seul ciment conjugal qui tienne, et marié très tard, j’ai le mariage jeune, la souffrance et la joie également neuves. L’amitié autre et ailleurs que catéchisée. 

Donc des amitiés vieilles que la disparition physique permet d’identifier comme de véritables amitiés. Je peux tenter maintenant la définition. Elle est admiration mutuelle, vérification de jugements spontanément analogues, elle est un instinct d’une manière de reconnaissance familiale, une sorte de consanguinité, tout est confirmation, rien n’est surprise, c’est un accord. Il est inné, il ne se travaille pas, ne se constitue pas mais il se cultive, le vérifier est un bonheur, une richesse, car l’expression peut différer, les talents ne sont pas les mêmes, les trois amis dont je veux parler étaient talentueux, accomplis, unanimement reconnus dans leur ordre, je n’avais aucun mérite à les admirer, mais paradoxalement malgré leur éclat – encore qu’aucun n’était brillant au sens d’aveuglant ou d’écrasant, au contraire, ils étaient chacun élégants et attentifs à autrui, au vis-à-vis – ils n’ont pas été très suivis dans les phases désertiques de leur marche. Quoique d’entourages substantiellement différents, ils m’ont toujours semblé solitaires, uniques en leur genre respectif en tous cas, compris de leurs proches sans doute mais pas tout à fait comme je les voyais et les connaissais. J’ai donc eu le sentiment d’une certaine exclusivité, d’une certaine propriété, ne donnant pourtant aucun droit, j’étais le cadet à tous égards, j’écoutais, interrogeais, et l’amitié a cette prétention d’un regard unique sur quelqu’un que précisément on a discerné unique. Les ai-je choisis ? m’ont-ils choisis ? Je les ai reconnus, ils m’ont accepté, puis accueilli, avec chacun d’eux, nous avons été proches du projet commun. J’ai même tenté de les faire se rencontrer. Ils se sont estimés, leurs destinées ne se croisaient pas. J’ai croisé les leurs. Il n’est pas facile d’être intermédiaire, s’effacer peut supprimer le liant, demeurer en tiers peut entraver les conversants, c’est ce qui se produisit entre Jacques Fauvet et Michel Jobert, le premier encore directeur du Monde, le second n’étant plus ministre des Affaires étrangères, voyant déjà François Mitterrand mais ne l’affichant pas encore car il n’excluait pas, au contraire, d’être candidat à la présidence de la République. Dans quelques-uns de ses livres, l’auteur des Mémoires d’avenir salue Moktar Ould Daddah, le fondateur de la République islamique de Mauritanie et le « grand quotidien du soir » envoyait au chef d’Etat périodiquement des preneurs d’entretien. J’aurais voulu être l’un de ceux-ci puisque par ailleurs, j’étais à l’époque publié comme collaborateur extérieur mais affiché dans l’organigramme. Cela me fut refusé obstinément et le Mauritanien, tenant à faire passer son message, ne voulait rien risquer, donc le truchement fut toujours professionnel quoique de mes articles lui aient été consacrés, dont celui qui peut-être contribua à hâter sa sortie de prison. J’ai également écrit mon soutien à Michel Jobert avec une constance qui lui était chère ; j’en étais heureux et fier, honoré. Petite mission, grande tribune. Combien le méritait cet homme exceptionnel d’intelligence et d’à-propos, probablement parce qu’il voyait tout à la fois de très près et de très haut, selon la petitesse humaine et selon la grandeur des enjeux, la portée des symboles que sont les comportements et les décisions (ou indécisions) en politique.

Je commence par le dernier rencontré en date, lui donc.



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Michel Jobert n’avait a priori rien d’aimable quand il parut devant le grand public, comme secrétaire général de la présidence de la République, sous Georges Pompidou, dont il avait dirigé le cabinet. D’aimable pour moi, j’avais été en quelques années, sans système, à mesure d’un règne que je croyais la nature de mon pays, subjugué par le général de Gaulle. Une lecture, dans les jours précédant immédiatement le referendum du 27 Avril 1969, m’avait fait comprendre que l’ancien Premier ministre briguait la succession et qu’il était en opposition intellectuelle marquée et ancienne avec le père fondateur [1]. Une autre lecture m’apprendra plus tard ce qu’il y avait cependant de profondément commun entre l’homme du 18 Juin et « l’agrégé sachant écrire » recruté par hasard à la Libération. La négociation bilatérale, préalable à l’entrée de l’Angleterre dans ce que l’on appelait depuis les années 1960 et jusqu’au milieu des années 1970, le Marché commun – seulement – avait été conduite par Michel Jobert [2]. Ce qui n’était pas non plus pour moi un gage. Quand il fut nommé ministre des Affaires étrangères, j’eus une réaction purement instinctive. Je crus qu’un homme qui devenait vraiment public et si longtemps dans l’ombre, que les commentateurs présentaient comme l’émanation pure et simple de celui que je considérais comme un usurpateur, Georges Pompidou, voudrait en adulte, par réflexe, par fierté, par honnêteté aussi se conduire lui-même. Venu de son cabinet et anxieux d’avoir peut-être fait un mauvais choix de carrière, Francis Gavois, le second de mes patrons au commerce extérieur, me rapporta que le ministre était sans cesse, dans les réunions, à s’enquérir du point de vue de l’Elysée. Michel Jobert, lui-même, me recevant une première fois après la mort du président de la République, m’assura que c’était bien ce dernier qui avait voulu et souvent imposé, mot à mot, les changements, en politique extérieure notamment qui m’avaient enchanté parce qu’ils paraissaient un retour à l’héritage gaullien. Je lui avais donc écrit à son arrivée au Quai d’Orsay mon sentiment qu’il voudrait marquer par lui-même et que notre diplomatie étant ce qu’elle était devenue après de Gaulle et souvent contre ce que celui-ci avait tenté, il reviendrait forcément au point de départ. Ce qui fut, spectaculairement, notamment quand pour nuancer les éloges du Premier ministre, alors Pierre Messmer, commentant le redressement d’Israël dans la guerre du Kippour, le ministre jugea tranquillement que vouloir revenir chez soi n’est pas un acte d’agression, c’était donner raison aux Arabes et entrer dans leur psychologie. Je ne savais pas que mon futur ami était né au Maroc, n’avait connu la France qu’à ses vingt ans, à la veille de la guerre. A le lire surtout, à l’entendre parfois, je constatais sa liberté intime vis-à-vis de Georges Pompidou qu’il savait juger, davantage dans ses relations humaines [3], qu’au titre de son action politique. Car il n’aimait pas de Gaulle – reproche vif et qui a de la conséquence, il me faisait remarquer dans l’édition des Lettres, notes et carnets dont il condamnait le principe, que l’homme du 18 Juin n’a rien à dire sur ceux qui sont au combat, notamment en Italie, dans la dure année 1943, où lui-même servait avec ses Marocains – , il l’admirait ce qui est différent et sans doute avait-il pris de lui, mais à sa manière et selon ses moyens, selon les circonstances et sa position, l’art de surprendre et d’en imposer par le verbe. Le sien n’était pas le discours, ou peu, mais l’écrit qui fait l’ambiance et le mot, presque le trait d’esprit, dont on se souvient, qui fait balle et qui attache les commentateurs, délivrés de l’obsession d’être synthétiques et marquants.

En réponse à ma lettre, Michel Jobert, sans alors me recevoir, me mit entre les mains de son camarade de promotion à l’Ecole nationale d’administration, Bruno Delaye, et durant cette courte année 1973-1974 où beaucoup se joua et où il fut démontré que toute situation, au moins dans notre pays, peut- être redressée quand à sa tête une conversion mentale, sinon spirituelle, s’opère. Le futur ambassadeur en Iran, où il se trompa en jouant la chute du shah, et en Espagne, où il mourut en accident de voiture, était le confident, l’alter ego du ministre, j’entrais dans l’arrière-pensée des deux hommes qui faisaient la politique étrangère de la France, c’est-à-dire imaginaient et formulaient la réponse au défi de Kissinger, alors l’incarnation des Etats-Unis sur la scène mondiale. J’en faisais mon miel dans les colonnes du Monde, sûr d’être dans la plaque, en avance de quelques coudées et donnais les raisons profondes d’un redressement qui ne devait pas trop s’afficher comme tel, étant posées les conditions de politique intérieure, toutes fragilisantes. Quand il m’accueillit le 8 Avril 1974 dans le bureau du ministre qu’il était encore, ce fut d’abord entre nous le silence, l’amitié commença ainsi, il me consulta, à ma surprise, sur le projet de son discours aux Nations unies qui était le portrait du président défunt : «  il savait où il allait », le trait était juste, et il me demanda ensuite ce qu’il y aurait à faire dans peu de jours et pour du temps. Je le lui dis, selon mes convictions sur les nécessités de notre pays et non selon quelque souhait pour son avenir politique : je pensais qu’il grandirait en servant de telles nécessités, le destin viendrait de surcroît, naturellement, ce ne serait donc pas la manœuvre. La suite montra qu’il l’envisageait bien ainsi. Une sorte d’égalité fraternelle me sembla voulu de lui, j’y tins aussitôt beaucoup, ce qui me fit refuser d’entrer dans la hiérarchie du mouvement politique qu’il fonda par souci d’une indépendance que je lui recommandais à lui surtout. Ce qui lui fit ne pas envisager – mon inadéquation personnelle ? – de me prendre à son cabinet quand il revint, aux débuts des mandats de François Mitterrand, au gouvernement, un de mes camarades de promotion, Noël Chahid Nouraï, eut le poste sur une tierce recommandation ; je n’ai jamais interrogé mon condisciple sur ce qu’il avait retenu de l’homme et du travail avec lui, probablement du banal et Michel Jobert préfère n’être pas banal, à moi il ne s’est jamais laissé voir banal. Nous n’eûmes donc jamais à travailler ensemble, je lui inspirais deux articles dont j’étais soucieux qu’ils parussent sous sa signature, l’un sur la participation, ce qui était significatif pour le principal collaborateur d’un Premier ministre qui s’était entre autres séparé du Général sur cette question [4], l’autre sur le Portugal où j’étais en poste, très mineur mais bien placé et voyais ce que nous aurions dû y faire et en comprendre ; il les prit à son compte sans difficulté. Il ne m’associa pas davantage aux esquisses du mouvement politique auquel il s’était resolu, de préférence à un certain entrisme dans le parti dominant du moment, l’U.D.R. où Jacques Chirac eut donc le champ libre : Jean-Pierre Souviron et Jean-Luc Lépine qui avaient appartenu à son cabinet au Quai d’Orsay étaient en réunion avec lui sur ce sujet, quand j’arrivais pour un rendez-vous déjà convenu ; peut-être mon ami préférait-il nos têtes-à-têtes. Il me chargea de prise de parole importantes à chacun des rassemblements du Mouvement des démocrates, j’en fus fier, mais n’en pris pas pour autant l’étiquette quand je tentais, en solo, de me faire élire à la succession d’Edgar Faure à Pontarlier à l’automne de 1980 ; j’eus cependant une lettre magnifique, de lui, à répandre chez les électeurs. Maurice Couve de Murville dont je veux aussi parler, un autre ministre des Affaires étrangères, fort différent et très durable, aux mots également savoureux mais semblant involontaires et toujours étonnés de l’effet produit, m’en gratifia d’une autre. Ce qui veut bien dire que la politique, si elle se fait par l’élection, en théorie, ne se fait pas sur témoignage, d’ailleurs les deux hommes qui ne se sont ni estimés ni aimés, n’ont pas fait de carrière élective.

Ainsi, avec Michel Jobert, si nous parlions beaucoup de politique, c’est-à-dire des gens qui la font et des circonstances qu’ils négligent, nous n’en fîmes pas ensemble. La politique nous avait fait nous rencontrer, elle ne nous séparait pas, quoique je lui eusse – si j’avais été consulté – conseillé de ne pas entrer dans les gouvernements Mitterrand et d’en être seulement et plus sûrement un des inspirateurs, et conseillé aussi – mais je en fus pas davantage consulté – de n’en pas sortir à partir du moment où il y était entré. Affaire de position. Nos converations étaient faites de silence, c’est-à-dire d’agrément mutuel. Mon ami était tout exigence, c’était au-delà de la morale, il était plus anticlérical qu’agnostique, il n’aimait les professionnels ni en politique ni en religion. Aussi, les dialogues tournaient souvent à l’école de vie. Il ne parlait pas de lui-même, ne se racontait pas, il décrit dans ses livres plutôt l’influence des paysages et des événements sur lui qu’un itinéraire qu’il eût connu lui-même. Nos deux derniers moments ensemble furent l’un à table, j’ai déjà évoqué le repas avec Jacques Fauvet où rien ne s’attacha, l’autre à son bureau, au quatorzième et dernier étage du 108 quai Louis Blériot, nom écrit en clair au parlophone, mais pas de part et d’autre de la table habituelle. A table, place marquée pour la postérité d’une petite étiquette de cuivre par le sympathique restaurateur, au bas ou presque de l’immeuble, nous étions d’abord avec sa fidèle secrétaire, Denise Ragot, détachée du service de l’expansion économique à l’étranger quai Branly, au cabinet du ministre qu’il y était devenu en 1981 et qui ne l’a plus quitté, subissant les mauvaises humeurs, les réactions fâchées, les gestes blessants mais surtout le charme d’un être souffrant et estimant (plus qu’aimant) et ne l’avouant jamais. Un autre attachement, aussi profond, aussi fidèle, fait d’une proximité constante, y compris financière, a été celui de Pierre Plancher, homme apte aux rencontres et aux projets s’il en est, descendant de Bonneville chaque semaine où il a une entreprise familiale, pour Paris, le négoce et des relations. Ces deux fidélités sont postérieures à la mienne, elles sont de l’ordre de la probation et non de l’entretien. Michel Jobert a été par Denise Ragot et Pierre Plancher, entouré, sécurisé, admiré, servi mais il se valorisait lui-même en ce sens que jamais il ne prononçait un plaidoyer ou une explication. Il se croyait transparent défiant l’interlocuteur l’imaginant complexe ou dissimulé comme tout politique, mais il était politique d’une autre façon que celle convenue. Durablement aux affaires et dans un poste de gestion et non de communication, qu’eût-il démontré ? Pierre Mendès France dans la durée à partir de 1954, le général de Gaulle ne quittant pas « les affaires » en 1946 et s’empêtrant dans les deux matières dont eut à répondre la Quatrième République pour lui laisser les mains libres dans des chantiers dévastés à la fondation de la Cinquième : l’Indochine et l’Allemagne. Je ne sais pas. Il ambitionnait non les Affaires étrangères ou la politique, à Matignon et à l’Elysée, il en avait fait pratiquement et par le haut, sans brigue, aisément coopté, mais la responsabilité d’une grande entreprise publique, la régie Renault le captivait, il l’eût voulu. Valéry Giscard d’Estaing, président de la République, lui fit proposer la S.N.C.F., il ne refusa que parce que cela venait d’un homme dont je ne dirai pas du tout qu’il le haïssait, mais il ne le prisait pas, ce semblait son contraire, la conception de la France n’était pas la même. Je crois qu’il lui a toujours, sans paradoxe, préféré Jacques Chirac. Il était un modèle d’homme par le style, par le comportement, par les égards et la continuité qu’on doit avoir avec soi-même, par la vérité qu’il savait dire (y prenait-il plaisir ?) à ceux qui le visitaient, en tout cas à moi, nos conversations étaient sans témoin et je n’ai pas assisté à des confessionaux analogues accordés à d’autres. Il était sensible à la visite, aux égards, on lui donnait son titre émérite, pas spécialement secret ni même discret – il aimait rapporter les uns sur les autres, certains propos peu amicaux, pour voir l’effet des petites trahisons et des insincérités sur celui qui n’y aurait pas cru – il ne me rapporta sa relation avec François Mitterrand dont rien n’assurait qu’il serait enfin élu président de la République, que dans les trois mois précédant l’élection. Nous avions suivi le même chemin, je ne lui avais pas dit, moi non plus, que j’étais reçu par le chef de la gauche. Ainsi l’amitié n’était ni le projet commun, ni le partage des secrets, à peine une délibération à deux voix sur l’actualité, elle était l’envie ensemble d’être dignes.

A table, donc, je voulus au moins, comme si je pressentais que le cycle de nos entretiens allait finir, savoir ce qui faisait qu’il était lui-même. Denise Ragot avait pris congé, j’étais allé cherché mon appareil photo. les prendre ensemble, puis lui présenter mon chien, et le photographier avec. Il s’y prêtait, mais je voulais le pénétrer, je lui dis combien il me paraissait insaisissable, non qu’il soit contradictoire, mais il me paraissait complexe et mystérieux. Il m‘avait à mesure de nos rencontres et que je m’étais livré à lui, à ses conseils, à ses jugements sur moi, de plus en plus intimidé. Je n’en étais pas pour autant mal à l’aise, mais j’avais envie, soudainement, d’en savoir davantage. A ma surprise, car le couple semblait de peu d’affinités depuis longtemps, il continuait de souffrir de la mort de sa femme, très diminuée dans les dernières années. Qui aimait-il ? qu’aimait-il ? Les forêts, l’Ecosse, écrire. Oui. Le Maroc, un certain type d’hommes, oui. Savait-il son charme auprès des femmes ? Ma femme, qui ne l’était pas encore, et nous manquâmes un repas ensemble avec le ministre, me fit l’aveu qu’enfant ou presque elle était en pamoison devant Michel Jobert, le trouvant beau, expressif, cela sans compter l’esthétique de son parcours, de ses réparties qu’à dix-douze ans on ne peut vraiment goûter. Mais c’était une intuition qui faisait l’attirance.

L’homme à la tête souffrante et malicieuse, dont l’âge avait plissé le visage mais avec ordre, avait un regard superbe et doux qui n’était pas difficile à soutenir, ce qui est rare. Il prenait par la voix, il retenait par les yeux, il était plus sévère de verbe et de ton que de ce regard. Les mains étaient vives, noueuses, très personnelles, comme son écriture penchée et articulée, sa signature en cartouche dessinant beaucoup. Son rôle le mettant le mieux en scène était sans doute la séance de dédicace d’un de ses livres, un des rares personnages de notre vie publique et de notre littérature qui sache vraiment adresser son œuvre à un vis-à-vis qui n’est pas de passage, mais vraiment face à lui, entrant dans sa vie, prenant de son temps et il le lui donnait en conversant avec précision, caractérisant ensuite d’une phrase la rencontre et ce qui faisait le meilleur de l’interlocuteur d’un instant, le lecteur. La plupart des habitués de la dédicace n’écrivent que sur eux-mêmes ou rappellent le but de leur ouvrage, Michel Jobert faisait un portrait, celui de qui lui présentait à signer son livre. Davantage qu’un art, une écoûte, de la divination. A ma question sur sa propre identité, mon ami me répondit sans réticence, quoique je le sentais, pour une première fois, lassé de notre conversation comme de la vie. On était au début de l’été 1999, le vendredi 9 Juillet. Non, il n’était pas complexe, il n’était que simple, il n’y avait rien à chercher ni à comprendre. Je poursuivais et prolongeais intimement, il était donc à prendre au pied de la lettre, à lire tel qu’il mettait les points, appuyés à la fin de ses phrases. Mode d’emploi simple d’acceptation mutuelle, car s’il enrageait de me voir, à longueur d’années, me disperser et me gaspiller, il me l’écrivait en termes répétés et sévères, il consentait à mon sur-place et acceptait la fidélité de mes visites, m’amenant toujours loin de ce que j’avais préparé de lui dire ou des questions que je voulais lui poser. Il partait souvent d’un incident ou d’une rencontre minuscules, m’en faisait juge, il avait le don de la parabole, de la distance et de la proximité, il savait s’approcher, approcher. Quand il eut un rôle très public, ce fut son talent que de parler pour être compris, et il fut compris. Sauf par les professionnels, ne le prenant pas au mot, mais se demandant où il voulait en venir, quelle était son ambition et donc par quel point on pourrait se l’attacher ou le décourager. Il ne fut ni acheté ni découragé. Aussi peu au pouvoir – ne comptons que le temps où il fut ministre des Affaires étrangères – que Pierre Mendès France, dont il fut, en 1954, l’un  des collaborateurs, il a marqué de la même manière, une fulgurance imprévue et inimitable. Sur le moment, j’y vis un retour du général de Gaulle.

Notre dernière conversation fut pathétique. Il était manifestement déprimé, c’est-à-dire sans plus le goût de vivre, sans la force-même de parler. Le mardi 18 Décembre 2001. Pendant plus d’une heure, je ne lui tire pas un mot, il écoute tristement, présent, triste. A Pierre Plancher, il dit à la même époque, et la lassitude, vous savez ce que c’est ? Pourtant, il n’y a pas plus matière à désespérer ou à avoir vieilli maintenant qu’il y a deux ou quinze ans. Il ne s’anime qu’à l’évocation par moi de Mendès France justement et de Georges Boris, en particulier, sur lequel aucune biographie n’a été tentée et que la publication ancienne, présentée par l’ancien président du conseil, de ses articles et lettres ne fait pas assez connaître. Georges Boris, probable conducteur intime de Mendès France, mentor de Pierre Bérégovoy, père d’une certaine conception de la République qui courut des années 1930 aux tentatives des années 1980 quand on put croire à une alternance pas seulement dans les personnels au pouvoir, mais dans l’esprit régnant. En fond de couloir, quai Branly, j’ai occupé le bureau d’Alexandre Koghève, le rayonnement de ce personnage multiple demeurait dans tous les cercles, portant administratifs ou du Marché commun, où il avait tenu, défendu des dossiers. C’était une conscience, donc une structure et les débats en étaient changés. Michel Jobert avait cette ambition en politique, en quoi il était moral alors qu’il se piquait de réalisme.

Son écriture ne le rend pas totalement, je m’en aperçus en sondant les « immortels » du quai de Conti sur ce à quoi pourrait aboutir une candidature à l’Académie française. J’avais pris cette initiative sans lui en parler, me promettant seulement de lui rendre compte et selon mes informations le pousser. Je savais qu’il avait souhaité être coopté à l’académie Goncourt. Pour la compagnie ou pour le rôle de discernement des œuvres, des gens, pour l’observation annuelle, à longueur du temps de lire, de recevoir et de parcourir, de s’arrêter ? Pourtant, il lisait plus de l’utilité que de la fiction. Mais il était bon juge en matière de style, autre sujet de sa correction fraternelle à mon endroit. J’écrivis une circulaire, y annexai une bibliographie et reçus une majorité de réponses, elles étaient toutes circonspectes mais déférentes, la chose paraissait naturelle mais la politique encombrait, on attendait Valéry Giscard d’Estaing, on pressentait Edouard Balladur, on avait eu Michel Debré ce qui justifiait Pierre Messmer, la conscience d’avoir affaire avec un talent limpide ne s’exprimait pas, on estimait un homme, on se déterminait en fonction d’un parcours. Le 8 Juin 2000, je rapportais tout, conversations téléphoniques ou courriers. Mohrt, Vedel, Poirot-Delpech, Jean Bernard et Rosenberg avaient écrits. Eric Orsenna au téléphone, enthousiaste et protestant de son admiration de toujours. Rouart trouvant mon idée très bonne, me rappelait les usages incontournables sauf pour stature et génie exceptionnels du genre de Montherlant et me conseillait de consulter d’autres académiciens, puisqu’il en était le plus fraichement élu, d’ailleurs il n’était pas forcément indiqué que Michel Jobert brigue le siège d’Alain Peyrefitte, les sièges n’ont pas, par eux-mêmes, une connotation ou une phsyionomie qui leur seraient attachés. Jean d’Ormesson trouva lui aussi l’idée excellente, mais il se déroba, ne soutenant plus de candidature, car quatre ou cinq qu’il avait pressenties avaient échoué. D’ailleurs, il fréquente peu l’Académie, n’en est pas un militant, continuait-il, disert. Il quittait dans les deux jours Paris, on ne peut plus y travailler, plus de deux cent lettres par jour, ses romans plutôt que ses papiers du Figaro auquel il ne collabore plus que de loin en loin. La Corse, puis l’Asie, au retour, il ne garde de la poste que les impôts et autres et le reste s’en va. Seule nuance pour la candidature de mon ami, mais qui importe : le risque d’une lassitude sous la coupole vis-à-vis des candidatures de politiques. Enfin, j’eus une conversation avec Bourbon-Busset, le premier à m’appeler ; je voulais par ailleurs l’interroger pour la biographie de Maurice Couve de Murville que je préparais alors et n’ai pas abandonnée depuis. Pour l’ancien directeur du cabinet de Robert Schuman au Quai d’Orsay, Michel Jobert est estimé et connu des immortels, son élection, l’accueil sont acquis, la formalité est d’une lettre au secrétaire perpétuel, puis l’on fait des visites. Mon ami ne commenta pas. Il m’avait fait savoir aussi qu’il n’avait ni le goût ni la volonté de se laisser interroger sur son grand prédécesseur aux Affaires étrangères, le dernier des Premier ministres du général de Gaulle, et m’adressa deux coupures de presse fort hostiles à mon homme. Le politique l’emportait décidément sur l’homme de lettres, j’étais cependant parvenu à rester proche, presque intime de ces deux inconciliables. On revenait aux conditions plus encore psychologiques que factuelles de la succession à de Gaulle. Pour moi, celui qui demeure, c’est un homme – droit et complet – qui m’accueillit et ne me quitta pas. Un ami donc, accompli que je tâchais de rejoindre, que j’ambitionne de rejoindre pour en avoir, posthume, quelque marque indicible d’approbation. Il m’en donnait de son vivant, rarement, pourvu que je les ai en conscience méritées.






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La date de naissance de Moktar Ould Daddah, bédouin semi-nomade du sud-ouest de la Mauritanie, apparenté aux Ahel Cheikh Sidya qui introduisient Xavier Coppolani et les Français dans leur sahel au début du XXème siècle, est incertaine : 1919 ? 1920 ? 1924 ? Ce qui est sûr c’est qu’il est en 1957, le plus jeune des vice-présidents de conseil de gouvernement que la loi-cadre dite loi Defferre pour l’outre-mer, installe dans nos colonies d’Afrique. Il est également le moins connu, il n’a pas été parlementaire comme la plupart de ses homologues, encore moins ministre de la Quatrième République. Le pays où je suis affecté pour y accomplir mon service national en qualité d’enseignant au centre de formation administrative, appelé à devenir une école nationale d’administration, est un désert, la bibliographie n’a pas dix titres, encore sont-ce des productions administratives françaises pour la plupart. Je ne sais donc rien sur la République Islamique de Mauritanie quand j’y atterris deux fois un petit matin du mardi 15 février 1965 ; bien sûr, il y a Mermoz se posant comme moi à Port-Etienne, les avions à hélice des années 1960 comme dans les années 1930, l’escale sur un terrain lunaire, la nuit, il y en a eu une autre à Bordeaux ; l’automne précédent, le courrier régulier s’est écrasé sur la Sierra Nevada, l’assistance technique a été décimée. Ces conseillers techniques des ministres, généralement d’anciens administrations ou cadres de la France d’Outre-mer. Bien sûr, il y a Psichari, Diego Brosset. J’ai quitté la France et ma famille, pour la première fois durablement et pour quelque chose de lointain et d’inconnu, je n’ai pas encore vingt-deux ans. L’atterrissage à Nouakchott est encore plus impressionnant, puis que c’est censé être la capitale d’un Etat, si nouveau soit-il. On ne voit rien, je suis débarqué à l’Hôtel des Députés, il faut amener avec soi les plombs à visser sur les commutateurs, les fenêtres sont rouges de poussière sableuse, les murs à claire-voie, pas de petit déjeuner, un bac à douche, la solitude, un soleil inhabituel, clair, rayonnant de chaleur, faisant de tout trajet, les miens sont à pied, une épreuve. Je fais la classe à plusieurs générations, ceux de la fonction publique territoriale, en recyclage, pourraient être mes enfants, j’annone du français, de la géographie, de l’histoire, je n’ai aucun document, je puise en moi-même, je me sens terriblement seul. Trois mois pour trouver un appartement à occuper avec deux autres coopérants, l’un dans les travaux publics, l’autre dans le paysage et les espaces verts, chacun a sa chambre, nous avons un cuisinier-homme de ménage, Adama, originaire du Fleuve. Le Fleuve, c’est le Sénégal. Le sable pénètre partout, une discothèque est impossible à sauvegarder, les livres prennent la poussière rouge. Nous invitons à dîner, un Jésuite défroqué m’apprend Feuerbach, relativise ma vocation, d’autant plus facilement que je n’en étais pas initialement assuré et qu’être reçu à l’Ecole nationale d’administration (française) m’avait paru un signe, une autre voie à prendre. Je vais à la messe presque chaque matin, une série de villas qui ont abrité les plus officiels au début de la construction de Nouakchott, toutes sur le même plan carré, un patio, des bougainvillées, des chambres réparties autour, les murs extérieurs sans fenêtres, flottant sur le sable. Une quinzaine peut-être. L’église catholique, sans prosélytisme, y a là sa chapelle, le curé, le Père – trouver son nom – un Père blanc, y a aussi sa chambre, je l’y réveille souvent. Le mal du pays, le mal du mien, de la famille perdue à quoi ne me relie que le courrier bi-hebdomadaire, on entend de toute la ville, mais celle-ci n’a pas vingt-mille habitants, des tentes et des cubes sans aménagement d’ensemble, sauf pour un croisement d’avenues sans trottoir ni feux alternés, l’avion arriver et repartir, ma boîte postale est la 17. Enveloppes-avion bleu ciel de ma mère. L’été arrivera bientôt, où j’attendrais avec désespoir des réponses à mes missives répétées que j’adresse à la femme, c’est-à-dire la très jeune fille, à peine bachelière, qui m’a donné et appris le premier baiser, censément la plus jolie créature européenne (elle est en réalité métissée vietnamienne) de la capitale. Le mal du pays me quitte soudainement quand un de mes élèves m’invite à passer une fin de semaine dans son campement, il est de la tribu émirale des Trarza, gros et joyeux, inquiet de sa sortie du cycle de formation, l’ex-Jésuite, qui enseigne français et philosophie au lycée unique de Nouakchott, nous sert de voiturier, lui aussi content de connaître la brousse. C’est une intense poésie qui s’en dégage, chère d’accès, les ensablements, les pneus crevés, mais les tentes, la nourriture inhabituelle, les étoiles, les récits et les évocations d’une histoire et d’une civilisation que je ne connais pas, la vie du puits, la corde qui remonte un seau de cuir, l’âne qui trottine jusqu’à cinquante ou cent mètres de la margelle rudimentaire, la profondeur à laquelle gît l’eau, le cri de la corde, son chant sur la poutre sans poulie, usée à l’endroit où file puis dévale la corde. J’en fais un petit texte que le centre culturel de l’ambassade de France publie, ronéotypé. L’ambassade est à un ou deux kilomètres à vol d’oiseau des bâtiments – dit bâtiments manivelle, par leur plan au sol – où j’habite. J’y vais parfois, à pied, naturellement. L’ambassadeur, flmaboyant, plus magnifique encore que brillant ou attirant, Jean-François Deniau n’a pas quarante ans, sa femme est plus que vellle, elle s’ennuie, il n’en a probablement cure et je ne m’en aperçois pas, elle me raccompagne dans une 404 et s’empresse. J’ai vite regretté de n’avoir pas été une occupation pour elle, jeune jouvenceau que j’étais, maigre et brun, assuré de l’éternité et de toutes mes chances, mais mes chances pour la vie, non pour l’aventure. Elle a été emporté par le conseiller culturel qu’il ne tenait qu’à l’ambassadeur de briser à tous les points de vue. Quand je fus nommé ambassadeur au Kazakhstan, pour tout y commencer, le Quai d’Orsay voulu m’adjoindre celui qui devait attendre quelques mois une prise de fonctions comme consul général à Alexandrie, c’était revoir Dominique Deniau à contre-emploi, j’ai eu peur des cinquante-cinq ou peut-être soixante ans qu’elle avait atteint, je tenais à sa beauté, je tenais aussi à continuer d’admirer Jean-François Deniau que je ne parvins jamais à revoir tête-à-tête depuis nos premiers temps à chacun en Mauritanie. Je dois être lié dans son esprit à son premier malheur, et il ne sait pas exprimer ce qu’il souffre, lui qui écrit avec une plume si aisément légère, donc pudique ; de ses épreuves physiques, de ses idélités politiques, il ne cèle rien, de ses chagrins d’amour, que je crois répété, il dissimule tout à croire qu’il n’en a jamais eu et c’est peut-être ce qui détache de lui celles qu’il aime et a d’abord séduites tant il a d’allure. L’entendre raconter des épisodes ésotériques, l’avoir vu jouer avec des vieillards maures à belle barbe, chacun occupé à la partie d’échec sans un traître mot de la langue de l’autre, est inoubliable. Il me sembla à l’époque qu’il était l’un de ceux, en France, qui pourraient succéder à de Gaulle, je ne savais rien de la politique, mais j’avais déjà quelque intuition des ambitieux. Sa mission en Mauritanie, il arrivait, jeune inspecteur des finances, du cabinet de Maurice Couve de Murville, au Quai d’Orsay, un autre inspecteur des finances, était de « débarquer » le président mauritanien en place, coupable d’un rapprochement très publié et très motivé, en termes plus qu’admiratifs, avec Sékou Touré. De Gaulle, dit-on, n’avait pas apprécié. Léopold Sédar Senghor le sut et en avertit son cadet, Moktar Ould Daddah, recevant en audience de lettres de créance, le nouvel ambassadeur lui souhaita ouvertement bonne chance dans son entreprise, l’encourageant à prendre la meilleure connaissance qu’il voudrait du pays. La physionomie de celui qu’il accueillit ainsi n’a pas été peinte, et je ne tiens que la version du chef d’Etat.

La Mauritanie m’offrait donc deux aînés à cultiver, l’ambassadeur ce qui était un bon placement en vue du classement à l’Ecole nationale d’administration, d’autant que je rêvais de carrière diplomatique, l’ex-religieux qui avait exactement mon éducation, mon vocabulaire et me prenait en affection, Francis de Chassey. Ces deux relations ne survivront pas à la fin du premier et du plus long de mes séjours à Nouakchott. Tandis que le premier perdait son épouse, le second venait venir une très attachante jeune Allemande de l’est, qu’il avait connue, encore Jésuite à Berlin. Je confierai à tous deux mes peines de cœur, et à Francis quelques listes et communiqués du Parti unique, système politique de l’époque sur lequel l’idée m’était venue dès les premières heures de mon enseignement, de me documenter, d’en faire le thème d’une thèse de droit public et peut-être une spécialité, si rare était la littérature sur l’Afrique proprement nouvelle. Prendre le pays comme il était, mais surtout comme il voulait être et devenir, comme il se construisait, les institutions, la vie politique, une certaine dialectique d’un peuple peu nombreux, tribalisé, sur un territoire immense, pratiquement pas desservi et dépendant apparemment pour tout de l’ancienne métropole et de la société minière que celle-ci n’avait installée que très tardivement, si tardivement que MIFERMA n’entra en phase d’exploitation qu’au milieu de 1963, soit bien après l’indépendance et peut-être du fait de celle-ci. L’ambassadeur de la République Islamique m’avait reçu à Paris, réseau de quelques Français décisifs dans la mûe de l’amitié franco-africaine qui accueillaient en famille les étudiants d’outre-mer dans les années 1950 et 1960, au premier rang desquels les Morel, relationnés à mes parents, et les Darde avec qui je fus mis en contact. D’enthousiasme. Abdallahi Ould Daddah représentait parfaitement son pays et introduisait mieux encore à la personnalité de son frère, au moins pour ce qui se voit de l’extérieur, le silence, le calme, le mutisme du sable et du désert engendrant des hommes de cette facture-là, impalpables, pas flous, mais si discrets, si attentifs, si économes de gestes et de paroles qu’on eut cru qu’ils cherchent à se faire oublier, sans doute des intempéries, des pillards. Un art de vivre dans le vrai dénuement. Venant à Nouakchott en avril, il entretint de moi le président de la République, j’eus à faire par la voie hiérarchique, une demande motivée d’audience, et je fus reçu, arrivé à pied, les chaussures poussiéreues, dans un bureau très en longueur, à claire-voie sur la façade arrière du palais présidentiel, celui-ci un bâtisse sobre, en pierres rouge sombre d’Atar, coiffé d’une large véranda blanche. Dehors, on entendait claquer la drisse métallique du drapeau nationale, le centre où j’enseignais était dans l’enceinte, un hangar où avait été proclamé l’indépendance et où s’étaient déjà tenu un congrès du parti, puis plusieurs séminaires de cadres.

Moktar Ould Daddah vint à moi, de sa démarche plus vivante que vive, jambes un peu ployées de qui a marché beaucoup dans le sable et pieds nus, costume à la française. Il écrira dans ses mémoires combien lui coûtèrent les premières chaussures et la première cravate, quand il obtint de se rendre en France y passer le baccalauréat et y faire des études supérieures, du droit. Pendant quelques années, lui et beaucoup de l’élite politique ou administrative, se voulant la plus moderne et la plus rigoureuse à son image, portèrent le costume « mao », ce qui n’était pas mal non plus. Le visage est particulièrement juvénile, lumineux, ma présence fait plaisir, mes diplômes me font être son condisciple, il me le dit ainsi, nous nous asseyons sur un canapé, le décor est succinct, le canapé de première génération est de velours vert sur des pieds assez hauts, des fauteuils sont assortis, aussi sobre, un meuble noir, l’encyclopédie musulmane, des ivoires en presse-livre, la table de travail est grande, le chef de l’Etat y lit ou écrit le dos à un mur décoré d’une sorte de laque brune. On entre par le fond, derrière le bureau deux portes, celles du directeur du cabinet, à qui je suis présenté, autre originaire du Fleuve. Un garde du corps veille derrière une porte jouxtant celle du vestibule. L’ensemble donne à l’étage sur un patio. Au rez-de-chaussée, deux conseillers techniques français, Abel Campourcy l’irremplaçable pour la mémoire, la mise en forme, le secrétariat général du conseil des ministres et Garnaud fac-totum, précieux, mais parlant trop de son dédain pour la réalité des indépendances africaines, ni l’un ni l’autre ne sont gaullistes. La France que je crois grande du Général et tout ce que je ressens depuis mon arrivée en Afrique me le confirme, a pour eux diminué en décolonisant, mais Abel Campourcy a une fidélité affectueuse, personnelle, indicible pour le jeune chef d’Etat. Il n’en servira évidemment pas d’autres, malgré la demande des putschistes de juillet 1978. Le cabinet est donc tenu par Abdoul Aziz Sall qui a pour adjoint Ahmed Bazeid Ould Ahmed Miské, frère d’un politique très remuant qui a fondé le premier parti d’opposition nationaliste en 1958, puis après s’être rallié, a contribué à la première structuration du parti unique. C’est Abdoul Aziz Sall – plus tard ministre de l’Intérieur, puis permanent du Parti, puis président de l’Assemblée nationale, toujours chaleureux, précis, particulièrement franc et ouvert – qui m’apprend ce que je crois avoir été décisif dans mon adoption mauritanienne et dans la faveur dont dès cette première audience je fus entouré par Moktar Ould Daddah. Maurice Larue, administrateur de la France d’outre-mer, grand, mince, brun, célibataire endurci, collectionnant les chats, travailleur solitaire et infatigable, avait dirigé le cabinet présidentiel de sa constitution à l’accident d’avion sur la Sierra Nevada. Sa disparition fut une véritable épreuve pour le président, qui en resta muet trois grands jours. Il apparaît que je lui ressemblais physiquement, et l’on me prit d’abord à Nouakchott pour son jeune frère.

Ce qui nous lia, Moktar Ould Daddah et moi, est assez simple. Je me passionnais d’apprendre la politique, les conditions d’édification du nouvel Etat et le chef de cet Etat, le concepteur et principal acteur du projet avait déjà assez d’ancienneté pour éprouver le besoin de faire le point en racontant, et encore assez à faire et à imaginer pour confier, sinon des plans, du moins une intimité mentale dont j’aurais pu déduire à quoi elle mènerait, la véritable et fière indépendance économique et politique. Le parti unique venait, accidentellement, d’être constitutionnalisé, les listes uniques pour le renouvellement de la modeste et peu nombreuse Assemblée nationale étaient imposées pour la première fois, le pays entrait dans une nouvelle phase, un gouvernement d’élite serait formé avant l’été, la Chine reconnue en même temps que la Mauritanie quitterait l’Organisation commune africaine et malgache, sous le prétexte qu’elle accueillait Moïse Tshombé sans que son président en exercice, Moktar Ould Daddah soit consulté. Jean-François Deniau se scandalisait de ces démarche, serait mis au courant de rumeurs de coups d’Etat, s’entretiendrait beaucoup avec l’éphèmère ministre des Affaires étrangères et de la Défense, Mohamed Ould Cheikh, jeune fidèle de toute première heure à Moktar Ould Daddah, comme si l’ambassadeur du Général de Gaulle avait à s’étonner que des relations diplomatiques se nouent avec la Chine populaire dix-huit mois après que nous l’ayons fait, comme s’il pouvait y avoir, à l’occasion d’échauffourées raciales dans les lycées de la capitale et de quelques chefs-lieux en brousse, matière à un changement de régime par la voie militaire. J’ai toujours été frappé du rapport complexe entre imagination ettravail diplomatique. Tant au Quai d’Orsay que sur place, on ne supporte de nationalisme que le nôtre, on n’entre pratiquement jamais dans le point de vue des interlocuteurs que l’on entretient mais écoute peu. On imagine des combinaisons où nous avons le grand rôle, on ne prévoit jamais les vrais changements, on est généralement très bien informé, mais on ne structure pas le puzzle. On est jugé à la docilité, non aux résultats.

Moktar Ould Daddah pouvait parler en toute quiétude, et bientôt en profonde confiance à un Français trop jeune pour être handicapé intellectuellement par des réflexes coloniaux mais déjà assez formé pour réaliser les enjeux. J’eus le grand honneur d’être celui-là. Et m’en régalais aussitôt.

Nos conversations durèrent dix ans, elles portaient peu sur l’actualité, je me mettais à jour, abonné aux diverses publications mauritaniennes, peu nombreuses, bulletin ronéotypé d’information, hebdomadaire du Parti unique, journal officiel. Ce n’était pas l’information « en ligne » de maintenant à laquelle j’accède chaque soir, ayant les dépêches de l’agence mauritanienne de presse et l’hagiographie des dirigeants du moment. Nous échangions sur la morale de l’histoire, au sens littéral. Moktar Ould Daddah m’exposait ses raisons plus de politique intérieure d’ailleurs qu’internationale. Je n’étais pas dans la confidence de décisions latentes, je fus surpris comme tout le monde par les décisions successives du cycle « révolutionnaire » qu’amorça la demande soudaine de révision des accords de coopération avec la France en 1972 et que couronna la nationalisation de MIFERMA en 1974, mais j’étais dans l’intimité des débats intérieurs d’un homme formé à notre école, vivant en osmose avec ses compatriotes mais travaillant à l’occidentale, écrivant, annotant, tranchant des dossiers, j’étais dans l’entreprise de ce qui était appelé souvent alors en Afrique de « conversion des mentalités ». Loyalement, on admettait que le système n’était pas démocratique, mais qu’il pourrait à la longue le devenir, d’abord au sein du parti, puis en adoptant le multipartisme et en démultipliant les responsabilités par l’institution d’un Premier ministre. Les candidatures aux postes électifs étaient décidées par des commissions de désignation et le bureau politique national élu par le congrès quadriennal en principe mais à la périodicité peu respectée, exerçait l’essentiel du pouvoir mais pas directement, un gouvernement subsistait qui peu à peu s’intégrait à lui. L’enjeu de ce monisme ouvert était une construction nationale qui n’était pas acquise à l’indépendance du fait de convoitises des voisins, de revendications parfois ouvertes, celle du Maroc, du fait surtout du tribalisme et de solidarités séculaires ayant leur aspect économique. J’apprenais cela comme je comprenais rétrospectivement le débat intérieur du colonisé qui se sait peu préparé à l’indépendance et qui en a cependant envie. Collégien attardé puis étudiant en France de 1949 à 1956, Moktar Ould Daddah suivit les mouvements de décolonisation aux Indes, en Indochine, au Maghreb avec l’attention d’un militant enthousiaste et la ferveur d’un comparatiste interrogeant sans cesse le cours de l’histoire pour le rapporter aux choses de son pays. J’interrogeais des ministres, des dirigeants, il n’y avait alors aucun « culte de la personnalité », aucune flagornerie, on ne me parlait pas même des qualités ou défauts du chef de l’Etat, il semblait que chacun était attelé à ce à quoi il travaillait, lui parmi d’autres mais pas tellement en tête. Le système était très collégial mais dans le secret, les discussions en bureau politique national ou en conseil des ministres pouvaient durer plusieurs jours. Moktar Ould Daddah dans ces instances qu’il présidait mais au cours desquelles on ne votait pas, ce qui ne mettait personne en difficulté, à commencer par lui, pouvait changer d’avis, se laisser convaincre, comme le plus souvent il convainquait. Ce que j’acquérais à son contact, c’était la connaissance que peut avoir un chef d’Etat de son propre pays plus encore que des dossiers ou de ses homologues, dirigeants d’Afrique et du monde, et comment de ce savoir surgit cette sorte de tension permanente du bien commun à sauvegarder, à accomplir. J’étais au cœur, dans le secret du ressort politique. Bien entendu, une telle manière de concevoir et de pratiquer la politique, faisait confiner celle-ci à la sainteté, à la suprême sagesse. Je ne pouvais que songer à la France et comme de Gaulle était vite parti à tout ce que nous manquions en indépendance d’esprit chez nos dirigeants.

J’étais le plus souvent assis au côté de Moktar Ould Daddah, chacun sur une chaise, moi avec du papier et prenant pratiquement le mot à mot de monologues souvent longs que je recevais en réponse à mes questions, planifiées d’avance. Cela se passait à la présidence de la République, à la résidence de l’ambassadeur mauritanien à Paris, sous la tente ou dans le pauvre salon d’un administrateur de brousse, car j’étais invité presque chaque année, billet d’avion pris en charge, à venir poursuivre ma documentation sur place et à accompagner à cette occasion mon ami en tournée de prise de contact, c’est-à-dire à travers les régions. Voyages épuisants de plusieurs semaines dans des voitures tout-terrain, avec un hygiène médiocre mais la sensation d’être au cœur des choses et en capillarité avec les gens. C’étaient des réunions de cadres, c’étaient des rassemblements populaires. Moktar Ould Daddah, tout en commençant de répondre aux harangues des gens du parti, sortait de l’ombre qu’on avait organisée pour la circonstance, il lui arrivait de mettre son haouli (turban) tout en parlant, puis d’une voix basse, alternativement en arabe et en français, très droit derrière un simple micro, il expliquait ce qu’est le développement, ce qu’impose l’indépendance, ce que peut faire un parti auquel chacun est invité à adhérer. Sans doute, y avait-il un quadrillage des forces traditionnelles, un appui vérifié de grands chefs héréditaires ou savamment cooptés, et cela s’opérait à Nouakchott comme en tournée. Mon ami me commentait la journée, m’expliquait tel détour, tel refus de s’arrêter, tel problème qu’il avait vu se configurer, une réforme du découpage territorial se décidait, la question du Sahara sous administration espagnole était longuement commentée, le pays limitrophe décrit comme chacun des auditeurs pensifs le savait en paysages, en économies, en tribus strictement insérés dans l’ensemble mauritanien. Les précautions sécuritaires étaient nulles, le garde du corps, pistolet à la ceinture, unique en son genre, quelques gardes assez maigres et nonchalants sous le soleil tapant verticalement ou aux angles de tente car les réunions étaient interminables. Bref, c’était de l’âme que j’étais entretenu, l’âme d’un peuple, l’âme d’un dirigeant à sa ressemblance. J’étais témoin d’un échange, d’une contagion mutuelle et par là de l’histoire en train de se faire car le phénomène est passionnant que celui de la constitution d’un Etat-nation. Je ne regardais donc pas le folklore, je savais peu de l’Islam, je ne cherchais pas à comprendre le régime tribal ni à entendre quelques mots de la langue arabe, localement très préservées des contaminations modernes, ou du dialecte hassanya.

Mon ami me traitait à la résidence présidentielle, bâtiment d’un seul étage, très sobre, au bout d’une double pelouse, peu gardé. De climatisation aucune, ni dans ses bureaux ni chez lui. Il était alors en bou-bou, le draa qui à l’époque, pour les Maures, se portaient sans les lourdes broderies d’aujourd’hui, dorées et raides, les tissus étaient épais ou légers, mais les motifs entourant la nuque et dessinant une poche en trapèze dissymétrique sur le thorax étaient fins, ton sur ton, ou de coton blanc. Les seroual étaient encore ceux des chameliers, étoffe immense qui protégeait l’entre-jambes de la dureté des selles, la ceinture était fermée par un clou passant dans un trou à même le cuir. On portait des chemises à manches larges et courtes tombant jusqu’aux genoux. Ce n’était pas la tenue mixte de maintenant, les vêtements respiraient, ce que ne permet pas la superposition de la chemise européenne et du bou-bou qui alors empêtre et ne se laisse plus rassembler derrière soi ou en boule ramenée devant pour marcher. Un soir que nous dînions tous trois, sa femme, lui et moi, la pluie commença de tomber, nous étions dans le patio, ce n’était pas encore les trente ans de sécheresse que le Sahel connaît depuis, mais c’était quand même l’événement de l’année, la première pluie. Je savais pour l’avoir vu à mon premier séjour qu’alors le désert élève en quelques heures des herbes si hautes que les chameaux ne s’y voient plus que de la tête. Cet hivernage-là, nous nous entretîmes souvent dans son bureau personnel, exigu, clair comme celui de la présidence de la République, il vérifiait un point en appelant un collaborateur, nous revenions à une question, nous étions au cœur de toute l’histoire de son gouvernement, la révision des rapports avec la France. Mais le plus souvent, les entretiens étaient dans son bureau officiel sans que le téléphone sonne ou que de son cabinet, on vint l’interrompre. Ces aises ne rendaient que plus sensible la difficulté climatique, l’environnement aussi de pénurie intellectuelle, le peu d’habitude ambiante pour les travaux et exercices écrits. Travailler à la plume, à la machine à écrire dans la canicule, parfois tous deux en sueur donnait l’impression de vraiment créer, malgré un contexte dissuasif. La conclusion des échauffourées de janvier-février 1966 qui avaient été la première crise grave du régime de Moktar Ould Daddah n’était pas encore faite, j’étais sur le départ, mon premier départ et nous étions dans le sujet, jusques là tabou et donc pudiquement répertoriée sous l’étiquette de question culturelle. Il s’agissait pourtant de tous les équilibres du pays, des revendications raciales, pis encore que tribales, et les événements avaient eu deux niveaux, le trouble dans l’ordre public, la contestation du chef. Celui-ci le devint vraiment à cette date-là. Mais dans notre dialogue, je le sentais à chercher ses repères, il n’avait pas une vue opérationnelle de ce que l’on appelle l’échiquier politique et ne répertoriait pas les forces. Comme toujours, depuis son investiture du 20 mai 1957, il posait la question de confiance. Je lui faisais remarquer que l’appui de la centrale syndicale avait été décisif, je lui rapportais les propos et les pleurs de l’un des ministres évincés, Elimane Mamadou Kane, remarquable enseignant qui avait aussitôt tranché dans les enceintes financières internationales en y représentant le pays et parfois le continent, il enregistrait en silence. Il faisait très chaud, nous étions fatigués. C’est à ce moment qu’est née dans son esprit, à la suite de ces événements, cette stratégie à très long terme, de tout intégrer dans le parti unique. J’allais voir Fall Malick, chef alors incontesté de la centrale syndicale, j’y mesurai le chemin qu’il restait à tous ls protagonistes à parcourir. J’avais quelques nuits de ce début de 1966 marché dans l’avenue qui mène à la présidence de la République, et le long de laquelle se trouve, extrêmement simple, le bâtiment de l’Assemblée nationale. La salle des séances est à claire-voie, les discussions y durèrent jusqu’au matin au milieu de janvier, Moktar Ould Daddah était de fait en minorité, il parla ensuite à la radio, rappelant un pacte implicite, celui de la proclamation de l’indépendance. Il était sans doute le seul alors à maintenir le cap initial, un Etat multi-racial, tolérant, s’unifiant par l’Islam, la langue arabe aussi d’une certaine manière, dans la tolérance, dans la culture millénaire d’une interpénétration surtout dans le sud des diverses ethnies. La chance voulut qu’une culture d’Etat imprégna déjà ses principaux collaborateurs, ils la lui devaient. Mohamed Ould Cheikh et Ahmed Ould Mohamed Salah qui avaient, chacun pris partie pour les revendications d’un bord ou d’un autre, purent être remerciés sans qu’il y ait de révolte. Le lieutenant parachutiste Soueïdate, mort en héros au début de la guerre du Sahara, refusa alors les propositions qui lui étaient faites de fomenter un coup militaire. Le régime innommé en droit constitutionnel classique naquit cette année-là et dura douze ans, sans défense ni contrainte, sans domination d’une personne sur d’autres, ce n’était pas l’inertie d’un ordre établi, c’était la paix, c’est-à-dire le contraire de la guerre, la fragilité de cette paix intérieure était qu’éclata une guerre voulue du dehors. De 1957 à 1966, était la construction ; de 1966 à 1978, ce fut la durée ; cette année-là, conçu sans doute pendant les événements ou peu après de janvier-février, naquit le premier enfant de Moktar Ould Daddah, Mohamedoun, prénommé comme son grand-père.

Les archives et dossiers du président de la République m’étaient ouverts, j’y passais des jours et des nuits, photocopiant, prenant des doubles, ce que je faisais aussi dans les cercles et régions, constatant que rien n’était vraiment tenu comme il faudrait pour la mémoire nationale et pour la conservation pratique ; je lui rapportais mes découvertes, nous lisions ensemble, il donnait des instructions pour qu’en brousse les papiers ne soient plus déplacés, ou simplement jetés, mais qu’on y attende une mission compétente de Nouakchott. Je pris vite conscience de ce que j’étais le seul à pouvoir écrire la geste du moment et que peut-être j’aurais à témoigner. Moktar Ould Daddah, sans fixer de date, voyait un terme à sa tâche et pensait la poursuivre plus simplement en représentation, par exemple, de son pays aux Nations unies, ou bien sous la tente à recevoir, écoûter et parler. J’ai pesé immédiatement, dès sa libération de prison, le 2 octobre 1979 et son arrivée en France, pour une rédaction « en vrac » de ses souvenirs. Il commença en 1983, d’abord en Tunisie. Mais ne m’en parla pas. Nos rencontres se préparaient par la convention des dates de mon séjour auprès de lui, puis ma venue, les audiences étaient nombreuses, il y avait la vie commune en tournée, je connaissais ses principaux « coéquipiers », aucun ne s’interrogeait sur la philosophie du pouvoir ou sur les fondements du régime, rien ne paraissait plus universellement accepté et légitime que ce qui se faisait. Nous parlions de ce progrès dans les âmes, d’une lente mutation, le modernisme était d’abord psychologique même si les grands équipements, le port de Nouakchott, la route d’ouest en est dite route de l’Espoir allaient de pair.

Je n’ai su que plus tard en reconstituant la chronologie du règne, qu’elles en furent les périodes dangereuses, une vague de contestation de 1969 à 1973 menaçait de tout ronger, mais à chacun de nos revoirs, le président de la République me paraissait serein. Il suivait ma sortie de l’Ecole nationale d’administration, ma critique des successeurs de de Gaulle, tenta vainement de me faire admettre à la table de Valéry Giscard d’Estaing, à l’Elysée, quand il y vint en visite d’Etat en décembre 1975. Il m’avait, au printemps de 1969, demandé mon jugement sur l’état politique de la France et les chances de l’homme du 18 juin de durer au pouvoir. Il admirait celui-ci, mais sans doute la grandeur du personnage et son prestige dans la masse africaine le gênait pour son propre gouvernement. Moktar Ould Daddah a toujours été un homme d’émancipation. Je ne découvris qu’après sa chute la place que tenait sa femme, Mariem, jeune franc-comtoise de Paris, rencontrée à la faculté de droit, et qui l’épousant en novembre 1958, juste au moment de la proclamation de l’autonomie interne au sein dela Communauté, s’était converti à son pays, d’abord, puis à la cause des femmes de Mauritanie à partir de 1963, et enfin à l’Islam en . D’abord, elle lui assurait une tranquillité d’esprit et d’agenda pour continuer de méditer et travailler chez lui sans l’envahissement de cour qui caractérise les mœurs du désert et la politique de la tente. Elle le détribalisait. Femme d’autorité, de clarté, douée pour la schématisation qui facilite les exécutions, Mariem opinait, recevait des responsabilités qu’elle ne sollicitait pas et joua un rôle notamment dans la reprise des relations entre le pouvoir et la jeune génération de contestataires. Elle n’était pas aimée des Français, à commencer par Jean-François Deniau, ne comprenant par cette sorte de loyauté envers sa patrie d’adoption que redoublait une vive lucidité sur les simplismes de l’ancien colonisateur, sa patrie d’origine. Je crois d’ailleurs que son origine franc-comtoise avait sa part dans cet esprit d’une certaine rébellion. Rends-toi, Comtois ! Nenni, ma foi !

J’étais à Rome, en compagnie d’une amie parisienne qui me visitait dans mes affectations diplomatiques successives quand je vis les titres du Monde, le lendemain du lundi 10 juillet 1978. Les temps s’inversaient, c’était maintenant à moi d’être reconnaissant et de me battre pour que justice soit rendue, ma thèse avait été soutenue mais en lambeaux, inachevées, je ne songeais pas à la terminer ni à publier l’histoire d’un gouvernement de vingt-et-un ans. Je regrettais de n’avoir plus vu mon ami depuis décembre 1975. Il me semble que connaissant toute la classe politique, ayant cependant le recul de qui vient pour un moment seulement et d’un autre univers, j’aurais senti la détérioration des choses ; ses principaux collaborateurs que j’ai interrogés, bien tard, à partir de 2001, depuis son retour d’exil, m’ont donné tous les éléments d’une crise latente qui était plus celle d’un manque de perspective qu’une réelle lassitude pour un homme dont l’honnêteté et la détermination n’étaient pas en cause. Bien entendu, la corruption et les crimes de sang qui ont caractérisé les régimes lui succédant, étaient inimaginables de sa part et de son temps. Moussa Traoré, qui avait renversé au Mali, Modibo Keïta, sans que Moktar Ould Daddah en fit un empêchement aux relations d’Etat à Etat, fut à son tour chassé du pouvoir et mis en procès. A propos de corruption et de comptes bancaires à l’étranger, il s’écria que tous les chefs d’Etat en faisaient autant, sauf un, Moktar Ould Daddah. Mon ami m’a raconté plusieurs cas où on tenta de l’acheter quand ce n’étaient pas des libéralités importantes qui soudainement lui étaient accordées, elles passaient aussitôt au trésor public. Je crois qu’examinant avec lui les développements de l’affaire saharienne avant qu’elle ne devienne une cause de guerre, puis les modifications qu’il apporta en août 1975 et en janvier 1978 au fonctionnement du parti et à celui du gouvernement, j’aurais su lui poser les questions qui mettent en éveil, il n’y aurait pas répondu, ce qui était son habitude sur certains sujets quand il les voyait mouvants, mais il y aurait réfléchi et quelques jours ensuite m’aurait fait part, comme on rend compte d’une réunion ou des instructions que par ailleurs l’on donne, de ses réflexions et conclusions. Mariem qui eût résisté, était absente le lundi du coup d’Etat. Ahmed Ould Mohamed Salah n’était plus à la tête du dispositif de sécurité. Le premier dirigeant exécutif du parti était plus un homme d’idées que d’action ou de réaction, me semble-t-il. Je sus dès l’arrivée de mon ami en France que la situation, lors du putsch, n’était désespérée ni économiquement ni diplomatiquement, mais difficile, et surtout que l’avant-veille de sa perpétration. Il l’a démontré depuis dans ses mémoires, mais je ne crois pas – hélas – que la Mauritanie puisse être atteinte aujourd’hui par quelque livre que ce soit ; aucun peuple ni pays d’ailleurs, la mémoire est courte et refuse de lire ; seule l’éternité décide qui dépasse les fondateurs mais aussi les peuples. La Mauritanie était en voie de se mouvementer, elle subit depuis plus de vingt-cinq ans les événements, les investissements, les tentatives de coups d’Etat. Avoir réussi une œuvre, même inachevée, même avec un dénouement absurde, est beau en soi, c’est ainsi je crois que jugent l’histoire et les connaisseurs, c’est ainsi que se recrutent rétrospectivement les vrais amis, que se fait reconnaître une grandeur. En Afrique, elle devient une légende, mais elle commence dans l’humilité de la sépulture à même le sable, enveloppé dans un bou-bou. Le cimetière de Boutilimit, non loin de la route de l’Espoir, est une dûne, naturellement de sable rouge. Les noms sont peints ou gravés sur une pierre, parfois sur un panneau de signalisation routière renversé. L’horizon est à proximité, rien n’y change sans doute depuis des siècles.

Une autre phase qui me requit totalement, commença sur le tard. Mon ami a été quitté par la jeunesse au moment où éclata la guerre. Il était de 1957 à 1975 resté à peu près le même, je le connaissais alors depuis dix ans, je voyais de ses photos d’époque plus ancienne, il y avait intacte et originelle cette malice du regard, la barbe sans doute devenait un filet, qu’il n’avait d’ailleurs pas toujours, du gris venait dans des cheveux toujours coupés ras, mais l’homme était allègre, se détachait du quotidien pour être présent à la conversation, il riait et ses compatriotes sont féconds en anecdotes, en saillies et bons mots. Il était heureux d’être à la tâche, ne doutait ni de lui-même ni de son pays ni de ses collaborateurs. Il en changeait à l’usage, certes, savait juger les hommes, mais toujours au nom de principes et de l’intérêt général qui ne variaient pas. Les équations à résoudre non plus.

La guerre le surprit, comme me surprit, selon l’unique quotidien mauritanien d’informations d’alors, contrôlé en sus par le parti, la difficulté avec laquelle dans les premiers jours de 1976, l’armée nationale parvint à prendre le contrôle d’une bourgade frontalière, à proximité de la capitale économique du pays, Nouadhibou, ancienne Port-Etienne. Si La Guerra avait été aussi difficile à réduire, malgré les accords de partage avec le Maroc sous l’égide espagnole, c’est qu’il y avait affaire avec forte partie. Ni la Mauritanie, ni mon ami n’étaient prêts à la guerre. Elle les épuisa, les mina, d’autant que le paradoxe était que la revendication marocaine sur le Sahara dit espagnol était si fondée humainement que les opérations et coups de main étaient en fait fratricides, même si les troupes régulières algériennes donnaient appui au Polisario. Ses compatriotes crurent longtemps à une issue moins coûteuse, diplomatique, à l’amiable, dans l’honneur, pas plus impossible à réaliser que ne l’avaient été en leur temps les négociations avec l’ancien colonisateur ou la reconnaissance de la République Islamique par le Maroc. Je vivais cela de loin, d’une première affectation diplomatique, le Portugal, qui avait, par un coup militaire, mis fin à un régime de plus de quarante ans, il est vrai que Marcello Caetano n’avait pas la trempe de Salazar, sans qu’il y ait à juger des conditions d’exercice du pouvoir ni de celles des libertés chez un peuple qui en a un goût subtil. Je fus amené à évaluer l’ensemble d’un mode de gouvernement, d’une histoire de plus de vingt ans et d’un dénouement abrupt, décevant et lourd de conséquences puisque la chute de Moktar Ould Daddah, le lundi 10 juillet 1978, soumit le pays à une succession de dictatures militaires, dont l’une, celle de Maaouya Ould Sid Ahmed Taya, dura presqu’aussi longtemps que mon ami avait exercé le pouvoir, mais elle fut sanglante et corruptrice. Ce dont aucun pays n’a besoin. Le coup militaire du mercredi 3 août 2005 prépare peut-être un retour à quelque chose qui devra forcément s’inspirer du legs du père fondateur. Ses mémoires testamentaires sont parus le 16 Octobre 2003, le lendemain juste de sa mort, en France, au Val de Grâce à Paris, où le dictateur était venu le visiteur, tout triomphant que Moktar Ould Daddah, dont il avait l’un des aides-de-camp avant de le renverser, ait cligné des yeux à son approche. Fallait-il que le Smacide ait besoin d’un  adoubement.

Mon ami avait terminé de jeter sur des cahiers d’écolier, à la plume, le vrac de ses souvenirs, aidé, ce dont il me remercia publiquement, par la chronologie annexée à ma thèse. C’était en 1995. Je venais de rentrer de mission d’ouverture de notre Ambassade au Kazakhstan, disponible. Depuis son retour d’exil, malgré mes affectations à l’étranger, nous avions pu nous revoir régulièrement, je l’avais accompagné en convalescence aux environs de Toulon, une quinzaine de jours, en Décembre 1979, enregistrant ses souvenirs sur le vif, apprenant beaucoup d’événements et de non-dits que nos conversations du temps où il était au pouvoir n’avaient pas fait émerger. C’étaient déjà des mémoires oraux. Lui et Mariem cherchèrent quelqu’un qui puisse contribuer à la relecture du premier jet, voire à sa mise en forme. La proposition d’être celui-là ne me fut faite qu’en Janvier 2001, après que le marché des collaborateurs éventuels se soit montré onéreux et intellectuellement décevant. Peut-être fut-il salutaire que je ne sois choisi qu’en désespoir de cause. Au moment de la mise en cause des accords de coopération avec la France, j’avais voulu recueillir un entretien avec le chef d’Etat sur le sujet, il préféra le grand professionnel, et surtout la caution de bonne mise en page, que représentait au Monde André Fontaine.Un politique ne trahit pas, il s’organise, importe le résultat. Ce retard eut un effet d’ailleurs bénéfique, les mémoires étaient utiles soit en parution immédiate dès les débuts de l’exil et selon le rôle que le président déchu voudrait et pourrait jouer dans un avenir resté longtemps possible. François Mitterrand qui avait reçu Moktar et Mariem à Latché, pour la Saint-Sylvestre, précédant l’élection de 1981, proposa à mon ami, très carrément, de le remettre en selle. Hassan II faisait de même. Moktar Ould Daddah, indépendantiste s’il en est, refusa de rentrer chez lui, encadré par « les baïonnettes étrangères ». Soit en testament. Ce qui advint, avec la bonne fortune que le travail de relecture et de mise en forme dont je vais maintenant parler eut lieu au pays, à Nouakchott, dans l’ambiance mauritanienne et compte tenu de ce que l’homme, devenu de santé problématique mais pas handicapé intellectuellement, pouvait sentir de l’évolution des choses et de ses compatriotes depuis qu’il les avait, sous la contrainte, quittés plus de vingt ans auparavant.

Travail passionnant, harrassant, parfois dans une atmosphère tendue, mais avec la joie d’aboutir à un objet, à un dire aussi parfaits qu’il est possible dans le genre. Ma joie à la première lecture. Le texte manuscrit avait été saisi informatiquement, nombreuses coquilles mais aussi une suite qui restait trop tributaire de la chronologie. Cette impression ne demeurait pas car la lecture était palpitante, les entretiens avec les homologues étrangers, dont de Gaulle, mais aussi Hassan II, Bourguiba, Boumedienne, Nasser, N’Krumah, Sekou Touré, Tito, Mao étaient prenants, souvent révélateurs, toujours inédits, la vie locale était rendue dans les phases de construction et de précarité du jeune Etat et de la nouvelle capitale à partir de pratiquement rien. Il y avait enfin le récit du coup militaire et celui des dix-huit mois d’incarcération dont avait été tiré mon ami, de justesse, par Valéry Giscard d’Estaing, raison de santé oblige. Une grande finesse d’observation, ce qu’est l’allégeance d’habitude à une personne physique, même dépossédée. Des images inconnues du public occidental, des prédilections touchantes, une explication d’âme. Un Africain structuré par l’Europe et pourtant nullement travesti. On est au cœur du débat de la décolonisation, et sans doute aussi de celui de la démocratie, c’est-à-dire de ce qui fait respecter l’homme par le gouvernant, celui qui n’est pas formé encore à la moderne par celui qui en a les diplômes. L’enfance bédouine, dans le texte aujourd’hui publié, est rédigée de la même encre, monument ethnographique sur la vie quotidienne des Maures dans les années 1930 et 1940. Il en est ressorti pour moi une immense fierté, je ne m’étais pas trompé en donnant ma foi à cet homme, car ce que je constatais à lire ces centaines de pages, c’était l’exceptionnalité d’un esprit arabe et africain, capable d’écrire de lui-même et d’affilée un compte-rendu, une explication, une évaluation de son œuvre, et quasiment à main-levée. Prouesse intellectuelle qui m’a aussitôt obligé, plus encore que la moisson de vingt ans de confidences orales, dont la moitié a été enregistrée sur bande magnétique. Le contact avec mon ami devenait autre, c’est celui nqu aujourd’hui demeure, je l’aime à cause de son œuvre, de la beauté d’une œuvre politique que rehausse encore le matériau de cette œuvre, c’est-à-dire une période historique qui avait sa dialectique économique et internationale, un peuple qui a ses structures, sa bonne volonté et ses entrainements, mais peu d’empêchements, bien moins que la plupart des peuples européens, car l’Afrique et l’Islam engendrent des patiences, des bienveillances, des disponibilités inenvisageables depuis deux siècles de matérialisme dans le Vieux Monde. Moktar Ould Daddah avait réussi à ce que prenne quelque chose de durable dans la tourbe de l’histoire et malgré tous les détournements et débordements possibles. Il a su, de surcroît, sinon surtout, l’écrire. La tâche qui m’était proposée, je la définissais plus précisément. Il n’y avait qu’à découper et distribuer en chapitres thématiques le « vrac », et il y avait à combler des lacunes. Celles-ci le seraient tout simplement en questionnant l’auteur et en mettant en forme ses réponses. Des éléments d’archives dont je dispose grâce à lui, pouvaient être intégrés au récit. Il y avait enfin à se faire l’avocat du diable, à le questionner et le faire se dire sur bien des points, pourquoi n’avoir pas réduit dans l’œuf les putschistes comme cela lui fut possible, quel était son sentiment vis-à-vis de la France, colonisatrice certes mais où il avait choisi d’aller se former plutôt que de rester en carrière d’interprête et de petit agent local dans son pays, comment expliquait-il sa propre soif d’indépendance ? Des interrogations plus ponctuelles venaient aussi. Le travail de lecture ligne à ligne, de vérification de la grammaire – l’original des mémoires est en français, mais l’adaptation en arabe a été revue par Moktar Ould Daddah et il n’a pas tenu à lui qu’elle ne soit éditée en même temps – se fit d’abord avec lui seul dans sa résidence d’exil à Nice, les derniers mois où il vivait encore en France, mais surtout à Nouakchott où je venais exprès. Ce fut alors avec Mariem. L’amitié a parfois besoin d’épreuve, nos esprits sont différents, nos styles aussi. L’épouse de Moktar Ould Daddah a donné toutes les preuves du dévouement au pays de son époux et à cet époux-même. Elle n’a pas tout vu, tout su, son mari était un homme de silence, de maturation, de retenue, pas de doute, mais d’une certaine fragilité cachée. Elle est certes la personne à l’avoir le mieux connu, et surtout le plus durablement entouré et en fait servi, dans sa vie privée, mais aussi dans son dessein politique. Plutôt qu’à l’émancipation des femmes, elles ne sont pas mineures en Mauritanie,  c’est à leur participation à l’œuvre proposée qu’elle travailla. Probablement, aucune Mauritanienne de sang n’aurait pu en avoir le génie, et aussi le détachement, donc la patience et l’ingéniosité, pour commencer le processus. Elle eût pu vis-à-vis de moi garder la distance et au fond me récuser. Nous étions, dans ce travail, sur deux rives différentes, elle voulait la clarté, elle tenait à ce qu’elle avait compris des structures d’une œuvre qu’elle avait cotoyée et parfois discutée, accompagnée, elle avait une idée de ce à quoi pour l’avenir pouvait servir le livre de son époux. De mon côté, je voulais servir au plus près celui-ci, et notamment garder son style, les fraicheurs, voire certaines impropriétés, plus précisément encore certains aveux, certaines présentations, ne pas couper, ne pas réécrire. Servir. Nous parvînmes à nous entendre, parce qu’entre nous était le même fleuve, que la volonté de Moktar Ould Daddah primait tout et que je compris, lors de certaines discussions assez difficiles sur le fond de certaines politiques ou de certains événements, qu’il lui faisait confiance, qu’il lui avait toujours fait confiance et que pour elle, il nourrissait une intense reconnaissance, une vraie admiration de son abnégation, de son adaptation, de sa ténacité et de sa force de caractère. Servir le texte de Moktar Ould Daddah passait donc par cette collaboration exigeante. Seul, je n’eusse pas abouti. Seule, elle aurait abouti mais différemment. Le texte original d’ailleurs tiendrait tout à fait, sans la moindre restructuration. Il est le fruit d’une vie paisible et sans amertume que tout exilé n’a pas la chance de couler deux décennies sans s’user. Le président a pu ainsi revenir dans son pays intact, il le doit à sa constitution morale et à sa femme. Aussi, voir Mariem en larmes quand à Nice encore, ou parfois à Nouakchott, le fardeau, les aspects matériels et très contraignants d’une vie dont les questions d’argent, par honnêteté foncière de leur vie publique, les étranglaient ou presque, fut une sorte d’introduction à un véritable partage. Mon ami me donnait une amie. L’œuvre a été aboutie, nous sommes parvenus à tout mettre en valeur et – je crois – à ne rien oublier ni personne.

Mariem s’effondrer, puis se reprendre, mais Moktar Ould Daddah me bénir et me demander de le bénir à mon tour. Un soir, j’eus à lui remettre et à la commenter la lettre d’un de ses plus anciens et importants collaborateurs. J’avais toujours connu celui-ci, à ses côtés, intime dans le travail, dans le détail, dans l’exécution, important dans l’organigramme, parfois un élément clé qui certes lui devait tout, mais qui ne le lui rendait pas mal par de bonnes habitudes de travail, des vues claires sur les sujets et sur les personnes. Il était de ceux qui avait tenu à l’ancien système, or, précisément, Moktar Ould Daddah, sans tenir compte de la guerre, était en train de le changer, à tâtons, démantelant le système de gouvernement par une toute petite équipe, très dialoguante mais structurellement apte au secret et à la décision. Au bénéfice de la démocratie, continuité d’un pari selon lequel tous doivent être participants à ce qui est tenté. Le président de la République songeait même à mettre fin au parti unique, progressivement certes. Son coéquipier ne supporta pas ce changement et d’une certaine manière les événements, c’est-à-dire la conduite de la guerre et le putsch, lui donnent raison, le pays n’était plus gouverné selon les manières qui avaient fait merveille et surtout leurs preuves. Bref, Abdoul Aziz Sall estimait que Moktar Ould Daddah s’était perdu lui-même, certes, mais avait perdu le pays, et ruiné aussi l’avenir qui eût pu continuer de ses amis et collaborateurs. J’aurais voulu une discussion entre eux, elle ne put avoir lieu, elle n’était pas acceptée par celui qui la provoquait dans mon esprit. Moktar Ould Daddah lut une lettre à laquelle il n’était pas préparé, mais que je voyais venir depuis longtemps, puisque j’avais enquêté auprès de ses principaux ministres ou des dirigeants de son époque pour comprendre pourquoi était venue la chute. L’ambiance était d’une densité et d’une émotion extraordinaires, comme avec lui j’en ai connu à deux autres reprises, le moment, en août 1972, où il me dit combien était indicible le mouvement de conscience du colonisé cherchant à parfaire son émancipation quelque considération qu’il ait, voire dette, envers son colonisateur, le moment, en décembre 1979, où il me fit l’éloge de sa femme, détestée, je l’ai déjà dit, par ses compatriotes d’origine, mais toujours estimée par ses compatriotes d’adoption, la jugeant de mauvaise influence sur son mari, ce qui était une double erreur, car Moktar Ould Daddah ne se laissait pas influencer, s’il retenait les arguments et les raisons, et car cette influence fut toujours en faveur de la Mauritanie et de son indépendance. Il y eut un silence, c’était la nuit, après une journée semblable aux autres, des relectures patientes par Mariem, moi au clavier de mon ordinateur portable, puis une séance conclusive en fin d’après-midi avec le père fondateur pour vérifier des points de fait, avancer l’expression qui nous paraissait devoir compléter la première écriture, déjà ancienne et pas forcément équilibrée ou homogène. La déception était là, une œuvre était globalement incomprise par l’un de ceux qui y avait le plus participé, y avait été le plus associé, d’une certaine manière c’était un échec pire que d’avoir subi le putsch. Je le sentais, sans qu’il parlât souffrir et cependant se redresser. La parution des mémoires devait être pilotée en Mauritanie par un comité d’anciens collaborateurs, lesquels auraient eu le privilège des bonnes feuilles, l’idée qui n’était pas de mon ami était bonne. Mariem et moi, la secrétaire niçoise aussi, étions les seuls lecteurs, n’en fallait-il pas d’autres, non que l’auteur se soumette à la critique, mais des échos seraient utiles, de Gaulle avait fait lire des passages de ses Mémoires d’espoir certains visiteurs, mandés exprès, à Maurice Couve de Murville, les pages de politique extérieure. Mon ami souffla que rien ne changeait ni la vie, ni la mort, ni l’œuvre, ni même l’estime qu’il gardait et qu’il avait marqué dans son écrit pour le directeur de son cabinet des premières années et pour l’ancien ministre. Je compris qu’il me chargeait de faire aboutir, quoi qu’il arrive, le livre et d’avoir à accompagner le plus chaleureusement et fraternellement sa femme. Il me baisa les mains quand je me retirai.

Ami d’un grand homme, le genre est difficile entre compatriotes et je n’ai jamais su ce que j’apportais à Michel Jobert en échange, s’il est possible, de sa confiance, de son estime, de son accompagnement, de ses confidences toujours stimulantes, en échange de m’avoir maintenu pendant des décennies en éveil, parfois en garde et de m’avoir proposé, comme aux Français, mais j’étais un témoin particulier, un modèle de rigueur et de finesse, d’indépendance en jugement et en carrière politiques. Mais avec un étranger, rompant avec une histoire française, revendiquant l’illégitimité d’une œuvre française et travaillant selon des voies propres qu’il fallait pénétrer avant de les comprendre et de les accepter, l’exercice était autant intellectuel que sentimental, le dépaysement allait de pair avec l’attachement. Du moins, ai-je su ce que j’apportais à Moktar Ould Daddah, ce qui est en soi un riche présent. Je lui apportais une présence étrangère à sa vie et à ses préoccupations quotidiennes, mais cependant très au fait, grâce à sa confidence, de cette vie, de ces préoccupations, de ces jugements. Je devenais un élément de sa mémoire, je témoignais de sa continuité et j’ai contribué à la mise en valeur de ce qu’il avait voulu ; ce que je lui ai donné était en fait un rendu, il m’avait gratifié de ce que je remettais à sa disposition. Mais, lui, il m’a apporté bien plus. Il m’a donné sa confiance, m’a dit son estime et ne s’est pas arrêté là, il m’a introduit à une certaine conception, qu’il pratiquait, de la politique, elle confine à la sainteté, elle est morale ce qui ne veut pas dire inintelligente ou subordonnée, au contraire. Il m’a montré qu’une politique peut avoir un sens, qu’elle peut avoir une unité. Quand il évoquait l’incomplétude évidente de la démocratie du système auquel il présidait, il faisait remarquer qu’on ne peut forcer les gens à sourire. Les Mauritaniens souriaient et s’offraient quand passait, s’arrêtait, leur parlait Moktar Ould Daddah. Je l’ai vu et pour lui, c’était décisif. Il m’a donné une conception haute d’une des activités les plus nobles, et les plus perverties, de l’homme (et de la femme), la politique. J’ajoute que c’était un bonheur de le voir arriver, donner de l’émotion et de l’affection à l’accueil officiel dont il était l’objet dans des occasions publiques, un bonheur de le voir, à son retour d’exil, retrouver à quelques kilomètres de Nouakchott, aux débuts de la route de l’Espoir les horizons de dûnes roses, les ânes stoïques à qui j’allais donner à boire, et regarder les siens s’incliner pour la prière, retrouver le sable du pays natal. Qui maintenant l’a enseveli. Demeure jusqu’à ce qu’à mon tour je sois étendu, cette joie qu’il avait au visage à me revoir d’années en années, de mois en mois, le même, d’emblée, qu’il eût en m’accueillant le     avril 1965 pour la première fois, dans son bureau clair, simple et net de Nouakchott.



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Ils sont tous trois morts à peu d’intervalle en 2002-2003. Jacques Fauvet, le dernier, probablement le seul vraiment diminué par l’âge, un stupide accident domestique, mais seulement dans la dernière année de sa vie, il était le plus âgé. Né à la veille de la Grande Guerre, marié à la veille de la Seconde. Une existence donnant la sensation d’une totale stabilité d’orientation, de principes et même d’humeur même si celle-ci était tantôt gaie, tantôt bougonne, prompte à l’éclat, mais sur un fond d’honnêteté faisant tout regarder avec compassion. Il avait connu tous ceux qui comptent de près, dans la gloire ou dans les revers, il aimait la politique et d’une certaine manière n’en faisait pas, puisqu’il ne faisait pas état de ses opinions, mais seulement de ses appréciations et de ses jugements dans ses papiers. Longtemps dicté le soir à l’Est Républicain, où il avait débuté avant-guerre, puis récrit en début de matinée pour Le Monde où il était entré presque par raccroc à son retour des camps allemands. Son premier papier, ou l’un des premiers, fut retentissant : allions-nous traiter nos prisonniers allemands comme le Reich avait traité ses prisonniers français ? Il rendit compte du procès Pétain, il était l’expert de la politique intérieure sous la Quatrième République, c’est-à-dire du jeu des partis et de la scène parlementaire. Je crois qu’il avait de l’estime pour ce régime en ce qu’il permettait l’émergence, sinon la fécondité d’hommes de talents, alors que la Cinquième  donne tout à ceux qui entrent en politique mais combien en font quelque chose ? Qui a été fondateur après de Gaulle, et pour Jacques Fauvet il n’était pas sûr que le Général ait été si fécond, la fin de son règne était le contraire d’une fondation. Le chef  du service politique intérieure, puis rédacteur en chef et enfin directeur du « grand quotidien du soir » était Français jusqu’au bout des ongles, en ce sens qu’il avait toutes les vertus moyennes de notre pays et fort de celles-ci s’indignait qu’on ne soit pas en harmonie avec précisément ce pays-là. Il n’aimait donc ni les parvenus, ni les gens d’argent, ni les hommes à femmes. Sortant soudainement de son bureau, tandis qu’il me recevait comme souvent, il s’écria, à propos d’un personnage longtemps en vue mais à la vie comme au visage respirant le cynisme, est-ce que moi, j’en ai des maîtresses ? Le propos s’adressait, l’interrogation à Nicole Barbarin, sa secrétaire jusqu’à la fin de son mandat de directeur, et restée avec le successeur, ce qui le peina. Mais au temps de leur collaboration, le grand patron de presse et sa collaboratrice, étaient unis par une confiance et une estime mutuelles, que je sais avoir été bien placée.Leur bonheur à chacun était simple, le journal, le travail et pour Jacques Fauvet la vie familiale, les enfants, puis les petits enfants, un poupon dans chaque bras. Des vertus affectives, du cœur, donc de la fidélité, de la proximité. Ce qui faisait oublier le talent du journaliste qui chez lui était d’une grande régularité, il était toujours sévère, savait s’exclamer, ne faisait pas s’interroger mais constater, il était moraliste comme Hubert Beuve-Méry, l’ombre un peu trop tutélaire et fut attaqué par ce biais. Le pamphlet de Legris, qui n’eût pas paru sous le fondateur, alors qu’il me semble que le journal ne changea que peu et très progressivement, et pas beaucoup de signatures du premier au second directeur du Monde, peina Jacques Fauvet. Cela s’assortissait d’un chantage dans certains milieux industriels et financiers à la publicité, et en fait tandis que la presse quotidienne changeait de mains : Le Figaro dont les chiffres de vente obsédaient Jacques Fauvet plus encore que l’éventuel bouillon de son propre journla, France-Soir et tout le groupe Amaury, il y avait manifestement une ambiance parisienne à nuire au Monde sinon à le tuer. Il est vrai que la période des années 1970 était tendue, il y avait le défi que lançait Jacques Chirac à Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Fauvet, lié d’amitié depuis longtemps à Michel Debré qui lui envoyait par chauffeur à son domicile personnel les papiers auxquels il tenait, penchait pour le maire de Paris, il y avait surtout le pari à gauche, qui fut articulé explicitement assez tard, mais qui se manifesta dans « l’affaire des diamants ». Dans ses mémoires, l’ancien président de la République met sur le journal et sur son directeur de l’époque toute la charge, et non sur Le Canard enchaîné, dont l’acharnement et les révélations ne surprennent pas tant il s’agit d’exercer une fonction tribunienne acquise chez nous, tandis qu’un journal, passant à l’étranger pour le plus autorisé, avait dans ses publications et questions une efficacité sans commune mesure. A cette tension s’ajoute la difficulté d’une succession que Jacques Fauvet envisageait en la personne de Claude Julien et qui ne se fit pas, ce qui fut un désaveu partiel que ne compensaient pas les prolongations qui lui furent accordées à plusieurs reprises. Le journal vivait sur lui-même, peu de titres satellites, une mise en page qui se modifiait peu, le bulletin de l’étranger toujours, l’article de fond de Pierre Viansson-Ponté après avoir été celui de Pierre-Henri Simon et avant d’être celui de Bertrand Poirot-Delpech. L’ombre du Général restait omniprésent dans la politique française, la guerre froide finissait lentement, les conférences d’Helsinki et de Madrid, certes, mais à la guerre du Vietnam succédait celle d’Afghanistan dont on ne savait pas encore qu’elle était la matrice du grand conflit d’aujourd’hui entre deux éthiques planétaires, encore plus manichéennes et exclusives l’une de l’autre que l’avaient été l’Amérique et l’Union soviétique, arc-boutées l’une contre l’autre depuis la chute d’Hitler.

Jacques Fauvet ne m’apprenait pas la politique, je la savais à ma manière, la tenue d’une position morale et idéaliste depuis que j’avais rencontré Moktar Ould Daddah, il ne me faisait pas non plus de leçons de comportement et de carrière comme souvent tournaient mes conversations avec Michel Jobert et il parlait si peu de lui-même et de son parcours, de ses propres rencontres, de ses amitiés, de ses affinités qu’il a laissé en plan des projets de mémoires. Il était tout entier dans ce qu’il publiait au jour le jour, non qu’il fut incapable de grands essais structurant définitivement le sujet traité, son histoire de la Quatrième République, celle du Parti communiste français, son exposé de l’échiquier politique chez nous dans les années 1950, son livre à chaud sur la « fronde des généraux ». Je ne sais s’il avait une vue théorique sur son métier, s’agissait-il d’informer ? de former ? d’influencer ? de peser ? d’écrire l’histoire à mesure ? de prendre date ? Il supposait que le lecteur, si l’article était convenablement rédigé, et surtout pas trop long, pouvait et devait tout comprendre. Le fond du métier était de se faire lire. C’est ce qu’il tenta de m’apprendre. Nos entretiens portaient donc presque immanquablement sur le repêchage au marbre d’un papier de moi en attente et pour quoi je harcelais Nicolle Barbarin laquelle suivait avec plus que de l’amitié le circuit de la publication, et sur l’ambiance du moment tant pour le journal lui-même en lutte pour sa survie et sa réputation, presque chaque mois, que pour le pouvoir du moment. Il avait davantage de contacts avec l’entourage de Georges Pompidou, de celui-ci il recevait d’ailleurs des lettres d’homme à homme sur telle prise de position du journal, qu’il gardait dans un tiroir de sa table de travail, qu’avec celui de Valéry Giscard d’Estaing. Sans doute, ses habitudes parlementaires de la Quatrième République lui avait donné une grande connaissance du milieu gaulliste dont la première génération n’était pas encore très éloignée du pouvoir sous le premier successeur de de Gaulle, et aussi une relation avec François Mitterrand qui lui adressait régulièrement et très chaleureusement dédicacés ses livres. Il ne se faisait pas d’illusions sur le futur président de la République, ayant notamment douté de lui dans l’ « affaire des fuites », paradoxalement après lui avoir rendu visite, et non au moment où s’était développée la mise en cause, mais il pariait pour l’alternance au pouvoir et pour la chance de la gauche.

Nous nous rencontrâmes bien en amont de ce thème, sur celui de l’abus d’héritage par la plupart des gaullistes après 1969, et notamment par Georges Pompidou. Je l’ai déjà dit, ce fut le livre de Pierre Rouanet qui cristallisa ce que je ne comprenais pas encore, comment se faisait le départ forcé du général de Gaulle et quelle part y avait, évidemment très intéressée, son ancien Premier ministre. J’écrivis un pamphlet là-dessus au début de l’été de 1969 tandis que me décevait mon entrée dans l’administration, en bout de couloir quai Branly, quoique ce fut, mais le nom n’évoquait rien pour moi, le bureau d’Alexandre Koghève. L’ennui et la nostalgie me faisaient entrer en politique par écrit, puis sur rendez-vous, je le raconte plus bas, Louis Vallon, René Capitant, Jean-Marcel Jeanneney, Christian Fouchet, Maurice Couve de Murville, François Goguel, enfin Michel Debré. Début d’une enquête sur les conditions de la succession, puis sur l’avenir du pays, quel homme en répondrait ? où était-il ? s’il existait ? et moisson de jugements confiés par des gens de grande expérience, qui s’exprimaient peu pour des raisons particulières à chacun, il est vrai qu’ils étaient tous du passé et savaient que le futur pour eux ne le rééditeraient pas. Je fus ainsi documenté en psychologie plus qu’en faits sur ce qu’avait été le gouvernement de la France pendant une dizaine d’années et sur ce qui en différait désormais. Sans prétendre jamais être le porte-parole de qui que ce soit ou d’un groupe, ce que j’écrivais était plus une mise en forme, une procédure d’accusation que le quelconque exposé d’une question dont j’aurais été spécialiste. Je n’avais pas trente ans quand mon troisième papier parvenant au journal fut jugé digne de paraître. C’était la campagne pour le referendum proposé par Georges Pompidou. Sujet, l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun. L’époque était d’une non-dubitation absolue en matière européenne. L’unification européenne était encore lointaine, elle était donc très désirable, et à part les communistes, chacun renchérissait depuis que Georges Pompidou avait dû une bonne part de son élection présidentielle au ralliement de nombreux « centristes » à sa candidature, précisément sur ce thème, en quoi il croyait se démarquer du Général, sans comprendre que celui-ci et son ministre des Affaires étrangères avaient été fondateurs, probablement plus qu’il pourrait jamais l’être. Je téléphonai au journal pour savoir le sort de mon article, jurant de le distribuer à la sortie du métro. s’il ne paraissait pas. Quand il parut, j’en voulus un second qui tira les leçons du scrutin, pas extraordinaire du fait de l’abstention recommandée par les socialistes. Combat me publia sans que Le Monde s’offusqua ; seule, une parution dans Le Figaro aurait été un reniement, je pus en avoir deux, grâce à Raymond Aron et en réponse à des articles de ce dernier. La conséquence du referendum semi-manqué fut la disgrâce de Jacques Chaban-Delmas , je voulus prendre parti, je commençais de sentir une continuité dans mes interventions et qu’elles correspondaient à une dialectique qui se mettait en place, celle d’un procès en fidélité à de Gaulle que Georges Pompidou subirait et dont il tiendrait peut-être finalement compte, ce qui advint avec Michel Jobert.

En court séjour en Bretagne au moment de la Pentecôte, je croisais sur le remblai de la plage-Benoît, à La Baule, Jacques et Claude Fauvet. Une de mes sœurs était lié à une de ses filles, et cinq ans auparavant j’était allé demander au rédacteur en chef du Monde quelque introduction pour publier sur la Mauritanie dont je commençais d’être spécialiste. Il m’avait recommandé à Simonne Lacouture. Je le connaissais donc de vue, je l’abordai, il m’annonça que le papier que j’avais déposé, passait le mercredi suivant. Très grande conséquence : j’avais envoyé mon texte également au Nouvel Observateur qui l’avait également retenu, sans davantage m’en avertir. Manquais-je une entrée ? à beaucoup plus longue portée, puisque la suite devait m’apprendre que ma publication n’était arrachée à la rédaction du journal que de haute lutte par le directeur, devenu mon ami et passant effectivement pour mon ami aux yeux de mes détracteurs, nombreux, pas du fait de ce que j’écrivais, mais parce que j’étais publié dans un organe aussi prestigieux. Jean Daniel est toujours à l’hebdomadaire tandis que dans les semaines qui suivirent – Juillet 1982 – le départ de Jacques Fauvet de la rue des Italiens, il était déjà inconnu au standard de son journal. Il est vrai qu’il en fût de même, rue du Faubourg-Saint-Honoré et dans des délais semblables pour Jacques Attali, une fois qu’il eût quitté l’Elysée. Ce qui naquit avait commencé par un échange, j’apportais sinon au journal, du moins à Jacques Fauvet un type de papier, assez régulièrement mis à jour, qu’il ne pouvait écrire ou faire écrire lui-même et qui était la critique ou l’exhortation au nom de ce que de Gaulle avait fait ou plus encore selon ce dont il avait montré la possibilité, l’indépendance et une certaine manière de faire non de la politique, mais la politique. J’apportai ce papier pendant dix ans jour pour jour. En échange, je recevais certes la notoriété d’une tribune ce qui orienta décisivement ma carrière vers la liberté, l’originalité, le soleil pendant quelque temps, de l’ombre et les effets de vieilles jalousies ensuite. Mes articles me firent-ils rencontrer François Mitterrand ou bien son frère Robert, rencontré à notre ambassade au Portugal où j’étais en second pour le poste commercial, m’aurait-il de toute manière introduit auprès de lui ? J’entrai dans la confiance de Pierre Bérégovoy, alors que je n’étais plus publié. Mais l’orientation de ma vie fut là, j’avais été notoire très jeune, je voulais moins pactiser que jamais à l’intérieur d’un parti avec des tendances. Michel Jobert m’avait paru presque dans le même temps l’homme à dire ce que je souhaitais que notre pays entende. Il ne m’est resté, ou plutôt il ne m’est revenu que le prolongement de mon engouement pour la Mauritanie et son fondateur. Si chacune de ces trois personnalités ont donc joué un rôle dans ma vie, et m’ont orienté par défaut et sans exclusive, Jacques Fauvet à qui je dois ma signature m’a le plus accompagné. Nous nous mettions au courant l’un l’autre de ce qui nous préoccupait dans l’instant de notre retrouvaille, que ce soit au journal, puis rue Saint-Guillaume à la Commission Informatique et Libertés où il commença une nouvelle carrière, le passionnant. Que de fois, il prit parti pour moi, soit contre des critiques de mes papiers, jusqu’à certains « camarades » de l’Ecole nationale d’administration choqués que ma qualité d’ancien élève fût mentionnée à défaut d’un autre titre, sous mon nom qui n’était pas de plume, soit contre le pouvoir me menaçant de ce que je considérais comme un exil tandis que je jouissais de mon écriture éditoriale, une affectation en poste diplomatique. Quelques lignes de protestation m’étaient promises en cas d’urgence à la une du journal pour procès de conscience et atteinte à la liberté d’expression. Ce ne fut finalement pas. L’administration toléra ma plume, et celle-ci lui servit parfois, des collègues ou même ma hiérarchie se distançant du ministre en place et ne pouvant le faire savoir ou peser autrement que par un papier de mon genre.

Je fus suivi au journal. Philippe de Saint-Robert avait déjà un nom et une œuvre, mais n’était pas autant publié, il était d’ailleurs davantage à Combat mais ce journal cessa d’exister en 1973. Gabriel Matzneff y paraissait aussi, Jacques Fauvet lui donna une tribune très régulière où il écrivit à longueur de quelques années le même papier très vivace à la fois de moeurs, de liberté et de religion, celle des Pères de l’Eglise, donc de l’Orthodoxie. Quelques autres aussi. Nous étions au téléphone avec Nicole Barbarin, un groupe se forma alors que je partais pour ma première mission à l’étranger. Il était éclectique, talentueux, j’ai manqué quelque chose, bien malgré moi. De loin, Philippe de Saint-Robert et moi nous sommes suivis, toujours d’accord sur les principaux choix de la conjoncture politique, avec des recoupements par Royaliste et Bertrand Renouvin, ou par Bernard Billaud, à la mairie de Paris quand Jacques Chirac y fit son premier mandat. J’ai tous les livres de Gabriel Matzneff. Le journal de Julien Green me passionne pour les années de jeunesse, de sortie de l’adolescence, c’est celui de sa vieillesse et donc de la possibilité de son « système » que je voudrais lire de Gabriel Matzneff, comment continue de s’assouvir la curiosité et la passion de la quasi-enfance quand on a plus de soixante ans. J’ai failli avoir une réponse au bout de laquelle j’ai jugé plus raisonnable de ne pas aller, le mariage avec une très jeune fille, mais c’est une autre aventure et sans doute pas celle de la fidélité ni celle de l’amitié conjugale, encore n’avais-je pas beaucoup plus que cinquante ans. Qe peut devenir, quel est le bonheur de celui qui a si bien dit Les moins de seize ans [5]. Nicole Barbarin reste dans mon souvenir, passionnée, discrète et franche en même temps, je ne peux la séparer de cette relation qui m’a uni avec Jacques Fauvet. J’ai compris celui-ci quand il m’a invité dans sa famille, à sa table, fait rencontrer sa fille, l’amie d’une de mes sœurs, qui allait épouser Michel Vauzelle, quand à dîner où était Jacques Sourdille on a pu parler de la « révolte » des péripatéticiennes occupant Saint-Nizier à Lyon, puis Saint-Bernard à Paris, quand à La Baule j’ai revu l’un de ses fils, ses petites-filles. Le beau mot, quoique indéfini, de milieu convenait. Le milieu dans lequel a vêcu Jacques Fauvet, grâce à Claude, a été celui d’une fidélité et d’une continuité personnelles, c’est le terreau peut-être pas d’une œuvre au sens habituel d’une production mais d’une influence, d’un rayonnement, d’une autorité. Jacques Fauvet n’a pas fait école, je crois, parce que le journalisme a beaucoup changé, que l’information et le jugement se sont séparés, que les indignations sont aujourd’hui feintes, commerciales, qu’elles ne viennent plus du cœur, d’une façon de vivre. A son époque, l’unité d’une rédaction sautait quotidiennement aux yeux du lecteur même si Georges Pompidou voyait de la contradiction entre les éditoriaux et les compte-rendus de bourse. En me publiant, avec d’autres, le successeur d’Hubert Beuve-Méry voulait qu’une part du journalisme ne fut pas professionnelle, qu’elle soit motivée comme le cri poussé, comme l’alerte donnée. Il aimait le travail jusqu’à l’abnégation puisqu’il corrigeait beaucoup, ce qui ne se signe pas

Parti pour inventorier les amitiés de ma vie, je m’aperçois que j’ai fait partiellement fausse route. J’ai cherché dans mon passé qui avait duré ou aurait duré autant que moi-même, j’ai supposé que les discontinuités de ma vie affective auraient pu avoir leur antidote dans la stabilité d’amis de mon âge ou à peu près, et ceux-ci je ne les ai pas trouvés, la fin de nos adolescences, l’attachement peut-être à des modèles, et de mon côté la préférence pour la compagnie de femmes, ont produit que je n’ai pas donné suite. Sans doute, n’en avais-je pas envie. Sans doute, ne voulais-je pas et ne pouvais-je pas partager ce qui m’occupait, le goût des rencontres, lui-même attisé par une attente que se produise, se rencontre l’idéal, et les déceptions que je collectionnais, déception des autres qui n’était pas la jeune fille, la femme attendue, déception de moi-même m’installant dans des liaisons que je savais contraire à l’avenir parce que différentes des vœux que je formais confusément, mais avec assez de netteté pour écarter ou déprécier ce qui en était loin. C’est ainsi que je délaissai apparemment l’amitié pour l’amour, sans avoir vraiment vêcu ni voulu la première, et sans me donner à fond au second, soit dans le mariage, soit dans un don-juanisme résolu, organisé, risqué. Et voici qu’à écrire certains noms et à caractériser ce qu’il y eut entre eux et moi, je vois tout autre chose, une existence remplie d’amitiés, très diverses, dont il n’a tenu qu’à moi, et dont encore aujourd’hui il ne tient qu’à moi, d’aviver, de retrouver le suc et ce qui est – j’en suis maintenant sûr – le cachet, le fond de l’amitié, ce plaisir à se retrouver, à échanger, cette sécurité à se confier certain de n’être pas trahi, assuré d’être compris, et même complété, éclairé dans l’expérience ou le jugement partagé. J’ai confondu accompagnement d’une vie entière avec la disponibilité que des affinités reconnues dès l’abord propose à volonté à nos existences, et cela va du secours à la sensation exceptionnelle d’un accord et de goûts très communs que le temps, l’âge n’épuisent pas, et où n’interfère que peu le sexe, élément de langage mais loin de faire le tout de l’attirance.

L’amitié n’est à aucun de ses moments appropriation. Ces grands aînés dont je viens de faire le portrait, je ne pouvais les dominer ou me les annexer, et ils me respectèrent au point de ne jamais m’instrumentaliser, d’ailleurs ils ne me poussèrent dans aucun sens. Jacques Fauvet, à peu près en même temps que moi et avec autant de goût, envisagea de me faire entrer au journal. Il me fit faire le tour des étages, le premier surtout, mais aussi être reçu par Hubert Beuve-Méry. Il résulta de ce tour de piste que le directeur risquait sa position à m’imposer, mes papiers épisodiques étaient une faveur largement suffisante. Michel Jobert m’aurait-il confié un poste de responsabilité dans le Mouvement des démocrates ? peut-être, mais je ne crois pas que je l’aurais accepté, et il ne me prit pas pour diriger son cabinet quand il revint au pouvoir, il est vrai que c’était à un poste qui ne lui plaisait qu’à demi. Moktar Ould Daddah me fit une offre d’emploi que j’éludais, pensant à mieux, mais n’aurais-je pas été plus utile auprès de lui ? je le crois encore, mais en me faisant participer à la mise au point de ses mémoires, il m’a donné le plus beau rôle. Ceux à qui j’ai manqué déviaient de l’idée que je me faisais d’eux-mêmes, c’est expérience a contrario de cette main-mise sur autrui qui ruine tout. Quand Michel T. quitta la Compagnie de Jésus, je ne le reconnus plus, je le reniai et quand ce moine de Solesmes dont je parlerai souvent cessa d’être l’accompagnateur, qui sans le vouloir m’entretenait dans du narcissisme sans que je me sente provoqué à rien ni personne puisque tout me semblait vague et égal dans l’attente de la Providence, et qu’il devint un homme lui-même en quête très humainement de ce qui me parut être un point de chute, je cessai une relation sans nom mais de grand agrément. L’amitié appelle la responsabilité l’un de l’autre, la marge du respect est difficile à définir. Il s’agit vite de sauver une identité, mais laquelle ? on commence par la compagnie dans l’enfance et l’on aboutit à une réflexion sur la solitude de tout destin. Vingt-cinq ans ermite en Mauritanie, ce bénédictin me semblait enfin arrivé aux eaux vraies où il faut s’employer certes pour naviguer mais où le ciel étoilé suffit pour poursuivre quelque cap que ce soit. Ces deux amis, que beaucoup séparent et d’abord la mort, très jeune, du premier, m’ont beaucoup parlé de moi et d’eux, je ne les connais toujours pas. Ils me surprennent, je sens qu’ils me demandent et me confient ce que je ne leur apporte pas. Surdité et amitié ne vont pas ensemble.

 Parti de l’amitié, j’allais à l’amour, sans donc savoir ni l’un ni l’autre, exactement comme je m’envolais à mes vingt-et-un-an pour un pays désertique et inconnu, la Mauritanie. J’avais beaucoup lu mais je ne savais qui ou quoi attendre, je n’étais formé à rien, sans doute avais-je été enseigné, mais si loin des questions que je me posais dont d’ailleurs aucune n’était urgente ni très difficile. Je pensais que tout m’adviendrait, et de fait tout commença par l’admiration qui est acquiescement. J’avais plaisir en la compagnie de mes compagnons de collège ou du scoutisme, j’entrai dans le pays singulier de l’admiration qui ne disait pas d’abord son nom et qui s’appela à mes commencements attrait. L’amour m’attirait sous les traits d’une jeune fille, cela se reproduisait avec plus ou moins d’intensité, c’était plus ou moins durable, la respiration se coupait, la pensée s’obnubilait, le bonheur était facile, un sourire, l’apparence d’un accord. Je distingue deux types de rencontre, celles qui étaient muettes parce qu’elles n’étaient pas réciproques. La sœur d’un de mes camarades de collège, je ne saurais dire ce qui m’attirait, ni si elle était belle ou parfaite, sensible ou délicate, elle n’était certainement extrême en rien. Je ne pus jamais avouer mon sentiment qu’à son frère qui en était gêné, je fus pourtant invité à quelques semaines de vacances, à Rotheneuf, chez les B. mais au titre de Lionel, mon contemporain. Madame B. était veuve d’un chirurgien de renom, mort en voiture, doublé en troisième position, j’étais allé aux obsèques à travers champs, la gare étant loin et n’ayant à l’époque aucun autre moyen de locomotion que le train et mes jambes. Un polytechnicien, de quelques années mon âiné, était sur les rangs. Mon apprentissage de l’amour fut la souffrance et le mutisme. Vingt ans au moins passèrent, ils s’étaient mariés et avaient des enfants, Viviane était peut-être grand-mère déjà, je la reconnus d’emblée puis son mari, au cours de la retraite spirituelle que donnait Jean Laplace à une Toussaint, dans les hauts de Clamart, je manquais peu des exercices que donnait le Jésuite. Je n’adressai la parole à ma première élue qu’au moment où les rangs s’égayaient, mon visage, mon nom même ne lui disait rien, elle avait maigri, elle était ridée, son mari m’entreprit, lui me situaait d’autant plus précisément qu’il avait craint que je ne sois son rival chanceux, ainsi Yann me racontait mieux que je ne l’aurais jamais imaginé la vérité d’une histoire où ma vie s’était jouée sans que je le susse, j’avais failli être aimé, il y avait eu hésitation.

La première consommation fut un émoi indicible, le moment très chaste d’une soirée dansante, en vacances d’été, à Pontaillac qui jouxte Royan, au sortir d’un jumping auquel j’avais assisté sans compétence mais avec plaisir. Christine P. était bien faite, les robes de cette époque étaient portées sur des jupons en hiver, les bas n’étaient pas des collants mais tenus par des jarretelles et en été si ces accessoires n’étaient pas là, le port, la cambrure, une certaine pose pour la chorégraphie restaient innées, le vêtement avait éduqué toute une génération dont il apparaît aujourd’hui qu’elle était plus proche de la mode du XIXème siècle que de ce qui se porte maintenant, du moins par les adolescents. C’était le temps de la grâce. Les cours de danse qui se prenaient entre progéniture d’un même milieu pas seulement social, mais professionnel, garantie d’une grande homogénéité qui pourtant ne calmait pas la répulsion des parents pour des mariages précoces, à plus forte raison pour des liaisons. Une correspondance d’un été avec Laetitia de V. fut ainsi interceptée et des dispositions prises pour que nous attendions, ce qui n’était pas précisé et qui du coup ne vint pas. Pas très jolie à son adolescence, le visage rond et de grands yeux clairs et myopes d’une « petite fille modèle », la jeune fille, elle aussi, dansait en robe de couturière avec en dessous un jupon. Nous étions heureux dans la musique, nous parlions peu. Il ne se passait que du temps, mais cela nous faisait plaisir. Personne n’était en avance, quelques-uns de mes camarades de collège en terminale paraissaient entendus mais ne donnaient pas de détail. Aucun trouble ne m’envahissait jamais, sauf ce premier soir d’été 1962, quand nos fronts se touchèrent, puis se gardèrent l’un contre l’autre. Rien de plus, mais c’était vertigineux. De cela, mes lectures n’avaient pas un mot, ni Denis de Rougemont ni Michèle Aumont. Christine P. me donnait un commencement, et l’introduction à l’amour ne s’appelait plus la souffrance, la jalousie, l’attente mais l’instant assorti du total mystère sur les moyens de le renouveler. Je ne cherchais pas non plus à vivre quelque approfondissement que ce soit, ce n’était pas une entrée en matière, c’était un bonheur en soi, une suspension du temps, une communion inattendue, d’un genre inconnu, sans parole précisément, sans mot pour la dire, du silence et la simple prière que cela ne s’arrêtât pas, continuât. L’aurai-je vêcu avec Laetitia, notre correspondance n’aurait-elle pas conduit à une rupture ou à des distances imposées par les adultes à toute affinité naissante, que peut-être nous nous serions tranquillement mariés. Nous serions passés à côté de deux écueils bien artificiels, l’identification de l’amour, l’attente qu’il advienne. L’aînée de mes sœurs, une de mes nièces ont eu des amours précoces, plus accomplis que mes aventures dans le virtuel. J’y ai vu que l’amour porte son jugement dans le regard et la conversation des autres, peu respectueux des attraits, qui peuvent être multiples, qui sont fongibles, et moins encore de la liberté et d’un droit certain à la pensée et à l’émotion personnelles. La jalousie du commun pour ceux qui s’aiment, surtout très jeunes, et dont on suppute les gestes, est bien pire que la jalousie d’un tiers pour des amants entre lesquels il cherche à s’imposer. Les familles sont expertes dans cette cruauté. Une fascination pour ce qui est vêcu dans une grande pureté d’âme mais débattu par les autres en termes de débauche.

L’amour a ses deux débuts possibles, l’inclination, une pente douce à laquelle il est heureux, raisonnable, suave de céder et des décisions se prennent, Laetitia en eût été le modèle, Sylvie C. rencontrée en faculté de droit tandis qu’elle y terminait ses études et que j’y cherchais un complément de diplômes incertain de bien « sortir » de l’Ecole nationale d’administration, en a été l’expérience que je n’oublie pas, force d’une nostalgie, quoique le peu de vie que nous ayons partagé montrait de forts heurts de tempérament sans le rattrapage par le lit ou par la fondation commune. Des décisions trop rapides brûlent ce qui commençait de doucement prendre racines et développer du feuillage, douceur des cours qu’on sèche, des coins dans les forêts d’Ile-de-France qu’on cherche et où l’on revient, frayeur et crainte au moindre bruit quand on s’essaye aux gestes et caresses du sexe dans une chambre de service, mais à l’étage des parents à laquelle on a accédé par un escalier difficile, celui des domestiques d’antan, mime de la vie d’adulte et de ce que l’on croit l’amour conjugal, quand les parents absents on occupe tout l’appartement un dimanche qui devient dense, le lit est grand, on fait la cuisine, on prend du temps, on rit, on est en fait des enfants. Apprentissage de ce qui se rate. L’autre entrée est brutale, l’attirance n’est pas douce, elle est appelée coup de foudre et j’en ai connu un, effectivement salué par la foudre, sous les tropiques de l’autre côté de l’Atlantique, Carmen L., parfaite brésilienne, polyglotte, diplomate à l’Itamaraty de Brasilia, un amant en Argentine, un autre à Genève, et peut-être un troisième à Londres, la plante des pieds aussi douce que la paume des mains ou la joue, un numéro de téléphone obtenu de la collaboratrice qui nous avait fait nous rencontrer, parmi d’autres, chez elle, un déjeuner fixé pour le surlendemain, et en soirée un retour chez la jeune femme au visage mat, à la voix d’une douceur inoubliable et que l’accent chantant du Brésil enchassait dans un sourire permanent, l’intelligence, le calme, la patience mutuelle, puis le lit parfait, aussi gratifiant et émerveillant qu’attendu, ce qu’elle me dit et ce que je reconnus. Il y eut un lendemain puisque nous dormîmes ensemble, je l’éveillais en la reprenant complètement avec encore plus de lenteur que la veille, elle eut à téléphoner à l’un de ses amants compte tenu d’un décalage horaire, je la photographiais, jambes croisées sur son lit. J’appris la dépendance, puis le prudent oubli car elle voulut ne pas me revoir et se plaignit de mes premières insistances. Plus banal parce que j’étais encore sans la moindre expérience que celle du baiser, recueillie en Mauritanie, de Béatrice M. que j’ai déjà évoquée, fut le coup de foudre générateur de mes premières fiançailles, une amie de l’aînée de mes sœurs, objectivement pas la beauté, mais le charme d’une superficialité délicieuse correspondant à je ne sais quelle image déposée je ne sais pas davantage comment en moi et qui y a subsisté longtemps. Nicole J. m’admit sur son agenda, de format minuscule, et qui eût dû me faire pressentir son cœur. Ses parents se réjouirent du sérieux de leur fille qui se stabilisait, mais l’écart des patrimoines familiaux était énorme, mes convictions pour le général de Gaulle à l’antithèse de ces générations d’industriels qui font le patronat chrétien en France et subventionnent des livraisons intégristes, le commencement de ma jalousie et donc, comme il me fut dit, certains traits de mon caractère, incitèrent à la prudence. Ce fut la rupture, les faire-part imprimés. Deux ans après, par nostalgie de ce premier épisode, le second se conclut de la même manière mais de mon fait avec Sylvie C. L’amour n’est pas une aventure, il est un risque mais où l’on a ses chances, celles de construire, celles de durer. Je pensais alors qu’on n’est pour rien dans ces ingrédients, dans ces chances, qu’on se prend tel quel, que l’ajustement est instantané, les retouches quasiment interdites et certainement mauvais signe, je me trompais. Je me trompais tellement que je tombais dans le piège d’une attente indéterminée dont j’adoucissais la sécheresse en m’établissant dans des vies de couple qui s’habituaient et empêchaient de décider, me coupaient des amitiés d’avant et ne me donnaient aucun répit pour la suite, d’ailleurs n’étant pas fier de mes reculades et de l’imperfection de mon existence, je n’avais plus rien à partager qu’avec mes maîtresses, je concevais que l’amour se prouvait par le mariage et culpabilisais de ne pas m’engager, les instants n’avaient plus de poids, mais beaucoup de gestes et de paroles étaient équivoques. Les années passaient et sont devenues un souvenir d’amertume pour celles lassées qui ont préféré me quitter, sans amitié parce qu’elles avaient voulu être aimées en épouses, au moins en exclusive. Deux me sont chères avec qui plus rien qui soit contemporain de nos vies respectives n’est acceptable d’elles. L’enfant refusé est la grande décision d’un couple. Je pensais qu’avec celle mise enceinte sans précaution, dans un moment où elle me demandait de l’assurer de mes sentiments, un report à plus tard d’une naissance qui serait attendue alors que celle qui se présagée ne l’était pas, serait peut-être un point commun. Ce fut seulement une épreuve surmontée, sans doute par l’attrait éprouvé pour moi, sans doute parce que Ghislaine D. pouvait me croire son principal appui dans la vie pour une raison qui nous était personnelle et nous unissait à l’époque, elle de reconnaisance, moi de compassion, notre entente sensuelle nous soudant et une grande facilité à vivre ensemble. Une véritable grandeur, noblesse d’âme mais j’avais reculé devant l’enfant, devant un aveu de décision à ce que je prenais pour la face du monde, j’aurais dû comprendre que je ne voulais décidément pas de cet amour, que je le limitais sans cependant connaître selon quelles limites. J’étais immature et ne le savais pas, elle ne l’était pas mais se croyait encore trop faible pour assumer une responsabilité qu’elle eût alors prise sans moi. L’autre, sur le tard, voulut un enfant et se fit traiter exprès, me le faisant savoir, notre union qui longtemps avait été parallèle à celle conclue plus tardivement avec Ghislaine, était devenue blanche. Je ne fis rien pour que se conçoive cet enfant. Geneviève est une femme accomplie, un peu plus âgée que moi qui m’a initié à tout ce que la vie humaine a de social dans les pays riches. Je l’aidais comme je pouvais pour sa carrière, j’étais présent sur appel, nous étions liés. Ghislaine et Geneviève m’ont appris que le temps peut se gaspiller, que de grandes choses peuvent être éludées, le péché est contre Dieu, selon le catéchisme et la Genèse, j’ai vêcu qu’il se commet contre des personnes, celles surtout qu’on respecte, dont on connaît beaucoup, pour lesquelles on a tendresse et mémoire, contre elles donc par lâcheté, indécision, casuistique, car le pécheur débat beaucoup en lui-même pour se donner raison, et contre soi car les raisonnements abîment et faussent les élans du cœur, les intuitions profondes que nous faisons taire. Des vies se manquent ainsi. L’histoire facilite des existences en les conviant à l’héroisme, mais les circonstances ne sont pas toujours en forme des grands songes et des cas de conscience dramatiques. Eduqué pour la gloire et le service, je ne pensais pas à l’amour, j’y fus conduit à revers, passant de l’innocence au cynisme du mensonge sans grande transition. Je commençais de vivre avec Geneviève quand à l’angle de la rue de Seine et de la rue Mazarine, je croisais Sylvie, quelques mois à peine après notre rupture et des lettres où je lui demandais que nous reprenions alors que j’étais désormais dans les bras d’une autre. Nos regards se virent, je gardai le silence toute la soirée sans que ma maîtresse s’en aperçût. Je sentis que j’avais tort, complètement, et que quelque chose avait été manquée. En termes de nostalgie, il y a celle très douce d’une jeune fille, Marie-José T. dont plus tard en faisant la biographie de Maurice Couve de Murville et compulsant les annuaires, j’ai su que son père était inspecteur des finances et, comme mon père, dans les assurances. Une soirée dansante, boulevard Flandrin, une pièce pas grande, nous n’étions pas très nombreux, tout était gentiment médiocre, une robe grise, gris très doux, des yeux assortis, comme s’ils avaient été choisis pour l’étoffe à couper, un front bombé, un accord à tomber en léthargie, le repos dans l’esprit selon les charismatiques, nous ne nous dîmes rien, nous dansâmes, nous nous sentions ensemble intensément différents de ceux qui étaient dans la même pièce, censément dans le même monde que nous. Je me posais alors la question d’une vocation religieuse, en termes cérébraux et certainement pas d’amour de Dieu et de préférence pour un état de vie, j’attendais la confirmation d’un appel, je voulais donc me réserver, j’écrivis de Solesmes dans les huit jours à Marie-José que surtout parce que nos chemins s’étaient vraiment rencontrés, il fallait nous dépendre dès ce début et en rester là. A plusieurs reprises, depuis, de décennie en décennie, j’ai cherché une adresse, quelque part où lui écrire, quelque chose à quoi la raccrocher, il ne m’est resté comme amarre que le souvenir. Nos adolescences des années 1960 tandis que se vivait la guerre d’Algérie et que se fondait un nouveau régime politique étaient d’une autre texture que le souci du lendemain, que la recherche d’un emploi, que l’interrogation sur le sens de la vie, à retardement de trente ou cinquante ans, nous vivions une sorte d’aquarelle des sentiments, peinture légère et ténue qui nous atteignait peu, nous concernait à peine, que nous contemplions comme étrangère et qui était pourtant nous avec en légende des phrases tirées de Gide dans La porte étroite ou de Maurois dans Climats. Nous cherchions l’enchantement, mais nous n’étions pas à la campagne, personne des garçons n’était Le grand Meaulnes, au mieux Un beau ténébreux comme l’avait dessiné Julien Gracq dans des décors qui chaque été vêcu en famille, nous était proche ; nous faisions des études, vivions chez les parents. Il n’y avait pas de drame, la vie était sans horizon, sans limites et les règles diverses de notre milieu, des collèges où nous étions comptabilisés, ne nous imprégnaient pas, nous en avions la couleur, l’emprunt timide mais nous n’étions pas frustrés et ne rêvions donc pas. Nous étions ignorants. Les amours que j’ai vêcus et où je me suis tant retenu ont donc été au rebours d’une éducation qui n’avait pas abordé le sujet. J’ai l’impression d’avoir été éduqué pour une certaine réussite sociale, pas pour un accomplissement et la maturité affective. Peut-être est-ce pour cela que de grands aînés, dont j’ai admiré la droiture, la carrière ou plutôt le parcours, ont tenu lieu pour moi d’amitié et d’invite au dévouement, mais y ai-je vraiment cédé, ce qui fait la continuité d’une vie, la solidité éprouvée d’une continuité de soi. Peut-être aussi le discernement du souffle et de la disponibilité de l’histoire, qui rendent favorables à la grande aventure les circonstances contemporaines, n’est-il pas d’ordre intellectuel mais affectif, et ce qu’il m’a manqué d’affectivité a donc déterminé la banalité de mes choix, ou plutôt de mes consentements, de carrière. Je suis resté très longtemps en dehors de ce qu’il faut bien appeler l’essentiel.

J’ai été éveillé par l’échec, par l’âge, par le cancer et par une sorte de disponibilité où je me suis trouvé en constatant que mon métier et ses facilités m’ayant, sans doute définitivement quitté à mes cinquante deux ans, dans des circonstances et surtout pour des raisons que je dirai en leur temps de cette méditation. J’ai compris que je devais chercher ce qui est à ma portée. D’autres femmes l’avaient été, mais je n’avais pas les bras de l’aveugle tendus vers ce qu’il souhaite rencontrer. Le mariage, sa solennité même si l’on y est que trois, soi, l’épouse ou l’époux, le célébrant laïc ou clerc, me paraissait impossible à vouloir, à consentir, l’instant où l’on se perd je l’ai vêcu dans une sérénité que je n’aurais su imaginer. Tout fut simple, une sorte de dalle translucide et ferme, ne cachant rien du passé, répondant de l’avenir, a été posée en moi sur laquelle je puis désormais marcher, m’étendre, construire. L’amour le plus sensuel, le plus angélique, le plus oblatif sans que pour autant la nostalgie d’une quelconque forme de possession ne vienne aigrir l’instant, je le vis quand mes mains sont prises par leur minuscule réduction, quand des jambes et des pieds nus de nourrisson, de très petit enfant, se joignent pour m’enserrer les bras et tandis que je me penche pour frotter de mon nez celui de ma fille qui sourit, je suis habité par une plénitude, sans doute naturelle et commune, mais qui est plus que mienne, elle est nôtre. Soixante et plus m’unissent à une femme épousée il y a peu et à cette petite fille, dont nous héritons. Et quand au visage de ma femme, je vois se nuancer puis s’illuminer la fierté de porter notre enfant à l’épaule, je me prends d’amitié pour ces deux personnes que lie à moi la liberté souveraine de la vie humaine qui a enfin décidé.





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L’amour conjugal fut longtemps un modèle lointain et rare. Il signifiait pour moi l’intangible, une structure sécuritaire, un gage d’absolu, indépassable. Mais un modèle, c’est-à-dire quelque chose de reproductible, peu personnel et comparable entre réussites de même nature. Car c’était un phénomène de nature, je distinguais peu les individus, je voyais des couples. Et d’abord celui formé par mes parents, puis par mes grands-parents, enfin par l’aîné de mes frtères. Synonyme d’achèvement, convention de bonheur, assez interchangeable. Dans mon enfance, dans mon adolescence, je n’ai pas connu de divorce, il n’y en avait pas dans ma famille. Mes parents, certes, ont divorcé, conséquence d’une séparation, d’un conflit qui me paraissait secondaire par rapport au fond de leur relation. Mon père était joueur pour des raisons ou des sensations sur lesquelles je ne l’ai jamais interrogé. Il mentait pour couvrir ses absences en des lieux interdits, il avait des prétextes et donnait le change, il fit des chèques de société, détourna, quand commença-t-il ? Dès un âge jeune ? pour compenser quoi ? pour obtenir quoi ? Le fait était condamné par ma mère, par la justice, il était expliqué par des carences du couple selon les doctes de notre entourage et certains de mes sœurs et frères. Je n’avais pas, quant à moi, d’explication et rien n’entama ma certitude que mes parents continuaient de s’aimer. Je ne manquais donc pas d’une structure parentale, ni d’un modèle de couple, même si pendant les dix dernières années de sa vie, je ne revis mon père que fugitivement, il était astreint à rester hors de vue et de l’appartement familila à ce qui eussent été des horaires de bureau, puis bien plus tard le soir, je sais qu’il passait ses journées dans les bibliothèques municipales, escroqua quelques associations charitables qui confiant dans sa compétence d’actuaire, d’entrepreneur, d’assureur et de mathématicien lui confiaient leurs comptes. Je savais qu’il demeurait amoureux de ma mère et je sentais que les sentiments de celle-ci étaient complexes et probablement avivés, refoulés et déviés par un jugement universel – celui de la société – qui la rendait spirituellement responsable du comportement, sans elle et sans l’amour conjugal, inexplicable pour tous. Ainsi, pour moi, le couple n’était pas détruit mais mutait, il devenait plus mystérieux, et ainsi exceptionnel. Ma mère se vouait à ses enfants, c’est-à-dire mes frères et sœurs, qui lui en voulurent, et moi, qui l’accompagnait affectivement sans désemparer, ce que mon père approuvait, je le savais et il me l’écrivit. Je n’ai pas non plus su interroger mes frères et sœurs à temps, maintenant s’est cristallisée une histoire familiale qui n’est pas la mienne et selon laquelle l’échec du couple de nos parents explique les lacunes de chacun, du moins c’est l’apparence et le mot de beaucoup de conversations. Ce n’est ni mon interprétation ni mon histoire, je suis sans doute le seul à aimer notre passé, à en vivre, à en imager les souvenirs. L’amour conjugal est donc bien resté dans son tabernacle mais j’y ai communié à la mamelle, je l’ai vu épanoui, j’ai entendu mon père me dire son admiration pour notre mère, silhouette moderne et vive, très présente et rayonnante venant nous rejoindre à la voiture après quelques emplettes sur le trottoir d’en face, c’état à La Baule, avais-je dix ans ? j’aurais aussi bien entendu à quinze ans, et de fait, mon père, à mots dont je ne comprenais tout, demandait à notre mère si elle l’aimait encore après que… après la déconfiture sans doute, qu’il consomma au moins deux fois, à moins qu’il y en ait eu une troisième, la première dans la chronologie que camoufla un départ collectif de la colonie française d’Egypte en 1942 selon qu’elle restait « fidèle » au Maréchal ou rallait les Anglais et la France libre, sur place.

L’amitié m’a toujours paru un chef d’œuvre circonstanciel supposant des conjonctures et des personnalités et pour lesquelles les théorisations me paraissaient d’autant plus vaines qu’elles nous étaient enseignées en guise d’instruction religieuse, comme des leçons de générosité et d’ouverture et non pas de plaisir et d’affinités. L’amour au contraire se distingua longtemps pour moi de la formation du couple conjugal, objet de la littérature, source de paraboles édifiantes, mot ambigu censé remplacer celui de charité dans les textes religieux, se prêtant aux majuscules et aux travestis, je ne l’attendis jamais en tant que tel, mais sous la forme et au son intérieurement entendu d’une femme, je pensais et voyais d’abord des jeunes filles. L’amour conjugal était une structure, engendrant un patrimoine, des avoirs, garantissant des certitudes, pourvoyant à l’éducation et à l’équilibre d’enfants, autour de moi et dans la société de nos parents, nombreux. L’amour tout court était un rêve, un roman, une histoire que je n’enviais pas mais que je lisais avec plaisir. La vie était ailleurs, non écrite, elle venait subrepticement à moi par des rencontres, des cotoiements, des émois dont j’ai dit et dirai quelques étapes, elles me parurent toutes et toujours sans précédent dans l’histoire universelle, et même si j’ai dû me rendre compte que j’aime toujours de la même manière, c’est – également toujours – la première fois que je m’y prends, que j’y suis pris. Je me sens alors imparfait, non par rapport à une théorie ou à un modèle, mais bien par rapport à ce que je discerne de l’attente de l’autre. Cet autre que la langue française évoque au masculin, équivalent du neutre fongible de la plupart des autres langues, et que je vois au féminin. Un féminin synonyme de mystère et de liberté, l’un faisant l’autre sans doute, tandis que je me perçois visible à l’œil nu, vulnérable et découvert au premier regard posé sur moi. Les jeux ne sont pas égaux, je suis demandeur. Un très beau mot de mon père, comme un soir de mes quinze ans, après un long dialogue épistolaire avec l’aîné de mes ftères, celui dont je parle souvent parce que né dix ans avant moi, il s’est prêté à ma modélisation, nous disions, je disais, le troisième parent, ce soir-là j’exposais mon interrogation. Avais-je une vocation religieuse ? Ils se récriaient, surtout ma mère, mais l’hostilité de l’une valait celle des deux. Mon père, à propos de quoi dans ce qui fut une conversation belle mais difficile, s’écria que les parents sont des mendiants d’amour. Ainsi, endossait-il sa qualité, sa fonction, mais la vivait en dépendance, en demande. Ma mère, très différemment, avait besoin d’être reconnue – en quoi, je lui ressemble – reconnue en ce qu’elle était foncièrement, et estimée. Tout en étant humble et dubitative, sauf sur les points hérités de sa propre éducation, et surtout de sa propre mère, très modélisée elle aussi, notre mère n’avait de certitudes que morales, et c’est par là qu’elle était pieuse, sans ostentation et tranquillement. Si je n’avais pas la vocation religieuse, cela signifiait plus une orientation professionnelle que le choix d’un état de vie. L’amour n’était pas un état de vie et le mariage apparaissait une question de personne. Qu’il est au vrai, mais c’est un état commun, certainement théorisable mais dont aucune règle ni aucun savoir ne peuvent vraiment se transmettre autrement que par expérience vêcue. J’ai raté mes deux premières fiançailles parce que j’avais un modèle de l’amour qui traitait peu de la rencontre, beaucoup de l’accord parfait, et énormément d’infini et d’éternité. Je fus donc trop cramponnant, jaloux, pressé puis inquiet pour la première élue, et la seconde me déçut forcément car je la comparais à l’impossible que je n’avais pu obtenir à ma première tentative. Devrais-je écrire : tentation ? 

Je suis arrivé à l’amour conjugal en peu d’étapes, mais tardivement puisque je me suis marié à soixante deux ans accomplis. Vivre avec, ou vivre ensemble, est tout différent. Je l’ai su dès que j’ai commencé d’entretenir ce que l’on appelle d’un vilain mot, ou d’un mot dévalué, des liaisons. Elles étaient parallèles donc doublement mensongères puisque l’amour est supposé exclusif vis-à-vis d’autres et supposé également éternel jusqu’à changement avoué des circonstances. Je ne voulais d’installation que dans l’acquiescement au jour le jour. Ce qui avec le recul était me contenter de commodités, cultiver des attraits, du plaisir, des goûts communs, rien ne se fondait et je ne voulais précisément rien qui soit durable, c’est-à-dire qui m’empêcha et me limita pour un avenir, qui n’avait pourtant pas l’amour, ou un autre amour, pour objet, mais de simples rencontres. L’amour en littérature, l’amour qui se raconte, qui suppose bien des phrases ou bien des pages est celui des débuts et celui des ruptures, des émerveillements, des chagrins, des obsessions, des refus, des lacunes, des anoblissements plus solitaires que partagés, école de souffrance, école du caractère mais construction de rien que met à bas une autre rencontre, ou bien quelque doute. La femme, je crois, plus destructrice par son doute, par un soudain assemblage qui se fait dans son esprit et l’amène à décider une séparation sans autre motif, qu’elle s’ennuie ou n’est pas dans l’existence qu’elle croyait promise à mener. Tandis que l’homme est détruit par le mensonge, par le mal-être dans lequel il consent à être plongé tacitement quand le couple qu’il a formé, le mûtile. Il cherche ailleurs le salut, la femme cherche au-dedans l’échappée. Du moins, est-ce ainsi que je l’ai observé, surtout dans la manière dont j’ai été quitté, par lassitude, par une relecture très négative de ce qui pour moi était une relation chaleureuse et à tout prendre (et recevoir) équilibrée. Des vies peuvent ainsi durer, apparemment dirigées à deux, sans postérité, mais contractant les habitudes qui favorisent toutes les apparences de l’amitié tandis que la sensualité a son cours selon les âges, les décors et une gestion habile des absences, de la correspondance, du téléphone et de quelques pratiques de l’exotisme. Une carrière diplomatique est un excellent contenant, mais qu’y met-on ? Je n’ai jamais eu le temps de coller en album toutes les photographies de mes relations pour peu qu’elles aient été durables, les plus courtes se déroulant à l’enseigne de fiançailles, et se manquant donc, ont produit peu d’images, même si elles étaient archi-sujettes à clichés. J’ai eu longtemps une vie de liaisons, toute savoureuse de rencontres et de disponibilité à ces soirées qui deviennent des nuits et qu’on appelle, avec grandiloquence, des aventures. Parce que la méthode classique avait échoué et que j’étais la proie de la nature humaine, notre vêtement commun qui nous prépare à prendre des vessies pour des lanternes, à magnifier l’acquiescement à quelques caresses, l’âme ne se découvrant si jamais elle est cherchée, que fort tard, sans doute au moment du dénouement. Trop tard. L’amour conjugal a cela de fort et d’unique est qu’il supporte, appelle même des tiers, parce qu’il fonde et détermine, défend un foyer. Et ce sont ces tiers qui font parler entre eux les époux expliquant, en des termes différents des aveux dits intimes, combien ils tiennent l’un à l’autre et ce qu’est le miracle de leur entente, de leur durée. La liaison, selon les personnalités et les patrimoines de chacun, peut avoir des relations de groupe, pour moi, elle était assez exclusive et entretenait la solitude. Ou alors, le faux semblant gâchait tout. Nous n’étions pas un couple, demain il y aurait l’avion et l’enfant était refusé. Liaison à exemplaires assez nombreux.

Deux se sont transformés en un attachement qui participe autant de l’amour que de l’amitié, sans doute parce que la rencontre a été lente à se consommer physiquement, assurément parce que les affinités, hors celles du corps, encore étaient-elles moindres avec l’une et très intellectualisées avec l’autre, étaient très grandes. Ce qui a surgi doit peut-être beaucoup à la séparation physique et plus encore à la présence d’un nouveau compagnon pour l’une, d’un mari demeuré sur place pour l’autre. Beatrix et Isabelle sont des actrices de ma vie conjugale, je puis leur parler d’amour, de l’amour que je vis avec ma femme, que j’ai pour notre fille, sans qu’elles se sentent amoindries ou mineures dans l’affection que je leur porte, sans qu’elles diminuent l’intensité de sentiments auxquels je tiens et que mon épouse accepte. D’ailleurs, depuis que j’ai prononcé les vœux du mariage, et d’ailleurs dans l’instant où nous les avons prononcés l’un devant l’autre, l’un à côté de l’autre, l’un pour l’autre, il m’a semblé que ma compagne de plusieurs années déjà, ma maîtresse délicate et unique en son genre depuis ces mêmes années et donc du temps et de l’âge se changeait en un partenaire solide, une âme à nu, qui s’offrait à mon regard, qui avait besoin de mon don, et d’une ferveur bien autre que celle de la sensualité ou de l’émotion, toutes circonstantielles. L’entrée en stabilité ne signifie pas l’absence de doutes sur la qualité et la pérennité du choix professé, pas non plus que soit évitée toute souffrance, que n’arrive jamais aucune déception. Au contraire, la durée, sa forme d’éternité dans notre peau humaine, rend très sensibles, douloureuses même les aspérités des jours, les heurts des caractères et les disparités de goûts, les affinités et les habitudes peuvent être submergées par des conflits vifs, des manières de raisonner qui se révèlent brusquement antagonistes. Mais le secret – sans doute sacramentel, même si le mariage n’est pas vêcu comme un sacrement, au sens chrétien – réside dans la tolérance, la patience, l’observation qui est fine, d’avoir à s’accommoder, à concéder, et de là à considérer le point de vue de l’autre, la situation de l’épouse, de l’époux comme si c’étaient les nôtres à égalité, sans se minorer, sans perdre la réalité de notre ego et de ce qui nous constitue légitimement ou malheureusement, mais en acceptant une égalité de valeurs, une équipollence au sens mathématique. Ce n’est pas de l’humilité, ce n’est pas déraisonnable, c’est une vertu, et je crois que l’amour conjugal est cela. Du dedans. Etre dedans ne se décrète pas. Mais une fois que l’on y est, tout prend racine et surtout les bonnes dispositions, les capacités d’émerveillement, l’attente n’est plus d’une nouvelle rencontre, mais d’un approfondissement. Sagesse et tendresse qui permettent la présence de tiers, même s’ils viennent d’un passé qui ne fut pas neutre en amour. D’ailleurs, d’autres de mes fiancées putatives ou maîtresses d’époques plus lointaines apparaissent, heureuses de mon sort, de ma normalisation, ayant elles aussi à raconter des histoires de pluralisme et des conversions à la stabilité, ou l’inverse chronologiquement. Antoinette ou Anne, par exemple. Une vie qui fut dispersée peut ainsi se récapituler, ne pas perdre tous ses rameaux et bien des péchés, qui ne furent pas commis en connaissance de cause mais par famine et attente non assouvies, sont mieux que pardonnés, en quelque sort légitimés. L’amour qui se refusait pendant des liaisons, peut déborder du couple conjugal sans que celui-ci se fissure au contraire. Les vies se partagent, même rétrospectivement.

L’amitié n’est plus l’amour sans le sexe tel que l’adolescence ou certains autres âges la pratiquent, certains états de vie, religieux notamment, aussi. Elle est, je crois, le fond de l’amour, elle est cette dilection dont certaines conversations vespérales donnent la substance, une sensation de complétude, de n’avoir plus à chercher des mots pour mieux dire ou pour ne pas être trahi, tout semble donné, une autre forme d’extase que celle du sexe ou de la mystique est atteinte, probablement la plus parfaite si elle parvient à durer, parce qu’elle se vit en toute conscience de soi, du corps, le nôtre, celui de l’autre, l’âme affleurant et le sourire n’étant plus à vérifier aux lèvres, aux yeux du vis-à-vis, les mains se joignent, et s’il y a les enfants non loin, qui jouent ou ont grandi et qu’ensemble, à deux, on regarde venir, l’instant de reconnaître qu’enfin on est fécond, et l’on a fondé est arrivé. Le plus fort, le nécessaire de cette fondation est le couple. Tous les autres dialogues sont à son image et dépendent de sa qualité, car il nous libère.

Faut-il introduire Dieu, et est-ce un tiers dans une amitié, dans l’amour ? J’ai toujours attendu l’amour en forme d’une orientation, d’un conseil de vie, et cette orientation, ne la trouvant pas moi-même, faute d’ambition ? ou d’originalité foncières ? je l’ai attendu d’autrui. Je ne l’ai pas reçu d’une personne physique si j’excepte la poussée de mon père, ancien élève de Polytechnique, vers une école lui paraissant, quoique moins ancienne, d’une envergure analogue, donc la haute administration, ce qui a sans doute été une erreur pour moi. Je m’en expliquerai à plusieurs autres propos. J’attendais donc un signe de Dieu, quand j’ai cru qu’il me désignait une femme, je me suis trompé ou j’ai été trompé, en revanche quand je me suis – enfin – décidé par moi-même, il a semblé m’approuver. Cela suppose une histoire spirituelle en propre et pas seulement une adhésion à quelque religion. Je ne décide donc pas pour l’universalité de l’amour humain. Mais Dieu étant dans ma vie, il participe à notre histoire conjugale, la nuance de nos convictions et de nos pratiques religieuses entre ma femme et moi est un élément de plus de tolérance et de recherche du point de vue de l’autre, de la situation intime de l’autre. Les âmes sont les sujets de l’amour, l’attrait sexuel, le plaisir parfois des intelligences en échange de propos mutuels donnent le change sur qui est vraiment en scène et doit vivre le texte.

Et pourtant tout est fragile, car l’amitié découpe dans la durée des moments qu’elle isole et à la suite desquels elle s’éclipse, parfois pour des décennies, son génie étant la renaissance du bien-être à se revoir et converser, à vérifier la vérité des émotions passées, des affinités intactes donc fondées. Tandis que l’amour rend si sensible à l’autre que des formes de dépendance qui sont la caricature du partage de vie, peuvent l’user en peu de temps et peu d’incidents. L’amitié se joue entre êtres de même race amoureuse et mentale, l’amour fait s’épouser les contraires, ce n’est pas entre frère et sœur que se fait le grand échange, du simple fait que les commencements familiaux de la vie sont déjà un tel échange, un mélange quitté à regret ou avec soulagement, selon les existences et les tempéraments. L’amour dans sa version conjugale, parce qu’il est un vœu, est un pari, il fait avancer sans cesse, certes, mais vers l’inconnu. L’amitié a des sécurités que l’amour n’a pas. Mais l’amour a des expressions et une souveraineté, une sorte de pluridisciplinarité dont l’amitié sait se passer.

Je ne décide toujours pas si les différences sont de degré ou de nature.

Je ne débats pas ici de l’amour homosexuel, principalement parce que je le crois capable de vœux conjugaux et que, si, pour des raisons presque seulement physiques, il a des manques, les souffrances qui en résultent peuvent être un facteur de plus dans l’union des âmes et des corps. L’esprit n’a pas de sexe, ou s’il devait en avoir, il l’a parfois à l’inverse de la chair. Beaucoup a été écrit là-dessus, mon expérience est bien trop éphèmère pour y ajouter.

J’ai commencé d’écrire selon l’ordre alphabétique et dans la mouvance de livres me poussant au bilan des amitiés et de l’amour dans ma vie. Je suis parti dans la pauvreté, enviant d’autres, connus en écriture ou par quelque camaraderie ancienne, d’écoles notamment, et ne reconnaissant rien qui ressemble à ce qu’ils avaient vêcus et dont ils étaient forts, gratifiés, sécurisés, assurés. Ma solitude ne me pèse pas à la vivre, une carrière diplomatique la favorise, on ne peut se confier entre collègues, les amitiés ne durent que le temps d’une affectation, les amours sont épiées, les amitiés dangereuses, l’envie est partout, que je ne ressentais pas tant que je fus dans le mouvement. Solitaire depuis avec un plan d’eau en horizon proche, s’étendant en longueur et que double une bande de terre arborée cachant la pleine mer et une maison dans mon dos que j’ai acquise et rénovée, espérant y mourir, c’est-à-dire y contracter la stabilité qui m’avait tant manqué, je suis heureux parce que mon peuple est intérieur, que les voyages sont dans le compagnonnage d’auteurs que je découvre ou relis, que ma culture s’est arrêtée posément à la fin des époques où tous les musées du monde, les théâtres et les salles de concert, m’étaient ouverts. Voici qu’inventorier ce qui m’a manqué ramène à moi ce que je croyais n’avoir pas, ou avoir négligé dans le passé. Le présent revient, je change de temps et ma maison depuis que j’y suis marié et peut-être parce que ma femme ne s’y plaît pas autant que je le souhaite, ce qui précarise notre installation puisque ce n’est plus la mienne seule, voici que mes lieux et aîtres sont bien plus accueillants qu’auparavant, ma femme jardine et plante, des camarades et des amies d’antan s’invitent à l’improviste. Il se creuse quelque chose et je trouve.

L’amitié installe, mais à titre temporaire, dans le contraire de la solitude, dans une certaine communion, en tout cas dans un territoire où marcher à plusieurs, à deux le plus souvent. L’amour, parce qu’il promet dans la vivacité et le piquant d’une rencontre une perfection sur mesure, fait mine d’effacer la solitude. Celle-ci a mauvaise réputation, le solitaire passe pour asocial et taré, notre éducation sous nos cieux et à notre époque la décrit comme un manque, une pauvreté. La vocation et surtout la réalité érémitiques sont exceptionnelles, la clochardise l’est de moins en moins. Pourtant la solitude est nécessaire, la théorie le dit, je l’ai toujours vérifié, simplement parce qu’elle est le point de passage obligé, peut-être unique, entre l’existence quotidienne et la communion universelle, elle permet tous les voyages de la mémoire et de l’imagination, de l’anticipation, elle est plus qu’un lieu psychique, elle est le temps de la construction intellectuelle, de la pensée, elle a donc sa fécondité. Le premier degré de l’amour conjugal est sans doute aucun le respect du besoin qu’a l’autre de moments et de lieux de solitude.

L’amitié inventorie et échange des collationnements, de l’histoire, de l’expérience, de la science et des questions. L’amour permet, il n’est pas du domaine de l’avoir, il n’est pas acquis.

J’ai revu mon père peu avant sa mort, il avait peu vieilli, il est décédé quelques mois après à soixante-et-onze ans à peine, usé, sans que nous ayons le temps, la présence d’esprit, seul le cœur parlait vraiment, d’échanger nos expériences de la vie et de parler de celle qui nous unissait, ma mère, sa femme. Dans le temps où il n’était pas encore établi, ce qui ne fut pas vraiment un exil, auprès d’un monastère du bord de la Loire, et qu’il avait à ne pas rentrer au jour à l’appartement familial, près du parc Monceau, il passait parfois l’après-midi chez sa mère, notre grand-mère qui en perdit la tête, elle se mit à l’attendre, elle logeait chez sa fille, ma tante, la sœur de mon père, elle sortait sur le palier, guettait, il ne venait plus. J’imagine ce silence entre eux, une vie étalée, celle d’un fils devant une femme âgée qui n’en rejetait pas pour autant sa belle-fille et ses petits-enfants, mais réclamait pour Henri de l’amour, de l’affection. Elle réalisait, sans le savoir, ce mot de mon père que j’ai déjà rapporté.

Valéry Giscard d’Estaing n’a commis, du moins publié, qu’un seul roman, un auto-stoppeur et la rencontre d’amour, parabole disant une bonne part de son comportement personnel mais qu’à la tête de l’Etat, il ne fut pas sans faire remarquer et commenter. J’ai été reçu par lui à ma demande, à la suite d’une émission télévisée que je n’avais pas vue mais dont ma future femme avait été frappée et m’entretint. L’ancien président de la République avait été proche de s’effondrer et en larmes quand il eut à répondre à la question simple du journaliste, avez-vous des amis ? Il murmura qu’il n’en avait pas. Notre conversation qu’il voulait explicitement utile, sans doute pour valoriser d’avance la faveur qu’il me faisait en me donnant un peu de temps, il se ressemblait étonnammement, nullement vieilli, toujours aussi proche intellectuellement qu’il l’était au pouvoir sur le petit écran, commença par là. Trois noms, le premier l’avait brouillé avec les gaullistes ce qui lui fit manquer son septennat, ce n’était plus un ami, le second était mort, accidentellement, stupidement, vraiment tragiquement car c’était, lui, un ami. Le troisième m’échappe. L’homme était seul, photographies de couple dans la salle d’attente, parée de cadeaux reçus à l’occasion du mandat présidentiel, des ascendants aussi. Je dois cette première rencontre d’un de principaux hommes politiques de notre époque à ce thème cardinal de l’amitié et de l’amour.

Les deux amitiés restées amoureuses, issues l’une et l’autre d’une liaison qui ne fut pas un mariage, doivent peut-être leur pérennité et leur mûe à ce qu’elles eurent un trait décisif et commun. Celui de la complicité. Mes liaisons autres et antérieures s’affichaient et passaient pour une relation de couple aussi stable que l’est un tel état de vie, elles étaient visibles et connues comme telles par nos familles, par des amis qui devenaient des relations communes, un décor où nous nous mouvions ensemble, par les collègues de l’un et de l’autre. Au contraire, en Autriche comme en Grèce, l’intimité devait rester secrète, notamment pour le bureau que je dirigeais, mais aussi par égard pour les parents de Beatrix et d’Isabelle, chacune à son époque. Il y avait donc du jeu, du secret, de l’évasion, il fallait aller ailleurs pour vivre normalement ce que nous voulions vivre. Il y avait des sujets communs à cultiver, le pays où j’étais affecté et dont elles étaient respectivement. Je n’élucide pas encore le rapport entre cette complicité dans le passé et la pérennité de nos sentiments de confiance mutuelle, à mi-mots, tacitement. Peut-être la confidence économise-t-elle les mots et les attitudes au point que l’âme communique plus directement, davantage en propre, or c’est d’elle qu’il s’agit quand la durée est voulue sous sa forme la plus subtile et la moins vulnérable. Ecrivant sur un coup de tête qui était encore un écho, un relent de coup de cœur, à la seconde en date de mes fiancées, donc bien lointaine, je reçus une réponse qui se méprenait sur mon geste, je ne proposais aucune aventure à une femme mariée et déjà grand-mère dont je n’avais pas voulu à son époque, quoique je l’ai ensuite regrettée, mais qui contenait un aveu exemplaire, Sylvie se disait complice de son mari dans l’éducation de leurs enfants et dans le regard qu’ensemble ils portaient sur leur émancipation, désormais. J’ambitionne la complicité avec ma femme.



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Je voudrais que ces réflexions et théorisations, toutes personnelles, soient lisibles par tous ceux qui m’ont marqué de leur rencontre. Est-ce possible humainement ? Spécialement, quand l’oubli semble tout murer et que l’apparence en est cultivée. Deux femmes, pendant vingt et quinze ans, ont été dans ma vie, et j’ai été dans la leur. L’une a pu me dire, en mot d’adieu, que j’avais été tout pour elle mais qu’à ce moment de l’adieu, précisément, elle ne savait plus. L’autre m’a éliminé parce que j’étais trop lourd, trop raté soudain, irrécupérable parce qu’aux mains d’autres. Elles restent sur ce déchirement, voulaient-elles de moi ce que je donne à une autre, ma femme ? était-il admissible que nous débarquions d’un site dans un autre, et tombions en amitié, conception rétrécissante n’enlevant pas seulement l’étreinte sexuelle et ses virtualités, mais une certaine conception de l’avenir ? A m’interroger, je vois que l’amour incline à vivre ensemble, et que se séparer ne cultive pas les sentiments, il les prive du mouvement. J’ai toujours su la gravité des mots d’amour, j’ai longtemps hésité à les prononcer, puis je les ai bazardés pour sauver des situations, exprimer l’impossible qui était pourtant vrai que j’aimais assez pour souffrir de ne pas aimer assez, le dire et le vivre, avec ces alternances de joie, d’intensité que m’ont données chacune Geneviève et Ghislaine, et ce qui pour moi n’était pas un doute, mais l’attente de pouvoir me rassembler, m’accorder intimement dans une décision, et elles ne me l’inspiraient pas. Ou je n’en fus inspiré que trop tard, désespérément, comme si l’amour n’était pas une liberté, mais une grâce qui n’est pas toujours dispensée, et je n’y pouvais rien. Pourtant quelle dette de bonheur et d’entrée dans la vie, j’ai contractée envers elles. Geneviève et Ghislaine ne peuvent se comparer, elles sont trop différentes, leur pudeur de sentiments est opposée d’expression et de retenue, les regards que j’avais sur elles sont également trop différents, elles ne se faisaient pas concurrence sauf dans leur esprit, pas dans le mien. L’une avait été mon introductrice, au monde, hors du cocon familial, j’avais appris d’elle le restaurant, comment déboucher une bouteille, comment aussi mettre un préservatif, comment caresser une femme et à jouir des instants d’existence quand ils semblent parfaits, suspendus dans une cohérence, une homogénéité rendant tout beau, et d’abord la femme vis-à-vis. Geneviève était distinguée, d’une éducation provinciale par des parents sévères et dignes, il manquait un certain terreau que je ne saurai définir, la petite fratrie qui était la sienne fonctionnait mal, il s’en exhalait une sensation de solitude que chacun ne savait ouvrir, je mettais du liant et ainsi m’impliquais alors même que je ne voulais pas investir, que j’étais reconnaissant, souvent confortable, toujours solidaire mais pas vraiment amoureux ou pris, mais je ne savais pas partir. Geneviève de son côté se donna des occasions qui n’aboutissaient pas. L’issue fut une seconde liaison qui empoisonna tout et m’apprit la constance du mensonge et en quoi cacher est destructeur, n’empêche rien, ni le soupçon, ni une certaine dépréciation des partenaires car ne plus se dire entièrement diminue l’un et l’autre. Ghislaine fut aussitôt pathétique, très vite belle, nous étions parfois ivres d’une attention sensuelle toujours, durablement heureuse, aurais-je été conquis si je n’avais cru m’être endetté envers Geneviève. Je ne contractais rien mais répétais beaucoup. Les chambres, avec elle, étaient les sanctuaires du bonheur et après elle, je ne pouvais passer un seuil sans qu’elle me manquât et que j’imaginasse ce qu’eût été notre entrée dans les lieux et notre roulade sur le lit ou la moquette. Son corps était un paysage que je me pris de passion à photographier, au très grand angle ou sous des lumières tantôt païennes, tantôt mystiques. Avec elle, je perdis les repères qui différencient le sexe et l’âme, l’univers parfois acceptait nos corps étreints pour centre, le cosmos frémissait sous la pulpe de nos doigts tandis que nous nous endormions comme des étoiles se lèvent. J’ai écrit quotidiennement pendant un mois une incantation au mariage, écrivant l’amour, sa perdition et ses raisons surtout indécises et j’appréciais la contradiction, sauf celle de la fin qui fut, qu’une fois de plus, je ne parvins pas à la décision du mariage. Deux mondes ne communiquaient pas, parce qu’elle espérait tout, Ghislaine consentait à presque tout et d’abord à cette durée qui n’aboutissait qu’à perpétuer la même relation et son imperfection. Les décennies passèrent ainsi, ces deux liaisons étaient devenues une structure, ma personnalité se faisait par celles-ci, je n’avais pas eu d’autre tempérament affectif, mes fiançailles originelles sans consistance ni durée ne m’avaient donné conscience que de l’inaccessible. A force de dire faussement les mots d’amour, d’attendre quelque ange qui me donnerait sentiment et partenaire à la fois, j’avais perdu ce qui fait la force amoureuse, je ne savais plus être résolu, unifié, unifiant. Il y avait du vrai dans un parcours de l’univers que nous faisions de lectures, de voyages, de musées selon toutes les facilités de ma carrière professionnelle et de son éparpillement géographique et cutlurel. Il en résultait un stock de paysages et d’émotions, que parfois je dupliquais avec l’une après l’avoir vêcu avec l’autre, mais dans l’évocation de la première qui m’eût apporté davantage de sensations et de communion. L’égoisme est subtil et si nous ne vieillissions pas, il aurait peut-être raison. En d’autres temps, à d’autres moments de mon existence si les événements avaient eu une autre distribution chronologique, peut-être me serais-je marié à l’une puis à l’autre, et aurais-je eu ces vies à la fois engagées mais discontinues que je connais à beaucoup et qui font la chronique, parfois des familles, surtout des magazines aujourd’hui dits populaires.

J’ai lu à plusieurs reprises, mais écrit par des plumes et selon des récits différents, ce vœu de beaucoup, être entouré à l’instant de mourir, que ce soit par des personnes, une personne irradiant l’amitié, l’amour et pas la compassion, une sorte de testament de l’humanité, de la vie humaine qui nous est confiée au moment de partir dans l’inconnu, dans l’attendu, dans l’espéré, dans l‘indicible, une sorte de sourire final, répondant en écho au premier reçu à notre naissance, au premier donné par nous et dont nous ne nous souvenons plus à qui, mais qui devait être à la vie dans son ensemble. Cet entourage qui ne se commande pas, il me semble en avoir déjà eu depuis que ma vie a basculé hors des cercles sécuritaires où l’on vaut par les fonctions qu’on occupe, une expérience déjà pleine. C’est un agrégé de médecine, spécialiste de médecine interne, exposant comme on lirait un atlas anatomique ce dont il est probable que l’on souffre, pratiquant le diagnostic à mains nues, regardant le patient avant de l’introduire dans son cabinet, écoutant posément l’histoire et les potins, sachant écouter et reprendre, mémorisant à l’extrême. Il a un sourire qui lui fend le visage, un visage inquiet aux yeux enfoncés et brillants, un sourire allant aux oreilles et illuminant toute la silhouette qui est maigre, une luminescence qui est davantage que de la bonté. Un saint laïque, consultant dès avant matines, ne quittant l’hôpital que bien après complies mais ne parlant jamais de Dieu ni du sort, ne s’indignant que des temps qui courent et que de la place que les imbéciles et les couards y tiennent, jamais de la mort ni de la maladie, comme s’il est lié à elles par un compagnonnage voulu et de chaque jour, racontant sa propre vie, ses parents, des lieux et des études en province, La Flèche, les Hospices de Lyon, sans insistance et pour mettre de plain-pied le patient banal que je croyais être pour lui. Parmi tant d’autres illustres jusqu’aux sommets de l’Etat et d’une certaine nomenclature internationale. A qui et à quoi s’attache en point d’honneur l’établissement prestigieux auquel il appartint. Mais tant d’attention et de science dédiées à mon sauvetage m’ont convaincu qu’il y a de l’amitié à foison pour moi chez cet homme de mon âge, à la carrière et à la réputation exceptionnelles, et qui tel soir m’appelle parce qu’il va s’effondrer par chagrin de soi, et impuissance à vivre autrement qu’en pratiquant son métier, le peu de reste de son temps de veille et sans doute son sommeil semble sans intérêt, sans consistance, il m’avoue qu’il manque de tendresse et de chaleur, me demande-t-il le secret et m’en croit-il si choyé pour téléphoner ainsi ? Notre médecin de famille, à une autre époque et en libéral, a vêcu la même déréliction, dénoncé au fisc par son épouse délaissée au profit des patients à qui il délivrait sans consultation des suites d’ordonnances, sachant les suivre à distance sans les convoquer, générosité qui fit comptabiliser en revenu des actes gratuits. Aucune femme ne s‘est encore vengée de moi, je pense que c’est affaire d’épouse, la mienne pensa m’abattre au fusil et vint une nuit, après cinq heures de route, dans ce but jusques chez moi où elle n’était pas encore chez elle, m’abattre en même temps que celle que j’accueillais en vue du mariage. La jalousie est un paroxysme et le désespoir dicte alors des imprécations qui donnent le vertige au destinataire. J’ai été ce destinataire, je ne jurerai pas de ne plus jamais l’être. L’amour a une dialectique qui, au moins dans mon expérience, ne se commande ni ne se prévoit. C’est ce qui fait le charme de ses débuts, puis sa difficulté autant que sa ressource quotidienne. Si les amants et plus encore les époux ne s’étonnent plus, il est patent qu’ils ont quitté le pays où ils avaient décidé de s’établir. Il y a du rendez-vous, de la rencontre sacramentelle dans la consultation que me donne celui que la sécurité sociale a agréé comme mon médecin traitant et à laquelle je me rends. Ainsi, sans jamais en prononcer les mots, parlons-nous d’amour et du besoin qu’en ont les humains, avec d’un point de vue clinique, une intense différence, non d’appétit, mais dans la manière de consommer, qu’ont les versions féminine et masculine de l’espèce. La vie quotidienne, pour être amoureuse, suppose des attentes, des surprises, et que l’on se donne des rendez-vous. La durée aiguise cette nécessité, perfectionne la mécanique du renouvellement.

L’Occident qu’on dit psychiquement schizophrène m’a toujours paru cohérent puisqu’il y a droite ligne entre l’amour humain et l’amour divin et que l’un est la parabole de l’autre, son gage et son essence. L’Orient, pour ce que j’en comprends, en ai lu et en connais, qui n’est pas vêcu, me semble attaché à la solitude puisque la perfection est un but en soi et que cette perfection est envisagée comme l’indépendance et la perte de soi. La notion et l’expérience de la communion et de la contemplation sont les mêmes, elles participent de la nature humaine, en sont probablement une des acmées, mais l’Occident est avide de sens et de relation, l’Orient n’aime pas les personnes mais ce qu’il y a entre elles et qu’il ne sait ou ne veut nommer. Les mystiques musulmans et chrétiens vivent la même chose et parlent la même langue, passé l’Indus l’amour est une science, une technique, un savoir-faire, une magnificence de l’esprit et du corps, il n’est plus un lien de personne à personne. Mais le paganisme et le matérialisme occidentaux pratiquent cette perversion sans honte qui instrumentalise l’autre tandis que le panthéisme ou le nihilisme orientaux enseignent et vivent une universelle et fervente compassion. J’ai vêcu l’extase et non des extases, mais je tiens que le but d’une vie n’est pas d’acquérir une expérience, d’y entrer et de se la garder. Je crois que l’existence humaine atteint sa plénitude si je suis de plus en plus ouvert à l’inattendu, de plus en plus consentant à ce qui se propose mais que ce n’est possible et ne produit de continuité et d’unité qu’à la condition de se reconnaître semblable à autrui, de même consistance, de même vulnérabilité. L’amoureux est humble, l’amour a droit à l’orgueil, il se voit en gloire. Avoir du prix pour autre que soi-même bouleverse la conception qu’on a du monde et change la conduite qu’on y tient. Etre aimé est un apprentissage, que nous soyons atteints par les rayons d’un nouveau-né ou par ceux d’un mourant, d’une femme, ou encore d’un adolescent, ou bien d’un strict contemporain socialement et ethniquement, biologiquement.

Cette méditation omettrait une des réalités auxquelles elle s’attache et une des visitations les plus suggestives et mouvementantes qui la soutiennent, si je n’appelais le regard de l’animal de proximité, celui que notre main ou notre voix émeuvent, font venir, mettent en joie, regard qui ne guettent ni n’attend, qui simplement contemplent, certains de mes chiens museau paisiblement au sol, les yeux dilatés et bons, bienveillants, l’un surtout. J’ai à mes trente ans joué et vêcu avec ma chienne, puis ses descendants. A mes soixante, je sais n’être pas seul et être entouré de destinées et d’âmes. Ma femme m’a aimé parce que j’aime les animaux. Elle est aussi attachée à la petite pitt-bull qu’elle a recueillie de loubards, il y a cinq ans, devant Beaubourg, qu’à notre petite fille. Objet, forme, regard, relation de l’amour. Nous nous en tenons trop au langage. Quand la vie va vers sa fin, que les années sont comptées, l’amour apparaît être un réseau, un mode d’être, c’est le tissu du vivant. Parce qu’il est un d’essence, il supporte (sans l’appeler) le multiple. L’aventure humaine, plus que le choix de chacun, est jouée dans cette hésitation entre l’un et le multiple. Pour certains, dont je suis, le chemin est long vers l’unité, chez d’autres, une prédilection semble acceptée qui les fait se continuer dans le multiple. J’aimerais en parler longuement, ouvertement avec de mes camarades d’enfance ou d’école, je ne l’ai fait qu’avec des femmes, en manière de commencement. L’entendre dire n’est pas le dialogue, l’expérience ne se transmet pas, seul le témoignage.



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J’ouvre le frigidaire tandis que ma femme est au travail, elle m’a appelé pour savoir si tout allait bien, sous entendu notre fille et moi. J’ai la sensation en ayant cet accueil des aliments au frais que l’œuvre d’amour est là, faite, préméditée, arrangée pour que j’en jouisse et la constate. Je donne à notre fille un biberon d’eau aromatisé de jus de pruneau. Elle a un regard pour chaque situation, pour chaque mouvement, je devrais un sourire pour chacun des cas de figure. Elle boit, elle me sourit différemment, toujours des yeux plus que des lèvres, que lorsque à travers les barreaux du berceau elle nous guette, nous sommes chacun au lit, elle regarde, elle fait mieux que participer, elle est présente, à sa place ni plus ni moins, une place d’amour. Je me suis souvent demandé si le Christ lui-même, doutant d’aimer assez les hommes, avait voulu donner la preuve ultime, et en langage humain, le don souverain de sa vie. J’ai souvent douté d’aimer et ne m’engageais donc pas. J’ai cru aimer, mais je n’avais pas à me donner puisque je n’étais pas aimé en retour et que mes manifestations et expressions pesaient, gênaient, dérangeaient. Me voici maintenant sur la planète d’amour, la vraie, qui correspond aux relations humaines telles qu’elles peuvent et doivent être. L’amour vrai n’est pas un prêté pour un rendu, une affaire de proportion, il est réciproque, il est partage.

La carte du tendre est celle des itinétaires de la séduction. Stendhal a écrit les étapes de la cristallisation. C’est de l’ordre de la rencontre, de l’émotion, du plaisir subtil qui réjouit bien davantage et d’abord l’esprit que les sens. Une dialectique nouvelle apparaît dans une vie, une dépendance souhaitée provoque une sensation d’unité intérieure, on ne divague plus, on va droit, on espère. Vénus tout entière attachée à sa proie. L’amour n’a pas de degrés ni de transition, pas de naissance ni de mort. Mais il a une histoire, il est dans le temps, il est même la victoire sur le temps (et la mort). J’ai commencé sans l’identifier. Viviane B. me plaît, m’occupe l’esprit, j’ai plaisir à l’évoquer, plus encore à la voir, davantage même à me souvenir de ce que j’aurais pu et dû lui avouer, à m’interroger sur la place que j’ai en elle. De don de moi ? il n’est pas question, l’amour reçoit à mes seize ans, il attend ce don de l’autre. Un don de quoi ? de la vie à venir ? Sans doute, le rendu d’un sourire. Premier stade de l’expérience, il me laisse au bord du chemin, sinon que je différencie des amitiés qui me sont chères mais ne sont point difficiles ni d’accès ni d’entretien, qui ne suscitent aucune frustration, pas de manque. Christine P. éveille mes sens, nos peaux s’aiment, celles simples et encore duvetées de l’enfance, nos tempes seulement se frôlent et s’attardent avec bonheur et gravité l’une contre l’autre, pesée de nos corps à cet endroit de notre union, sans lendemain. Béatrice M. est la première qui m’apprend l’écho bouleversant d’une certaine totalité, le premier baiser, la liqueur recueillie dans une bouche, les langues qui s’explorent, s’attardent, font voyage commun, la beauté féminine, le visage et sa sculpture, l’argument de la chevelure, sa rime avec le dos et la cambrure, le fil d’une silhouette, le dessin d’un corps au bord de la mer, la lumière crûe sur l’Atlantique le long du Sahara, presque grise, des paillettes, comme celles du sable, dans les yeux de la jeune fille, mais quand elle sort de sa douche pour m’accueillir quelques semaines plus loin sur le chemin de la rencontre, je ne sais que faire, surtout je ne sais qu’être. Je suis allongé sur elle, rien ne frémit ni d’elle ni de moi, mais rien ne parle non plus. Elle conclut, avec raison, tu ne sais pas plus de choses que moi. Ma vie changée parce que je n’ai pas su ce qu’un futur homme doit savoir. Je le sais deux ans plus tard, moins inopinément qu’il n’y paraît, j’étais désiré, tout fut arrangé, la providence s’y ajouta, un bateau en retard, plusieurs jours dans une maisonnette des environs de Bordeaux, la jeune fille, en études dentaires, elle m’emmène au restautant universitaire, nous avons en commun, beaucoup de passé, c’est-à-dire un pays d’Afrique où nous avons rencontré d’autres contemporains dans nos débuts affectifs, sinon sensuels. Il n’y a rien à savoir, je m’introduis en elle, elle me demande à chaque mouvement vers le dernier, pourquoi ? pourquoi elle accepte ou a provoqué notre étreinte ? ou pourquoi je m’y rends ? Elle ne m’interroge pas en retour sur le cri que je pousse en me perdant en elle, une chute cosmique, vertigineuse dans l’inconnu, inoubliable, inoubliée puisqu’enceinte d’un autre, quelques années plus tard, elle m’appelle à son secours, courrier intercepté par ma maîtresse du moment, je suis défaillant, j’en ai encore le remords, j’avais pourtant, sur le moment, voulu effacer tout aveu de notre étreinte, avec des précautions d’un autre siècle que devaient avoir les fils de famille pour n’avoir pas de responsabilités. Mon initiatrice m’a appris le savoir-faire féminin, mais aussi la mémoire car ce qui paraît frivole ou convenu ou démarche de deux égoismes qui se croisent et en profitent peut se transformer en une rencontre à laquelle on attache des capacités salvatrices. Agnès J. courtisée en vain à Burgos, revue chez ses parents à Lille, précisément juste avant l’épisode de Bordeaux et avec qui j’avance jusqu’au bord du gouffre, celui de l’initiation, se persuade après l’échec de son mariage que ces moments du passé font de moi l’homme définitif, qui de surcroît adoptera son petit garçon. Je fuis. La femme de Michel T. dont je ne sais pas alors qu’elle l’avait quittée avant qu’il ne meurt de l’échec vite constaté de son second mariage, me croit, elle aussi, un sauveteur et m’appelle à témoigner de sa moralité face à un compagnon qui la maltraite.

La certitude du coup de foudre se dissipe par les faits, sa réciprocité paraît acquiescée car il y a quelque plaisir à se voir courtisée au nom de l’éternité. Je suis à un stade suivant, je dévisage chaque femme rencontrée, surtout si elle a cédé, c’est-à-dire tenu le rôle de l’amante que mon désir et la bienséance lui demandent de donner, et qu’elle donne. Eternité de l’interrogation, durée de l’attente, sans que rien ne bouge. L’amour est devenu synonyme de femme, il emporte l’absolu, ce qui semble signifier que tout est facile si tout est entendu d’avance par les cieux qui sont favorables. C’est une attitude toute faite, aussi naïve que mes convictions d’adolescence sur le féminin par rapport au masculin, ou plus encore indépendamment du masculin, car j’éprouve que la soif d’autrui n’est pas mutuelle, les filles semblent se passer des garçons, pas l’inverse. La vingtaine évanouie, la quarantaine proche, la femme très jeune est déjà adulte, elle est maîtresse de tout, de son corps, de sa séduction, elle sait ce qu’elle veut, l’amour l’embrouille, surtout si son partenaire masculin ne l’entraine pas vers une conclusion. J’ai traîné ainsi deux femmes dans l’attente et l’épuisement des sentiments. Je dois ne pas les mettre sur le même plan. L’une m’apprenait le monde, l’autre me donnait l’amour, avec ses épreuves, la présence, la passion sensuelle, la conception inattendue et pas désirée d’un enfant, l’itinéraire de l’avortement, d’une autre confiance, d’une défiance aussi. Une semi-union, mais déjà un mélange. A lire les chroniques, il n’y aurait que deux amours. Celui de la rencontre, l’événement est en soi mémorable et attachant, chacun reste cependant l’objet de l’autre, une certaine fraction, très petite, de la société en vue, joue avec constance ce jeu de rôles qui a des bénéfices dans une époque d’images et de modélisation, mais la campagne, l’enfance, des milieux banaux accaparés par le souci des fins de mois et le travail peu gratifiant, le « chagrin », ont aussi de telles scènes et de tels acteurs. Une sorte de cynisme ? non, je ne crois pas, mais une désespérance qui fait s’attacher à l’artifice parce qu’au moins il donne quelque illusion. Chaque histoire a sa logique, ces adolescents que les parents de l’un accueillent en couple, enfant, mariage, divorce, dissipation de l’un et de l’autre, selon les normes et les graduations du plaisir chez l’ex-jeune fille, selon le besoin de compagnie et de faire équipe chez le garçon qui en est devenu ainsi homme. L’autre amour, tout aussi éloigné de son vrai sens, est sans doute ce mariage sans convention, où les habitudes, les intérêts attachent et retiennent, qu’on l’appelle liaison ou mariage. Des mariages sont de ces liaisons, et bien des liaisons ont une solidité que n’ont pas les mariages.

Les relations entre hommes et femmes sont ainsi, et même les homosexuelles, ce qui montre que le fait fondamental n’est pas la différence sexuelle anatomique et physiologique, mais bien l’altérité, la dualité, la « dyade ». La certitude qui n’est pas celle du coup de foudre, laquelle est peu durable, parce qu’elle n’est pas réciproque, peut être d’être destinés l’un à l’autre. Au sortir de mon adolescence, à mes premières fiançailles, je crus ainsi que Nicole J. m’était destinée de toute éternité, de surcroît elle était parfaite, elle était belle, elle avait un charme exquis, qui enchaînait. J’étais comblé sauf que la belle ne m’aimait que pour un trimestre, découvrait qu’elle avait du patrimoine et pourrait quitter l’appartement, l’hôtel particulier familial sans forcément se passer au cou les liens du mariage. Ensuite, tout ne fut que tentative de compensation et échoua. Certitude à nouveau à mes cinquante ans, malgré l’extrême jeunesse d’Hélène M. mais sans doute à cause de cette jeunesse rendant plus manifeste sa maturité, son sérieux, une véritable intelligence, une maîtrise de soi. J’ai su alors qu’à dix-sept ou dix-huit ans une femme dans sa pureté originelle, dans ses rêves et dans son réalisme dispose davantage d’elle-même et de ce qu’elle veut et attend de la vie qu’une femme de dix ou vingt ans plus âgée. Elle n’a pas de passé, pas d’expérience, elle peut légitimement vouloir l’idéal, et si elle en rencontre l’apparence, elle est capable de se déterminer. J’ai failli en bénéficier, mais c’était sans doute trop immense, j’ai douté que la fidélité fût possible de sa part, j’ai surtout douté du rôle de Pygmalion qu’à tort je croyais avoir à assumer une première décennie de vie conjugale. La séparation voulue de moi aurait pu engendrer un redoublement et une expression d’amour et de volonté de la part de la très jeune exotique, elle est soudain retombée en adolescence, elle est devenue depuis dix ans une femme dont je n’ai plus de nouvelles et dont je ne saurais jamais si elle aurait pu demeurer conséquente ou si elle était volage. Elle reste un mystère par elle-même, mais que je me sois emballé, que j’ai été quelque temps convaincu a été un moment de grande unité intérieure, comme tout malheur le procure aussi, je m’étais fait une raison. Je ne dis pas que c’était une folie. Ces certitudes ne sont pas celles – intuitives – d’une sympathie partagée, qui aura ses fruits et sa consommation. La robe blanche d’Isabelle, me faisant attendre seule chez ses parents, le dîner auquel je suis invité, alors que je la sais mariée, amoureuse et mère depuis deux ans. Décidée aussi, dans son amour pour la Grèce, pour la pureté en politique, pour un ciel enfantin comme celui des terroristes. Je ne suis qu’une relation professionnelle de son père, elle a fait la une des journaux athéniens lors d’un procès où elle fut la pasionaria, niant les faits mais revendiquant le goût, l’intention, l’envie, culpabilité d’esprit mais pas selon le Code pénal.

Il me semble bien à présent que la femme n’est connue que dans le mariage, c’est-à-dire quand la séduction est profonde, qu’elle est d’âme, surtout quand la volonté de réussir ensemble l’emporte sur toutes les discordances. Alors, l’amour est courtois, attentif, reconnaissant, il passe pour miraculeux, il guérit progressivement de ce doute quant à savoir aimer, pouvoir aimer, aimer vraiment, en être sûr. La femme est belle par l’enfant. L’amour terrorise, demande son accomplissement, s’écrit au futur tant qu’il est au stade de la rencontre, il ennuie et assomme quand il n’est pas partagé, il dégoûte même. L’amour que consomment la maternité et la paternité introduit dans la réalité, une planète, celle de l’amour, rarement visitée, car les apparences sont si astreignantes, décevantes ou chatoyantes selon les moments de la vie ou nos humeurs quotidiennes, secret des paysages intérieurs faits de nous et d’apports étranges, mélange subtil de l’inconscient, de la mémoire, de la physiologie, certainement le baromètre de notre goût de vivre. L’imagination incarnée, l’enfant. Un projet qui n’appartient pas aux parents, qui n’appartient plus dès la conception. Sensation très vive de la liberté et de la personnalité d’un enfant, dès l’utérus. Ce qui ne veut pas dire son indépendance, ce qui signifie la responsabilité de ses parents. Ainsi Marguerite complète Edith, ainsi suis-je arrivé quelque part.

Reste la question, les amours passés et ce qui en ressurgit en des formes que je ne sais qualifier, qui ne sont pas exclusives de ce que je vis par le sacrement du mariage, mais qui ne sont pas non plus du même ordre, qu’est-ce ? Isabelle Z., Beatrix H., Antoinette S. viennent d’années antérieures, d’un autre monde, nous sommes respectivement de plain-pied, tout peut se dire et s’avouer, d’autres compagnons ou un mari très aimé sont là, et pourtant je suis aimé d’autres femmes que de mon épouse, celle-ci n’en prend pas ombrage. L’amour innombrable et un qui a une telle pureté quand il s’est débarrassé des tentacules de l’appropriation, de la jalousie, du présupposé, du projet sur autrui, qu’il peut être à la fois exclusif, une histoire totale à soi seul et se continuer malgré (ou à cause) d’autres, et ouvert. Ce ne sont pas des vies parallèles, ce sont des vies connues l’un de l’autre dans le moment qui fut fusionnel ou presque, comme dans ceux qui ont suivi et qui sont différents, l’union est autre ; les expressions m’échappent, mais qui ont chacune une légitimité propre. Elles doivent être de l’ordre de l’amitié, quoiqu’elles aient un vocabulaire d’amour et soit un partage intime, partage d’un sentiment retenu et fort, mais ce vocabulaire est aussi de la maternité et de la paternité, un vocabulaire et une dialectique de la sollicitude, de l’attention, de la proximité. Une forme supérieure de l’amitié, où l’attrait a disparu, où la réciprocité et la permanence sont tout. La forme la plus subtile dont participe aussi l’amour, comme si amour et amitié n’étaient, en cette forme de vie, qu’une approximation de la relation accomplie ailleurs ? Il y faut des personnalités rares d’intelligence et d’un certain altruisme, mais ces attaches sont flatteuses, chaleureuses, elles deviennent indispensables quand, renées, elles sont avec soin cultivées. Rien ne se compare en amour, même s’il me semble que nous aimons toujours de la même manière, en revanche, nous ne sommes pas sollicités ni choisis de la même manière. En quoi nous changeons de réponse avec pourtant notre même matériau. Autant d’histoires qui ne se recouvrent pas, des merveilles qui nous sont particulières, un livre de conte, des histoires qui sont une totalité chacune à elle seule, qui ne m’apprennent que ma propre propension à me répéter, mais qui me donnent une personne, un visage, une mémoire uniques, sans doute pas objectives, car le récit mutuel ne concorderait pas entre ses deux versions, mais qui sont une des compagnies dont une vie, dans sa suite, même heureuse et accomplie, a besoin. Ainsi, n’ai-je jamais été seul en moi-même. Je chercherai à l’approfondir en réfléchissant au souvenir, sa fabrication, sa structure, son maintien en mémoire, son évocation spontanée ou volontaire, et en réfléchissant aussi au temps. Si celui-ci est sphérique et non pas linéaire et orientée, tous les événements d’une vie, d’une certaine manière, n’ont plus comme critère déterminant de classement, la chronologie et ses semblants d’effacement par remplacement, il faut les discerner selon l’essentiel, mais peut-être n’y a-t-il pas à choisir, encore moins trier ou rejeter, ils sont.

J’ai entretenu une quinzaine d’années une correspondance avec une jeune fille qui avait abordé chez moi au Portugal, elle et ses compagnons ayant cassé la quille de leur voilier en entrant dans l’estuaire du Tage. Ils ont campé chez moi, elle m’a abonné à la revue Zodiaque, elle faisait ses exercices de yoga, elle était sérieuse, elle avait du charme, de la personnalité, une maturité qui me retenait, elle était compagne, amie. Nous nous écrivions beaucoup de choses, son métier, ses enfants, ses affectations à l’étranger par son mari, comme les miennes, mais rien sur nos vies affectives et sensuelles respectives, la sienne conjugale, puis une lettre a été interceptée, juste celle où je dérapais un peu, le mari a mis le marché en mains, je ne sais plus même où lui adresser le faire-part de notre mariage et de la naissance de notre fille, elle me manque. Une réussite avortée. Anne R. venue avec des amis, qui m‘avait enchanté par sa facilité, sa légèreté, sa spontanéité, sa chaleur enfantine et dont j’étais une des ressources et un  refuge toujours disponible entre deux de ses aventures tandis que j’aimais de plus en plus son corps, a simplement constaté que j’avais abouti, que je suis heureux. Pas de question. L’ambition s’arrête là, quoique naguère elle me disait être sûre que je l’épouserais si elle divorçait. Ghislaine D. ne m’aime plus, je ne suis pas même un bon souvenir, m’en veut-elle que nous ne nous soyons pas mariés, il n’y a pas de dialogue sur ces points, un attachement passionnel et puis le vide, une indifférence ? Je ne sais pas. Vouloir étiqueter est mon erreur répétée. Elle a été mon modèle de beauté féminin, un modèle d’union sensuelle, c’est avec elle que j’ai eu cette expérience cardinale dans la vie humaine de cette sorte d’extase cosmogonique qui suit l’étreinte consommée et ne détache rien, et donne à vivre que les deux corps tenant lieu complètement des deux âmes qu’ils ont unis sont ensemble tout l’univers, tout le temps, tout l’espace, Dieu peut-être. Intuition du pseudo-évangile de Philippe. Apocryphe, mais en cela vrai. Sinon que rien ne se convoque, que tout est donné, la prière, le désir, et qu’on ne peut fonder une relation à Dieu, à autrui sur la seule intensité d’une étreinte charnelle, laquelle est toujours un miracle, ne se commande quelque « confiance » et « conscience » qu’on ait selon ce que la gnose recommande [6]. Leçon, tous ces attributs de l’amour ne m’ont pas déterminé au mariage, j’en ai été pourtant si proche.

Le mariage est-il la perfection de l’amour ? Je crois que c’est seulement l’une des voies pour y atteindre, y demeurer, n’en pas partir par erreur ou sur un coup de tête. Je constate ce qu’il m’est arrivé, la route que je n’avais pas choisie de ses débuts à mon adolescence jusqu’à mes soixante ans révolus m’a mené où je suis qui me paraît rendre compte de tout ce que j’avais tenté d’atteindre, de vivre ou d’oublier. Il y a la force du sacrement qui travaille pour l’éternité mais se reçoit à un moment précis, dans des circonstances de temps, de lieu, d’entourage qui sont celles-ci et nulle autre. J’en ai appréhendé le caractère définitif, j’ai eu peur de me tromper à deux reprises au moins où je m’étais certainement déterminé auparavant, des fiançailles de 1969, un choix de 1994, mes vingt-cinq ans, mes cinquante ans. La maturité, la disposition de soi, la lucidité n’ont pas d’âge, je les crois soudaines, gratuites, certainement pas natives, jamais totales, il y a toujours l’éclair d’une certaine folie, celle d’espérer que la réalité ne soit pas ce qu’elle est, en quoi personne n’a tort, car la réalité ne nous sera révélée en totalité donc en tant que telle que dans un autre état de vie, ce reproche fait au monde qu’il ne nous favorise pas, qu’il ne nous facilite pas la tâche. Certains ont l’art de se concilier le monde, il se peut qu’ils atteignent aussi le bonheur et l’unité, on ne peut en décider de l’extérieur, le bonheur a moins de symptômes que le malheur et le malheur s’il sait se taire et se déguiser en un calme abandon qui n’appelle personne pour ne rien gêner, confère une haute dignité. Je n’ai pas l’art du monde car je l’ai cru longtemps favorable et même s’il me faisait attendre ou me décevait au présent que je vivais, j’espérais. J’apprends, dans le mariage et dans la paternité, à faire du monde un second plan, qui ne mène pas à l’essentiel, même s’il en est souvent jaloux, et cherche à le rendre plus difficile. D’un bout à l’autre du chemin, tout est question de personne, la relation a toujours la même dynamique, nécessite les mêmes ingrédients, ce qui fait la différence entre l’inachevé et l’abouti tient à ce que l’âge, l’histoire nous font changer, nous rendent de plus en plus attentifs, enfin aptes à choisir, à nous donner. Acte d’espérance en Dieu, la vie, acte de confiance en autrui et silence sur soi-même puisque c’est l’action de grâces qui nous conduit. Ainsi, avons-nous, Edith et moi, échangé nos consentements dans l’église d’Anne d’Autriche au cœur de Paris, à la frontière de l’histoire, d’un hôpital prestigieux où j’ai beaucoup appris, mais pas encore la mort que j’aimerais recevoir là, question de sécurité, et à présent question de mémoire, donc d’affectivité, de repos du cœur, de la joie d’âme que j’espère éprouver à ce moment-là ; j’ai regardé ce parc des fenêtres de différents services à toutes les époques de l’année, et cela a déterminé cette époque-ci de ma vie. La végétation, les bâtiments, deux formes de la majesté. Encouragement à la noblesse, l’amour met en cause l’honneur car il est de parole. La fratrie de mon côté, mon ami médecin hospitalier et déjà la présence de notre enfant. Dieu dans la lumière du baroque, bienveillant et nous laissant aller. Depuis, le monde a été nouveau et je le distingue aisément, quotidiennement de celui qui nous astreint méchamment. Que je décrirai plus loin. L’alphabet m’a fait commencer par ce qui est essentiel.


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Amour, amitié, absolu, appropriation, abandon, adaptation, aventure, assiduité. Les mots s’appellent et s’accompagnent avec un naturel étrange. Autre suite : amour, amitié, admiration, attrait, appropriation, assimilation, altérité, ascension.

Amour et amitié sont un rapport à autrui. Tout le monde découvre que c’est aussi un rapport à soi-même. Une vie entière ne suffit pas pour vivre une désappropriation confiante, l’amour se manque, autrui se dérobe quand nous sommes dans le domaine de l’avoir. Sans doute, sommes-nous également objets, puisque nous sommes attirés dans l’amour, dans l’amitié. Par le sentiment, par loe goût d’une relation pour elle-même, ou par une personne. J’ai commencé de vivre sans rien nommer, j’ai commencé par nommer des personnes, répéter des prénoms, contempler intérieurement des visages, plus tard des corps, me réjouir d’un sourire que fait naître la mémoire au visage évoqué et qui en fait monter un au mien, bonheur d’un instant, jouissance anticipatrice d’une étreinte, d’une dénudation, d’une joie partagée à danser sur un palier devant la porte qui vient d’être ouverte, et dociles les sexes s’embrassent comme les lèvres. Cette lumière fut pendant quinze ans celle de nos retours dans les bras l’un de l’autre, Ghislaine et moi, une danse les yeux fermés, une danse d’apprêt, en habits de fête, c’est-à-dire nus dans un clair-obscur. Viviane était une photographie aux bords dentelés, posée adossée à des livres pressés au-dessus de mon lit de garçon, une proximité qui était une confidence. Deux formes d’appropriation, l’une partagée, l’autre interdite, empêchée. Le consentement d’autrui n’est jamais l’acquiescement à une prise de possession, il est acceptation et désir d’une œuvre commune, dont nos joies sont les instruments et les signes. Nicole ne savait plus me parler parce que je refusais qu’elle m’avoue avoir changé d’avis, ou de sentiments, ou d’envie et donc ne plus m’aimer, si elle m’avait aimé. Trop compliqué, elle était simple, j’étais complexe, mon amour débordait d’égoisme, de captation, de fierté. Je m’illusionnais d’un record, celui de la beauté, de la jeunesse et peut-être aussi d’un parti social extrêmement avantageux. Cela me fut retiré, preuve absolue et qu’aujourd’hui j’apprécie que quelque chose qui m’avait été donné, l’avait donc été gratuitement, volontairement, y étais-je pour quoi que ce soit ? Il y eut le tranchement du moine qui m’était familier et à longueur d’une route – il n’y avait pas encore d’autoroute – de retour vers l’abbaye de Solesmes m’entreprit sur le détachement, la légèreté, je devais acquérir ces vertus pour garder ma fiancée, ai-je compris, il me sembla avoir à me convertir, j’y mis trois jours et retournai à Paris confiant. Je fus aussitôt jeté bas de mon enthousiasme, on ne voulait pas ma conversion, mais mon départ, aucun choix, pas même celui de consentir. Ma vie sentimentale commença là. Elle aboutit maintenant à me déprendre des objets et livres accumulés pendant quarante ans d’une vie qui n’a pas autrement semé, ni a fortiori engrangé, à accepter dans le principe d’abandonner une propriété que j’avais achetée et rénovée en vue d’y mourir, en vue d’y être heureux, même et surtout seul, quoiqu’elle ait vite appelé les enfants et la femme, sans les faire aussitôt venir. Cette désappropriation est le fait de l’amour conjugal. Ma femme ne conditionne rien, mais expose la réalité de notre fondation familiale, des exigences de celle-ci, les banques sont de la partie, les crocs à ma gorge. J’en reparlerai à propos de justice, de carrière et de tout ce qui est de l’ordre de l’équité et de la rétribution. Pour mieux correspondre à la femme que j’ai choisi d’épouser, il me faut renoncer à mes propres accessoirs, il est probable qu’ils me seront rendus ou conservés d’une manière ou d’une autre, n’en auront que plus de prix, puisque je ne les acquerrai plus, je les recevrai, j’en connais l’histoire, mais il y aura une naissance. L’histoire de chaque objet, de chaque pierre, de chaque plante mais la naissance d’un ensemble.

Je n’ai jamais eu d’ambition, même si j’avais l’apparence, le visage d’un ambitieux. Le premier de mes chefs de service, dans le corps de l’expansion économique au ministère de l’Economie et des Finances, me disait pourtant – ce que je ne pris pas pour une mise en garde – que si j’étais vraiment ambitieux que je m’y prendrais autrement, je n’avais pas alors trente ans, sans doute étais-je publié dans le prestigieux quotidien du soir et reçu par des ministres en exercice, mais tout m’était naturel, je ne combinais rien. L’ambition m’est venue récemment, celle du bonheur, de la paix, d’un état de vie. Il s’agissait auparavant d’ascension, je me suis cru jeune dans chacun des emplois qui m’étaient donnés, dont le dernier, une Ambassade à ouvrir dans l’ex-Union soviétique, et par conséquent ayant de l’avenir en réserve, le présent était pour moi un passe-temps, je le vivais, le respirais ainsi, et devais en donner l’impression à mes censeurs, je ne concurrençais et ne gênais personne, je ne me connaissais pas de concurrent car ce que je faisais valoir n’était pas mon expertise mais mon exceptionnalité, ce qui n’est pas modeste. L’ambition organise, prépare, prévoit, se concentre. L’amour en tenait lieu, l’amour entrevu, attendu, poursuivi comme s’il était un personnage mythique qu’on peut atteindre, arrêter dans sa course comme si on l’avait rejoint, il n’avait le masque de personne, il me tenait lieu de calendrier et d’étapes, changeant de forme à mesure des années, de mes affectations, des pays différents. J’attendais de la vie un renouvellement permanent, l’ambition ne veut qu’un approfondissement, l’ascension d’un unique mont. J’ai vu ainsi de mes camarades de promotion ne jamais être dessaisis d’un siège sans qu’un autre ne leur soit proposé, ne jamais candidater à quoi que ce soit parce que toujours pressentis dès leurs premières années de carrière. Secret que je ne perce pas. Sont-ils plus experts que moi, et en quoi ? sont-ils plus serviables et transparents ? et donc propres à enjoliver le maître qui se les attache ? Je connais un peu l’histoire de certains quand ils sont « passés » dans le secteur privé, ils ne me paraissent pas avoir été l’homme de quelqu’un, comme cela se rencontre au contraire dans les vies publiques. Ils sont, comme au Quai d’Orsay, dans un vivier où tout se coopte, se compense, se ménage. Je n’ai été ménagé que quelques temps, quand François Mitterrand me recevait, sans pour autant me retenir, c’était au début des années 1980, au tournant de son premier septennat. Michel Jobert me fit obtenir le poste d’Athènes, prestigieux et surtout d’une telle richesse, pas tant professionnelle, que par la situation que j’ai pu y vivre au cœur de plusieurs civilisations, moments de l’histoire universelle. Il dut m’imposer, on lui objecta que ce n’était pas l’intérêt de carrière de son protégé, rien n’y fit, il obtint ce que ministre d’Etat il n’avait cependant attribution de donner. Pour me faire partir de Grèce, on s’y prit avec précaution, j’eus le choix entre l’Australie et le Brésil, chacun poste lointain, mais important. Pour l’extraire du Kazakhstan et de la carrière diplomatique que j’avais embrassé par adoption, croyais-je, nuls délai ni forme. Que le Conseil d’Etat annule la nomination de mon successeur en ce qu’elle emportait mon renvoi ne produisit aucun effet, rien ne me fut rendu ni proposé. Je ne vois toujours pas quel repli j’aurais pu préparer. Mon ambition était de servir au plus près d’un prince voulant le bien public avec intelligence et se servant du grand précédent qu’a été chez nous le général de Gaulle. J’ai vu des successeurs de plus en plus petits, et de plus en plus difficiles d’accès, de plus en plus au jour le jour et à consacrer leur énergie à régler sur eux les projecteurs. Ces successeurs et ceux dont ils font la carrière sont des ambitieux. Je jalouse la sécurité et les facilités, je n’envie pas la posture. A part François Mitterrand, je ne me suis jamais approché d’eux par admiration. Je n’évoque pas ici ces hommes d’Etat consacrés par de Gaulle ou peu s’en faut, pour Michel Jobert qui y a du mérite puisqu’il s’était attaché à Georges Pompidou et cultiva longtemps la version de celui-ci quant à l’histoire de France sous la Cinquième République commençante : ces hommes, lui, Jean-Marcel-Jeanneney, Pierre Messmer, Maurice Couve de Murville, d’autres, me sont des exemples plus encore que des amis, il se dégage d’eux une certaine pureté, celle du désintéressement qui n’est pas un manque d’ambition, mais qui rend sympathique et simple leur intelligence des affaires, de notre pays, de sa période contemporaine. C’est selon eux que j’aurais dû être ambitieux si j’avais pu délibérer ma vie avant qu’elle ne commence. Rubempré va droit mais n’importe où, depuis Angoulême et son quartier. Je pensais qu’il n’y a pas lieu d’être ambitieux pour qu’un rôle soit dévolu, je n’esquissais rien de ce que je voulais, je ne savais pas ce que je voulais, les événements viendraient à moi comme mes premiers amours. L’aimantation des circonstances. Oui, mais quand celles-ci sont contraires, définitivement ? J’étais occupé d’aimer.

Le moine dont je parle définit Dieu comme une plénitude d’attrait. L’entrée en amour avant toute qualification de l’état amoureux est un regard radieux et inépuisable sur ce qui se présente comme une perfection. Beauté et amour se décrètent ensemble. Jouir d’être attiré, simplifié, dépossédé sans plus d’acte de volonté, de discernement à poser, sans risque non plus. La tentation totalitaire d’une orientation de vie, d’une disposition de soi qui ne seraient que consentement à être emporté. S’adapter à autrui, se contraindre, se modifier, se perfectionner, s’ajuster par amour, par intelligence, par égards est à la racine un mouvement assez analogue, les paramètres nous échappent. Mais ce mouvement est dicté par un choix supérieur, cultiver l’amour conjugal commencé. S’abandonner de confiance à autrui, c’est parier sur sa constitution intime, sur une rétribution à terme, et en amour, en amitié, quelle rétribution sinon celle de la communion ? Ainsi, l’amour à longueur de journées et de nuits, dans l’exercice de toutes nos facultés a-t-il pour expression le vieux mot d’assiduité. Quand est abandonné le concept guerrier, que la conquête est faite, qu’on a consenti aussi à se laisser conquérir, qu’on sait la banalité de ce qui est vêcu en amour, la médiocrité de soi et de l’autre, et pourtant l’unicité de se vouloir l’un l’autre en compagnie de marche, la cour peut commencer. Comment, en profondeur et non par flatterie ou par désir de capter, plaire à qui l’on aime et qui nous aime. L’amour conjugal me paraît fait de cela, l’amitié prend le plaisir comme premier, l’amour l’agence avec dilection. Mais les moments se ressemblent, ils sont échange de paroles et de regards, jouissance de vérifier un accord, les promenades d’adolescence parfois à la nuit noire dans les forêts des environs de Paris, les soirées le long de la mer à La Baule à arpenter le boulevard de l’Océan aux côtés de ma mère me confiant l’histoire de son couple, ses conjectures sur celui de son aîné, nous parlions peu l’un de l’autre. La table est le lieu de célébration, Edith et moi avons toujours quelque chose, pas forcément à nous apprendre, mais à nous dire, à nous commenter, à nous représenter l’un à l’autre. A mesure que passent les mois et je le crois bien, que passeront les années, les points de divergence, de friction, au début douloureux, se raréfient, nous respirons de plus en plus le même air. L’assiduité des correspondances écrites, plus que le téléphone ou les visites, les mots à relire lentement dans le secret d’un dévisagement virtuel et souriant, grave. Ceux qui ne répondent pas aux lettres d’amour évidemment n’aiment pas. Un de mes condisciples du secondaire puis de l’Ecole d’administration, préparant avec soin le concours d’entrée, ne voulait plus être distrait – ce qui l’eût honoré et implique - ou dérangé ce qui est moins noble comme posture (il fut chargé de la condition féminine sous Valéry Giscard d’Estaing à l’Elysée) ; il recopiait les lettres de la nouvelle Héloïse pour sa prétendante qui n’y vit que du feu, selon lui. Isabelle, en Grèce, m’écrivait tous les jours, se raturant avec soin, il me reste une grosse sacoche de cette période, car nos entrevues dans la journée étaient professionnelles et rien n’y pouvait paraître. Ses lettres avaient autant de charme, sinon plus que nos étreintes qu’elle venait nous administrer bien des matins en semaine, traversant la ville en contournant l’Acropole et la Plaka jusqu’à Sografou d’où au dernier étage d’un immeuble sans toit je voyais le Lycabète, l’Hymète, et de plus loin le Parthénon. La peau très brune, le corps vite défait à pas trente ans, elle avait des yeux que son écriture savait rappeler, une limpidité mutine et sévère à la fois, textes de lucidité qui m’ont appris à vouloir. C’est pourquoi j’ai bien failli l’épouser, le fruit en est que nous correspondons à nouveau. J’imagine ses cheveux et son pubis presque gris, les ailes de son nez asymétriques, un port de page qui n’aurait pas soigné son allure. Ma future femme par télécopie, par téléphone, par lettre m’entretient depuis dix ans, il faut des défaillances de nos informatiques portables pour que jour après jour, nous éveillant et nous endormant dans le même lit, mangeant ensemble, contemplant notre petite fille, nous ne puissions continuer quotidiennement à échanger. Des explications, des sensations, des raisons de nous aimer et de grâces, assidûment, parfois des essais de nous dire quand un blocage s’est produit. Quand nous croyons, moi surtout, dévier du modèle. Correspondance avec ma mère, écriture de femme d’une époque qui ne philosophe pas et va au but, celle de Ghislaine aussi.

Oui, j’ai toujours cru à l’absolu, sans le désigner. Il ne se visite pas, il rend visite, imprévisible. Il est le contraire de ce que convoite et atteint l’ambition. Mais je reconnais qu’il y a des ambitieux comblés. Mon ambition maintenant, hors la réussite de notre vie conjugale et familiale, est duelle : la paix qui se reçoit, la créativité qui se travaille. J’y suis installé. Aboutissement que je n’avais jamais imaginé et que je ne cherche pas à évaluer. Vivre sans attendre. Se laisser assimiler par ce qui a été décidé. Dans mes plus passionnantes rencontres, je savais le prix de l’instant, les premiers quand commence une soirée, du texte en voiture sur la route sineuse de l’Attique jusqu’au cap Sounion, le clair de la lune, Chateaubriand a rêvé au même en droit sur cette plage, une jeune fille de moins en moins inconnue, qui sera un peu plus tard sur les matelas pneumatiques d’un appartement biscornu où je campe depuis ma prise de fonctions en Grèce, quand se termine une première nuit, l’adolescente que je raccompagne chez son père l’attaché militaire près notre Ambassade à Lisbonne et une alliance s’est conclue, une correspondance s’entreprend. Je ne savais pas construire, m’arrêter, me concentrer, me contenter. Cette sorte de mort qu’est le consentement à l’autre, très autre, très différent quelle que soit sa bienveillance ou la réciprocité de son désir, conditionne la vie, la résurrection, une sorte de dépouillement, d’abandon des vieux vêtements, des acquis, des vieux souvenirs, des anciens personnages, des habitudes de faire et d’être, de parler et de paraître. Devenir autre pour se faire enfin soi-même véritablement, la résistance qu’à longueur de vie nous nous opposons à nous-mêmes. Imprévisiblement, le progrès dit technique nous le rend, internet écrit et transmet, peut se sauvegarder, heureux terme.

Edith et moi confondons de prénoms l’une de nos chiennes et notre fille. Le phénomène nous est commun. La petite pitt-bull Raïssa était attachée sur un banc, dans l’espace Beaubourg, un jour d’Avril, sans doute plusieurs jours et nuits d’Avril, pas sevrée, attachée si court qu’en tombant du banc, elle se fut pendue. Des loubards pensaient la vendre – cher – à une cliente étrangère qui n’arrivait pas. Ma future femme les intimida en correspondant avec moi par téléphone portable, ils la lui laissèrent, pas même pour le franc ou l’euro symbolique. La petite bête se précipita aussitôt déliée vers la fontaine, buvant à perdre haleine. A la maison, un appartement haussmannien près de la gare du Nord, qu’a décorée Edith et qu’elle aime, que j’ai fini par particulièrement affectionné, parce que nous avons probablement à le vendre pour garder encore, au moins le temps d’une vraie valorisation, ma propriété bretonne, rideaux fins, embrasses de soie, lithographies et œuvres « minimalistes », autant de désordre que chez moi, mais une sorte de prédilection pour certains thèmes et de la cohérence dans l’époque de mobilier choisi, peu de livres, des lits, des sièges, des endroits où demeurer puisque dehors il n’y a que la cour et une rue passante, très parisienne. A la maison donc, la petite bête se jette sur la nourriture. Il apparaît que la céder, malgré les recommandations d’associations spécialisées, c’est la mettre en cage, à la reproduction forcenée et la condamner à la banlieue souterraine, nous l’adoptons, elle est spontanée, son corps musclé et svelte est ravissant, elle a un losange blanc presque translucide à l’encolure, elle a son quant-à-soi, ne recherche pas particulièrement les caresses sauf de son chef de fille, la chienne que j’ai ramenée du Kazakhstan. Joie quand les deux animaux enfin ont joué ensemble, car l’aîné, attristée, craignait de perdre sa place. Deux ans plus tard, accident dans la ferme voisine, Raïssa est volontairement ou pas bousculée par une camionnette, cuisse fracturée et surtout séquestrée plusieurs jours. Désespoir d’Edith courant la campagne en l’appelant soir et matin, désespoir d’amour, retrouvailles inopinées une nuit pluvieuse, les malfaisants apeurés par le battage que nous faisons et la plainte en gendarmerie, la déposent à notre seuil. Depuis, elle est rongée d’arthrose, cherche à vagabonder pour se prouver sa jeunesse, qu’elle manque le soir à l’appel et le désespoir renaît, ma femme ne dort plus, elle s’éveille, elle appelle, la transfuge arrive aux petites heures, quasiment paralysée le lendemain. Nous l’appelons du prénom de notre fille, ou nous disons celle-ci comme s’il s’agissait de Raïssa. Deux êtres qui nous inspirent sollicitude, amour, inquiétude et dont la prédilection que nous leur vouons nous enchantent. Mélange de genres, je ne le crois pas. Nous sommes ouverts, attentifs, amoureux. Ensemble.

Question oiseuse. N’aurais-je pu vivre tout cela avec une autre ? Le fait est que je n’ai pas su le discerner ou le vouloir, le choisir. Les circonstances, plus qu’elles, un véritable mouvement de l’univers, m’ont déterminé, sans que j’ai jamais délibéré.

Toute rencontre, l’amour et l’amitié en sont, est une initiation, nous sommes emportés de tout nous-mêmes hors de nous-mêmes, autrui a une valeur à nous faire nous oublier. Quand j’écoutais, les regardais intensément, mémorisant, recomposant, les trois grands amis que j’ai évoqués, j’étais un pur esprit, oublieux de soi. Quand, dans ma petite voiture, au seuil de son porche, je regardais ma future femme, plus de dix ans avant que nous nous épousions, et que nous ne nous embrassâmes pas, nous venions pour la première fois de dîner ensemble, il me sembla que défilaient dans une lumière bleue douce et rendant tout flou tous les visages que j’avais contemplé avant celui-là, de sorte qu’elle me promettait d’être toutes les femmes de ma vie. Il faut qu’une phrase se termine, les miennes tirent en longueur, s’échappent et digressent, ainsi ma vie que j’apparente à mon écriture, l’une et l’autre se commandent, qu’enfin l’une s’assagisse et accepte le dialogue, c’est-à-dire les égards pour la réalité, et l’autre aussi connaîtra son succès.

Le coup de foudre est un dénominateur commun des expériences d’affinités. On prend l’autre dans son ensemble, chérissant aussitôt une apparence autant que des promesses. Ce n’est pas toujours se tromper. Mon intuition quand Michel Jobert est nommé ministre des Affaires étrangères, mon regard quand Moktar Ould Daddah traverse la pièce sobre et lumineuse de son bureau et de sa table vient à moi. La rencontre de Jacques Fauvet sur le boulevard, à La Baule tandis que Jacques Chaban-Delmas s’est tué en conseil des ministres quand il a forcé Georges Pompidou à lui autoriser un vote de confiance. La foudre qui tomba, sans doute pas loin, quand une jeune Brésilienne, mate et brune comme il se doit, entra, en retard, dans le patio d’une de mes collaboratrices qui voulait étendre mon entourage de nouvel arrivé, plus que de l’éclat, la densité d’une douceur que je sus instantanément d’âme et de peau, que j’éprouvais une nuit peu après et ne retrouvai plus. Edith m’a dit qu’entendant ma voix à la banque, elle se trouva mal, nous ne nous connaissions pas encore. Il y eut cela entre les futurs apôtres et Jésus, et celui-ci à son tour en fit l’expérience avec ce mystérieux jeune homme, dont il n’est pas sûr qu’il fût « jeune », que le Sauveur regarda et aima, disent les textes.

Je ne suis heureux que par tout ce que j’ai vêcu, avoir abouti me dispense désormais de choisir, j’ai tout et bientôt je serai. Disponibilité et transparence qui ne sont pas celles du médium. Plus de projet, que du présent, le souffle du temps quand il s’arrête, tout revient, tout accourt en beauté. Ce qui ne s’évite pas, pèse sur le moment, se perd ensuite dans la résurgence de ce qui avait précédé, la tristesse des ruptures. J’ai entendu sobrement l’expression de celles que je quittais. Il faut espacer vos rencontres, me disent les parents de la très jeune Antoinette, seize ans à peine, à laquelle je me suis accoutumé en lui faisant visiter Paris et ses environs au lieu de potasser mes conférences de redoublement à l’Ecole nationale d’administration, un automne de 1968 où de Gaulle, ayant choisi Couve de Murville de préférence à Georges Pompidou, se bat pour la dernière fois. Elle ne suit pas ses classes, est dans le chagrin plusieurs jours d’affilée. Je me suis exécuté, convaincu que l’amourette n’aurait pas de prise outre-Rhin. J’ai depuis la suite du parcours et peut-être vais-je en accompagner une conclusion heureuse, n’en bénéficiant que pour la joie gratuite d’aider et de donner du monde un aspect souriant à la quinquagénaire qui souffre d’un volage mais espère le garder bon amant et bon père. Te voilà triste, dit son père à Isabelle, ignorant notre liaison et sachant mon départ, faisant soudainement un rapprochement dont il na toujours tu depuis ce qu’il lui avait inspiré. Tu étais tout pour moi pendant ces quinze ans, maintenant, je ne sais plus, prends-moi dans tes bras. Je ne reviendrai plus jamais dans les siens, elle me dit, deux ans plus tard, que se laisser pénétrer par un autre que moi, moyennant quelque temps de viduité mais pas une année, lui a paru étonamment facile. Pas de traumatisme. Edith excella dans l’expression du désespoir qui la faisait me maudire, ele avait le don de m’attirer en enfer par téléphone et j’y revenais ; ce n’est pas ce qui m’a retenu, mais le souvenir, toujours actualisable d’horribles scènes rend crédible l’horreur d’un échec. Mon père continua de désirer et d’aimer ma mère, alors qu’elle avait constaté que leur séparation était inévitable, indispensable ; elle n’eut de repos qu’à sa mort quoiqu’elle le pleurât, mais secrètement. L’amour demeure même quand censément il n’est plus là. Il prend la forme d’une vulnérabilité ou d’une indifférence, étrangement semblables, parce que têtues. Ghislaine et Geneviève si longtemps durables me le signifient.

L’amour ne semble une ambition qu’en projet, qu’avant son aveu, mais il propose par sa consommation une vie alternative, sans doute plaît-il par cette certitude d’un commencement, plus tard si la première fois n’a pas été conclusive, par celle d’un recommencement. Certitude ou promesse ou espoir ? Les femmes, pour ce que j’ai compris, ne s’attachent pas à ces vies virtuelles, les hommes n’ont qu’une carrière même s’ils changent d’établissement mais ils savent que chaque femme les mène en une vie différente. Rétrospectivement, j’ai vêcu bien des alternatives, captivé par l’habitude ou par la brièveté, je n’y prenais pas garde aussi je vis aujourd’hui une totale nouveauté. Je pense que cela ne se produit pas deux fois dans une vie, ou bien il y a péremption des antécédents, ou bien il n’y a qu’une consolation par substitution ou compensation, les remariages. Ce qui les distingue des amitiés, celles-ci se renouent mais ne se ravaudent pas. Les amours devenus autres et qui ne sont que partage de la vie, et du cœur. Sans que ce soit restrictif. L’amour que je vis qui a sans cesse ses accidents, ses rémissions, ses joies. Sans que ce soit absolu. Les uns apprennent la divination, la communion, le respect et une sorte de solidarité spirituelle, de souhait pour l’autre du bonheur. L’autre est la vie-même, il est passionné même si la passion n’est pas forcément entendue dans son acception courante, il passionne, il fait subir, il étreint, nous en dépendons pour tout. L’habitude et l’habitat sont des discriminants, la communion a son épreuve, sa difficulté. L’amour de correspondance a sa facilité. Je vis les deux, fruits de mes indécisions qui sont une de mes vérités, fruits de choix par abstention puis par déduction. Une conduite de la vie amoureuse qui tout en étant le plus clair de mon temps et de ma conscience a été constamment délibérée, ressassée. On ne devient acteur de sa vie que par choix. J’ignore l’aventure ou faut-il qu’elle me fasse oublier toute norme. Cela m’est arrivé, chaque fois sans suite.

23 Septembre au 6 Octobre 2005
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Chapitre  B

   













Beauté, bonté, bien, bonheur.

Des mots d’adulte, des mots adultes. Comment apprend-on ce qui est positif, ce qui est négatif ? Quel rapport entre ce qui est refusé et ce qui est à fuir, ce à quoi il faut renoncer même si c’est désirable ? Qu’est-ce qui est désirable ? Je n’entre pas dans un débat ou une quête philosophique, un dialogue ou une démonstration, j’essaie de voir, de comprendre ce que beauté, bonté, bien, bonheur ont de particulier pour être suprêmes, ont de commun pour être associés et comment une vie consiste à les reconnaître, les courir, les posséder, en jouir, en rayonner, en être prodigues puis traducteurs et peut-être initiateurs, transmetteurs.

Agent de planification chez Alcatel, par recrutement familial, à Pontarlier, son père et sa mère y ont travaillé avant lui, sa mère longtemps encore après qu’il y ait été embauché. Pas très bien de sa personne, timide et habitué aux rebuffades les rares fois où il avance un pas vers ce qu’il souhaite ou qui lui plaît, pas cultivé mais d’extrême bonne volonté, attentif, il se donne sans compter dans une campagne électorale que je mène, en solitaire dans le Haut-Doubs à l’automne de 1980. Il m’accueille, m’accompagne, je ris de l’accent, de la bonhomie, des trouvailles constantes de vocabulaire de sa mère qui est généreuse, spontanée et cocasse, elle n’est pas sûre d’avoir connu son propre père, sa mère était femme de ménage, elle a épousé également un enfant sans famille dont elle est veuve depuis quelque temps quand nos vies se mêlent. A un point qu’elle s’énorgueillit des injures de ses voisines turques ou maghrébines, dans les hauts-quartiers du chef lieu d’arrondissement, la raillent sur la liaison qu’on lui suppose avec moi. J’en aurai deux à Pontarlier, chaleureuses et instructives, les femmes à la peau de lait, qui ne s’épilent pas, qui s’enquiert de la jouissance de l’homme, s’excusent d’éventuelles gâchis et pour peu que l’on s’y intéresse et prête la main pourraient devenir vite des princesses, elles le sont déjà de cœur. Plus lent, mon ami Alain me rejoint en Grèce, après m’avoir visité en Bavière. Sa sœur et son beau-frère plus âgés l’accompagnent. Nicole fondra en larmes d’impuissance, d’humiliation et de désespoir quand, rien qu’en la descente de six étages d’ascenseur, une jeune énarque qui fera son chemin et son mari plus encore jusqu’à ce que la sensation d’être de droit divin et fort protégé les fassent capoter, malgré d’évidentes qualités, la met devant le fait d’une différence totale de milieu, d’éducation au point de justifier un mépris profond et raciste. Je n’ai pas assisté au dialogue, j’en vois le résultat au rez-de-chaussée, une femme de quarante ans réduite aux larmes et à consentir à son inexistence. Je n’avais pas prévu l’effectivité du brassage. La sœur aînée, la mère, ainsi. Le jeune frère donc est seul avec moi un soir au seuil de l’Acrocorinthe, le paysage est étendu, mais médiocre, ce sont les lumières, l’essence du lieu, le climat et l’histoire qui font ici tout. Situer les prêches de saint Paul, avoir marché dans les ruelles de ce qui fut une immense et richissisme capitale de la culture et des marchandises, s’être arrêté autour des colonnes primitives du temple principal, un fût sans apprêt, des galettes rondes pour chapiteaux, un soubassement grossier. La gloire d’un équilibre, d’une plénitude, d’une civilisation, le soir se couchait comme jadis et Alain était silencieux. Je compris qu’il goûtait la beauté, pas seulement du lieu, mais du moment, pas uniquement de notre moment, mais d’un instant serti dans l’histoire et dans l’univers, il participait en toute ignorance des épîtres apostoliques, des guerres entre cités grecques et des classifications archéologiques. Le plateau escarpé, aménagé militairement deux millénaires avant nous, avait ses entrées fortifiées, on était situé par les pierres, les murailles se distinguant des rochers par un apprêt humain, et c’était ce passé marié avec une telle justesse au paysage qui inspirait mon compagnon. Quelle inspiration, quelle participation ? j’ai eu la pensée qu’il ressentait tout, le tout, aussi bien que moi, peut-être bien mieux, plus directement, que ma culture ne m’introduisait à rien mais que l’inculture ne rendait pas davantage disponible, la reconnaissance du beau n’est pas intellectuelle, elle est la sensation explicite d’un accueil, une totalité, une cohérence se prête à recevoir ce qui lui manquait, un spectateur, un esprit qui consacre. L’âme humaine, partout, à toutes époques, est capable de cela, une communion appelée par une certaine totalité, le constater était beau et c’était, précisément, à propos de la beauté.

Au Stadtkino. de Munich, une rétrospective du cinéma français des années 1920, un film surréaliste, les réalisateurs de l’époque explore encore les capacités de la camera, on joue, on regarde tout, on enregistre, le cadrage, les contrastes m’enchantent, je discerne des commencements, des appels à ce qui suivra. L’aîné de mes frères, venu me rendre visite à mon affectation bavaroise, dort. Séquence suivante, des images qui seront celles du minimalisme de la fin du XXème siècle, des décennies d’avance, un dépaysement total, nous ne sommes, mon frère et moi, pas du tout familiers de l’art moderne. Des lignes, des angles, des surfaces, des successions en douce ou heurtées. Voilà du cinéma non figuratif, je m’endors, c’est d’ailleurs muet, Claude vibre. A mon réveil et à la sortie, je saisis qu’il a compris quelque chose, les images et lui ont communiqué.

Au musée de l’Annonciade à Saint-Tropez, Madame G.-D., deux fois veuve, du cercle de mes parents mais appartenant à je ne sais quelle génération, entre. Nous suivons, j’ai douze-treize ans, elle est connaisseuse. Elle s’approche d’une toile, à la toucher, lit la signature de Seurat, se recule, prend des distances, s’exclame sans que ce soit compréhensible, elle admire certaine qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre, et ainsi de suite. La Bruyère a déjà écrit cela. Le musée, presque au bord de l’eau, a tout le golfe et le bourg rose qui s’y mire pour écrin. Le lavis de chaque mur retient l’œil, le pied est heureux des déclivités qui mènent d’une placette à une autre, font arriver à un quai, bousculer un cordage qui ne sert plus à rien, puisque tout est devenu de plaisance, mais une protection totale demeure, la lumière est immobile, il y a du silence comme s’il était peint, car il accroche aux maisons, les tuiles, à peine plus foncées que les murs doivent y être pour quelque chose, pas de passées d’oiseaux en nuages organisés faisant le tour des volumes, mais des odeurs, l’eau jamais loin, la place des Lices, ses jeux de boules, ses platanes, la gendarmerie jamais loin non plus. Les noms de lieux, d’espaces, de rues, on ne dit pas là venelles, parlent aussi, posément, typiquement. Il y a le cimetière marin en surplomb sur le golfe, au dégringolé de la citadelle et de ses ombrages plats. On peut monter vers la chapelle Sainte-Anne, on est vite dans des vignes, il y a des murets, quelques maisons dites de campagnes pour les citadins du lieu qui se déplacent de quelques centaines de mètres de distance et d’une dizaine au dessus du niveau de la mer selon les saisons. J’en ai connus. La messe matinale, à laquelle je me rendais à bicyclette, la nudité des chaussées étroites, des trottoirs plus encore, la luisance des eaux usées jetées à même la rue, la symphonie des ocres à l’intérieur de la petite ville, nuançant les roses de la façade portuaire. Espace des peintres. Les tableaux sont donc partout, au musée, dans la rue, les volumes et la lumière sont là, le marché et les amateurs aussi. Mes parents ont acheté leur seul tableau un peu conséquent, après quelque délibération, un paysage du port, signé Vachon. On a dit, depuis, en famille, « le » Saint-Tropez. Ils ont pensé acquérir son jumeau, des vignes, de même facture, plus bleu, le premier est clair, sans perspective, que des surfaces en bizeaux, mais très équilibré, sans insistance, une ouverture vers un paysage qui ne s’impose pas, qu’on reçoit tranquillement sans doute en ouvrant sa fenêtre, les yeux. Ma mère avait acheté, sans que j’ai gardé la mémoire d’une époque ni même le souvenir de ce que c’était, « un » Valencin. Elle put le revendre à première présentation, plus que le prix qu’elle en espérait, quand nous entrâmes dans le besoin. Mon père disait d’un paysage, d’un circuit qu’ils avaient du cachet, on « faisait » telle corniche sur la Côte d’Azur, les fins d’après-midi, on allait dans les villages qui coiffent autour du golfe de Saint-Tropez et de Sainte-Maxime les collines et s’appellent Ramatuelle, Grimaud ou plus à plat Cogolin, se promener entre des maisons d’une autre civilisation qui n’est ni celle des vacances ni celle des villes, où tout a sa beauté, où il y a de la plante, de la pierre, des échappées pour le regard du ciel. Des villages dont je me suis gorgé en Grèce, toujours blancs, avec des parements parfois bleus, la mer toujours en fond, dont je découvrais toutes les assonnances historiques et qui me semblaient arabes, au Portugal et au Brésil, depuis que j’avais vu Sidi Bou Saïd, Monastir et Sousse. L’art d’un urbanisme qui ne se décrétait pas, les places avaient leur sens, leur orientation, leur niveau, les maisons leur rang, leur préséance, cela se déchiffrait, et pénétrait le promeneur, je sentais que des vies et des siècles se passaient là, que j’en étais étranger, que je ne m’y arrêterai pas, mais que je pouvais un instant comprendre qu’il est possible de voir de beaux agencements faits d’esprit et de main d’hommes. Pas exprès, naturellement. Pas des monuments auxquels on est préparé, des cathédrales, un palais, un centre ville bien apprêtés qui furent construits pour en imposer. Je ne crois pas que c’était pittoresque, c’était beau mais intransposable. Comme ces cailloux si lisses, aux couleurs particulières que la laisse de mer fait apercevoir et regroupe parfois, au sec, ils sont monotones, éteints. Les arroser une fois retirés de l’eau salée et mouvementée les exposerait à des mousses, à des additions. Ils sont fragiles comme une fleur sauvage. J’ai quinze ans, j’ai quarante ans. Ma mère peignait à l’aquarelle des natures mortes, comme ma grand-mère, les arts d’agrément comprenaient cette discipline, les résultats en restent très agréables, ma mère avait en sus, après le baccalauréat que les filles passaient rarement dans sa génération, les années 1920, elle avait suivi « l’école de la rue du Louvre », je ne sais jamais su exactement ce que c’était, ni si c’étaient les « Arts-Déco. ». Elle aimait Foujita, passionnément Picasso à quelque époque que soit son art, de petits livres de collection présentait dans un des rayonnages de ses bibliothèques en palissandre quelques-uns des grands peintres des autres siècles, elle fréquentait les expositions, mais pas les galeries, elle m’offrit mon premier tableau, une aquarelle achetée sur les quais de Concarneau et représentant le port comme de juste. J’étais adolescent, je compris que j’étais pris au sérieux. Pas beaucoup plus tard, je reçus mon premier nu, une silhouette de jeune fille à la gouache, blanche, esquissée, grumeleuse, floue et gentille, qu’elle posa sur un petit chevalet. Elle ne savait pas combien le nu, en peinture, en sculpture, en photographie me passionnerait. A me ruiner, à me damner, à beaucoup oser jusqu’à ce que j’entre dans les eaux calmes où le désir est autre que de l’anatomie et n’excite plus à la conquête qu’est l’achat ou la drague. J’ai acheté quelques dizaines de toiles, aucune n’a de prix que le plaisir que j’ai pris à les aborder une à une, à m’asseoir devant elles, à conjecturer si elles pouvaient chacune m’accueillir, puis s’il était possible que nous vivions ensemble sans en mourir d’immobilité ou d’accrochage routinier. Elles font de l’incohérence dans ma maison mais lui donnent son ambiance, celle du disparate qui n’a de ciment interne que l’esprit, que l’histoire d’une vie, car chaque tableau a sa date et comme j’ai fait mieux que voyagé, j’ai séjourné dans plusieurs ailleurs, il a son lieu de conception et d’évocation. La peinture organise à l’intérieur de son cadre, mais elle murmure à ses dehors. Elle requiert parce qu’elle frémit, même abstraite, elle trouble mais sait conclure, lier et délier. Encore enfant, je lus quelque chose sur la couleur qui déborde des traits. Etait-ce une étude de Chagall ?



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Picasso toujours. Un film montrant à travers sa toile le trait du peintre en train de naître, d’évoluer, la constante bifurcation d’un sujet à l’autre, et pourtant l’unicité du projet. Le trait plus que la couleur, mais c’est la couleur qui donne le volume. Une exposition au Grand Palais, la maternité de la période bleue, une reproduction que j’y achète et garderai longtemps adossée à mes livres. Ce sont mes premières fiançailles et la seule activité tant soit peu culturelle que nous vivons ensemble, Nicole et moi. Je sens que ma mère m’a éduqué. A l’hôtel de Sully, trente ans plus tard, le portrait de la maîtresse du moment, impressionnant d’équilibre et de sobriété, je ne me souviens plus le nom de l’élue, mais de l’effet de ces portraits de femmes très habituelles dans la vie de l’artiste, sans doute, mais figurées avec une majesté et une sérénité les éternisant, les modélisant. Les demoiselles d’Avignon, les sculptures entretemps. Au Brésil, à Sao Paulo, des gravures, des séries impressionnantes d’une apparente répétivité mais d’une imagination (et d’un érotisme) à discerner, déchiffrer, les amours du Minotaure. Tant d’esquisse, tant de traits, et pourtant chacun est décisif, continu, plus que précis, net sans pourtant être agressif. J’en retiens la sensation pérenne d’un regard exceptionnellement inquisiteur mais qui pour durer ainsi sans peser, a de la malice, de l’humour. Attitude autant que talent.

Arp dans sa maison de Meudon, Edith m’y introduit. Je connais les marbres peu figuratifs, j’aime ces matières et ces clartés qui peuvent être rugueuses et mates ou d’une luisance marine, je ne connais pas l’artiste. Les créateurs ont une histoire, mais surtout des lieux. Il y a vingt ans, une matinée dans la halle du minuscule musée d’art moderne de Strasbourg, près du pont du Corbeau. On y expose Soulages que je ne connaissais pas. Ce sont des toiles, immenses, une par mur, uniformément noires. C’est un défi dans lequel j’entre aussitôt heureux et à l’aise. Je remarque les rythmes, les damiers, la brosse appelle la lumière ou la repousse. Il n’est pas question de relief ni d’un graphisme, et pourtant quelque chose se passe, évolue, le rapport entre l’artiste et le visiteur est intense parce que j’entre dans un endroit, dans un espace, dans un silence, dans une époque. Je suis introduit à tout. Plus tard, à Conques, dont j’ai l’habitude depuis plus de trentre ans, la même signature, pour les vitraux, à regarder du dedans, une lumière cistercienne, surtout dans le déambulatoire, et du dehors, je retrouve la palette aux imperceptibles nuances. L’art de la variation en totale économie d’expression. Soulages et Picasso ont chacun ce génie.

Mes vies de postes diplomatiques m’ouvrent aux grands musées du monde, à quelques-uns. Ceux des Pays-Bas, le Kroller Müller surtout, en vacances, ceux de l’Allemagne occidentale en périple, ceux de la côte est des Etats-Unis en visite chez Geneviève qui y est consul, ceux de Munich, de Nuremberg, de Vienne, de Sao Paulo, de la fondation Gulbenkian à Lisbonne sont à demeure ; je suis en affectation durable. Une fois par semaine, en nocturne, je suis à la Pinacothèque, la « nouvelle » s’inaugure pendant que je suis bavarois d’adoption au début des années 1980, celles où Franz-Josef Strauss, francophile méconnu s’il en est, tente de se faire élire à la chancellerie fédérale. Je n’ai arpenté le Prado qu’adolescent et sans discernement, Goya et Velasquez bien sûr, Zurbaran et Murillo aussi. Mais la méthode, quand je suis sur place, est la même, je me la suis donnée très jeune, au Louvre, bien avant la pyramide et la rue de Bercy. Je prends des notes, les références du peintre, ses dates, et parfois ce qui me saisit dans une toile, mais je tiens surtout catalogue et bientôt photothèque. J’ai des pistes, des thèmes, des artistes, « les trois grâces » à toutes les époques, Cranach, Rubens, Baldung von Grien, tant d’autres, les multiples versions d’Hélène Fourment. La clé est le temps passé devant une toile, et surtout la possibilité pratique d’y revenir. Mes soirées munichoises deviennent des fêtes solitaires prodigieuses, je sais tous les itinéraires dans le musée, je peux presque en courant aller comparer une toile à celle que je quitte, puis j’y reviens. Mon initiateur, au Louvre, a été un aîné de quelques années, mais à douze ou treize ans, la maturité fait des bonds et les écarts sont grands. Jacques de B. est inlassable, il m’apprend dans l’ordre chronologique qui est à l’époque aussi celui de la présentation de notre grand musée national. On commence par la « galerie des sept maîtres ». Les batailles d’Ucello. On va vers les célébrités, le portrait de Charles Ier par Van Dyck, les Champaigne . Les Vinci sont plus à voir à la Galerie des Offices qu’à Paris. Il y a les ensembles qui font changer de monde et de temps, les Brueghel rassemblés à Vienne, les fresques de Fra Angelico dans son couvent, Altdorfer sur le Danube de tous les itinéraires royaux et impériaux, pontificaux, le Tintoret à Venise, les plafonds à fresques de Tiepolo coiffant les salles de bal réservées à l’Empereur du Saint Empire dans les grands monastères baroques de la germanité. Ce sont des fréquentations, des retours, de la mémoire qui ressemblent à une ltiurgie hebdomadaire. La peinture est structure, plus encore que couleurs ou traits. Elle choisit ses thèmes à deux degrés, pour ce qu’ils sont et les commandes y eurent longtemps leur part importante, et pour ce qu’ils permettent d’essayer. Il me semble qu’aucune peinture n’est jamais achevée, l’artiste s’arrête par impuissance plus que par satisfaction, l’œuvre est là, il l’a fait naître, elle va continuer toute seule, selon l’endroit où elle aura à être regardée, recherchée, selon l’époque de sa création et celle où elle est contemplée.

L’art minimaliste, toutes les recherches d’Aurelia Nemours, de Delaunay, de Vera Molnar sont pour moi d’effet intime analogue à la musique moderne et contemporaine. Il faut consentir, un dépaysement, une perte de repères, plus possible d’analyser, de comparer, de faire référence à une autre œuvre, le prix à payer est parfois lourd, je me perds, j’accepte d’être nu, de ne rien savoir, de pas savoir écoûter ni voir. Progressivement, quelque chose, comme le thème de symphonie Leningrad de Chostakowitch, apparaît, se présente d’abord ténu, puis insistant comme une trouvaille, s’identifiant de plus en plus, et devenu principe, éclate et répète. La musique de Boullez est à ce prix aussi. La véritable initiation qu’est le sport, la gymnastique surtout, qu’est la valse, je suis dans le mouvement, le rythme, ou je n’y suis pas, n’y serai jamais. Expérience du premier essai de ski nautique où je suis parfait, personne ne pouvant admettre que c’est ma première fois, mais au second, je trébuche, cale dès le départ, prisonnier de l’eau et de ma tentative de me souvenir de ce qui avait réussi. Beatrix m’entraine, une nuit ou presque durant au Musikverein de Vienne. Je suis dans un univers inconnu, un jeu de miroirs et de glaces, tout est facile, tout est continu, devant moi, le visage et les yeux d’un brun très doux de ma partenaire, bien davantage que la coéquipière au travail, que la compagne de découvertes de toute l’Europe centrale de l’est, autant dire de l’Europe austro-hongroise, le temps tourne, la jeunesse est mienne, il y a du sourire partout, la piste est celle des auto-tamponneuses ou de quelque parquet pour compétitions en salle, ce ne sont pas les cariatides pompeuses, les plafons à caissons, les balcons à rembardes enrobées de velours, la tenue de soirée qui est de rigueur, j’oublie mes mains, mes épaules, mon regard, je ne suis plus que jambes et je ne dirige rien puisque je ne sais pas danser, tout se passe dans les bras de ma cavalière. Deux souvenirs, Viviane qui parfois me prenait comme chevalier servant avant nos vingt ans, mais à l’instant de la valse, quelques petits « quarante-cinq tours », le beau Danube bleu, Aimer, boire et chanter et tant d’autres de quelques minutes chacne, je la perdais, elle était demandée par son frère, le cou et le dos infiniment raide mais tournant impeccablement, sans art ni émotion que ce qui peut-être se racontait dans le cœur de mon élue. Et Rodolphe entrainant inoubliablement, sous la plume de Flaubert, une Bovary éperdue, déjà donnée, découvrant la vie, la seule respiration qui oppresse et délivre. Je vis ce que je n’ai jamais vêcu. Et ne vivrai peut-être jamais plus. Tous les sens, la perception du temps, la sensation de l’environnement, du cadre, le toucher même de la partenaire sont absorbés en un mélange unique qui se vit mais ne se dit pas. Ainsi, la contemplation d’une toile. La mystique n’a pas cet état, car elle est dialogue, la sensation de plénitude n’est pas explicite, une rencontre s’opère, l’altérité domine mais elle est le bien-être même. L’art plastique, la musique, la danse absorbent, attirent, remodèlent, je m’abandonne, je suis guidé.

 Les musées grecs après les antiquités au Louvre demandent du temps. La sculpture veut qu’on en fasse le tour, exige qu’on s’arrête. Les modernes, Rodin, Michel Ange, Benvenuto Cellini ne me requièrent pas autant, ils expriment et choisissent le corps humain pour autre chose que ce qu’ils représentent. Il y a l’amour, la fatalité, la désespérance, la pensée, l’âme humaine saisie, montrée, choisie dans un aspect, sous un autre angle. La Grèce classique ne parle que de beauté. Jusqu’à mes quarante ans, j’ai vu de la pierre, des statues. A la Glyptothèque de Munich, j’ai écrit des portraits tout en photographiant les bustes. Je voyais des contemporains, des proches, des types humains aussi, de la psychologie, tous pathétiques par une sérénité de deux millénaires, si semblables et pourtant venant de si loin et d’ailleurs. Là encore du temps, moins de retour, mais je discerne une statue, la retiens, m’installe à la regarder, je tourne, j’évalue, je me laisse prendre. Pas de pureté dans la Grèce antique mais pas d’exhibitionnisme non plus, dont les peintres du  XIXème nous ont donné la démesure, la Maia desnuda, les nus de Corot, auparavant il y avait eu certes la Bethsabée de Rembrandt, mais les nus de Rubens ne sont que lumières. A Olympie, l’Hermès est parfait, dieu fait pierre et homme, il ne pouvait être l’un sans l’autre. Le marbre n’appelle pas le geste d’amour, ni même la rêverie, la beauté non plus n’a pas ce langage. Le silence est recommandé comme un secret, comme une condition par les yeux sans pupille, l’arcade sourcillière dépouillée, les oreilles, le pied, le mollet sont la signature de l’esthète. Aucun sentiment ni d’effort ni de repos, ni d’attente. Hermès règne nu, sans poids, presque sans volume, d’une présence totale. Il peut être regardé seul. Les ruines des grands sites helléniques, le Parthénon, Delphes, Olympie, Samothrace mais aussi Vassae, Paestum, Agrigente sont de même immanence, sans émotion, statiques, éternels, déchiffrables, sans doute pour des traductions et des correspondances très différentes de leurs origines ou de ce qu’en découvriront nos descendants, mais elles sont à portée de l’esprit humain, elles sont son œuvre. J’ai beaucoup écrit, assis sur des blocs millénaires, trouvant que le paysage convient parfaitement au monument, et sans doute que l’état de conservation de celui-ci est probablement un habit plus propice que le premier à l’état neuf. La lumière grecque ne vibre pas, elle ne joue pas comme dans les vestiges celtiques ou en Egypte pharaonique sur l’apparition ou la disparition de la source lumineuse, elle ne suit pas la course du soleil, elle la précède. La Grèce a créé le jour, la forme, l’immobilité et elle continue d’apprendre que c’est cela sans doute la vie, une forme de la vie très mystérieuse mais très accessible. Le rythme des colonnes, si abîmées soient-elles à Sounion ou à Corinthe ne laisse pas insensible même le touriste le plus inconscient. La chaleur est la même à Mycènes, à Tyrinthe qu’en Attique ou dans le Péloponèse mais la lumière, les reliefs environnants sont différents, la civilisation a atteint un sommet. Je n’entends rien aux mathématiques, toujours pantois devant mes camarades d’enfance qui d’un regard au tableau avaient vu la solution du problème de géométrie, mais je crois que la science des nombres, des proportions est plus qu’un langage, plus qu’une poésie quoique la comparaison soit déjà forte, mais elle est usuelle, et les mathématiciens sont philosophes, mystiques plus encore, Pascal, Descartes, mon père. La Grèce est mathématique, sa géométrie n’est pas figurative, les intuitions et les découvertes du nombre ont précédé le trait, peut-être même pourrai-je croire, l’écriture. Mais on n’entre pas en familiarité avec l’art grec classique. Il n’y a pas d’initiation, il y a présentation, c’est une existence autonome, indépendante de l’artiste, de l’époque, du pays, la sculpture et l’architecture grecques antiques, dans leur période classique surtout, mettent l’homme de tous les temps et de tous les cieux de plain pied avec elle. Le tête à tête avec l’intelligence s’appela beauté et justesse à mes quarantes ans accomplis à Athènes.



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La sculpture de maintenant, figurative et se passant de site, appelle au contraire le dialogue, la présence est individualisée. Ce sont souvent des bronzes, ce peut n’être pas « grandeur nature ». Lors d’une présentation de mode au bord du Tegernsee, en vitrine, je vois trois magnifique reliefs, des torses féminins émergeant de l’écume. Je rencontre le sculpteur, tête aussi belle, nez, front, regard bleu, il travaille non loin. Il a d’abord appris à dessiner, il a copié Michel Ange et Raphaël. Puis, Arno Breker le prend dans son atelier, ce qui le fait échapper à la conscription du IIIème Reich. A ce que nous appelons la Libération en France, il quitte l’Allemagne, s’exile à Barcelone. Un jour, sur les ramblas, en plein midi, un soleil de fer, une lumière étonnante, il aperçoit une jeune fille au port de tête impeccable, traverse la rue, l’aborde, lui expose son état, lui propose qu’elle l’accompagne à son atelier et pose pour lui. Elle ne prend pas cela pour de la drague, on est dans l’Espagne encore chaude de la guerre civile, 1948. La jeune fille se déshabille posément, puis commence de dénouer ses cheveux ; Heinrich Faltermeier l’arrête dans son geste, quand elle les retient encore à deux mains sous la nuque, et travaille. Trois séances, après lesquelles il réfléchit comment rétribuer sa jolie modèle, lui donner l’exemplaire de travail, celui à partir duquel il reportera les mesures et fera l’œuvre. Mais elle ne revint jamais, il n’avait ni son nom ni son adresse. La sculpture, une jeune femme nue se préparant à sa toilette, un genou à peine fléchie, cambrée, la taille marquée mais sans que les hanches soient trop amples, les seins parfaits et tenus haut, est appelée par son auteur, la sérénité. Nous échangeons en espagnol qu’il parle bien mieux que moi. Il est intarrissable sur la beauté qu’il ne définit pas mais qu’il entoure de concepts forts, le travail, le classicisme, le trait, le toucher. Je ne l’ai jamais vu malheureusement travailler, mais j’en ai été proche. 

Sous la toile mouillée, des œuvres que je verrai plus tard, fondue en bronze, la terre est gris foncé, mais tout est net, déjà élaboré. J’ai décidé d’acheter la sérénité. Dépensier, dix années n’ont pas été de trop pour que je réunisse la somme, prix d’amis. Laissée « au clou » - le Crédit municipal de Paris – ma statue a été estimée à une somme dix fois moindre, sur laquelle il ne m’a été prêté que la petite moitié. Je possède le troisième exemplaire, il y a celui d’Henrich, un second qu’il avait vendu et qui lui a été rendu, le mien. Sa première route a été des lacs bavarois sous la neige jusqu’à Vienne. Elle est restée au bas de mon escalier patricien, un immeuble Prinzeugenstr. le long du Belvédère. Des ouvriers l’ont montée à l’appartement que je louais. 

L’étrange sensation qu’une femme soit ainsi immobile et nue, nuit et jour, dans mon salon, entre deux pièces la bibliothèque et la salle-à-manger où je passe, demeure, je m’arrête donc, caresse le bronze patiné en marron foncé. Le front est pensif, sérieux, expressif d’une sérénité, effectivement, mais réfélchie et conquise. La sculpture de Breker est encore plus décorative  mais elle ne pense pas, elle s’inscrit dans des sites, elle signifie de la puissance. Celle de Faltermeier est recherche d’une perfection à la grecque, mais sans plagiat, sans répétition. De mêmes dimensions, deux autres nus féminins, l’un de 1937, la femme enfant chère à l’époque, un peu raide, l’autre de 1986, trop flexible au contraire, une amie au village de Piesenkam. Je voudrais pouvoir ainsi constituer « les trois grâces », thème si plaisant, la statue déjà en ma possession est la plus accomplie, cela tient au modèle, mais sans doute à un temps de la vie d’Heinrich, capable de désir et pas seulement d’art, capable de respect plus que de voyeurisme, exilé et insensible aux modes, libre. Plus tôt, il ne l’est pas, plus tard, il est séduit par un modèle plus affirmé, moins apaisant. Il réalise ce dernier aussi en femme assise – de petites dimensions – que j’ai pu acheter, debout elle ne tiendrait pas, mais elle a de la distinction. Je vis ainsi entouré de ces silhouettes, figées mais amicales.

La sérénité a joué un rôle de partenaire pour des séances que je n’avais pas prévues. Les premières photos de nu que j’ai prises sont de Ghislaine, en noir et blanc, un contre-jour heureux, des rideaux d’un appartement parisien, pudeur de mon élue, pose attentive résumant notre relation d’alors, l’attente de ma jeune maîtresse, attente de l’étreinte, attente du mariage, attente de la vie. C’est par la photographie que je m’aperçois de sa beauté, peut-être pas parfaite, quoique pendant une grande dizaine d’années j’en ai été persuadé. Nus en pied. Puis en couleurs, avec des lampes diverses, sur fond de murs immaculés sans mobilier ni aspérité, un drap à terre pour éviter toute ligne et toute rupture, des dizaines de clichés pris ainsi. C’est l’Allemagne. Sur les pentes de l’Hymète, un après-midi à la lumière diffuse, elle lit un policier, longuement, pas de très bonne humeur, je prends son corps au grand angle, en détail, en paysage, c’est immense, des paysages désertiques, des formes marmoréennes, du volume très simple, une impression donnée d’éternité, pourtant le corps, le moment sont contigents, je rampe autour de ma maîtresse, je m’exprime plus que je ne l’exprime. Il y a eu et il y aura des jeux, érotiques, un coucher de soleil dans les sapins de la Forêt noire, le corps en feu. Il y aura avec Anne des nus en pleins escalier de la Chora, au pied du monastère de Patmos, le corps féminin, un corps étreint et connu, que je regarde autrement et qui est sans doute content de s’exposer, des touristes ou des moines pourraient arriver, nous opérons tranquillement. Dans un appartement très étendu aux murs de pierre de taille médiévale, dans les remparts de Monemvassia, à l’est du Péloponèse, d’autres images, avec Anne. Encore. Je tente de reproduire les mêmes clichés avec un autre modèle, avec Ghislaine, donc, c’est difficile tant à Patmos que dans la forteresse. Une sorte d’ivresse à fixer un corps, de la forme, une matérialiation du désir, le mien, mais aussi la perception qu’a d’elle-même la femme que j’étreins, la sensation et la pose que lui inspirent mon désir ou mon regard, les deux. C’est le thème de La belle noiseuse. La version longue du film de Rivette me trouble à perdre tout contrôle de moi-même. Je puis avoir quelque ressemblance avec Michel Piccoli, je voudrais vivre cette intimité avec un modèle qui consent et qui pourtant résiste et défie, un modèle incertain. Je suis depuis plusieurs années en Autriche, Ghislaine et Anne ne me voient plus, elles ont duisparu dans des circonstances qui ne font pas partie de ce que j’essaie – ici – d’élucider, ce qu’est la beauté, la beauté en soi, s’il est possible, la beauté fabriquée par l’artiste selon une vue et un projet qu’il fait partager dans les limites de son talent ou transporté lui-même jusqu’à l’inconscience par le génie qui lui tient la main et lui fait produire plus que ce qu’il voit ou imagine, la beauté que je tente à mon tour, sinon de créer, du moins de susciter. Pour l’heure et cette époque, la photographie, quoique je rêve à partir de mes images, de ne plus retenir que les contours, les traits, de les prendre à la main, de les mélanger, d’en faire un paysage, pas du tout un mélange, mais un itinéraire visible et empruntable de plusieurs manières, selon la route que choisit le regard, ou la main qui reprend la ligne. Barbara est en blouse blanche, elle a des yeux bleus assez foncés, une chevelure de pâtre, elle est attirante, assez francophone, chirurgienne en stage au Franzjosefspital où j’ai été admis dix-huit mois auparavant, à l’article de la mort, une péritonite appendiculaire, diagnostiqué sans examen que quelques minutes cliniques par une célébrité viennoise. Plus d’un mois immobilisé, fatigué, souffrant, la veille de ma sortie, Barbara me visite, elle était sur le plateau de l’intervention. La voici me visiter maintenant chez moi, un chandail rouge, une jupe noire, des photos que je manque, du dialogue dont je ne me souviens plus. A ma surprise, peu de soirs ensuite, elle se déshabille, me montre un corps adorable, en tout cas un de ceux qui m’ont inspiré le plus de passion physique, mais que je n’ai pas pour autant complètement possédé. Une soirée, une pénombre, plusieurs heures à prendre des dizaines de photographies, et la sérénité devient la sœur de mon amie, qui dialogue avec elle, l’étreint, la contourne, se pose à son côté. Une autre femme viendra danser autour de la sculpture, une artiste véritable, mal mariée, portraitiste en vogue, que son mari jaloux assassinera plus tard, dans la baignoire, aidé de leur fille. Du moins, c’est ce que je reconstitue, en espérant que des photos qu’elle avait prises, en retour, de moi pas bien beau mais très masculin à mes cinquante ans proches, n’ont pas été la cause de cette explosion de haine. Reka, nettement plus âgée que Barbara, au corps plus rond, plus apprêté, assez semblable à celui de Geneviève, n’était pas sensuelle, elle riait de me masturber tout en dansant autour de statue, s’amusait du sperme, ne se laissait pas caresser. Secret sans doute d’un couple d’impuissance et de frigidité, pathétique d’une excellente portraitiste, qui m’offrit une peinture noire, comme une vie fantomatique dans des abysses que rien n’éclairerait que des regards et quelques fragments de formes peut-être animales, de l’onirisme. Demeurée seule avec le temps et mes changements d’affectation, la sérénité est devenue la mesure du temps et de ce que le corps féminin me dit de la beauté. Phase de ma vie où l’esthétique l’emportait sur la physiologie, où je préférais posséder l’image pour moi seul qu’un corps qui me fuirait. Barbara a disparu, après m’avoir dit qu’elle m’épouserait même si je partais loin, elle était mystérieuse, avait probablement un amant dans le corps médical, jouait du piano, vivait apparemment seule, venait presque à l’improviste, personnage de roman que j’ai tenté mais qui insiste plus sur le désir assouvi de capter des images que sur une personnalité qui rétrospectivement m’intrigue, après m’avoir longtemps attendri et parfois obsédé. Alchimie. Ces photographies ont leur épilogue chez Jan Stratil, peintre académique selon son prospectus dans l’ancienne Olmutz en Moravie, du figuratif qui par une lumière pas trop soutenue fait revivre l’émotion de la prise d’image. Mes modèles et maîtresses sont ainsi presque grandeur nature, le roi de Bavière avait une salle à Nymphenbourg où étaient portraiturées toutes les belles de Munich, ses contemporaines, l’amant de Lola Montès. Je ne prétends pas à cela, ni que cette peinture soit convaincante techniquement, les corps sont mieux rendus que les visages, j’ai donc produit à mon artiste des dos ou des trois quarts arrière, mais l’effet de groupe trompe ceux qui ne voient qu’une décoration, mais pas le rapport entre des images et ce que j’ai vêcu, contemplé, saisi et c’est tant mieux. A ma mère qui trouvait qu’il y en avait trop, j’étais à Vienne et en me penchant je voyais le haut Belvèdère, celui du prince Eugène de Savoie, la ligne de front quand les Turcs assiègèrent la capitale des Habsbourg, je recevais d’anciens ministres autrichiens, le vice-chancelier Androsch, le cardinal König, un temps « papabile », cela ne choquait pas, je lui répondis, que diriez-vous s’il s’agissait de garçons ? Le nu contemporain est surtout féminin, le nu antique est plus souvent masculin, chacun correspond à une idée, une certitude de la beauté humaine. La Grèce la voulait inexpressive, elle préférait une spiritualité diffuse, valant par elle-même sans que le sujet y prenne part ; notre époque, quand elle est encore figurative, représente la pensée, donne des paraboles. Camille Claudel dépasse Rodin puisqu’elle peut saisir la beauté dans un instant choisi ou provoqué, tout en suggérant un état d’âme, son amant était obnubilé par l’expression, et une sorte d’horreur de l’éphémère. La beauté domine le temps pas tellement parce qu’elle traverse les siècles si la matérialité de l’œuvre n’est pas mise à mal, que parce qu’elle amène celui qui la contemple et croit s’en saisir, à se laisser prendre et extraire du temps, de l’époque et de la vie qui sont les siens.

J’ai couru plus simplement. Ainsi, les statues de Maillol disposées par André Malraux sur les pelouses des Tuileries, autour de l’arc du Carrousel, souvent déplacées pour les travaux de voirie souterraine. Ainsi, les reliefs au bas du Trocadéro, ainsi aussi, tout un dimanche 10 mai 1981 où je voulais tromper mon attente, mon angoisse du scrutin que je savais serré et croyais décisif, les statues au bas des marches vers la Seine du palais de Tokyo. Analyser tranquillement ce qui peut se résumer par le mot de beauté. Quoi donc me retenait, alors que les sculpteurs présentent des œuvres si différentes d’inspiration, de pose ? Qu’y a-t-il de commun dans ces sculptures de plein air qui sont en groupe, en nombre et d’une certaine manière supplante les passants, sont majoritaires et chez elles, donnant pourtant quelque permission d’aller à elles. Les bronzes luisant, massifs, parfois bien plus grands que nature, de Maillol sont hiératiques, posés, définitifs, très volontaires même quand ils sont gracieux, d’une lourde grâce qui devait être la morphologie de la plupart des modèles, enseignement qu’un corps lourd a quand même son équilibre, sa logique, je dois donc dire sa beauté. Du temps, de la liberté, la liberté de passer du temps, oublier le temps, la liberté d’aller et venir. L’idée de la statuaire en plein air n’est pas neuve, mais les sujets à Versailles ou à Schönbrunn sont serviteurs des haies, des allées, des perspectives, tandis qu’aux Tuileries ou bien dans le parc célèbre d’Oslo, les statues vivent, simplement figées pour l’instant que je les regarde, je ne leur suppose aucune histoire, aucune vie, la littérature sur Maillol donne des précisions sur les modèles comme celle sur Rodin n’en fournit pas. Les sculpteurs qui valent par les modèles, les peintres, Picasso, Matisse et leurs maîtresses, il s’en dégage une prémonition spirituelle, des couples qui n’ont pas produit que de l’art plastique, même s’ils ont peu duré ou s’ils se constituèrent sur le tard, et les artistes qui valent par un regard, une façon de voir et de transcrire, Modigliani si simple qu’on le copie, l’art moderne parfois si simple, qu’il est copiable, sauf qu’il y manque une vibration, celle de l’invention. Quelque chose a été rejoint qui semble avoir préexisté.

Une autre expérience n’est plus celle du groupe, non plus celle de l’artiste, la statue est là, brute, qui ne se dérobe mais qu’un regard en passant sous un seul aspect dans une lumière d’un moment n’analyse pas assez. La vie est sous-jacente, il faut dépouiller la pierre, le bronze. J’ai fait cet exercice autour d’un éphèbe ou d’un faune dans le parc du palais de Compiègne, autour d’une amazone et de son cheval, devant une officine de l’autre côté de l’Isar, à Munich, mais surtout autour de l’Aphrodite de Cnide dont j’ai appris, vêcu qu’elle avait été de nombreuses fois répliquée, mais avec des variantes. J’ai travaillé celle de Munich, la plus nue mais la moins complète, je ne connaissais pas qu’il en existât plusieurs versions, quand j’ai visité en 1977 les musées du Vatican, une troisième se trouve je ne sais où, l’iconographie que je me suis procurée est muette, le port de tête varie, plus ou moins libéré, plus attentif, presque plus jeune chez l’une. Le dos est probablement le plus significatif d’un nu, il donne l’équilibre, la proportion, la pose, ces inclinaisons à peine perceptibles du corps, l’appui sur les jambes.

Les tableaux dont je suis entouré ont leur charme, je ne peux écrire qu’ils sont chacun beaux, ils sont complets à leur manière, ont traité leur sujet, s’apparentent les uns aux autres soit par une dominante de couleurs, soit par le format. Ils me plaisent, ce sont des compagnons, ceux et celles avec qui la vie quotidienne se déroule, se continue ne sont pas beaux intrinsèquement, au premier coup d’œil. Ils sont entrés dans mon existence dans des circonstances les apparentant chacun à des personnages. Les sculptures sont présentes autrement, elles disent qu’elles sont de l’art, elles me rappellent quel support peut avoir la beauté. Ce ne sont pas des idoles, mais des mesures. La personne humaine n’est plastiquement belle que par épisode, par grâce, selon un dialogue souvent spirituel quand ce n’est pas celui du désir ou de la mémoire. La beauté d’un visage, d’un corps a son affaissement, s’éteint plusieurs fois, parfois durablement dans un seul moment. Je ne cherche pas, je constate. Propos qui n’est pas d’un créateur, mais d’un compilateur, je le reconnais.



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«  Le cygne… ses larges palmes, et glisse. » - « … et refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. » - «  Mais tout dort, seigneur, et le vent, et la mer et les flots ». Mes professeurs de lettres lisant, Marius Jamault, Marcel Demonque, le silence comme si une tenture précieuse mais inconnue lentement était déployée. – «  Nous partîmes cinq cent, nous étions trois mille en arrivant au port… Cette obscure clarté qui tombe des étoiles. » … Gérard Philipe au Français, la chemise ouverte, les bras descriptifs plus aériens que les ailes d’un albatros, le regard radieux, solaire dans des lumières pourtant de crépuscule, après les stances, le récit. Cyrano de Bergerac soufflant les mots d’amour à son rival, sous le balcon enfeuillagé. La description par Chateaubriand de l’apparition au très petit matin, du roi, au son des tambours, pour sa chasse à courre quotidienne. La terrasse des Tuileries peinte par Balzac, le panorama de Tolède par Brasillach, l’accueil de Jean Moulin par Malraux au Panthéon. La cadence d’un roman, les images se superposant, Paulina 1880, Le diable au corps, Le moulin de Beaumugnes, le dialogue des amants qui enfin vont se posséder dans Le partage de midi.  Bonaparte enlevant le pont d’Arcole ou entrant dans les rangs censément adverses au lac Laffrey. L’adieu des Ephésiens à Paul, repenant le bateau, qu’ils ne vont plus jamais revoir. La péroraison de de Gaulle à Conakry : «  Et si je devais ne plus jamais vous revoir ».

Sans doute, le texte fait-il encore mieux que les arts plastiques pressentir ce que peut être la beauté, elle est émotion, provoquée, organisée, voulue par un auteur. Nous avons chacun de beaux moments, et il nous semble qu’ils sont vraiment donnés, tout faits, il n’y a plus qu’à en jouir, au bord de larmes singulières. La musique, probablement, achève la définition. Le texte lu, le discours suivi ont leur logique, ils créent une attente et selon que celle-ci est comblée par ce qui suit, la sensation de contentement, d’adhésion à une forme de la perfection reçoit son libre cours. J’ai ainsi entendu, au garde-à-vous, comme toutes les personnalités locales réunies ce matin de 1996 autour du monument aux morts, Préfet et évêque présents, la retransmission en direct de ce que de Gaulle dit pour le cinquantenaire de Verdun. «  Mais la gloire qu’il s’était acquise à Verdun… et si dans l’extrême hiver de sa vie… ». La houle des anciens combattants en fond sonore, la grande occasion d’une reddition de la justice historique partiellement manquée, partiellement saisie. La souveraineté d’un peuple exprimée par son chef vis-à-vis de l’Histoire. La musique a encore plus de logique, si l’œuvre est déjà connue et assez mémorisée, chaque note a triple valeur, elle ajoute au présent, elle fait écho à celles qui la précèdent, elle appelle les suivantes, les font attendre, les conclut. La vie a ce génie, la création en train de se faire et pour l’auditeur en train de se vivre. La culture a sa portée, elle rend encore plus sensible le chef d’œuvre, pas d’opération intellectuelle particulière qui le situerait, le comparerait, l’adhésion semble innée, je suis dans le mouvement. Un tableau, une sculpture invite à s’arrêter, à regarder, à entourer, c’est le spectateur qui bouge. Le texte, l’œuvre musicale, la danse s’offrent au contraire à une âme qui palpite, qui attend, qui apprécie d’être muette pour mieux communier. 

J’ai été tardivement attiré par la beauté parce que je ne l’ai identifiée que très progressivement, comprenant qu’elle est le produit d’un jugement, donc très subjective, très dépendante d’une culture, de la mode, d’un contexte, voire même de l’humeur du moment, mais qu’elle a aussi une forme précise, non modifiable à laquelle je n’ajoute rien, qui me tient en respect, en silence. Originellement, la beauté est liée pour moi à l’émotion, à la vibration qui meut l’âme, contente l’esprit et fait frissonner le corps tout ensemble. Il me fut dit d’abord que telle situation, telle histoire, tel récit sont beaux. Probablement, la première initiation est à mes six ou sept ans. Gilbert Lamande, un Jésuite, au visage régulier, au nez aquilin, long, magnifique, celui de François Ier, fait de la chapelle quelconque du « Petit Collège » de la rue Louis David à Paris un chef d’œuvre. Cela commence par une fonction d’auditorium, de la musique classique, des fonds de grégorien, une récitation de la Passion lue par un étonnant et prenant ténor, dont j’ai oublié le nom, tirée de Péguy. Quelques mots latins, l’univers au rendez-vous d’une nuit en plein jour, l’interrogation clamée à tous les temps : «  le juste poussa la clameur éternelle. Devant quoi cria-t-il ? Il n’avait pas crié, sous la lance barbare, il n’avait pas crié… ». J’imagine que Bossuet saisissait la cour et peut-être le roi par un tel verbe. Nous frissonnions, nous étions engagés à incliner profondément le buste, les épaules, la tête au passage du prêtre venant célébrer, en sorte que la lecture des Lettres de mon moulin, où les curés sont nombreux et typés, prenait un goût savoureux, nous participions. Il y eut plus tard une décoration sensationnelle qu’aurait pu inspirer les monastères serbes aux intérieurs peints d’anges aux ailes multiples. L’artiste, Gilbert, un homosexuel à l’histoire sans doute complexe et auquel s’était attaché le père spirituel de mon enfance et qui mourut très jeune de ce qu’on était très loin alors d’appeler sida et de considérer comme un fléau, peignit à fresque des panneaux de bois où les personnages dansent la Passion, exhibent les outils, ne touchent plus terre pas plus qu’un Christ souvent évoqué mais qui ne peut faire oublier une lourde crucifixion, sculptée sur bois, et éclairée indirectement. Entrer dans cette chapelle, c’était pénétrer dans un secret que le cœur s’ouvrait lentement, en battant différemment. Le Père Lamande disait l’essentiel toujours sous cette forme du secret, à voix basse et ayant imposé le silence. Mes premiers affûts aux cervidés furent en forêt de Compiègne, près de Vieux Moulin, nous apprenions à nous taire, à ne plus entendre nos respirations pour mieux écouter, attendre, percevoir. Dans cette ambiance qui faisait de nous les rois d’une marche décisive vers la connaissance, tout était nouveauté, résonnance, exception : une rare initiation. La croisée d’ogives, essayée sans doute pour la première fois dans un déambulatoire roman, à Morienval, ne se trouvait-elle pas aux cîmes des hêtraies des grandes forêts de l’Ile-de-France, et les cathédrales gothiques précisément, picardes et autres, ne font-elles pas ceinture autour des chasses royales. De là, les façades et les chevets, puis les vitraux, les nefs, pas tant la statuaire que l’architecture. Dessinateur hors pair, le Jésuite nous demandait en classe d’instruction religieuse de fermer les yeux, puis de les rouvrir après qu’en quelques minutes, à main levée, il ait figuré au tableau noir à la craie de couleur une rosace somptueuse. Il ne définissait pas Dieu, il était dévoué à la Sainte Vierge, il avait le culte des mères mais se mettait à la place des pères, pressentait le drame en chaque couple, contemplait l’indicible et la confirmation de sa foi dans l’âme des enfants que nous étions, dociles, plutôt pieux et recueillis, sensibles à ce qu’il nous commentait être la beauté. Il s’agissait d’héroisme que ce soit l’artiste, que le guide montagne se sacrifiant pour ses clients, que le commandant de navire en perdition, l’homme et l’œuvre, et une action est bien une œuvre. Nous apprenions la morale par l’esthétique, et l’art par une sorte d’éveil de nos sensibilités à ce qui a du rythme et dont la structure peut se percevoir facilement, amenant ensuite par la logique à quelque niveau supérieur d’une vérité immanente, le spirituel causait la beauté, la produisait.

Quinze ans plus tard, un autre religieux, Bénédictin, Dom Jacques Meugniot, lui aussi, m’enseigna cette hantise de la beauté qu’il préférait identifier à la perfection. Il ne montrait ni architecture ni exploits, les textes étaient toujours utiles, comme les degrés d’une ascension qu’il me fallait toujours reprendre à chacun de mes séjours à Solesmes. Il s’aidait naturellement du grégorien et de la liturgie des psaumes, mais eut la délicatesse de me laisser trouver seul la poignante et subtile coincidence entre ces chants trois fois millénaires et l’âme humaine contemporaine assoiffée d’être compris, accueillie, recueillie. « Sub umbra alarum tuarum, protege nos ». Ses lieux, ceux de sa communauté, parlaient d’eux-mêmes, les bâtiments 1880 se mirant dans la Sarthe, une belle façade classique sur une terrasse bien arborée, une façon de clocher modeste respiraient une tranquille harmonie qu’une construction plus homogène ne produit pas, ainsi saint-Benoît-sur-Loire ou la Pierre-qui-Vire ou en En-Calcat. J’apprenais que la beauté se donne, se laisse qualifier par celui qui sait la trouver sans référence, sans exigence, sans attente. Le scoutisme que je pratiquais de mes huit à vingt ans, imprégnait dans les années 1950 à peu près tout d’une aura admirative. Le folklore, l’authenticité d’un villageois, la sauvagerie des Causses nues et sans limites, une arrivée à Vézelay, l’herbier à constituer, l’insecte à observer, la cosmographie à plaquer sur des ciels encombrés bien après minuit quand tout se tait et que l’immensité est au-dessus de nous, béante à nous aspirer, plus on y aventure et laisse le regard. Passer de la nature et de l’univers à l’orientation de sa vie était l’exercice d’alors, mais les concours et les examens que je passais n’étaient pas dépaysants, le service de l’Etat, la grandeur que de Gaulle conférait à la vie publique semblaient du même ordre inné, nécessaire, équilibré comme un temple grec, comme l’Hermès de Praxitèle aux yeux sans regard. J’ignorais la laideur, le péché, le mensonge, sinon ceux véniels que je proférais pour explique un mauvais carnet de notes ou des découpages ou griffonnages indûs dans mes livres scolaires. Je n’aurais pu dire si tel de mes camarades de classe était beau ou laid, ni ma mère ni mon père. La beauté était une attirance, quand elle était humaine, je ne savais pas si elle était de nature plastique, spirituelle, j’avais tant appris le primat de l’esprit, et que la seule vérité est celle du cœur, que l’on ne voit et que l’on ne comprend qu’en écoûtant, regardant, se taisant. J’étais alors aux antipodes de ces mouvements si adultes de prédation et de collection, quoique le très jeune enfant ait comme mouvement de la connaissance de tendre les mains et de porter à la bouche, à sembler s’approprier des proies.

Mes premiers discernements d’amour ne se réfèrèrent pas à la beauté. Ni Viviane, ni Laetitia, ni Laurence qui chacune m’ont marqué et qui m’occupèrent, n’étaient belles, mais, pour moi, selon moi, elles avaient un charme qui produisait plus de lumière et d’étincellement qu’une perfection de voix ou de visage, quant au corps, je ne les voyais pas. J’étais rencontré plus que je ne choisissais, je n’avais donc pas à argumenter avec moi-même et à me décerner des prix d’excellence pour l’exceptionnalité de celle qui me faisait pencher vers elle. Je ne faisais aucun rapport entre l’agrément d’une personne et le plaisir de sa compagnie, encore moins entre un visage qui devenait familier, qui m’attirait sans que je susse pourquoi ni même me le demandasse, et les grands portraits présentés dans les musées que je fréquentais et où je prenais des notes. Je ne ferai pas davantage bien plus tard le lien entre les nus du Titien et les photographies que je prenais des femmes vivant avec moi. Il y a donc une césure entre le sentiment de la beauté et la familiarité avec celle-ci. Je m’interroge d’ailleurs : suis-je souvent à dire qu’une œuvre est belle, que quelque chose a de la beauté ? tandis que depuis longtemps je me retourne sur une femme belle, sur un adolescent remarquable (très rarement). Je ne juge pas, je ne désire pas, je constate.


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J’ai peine à me souvenir de la manière dont se passa ce transfert de la beauté perçue comme une œuvre de l’art et qui suppose attention, mouvement d’empathie, patience, analyse et contemplation à la beauté vêcue comme un mécanisme d’attrait, de polarisation. Il me semble être passé d’un système éducatif dans lequel fut plongé mon enfance et dont j’ai prolongé les méthodes à l’âge adulte à une sorte de rattrapage d’une adolescence longtemps vierge de toute émotion sensuelle. De la beauté fabriquée à la beauté naturelle ? Non, car ma sensibilité a d’abord été éduquée à deux formes de la beauté : l’héroisme humain, le paysage. Les forêts d’Ile-de-France appelaient la croisée d’ogive et celle-ci les vitraux, la statuaire religieuse fixait l’imagination, faisait rang de témoins ou d’orants parmi lesquels se situer, elle n’évoquaient pas la beauté, tout au plus était-elle un des éléments de l’harmonie du monument et des pensées qu’il suggère. La beauté construite, bâtie, voulue a un but, elle vise l’homme qui la contemple, qui entre dans son édifice, que le palais soit une cathédrale, un château, une fortification. Je ne m’étonnais qu’en évaluant des dimensions, des matériaux, le choix d’un site, la prouesse technique d’un siècle reculé. Ce que j’avais vêcu à mes dix ans et qui était une des présences de la civilisation française et européenne, je l’ai revêcu à mes vingt-cinq ans lors d’un voyage en Extrême-Orient. Les temples de Kyoto et de Nara au Japon, ceux de Borobodur et de Pram-Banan à Java me dépaysaient et m’envoûtaient par leur cohérence, leur étrangeté. L’Indonésie se sert des paysages, le Japon les crée. Des musiques allaient avec, à Agurosan, où l’on peut arriver soit de plain-pied soit par un long escalier aux marches que la neige avait rendu glissantes, la télévision enregistrait une cérémonie religieuse, costumes, postures et gestes, sonorités répétées étaient à l’unisson, tout semblait artificiel, calculé et pourtant sans contrainte ni effort. Je ne pensais pas que cela fût beau, j’étais plus fortement encore placé dans un monde, à son centre, que j’avais jusques là ignoré et que je savais devoir perdre de mémoire très vite, les aigus, la cacophonie des couleurs ne persistent pas aux réarrangements, aux classements instinctifs de notre fabrique du souvenir. Les récits de guerre ou les événements d’actualité, l’exploit des grands explorateurs m’ont remué et même façonné tandis que la conquête du cosmos, le premier alunissage d’êtres humains ne m’ont pas ému car l’humanité ne change pas pour autant de psychologie, le succès est celui d’équipes persévérantes et très dotées ; autant la conquête des pôles ou la poursuite des gorilles mettent en évidence la valeur et la capacité, le courage des hommes, autant celle des astres paraît s’apparenter à une quête de laboratoire, la personne humaine, son courage, ses capacités. Suivre ces progrès et les mutations qu’ils engendrent dans notre compréhension de l’univers est d’un autre ordre que celui de la beauté, il s’agit plutôt d’une quête intellectuelle, de l’expression d’une synthèse, d’une organisation personnelle pour se mettre à jour et y demeurer. J’en parlerai plus loin, à propos notamment de la pensée, de l’art et des structures, de la volonté qu’elle suppose puisque notre époque nous enseigne à subir, à nous adapter et guère à créer, bâtir. Croissance externe des entreprises plutôt que réelle mise à jour de nouveaux marchés. Le relationnement vaut plus cher que la technique et plus encore que les personnes qui la mettent en œuvre. Un relationnement intéressé, proche de la prédation, tout différent de l’opération à laquelle invite la beauté pour être jouie.

D’un sommet de montagne, le panorama est parfois féerique. Mon ami André affectionnait (ou affectait) de rester immobile, au centre du ciel à hauteur des pics faisant portour à l’horizon, et rendrait grâce comme le vicaire savoyard de tant de beauté. Ambiance de sports d’hiver où dominaient les sensations de vitesse que donne la glisse à ski, de l’agrément, de la dépense de soi, mais pas de la contemplation, le paysage était serviteur de notre plaisir, il n’était vu que le temps de souffler. Regarder, s’arrêter exprès était déjà entrer en prière. Il me fallait davantage, le Gosausee offre un cadre, l’échancrure se rétrécit d’une vallée, puis un replat s’ouvre, immense, offre un lac et là par beau temps se mirent l’essentiel des Alpes autrichiennes occidentales. La peinture de montagne, il y en eut beaucoup à la fin du XVIIIème et au XIXème siècle est généralement caricaturale tant par les coloris que par le dessin. Je préfère carrément l’imagination médiévale avec ces reliefs impossibles, aussi abrupts ou déconcertants que des constructions fictives. Les paysages alpestres donnent une sensation d’immanence et de vie, les détours du chemin, le silence, les effets de perspective poussent à la synthèse, au calme intérieur, l’existence se décape, je regarde. La peinture, telle qu’exposée dans les grands musées, à moins d’une recherche thématique précise qui n’est plus de goûter une saveur particulière, propose de la connaissance. Sans doute, elle témoigne de la vie passée, des goûts dominants, atteint-elle la révélation psychologique, elle n’est pas forcément belle, elle représente la beauté ce qui est différent. J’admire la structure de La ronde de nuit, j’entre dans la méditation de Rembrandt présentant la fraction du pain à Emmaüs, un Christ transfiguré et intime, donc transfigurant. Les lumières de la chair selon Rubens m’émerveillent mais pas la plastique de ses trois grâces ou de Marie de Médicis. Les toiles de Van Gogh me semblent les chapitres les plus poignants d’un roman, une longue mort de désespoir où l’univers s’abîme et où les perceptions ne font plus le bonheur. Je suis tombé amoureux et en imagination de la vie entière à partir de photographies d’inconnues, en noir et blanc, l’une posée sur un meuble, dans une maison qui m’accueillait mais où Laurence, la pensée de l’époque, se refusait, c’était sa cousine, je crus à la substitution et à la perfection, le visage était régulier, doux, proche de ce que je rêvais sans jamais me l’expliciter, l’autre en petit format, celui de la sœur d’un collaborateur d’ambassade, pas de vraie beauté mais un mystère, une façon d’allégresse. J’ai quelques images que je n’ai pas prises moi-même, que je garde à l’affiche et qui attirent mes jeunes visiteurs. Il y a un consensus pour reconnaître l’attirance sensuelle que dégagent un visage, un regard. Est-ce affirmer que la beauté est objective, la beauté humaine ?

J’ai couru les pinacothèques avant de poursuivre le rêve de la morphologie humaine, féminine. Les unes introduisent à l’autre. Mais les sympathies, le besoin de communion, l’attrait qu’il soit consciemment ressenti ou pas et où le sexe a sa part obèrent ce jugement instantané. Dire qu’un tableau est beau n’est pas du même ordre que murmurer ou penser qu’une femme est belle. J’ai entraperçu une image de Brigitte Bardot dénudée dans un cinéma anglais, je lui ai trouvé la peau piquetée de trous, grasse et trop mate, tant le plan était gros, j’ai été dégoûté et suis sorti, je n’avais que quinze ans. La pornographie ne se désignait pas, elle m’était inaccessible, je la découvris lors d’un voyage en Suède, guidé par un camarade du secondaire et de l’E.N.A. alors en poste en second à Stockholm au poste d’expansion économique, couvertures de petits fascicules dans la pénombre de devantures nocturnes, laideur. Etait-ce l’œuvre de Vadim qui créa le mythe ? et qui captive parce qu’il présente l’insaisissabilité de la femme, jeune et belle. Mais quand je vis le film dans son entier, déjà ou encore Saint Tropez, ses grillons et ses pastels, n’ayant pas encore cinquante ans, je vivais comme si la jeunesse et la beauté étaient secondaires relativement à ce qu’offre en vérité une femme, elle-même, un consentement. Je n’entendais pas par là un acquiescement à une projection sexuelle, à un quelconque partage du temps, voire de l’existence entière. La disponibilité d’un visage, d’une expression, d’un regard me fixent. La sensation de me trouver en relation avec la beauté. Je définis aisément les relations,  c’est-à-dire le charme, le rapport à moi que suscite autrui, mais toujours pas la beauté.

De Turner et ses brouillards et vapeurs à Monet et ses cathédrales de Rouen et nymphéas, le chemin a été parcouru faisant d’un tableau, par l’assemblage des couleurs et leur trouvaille, leur découverte, un objet beau. Ce qui diffère d’une représentation de la beauté : les nus, certains paysages ou portraits. Dans sa version contemporaine, la peinture me paraît donc aller vers la beauté en soi, mais elle requiert une ouverture de tous les sens, une sorte de patience qui n’est pas affaire de temps consacré à apprendre une œuvre, mais un art de se déprendre des habitudes visuelles ou auditives, de son propre moi pour être docile à une sorte de retour vers elle que nous fait opérer ce que nous regardons, ce que nous écoutons. La lumière est probablement ce qui donne le plus la mesure de ce que l’homme reste incapable de créer. Les reflets d’un vitrail, flous sur une pierre millénaire, un chapiteau, le tronc d’une colonne dans une cathédrale, une petite église, la combinaison de la matière avec ce qui peut sembler le poudroiement d’une poussière, de la fleur d’immortalité. Les transitions du jour à la nuit et de la nuit au jour, reproduites avec exactitude en photographie ou sur la toile, sont souvent hideuses, dans leur mouvement et leur vibration, surtout si le calme soudain s’orne d’un chant d’oiseau, d’un bruissement d’ailes, elles sont l’arrangement parfait d’un dieu proche et immensément séducteur. La sculpture est moins difficile, apparemment, soit elle est figurative et renvoie à la beauté du modèle, idéalisé, stylisé ou reproduit, soit elle d’elle-même un objet au toucher, aux courbes ayant leur saveur propre. Je conçois, car je l’ai pratiqué, comment l’on peut dessiner, rendre en deux dimensions, ce qui en a davantage, les natures mortes, les croquis d’architecture, un portrait. Le résultat est fini, il s’encadre, il se pose, il est figé même s’il peut s’offrir à une recherche, un décryptage dans certains cas, le conscient ou l’involontaire de l’artiste. Je ne comprends toujours pas comment la main humaine, avec le ciseau attaquant le marbre, avec les mains, le couteau prenant et faisant surgir la glaise grise en silhouette qui finit par frémir, parvient aux trois dimensions. Mettre au carré la section ronde d’un clou, premier exercice que je reçus à faire en classe d’horlogerie, je vois l’opération. Dominique Rayou que j’ai connu il y a vingt ans, pas célèbre et sculptant en des bois courants, donc fragiles et se fendant dans le travail et dans le vieillissement, commença dans cet art par hasard, en rendant visite à l’oncle d’un ami qui leur proposa de toucher ses instruments et de confectionner chacun un couvert en bois. C’était déjà sculpter. Il y eut des prouesses, ces cages contenant d’un seul tenant une ou plusieurs bois dans leur intérieur. Il y a de la beauté restituée, donnée, des bustes de sa compagne asiatique. Asiatique aussi le modèle d’un peintre dont je ne sais s’il est devenu coté ; j’ai plusieurs tableaux qui vivent par leur couleur et leur simplicité, le contraire du relief, un figuratif que dément le choix de la quasi-monochromine : Sauzet. Des nus encore que je ne savais pas à l’achat, être ceux de toute jeunesse. J’ai photographié mes maîtresses, je me suis fait parfois photographier par elles, j’étais beaucoup plus jeune. Mon corps a toujours eu ses lourdeurs et ses légèretés, des volumes bloqués, des lignes plus vivantes, agiles. Les femmes en peinture ou celles que j’ai photographiées sont plus homogènes. La vieillesse nous désosse, nous sclérose, le corps sépare sa chair de la peau. La lumière d’une silhouette jeune réside dans ce plein rayonnant de la chair sous une peau qui ne s’en distingue pas, les muscles respirent, à la vieillesse ils font place à du vide. Les plis de la terre sont le signe de sa vie, selon des rythmes qui ne sont pas les nôtres, les plissures de notre corps, le dégingandement du drapé originel qui se tenait si bien, sont notre expérience quotidienne dès nos trente ans, pour les générations de ce temps, avant cet âge sans doute quand c’était autrefois, de la mort si tranquillement, familièrement, à l’œuvre en nous. La beauté est un défi à la mort, combien nous changeons et rajeunissons en version cadavre, la plupart d’entre nous. Les gisants témoignent d’un art majeur, car l’enjeu est de retenir une âme pour tenter qu’il y ait de ce côté-ci de la vie, ce qui tient lieu d’éternité.

Je crois que l’art est un chemin vers la création, mais pas forcément vers la beauté. Je finis par penser que la beauté est humaine. Parce que l’homme voit la beauté, tandis que la beauté ne se voit pas elle-même. Le plus significatif est le rapport qu’ont les gens beaux avec leur propre physique, une beauté physique consciente d’elle-même ne plaît pas et s’amoindrit. La beauté et la laideur apparaissent et s’évanouissent selon notre regard. Deux femmes, quand elles étaient à mes côtés, ou plutôt quand je fus à côté de chacune d’elles, à quelques trente ans de distance me donnèrent le caractère autant objectif qu’éphèmère et surtout très conditionnel, de la beauté humaine. Brigitte G. avait le nez laid, pas très droit et court, je n’ai jamais regardé ses jambes, quand elle a été nue dans mes bras, une seule fois, j’étais si possédé de l’envie d’elle et tellement frappé en même temps d’une insupportable impuissance sexuelle, que je n’ai pu la considérer de corps. Je savais la forme de ses seins pour les avoir caressés, leur pointe fine qui trahissait leur maîtresse, mais elle m’empêchait tant de la pénétrer, elle se laissait si peu étreindre et faire, comme on dit si bien, elle se tordait debout ou couchée en sorte que je ne l’ai pas vraiment vue nue quoiqu’elle le fut. Cela se passait en parfaite transgression dans le salon de ma mère, devant le parc Monceau, ainsi qu’un dimanche pas beaucoup d’années avant, Sylvie et moi, dans nos fiançailles alors proclamées, nous nous étions étreints dans le lit des parents, ainsi aussi qu’à mon initiation par Martine P. débutée dans son lit de « jeune fille » et continuée toute une nuit dans la chambre maternelle. Mais Brigitte avait un regard étincelant, d’une lumière de glace, qui attirait, rivait, emprisonnait. Je m’étais fait draguer par ce regard et pour le revoir, une invitation qui tombait après la date retenue pour mon mariage avec Sylvie, je rompis des fiançailles qui étaient belles, raisonnables et intelligentes, qui m’eusent mené loin. Je n’étais pas envoûté par ma fiancée, je l’étais par cette fille, au point d’en perdre mes moyens quand elle me relança, elle, après son mariage. En voiture, nous nous faisions klaxonner, elle était dévisagée et désirée à l’arrêt des feux tricolores, de jour comme de nuit, elle irradiait quelque chose dont j’étais victime, mais pas la seule. Etait-ce la beauté alors que je constatais une véritable méchanceté, rien que dans cette mise en scène d’un semi-don me mettant en situation impossible, folle. Je me rendis compte que nos âmes ne s’accordaient pas, que j’allais perdre la mienne, toute raison et toute confiance en moi, à tous égards. Relativement à moi, Brigitte était maléfique, je ne sais si elle l’a été avec son mari, il me fut dit qu’elle avait entretenu ou accepté une rumeur me donnant la paternité de leur enfant, ce qui était le comble. Quand j’eus le projet d’épouser une jeune étrangère, elle aussi très blonde et à la peau blanche, aux cheveux longs dans les tons d’or vénitien qui furent longtemps mon fantasme, j’étais carrément raillé dans la rue et plus encore en descendant sur une plage, il me semblait que nous entrions dans une cage aux fauves, les hommes jeunes ou moins jeunes proclamaient avec une expression affreuse, la même sur chacun des visages, que puisqu’elle se donnait à moi malgré la beauté de son très jeune âge, elle pouvait bien en gratifier d’autres. Hélène n’en grandissait pas, elle était regardée comme une fille à louer sur un trottoir, et je voulais en faire ma femme, ma compagne, la mère de mes enfants selon la formule reçue. Plus de trente ans de différence, je ne le sentais pas dans mon projet de vie, mais cela se voyait donc. J’étais d’autant plus laid et vieux à cinquante ans à peine qu’elle était jeune et belle, apparemment intacte, pas la moindre ride d’expression au visage et la fesse brésilienne, sans le pli d’une tombée de la chair qui nous caractérise en Europe. Je préférais pourtant sa moue et sa mauvaise humeur au visage et au corps qu’elle pouvait avoir surtout avec un peu d’apprêt. Elle n’était belle, à mes yeux, que m’émouvant, que m’intéressant. Ainsi, je crois avancer vers une définition de la beauté, elle est non seulement subjective mais relationnelle, donc en dépendance de celui ou de celle qui la découvre. Elle est une correspondance avec notre for-intérieur, elle est une résonnance avec nous-mêmes. Qu’elle puisse formellement traverser les siècles, les civilisations et les modes, la propagande, les fantasmes prouve que l’être humain, son jugement, ses facultés de perception et d’ajustement à autrui, ou à un objet, à une altérité clairement acceptée mais en même temps admirée ne change pas fondamentalement de génération en génération. L’homme reconnaît la beauté, l’homme pense aujourd’hui comme il y a deux, quatre ou six mille ans, mais il crée différemment. Il possède, désire, exprime sa joie ou sa critique toujours des mêmes manières. La beauté est morale, je l’ai toujours ressentie mais je ne parviens à me le dire, et donc à expliquer mes engouements et mes fuites pendant plusieurs décennies, que maintenant.

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La beauté du corps humain ne m’est apparue que tardivement. Enfant, je remarquais naturellement les athlètes de plage, des femmes me paraissaient admirables mais sans doute parce qu’elles m’attiraient en tant que femmes, répliques de ma mère. Je ne voyais pas que mes sœurs fussent belles ou leurs amies non plus, il est vrai que quand j’ai commencé à ouvrir les yeux, l’âge ingrat était général parmi celles-ci. Des jeunes filles me plaisaient sans que je détaille pourquoi, là encore l’attirance. En ce sens, l’œuvre d’art opérait de la même façon, j’étais attiré par une peinture, une sculpture et moins par d’autres, je faisais les quelques pas m’approchant, je regardais. Vibration, émotion, présence, l’œuvre plastique ne se défend pas, ne se conquiert pas. La beauté féminine restait une abstraction jusqu’à ma rencontre, en Mauritanie, de Béatrice, la réputation était acquise, elle était la plus jolie fille des jeunes européennes du lycée. Elle accepta de danser avec moi lors d’une réception donnée, portes fermées, par un conseiller technique de la présidence de la République ; le Chef de l’Etat, sa femme, l’Ambassadeur qui était Jean-François Deniau, je l’ai déjà dit, et Dominique son épouse furent là, table ensemble, la jeunesse un peu de côté. L’ambassadrice avait aussi une beauté reconnue, sans doute mon aînée, mais très jeune encore. J’admirais sans toucher, peut-être eus-je pu, et l’occupant, je n’aurais trop su comment, peut-être aurais-je sans l’avoir médité sauvé un couple qui ne périssait de l’ennui conjugal. Béatrice m’accorda le privilège de la soirée, m’invita à une autre, plus lycéenne, ce fut mon premier baiser mais elle ne m’apparut en son entier, c’est-à-dire dans sa beauté qu’à la plage où je pus l’emmener, convoyés tous deux par des amis de l’assistance technique. Une beauté qui n’était pas pour moi l’essentiel, seul comptait son acquiescement à ma compagnie, à ma conversation, à l’insistance de mon regard. Plus tard, à la piscine des deux seules ambassades qui en avaient, et la chose n’était nulle part ailleurs à Nouakchott ni en Mauritanie, je distinguais que parmi d’autres jeunes filles et jeunes gens, elle attirait la lumière exceptionnellement, sa silhouette était centrale, assurée quoique sans ostentation. Elle nageait bien, jouait très bien au tennis, son père avait été champion d’Afrique occidentale. Quand je rencontrais sa mère, je la trouvais belle aussi, quoique moins, le visage plus travaillé, l’innocence n’était pas là, les yeux étaient trop clairs, ceux de Beatrice étaient marrons alors que sa longue chevelure était mordorée. Je n’en vis jamais plus, mais j’avais appris à distinguer. Nicole, objet ou occasion de mon premier coup de foudre, me paraissait exceptionnelle, mais je cherchais une beauté qu’elle n’avait pas, sauf à la figer à la façon de postiches. J’avais été subjugué par une jeune fille, Odile C. arrivant en soirée, peut-être au pavillon d’Armenonville, en cape de velours noir, une robe longue en fourreau et surtout un chignon magnifique. Désormais, je ne pourrai trouver belle qu’une silhouette qu’équilibrait, couronnait, faisait vivre une nuque surmontée d’un arrangement volumineux des cheveux. Sylvie, ma seconde fiancée, se coiffa parfois ainsi, je la découvris donc belle. Puis, je me détachais de ce fétichisme. Mais je ne trouvais pas son corps beau, c’était le premier que je vis intégralement nu et offert d’une femme, peau mate, hanches très fortes mais à la souplesse enfantine, poitrine très menue, cela cadrait peu avec la mode corporelle des années 1960. J’ai déjà dit la suite, je relève que je trouvais les corps beaux selon que j’étais déjà lié à eux, je ne les distinguais pas toujours de qui s’offrait, parfois j’aimais parce que cette chair et cette silhouette étaient celles d’une amie, d’une conversation, de circonstances partagées, parfois au contraire je me réjouissais de ce qui était sans âme ni visage. C’était rare. La vérité est que sauf quelques métiers d’exception d’artistes, de stylistes, de publicistes ou de présentateurs de revue, l’occasion n’est pas saisie de regarder le corps. L’étreinte amoureuse se suffit à elle-même, l’échange des regards rétrécit le champ s’il l’approfondit. Il a fallu que je photographie le nu pour que je vois ainsi mes maîtresses de longtemps ou d’une rencontre ; elles s’y sont généralement prêtées, acceptant le jeu des images ; savions-nous que ce n’était pas tant un éloge de la beauté que la fixation d’un moment éphémère, celui d’une jeunesse qui a eu ses loisirs, sa souveraineté et son immortalité.

J‘ai revu une dizaine d’années plus tard Odile, elle était mariée, mère de plusieurs enfants, amoureuse d’un époux au beau nom. Elle gardait du charme parce qu’elle était douce, présente, attentive, très distinguée, était-elle belle ? elle n’était pas apprêtée. J’ai une photographie de nous dansant à nos vingt ans, nous ne sommes que jeunes, elle semble n’avoir pas de corps tant sa silhouette est quelconque, celle des adolescentes de l’époque. Sa sœur, plus jeune, à l’époque moins jolie, voulait devenir actrice, elle l’est devenue, elle est même assez célèbre, elle a joué dénudée Cécile de Volanges sur les planches, chair sensuelle et triste d’une fausse héroïne. Rôle qu’ont tenu au vrai, je crois, cette Emmanuelle dont j’ai parlé enchanteresse et franche, cynique et innocente, à louer pour un trimestre renouvelable à New-York, sa jumelle et leurs parents, tranquillement à vivre entre l’avenue Mozart et le jardin du Ranelagh à Paris. Une amie de l’une de mes sœurs que j’avais trouvée laide et bête à ses douze ou quinze ans, a fait de même, à ce que j’ai compris, mais en Iran dans les années 1970, avant la révolution islamique : sortie de la chrysalide, elle était splendide, fine, rousse, d’une conversation et d’une distinction étincelante, portant la jeunesse à fleur de peau mais sans l’exposer. Une rencontre qui ne m’avait retenu que par un texte pathétique et qui avait été ménagée par des relations familiales, après mes premiers déboires amoureux, était une fille boulotte, dubitative d’elle-même, compensant dans la pureté et le spirituel, n’appelant rien ; je la revis près de vingt ans plus tard, le mariage, des maternités, le bonheur et la stabilité en avaient fait une femme splendide, du moins selon les canons de quadragénaires. Antoinette, si enfantine en 1968, est au premier regard méconnaissable au café Brant où nous nous sommes donné rendez-vous en 2005. Mais maintenant que je l’aborde, que je m’asseois à la petite table ronde plus centrale que la mienne où elle m’attendait sans non plus me reconnaître à mon arrivée sur les lieux, je vois ses yeux, ce sont les mêmes. Isabelle, hors de Grèce, seulement huit ans plus tard, a déjà des cheveux gris, le visage semble terne, il faut tout réapprendre, y compris notre nudité et avoir notre première dispute, celle de la déception mutuelle, mais comme l’enchantement originel n’avait pas été d’ordre physique, que la sensualité n’avait été qu’un accompagnement du jeu des intelligences et de l’acidité merveilleuse de nos affinités, nous avons pu nous retrouver. Autant d’indices que la beauté est une machination pour nous rendre jaloux de ce que nous n’avons pas, pour nous faire comparer ce que nous avons avec ce que les autres sont censés avoir pour eux seuls, pour nous détourner de cette patience qui fait naître ce que nous attendons de la beauté et que celle-ci ne donne pas, pas forcément.

Je n’ai jamais suivi ou abordé une femme parce qu’elle était belle, ce fut toujours parce qu’il me semblait qu’une certaine prédestination mutuelle faciliterait, organisait la rencontre, et c’était très souvent le cas. La beauté venait ensuite et nous la mettions en scène, la cherchions ensemble, sans tension, ainsi le corps nu arqué d’Anne R. au clair de la lune lors de notre première étreinte, un été chaud du Portugal, dans les odeurs d’eucalyptus, ainsi Ghislaine et les premières images que je pris d’elle. En revanche, la beauté d’un visage, je sais la caractériser, elle respire la communication, l’offrande de soi, une sorte de rassemblement et d’expression de la personnalité. Deux visages, il est vrai fixé par la photographie, me paraissent de cette exceptionnalité. Au palace-hôtel de Buçaco, au-dessus de Coimbra, un château néomanuelin où descendit le maréchal Pétain en 1939 accompagné de sa fille, fort jolie d’ailleurs, nous confia le maître d’hôtel comme si c’était le secret de la maison, quand nous nous y mîmes à table pour la première fois, Ghislaine et moi. Or, le vainqueur de Verdun, ce fut le vrai malheur de sa vie et la chance du docteur Ménetrel, n’eut jamais d’enfants. Cette nuit-là, sans le vouloir et croyant la pénétrer autrement, je mis ma compagne enceinte. Le portrait que je pris d’elle, sur fond d’azulejos, le lendemain matin, témoigne de l’événement, acquis. La jeune femme semble environnée d’un nimbe, elle regarde dans un état de totale sérénité, elle est comblée. Elle est loin des trente ans, je les ai à peine. Même offrande, mais elle n’est pas enceinte, Hélène, les pupilles dilatées, immobile semble-t-il de bonheur, mouvement du menton, renversement du front, sans doute la prie de vue en contre-plongée, une parole semble prête à se dire, qui ne peut être que d’amour ; la photographie fut interprétée, à l’autre bout de l’Europe et nos fiançailles éludées, comme l’image d’une prisonnière angoissée, appelant un hypothétique secours qui ne pouvait être la personne tenant l’appareil, moi, censé être aimé. Le troisième visage à m’avoir semblé beau, plus beau, si beau en fait que je n’ai jamais pu le retrouver en photographie, est celui de ma femme, à la suite de notre premier dîner, l’été de 1993 ; j’ai déjà dit qu’alors il parut que tous les visages que j’avais aimés, qui s’étaient donnés à moi se réflétaient en elle ; m’avaient-ils préparé au sien ?

L’absolu existe, c’est une totalité imperceptible avec nos sens terrestres, je ne cours pas après, je ne crois pas en un dieu parce qu’il serait l’absolu, ou que ce serait le mot pour désigner l’absolu. L’amour évoque l’absolu parce qu’il nous subjugue, nous rassemble, nous aimante, nous simplifie, nous fait communiquer avec nous-mêmes, avec autrui, donc avec tout l’univers, parce qu’il nous donne raison, mais il n’est pas l’absolu. L’art explicitement cherche l’absolu, il tâte de toutes les formes, essaie tous les traits. Le donjuanisme a plusieurs versions, la course au plaisir, le goût de la collection, la curiosité, bien dite par Sacha Guitry, de voir et savoir comment l’autre se donne, et consent à la joie intime ou la craint ; le donjuanisme peut être aussi la recherche de l’absolu, et ce serait la beauté de la forme ou plus encore la beauté de l’âme, le prince des anges, le porteur de lumière était sans doute le plus beau des êtres spirituels. Portrait de Dorian Grey. Je n’ai pas voulu revoir Dominique Deniau, dont le second mari m’était proposé comme collaborateur à l’ouverture de l’ambassade dont j’étais chargé en 1992, un risque que j’ai refusé, celui d’un visage qui était net, impassible, assez inexpressif mais m’avait paru si beau. Il s’y serait ajouté du malheur ou de la personnalité. Anne-Marie de M. qui m’enchante l’été de 1975 parce qu’elle me change des deux liaisons parallèles que j’entretiens avec plus d’inquiétude que de plaisir depuis plusieurs années, a un visage dissymétrique, un œil peut-être inégal à l’autre, mais mutin, plaisant, son corps est à la mode, elle a l’expérience de la volupté et sait la donner, elle est une initiatrice. Je la revois à l’époque où ma mère se meurt. Je la crus grimée en vieille femme sortant des contes pour enfants, épouvantable, je ne pouvais rien faire pour elle que de me souvenir de ce qu’elle m’avait donné avant de contracter un second mariage ou une énième liaison. Son chat s’appelait Edgar, sa fille Delphine, on montait sept ou huit étages pour parvenir sous les zincs d’où l’on apercevait à le toucher Saint Eustache, illuminé. L’été d’autrefois, le cadre était parfait, assorti, à notre revoir, tout était étriqué, ma voiture, mon visage douloureux de l’agonie de ma mère et du souci de mon ambassade, l’automne fut laid ce jour-là.

Plus proche que l’absolu, accessible certainement et ne posant de problème que celui de la durée, de la pérennité et parfois même de la légitimité, le bonheur. A la Glyptothèque de Munich, un satyre lié cambré à un tronc courbé, il est nu, les côtes saillent, tous les muscles souffrent, l’œuvre est parlante, réussie, est-elle belle ?  Saint Sébastien, patron des homosexuels dit-on, percé de flèches, ne semble pas souffrir, son corps parfait selon tous les peintres qui l’ont choisi pour prétexte de montrer la beauté virile est d’une blancheur éthérée, son sourire est séraphique, il est donc beau. L’homosexualité produit de la beauté humaine, je ne m’en suis aperçu qu’après avoir – fugitivement – expérimenté ce qu’elle est au moins sexuellement. J’ai, un peu après mes trente ans, remarqué des hommes, des garçons plus jeunes que moi, une régularité de visage, une netteté de regard en sus de la mise vestimentaire généralement soignée. Charme de l’ambiguité, le visage ovale, le crâne parfait, les yeux verts, les lèvres ourlées du fils d’un grand parfumeur des années 1950, au collège de mes études secondaires, je les ai retrouvés au corps d’un autre, dans la presse d’un bar à Mykonos, j’ai été regardé et j’ai regardé, il y avait en plus une sorte de tendresse, de bonté, adressées pas seulement à moi mais à tous. L’œuvre d’Alexandre Kalda, écrivain et mystique prodige au sortir de son adolescence, repéré par un bon éditeur, son professeur de lettres, est de cette sorte, envoûtante, apprenant l’art d’aimer, pas seulement celui d’Ovide, mieux que les actuels romans gnostiques. La connaissance ne s’obtient par science mais par contemplation. Kalda et l’éphèbe de Grèce, certainement un étranger amené là pour ou par la drague, m’apprennent que ni la beauté, ni l’attrait, ni la joie d’une intimité sexuelle aboutie et mutuellement admirative ne sont univoques et simples. Du moins, sont-ils liés quelle que soit la manière dont le choc du contact se produit.  


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Je n’ai pas appris à discerner, ni la beauté ni quoi que ce soit. Cela ne m’a pas été appris, parce que sans doute cela m’était inutile. Le préjugé favorable que j’avais sur toute chose, la certitude d’une justice distributive empêchant toute sensation de concurrence pour arriver à tout, me rendait, de naissance, admiratif sans que je me l’explique. Le sentiment du beau est-il inné ou affaire d’éducation. Un animal a conscience de sa beauté ou de son ridicule. Il éprouve des attirances pour un de ses congénères et pas tels autres. Nos chiens me le répètent. J’ai été mis devant la beauté, paysages, œuvres d’arts, textes, musique. Il m’a été dit, sans argumentation, que c’est beau. Je n’ai été chargé d’aucune propagande ni d’aucune copie. La beauté m’a entraîné à la passivité. Pourquoi se remuer, changer de position devant un tableau ou dans la vie si la satisfaction est l’unique sensation. Le souhait est au contraire d’arrêter le temps qui éloigne tout. Bien au-delà de la possession, ce désir est celui de la commune présence. Chaque sens a son propre itinéraire de reconnaissance de la beauté. Pour eux tous, il en faut un autre, décisif, la patience. La patience de regarder vraiment, d’écouter sans défense ni mémoire. C’est un risque, la beauté s’introduit de deux manières, la plus sûre apparemment est qu’elle coincide avec ce qui est déjà connu, catalogué, répertorié, elle opère par analogie, elle est décidée d’avance, nous faisons partie d’une cohorte immense, celle d’une civilisation qui a ses critères de la beauté. L’autre, plus difficile, est la plus intime, nous décidons nous-mêmes, nous ne délibérons certes pas, nous examinons autant ce qui va nous paraître beau que ce qu’il se produit en nous. Nous suivons et ratifions nos émotions. Là est la véritable coincidence entre notre être et un aspect, un élément du dehors, œuvre inanimée ou personne vivante. Le bonheur est là, en nous, procuré par la beauté qui met de l’ordre dans l’univers et dans notre organisation intime. Le choc signifie une rencontre, un moment qui introduit, qui fait commencement. La beauté quotidienne n’a plus le même caractère, elle accompagne, elle s’harmonise avec d’autres éléments, beaux ou moins beaux. Ainsi, les tableaux que j’ai à mes murs m’entourent, je n’ai pas oublié le moment où j’ai aperçu chacun et la sensation qui m’a poussé à eux ; ils sont désormais avec moi, en nombre, composant par leur ensemble une histoire, une personnalité contraignant la mienne, que je ne saurais dire belle, heureuse ou cacophonique mais qui fait partie de moi.

Le même mouvement s’opère par la perception de la beauté humaine. Que la personne provoquant par elle-même la rencontre, non avec elle-même en tant que telle, mais avec un aspect d’elle-même, le corps, le regard, la démarche, la voix, le parfum, devienne habituelle et il y aura des éclipses, l’émotion ne sera plus semblable, je raisonnerai et possèderai, j’ai une femme qui m’est enviée, je sais qu’elle est belle, mais la voyè-je ainsi ? Et si la femme qui vit avec moi n’est pas la plus belle de toutes celles que j’ai cotoyées, ne devient-elle pas belle quand je la regarde, quand je lis à son front, à sa bouche qu’elle est, à cet instant, heureuse ? Et cette beauté-là revient, chaque fois actuelle, chaque fois choquante, chaque fois nouvelle, elle dépend de notre échange, d’un accord ressenti, la correspondance est plus profonde que la coincidence de traits, de caractères, d’un rythme satisfaisant et donnant raison à qui regarde, écoute, s’approche. La beauté justifie l’attention qui lui est portée, elle pousse celui ou celle qu’elle capte et attire à être beau à son tour. Dans la plupart des grands musées, je pense à ceux de Boston, à une exposition de Geneviève Asse à Rennes, à la Nouvelle Pinacothèque de Munich, à la salle des Brueghel à Vienne, les visiteurs semblent atteints d’une sorte de contagion par les lieux. D’abord le silence. La peinture impose le silence, la musique, quand elle est donnée par un orchestre ou un exécutant, non quand elle est entendue par enregistrement, ne dispense pas du regard, la communion avec les artistes accroît la sensation du rythme et d’un rite, la peinture peut se regarder, étant seul, salle nue, bancs déserts, platitude des murs, éclairage indirect à la source non située, la musique peut former des images intérieures qu’il n’est pas besoin de fermer les yeux pour entrevoir. Ainsi, les blés couchés par du vent ou l’approche de l’ennemi dans la Symphonie Leningrad. Les auditeurs, les visiteurs revêtent une dignité particulière, ils semblent en uniforme, leur recueillement modifie les silhouettes, l’unisson – ce qu’en politique, on appelle le consensus et qui est tant recherché parce qu’il est constructif, imaginatif, créatif – naît d’un sentiment partagé, d’une conviction, d’un jugement : c’est beau et cela mérite notre présence. La beauté humaine se juge par comparaison et selon des critères, elle est donc relative jusqu’à ce que l’amour prenne conscience de naître, alors elle est absolue parce qu’elle ne dépend plus d’aucun rapprochement, d’aucun étalonnage. Elle est relationnelle, si nous dépendons de la beauté qui fascine, nous décidons d’elle par intuition le plus souvent, par réflexion de plus en plus aujourd’hui avec l’art contemporain, avec aussi des changements de la mode vestimentaire, rarement heureux et qui appellent des appréciations indépendantes de bien des éléments visuels. Les mannequins raides et mécaniques comme des robots ou des porte-accessoires portés sur roulettes, les nombrils nus au-dessus de pantalons dégoulinants jusqu’à cacher les chevilles, des crânes rasés, l’œil et la sensualité sont dépaysés mais la surprise, un des critères émotionnels du beau, peut intervenir.

Autant, j’ai été amené progressivement à m’expliciter la beauté plastique puis humaine, sans arriver, encore maintenant que je cherche à l’écrire, à la définir autrement que par rapport à l’ébranlement qu’elle produit en moi, autant c’est du dehors que j’ai appris ce qu’est le bien. Un enseignement contraignant n’était pas une série d’interdits sans logique ni fondement. Ce n’était pas non plus un apprentissage. Le bien me fut présenté comme faisant partie de Dieu, et Dieu fut toujours une personne dans ce que j’entendais, priais, retenais, lisais. Le bien était beau, naturellement. Il était sans lien avec la bonté. La bonté me paraissait indulgence, tolérance, aptitude à pardonner, à mettre à l’aise, elle faisait des bénéficiaires dont j’étais, elle était proche de la tendresse, mais celle-ci était réservée à l’atmosphère familiale, et exprimée presque exclusivement par nos parents, grands-parents ou personnes chargées de nous. Je ne crois pas que ma grand-mère maternelle, ni ma mère, très admirative de cette dernière sans que ce soit vraiment réciproque, étaient l’une et l’autre bonnes. Par éducation, elles étaient dans leur jeune âge puis leur maturité, plutôt âpres avec la domesticité. Une rempailleuse de chaises venant rapporter des sièges remis à neuf, fut rabrouée par ma mère sévèrement parce que s’avançant sans précaution dans notre couloir, qui était obscur, elle gâtait les parquets. Mon père sortait d’un bureau de tabacs sur la Croisette, je n’avais pas dix ans, sans doute, un mendant tendait la main, nous passâmes, je fis une scène, comment s’offrir des cigarettes et refuser de la monnaie à un pauvre. Or, mon père était, lui, généreux de nature, il s’exécuta, revenu à lui, peut-être étions-nous avec ma mère. Avec l’âge, plus qu’avec les épreuves, selon une sorte de patine intérieure qui avait certainement une cause spirituelle quoique ma mère n’eut pas le vocabulaire et l’assurance pour ouvrir ce registre, elle devint plus attentive et sensible à la misère, mais elle ne prétendait rien guérir, tout en donnant ce qu’elle pouvait. Elle me jugea bon, trop pour la tâche qu’elle ne me confia donc pas, être son exécuteur testamentaire, elle écrivit qu’elle craignait que je cherche à trop satisfaire et consoler chacun des ayants-droits, mes frères et sœurs. Je le pris pour un compliment posthume. La bonté, souvent en ambiance familiale et surtout dans des moments de friction conjugale, paraît faiblesse. Tel qui crie et ne reçoit pas de réponse, serait soulagé d’être arrêté d’un mot, voire d’un geste, même un peu brutal. J’ai trop peur d’une rupture pour répondre ou opposer un emportement à une exagération ou une injustice de propos. La bonté est un mouvement, une nature, elle peut s’acquérir par intelligence, elle devient une réelle beauté d’âme, et souvent de regard, de visage donc. Dieu vit que cela était bon. Le texte ne lui fait pas dire que cela était beau. La bonté se constate, elle provoque une adhésion, une forme de jugement qui l’apparente à la beauté, mais je la crois plus absolue, plus indépendante parce que plus totalisante. La bonté donne, la beauté peut se refuser, c’est souvent le cas chez la personne humaine, ce l’est aussi pour les œuvres d’art qui se défendent par leur prix, qui s’enferment dans des musées, qui sont intouchables. La beauté est une résonnance avec des cordes placées en nous antérieurement à sa rencontre. La bonté répond à une demande, implicite ou pas, elle surprend, elle est gratuite, elle n’appelle rien en retour. La beauté nous fait aller vers elle, plus ou moins librement, la bonté vient à nous, l’univers se penche sur nous, la main, le visage, le regard de celui ou celle que nous apercevrons à l’instant de notre mort.

Le bien se définit, sa culture, sa recherche s’enseignent. Elles sont ambigues. Dans le collège des Pères Jésuites, la conduite des élèves était notée selon des voyelles, elle était commentée après qu’ait été donnée la lettre en séance publique hebdomadaire. La référence était à ce qui se fait ou ne se fait pas, nous étions censés le savoir naturellement. Des mouvements en éducation physique sont appris, mais ils sont d’autant mieux exécutés que le corps y est prédisposé, me semble-t-il. Je n’ai jamais été grâcieux, je suis maladroit pour grimper à la corde, je réussis au tennis un revers par miracle fulgurante mais qui ne se représentera qu’à la saison suivante, je ne sais pas danser, j’apprends difficilement ce qui est physique, je ne sais pas chanter non plus et pendant une scolarité à l’Ecole nationale d’administration dont j’ai obtenu la prolongation pour une année de plus en repêchage, c’était à la suite des « événements de Mai », j’étais incapable de comprendre les règles du succès faisant de certains d’entre mes camarades des têtes de promotion avec une facilité et une régularité qui me déconcertaient. Subissant la rupture de mes premières fiançailles, je vivais une impuissance du même genre dans mes exposés et devoirs écrits, je n’y arrivais pas. Le moine dont je parle fréquemment, Dom Jacques Meungniot, dans un univers entièrement réglé, l’architecture de l’abbaye de Solesmes, le plan d’eau de la Sarthe, la façade du prieuré, les heures monastiques, conclut en commençant une de nos promenades pieuses ou de direction spirituelle, que je n’avais pas d’échelle de valeurs. Je me suis souvent rendu compte que je n’ai sans doute pas même de morale, je suis parfois entraîné – démentiellement – à posséder. L’approche homosexuelle en donne une expérience saisissante, une femme inspire le respect, l’attente, la cour, une espérance d’étapes qui seront un échange de consentements, un garçon, un homme attirants, il semble qu’il faille donner l’assaut et que sans timidité un exposé de l’envie ressentie sera seul gratifié d’un acquiescement. Peut-être parce qu’il s’agit d’un aveu de goûts exceptionnels ? les miens n’ont été que très éphémères, disparaissant aussi vite qu’ils m’étaient montés à la gorge. Le rapport à l’argent y ressemble, je n’ai d’expérience personnelle que de la prodigalité, je suis même parvenu à donner, pas seulement des sommes, mais des objets auxquels je tenais, mais je sens que je fais mal quand j’engage, sans pouvoir me retenir, des dépenses dont je n’ai pas les moyens. Mes deux péchés principaux sont cette dispersion financière et affective, ils sont caractéristiques, ils se situent dans des circonstances les qualifiant, les rendant repérables, j’en suis responsable, quoique dépassé et envahi. La morale m’est venue à mesure que je choisissais ma vie et cessais de l’attendre des circonstances ou d’une hiérarchie professionnelle. Je commence de comprendre ce que me disait mon ami bénédictin, d’autant mieux que je l’ai vu désemparé, égoiste, à faux et pourtant moine, dépourvu, sans éclairage mais persistant, avouant. J’apprends tardivement à me vouloir, à vouloir ce que j’ai voulu, à vouloir ce que je vais choisir, ce à quoi je vais consentir. La volonté est souvent conçue comme une résistance – la politique, à droite, abuse du mot détermination –, elle est alors vêcue comme une tension intense grâce à laquelle quelque chose, un bien précisément, est obtenu. Je vis depuis peu autrement. La volonté est une adhésion, un principe d’identité, et dresser dans une existence humaine une échelle de valeurs, c’est se donner le moyen d’éprouver les murs, les limites ou de s’en donner
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La réflexion m’amène à constater que je me suis fait une fausse idée d’une des principales courses de ma vie, la recherche de la beauté. Recherche ou course, aucun de ces deux mots ne convient, pourtant. Contemplation, non, car la beauté ne m’a jamais semblé donnée ou toute faite. Je comprends qu’elle est à faire, à voir, qu’elle est un relationnement à un objet, dit d’art, ou à une chose courante de la vie, à un paysage, à un être vivant, à un végétal. La relation est répétitive, elle est faite de respect, d’admiration, d’une forme d’adoration, et d’une reconnaissance de l’inconnaissable. Plus j’ai le sentiment de la beauté, plus j’éprouve un éloignement, une inaccessibilité. Je ne dis rien là à propos des relations entre sexes, la beauté paraissant intouchable ou hors de prix sauf prostitution vénale ou par jeu qui peut se prolonger toute une vie de la part de celui ou de celle qui s’offre à la convoitise, au suffrage universel. Je ne dis pas non plus la passion du collectionner ou de l’amateur, ni le regard du peintre choisissant, cadrant son modèle, un paysage, un corps. L’inaccessibilité fait partie de ce mystère de la beauté. Sait-on pourquoi tel tableau, tel visage, tel phrase musicale sont beaux ? On le sait, on le sent, on peut commenter et expliquer, une des disciplines un peu ennuyeuse dans l’enseignement de la langue maternelle, l’explication ou le commentaire de texte, la dissection n’apprend rien en esthétique.

J’ai couru après la beauté de la vie, après ce qui fait la beauté d’une existence. Non après un état de vie, quoique je me sois interrogé sans conclure, même depuis mon mariage, sur les vœux religieux ou sur la fidélité conjugale. Il me semble surtout avoir couru seul, sans enseignant et sans repère, sans définition ni plan de route. Je distingue la beauté du bonheur, car la beauté peut se perdre mais son souvenir peut encore rendre heureux, tandis que le bonheur est fragile et s’attache à nous, nous mettons en place et produisons, protégeons, entretenons notre bonheur. L’accord avec nous-mêmes, le sentiment de cohérence de d’unité intimes, peut-être la sensation de cette beauté morale sont probablement le bonheur. La rencontre d’autrui, la sensation d’être à notre place dans le moment, dans le lieu, dans la circonstance, la perception vive d’affinités avec quoi que ce soit sont une forme de ce relationnement à soi-même et au monde qui nous pacifient, nous reposent. Nous naissons, le bonheur est notre émergence continuelle à notre identité, la conscience n’en est pas permanente. Les œuvres d’art, la musique sont une initiation à cette posture dans notre existence terrestre.

La beauté n’est pas un résultat, elle est une apparition, une naissance dès que s’établit la relation à l’œuvre, à l’autre, au paysage. J’ai vu travailler quelques artistes ou j’ai pu parler avec eux de leur manière. Je n’étais pas tant un client qu’un ami. Heinrich Faltermeier était de tous celui qui le plus explicitement recherchait la beauté, pas dans le modèle mais dans ce qu’il tenterait, avec le concours de celui-ci de créer. Le mouvement de ses mains pour envelopper ou libérer un plâtre ou un bronze, certes achevés, mais qu’il me fait voir, qu’il m’explique me paraissait une incantation, celle d’un homme humble, d’une certaine manière serviteur et contemplatif de ce qu’il avait mis au jour. Pour Pierre Bichet, robuste jurassien, l’amour du pays passe avant l’art et sa peinture, sa gravure. Arrivant à Pontarlier, une journée du début de l’été de 1980, je découvre son exposition à la chapelle Renaissance des Annonciades – bel écho dans ma vie de ma première initiation à la peinture moderne au musée de Saint Tropez – je ne connais pas encore la neige dans le Haut Doubs, ni les sapins des routes vers Leviers, ni les reculées vers Baume les Dames, ni surtout les levers et couchers de soleil sur les plateaux, les enfants retour d’école, emmitouflés, les barrières de dégel. Les paysages dominent l’homme, qu’on en regarde le détail ou l’ensemble, en arrivant, en surplombant, en survolant. Les premiers tableaux que je vois sont à dominante orange, le soleil joue avec l’horizon, les contre-jours sont paisibles, ne noircissent rien. Je rencontre l’artiste, un visage aussi net, sculpté que ses rares portraits ou des évocations du couple avec ou sans enfants. On est parfois proche du « réalisme socialiste » dans ces figurations humaines. Le discours, qui chez Faltermeier était l’hymne à la beauté et la déploration que celle-ci soit tant dédaignée de nos jours, est chez lui contre l’imbécillité, la peinture simplifie la vie, elle guide vers un univers qui se laisse regarder, encadrer, qui est propice à l’amitié mais qui domine l’être humain. Rien n’est dit avec ces mots, mais tout avec une brosse, une touche qui peint large, qui ajoute, qui nuance, mais toujours selon des surfaces, les courbes sont douces parce qu’elles sont allongées, les droites sont celles de la lumière, de ciels qui ne se différencient guère de la terre. Les toiles sont de grandes dimensions, de formats parfois insolites. Un de ses maîtres ou simplement de ses aînés a le même coloris, avec des flous qui font trembler le regard, il est aveugle, et vient peindre en sa compagnie, il invente un jaune gris que je ne vois pas chez son cadet, que je crois n’avoir jamais vu. Ce sont des peintures mates, qu’on dirait viriles, comme ces paysages, comme ce massif frontalier, sauvage, apparemment domestiqué mais qui s’émancipe chaque hiver. Pierre Bichet peint l’hiver et la simplification que la neige et le bas des ciels opèrent. Nous parlons de la vie, il y a eu des morts dans la sienne, très douloureuses et tragiques, il a tenu la camera d’Haroun Tazieff, il a connu le communisme français à son temps le plus enthousiasmant et aussi stalinien, il reçoit Hélène Cixous, il est à l’aise devant les preneurs de sons et d’images de la télévision, il s’indigne et conclut après vingt-cinq ans accomplis de notre amitié, de nos correspondances, de mon acquisition de certaines de ses œuvres qui me suivent dans chacun de mes postes diplomatiques : j’ai découvert que le centre du monde est à Pontarlier, juste chez moi. Et l’homme n’est pas orgueilleux, j’ai rencontré chez lui, aussi, Jean Grosjean, comme l’éditrice, défenseur de la cause des femmes et écrivant en femme et non en homme, c’est-à-dire avec un vocabulaire étrangement vaporeux et léger, inventant les mots que n’ont pas su trouvé au masculin les hommes. Le traducteur de saint Jean raconte le Liban, ses études, l’ambiance évangélique que peut transposer notre siècle. Mon peintre ne philosophe, il est soumis comme tous les hommes d’action, sa peinture à vivre avec elle, apparemment paisible, a des relents de violence, des repères sont cherchés, et quand ils sont trouvés, sont vivement capturés. La main attrape et pose.

Teresa Costa Rego habite Olinda, une des villes les plus anciennes du Brésil, une des premières fondations portugaises outre-Atlantique, elle a été l’épouse ou la maîtresse du secrétaire général de l’un des deux partis communistes du pays, que Staline a retenu plutôt en prisonnier qu’en cadre à former. Les militaires du coup de force contre Joao Goulart en 1964 l’ont contraint à l’exil. Il rentre au pays quinze ans plus tard, pour s’affaisser dès la coupée de l’avion, l’émotion, le cœur. Deux amants, en sous-bois, au clair-de-lune, le corps d’ivoire, schématisé, avec du relief très simple, sont une prière où l’érotisme sert l’émotion. Teresa peignant à la bougie le lit de mort de son mari laisse gliser de la cire sur sa peinture, l’effet est une certaine pourriture des chairs qui sont pourtant saines, des tâches grises fleurissent sournoisement, la mort est bien là. Elle sustématise le procédé, les deux amants parmi les arbres se disent adieu, séparés par la mort ou unis par celle-ci. Elle peint presque à fresque, elle sait mélanger les animaux, des chats notamment avec la représentation de l’architecture coloniale, les perspectives, les pentes, une certaine prolifération sans rythme, presque végétale. Voici une jeune fille nue, non  épilée des aisselles, ce qui choquera ma mère, qui ne s’épilait pourtant pas, elle non plus, sommeille à demi, les yeux grands ouverts mais au repos, dans un hamac, sous lequel se voit tout le panorama de la vieille vile, et au loin les immeubles et les raffineries portuaires de Recife. Le Brésil caractérisé par une spiritualité qui ne peut se comprendre à l’étranger, qui suinte d’une végétation triomphante, d’une histoire politique et sociale encore à naître. Le frère de Teresa est bénédictin, non loin, un monastère avec azulejos, bien sûr. Le temps est encore à la légende, on peint des dieux, des pélerins, des saints dans le monde lusitanien, n croit au miracle, ce fut la prière de tout un pays pour que Tancredo Neves, le premier président en 1985 à n’être pas dictateur et qui la veille de sa prise de fonctions, dût être hospitalisé pour ne plus se relever que le temps d’un miracle – précisément – mais de quelques heures. Une exaspération sentimentale aussi bouleversante que la puissance végétale sous ces tropiques. Il faut être sage pour pouvoir s’abandonner à la misère et à la samba, concourir en costumes d’une nuit, inverser les hiérarchies dans les célébrations spirites. C’est sans doute ce qui a fait si facile le mélange avec les Indiens, l’homme nouvellement arrivé et l’ancien ne peuvent vivre là qu’en se fondant avec la nature, avec les esprits en réalité. Du moins, c’est ce que je ressentais dans le Nord-Est ou à Manaus. Sao Paulo ne peut être peint, d’une tour quelconque, et tous les immeubles sont des tours de plusieurs dizaines d’étages, l’horizon est urbain. On ne peint pas, de son centre, un cercle complet. C’est le musée de Sao Paulo qui en une salle unique, aux parois de verre, surplombant une autoroute intérieure, place les œuvres en quinconce comme des lames en sorte que l’on a des perspectives allant de la Renaissance italienne à Matisse et Picasso, la peinture est montrée dans ses états successifs, on va d’une civilisation à une autre en dépassant, comme autant d’arbres sur une route, ou de chemins de traverse, les rangées d’œuvres suspendues. Celles-ci ne sont pas accrochées à des murs, elles sont pendues et font peuple.

Ludmilla W. peint au couteau, elle est handicapée de naissance, un peu Polonaise, un peu Russe, un peu Juive, un peu Allemande, son dos est cassé, une de ses mains recroquevillée, elle a le visage gourmand et anxieux, elle portraiture sur verre, elle est d’abord psychologue, athée elle lit la Bible. Elle conserve les états successifs de certaines de ses œuvres en plaquant une surface lisse sur la peinture fraichement placée sur le verre. J’ai d’elle une maternité, la Vierge à l’Enfant, et un Christ, le visage souffrant, quatre états pour la première, une dizaine pour le second. On voit l’hésitation de l’artiste du fait de son inspiration. Les choses tournent à l’abstraction, se reprennent, on passe de la douceur à de l’inconnu, puis d’une pieta à un allaitement, le Christ est en larmes, puis compatissant, il regarde ou s’abandonne. Le procédé est tel que des interprétations, de véritables révélations se font, un portrait de Judas dans l’un de ses états montre la flamme de la conscience à l’œuvre, la suite du travail fait disparaître celle-cI. Les portraits d’après nature ou selon des photographies donnent du côté peint la vérité du moment, mais au revers qui n’a pas de grain le premier état chronologique est en réalité l’image de l’avenir, ma mère morte paraît heureuse et rajeunie, elle est peinte sur un fond de mer difficile de son vivant, apaisée là où elle a abordé. Lénine est diabolique, proprement. L’épouse d’un de mes collègues, l’ambassadeur d’Allemagne au Kazakhstan, apparaît comme une tulipe s’ouvrant davantage avec la vie. Des séries montrent des grottes, des enfoncements tantôt souterrains, tantôt jusqu’au delà des voûtes mystérieuses de cieux qui ne sont pas montrés. Mon amie d’Almaty où la neige comme dans le Jura dure longtemps, mais où les chaînes de montagnes avoisinent les six mille mètres peint dans une pièce minuscule, surchauffée de ces immeubles pesants d’un béton grossier. Sa mère regarde les visiteurs, les clients, sa fille en dodelinant de la tête et prépare de la soupe pour tout le monde. Je ramène de France des chevalets, des machines à couper le verre. La pénurie est telle que des artistes que je ne rencontrerai pas mais dont j’achèterai des œuvres, ainsi deux toiles jumelles représentant une jeune militaire et un soldat adolescent chacun à plat ventre dans une herbe fleurie comme un parterre japonais, la première a pour arme une guitare, le second son fusil, tous deux racontent le désir de paix tandis que la guerre d’Afghanistan se prolongeait et en Asie centrale minait l’Union soviétique. J’emporte mes verres, glisse sur la glace, ramasse les éclats, ce sera un puzzle à reconstituer. Les portraits de ma mère ont la même force que ces restitutions par Ja Stratil des nus que je lui avais donnés à copier, la mémoire a un support dont elle a le don de s’écarter tellement la vie affleure, et peut donc reprendre, se continuer sans partir d’autrefois et hors du sens chronologique.

  Des résultats, des objets, des rencontres, le peintre ou le sculpteur et leurs œuvres ont été pour moi des entretiens que je ne dirigeais pas et qui n’avaient pas de pression, ils ne menaient nulle part, ils ne discutaient pas non ce qui avait été fait et je n’aurais osé suggérer ce qu’il y avait peut-être à entreprendre. Sauf avec Maté dont j’ai déjà parlé, nous nous concertâmes pour un tryptique donnant les trois moments du temps au Brésil avec pour consistance unique, l’eau, le ciel, les végétaux, des animaux qui ne changent pas d’une civilisation ou d’un siècle aux autres. Nous restâmes un soir, chacun célibataire, elle aurez-de-chaussée à dessiner et moi à l’étage à écrire, je poétisais sur ses esquisses et elle rendait compte en image, à la plume de ce que lui faisait éprouver mes lignes, la sensualité qui vibrait entre nous, lui fit présenter une pomme proprement invitatoire. Nous eûmes la sagesse d’en rester là, elle a illustré ainsi ce que j’ai écrit sans ratures ni relectures à mesure que cela me venait, au Brésil. Je captais alors les mots et les images qu’ils formaient directement, comme on attrape des papillons, du moins je me l’imagine.

Qu’était alors la beauté ? Ces moments avec l’artiste, moments d’amitié et de communion, d’emprunt à un langage universel et immémorail, advantiste aussi ? ou ce qui avait été l’objet, le prétexte de notre rencontre, une œuvre, des œuvres ? Pour me distraire d’une prise de fonctions austère et d’une rupture avec un amour de quinze ans, j’ai suivi les répétitions d’un concerto de Mozart pendant plusieurs soirées de suite, c’était en Janvier 1989, rien ne s’entendait encore de ce qui bougeait derrière le « rideau de fer », je n’étais pas distrait par tout ce que j’apprendrai de l’énorme synthèse et des virtualités toujours renaissantes de l’Europe centrale de l’est, mais j’étais confronté à ce qu’elle avait réussi : la musique. Assis, sans partition, j’ai suivi cet épèlement d’une œuvre, surtout ces retours à quelque phrase plus saillante, plus importante, où quelque chose doit culminer dont dépendent la suite et aussi la compréhension rétrospective de l’œuvre. Jean-Michel Rouchon, jeune chef d’orchestre de chambre à Vienne, est exigeant, ses musiciens sont attentifs, obéissants, se distinguant peu les uns des autres, tous très jeunes, sinon débutants. L’ensemble semble charnel, le mouvement des têtes, des archets a la densité d’une houle de mer, commencé il semble ne jamais devoir s’éteindre, diminuer. Le maître fait tout stopper, puis reprendre, jamais ce n’est pareil, l’épuration réclame parfois quinze ou vingt redites. Les têtes, les archets recommencent, le thème s’affine, se restitue, on sent la main du compositeur courir sur la portée. Vingt ans auparavant, je restais des heures à regarder plus qu’écouter Laurence de L. faire exercices, gammes, la tête penchée, têtue, les mains décidées. Elle m’emmenait dans les églises de paroisses à Paris, m’avait appris les rudiments du déchiffrement, nous ne manquâmes ce début d’été là aucun des récitals de musique sacrée, des passions de Bach, des motets, elle suivait sur la partition, me montrait la difficulté vaincue ou évitée, éludée. Dans la petite foule éclairée et concentrée, il me semblait être au premier rang, quand s’écrit l’œuvre. Elle ne voyait pas dans la musique de la beauté, mais de l’âme, et en faisait un remède, une structure. Elle a épousé son psychiâtre, seul à avoir pu lui faire entendre un discours amoureux sans qu’elle cherche à s’enfuir. Je ne savais pas la recette.

Dans la collégiale de Montréal, je suis fasciné par une jeune brune, aux cheveux coupés très courts, au rasoir et j’entends pour la première les concerti grossi d’Haendel, le second mouvement de l’un d’entre eux, aussitôt gravé en moi, comme l’avait été l’ouverture du rondo Krakowiak de Chopin et les serait l’ « adagio » d’Albinoni. Le père de la jeune Béatrice en Mauritanie, sachant que sa femme lui échappait, et qui me recevait pour me parler de celle-ci tandis que je l’entretenais de celle-là, rapporta dans la capitale des sables une impressionnante collection de disques. Il ne se préparait pas à la solitude et au remède qu’on peut lui opposer, une nostalgie entretenue, il mettait en scène sa dernière chance, le retour de l’infidèle pour qui il déploierait tout. Il supposait que la musique la regagnerait, c’était une course contre la contagion du sable, rongeant les résines, s’insinuant dans les cartonnages de couverture, il croyait au silence des mots. Il me faisait entendre ce qu’il posait sur le tourne-disque, ses mains, ses yeux avec dilection semblaient prendre les morceaux enregistrés comme de rares pierres précieuses, les soulever afin de les mieux évaluer. L’amant se tua en auto., le répit ne profita cependant pas au mari écarté, mais je garde le souvenir puissant d’une musique classique ou baroque sur fond de sable lunaire, de ciels étoilés vivants comme des fonds de mer où balancent et se croisent des algues en lanières, tandis que parfois d’autres habitations surgissaient les mélodies coraniques. Mon ami, le président Moktar Ould Daddah, évoque dans ses mémoires, la découverte correspondante qu’il fit à vingt ans passés de la musique classique et romantique européenne.

A mes vingt-cinq ans, j’étais fou de Scarlatti, il me semblait que la bataille endiablée qui était livrée n’avait pas de fin, pas de sens autre qu’une lutte contre je ne savais quoi, et qui devait être la beauté. A mes quinze ans, je tentais d’apprendre le piano. Dans le grand salon familial, un quart queue noir, un Pleyel, je crois, dans un coin, le dos à des portes vitrées séparant la réception de la salle-à-manger. Je n’avais pas le don, manifestement. Qu’aurai-je créé ? du plaisir pour moi seul ? une science que j’eusse progressivement acquise et pratiquée un peu, pas beaucoup. Je ne me consacrais pas. J’ai préféré rester du côté de celui qui écoûte, regarde, admire, reçoit. J’étais forcé à la même attitude, celle d’une participation extérieure, quand j’ai appris au printemps 1983 la liturgie orthodoxe au Mont Athos. L’office commence à la minuit solaire. Il se conclut par la messe au lever du soleil. C’est à chaque célébration celle de la Pâque mystique et révolutionnaire. Les moines en noir, d’éclairage que des cierges, les églises sans clochers, de la voûte, de la demi-sphère, rien que l’architecture dépayse l’Occidental, la langue, le grec de Byzance plus encore. Le rythme des heures, celui du soleil avec des temps de sommeil plus diurnes que nocturnes transplante dans un pays nouveau, l’ancienneté devient un cadre vivant, l’inconfort, les punaises, la nourriture étrange, la rusticité de tout, l’absence de tout figuratif maintiennent hors du temps qui n’est plus que biologique et cosmique. Pendant des heures, se déroule une psalmodie et des rites incompréhensibles quoique le Dieu présent soit celui de la Bible et du Nouveau Testament. Les cierges sont oranges, odorants, rudimentaires, ils fument, les visages sont impénétrables, le chant ne s’arrête jamais, la messe survient au petit jour, donnant quelques repères dont le Notre Père et une consécration du pain et du vin, très démultipliée et avec force gestes, c’est une résurrection, c’est la Résurrection, la fatigue est restée miraculeusement de côté. Je ne me suis pas ennuyé et j’arrive quelque part, tout s’éclaire. Soudain, le pays de connaissance, mais d’une autre connaissance. Alors, j’ai eu la certitude de la beauté, peut-être parce que je ne comprenais presque rien. Exactement ce que je vivrai plus tard en découvrant le thème de la Symphonie Leningrad. En sortant de l’église, je me suis assis sur un banc, à un balconnet : la mer Egée était en contre-bas, bleu foncé, directement sous les planches à une bonne centaine de mètres. Le prochain office ne serait qu’en fin de matinée après un sommeil que romprait le raclement d’un baton sur une poutre crénelée, promenée par le moine préposé aux horaires. Le Moyen-Age de nos cathédrales est statique sauf les mouvements d’ombre et de lumière sur leur statuaire, celui du Mont Athos et de l’orthodoxie est encore vêcu, il fait synthèse de toutes les facultés humaines. Il n’est pas indifférent que ce soit aussi en Grèce que la beauté et les tentatives des âmes pour s’élever et communier aient trouvé une nouvelle forme. Succédant très lointainement mais sur les mêmes terres et sous les mêmes cieux au triomphe passé des artistes athéniens. Ce n’est pas une transposition, c’est une invention. La beauté ne se copie pas. Ces hommes à barbe, qu’on enterre comme chez nous les Cisterciens, à même la terre dans leur coule de chœur, ainsi que les Musulmans, sont-ils heureux ? Ils ont cru en tout cas qu’ils le seraient en priant ainsi. Dans le nef de l’abbatiale de Saint Benoit sur Loire, vingt-cinq ans avant ma découverte de l’orthodoxie, j’avais découvert le chant grégorien davantage sur les lèvres souriantes d’un moine mûr, chauve mais extatique, qu’à l’écoute entière des Matines.










6 Octobre 2005 – selon la date du fichier propriétés



[1] - Piere Rouanet, Pompidou

[2] - celle-ci est exposée en détail par

[3] - Michel Jobert, Par trente-six chemins

[4] - c’est la thèse de Louis Vallon, L’anti de Gaulle ;  je raconte, plus loin à propos de la politique, ma rencontre avec cet homme plus subtil qu’il n’a été dit et très digne d’estime, fondateur à sa manière, ce qui est rare dans la constellation gaulliste 
[5] - Gabriel Matzneff, Les moins de seize ans (Julliard . Mars 1976 . 115 pages) . Il y dit une réponse, mais sans avoir atteint, quand il écrit, les quarante ans : Pour moi, le bonheur suprême serait de partager mon temps entre la solitude créatrice et la compagnie d’un vieux moine, d’une adolescente et d’un jeune garçon. p. 113
[6] - Si quelqu’un éprouve Confiance et Conscience au cœur de l’étreinte, il devient fils de lumière. Si quelqu’un ne les reçoit pas, c’est qu’il demeure attaché à ce qu’il connaît, s’il n’est plus attaché il deviendra capable de les recevoir. Celui qui recevra nue cette lumière ne sera plus reconnaissable, on ne pourra plus le saisir et personne ne pourra l’affliger ou l’attrister, qu’il soit dans le monde ou qu’il l’ait quitté. Il connaissait déjà la vérité en images. Ce monde est devenu pour lui un autre monde et cet Espace-Temple (Eon) est pour lui plénitude (pleroma). Il est ce qu’il est. Il est un. Les ténèbres ne peuvent le cacher. Il s’est effacé dans le Jour impeccable et la lumière sainte. Evangile de Philippe . dernier logion : 127 – éd. Albin Michel procurée par Jean-Yves Leloup . Avril 2003 . 206 pages

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