mercredi 27 mai 2015

souvenirs d'impuissance 2





Nous sommes devant la mer. Surface plane, on n’entend pas l’eau, pas de vaguelettes à nos pieds, des plages successives à notre gauche, des arrondis avec leur sable jaune, des barques pour vacanciers, toutes de même gabarit mais colorées comme des crayons à l’alignement des boîtes métalliques, plates de mon enfance, c’est la première plage que borde un remblai, lui-même longé par une chaussée, un rivage équipé, un cap rocheux, des pins, puis une seconde plage, et une troisième. Des rochers gris, sans brisants, inertes, l’eau n’éclabousse pas, elle semble les contourner et le ciel est sans relief, ni profondeur, ni secret. J’écoute, je l’écoute, un homme qui pour la énième fois, la barbe indécise mi-rousse mi-blanche, les yeux à lunettes, un seul est valide, me raconte la même histoire que l’habitude m’en a été infligée depuis la rencontre de sa femme, puis de leurs filles, puis de lui. Seul, le dénouement, le stade actuel des causes de souffrance, en sus de ce qui est physique et phsyiologique, change. D’abord, ce fut la préhistoire, les dix-sept ans, la nuit, le milieu de la nuit, la nuit noire, la vitesse, la motocyclette à deux, des paysages que je ne connais, mais cela s’est passé bien avant que je connaisse, une soirée, on dit toujours : en boîte, l’air apparemment libre, l’alcool certainement, l’ivresse probablement mais celle de la jeunesse, de l’éternité, de la beauté peut-être à l’âge qu’il avait, qu’il était, dit-on en anglais. Sans transition, du goudron à une pente, une cale, l’eau, la mer côté golfe, un obstacle, le récit ne s’est jamais arrêté là-dessus, les deux garçons sont projetés, l’un à peine contusionné, l’autre, mon récitant, quatre ans de grabat, du coma, progressivement la remise sur des jambes qui fonctionnent mais, sans que je sache tout l’atlas du système nerveux, des dommages irréparables, une pile stimulant ou désactivant quelque chose de vivant mais souffrant, faisant souffrir, des décennies, l’aggravation, le matériel mal posé ou inadéquat. Le monologue bifurque, une femme, le hasard, une grande danseuse selon lui, très douée mais sans emploi qu’outre-Atlantique en fille-au-pair, abandonnée à la naissance, une mère biologique retrouvée à l’initiative de celle-ci ou de sa fille, retrouvée à l’article de la mort, parents d’adoption, la belle-mère stérile, hérissée de jalousie quand arrive une première naissance d’ailleurs difficile, puis à son exemple, une adoption. Chaque mise à jour du récit se complique de plaidoyers d’étape tant l’homme est mis à l’isolement et interdit d’affection. Sa femme ne voulut pas, de prime abord, que sa fille lui soit présentée, trop belle alors qu’elle-même sans doute d’origine maghrébine se trouve le teint gtrop mat, ce qui n’est pas mon évaluation. Il est maintenant accusé d’avoir révélé ce trait de début de vie à leur aînée. Celle-ci, vraiment mate, que je n’ai en trois ans ou quatre, vu qu’immobile, debout, le regard vague, et n’ai jamais entendue, peut sembler handicapée comme qu’elle soit persuadée par ses parents d’un avenir d’artiste, de comédienne, de mannequin. Harcèlement au collège, pas de description ni d’ambiance, que la relation indirecte qu’il a m’a donnée au début de mon entrée dans la confidence, son intervention, le corps enseignant monté contre cet homme d’un seul tenant, univoque et menaçant au sortir de l’établissement. Le cercle était déjà vicieux, la cadette, l’enfant d’adoption paraissant bien plus du sang de ses parents, a su par elle-même ne devenir prisonnière ni de la sécurisation qu’elle donne à sa sœur ni des moments d’absence forcée de son père pour repos ou lutte avec la souffrance. Dans des circonstances pas précisées, je n’ai que le résultat à ressentir maintenant dans ce paysage calme mais trop neutre pour  vraiment accueillir qui souffre ou qui voudrait prier ou qui, aimant, tâcherait de conquérir une attention ou un corps. J’écoute, nous sommes assis, le dos au tranchant d’une table en bois, bordée de bancs jumeaux. Ce n’eest pas inconfortable. Quoiqu’il prévienne d’avoir à souvent changer de position pour ne pas éveiller quelque chose subite et intense, il est statique. Le corps et la plainte ne bougent plus. Là, plaqués à moi. Ce que j’éprouve, avec de plus en plus de mal à m’en dégager simplement afin de ne pas m’abîmer de compassion, est l’impuissance. Même écouter est difficile. Un esprit qui se perd, les répétitions, les plaintes et mises en scène, les prises à témoin de ce que dans chacun des dialogues de plus en plus rauques qu’il reçoit encore d’une femme dont il dit un jour qu’elle ne l’a jamais aimé et un autre qu’elle l’a quand même aimé, mais quand ? et comment en est-il sûr ? alors qu’aujourd’hui je puis la supposer capable d’étouffer son mari, en séance nocturne, aidée au besoin par les deux adolescentes persuadées par leur mère que l’issue est là. Séparé de ses filles, gardées à l’étage de la maisonnette à piscine, poulailler mais l’unique est morte une nuit accidentellement faute d’avoir été ré-enfermée,  et calomnié ou expliqué par une mère qui a été sa femme et dont il admire encore le corps, déjà quinquagénaire. Il s’inquiète et se ronge, non de trouver un nouveau traitement et le financement qui serait alors requis, mais de recouvrer un tour de rôle pour la conduite en voiture de ses filles à un lycée au chef-lieu et retour. Il énumère les injustices, les incompréhensions, les silences. Bouc émissaire, cause universelle d’un état morbide de relations intimes sans geste ni parole, ils le sont manifestement l’un pour l’autre, incapables de percevoir que le seul remède, et qui est à leur portée, serait un retour ou un début d’amour. La logique veut le suicide de l’un, la recherche d’un emploi pérenne par une femme vadrouillant sur la toile ou il ne sait où entre les trajets d’école. Il n’y a plus même de tentative que du sommeil court, traversé de cauchemar. Je ne les ai plus vus ensemble, l’un à côté de l’autre, regardant leurs filles ou entourés de celle-ci, depuis longtemps. Je ne sais donc pas ce qu’en général révèlent de leur union, de leur mutuel goût l’un de l’autre, de leur répulsion plus ou moins déguisée un homme et une femme. J’écoute, aucune alternative ne trouve une description, une phrase, une affirmation à laquelle donner une autre suite que la seule aggravation de la douleur et de la distance. Je suis livré à la souffrance de cet homme dont je crois plus juste de reconnaître que c’est un frère, que ce ne peut être un ami, mais il m’apporte l’expérience d’une tentative particulière : l’aider, mais rien ni personne ne peut l’aider. Avant que nous venions à ce banc, à cette table, au vaste plan d’eau d’un été qui n’est plus éloigné, il balbutiait en remuant des papiers, des certificats, des compte-rendus opératoires, de l’attestation médicale sur demande que je réexposais de l’avocat que je lui avais conseillé, il ne trouvait pas, il répétait avoir déjà envoyé du tout et du vrac et je répétais qu’il en fallait d’autre, qui soit antérieur, qui prouve toute l’histoire. Ni la responsabilité du fournisseur de la pile thérapeutique, ni l’amour  qui dût avoir cours ne laissent de trace. Je ne sais où je suis et je ne me trouve plus moi-même tant cet autre, ce frère, est accroché à ce qu’il souffre. L’histoire sans remède, la géographie peut-être, la fratrie masculine au chef-lieu dans notre dos, les deux frères sans travail quinquagénaires, c’est l’âge moyen autour de mon récitant, vivent chez leur mère et il s’est brouillé avec eux en proposant de gérer les comptes de celle-ci, plus du tout au fait à près de cent ans, une sœur dans l’administration fiscale aux Antille, une autre dans le social à deux ou trois caps de nous, autre bourgade pour vacances et villégiature, le père décédé il y a peu enseignait la technologie avec pour métier de début la ferronnerie d’art et la pose de feuilles en métaux précieux. L’entourage est là, mais psychologiquement inaccessibles. Dans notre époque et ce qui passe pour une culture, une civilisation avancée même, la parole n’est que professionnelle ou racoleuse : publique pour public. L’intimité s’atrophie et terrorise puisqu’elle n’a plus même quelque racine de famille ou d’éducation pour se dire, la pudeur ou quelque réflexe de délicatesse pour ne pas encombrer autrui n’y sont pour rien. Le bruit ambiant ne compense pas ce silence froid. 

La chambre exigüe, une lucarne, rideau noir le plus souvent abaissé, le lit sous les rampants, pas vraiment couvert, un placard aux portes coulissantes, des afiches punaisées, noires elles aussi, des cortèges et des visages ou des silhouettes macabres, le noir ou les deux trois couleurs qui accompagnent le noir, un univers en image pour un garçon qui n’est ni adolescent ni adulte, sans chaussures ni pantoufles que des chaussettes pour la moquette peut-être verdâtre. Une façon de bureau-secrétaire avec un plateau, des étagères, le bois naturel, pas un meuble, seulement un accessoire. Queue de cheval blondasse, teint pâle, semi-barbe aux poils clairsemés et mous. Je ne reconstitue pas ses mains, il ne prend pas de notes et a pour seul outil un classeur de transparents où en deux trimestres il n’a guère glissé qu’une cinquantaine de feuilles dont la moitié polycopiées, pas de son crû. Il me dépayse à un point, et surtout d’une manière, que je n’ai jamais éprouvé. J’apprends par lui les programmes en français, en histoire, en géographie pour le baccalauréat et, de lui, en vivant chaque semaine, deux heures à touche touche, face à face, chacun sur une chaise, dans l’ambiance la plus confinée qui soit, ce qu’est la dyslexie, ou plutôt l’état dans lequel cette anomalie, cette inorganisation – de quelle nature est-elle ? de quelle thérapeutique est-elle justiciable ? – laisse un sujet rendu à… je ne sais quoi, puisque je suis incapable d’imaginer comment la vie, l’existence humaines paraissent selon de tels prismes. Pas de culture générale, pas même la notion de ce qu’elle est dans une psychologie humaine, et donc aucun remède pour en acquérir même tardivement quelqu’une, ni journaux, ni livres, ni télévision, ni radio. Guitare électrique, batterie, vocation peut-être de luthier mais pas d’accueil ni de filière professionnelle, un stage seulement. Des mots, des qualificatifs, des identifiants abstraits retenus ou copiés en développement de thèmes et synthèses qui constituent tout le programme, rien d’auteurs, de faits, aucune date, carte, statistique. Le commentaire d’un inexistant, l’acquisition d’abstraction. L’expression écrite ne mémorise pas même la plus défectueuse des orthographes pour que ce soient les mêmes fautes à curer, c’est la jungle. A l’oral, entre baillements et gratouillis des pectoraux, quelques locutions et interjections se font face, les mots ne viennent pas, les idées sont insaisissables et donc pas rapportées, et si je disparaissais à l’improviste, le gagnant serait un sommeil sans horaire.

J’admire cette parfaite articulation entre des programmes officiels énoncés pour conserver le néant, n’apporter aucun contenu, du moins dans les disciplines que j’ai à soutenir et l’état d’astructuration mentale où j’ai rencontré mon tapir dès notre premier échange de courriels. Pas encore autodidacte, il a pourtant quelques réflexes et même des intuitions surprenantes de justesse et d'originalité, mais jamais assez globaux pour traiter un sujet. En réalité, nous entrons en psycho-thérapie et convaincu de commenter un texte choisi dans des œuvres notoires, il dit ce que le monde lui fait ressentir et à quoi il ne répondra que par instinct. D’une manière pas aisément réfutable, il définit donc par son comportement propre la culture générale qui est réponse à l’univers et pas du tout son explication. Je reconnais que c’est aussi une forme d’appropriation. Je ne sais de quoi il jouit, car apprendre, découvrir des faits, des écrits, c’est – dans mon expérience – se faire tant d’amis, de compagnons, tant de vies et de paysages, toujours disponibles ensuite est plus que le bonheur, c’est l’activité la plus gratifiante, la plus multiplicatrice qui soit. Surtout quand le sujet ou la matière sont tout nouveaux. La musique de Boulez ou la VIIème symphonie de Chostakovitch, dite Léningrad, quand les familiarités anciennes de l’oreille ne reviennent qu’au second mouvement, aussi les œuvres de Janos Ber d’immenses dimensions en rubans à premier regard tout à insignifiants m’ont davantage fait frissonné que mon premier face à face avec Ucello ou la statuaire de la Grèce classique. Les salles de notre musée au Louvre ou les flancs de semi-montagne à Delphes sur déblai plus bas de milliers d’oliviers en rangées, et enfin de plage sur eau turquoise m’avaient  impressionné plus que les chefs d’œuvre. Je n’avais de relation avec l’Hermès de Praxitèle mais les vestiges, à Olympie, du gymnase et du stade m’avaient ému.

Adossés à la muraille de l’Acrocorinthe, nous étions mon suppléant pontissalien et moi à voir le soleil se coucher sur une ville, un site, une époque presqu’intacte grâce à la persistance de ses paysages et de la couleur de ses pierres, de ses chaussées, de son plan d’urbanisme où avait vécu l’Apôtre des gentils. Planiste dans une entreprise depuis fermée dans le Haut-Doubs et trahie par chacun de ses dirigeants successifs chez nous puis dans le reste du monde de maintenant, il avait du cœur et de la constance. Il m’avait accueilli dans sa ville, été comme hiver, et le contraste des saisons y est grand, et permis ma candidature en la secondant. La députation qu’abandonnait un prestigieux ancien président du conseil pour tenter le Sénat moins précaire et moins hasardeux, qu’il faillit cependant manquer. Mon ami curieux, de bonne volonté, organisé n’avait cependant pas la moindre culture ni biblique ni de l’antiquité grecque. Pourtant, ce qu’il me disait là et dans ce moment, fut d’une justesse insurpassable.

Mon tapir qui préfère ses leçons pour le permis de conduire B à nos entretiens, ne ressent pas le défi qui semble n’être que pour moi. Le hisser à la sanction d’études secondaires qu’il n’a autant dire pas pratiquées. Le sommant de prendre des notes rien que pour en apprendre l’exercice, je n’obtiens qu’un remuement des dogts autour d’un crayon à bille, le tracé d’un mot, une fois, deux fois, assez espacées. Les deux heures où j’ai multiplié mes objurgations n’ont pas entamé son inertie. Je recevrai son commentaire du Candide pour y lire que c’est une autobiographie de Voltaire. Je ne trouve pas de prise, je n’intéresse pas, mes conseils ne sont pas crus. Je divise les quatre heures de l’épreuve en moments très distincts de réflexion sur l’intitulé du sujet, de transcription en vrac et en abrégé des idées qui, en désordre ou selon des associations dont il n’est pas indispensable de connaître la mécanique dans notre mental, viennent une par une ou en se bousculant, réservant à l’assemblage en parties intitulées affirmativement la rédaction déjà au propre d’une conclusion à laquelle l’introduction, naturellement, fera appel. Silence physique et mental, aucune idée, aucune image, aucune association ne viennent alors que les documents prévus par l’épreuve lui sont, théoriquement, familiers depuis six mois. Je lis chacun des cinq prologues d’autant de versions de l’Antigone créée par Sophocle. Le texte de Berthold Brecht me saisit, situé devant le bunker d’Avril 1945, la transposition est magnifique, la peur d’Ismène est dans la tête de chacun des dramaturge, la peur de la foule, la peur vis-à-vis de toute puissance tandis qu’Antigone va au martyre selon l’un ou à une belle victoire dialectique selon d’autres. Cocteau et Annouil existent autant que leur pièce. Un de mes enseignants jésuites, spécialiste de Thucydide, courant en lecture du grec ancien et bilingue pour le grec parlé maintenant, semi-acrobate sur la selle des motos des années 1950, genre de celle d’Anthony Quinn pour la Strada, nous avait lu la pièce selon Annouilh en sautant « les passages ne supportant pas la lecture publique ». Laid mais captivant d’humour et de flegme, ces passages étaient encore plus prenants du fait de telles évocations. A quinze ans, le fantasme sans référence ni précision est une merveille personnelle qui ne s’échangent pas entre camarades, rougissant à l’occasion et fuyant la confidence de ceux qui auraient eu un peu d’avance en connaissance de la vie.

Mon tapir ne fait aucune allusion à la sienne, sinon que les vacances sont la disposition de plusieurs nuits et jours d’affilée d’une amie, elle en troisième et étudiant classiquement, avec qui il échange ce qu’il apprend à son lycée. Pas de café ni la proposition d’un verre d’eau, pas de portrait au chevet du lit, d’ailleurs pas équipé pour que se dispose à proximité quelque objet. Le père est parti dès la naissance du cadet, mon élève ne devait pas avoir quatre ans. Il n’y a pas eu de remplaçant. La mère est psycho-motricienne dans un établissement psychiâtrique, le petit second semble ne résider en famille qu’épisodiquement, lui aussi dans un établissement spécialisé et mon premier, dyslexique a donc interrompu ses études secondaires pendant plusieurs années. Un autre monde ? ou quelque élément insulaire d’un continent disparu qui a beaucoup d’émergences pourtant et qu’aucun système d’enseignement ne me paraît desservir, ce serait le projet soviétique de détourner de l’océan Arctique les fleuves sibériens pour réalimenter les mers Caspienne et d’Aral. Je ne suis pas de force. J’essaie l’affectif. Mère et fils me retiennent, cherchent à me comprendre. L’expression tellement imagée qu’elle est devenue banale : le monde renversé, rend compte de mon impuissance. Je me débats, me répète et ne puis rien, je m’ennuie, j’appréhende la séance avant de me laisser aller aux automatisme de qui tient le crachoir, il a une prescience biologique de l’heure, le baillement devient continu. Nous avons rempli le contrat. Tranquillement, le tapir prépare son baccalauréat : le premier jet est pour le propre. En des lieux et temps que je ne sais ni n’imagine. Il est de bonne volonté mais ignore le doute, du moins dans nos face-à-face. De nous deux, c’est lui qui sait réviser.

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