samedi 23 mai 2015

souvenirs d'impuissance 1



La porte de l’immeuble, vitrée, bouton-sonnette. Celle, étiquetée : cabinet infirmier. Chacune s’ouvre. Une femme sans âge. Presque d’une autre civilisation, une tête qui pourrait porter le fichu paysan de presque toute l’Europe quand celle-ci est pauvre. Des yeux délavés, un beau bleu mais la prunelle se distingue à peine : le flou. Un fils, huit ans. Le père n’est plus là, elle l’a laissée quand elle s’est aperçue qu’il avait trois femmes. Quand ? comment ?

Je ne sais depuis combien de temps ma vie a la passion des histoires vraies, lues, entendues en trois lignes, une minute, un semi-regard qui peut être d’amour, de fraternité sans qu’aucun aveu, encore moins un assouvissement soient explicites. Hôtesses dites d’accueil aux caisses enregistreuses de ce que nous appelons depuis deux décennies ou plus, des grandes surfaces. Deux décennies, une condamnation à la prison pour cette durée, c’est immense, c’est une existence réduite, entamée, perdue. Deux décennies pour moi, c’est hier, c’est ce matin, c’est ce que je vivais et qui était apparemment tout autre que ce dans quoi je suis aujourd’hui immergé. Et cet après-midi, suis encore plus immergé.

Des gens, toutes sortes de gens, la rue, le métro quand je suis francilien, pas seulement parisien. Je ne sais dire les décors, les endroits, même les visages ou les circonstances. Ce qui me revient ou ce qu’il me reste – distinction à préciser, approfondir – est le fait nu de la rencontre, de sa facilité. J’en suis à pouvoir énoncer à des inconnus, hommes ou femmes, jeunes filles, qu’ils ont des yeux magnifiques, ou une silhouette sur laquelle se retourner. La dernière-née de mes sœurs reprochait à notre mère, à la fin de sa vie, de parler à n’importe qui dans la rue. Notre fille me fait le même reproche. Je suis fasciné par le roman des autres. La destinée, l’amour, l’attente donnent à chacune, à chacun sa forme de dénuement, une version de l’existence humaine.  

Je ne sais me déverser, je parle de moi en classant et donc en évitant, avec surtout la persuasion que cela n’intéresse pas.
L’aiguille s’est bouchée, me dit l’infirmière. Délai pour la manipulation des deux flacons, le liquide ainsi obtenu est gras, épais. Une intramusculaire, pas très aisée à s’administrer soi-même. Je pensais le faire cependant pour la discrétion. J’ai acheté dans une autre pharmacie que d’habitude ce qu’il m’a été prescrit au Val-de-Grâce – les ambiances de ce qui finit, mais aussi les fleurs, des soucis, l’église d’Anne d’Autriche et de notre mariage, le banc où je tenais, sous les platanes de quatre siècles, le journal de mon séjour comme j’ai tenu celui de mes amours tant qu’il n’était pas lu par une autre, et celui de mes affectations à l’étranger. Mais le mélange, remplacer l’aiguille, je n’aurais pas su. Cela m’a donné le temps, non des questions, mais de phrases anodines, seulement amicales, des enfants ? si oui, un mari ? et tout vient. Quand nous nous séparons pour trois mois – la prochaine piqûre dans trois mois, ce sera le premier jour après ces trois mois qui finissent un dimanche – et que je lui souhaite de bonnes vacances puisqu’elle va en prendre d’ici notre revoir, elle précise que des amis vont lui présenter des… je ne retiens pas le mot qui lui est venu. La présentation, j’ai connu, pour moi – échec, la prétendue au seul mot d’amour fuyait selon toutes les manières de fuir même en étant quasiment dans mes bras – ou pour d’autres : les malentendus pire que des refus de la vie. La vie, une singulière déesse ?

Comment ai-je fait l’amalgame, il y a quelques instants, entre ce dénouement qui est le commencement d’une nouvelle vie, d’une forme d’existence rythmée par je ne sais quoi, même si médicalement et statistiquement cela porte des noms communs et plus propres et précis : scientifiques, aujourd’hui ou dans mon cas, banaux… entre cette minute censée faire commencer en moi un travail de dénument, de dépouillement et cette somme que j’identifie : mes souvenirs d’impuissance ? non, mon souvenir d’impuissances. Si souvent, si diverses. L’impuissance, nous nous connaissons. J’en suis victime, peut-être de choix car fréquemment il a été dit de moi que j’avais tout pour…. pour quoi ? pour plus ou autrement que… ? rien n’est précisé. L’alternative au présent n’est qu’un conditionnel passé, une science rétrospective. Une existence humaine entière, chiffrée en longévité, située en culture et en géographie, l’imaginer autre ? il faudrait le vouloir. Je ne le veux pas, je suis heureux de ce que je suis devenu et plus encore de ce que je vais devenir. De mon corps, je ne suis responsable qu’en hygiène et en apparence pour ne pas gêner autrui, ni surtout qui m’aime. Les miroirs sont rares, l’autre – de rencontre ou m’aimant de mariage ou par naissance de mon sang – me renvoit un acquiescement à cette identité que je ne sais pas bien, que je construis en partie, les circonstances font le total. Précisément, mes impuissances m’ont sculpté, bien davantage que quelques succès. Le vrai succès sera celui le produit de mon abandon confiant à un aboutissement que je ne sais deviner, que je n’anticipe pas mais pour lequel je dois travailler. En comportement, en choses et devoirs : débroussaillages autour de nos longères, cabane entreprise il y aura bientôt six ans pour notre fille, écriture de quelques lignes dont je puisse être fier de les tendre à qui m’aime ou à quelque inconnu, à égalité ? je ne sais, celles qui m’aiment, mère et fille, sont et seront certainement des juges plus strictes, plus objectives, mieux dépourvues de sentiments qu’un inconnu, qu’une inconnu.

Banalité de l’impuissance, j’accepte les deux qui ne sont pas de même nature : la banalité, à première pensée, ne nous grandit pas mais la modestie, l’humilité, donc le réalisme nous mettent au-delà de bien des prises. Quant à l’impuissance, d’expérience elle nous ligote, nous empêche, nous fait manquer… mais que projetions-nous, qu’étions-nous, qu’allions-nous perpétrer qui nous importa tant que ne le pouvoir nous a réduit bien plus mentalement encore que physiquement ?

Quand j’hésite à choisir le pluriel pour l’un des deux termes, le singulier donc pour l’autre, mais que l’inverse serait autant juste – écrire, c’est se répéter, je parle d’abord, mes lèvres se touchent, et je transcris. Parfois, des pages entières, un livre s’écrivent ainsi mentalement, par oral – l’oralité de la bouche qui parle, énonce selon quel automatisme ? ou une inspiration – mais je les oublie, je les ai oubliées quand je veux les écrire, seul un titre me reste. Quand la vie a sa colère, son paroxysme, que l’autre aimé ou réticent se dérobe ou me condamne, je souffre en surface, me maudis autant que l’autre, mais en dedans j’ai envie de tout retenir et transcrire. Il y a quelques années, entre notre seuil, que le maître d’œuvre qui a rénové nos longères, ce n’était pas un architecte et il ne fut pas bon intendant de ce que j’avais emprunté pour poser bien plus que mes valises, des tonnes de papiers, de livres et – je m’en rends compte – des tonnes de passé, quoique j’avais à peine alors cinquante ans… entre notre seuil et le bûcher, aujourd’hui au toit à demi-effondré, j’ai entrevu le principal de l’histoire à suivre. Partir, quitter amante ou déjà épouse et mère, je ne sais plus, partir sans affaires de toilette ni même (plus important) un carnet de notes… partir, rouler et puis alors, pas d’argent, le fossé, les hébergements, le hasard, de l’amour à nouveau, la crasse me fit peur, l’irréversible plus que l’inconnu. Rien de vécu que cette tournure de moi, happer l’instant pour l’écrire. Mais qu’est cet instant ?

Je sais celui de la prière, il ne m’appartient pas puisque je le reçois. Je ne sais pas celui que je vis, je sais encore moins la relation que j’ai avec lui, sinon que cette relation contient tout, n’enferme rien ni moi ni autrui ni les minutes ou les années ni les lieux ni le passé ni aucune suite. Il m’arrive quelque chose, il se peut que ce soit une naissance. Devrais-je reconnaître un nouvel avatar de l’impuissance, cette fréquente compagne qui s’y prend assez bien avec moi ?

Tu as le choix, remarque-t-il, me contrant. Ami d’enfance, l’époque, la génération des cartables, la rue aux trois librairies et aux trois cinémas, aux deux horloges depuis la gare du train dit de petite ceinture, qu’avait décrit trois quarts de siècle avant nous, donc avec ce chemin de fer, Julien Green en premier tome de son journal. Cancérologue de premier plan, initiateur de l’hormonothérapie chez nous, la découverte de ce Nobel américain habitant la Nouvelle-Orléans, commensal désagréable au possible selon mon précieux camarade qui a rencontré quelques autres des lauréats successifs, il réplique : si, tu as le choix, tu peux refuser. Le traitement. La vie contre la sexualité. J’ai vécu cela il y a quinze ans, déjà, une première fois. L’enfant que je n’ai pas… donc jamais ? Aujourd’hui, ces années-ci, le bonheur est de plonger au cœur, au ventre de la moitié de moi-même. Ne plus éprouver cette force, ne plus entendre la voix qui a changé et évalue la douceur. Pas du tout le plaisir, mais la lutte ensemble, solidaire à ressentir plus la chair de l’autre que mon propre corps. Le frémissement, la recherche, l’attente par l’intensité du mouvement, l’aboutissement soudain, à pic, la grâce indescriptible de l’ultime essoufflement, puis gésir à deux, se défaire lentement l’un de l’autre, sourire vers le ciel dans la nuit que nous avons faite à nous seuls. Les mots me viennent, les images et les sons. Ce que je ne savais pas au début de tout, à mon adolescence qui ne savait ni n’espérait rien, qui demandait seulement où était la place vers laquelle aller m’asseoir pour regarder et servir, être utile. Je ne savais pas encore rêver d’être aimé. Aimer m’était machinal, sans art que le naturel, toutes celles et ceux qui m’entouraient et dont je faisais partie tout autant qu’elles et eux. La chrysalide ? je ne le crois pas.

Je comprends maintenant ce que j’ai vécu sans étiquette, sans écriture, les yeux, tous les sens, la mémoire en éveil mais tellement proches de ce que chaque instant m’apportait, sans que j’ai à choisir ni attendre, même les larmes, la souffrance de perdre ou de ne pas obtenir, m’étaient favorables. Je comprends et vois aujourd’hui, sans doute parce que je suis le produit de ce que je n’ai pas réussi. La réussite m’eût détourné, j’en ai eu toujours le pressentiment, me dédoublant, donc fuyant quand j’étais – selon les autres et selon toute apparence – en pleine réussite. Accablé par ce qui est appelé, trop simplement, uniment : le bonheur. Tandis que l’expérience à pleurer, à tout quitter et d’abord, donc finalement, partir de la vie-même, m’unifiait, me donnait une sensation d’exister. Je ne sais si ce fut toujours la même.  Le refus a été la solidité qui m’était infligée. Peut-être le rocher qui sauve le psalmiste, le fond véritable qui fait revenir le dépressif ou le mystique à une surface à peine céleste mais où respirer.

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