La porte de l’immeuble, vitrée,
bouton-sonnette. Celle, étiquetée : cabinet infirmier. Chacune s’ouvre.
Une femme sans âge. Presque d’une autre civilisation, une tête qui pourrait
porter le fichu paysan de presque toute l’Europe quand celle-ci est pauvre. Des
yeux délavés, un beau bleu mais la prunelle se distingue à peine : le
flou. Un fils, huit ans. Le père n’est plus là, elle l’a laissée quand elle
s’est aperçue qu’il avait trois femmes. Quand ? comment ?
Je ne sais depuis combien de temps ma
vie a la passion des histoires vraies, lues, entendues en trois lignes, une
minute, un semi-regard qui peut être d’amour, de fraternité sans qu’aucun aveu,
encore moins un assouvissement soient explicites. Hôtesses dites d’accueil aux
caisses enregistreuses de ce que nous appelons depuis deux décennies ou plus,
des grandes surfaces. Deux décennies, une condamnation à la prison pour cette
durée, c’est immense, c’est une existence réduite, entamée, perdue. Deux
décennies pour moi, c’est hier, c’est ce matin, c’est ce que je vivais et qui
était apparemment tout autre que ce dans quoi je suis aujourd’hui immergé. Et
cet après-midi, suis encore plus immergé.
Des gens, toutes sortes de gens, la rue,
le métro quand je suis francilien, pas seulement parisien. Je ne sais dire les
décors, les endroits, même les visages ou les circonstances. Ce qui me revient
ou ce qu’il me reste – distinction à préciser, approfondir – est le fait nu de
la rencontre, de sa facilité. J’en suis à pouvoir énoncer à des inconnus,
hommes ou femmes, jeunes filles, qu’ils ont des yeux magnifiques, ou une
silhouette sur laquelle se retourner. La dernière-née de mes sœurs reprochait à
notre mère, à la fin de sa vie, de parler à n’importe qui dans la rue. Notre fille
me fait le même reproche. Je suis fasciné par le roman des autres. La destinée,
l’amour, l’attente donnent à chacune, à chacun sa forme de dénuement, une
version de l’existence humaine.
Je ne sais me déverser, je parle de moi
en classant et donc en évitant, avec surtout la persuasion que cela n’intéresse
pas.
L’aiguille s’est bouchée, me dit
l’infirmière. Délai pour la manipulation des deux flacons, le liquide ainsi
obtenu est gras, épais. Une intramusculaire, pas très aisée à s’administrer
soi-même. Je pensais le faire cependant pour la discrétion. J’ai acheté dans
une autre pharmacie que d’habitude ce qu’il m’a été prescrit au Val-de-Grâce –
les ambiances de ce qui finit, mais aussi les fleurs, des soucis, l’église
d’Anne d’Autriche et de notre mariage, le banc où je tenais, sous les platanes
de quatre siècles, le journal de mon séjour comme j’ai tenu celui de mes amours
tant qu’il n’était pas lu par une autre, et celui de mes affectations à
l’étranger. Mais le mélange, remplacer l’aiguille, je n’aurais pas su. Cela m’a
donné le temps, non des questions, mais de phrases anodines, seulement
amicales, des enfants ? si oui, un mari ? et tout vient. Quand nous
nous séparons pour trois mois – la prochaine piqûre dans trois mois, ce sera le
premier jour après ces trois mois qui finissent un dimanche – et que je lui
souhaite de bonnes vacances puisqu’elle va en prendre d’ici notre revoir, elle
précise que des amis vont lui présenter des… je ne retiens pas le mot qui lui
est venu. La présentation, j’ai connu, pour moi – échec, la prétendue au seul
mot d’amour fuyait selon toutes les manières de fuir même en étant quasiment
dans mes bras – ou pour d’autres : les malentendus pire que des refus de
la vie. La vie, une singulière déesse ?
Comment ai-je fait l’amalgame, il y a
quelques instants, entre ce dénouement qui est le commencement d’une nouvelle
vie, d’une forme d’existence rythmée par je ne sais quoi, même si médicalement
et statistiquement cela porte des noms communs et plus propres et précis :
scientifiques, aujourd’hui ou dans mon cas, banaux… entre cette minute censée
faire commencer en moi un travail de dénument, de dépouillement et cette somme
que j’identifie : mes souvenirs d’impuissance ? non, mon souvenir
d’impuissances. Si souvent, si diverses. L’impuissance, nous nous connaissons.
J’en suis victime, peut-être de choix car fréquemment il a été dit de moi que
j’avais tout pour…. pour quoi ? pour plus ou autrement que… ? rien
n’est précisé. L’alternative au présent n’est qu’un conditionnel passé, une science
rétrospective. Une existence humaine entière, chiffrée en longévité, située en
culture et en géographie, l’imaginer autre ? il faudrait le vouloir. Je ne
le veux pas, je suis heureux de ce que je suis devenu et plus encore de ce que
je vais devenir. De mon corps, je ne suis responsable qu’en hygiène et en
apparence pour ne pas gêner autrui, ni surtout qui m’aime. Les miroirs sont
rares, l’autre – de rencontre ou m’aimant de mariage ou par naissance de mon
sang – me renvoit un acquiescement à cette identité que je ne sais pas bien,
que je construis en partie, les circonstances font le total. Précisément, mes
impuissances m’ont sculpté, bien davantage que quelques succès. Le vrai succès
sera celui le produit de mon abandon confiant à un aboutissement que je ne sais
deviner, que je n’anticipe pas mais pour lequel je dois travailler. En
comportement, en choses et devoirs : débroussaillages autour de nos
longères, cabane entreprise il y aura bientôt six ans pour notre fille,
écriture de quelques lignes dont je puisse être fier de les tendre à qui m’aime
ou à quelque inconnu, à égalité ? je ne sais, celles qui m’aiment, mère et
fille, sont et seront certainement des juges plus strictes, plus objectives,
mieux dépourvues de sentiments qu’un inconnu, qu’une inconnu.
Banalité de l’impuissance, j’accepte les
deux qui ne sont pas de même nature : la banalité, à première pensée, ne
nous grandit pas mais la modestie, l’humilité, donc le réalisme nous mettent
au-delà de bien des prises. Quant à l’impuissance, d’expérience elle nous
ligote, nous empêche, nous fait manquer… mais que projetions-nous,
qu’étions-nous, qu’allions-nous perpétrer qui nous importa tant que ne le
pouvoir nous a réduit bien plus mentalement encore que physiquement ?
Quand j’hésite à choisir le pluriel pour
l’un des deux termes, le singulier donc pour l’autre, mais que l’inverse serait
autant juste – écrire, c’est se répéter, je parle d’abord, mes lèvres se
touchent, et je transcris. Parfois, des pages entières, un livre s’écrivent
ainsi mentalement, par oral – l’oralité de la bouche qui parle, énonce selon
quel automatisme ? ou une inspiration – mais je les oublie, je les ai
oubliées quand je veux les écrire, seul un titre me reste. Quand la vie a sa
colère, son paroxysme, que l’autre aimé ou réticent se dérobe ou me condamne,
je souffre en surface, me maudis autant que l’autre, mais en dedans j’ai envie
de tout retenir et transcrire. Il y a quelques années, entre notre seuil, que
le maître d’œuvre qui a rénové nos longères, ce n’était pas un architecte et il
ne fut pas bon intendant de ce que j’avais emprunté pour poser bien plus que
mes valises, des tonnes de papiers, de livres et – je m’en rends compte – des
tonnes de passé, quoique j’avais à peine alors cinquante ans… entre notre seuil
et le bûcher, aujourd’hui au toit à demi-effondré, j’ai entrevu le principal de
l’histoire à suivre. Partir, quitter amante ou déjà épouse et mère, je ne sais
plus, partir sans affaires de toilette ni même (plus important) un carnet de
notes… partir, rouler et puis alors, pas d’argent, le fossé, les hébergements,
le hasard, de l’amour à nouveau, la crasse me fit peur, l’irréversible plus que
l’inconnu. Rien de vécu que cette tournure de moi, happer l’instant pour
l’écrire. Mais qu’est cet instant ?
Je sais celui de la prière, il ne
m’appartient pas puisque je le reçois. Je ne sais pas celui que je vis, je sais
encore moins la relation que j’ai avec lui, sinon que cette relation contient
tout, n’enferme rien ni moi ni autrui ni les minutes ou les années ni les lieux
ni le passé ni aucune suite. Il m’arrive quelque chose, il se peut que ce soit
une naissance. Devrais-je reconnaître un nouvel avatar de l’impuissance, cette
fréquente compagne qui s’y prend assez bien avec moi ?
Tu as le choix, remarque-t-il, me
contrant. Ami d’enfance, l’époque, la génération des cartables, la rue aux
trois librairies et aux trois cinémas, aux deux horloges depuis la gare du
train dit de petite ceinture, qu’avait décrit trois quarts de siècle avant
nous, donc avec ce chemin de fer, Julien Green en premier tome de son journal.
Cancérologue de premier plan, initiateur de l’hormonothérapie chez nous, la
découverte de ce Nobel américain habitant la Nouvelle-Orléans, commensal
désagréable au possible selon mon précieux camarade qui a rencontré quelques
autres des lauréats successifs, il réplique : si, tu as le choix, tu peux
refuser. Le traitement. La vie contre la sexualité. J’ai vécu cela il y a
quinze ans, déjà, une première fois. L’enfant que je n’ai pas… donc
jamais ? Aujourd’hui, ces années-ci, le bonheur est de plonger au cœur, au
ventre de la moitié de moi-même. Ne plus éprouver cette force, ne plus entendre
la voix qui a changé et évalue la douceur. Pas du tout le plaisir, mais la
lutte ensemble, solidaire à ressentir plus la chair de l’autre que mon propre
corps. Le frémissement, la recherche, l’attente par l’intensité du mouvement,
l’aboutissement soudain, à pic, la grâce indescriptible de l’ultime
essoufflement, puis gésir à deux, se défaire lentement l’un de l’autre, sourire
vers le ciel dans la nuit que nous avons faite à nous seuls. Les mots me
viennent, les images et les sons. Ce que je ne savais pas au début de tout, à
mon adolescence qui ne savait ni n’espérait rien, qui demandait seulement où
était la place vers laquelle aller m’asseoir pour regarder et servir, être
utile. Je ne savais pas encore rêver d’être aimé. Aimer m’était machinal, sans
art que le naturel, toutes celles et ceux qui m’entouraient et dont je faisais
partie tout autant qu’elles et eux. La chrysalide ? je ne le crois pas.
Je comprends maintenant ce que j’ai vécu
sans étiquette, sans écriture, les yeux, tous les sens, la mémoire en éveil
mais tellement proches de ce que chaque instant m’apportait, sans que j’ai à
choisir ni attendre, même les larmes, la souffrance de perdre ou de ne pas
obtenir, m’étaient favorables. Je comprends et vois aujourd’hui, sans
doute parce que je suis le produit de ce que je n’ai pas réussi. La réussite
m’eût détourné, j’en ai eu toujours le pressentiment, me dédoublant, donc
fuyant quand j’étais – selon les autres et selon toute apparence – en pleine
réussite. Accablé par ce qui est appelé, trop simplement, uniment : le
bonheur. Tandis que l’expérience à pleurer, à tout quitter et d’abord, donc
finalement, partir de la vie-même, m’unifiait, me donnait une sensation
d’exister. Je ne sais si ce fut toujours la même. Le refus a été la solidité qui m’était
infligée. Peut-être le rocher qui sauve le psalmiste, le fond véritable qui
fait revenir le dépressif ou le mystique à une surface à peine céleste mais où
respirer.
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