mercredi 8 février 2017

chapitre conclusif de mon livre en gestation : au pied du mur ... portrait de Pierre Bérégovoy


Pas plus proche que lui et pourtant mystérieux. Mystérieux par sa mort. Quelle qu’elle ait été la cause, la circonstance de sa mort. je n’y étais pas, Je ne l’avais plus revu depuis mon départ au Kazakhstan, je lui devais cette « ambassade », au sens d’une affectation, celle que j’attendais, qu’il avait attendu et demandé pour moi des années avant qu’elle se produise, et elle ne me le fut donné qu’à titre précaire. Nommé Premier ministre, « affectation » désirée de très longue date, visiblement depuis la réélection de François Mitterrand, mais sans doute in petto bien avant. Sa mort et ma propre chute m’ont empêché d’enquêter, comme je le fis sur de Gaulle dès le départ de ce dernier. Je vais le faire, je vois par qui commencer. Ceux de son entourage qui ont réussi, initialement « lancés » par leur appartenance à son cabinet, le plus prestigieux et puissant, par nature, de tout le gouvernement à quelque époque que ce soit chez nous : les Finances. Significativement, c’est lui qui tenta  de changer la psychologie ambiante pour ses agents, importants ou d’exécution 

Reniac, à ma table de travail, lundi 6 février 2017
autour de 07 heures … 07 heures 10

Significativement, c’est lui – et lui seul, à notre époque – qui tenta  de changer la psychologie ambiante pour ses agents, importants ou d’exécution. Maintenant que j’écris ce que j’ai vu et vécu de lui, je m’aperçois qu’il impose une très forte image distincte de ses fonctions gouvernementales pendant la première et la plus forte des périodes où la gauche a exercé le pouvoir à notre époque – secrétaire général de la présidence de la République, ministre des Affaires sociales, ministre de l’Economie et des Finances, Premier ministre, sans doute aussi la plus grande longévité, mise à part celle de François Mitterrand, et dans des fonctions relativement différentes l’une de l’autre. Selon les témoignages écrits ou parlés en colloque, de ses collaborateurs, les cartes et bristol manuscrits étaient un de ses modes d’être avec autrui au travail. Ce n’est que du dehors que j’ai suivi et de l’étranger ses batailles à partir de 1998 et de son retour au gouvernement, à son ancienne place, passé l’intermède de droite et de la première cohabitation [1]. C’est-à-dire ses tentatives de réorganiser le « paysage » bancaire français après les deux vagues de nationalisations et de privatisations, de moraliser les financements de la vie publique. Nous n’avons jamais dialogué sur la principale de ses options : le franc fort. Je n’ai su sa détresse, évidente pour beaucoup, après avoir quitté l’hôtel de Matignon, que par des livres. Sur sa mort, je ne sais que les documentaires télévisés et aussi la relation que me fit à Almaty, Charlotte de Turkheim, d’une conversation qu’elle aurait eue avec Edouard Balladur, son successeur mais de l’autre bord, dans les fonctions de Premier ministre : pour celui-ci, c’était un assassinat. Déjà nommé au Kazakhstan et reçu par lui à Matignon, je lui demandai de travailler auprès de lui, par exemple comme son conseiller diplomatique [2], il me répondit qu’il préférait me voir dans l’ex-Union soviétique et être ainsi directement informé par moi : la cause, les pays le passionnaient. Il avait très intelligeamment créé une structure interministérielle proche de lui [3] coordonnant toutes nos actions, sinon tout notre savoir, sur les pays d’Europe de l’Est et d’Asie centrale, émancipés de la tutelle soviétique. Nous parlâmes, ce fut la dernière fois, et c’était censément à l’apogée de sa carrière politique. La médaille de la fondation John Kennedy à Boston – il faisait collection de médailles en bronze, j’en avais entreprise une depuis mes années portugaises, les camps d’opposants ou d’insurgés, avec barbelés ou cimetières en perspective – l’attrista. Ce qu’on entendait dire depuis quelques mois, nous étions au printemps de 1992, sur l’ancien président des Etats-Unis, avait détruit en lui un modèle, sinon une idole : la pureté en politique censément et une compromission avec la mafia, laquelle s’était vengée atrocement. Je ne savais pas la rumeur le concernant. Mais une autre plus flatteuse, des sondages déjà le favorisaient à gauche pour l’élection présidentielle de 1995, pour l’après-Mitterrand : il a récusa, ce serait l’empêcher de travailler. Pensait-il faire gagner à sa majorité au renouvellement de l’Assemblée nationale, l’année suivante. Je ne le sus pas. Exactement comme lors de son retour au pouvoir et encore rue de Rivoli [4], où il me faisait recevoir par son principal collaborateur de confiance – Harris Puisais n’était plus – pour venir nous rejoindre dans une petite pièce sombre mais voisine de son propre bureau, la conversation évoqua Edith Cresson. Elle l’avait daubé et moqué quand elle-même avait été nommée Premier ministre, et cessant de l’être elle lui avait laissé un bureau de chef de gouvernement qu’on eût dit un boudoir : que ne dirait-on pas s’il en changeait la décoration, ou bien irait-il dans le salon où s’était installé Michel Rocard.

Nous n’eûmes donc pas, pendant qu’il était au gouvernement, de dialogue. Même la visite de travail, donc officielle, que je lui organisais à Vienne où j’étais le conseiller économique et commercial, pour qu’il manifestât notre approbation de la candidature tenace de l’Autriche à la Communauté européenne, ne permit pas d’échanges, sauf à son retour à Paris pour me demander les notes qu’il m’avait vu prendre pendant son émouvant moment avec l’ancien chancelier Bruno Kreisky. En aparte de deux phrases, il sut me conseiller de demander au Premier ministre d’alors pourquoi une ambassade qui m’avait été proposée puis promise, ne m’était finalement pas accordée [5]. Occupé à écrire l’entretien, banal, je manquais de prendre de magnifiques photos de lui donnant du feu à son homologue autrichien, le jeune, séduisant et sérieux – comme si souvent me parurent les Autrichiens au pouvoir chez eux – Lacina, son homologue. Madame Bérégovoy faisait partie du voyage.

Ibidem, mardi 7 février 2017
18 heures 22 à 19 heures 51

L’homme politique, je ne l’ai donc pas vu [6]. L’homme, d’égal à égal, paisible, convaincu, m’apparut dès sa réponse à ma première lettre. Il était passé de l’Elysée au gouvernement, les Affaires sociales. A ce que je ressentais de notre vie nationale alors, il tranchait par une liberté de pensée, et de comportement, par une véritable autorité non seulement sur ce qu’il venait de recevoir en charge mais sur l’ensemble de ce que devait faire et être le gouvernement auquel il appartenait. Il croyait manifestement à une mission de la gauche, des hommes et des femmes de gauche dans notre pays. Il parlait sans définition ni détour, directement de ce qu’il y avait à échanger. Je vous ai déjà raconté notre premier entretien qui était hiérarchique et portait sur l’état de nos affaires au Brésil. Le second fut intime.

Nous étions assis sur une moquette grise dans une pièce pas complètement meublée, sans rideau la fenêtre, modeste, le dos à une biobliothèque ou à une vitrine. Rien dans cette pièce, son bureau, chez lui, ni dans l’appartement de la rue des Belles-Feuilles [7], un immeuble du Crédit foncier, ni récent, ni ancien, différent de tous les autres, époque Haussmann, dans cette rue. Les années 1950 dans une ambiance des années d’avant la Grande Guerre. Il était dans l’opposition, j’étais sur le sable en attente d’une nouvelle affectation de ma direction au Commerce extérieur, sise toujours au quai Branly. Il analysait tranquillement la politique de ses successeurs, pas de véhémence idéologique, le jugement portait sur l’avenir immédiat. Il fallait reprendre la responsabilité du pays, animer celui-ci. Il ne me parlait pas des autres, de ses collègues, ni du président régnant, il parlait de la France, de ce que notre pays et nos concitoyens vivaient. Je l’avais vu, heureux et empathique avec Bruno Kreisky. Les questions internationales n’étaient pas pour lui, celles des relations entre Etats ou des dossiers à suivre, à traiter. Il s’agissait d’entités vivantes. Il ne m’a jamais parlé ni de ses origines ukrainiennes ni des conditions de son enfance, encore à présent, je n’ai pas regardé sa biographie pour cela. Pierre Bérégovoy développait une chaleur, une présence pour lesquelles – car il les donnait à autrui, n’en faisait pas un outil de promotion personnelle – on aurait cru qu’il effacait sa personnalité propre. Il était entier dans le sujet à partager d’opinion et de projet, sans jamais de volubilité.

Vinrent les ides de 1988. Elles me paraissaient certaines tant François Mitterrand avait de longueurs d’avance. L’affichage des thèmes de sa campagne était simplement la considération de l’opinion du moment, il appelait à le rallier bien plus que des sympathisants de la gauche ou des partis habituels, et avait l’habileté de paraître à la fois seul et très entouré, entouré des Français. Sa lettre, substantielle, documentée par téléphone avec son secrétaire général, toujours détendu et d’une chaleur souriante et froide, a été un chef d’œuvre. Jacques Chirac répliquait en copiant : il rassemble, il écoûte, affichait-on pour lui, mais l’échelle n’était pas la même, il tenta une lettre, pour faire comme… ce ne fut qu’un prospectus. En attente d’affectation soit au Quai d’Orsay soit selon l’administration de mon origine, je regardais dans un bel appartement à Neuilly, avec quelques-uns de nos diplomates, l’entretien télévisé du Président sortant avec Paul Amar. La haine se respirait autour de moi, quand par l’équipe gagnante je fus finalement détaché parmi eux – c’est l’appellation d’une procédure qui devrait faire comprendre à son bénéficiaire qu’il est seulement sursitaire – la même haine mit son haleine sur moi. Pierre Bérégovoy m’avait téléphoné improviste un soir dès que la campagne formellement avait commencé. J’avais été inscrit d’office dans le comité de soutien. J’avais à communiquer à l’A.F.P. que les gaullistes de conviction et de sincérité se reconnaissaient en François Mitterrand (« la France unie » et le profil maagnifique du candidat) et l’appuieraient donc. Je m’exécutais naturellement. 

Ibidem, mercredi 8 février 2017
08 heures 02 … 09 heures à 10 heures

L’homme – je crois – se savait précaire de position, avait ces collaborateurs de confiance, celui qui me recevait en son nom, ou celui qui nous accompagna, un jour des deux ans d’opposition, pour un moment à Europe 1. Il ne me fallut pas beaucoup de recul pour voir que tous le desservaient d’image et souvent d’exécution dans ses projets et lui survivraient. L’histoire a été sans doute écrite de ces gens de haut parcours qui plus tard font oublier, explicitement, la grandeur et la conviction qu’ils auraient dû recevoir en passant du temps et en vivant la vie de celui qui les avait placé en bonne orbite. J’ai regretté et continue de pleurer de n’avoir pu l’entourer, surtout quand le pouvoir lui fut retiré. Une rechute de santé, au Kazakhstan tant je me donnais à ma nouvelle mission, comme jamais auparavant dans mon exercice professionnel, me fait venir à Paris en urgence. C’est sur mon lit d’hôpital que se décida la visite présidentielle dans mon royaume d’affectation. Le mot avait été déjà celui de François Mitterand lors de beaucoup d’aparte pendant son voyage au Brésil. J’aime être serviteur, quand – en servant un homme de position certes, mais d’exception par l’indépendance et la complétude du caractère – je sers manifestement notre pays, le bien commun, toujours bénis de Dieu et de l’Histoire. La vérité est que je n’ai jamais atteint cette utilité, que je l’attends encore de ma présente tentative de faire campagne puis d’y durer en manière de tribun du peuple, à la disposition de tous ceux qui voudront – vous-même ? – se servir de mon truchement et de la voie ouverte. Pierre Bérégovoy m’inspira donc la sensation forte et vraie que nous étions frères, sans qu’il y ait à distinguer des niveaux, frères dans le goût et – je le crois immodestement – dans la capacité de servir. Ce fut aussi le mot, dans les dernières de sa vie, de Bernard Tricot : servir encore, quoiqu’à l’agonie. En cela, il avait été comblé mais avait été si utile, sans recherche.
Je vécus intensément l’hommage national qui lui fut rendu sous ma fenêtre d’alité au Val de Grâce [8], le matin de sa mort, si elle eut lieu là. La veille, de minute en minute, les médias rendaient compte du drame survenu inopinément au bord d’une eau familière, un 1er Mai 1993, puis du transfert de Nevers à Paris. Selon que le présentateur parlait de la Nièvre ou qu’un confrère attendait à Paris, les versions étaient différentes. Au petit matin, j’allais, en roulant l’arbre qui balançait mes perfusions, jusqu’à la grande salle au fond de laquelle, au rez-de-chaussée de l’hôpital, était exposé le corps. Je ne m’en suis pas approché, de la famille arrivait par une autre porte. Peut-être vingt ou trente mille personnes défilèrent ensuite, en contre-bas, la vue sur l’église d’Anne d’Autriche, les files épaisses et silencieuses en premier plan, le troisième tour, solide et fervent, triste mais assuré, des élections législatives que Pierre Bérégovoy, appelé bien trop tard à la tête d’un gouvernement pas assez adéquat depuis le retour de la gauche à la fortune politique, n’avait pu faire gagner à des militants inconsolables. Un article dans Le Monde avait donné – sous sa propre signature – l’épitaphe juste. La gauche meurt quand, au gouvernement, elle ne demeure pas assez elle-même, tandis que la droite n’a pas besoin d’étiquette ni de référence pour s’adonner au pouvoir. Sur la tombe, il n’est écrit que l’interrogation désespérée de sa femme. Ma casquette, de bonne confection américaine, achetée en même temps ou presque la médaille commémorant Kennedy, que j’avais posée à mes pieds devant la dalle, y resta car j’oubliais tout, sauf cette présence et ce regard que n’ont jamais embarrassé des verres discordants et épais.

Ibidem, mercredi 8 février 2017
09 heures 14 à 09 heures 40

Du Val-de-Grâce, j’avais prié mon attaché de Défense de mettre notre drapeau en berne, avenue Fourmanova à Almary, d’ouvrir un registre de condoléances avec en évidence le portrait que l’avait dédicacé le Premier ministre, après d’autres plus anciennes. Je sus qu’un de mes homologues, d’ailleurs chaleureux et compétent, que je connaissais de la rue Saint-Guillaume – ayant suivi rue de Solférino après l’agrégation de droit public les questions internationales, nommé et intégré au Quai d’Orsay, une seule place au tour extérieur qui me fut donc refusée malgré la promesse de mon ami – avait demandé des instructions pour faire de même. Il n’y en eût pas, et à ma connaissance, nous fûmes donc, Guy Bouchaud et moi, seuls à dire le chagrin français. Dès la mort de Pierre Bérégovoy, les temps changèrent et notamment le texte nouveau mais explosif sur l’honnêteté et la sincérité du financement des vies politiques, ne fit plus l’objet d’aucune vigilance pour son application. Vous en voyez comme moi, en cette présente campagne présidentielle, ce qu’il en résulte. Le mal que peut faire un personnage public, est fondamentalement d’ordre affectif : décevoir celles et ceux qui le servent, l’aident, l’obligent. Dans certains cas, il peut s’agir de millions d’électeurs perdant leur drapeau, en plein effort. La gloire nationale s’acquiert quand on ne déçoit pas, ce qui donne – intimement et de façon jubilatoire, malgré tous revers ou disparition – raison à qui avait donné confiance et chargé d’espérance l’un des nôtres. Pierre Bérégovoy ne déçut pas mais il fut déçu, mortellement.

Ibidem, mercredi 8 février 2017
autour de 10 heures




[1]
[2] - il avait choisi déjà Daniel Cousserand
[3] - la MICECO
[4] - Edouard Balladur, dès sa nomination de ministre des Finances, dans le gouvernement de cohabitation, avait fait arrêter le projet de transfert à Bercy

[5] - je sus ainsi que le Zimbabwe, ex-Rhodésie du sud indépendantiste, désormais aux mains de Mugabe, m’avait échappé – je ne le réclamais d’ailleurs pas – au seuil d’un conseil des ministres : Michel Rocard disant au Président son opposition à raison de ma médiocrité. Un camarade de la rue Saint-Guillaume, son conseiller diplomatique me confirma que l’on ne prenait que les meilleurs, et que je n’étais donc pas. Le public a tort de croire à une solidarité maffieuse ou maçonnique entre anciens élèves de l’Ecole nationale d’administration : nous sommes tous rivaux puisque tous ensemble candidats à des postes peu nombreux – nullement complémentaires. Le voyage du ministre à Vienne eut lieu en Juillet 1989 et la proposition d’Afrique australe en Avril précédent : il ne m’en resta que l’acquisition d’une magnifique carte en deux panneaux de l’ensemble du continent africain, gravée sous la Régence, faute d’avoir trouvé une des lieux seuls. Une par pays depuis ma premiè-re affectation, celle du Portugal présente le pays à l’horizontal quoique ses plus grandes dimensions soient nord-sud

[6] - seulement deux fois. A un concert de charité au Grand Trianon, il est l’hôte de Jacques Delors, son prédécesseur aux Finances promu président de la Commission européenne ; ils arrivent tranquillement, sans entourage, conversant, aussi en vue que l’orchestre qui vient de prendre place. Devant sa table de travail à Matognon, recevant les ambassadeurs de ma promotion, les pays nouvellement indépendants de l’Union soviétique. Familier, je lui ai adressé la parole sans protocole, tandis que derrière moi, un de mes aînés, bien établi dans la Carrière car il avait fait partie de la dernière mouture autour du général de Gaulle et avait documenté celui-ci pour l’écrirure des Mémoires d’espoir… me pinçait au sang l’avant-bras pour me faire disparaître. Souvent, cette situation où je ne suis pas toléré s’est reproduite dans ma vie, en profession et hors profession

[7] -
[8] -

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