Pas plus proche que lui et pourtant
mystérieux. Mystérieux par sa mort. Quelle qu’elle ait été la cause, la
circonstance de sa mort. je n’y étais pas, Je ne l’avais plus revu depuis mon
départ au Kazakhstan, je lui devais cette « ambassade », au sens
d’une affectation, celle que j’attendais, qu’il avait attendu et demandé pour
moi des années avant qu’elle se produise, et elle ne me le fut donné qu’à titre
précaire. Nommé Premier ministre, « affectation » désirée de très
longue date, visiblement depuis la réélection de François Mitterrand, mais sans
doute in petto bien avant. Sa mort et ma propre chute m’ont empêché d’enquêter,
comme je le fis sur de Gaulle dès le départ de ce dernier. Je vais le faire, je
vois par qui commencer. Ceux de son entourage qui ont réussi, initialement
« lancés » par leur appartenance à son cabinet, le plus prestigieux
et puissant, par nature, de tout le gouvernement à quelque époque que ce soit
chez nous : les Finances. Significativement, c’est lui qui tenta de changer la psychologie ambiante pour ses
agents, importants ou d’exécution
Reniac, à ma table de travail, lundi 6 février 2017
autour de 07 heures … 07 heures 10
Significativement, c’est lui – et lui
seul, à notre époque – qui tenta de
changer la psychologie ambiante pour ses agents, importants ou d’exécution.
Maintenant que j’écris ce que j’ai vu et vécu de lui, je m’aperçois qu’il
impose une très forte image distincte de ses fonctions gouvernementales pendant
la première et la plus forte des périodes où la gauche a exercé le pouvoir à
notre époque – secrétaire général de la présidence de la République, ministre
des Affaires sociales, ministre de l’Economie et des Finances, Premier
ministre, sans doute aussi la plus grande longévité, mise à part celle de
François Mitterrand, et dans des fonctions relativement différentes l’une de
l’autre. Selon les témoignages écrits ou parlés en colloque, de ses
collaborateurs, les cartes et bristol manuscrits étaient un de ses modes d’être
avec autrui au travail. Ce n’est que du dehors que j’ai suivi et de l’étranger
ses batailles à partir de 1998 et de son retour au gouvernement, à son ancienne
place, passé l’intermède de droite et de la première cohabitation [1].
C’est-à-dire ses tentatives de réorganiser le « paysage » bancaire
français après les deux vagues de nationalisations et de privatisations, de
moraliser les financements de la vie publique. Nous n’avons jamais dialogué sur
la principale de ses options : le franc fort. Je n’ai su sa détresse,
évidente pour beaucoup, après avoir quitté l’hôtel de Matignon, que par des
livres. Sur sa mort, je ne sais que les documentaires télévisés et aussi la
relation que me fit à Almaty, Charlotte de Turkheim, d’une conversation qu’elle
aurait eue avec Edouard Balladur, son successeur mais de l’autre bord, dans les
fonctions de Premier ministre : pour celui-ci, c’était un assassinat. Déjà
nommé au Kazakhstan et reçu par lui à Matignon, je lui demandai de travailler
auprès de lui, par exemple comme son conseiller diplomatique [2], il
me répondit qu’il préférait me voir dans l’ex-Union soviétique et être ainsi
directement informé par moi : la cause, les pays le passionnaient. Il
avait très intelligeamment créé une structure interministérielle proche de lui [3]
coordonnant toutes nos actions, sinon tout notre savoir, sur les pays d’Europe
de l’Est et d’Asie centrale, émancipés de la tutelle soviétique. Nous parlâmes,
ce fut la dernière fois, et c’était censément à l’apogée de sa carrière
politique. La médaille de la fondation John Kennedy à Boston – il faisait
collection de médailles en bronze, j’en avais entreprise une depuis mes années
portugaises, les camps d’opposants ou d’insurgés, avec barbelés ou cimetières
en perspective – l’attrista. Ce qu’on entendait dire depuis quelques mois, nous
étions au printemps de 1992, sur l’ancien président des Etats-Unis, avait
détruit en lui un modèle, sinon une idole : la pureté en politique
censément et une compromission avec la mafia, laquelle s’était vengée
atrocement. Je ne savais pas la rumeur le concernant. Mais une autre plus
flatteuse, des sondages déjà le favorisaient à gauche pour l’élection
présidentielle de 1995, pour l’après-Mitterrand : il a récusa, ce serait
l’empêcher de travailler. Pensait-il faire gagner à sa majorité au
renouvellement de l’Assemblée nationale, l’année suivante. Je ne le sus pas.
Exactement comme lors de son retour au pouvoir et encore rue de Rivoli [4], où
il me faisait recevoir par son principal collaborateur de confiance – Harris
Puisais n’était plus – pour venir nous rejoindre dans une petite pièce sombre
mais voisine de son propre bureau, la conversation évoqua Edith Cresson. Elle
l’avait daubé et moqué quand elle-même avait été nommée Premier ministre, et
cessant de l’être elle lui avait laissé un bureau de chef de gouvernement qu’on
eût dit un boudoir : que ne dirait-on pas s’il en changeait la décoration,
ou bien irait-il dans le salon où s’était installé Michel Rocard.
Nous n’eûmes donc pas, pendant qu’il
était au gouvernement, de dialogue. Même la visite de travail, donc officielle,
que je lui organisais à Vienne où j’étais le conseiller économique et
commercial, pour qu’il manifestât notre approbation de la candidature tenace de
l’Autriche à la Communauté européenne, ne permit pas d’échanges, sauf à son
retour à Paris pour me demander les notes qu’il m’avait vu prendre pendant son
émouvant moment avec l’ancien chancelier Bruno Kreisky. En aparte de deux
phrases, il sut me conseiller de demander au Premier ministre d’alors pourquoi
une ambassade qui m’avait été proposée puis promise, ne m’était finalement pas
accordée [5]. Occupé
à écrire l’entretien, banal, je manquais de prendre de magnifiques photos de
lui donnant du feu à son homologue autrichien, le jeune, séduisant et sérieux –
comme si souvent me parurent les Autrichiens au pouvoir chez eux – Lacina, son
homologue. Madame Bérégovoy faisait partie du voyage.
Ibidem, mardi 7 février 2017
18 heures 22 à 19 heures 51
L’homme politique, je ne l’ai donc pas
vu [6].
L’homme, d’égal à égal, paisible, convaincu, m’apparut dès sa réponse à ma
première lettre. Il était passé de l’Elysée au gouvernement, les Affaires
sociales. A ce que je ressentais de notre vie nationale alors, il tranchait par
une liberté de pensée, et de comportement, par une véritable autorité non
seulement sur ce qu’il venait de recevoir en charge mais sur l’ensemble de ce
que devait faire et être le gouvernement auquel il appartenait. Il croyait
manifestement à une mission de la gauche, des hommes et des femmes de gauche
dans notre pays. Il parlait sans définition ni détour, directement de ce qu’il
y avait à échanger. Je vous ai déjà raconté notre premier entretien qui était
hiérarchique et portait sur l’état de nos affaires au Brésil. Le second fut
intime.
Nous étions assis sur une moquette grise
dans une pièce pas complètement meublée, sans rideau la fenêtre, modeste, le
dos à une biobliothèque ou à une vitrine. Rien dans cette pièce, son bureau,
chez lui, ni dans l’appartement de la rue des Belles-Feuilles [7], un
immeuble du Crédit foncier, ni récent, ni ancien, différent de tous les autres,
époque Haussmann, dans cette rue. Les années 1950 dans une ambiance des années
d’avant la Grande Guerre. Il était dans l’opposition, j’étais sur le sable en
attente d’une nouvelle affectation de ma direction au Commerce extérieur, sise
toujours au quai Branly. Il analysait tranquillement la politique de ses
successeurs, pas de véhémence idéologique, le jugement portait sur l’avenir
immédiat. Il fallait reprendre la responsabilité du pays, animer celui-ci. Il
ne me parlait pas des autres, de ses collègues, ni du président régnant, il
parlait de la France, de ce que notre pays et nos concitoyens vivaient. Je
l’avais vu, heureux et empathique avec Bruno Kreisky. Les questions
internationales n’étaient pas pour lui, celles des relations entre Etats ou des
dossiers à suivre, à traiter. Il s’agissait d’entités vivantes. Il ne m’a
jamais parlé ni de ses origines ukrainiennes ni des conditions de son enfance,
encore à présent, je n’ai pas regardé sa biographie pour cela. Pierre Bérégovoy
développait une chaleur, une présence pour lesquelles – car il les donnait à
autrui, n’en faisait pas un outil de promotion personnelle – on aurait cru
qu’il effacait sa personnalité propre. Il était entier dans le sujet à partager
d’opinion et de projet, sans jamais de volubilité.
Vinrent les ides de 1988. Elles me
paraissaient certaines tant François Mitterrand avait de longueurs d’avance.
L’affichage des thèmes de sa campagne était simplement la considération de
l’opinion du moment, il appelait à le rallier bien plus que des sympathisants
de la gauche ou des partis habituels, et avait l’habileté de paraître à la fois
seul et très entouré, entouré des Français. Sa lettre, substantielle,
documentée par téléphone avec son secrétaire général, toujours détendu et d’une
chaleur souriante et froide, a été un chef d’œuvre. Jacques Chirac répliquait
en copiant : il rassemble, il écoûte, affichait-on pour lui, mais
l’échelle n’était pas la même, il tenta une lettre, pour faire comme… ce ne fut
qu’un prospectus. En attente d’affectation soit au Quai d’Orsay soit selon
l’administration de mon origine, je regardais dans un bel appartement à
Neuilly, avec quelques-uns de nos diplomates, l’entretien télévisé du Président
sortant avec Paul Amar. La haine se respirait autour de moi, quand par l’équipe
gagnante je fus finalement détaché parmi eux – c’est l’appellation d’une
procédure qui devrait faire comprendre à son bénéficiaire qu’il est seulement
sursitaire – la même haine mit son haleine sur moi. Pierre Bérégovoy m’avait téléphoné
improviste un soir dès que la campagne formellement avait commencé. J’avais été
inscrit d’office dans le comité de soutien. J’avais à communiquer à l’A.F.P.
que les gaullistes de conviction et de sincérité se reconnaissaient en François
Mitterrand (« la France unie » et le profil maagnifique du candidat)
et l’appuieraient donc. Je m’exécutais naturellement.
Ibidem, mercredi 8 février 2017
08 heures 02 … 09 heures à 10 heures
L’homme – je crois – se savait précaire
de position, avait ces collaborateurs de confiance, celui qui me recevait en
son nom, ou celui qui nous accompagna, un jour des deux ans d’opposition, pour
un moment à Europe 1. Il ne me fallut pas beaucoup de recul pour voir que tous
le desservaient d’image et souvent d’exécution dans ses projets et lui
survivraient. L’histoire a été sans doute écrite de ces gens de haut parcours
qui plus tard font oublier, explicitement, la grandeur et la conviction qu’ils
auraient dû recevoir en passant du temps et en vivant la vie de celui qui les
avait placé en bonne orbite. J’ai regretté et continue de pleurer de n’avoir pu
l’entourer, surtout quand le pouvoir lui fut retiré. Une rechute de santé, au
Kazakhstan tant je me donnais à ma nouvelle mission, comme jamais auparavant
dans mon exercice professionnel, me fait venir à Paris en urgence. C’est sur
mon lit d’hôpital que se décida la visite présidentielle dans mon royaume
d’affectation. Le mot avait été déjà celui de François Mitterand lors de
beaucoup d’aparte pendant son voyage au Brésil. J’aime être serviteur, quand –
en servant un homme de position certes, mais d’exception par l’indépendance et
la complétude du caractère – je sers manifestement notre pays, le bien commun,
toujours bénis de Dieu et de l’Histoire. La vérité est que je n’ai jamais atteint
cette utilité, que je l’attends encore de ma présente tentative de faire
campagne puis d’y durer en manière de tribun du peuple, à la disposition de
tous ceux qui voudront – vous-même ? – se servir de mon truchement et de
la voie ouverte. Pierre Bérégovoy m’inspira donc la sensation forte et vraie
que nous étions frères, sans qu’il y ait à distinguer des niveaux, frères dans
le goût et – je le crois immodestement – dans la capacité de servir. Ce fut
aussi le mot, dans les dernières de sa vie, de Bernard Tricot : servir
encore, quoiqu’à l’agonie. En cela, il avait été comblé mais avait été si
utile, sans recherche.
Je vécus intensément l’hommage national
qui lui fut rendu sous ma fenêtre d’alité au Val de Grâce [8], le
matin de sa mort, si elle eut lieu là. La veille, de minute en minute, les
médias rendaient compte du drame survenu inopinément au bord d’une eau
familière, un 1er Mai 1993, puis du transfert de Nevers à Paris.
Selon que le présentateur parlait de la Nièvre ou qu’un confrère attendait à Paris,
les versions étaient différentes. Au petit matin, j’allais, en roulant l’arbre
qui balançait mes perfusions, jusqu’à la grande salle au fond de laquelle, au
rez-de-chaussée de l’hôpital, était exposé le corps. Je ne m’en suis pas
approché, de la famille arrivait par une autre porte. Peut-être vingt ou trente
mille personnes défilèrent ensuite, en contre-bas, la vue sur l’église d’Anne
d’Autriche, les files épaisses et silencieuses en premier plan, le troisième
tour, solide et fervent, triste mais assuré, des élections législatives que
Pierre Bérégovoy, appelé bien trop tard à la tête d’un gouvernement pas assez
adéquat depuis le retour de la gauche à la fortune politique, n’avait pu faire
gagner à des militants inconsolables. Un article dans Le Monde avait donné –
sous sa propre signature – l’épitaphe juste. La gauche meurt quand, au
gouvernement, elle ne demeure pas assez elle-même, tandis que la droite n’a pas
besoin d’étiquette ni de référence pour s’adonner au pouvoir. Sur la tombe, il
n’est écrit que l’interrogation désespérée de sa femme. Ma casquette, de bonne
confection américaine, achetée en même temps ou presque la médaille commémorant
Kennedy, que j’avais posée à mes pieds devant la dalle, y resta car j’oubliais
tout, sauf cette présence et ce regard que n’ont jamais embarrassé des verres
discordants et épais.
Ibidem, mercredi 8 février 2017
09 heures 14 à 09 heures 40
Du Val-de-Grâce, j’avais prié mon
attaché de Défense de mettre notre drapeau en berne, avenue Fourmanova à
Almary, d’ouvrir un registre de condoléances avec en évidence le portrait que
l’avait dédicacé le Premier ministre, après d’autres plus anciennes. Je sus
qu’un de mes homologues, d’ailleurs chaleureux et compétent, que je connaissais
de la rue Saint-Guillaume – ayant suivi rue de Solférino après l’agrégation de
droit public les questions internationales, nommé et intégré au Quai d’Orsay,
une seule place au tour extérieur qui me fut donc refusée malgré la promesse de
mon ami – avait demandé des instructions pour faire de même. Il n’y en eût pas,
et à ma connaissance, nous fûmes donc, Guy Bouchaud et moi, seuls à dire le
chagrin français. Dès la mort de Pierre Bérégovoy, les temps changèrent et
notamment le texte nouveau mais explosif sur l’honnêteté et la sincérité du
financement des vies politiques, ne fit plus l’objet d’aucune vigilance pour
son application. Vous en voyez comme moi, en cette présente campagne
présidentielle, ce qu’il en résulte. Le mal que peut faire un personnage
public, est fondamentalement d’ordre affectif : décevoir celles et ceux
qui le servent, l’aident, l’obligent. Dans certains cas, il peut s’agir de
millions d’électeurs perdant leur drapeau, en plein effort. La gloire nationale
s’acquiert quand on ne déçoit pas, ce qui donne – intimement et de façon jubilatoire,
malgré tous revers ou disparition – raison à qui avait donné confiance et
chargé d’espérance l’un des nôtres. Pierre Bérégovoy ne déçut pas mais il fut
déçu, mortellement.
Ibidem, mercredi 8 février 2017
autour de 10 heures
[2] - il avait choisi déjà
Daniel Cousserand
[3] - la MICECO
[4] - Edouard Balladur, dès sa
nomination de ministre des Finances, dans le gouvernement de cohabitation,
avait fait arrêter le projet de transfert à Bercy
[5] - je
sus ainsi que le Zimbabwe, ex-Rhodésie du sud indépendantiste, désormais aux
mains de Mugabe, m’avait échappé – je ne le réclamais d’ailleurs pas – au seuil
d’un conseil des ministres : Michel Rocard disant au Président son
opposition à raison de ma médiocrité. Un camarade de la rue Saint-Guillaume, son
conseiller diplomatique me confirma que l’on ne prenait que les meilleurs, et
que je n’étais donc pas. Le public a tort de croire à une solidarité maffieuse
ou maçonnique entre anciens élèves de l’Ecole nationale d’administration :
nous sommes tous rivaux puisque tous ensemble candidats à des postes peu
nombreux – nullement complémentaires. Le voyage du ministre à Vienne eut lieu
en Juillet 1989 et la proposition d’Afrique australe en Avril précédent :
il ne m’en resta que l’acquisition d’une magnifique carte en deux panneaux de
l’ensemble du continent africain, gravée sous la Régence, faute d’avoir trouvé
une des lieux seuls. Une par pays depuis ma premiè-re affectation, celle du
Portugal présente le pays à l’horizontal quoique ses plus grandes dimensions soient
nord-sud
[6] -
seulement deux fois. A un concert de charité au Grand Trianon, il est l’hôte de
Jacques Delors, son prédécesseur aux Finances promu président de la Commission
européenne ; ils arrivent tranquillement, sans entourage, conversant,
aussi en vue que l’orchestre qui vient de prendre place. Devant sa table de
travail à Matognon, recevant les ambassadeurs de ma promotion, les pays
nouvellement indépendants de l’Union soviétique. Familier, je lui ai adressé la
parole sans protocole, tandis que derrière moi, un de mes aînés, bien établi
dans la Carrière car il avait fait partie de la dernière mouture autour du
général de Gaulle et avait documenté celui-ci pour l’écrirure des Mémoires
d’espoir… me pinçait au sang l’avant-bras pour me faire disparaître. Souvent,
cette situation où je ne suis pas toléré s’est reproduite dans ma vie, en
profession et hors profession
[7] -
[8] -
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