jeudi 9 février 2017

pourquoi viens-tu si tard ? au pied du mur - suite de mon chapitre conclusif : portrait de Jean-Marcel Jeanneney




Aussitôt et pendant près de quarante ans, la densité, la précision, la mémoire, le don d’illustrer tout autant par des démonstrations limpides que par des fragments d’un vécu personnel, en fait de notre Histoire nationale selon ses personnages.

Jean-Marcel Jeanneney me reçoit, chez lui, comme c’en sera toujours le cas, sauf deux fois dans son village de Rioz, en Haute-Saône, la maison de son père, et quelques fois dans les bureaux de l’O.F.C.E. qu’il a fondé [1]. Il me reçoit dans le premier ébranlement de l’après-de Gaulle : celui provoqué par le referendum de la saint-Georges, convoqué par Georges Pompidou, soucieux de se faire adouber personnellement et de régler ensemble deux questions difficiles. La concurrence de son Premier ministre, particulièrement indépendant dans les médias et au Parlement. La construction européenne qu’il relance depuis la conférence de La Haye qui a ouvert son règne et aussi celui de Willy Brandt. Ministre important du général de Gaulle, Jean-Marcel Jeanneney est autant lui-même qu’une dynastie républicaine imposante car dans les récits et évocations dont il va me gratifier de Mai 1972 à l’été de 2010 que conclut sa mort physique, celle d’un centenaire intact, écrivant sur ordinateur sa mémoire familiale, vérifiant faits et dates sur google, trainant à peine les pieds, ouïe et vue totalement opérationnelles… il y a aussi bien et si fréquemment l’homme du 18-Juin et de la participation, de la démocratie, Michel Debré auquel il est attaché mais dont il souffre, que son père, certes, politiquement né avec Waldeck-Rousseau, collaborateur le plus organique de Clemenceau et finalement président du dernier Sénat de la Troisième République, puis ministre d’Etat à la Libération, que leurs aïeux, dont une personnalité féminine de référence sous le Second Empire : la République, l’agnosticisme, la laïcité. Une pureté en héritage, un ajout personnel multiple à raison de ses responsabilités ministérielles, chaque fois décisives : l’Industrie au début de notre actuelle République, avec Raymond Barre en premier collaborateur, dont la réputation parvient déjà à de Gaulle, puis l’ouverture de notre ambassade à Alger, puis les Affaires sociales et les accords dits de Grenelle [2], parce que négociés et conclus dans ses bureaux, enfin la charge du testament institutionnel de notre re-fondateur, les textes et leur esprit refusés en Avril 1969 [3] selon la même coalition que celle mettant en Décembre 1965 le Général en ballottage [4].

Or, cet homme de famille, de mémoire, de responsabilité, chacune très grande, me reçoit avec attention. Jamais, il n’y aura de familiarité dans le ton, mais toujours il y aura une confiance de sa part que je ne peux m’expliquer que par des affinités et des différences qu’aime en Jean-Marcel Jeanneney. Ainsi que l’aîné de mes frères et que Michel Jobert, il désespère de mon gaspillage d’énergie, d’écriture, mais c’est avec lui et par lui que s’opère que la construction de toute mon intelligence des événements de notre époque, à commencer par les circonstances factuelles et mentale du départ du Général jusqu’à nos échanges sur la crise des subprimes, et chacune des échéances, surtout électorales et institutionnelles chez nous, pendant quarante ans. Il a été interrogé avec sagacité et beaucoup d’étonnements admiratifs par Jean Lacouture [5], par un doctorant aussi [6], et pourtant il se prête à nos dialogues avec un paradoxe que je ne remarqu qu’à présent : ceux-ci sont naturels, mon éminent vis-à-vis n’ayant rien à cacher, aimant tout expliquer parfois par écrit [7], mais exceptionnels aussi, les appréciations sur les personnes, une documentation décisive [8] et l’exhaustivité, avec dédicace chaleureuse, perspicace, de chacun des livres qu’il publie depuis le premier printemps de notre rencontre.

Ma collaboration au Monde est dans sa première année. Lui et le si rayonnant François Goguel [9], ancien secrétaire général du Sénat, devenu membre du Conseil constitutionnel au moment où débute mon écriture publique

Reniac, à ma table de travail, jeudi 9 février 2017
08 heures 25 à 09 heures 23

Ma collaboration au Monde est dans sa première année. Lui et le si rayonnant François Goguel [10], ancien secrétaire général du Sénat, devenu membre du Conseil constitutionnel au moment où débute mon écriture publique, me confirment dans mes intuitions à chaque vénément me mettant en alerte. Assuré de leurs analyses respectives en droit constitutionnel mis en question par les initiatives présidentielle et par le Programme commun de gouvernement, des raisonnements de l’agrégé de sciences économiques quand je vais intervenir sur notre situation, je suis évidemment imbattable. Sauf pour Pierre Joxe, me reprenant à propos de ma présentation de ce programme commun. Ce qu’arbitre Georges Vedel avec précaution pour le senior du Parti socialiste et bienveillance pour son ancien étudiants, mais ce qui tombe mal car le jour-même, je comparais devant le jury d’agrégation de droit public et de science politique. L’ensemble est pour moi gratifiant et initiatique, je ne perdrai jamais le tour de main qu’ils m’ont chacun donné.

De l’ancien et grand ministre, je reçois bien davantage encore. Mes attachements instinctifs à ce qui s’élabore dans notre pays à mon adolescence, sont fondés. Le socle sur lequel je m’établis, ce qui va dominer tout mon parcours, de fonctionnaire d’autorité et d’animation, de publiciste, même si cela n’aboutit à aucune situation notoire ni à aucune bibliographie saluée, est solide, vrai, potentiellement constructif et a raison de toute comparaison.

A cette grille d’analyse du passé et du contemporain, Jean-Marcel Jeanneney ajoute la considération qu’il développe lui-même mais que j’emporte de chacune de nos conversations, rue d’Assas : l’art de vivre soi-même, l’art de gouverner un ministère. Les clés d’une vie et d’un parcours qui ont beaucoup du politique, mais le dépassent. Une sérénité, une liberté d’esprit, de comportement, de raisonnement. Une distance par rapport aux personnes et aux sujet, notamment vis-à-vis du général de Gaulle, décrit ou caractérisé sans affectivité, objectivement. J’ai rencontré souvent cette attitude, étonnamment libre, chez ceux qui ont le plus intimement et durablement travaillé avec notre re-fondateur. La stabilité de cet homme tient sans doute – comme pour Raymond Barre ou un autre agrégé que j’ai beaucoup apprécié : André de Laubadère [11] – au type de concours qui l’a professionnellement introduit, au statut et au rythme universitaire, tout le contraire de ce à quoi ouvre l’Ecole nationale d’administration : l’Etat certes, mais aussi la cage aux fauves. Le devoir d’exactitude et d’approfondissement, la responsabilité d’intelligence et la caution mentale : l’enseignant vis-à-vis de ses étudiants. Le calme intérieur que produit en conscience l’assurance de savoir et les limites fructueuses mais précises du doute. La recherche, la science du précédent, l’évaluation des conséquences, l’examen des éventualités. Jean-Marcel Jeanneney est donc de plain-pied avec le premier président de la Cinquième République et aussi avec le ministre des Affaires Etrangères de celui-ci. Maurice Couve de Murville, il ne l’apprécie pas en tant que Premier ministre et sans doute lui attribue une bonne part de la défaite du 27 Avril 1969, et d’évidence, c’est lui, ministre d’Etat, et non l’inspecteur des Finances, ancien directeur du Mouvement des fonds, qui conduit l’opération du 25 Novembre 1968 : avoir à dévaluer le franc ou pas ? et donne au général de Gaulle les circonstances, opinions et solutions. Principalement, parce que l’inventeur politique de Raymond Barre [12] était demeuré en relation constante avec celui-ci, devenu vice-président de la Commission européenne.

Les faits et les personnes, les sujets et les occurrences. Voyez-vous, je n’ai pas de carrière politique, je n’ai participé à aucun cabinet ministériel, je n’ai été l’assistant de personne, ni la plume de quiconque [13], mais j’ai tant écouté, entendu, questionné des personnalités de premier plan ayant œuvré dans des grandes circonstances et avec un chef d’Etat exceptionnel, que je crois en comprendre plus que si je l’avais vécu. Les expériences de maintenant montrent d’ailleyurs que tout s’est déformé et a chang d’échelle. Jean-Marcel Jeanneney travaillait directement avec les directeurs de ses administrations centrales quel que soit son portefeuille ministériel. Il était donc au fait sans filtre ni crible,  et aussitôt. Son esprit habitait donc son ministère où qu’il ai été, et il avait tout commencé à dirigeant le cabinet de son père, à la Libération, tous deux domiciliés à Matignon.

L’autre enseignement, encore davantage d’existence, est la stabilité des lieux et du cœur. L’éloge de la mobilité professionnelle aujourd’hui, des recyclages à souvent cinquante ans, les mœurs ayant déréglé les couples et l’éducation des enfants produisent ce que nous savons maintenant : bien de nos dirigeants ne sont pas mentalement, tout entiers, à ce qu’ils ont à faire pour nous grâce à l’outil démocratique, à notre patrimoine national qu’est l’Etat. Jean-Marcel Jeanneney habite au 102 rue d’Assas depuis 1952, quand il a été « muté » à Paris de Grenoble où il reviendra porter le défi à Pierre Mendès France qui l’a scandalié en Mai 1968. En traversant seulement le jardin du Luxembourg, il est rue Saint-Jacques ou place du Panthéon : la faculté. Son épouse, Marie Laure, l’assemblée de leurs enfants sont un modèle de creuset affectif. Il les admire chacun, les consulte ensemble sur chacune des étapes de sa propre carrière quand elle est devenue politique. Il vit dans l’ambiance intégralement mémorisée de son enfance et de son adolescence de fils unique d’un des pontifes de la Troisième République. Il met en valeur son père, ses enfants, aime et chérit comme je n’en ai jamais été le témoin en rencontrant d’autres de nos grands politiques. Son audace et sa liberté, son inventivité sont le fruit de ces tropismes, de ces affections. Il a un champ d’application, son village de Rioz. Il sait les débuts de Charles de Gaulle par de tierces expériences, et il en a vécu la fin, étant même avec sa femme et l’aîné de ses enfants, un des très rares visiteurs de la Boisserie, après que l’Elysée ait vu se succéder des personnages bien différents de l’initial.

Je ne lui cache pas mes projets, j’en ai toujours, y compris si n’aboutit mon actuelle tentative – soyez-en assuré, rien ne se finit de ce qui est nécessaire et qui nous habite, quand l’ambition, vraie addiction transformant la psyché et nous administrant durablement cécité, surdité – et il les pèse, affectueusement, mais avec réalisme. Nous cheminons ensemble parmi la France, de Gaulle, ses successeurs, les changements de dogmes et de procédures économiques, le mouvement du monde. Il me confie les rédactions, parfois la charge de les documenter à l’extérieur, que sa mort va interrompre. Il m’interroge, me sachant chrétien, catholique pratiquant : l’au-delà, sur lequel il affirme que nous ne savons rien, et ne formule pas précisément sa question. Je la reçois comme un partage d’une expérience qui m’est innée, de même qu’il m’a donné à partager son expérience du gouvernement, du gouvernement sous l’autorité et avec la force du général de Gaulle. Le temps ou de nouvelles associations d’idées ou, peut-être, un cheminement intérieur dont il avait décidé ? ou était-ce peu conscient ? nous manquèrent pour continuer. Il me faisait un dernier et splendide hommage, celui de me questionner en tant que seul proche ayant, estima-t-il, une certaine « compétence ». J’ai commencé de lui répondre, à genoux, seul devant la tombe ouverte, le déblai meuble tandis que les siens avaient pris congé de l’inhumation. Et je continue, puisque la structure qu’il m’a donnée dans ses propres domaines, continue de me porter.

Cadeau suprême : l’éminence de notre science économique et le fondateur d’un certain type d’études de conjoncture, rapportées à des séries statistiques de parfois plus d’un siècle (l’Histoire, c’est la vie), et aussi à la manière dont se prend la décision en économie [14], avait demandé à rencontrer ma femme. Sa pratique des salles de marchés et des gestions de fonds et de titres pourrait le mettre à jour sur des pratiques nouvelles : la titrisation, notamment, et donc une compréhension plus directe de la crise dans laquelle nous entrions à l’automne de 2008. J’ai laissé, seul à seul, la jeune experte et le vieil homme de tant d’expérience. J’étais fier de chacun.

Reniac, à ma table de travail, jeudi 9 février 2017
10 heures 37 à 12 heures 20























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[7] - ainsi son ralliement aux Réformateurs dont Jean Lecanuet pour les élections législatives de 1973

[8] - le dossier d’instruction de l’ « affaire Markovic » qu’il lui a répugné de lire, mais constitué par son cabinet, place Vendôme, quand il y faisait l’intérim de René Capitant, ministre en titre de la Justice, depuis les « événements de Mai »

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[12] - mais aussi le professeur, membre du jury d’agrégation qui a reçoit Raymond Barre, concourant pour la première fois et victorieusement : Jean-Marcel Jeanneney l’eût voulu premier, ses collègues lui remontrèrent que c’était déjà beaucoup le couronner d’emblée

[13] - sauf pour Michel Jobert – notre meilleur écrivain politique de ces quarante dernières années – que je souhaite voir admettre parmi les gaullistes, à titre propre, car sa carrière devant tout à Georges Pompidou, le rend suspect en 1974 aux intégristes : donc, un papier pour l’Appel, sur la participatiuon, le sujet « clivant ». Puis, étant en poste au Portugal, je veux sur ce pays « faire passer » quelque chose avec écho, donc Le Monde, mais le minimum de déontologie m’oblige à ne pas m’y exprimer personnellement : Michel Jobert prend donc à son compte ce que je lui demande de proclamer.
[14] -

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