Aussitôt et pendant près de quarante
ans, la densité, la précision, la mémoire, le don d’illustrer tout autant par
des démonstrations limpides que par des fragments d’un vécu personnel, en fait
de notre Histoire nationale selon ses personnages.
Jean-Marcel Jeanneney me reçoit, chez
lui, comme c’en sera toujours le cas, sauf deux fois dans son village de Rioz,
en Haute-Saône, la maison de son père, et quelques fois dans les bureaux de
l’O.F.C.E. qu’il a fondé [1]. Il
me reçoit dans le premier ébranlement de l’après-de Gaulle : celui
provoqué par le referendum de la saint-Georges, convoqué par Georges Pompidou,
soucieux de se faire adouber personnellement et de régler ensemble deux
questions difficiles. La concurrence de son Premier ministre, particulièrement
indépendant dans les médias et au Parlement. La construction européenne qu’il
relance depuis la conférence de La Haye qui a ouvert son règne et aussi celui
de Willy Brandt. Ministre important du général de Gaulle, Jean-Marcel Jeanneney
est autant lui-même qu’une dynastie républicaine imposante car dans les récits
et évocations dont il va me gratifier de Mai 1972 à l’été de 2010 que conclut
sa mort physique, celle d’un centenaire intact, écrivant sur ordinateur sa
mémoire familiale, vérifiant faits et dates sur google, trainant à peine les
pieds, ouïe et vue totalement opérationnelles… il y a aussi bien et si
fréquemment l’homme du 18-Juin et de la participation, de la démocratie, Michel
Debré auquel il est attaché mais dont il souffre, que son père, certes, politiquement
né avec Waldeck-Rousseau, collaborateur le plus organique de Clemenceau et
finalement président du dernier Sénat de la Troisième République, puis ministre
d’Etat à la Libération, que leurs aïeux, dont une personnalité féminine de
référence sous le Second Empire : la République, l’agnosticisme, la
laïcité. Une pureté en héritage, un ajout personnel multiple à raison de ses
responsabilités ministérielles, chaque fois décisives : l’Industrie au
début de notre actuelle République, avec Raymond Barre en premier
collaborateur, dont la réputation parvient déjà à de Gaulle, puis l’ouverture
de notre ambassade à Alger, puis les Affaires sociales et les accords dits de
Grenelle [2],
parce que négociés et conclus dans ses bureaux, enfin la charge du testament
institutionnel de notre re-fondateur, les textes et leur esprit refusés en
Avril 1969 [3] selon la même coalition
que celle mettant en Décembre 1965 le Général en ballottage [4].
Or, cet homme de famille, de mémoire, de
responsabilité, chacune très grande, me reçoit avec attention. Jamais, il n’y
aura de familiarité dans le ton, mais toujours il y aura une confiance de sa
part que je ne peux m’expliquer que par des affinités et des différences
qu’aime en Jean-Marcel Jeanneney. Ainsi que l’aîné de mes frères et que Michel
Jobert, il désespère de mon gaspillage d’énergie, d’écriture, mais c’est avec
lui et par lui que s’opère que la construction de toute mon intelligence des
événements de notre époque, à commencer par les circonstances factuelles et
mentale du départ du Général jusqu’à nos échanges sur la crise des subprimes,
et chacune des échéances, surtout électorales et institutionnelles chez nous,
pendant quarante ans. Il a été interrogé avec sagacité et beaucoup
d’étonnements admiratifs par Jean Lacouture [5], par
un doctorant aussi [6], et pourtant il se prête à
nos dialogues avec un paradoxe que je ne remarqu qu’à présent : ceux-ci
sont naturels, mon éminent vis-à-vis n’ayant rien à cacher, aimant tout
expliquer parfois par écrit [7], mais
exceptionnels aussi, les appréciations sur les personnes, une documentation
décisive [8] et
l’exhaustivité, avec dédicace chaleureuse, perspicace, de chacun des livres
qu’il publie depuis le premier printemps de notre rencontre.
Ma collaboration au Monde est dans sa première année. Lui et le si rayonnant François
Goguel [9],
ancien secrétaire général du Sénat, devenu membre du Conseil constitutionnel au
moment où débute mon écriture publique
Reniac, à ma table de travail, jeudi 9 février 2017
08 heures 25 à 09 heures 23
Ma collaboration au Monde est dans sa première année. Lui et le si rayonnant François
Goguel [10],
ancien secrétaire général du Sénat, devenu membre du Conseil constitutionnel au
moment où débute mon écriture publique, me confirment dans mes intuitions à
chaque vénément me mettant en alerte. Assuré de leurs analyses respectives en
droit constitutionnel mis en question par les initiatives présidentielle et par
le Programme commun de gouvernement, des raisonnements de l’agrégé de sciences
économiques quand je vais intervenir sur notre situation, je suis évidemment
imbattable. Sauf pour Pierre Joxe, me reprenant à propos de ma présentation de
ce programme commun. Ce qu’arbitre Georges Vedel avec précaution pour le senior
du Parti socialiste et bienveillance pour son ancien étudiants, mais ce qui
tombe mal car le jour-même, je comparais devant le jury d’agrégation de droit
public et de science politique. L’ensemble est pour moi gratifiant et
initiatique, je ne perdrai jamais le tour de main qu’ils m’ont chacun donné.
De l’ancien et grand ministre, je reçois
bien davantage encore. Mes attachements instinctifs à ce qui s’élabore dans
notre pays à mon adolescence, sont fondés. Le socle sur lequel je m’établis, ce
qui va dominer tout mon parcours, de fonctionnaire d’autorité et d’animation,
de publiciste, même si cela n’aboutit à aucune situation notoire ni à aucune
bibliographie saluée, est solide, vrai, potentiellement constructif et a raison
de toute comparaison.
A cette grille d’analyse du passé et du
contemporain, Jean-Marcel Jeanneney ajoute la considération qu’il développe
lui-même mais que j’emporte de chacune de nos conversations, rue d’Assas :
l’art de vivre soi-même, l’art de gouverner un ministère. Les clés d’une vie et
d’un parcours qui ont beaucoup du politique, mais le dépassent. Une sérénité,
une liberté d’esprit, de comportement, de raisonnement. Une distance par
rapport aux personnes et aux sujet, notamment vis-à-vis du général de Gaulle,
décrit ou caractérisé sans affectivité, objectivement. J’ai rencontré souvent
cette attitude, étonnamment libre, chez ceux qui ont le plus intimement et
durablement travaillé avec notre re-fondateur. La stabilité de cet homme tient
sans doute – comme pour Raymond Barre ou un autre agrégé que j’ai beaucoup
apprécié : André de Laubadère [11] – au
type de concours qui l’a professionnellement introduit, au statut et au rythme
universitaire, tout le contraire de ce à quoi ouvre l’Ecole nationale
d’administration : l’Etat certes, mais aussi la cage aux fauves. Le devoir
d’exactitude et d’approfondissement, la responsabilité d’intelligence et la
caution mentale : l’enseignant vis-à-vis de ses étudiants. Le calme
intérieur que produit en conscience l’assurance de savoir et les limites
fructueuses mais précises du doute. La recherche, la science du précédent,
l’évaluation des conséquences, l’examen des éventualités. Jean-Marcel Jeanneney
est donc de plain-pied avec le premier président de la Cinquième République et
aussi avec le ministre des Affaires Etrangères de celui-ci. Maurice Couve de Murville,
il ne l’apprécie pas en tant que Premier ministre et sans doute lui attribue
une bonne part de la défaite du 27 Avril 1969, et d’évidence, c’est lui,
ministre d’Etat, et non l’inspecteur des Finances, ancien directeur du
Mouvement des fonds, qui conduit l’opération du 25 Novembre 1968 : avoir à
dévaluer le franc ou pas ? et donne au général de Gaulle les
circonstances, opinions et solutions. Principalement, parce que l’inventeur
politique de Raymond Barre [12]
était demeuré en relation constante avec celui-ci, devenu vice-président de la
Commission européenne.
Les faits et les personnes, les sujets
et les occurrences. Voyez-vous, je n’ai pas de carrière politique, je n’ai
participé à aucun cabinet ministériel, je n’ai été l’assistant de personne, ni la
plume de quiconque [13],
mais j’ai tant écouté, entendu, questionné des personnalités de premier plan
ayant œuvré dans des grandes circonstances et avec un chef d’Etat exceptionnel,
que je crois en comprendre plus que si je l’avais vécu. Les expériences de
maintenant montrent d’ailleyurs que tout s’est déformé et a chang d’échelle.
Jean-Marcel Jeanneney travaillait directement avec les directeurs de ses
administrations centrales quel que soit son portefeuille ministériel. Il était
donc au fait sans filtre ni crible, et
aussitôt. Son esprit habitait donc son ministère où qu’il ai été, et il avait
tout commencé à dirigeant le cabinet de son père, à la Libération, tous deux
domiciliés à Matignon.
L’autre enseignement, encore davantage
d’existence, est la stabilité des lieux et du cœur. L’éloge de la mobilité
professionnelle aujourd’hui, des recyclages à souvent cinquante ans, les mœurs
ayant déréglé les couples et l’éducation des enfants produisent ce que nous
savons maintenant : bien de nos dirigeants ne sont pas mentalement, tout
entiers, à ce qu’ils ont à faire pour nous grâce à l’outil démocratique, à
notre patrimoine national qu’est l’Etat. Jean-Marcel Jeanneney habite au 102
rue d’Assas depuis 1952, quand il a été « muté » à Paris de Grenoble
où il reviendra porter le défi à Pierre Mendès France qui l’a scandalié en Mai
1968. En traversant seulement le jardin du Luxembourg, il est rue Saint-Jacques
ou place du Panthéon : la faculté. Son épouse, Marie Laure, l’assemblée de
leurs enfants sont un modèle de creuset affectif. Il les admire chacun, les
consulte ensemble sur chacune des étapes de sa propre carrière quand elle est
devenue politique. Il vit dans l’ambiance intégralement mémorisée de son
enfance et de son adolescence de fils unique d’un des pontifes de la Troisième
République. Il met en valeur son père, ses enfants, aime et chérit comme je
n’en ai jamais été le témoin en rencontrant d’autres de nos grands politiques.
Son audace et sa liberté, son inventivité sont le fruit de ces tropismes, de
ces affections. Il a un champ d’application, son village de Rioz. Il sait les
débuts de Charles de Gaulle par de tierces expériences, et il en a vécu la fin,
étant même avec sa femme et l’aîné de ses enfants, un des très rares visiteurs
de la Boisserie, après que l’Elysée ait vu se succéder des personnages bien
différents de l’initial.
Je ne lui cache pas mes projets, j’en ai
toujours, y compris si n’aboutit mon actuelle tentative – soyez-en assuré, rien
ne se finit de ce qui est nécessaire et qui nous habite, quand l’ambition,
vraie addiction transformant la psyché et nous administrant durablement cécité,
surdité – et il les pèse, affectueusement, mais avec réalisme. Nous cheminons
ensemble parmi la France, de Gaulle, ses successeurs, les changements de dogmes
et de procédures économiques, le mouvement du monde. Il me confie les
rédactions, parfois la charge de les documenter à l’extérieur, que sa mort va
interrompre. Il m’interroge, me sachant chrétien, catholique pratiquant :
l’au-delà, sur lequel il affirme que nous ne savons rien, et ne formule pas
précisément sa question. Je la reçois comme un partage d’une expérience qui
m’est innée, de même qu’il m’a donné à partager son expérience du
gouvernement, du gouvernement sous l’autorité et avec la force du général
de Gaulle. Le temps ou de nouvelles associations d’idées ou, peut-être, un
cheminement intérieur dont il avait décidé ? ou était-ce peu
conscient ? nous manquèrent pour continuer. Il me faisait un dernier et
splendide hommage, celui de me questionner en tant que seul proche ayant,
estima-t-il, une certaine « compétence ». J’ai commencé de lui
répondre, à genoux, seul devant la tombe ouverte, le déblai meuble tandis que
les siens avaient pris congé de l’inhumation. Et je continue, puisque la
structure qu’il m’a donnée dans ses propres domaines, continue de me porter.
Cadeau suprême : l’éminence de
notre science économique et le fondateur d’un certain type d’études de
conjoncture, rapportées à des séries statistiques de parfois plus d’un siècle
(l’Histoire, c’est la vie), et aussi à la manière dont se prend la décision en
économie [14], avait demandé à
rencontrer ma femme. Sa pratique des salles de marchés et des gestions de fonds
et de titres pourrait le mettre à jour sur des pratiques nouvelles : la
titrisation, notamment, et donc une compréhension plus directe de la crise dans
laquelle nous entrions à l’automne de 2008. J’ai laissé, seul à seul, la jeune
experte et le vieil homme de tant d’expérience. J’étais fier de chacun.
Reniac, à ma table de travail, jeudi 9 février 2017
10 heures 37 à 12 heures 20
[1] -
[5] -
[6] -
[7] -
ainsi son ralliement aux Réformateurs dont Jean Lecanuet pour les élections
législatives de 1973
[8] - le
dossier d’instruction de l’ « affaire Markovic » qu’il lui a
répugné de lire, mais constitué par son cabinet, place Vendôme, quand il y
faisait l’intérim de René Capitant, ministre en titre de la Justice, depuis les
« événements de Mai »
[11] -
[12] -
mais aussi le professeur, membre du jury d’agrégation qui a reçoit Raymond
Barre, concourant pour la première fois et victorieusement : Jean-Marcel
Jeanneney l’eût voulu premier, ses collègues lui remontrèrent que c’était déjà
beaucoup le couronner d’emblée
[13] -
sauf pour Michel Jobert – notre meilleur écrivain politique de ces quarante
dernières années – que je souhaite voir admettre parmi les gaullistes, à titre
propre, car sa carrière devant tout à Georges Pompidou, le rend suspect en 1974
aux intégristes : donc, un papier pour l’Appel, sur la participatiuon, le sujet
« clivant ». Puis, étant en poste au Portugal, je veux sur ce pays
« faire passer » quelque chose avec écho, donc Le Monde, mais le minimum de déontologie m’oblige à ne pas m’y
exprimer personnellement : Michel Jobert prend donc à son compte ce que je
lui demande de proclamer.
[14] -
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