mercredi 16 novembre 2016

lettre ouverte à François Hollande - suite du chapitre III



Et d’où vient cette reconnaissance de quelqu’un par d’autres, et dans le cas d’une société, dans l’aventure nationale, voire dans l’entreprise et la projection européenne ? sinon qu’une personne parmi d’autres a su répondre à un double appel : celui des circonstances énonçant une impérieuse nécessité, celui tout autant d’autres personnes, nombreuses ou pas, ne sachant sans doute pas leur commune attente, qu’elles ne sont pas seules à espérer selon le discernement, le déchiffrement, l’interprétation d’un environnement implacable et dont elles ont la plus vive conscience. C’est cela qui a fait la rencontre du 18 Juin 1940, virtuelle s’il en est.  Le modèle est là de circonstances s’imposant à une collectivité menacée dans son être-même, mais provoquant aussi une introspection de la plupart et une recherche de moyens. Les sociétés et les nations, la vie des peuples en tant que tels n’ont jamais été figées même si rétrospectivement elles nous paraissent telles. Même les débuts de notre Cinquième République furent marquées par la contingence autant que par la nécessité, mais une matrice, longuement méditée et mise au point, instituée selon des débats très approfondis, fut approuvée par un referendum qui n’était pas une alternative mais la consécration d’un consentement à peu près universel des Français d’alors. Elle fut surtout expérimentée et ajustée pendant une décennie entière et selon des conjonctures très différentes les unes des autres, de la guerre d’Algérie presqu’impossible à déterminer à des explosions et contagions pas encore élucidées vraiment aujourd’hui : les événements dits de Mai 68.

L’époque de notre re-fondation contemporaine était marquée – explicitement par le général de Gaulle – d’une recherche d’un consensus sur des questions précises : la décolonisation, les institutions, et des modalités de la participation, pas seulement dans le système politique. Nous sommes toujours dans cette recherche, mais elle n’est plus qu’implicite, elle est le fait de la société entière, dans les différentes modalités de nos vies personnelles, individuelles en entreprises, en lieux ou pays d’existence quotidienne, en ensemble même d’apprentissage et de prière. Municipalités, collectivités locales, écoles, églises préexistantes à ces recherches et prises de conscience de ce que notre consensus, le « vivre ensemble » comme c’est à présent énoncé, et la participation de chacun sont insuffisants. Deux faits nouveaux coincident ou se suscitent l’un l’autre. D’une part, la politique et les personnels politiques, un espace et une profession apparemment généralistes mais en réalité spécialisés ne répondent pas à ce besoin général. Ou bien sont-ils instinctivement chargés par eux-même ou par tout un chacun d’une réflexion compliquée ? simple ? d’une mission impossible ? D’autre part, l’ensemble de ces interrogations ne sont pas vraiment formulées. Notre société, la planète entière sont bruissantes et muettes à la fois, nos langages sociaux ne s’articulent plus. Ne cherchons pas à savoir si dans le passé les fonctionnements sociaux et politiques, les légitimités étaient mieux assurés. Constatons aussi que la France n’est pas seule à éprouver ce malaise, qui n’est pas une question d’identité nationale, contrairement à ce qui tend à devenir une explication universelle chez nous et dans le monde. Le besoin et l’interrogation sont partout et de tous. Les réponses sont diverses. Beaucoup sont sommaires, elles sont la dictature et ce qui va avec : la corruption, la violence aux personnes, le silence sur la réalité psychologique et économique. C’est l’évidence dans certains pays, ce serait à discerner même chez nous par pans entiers des comportements publics, avec une différence relativement aux dictatures, les agents de coercition ne sont pas heureux dans leur emploi et surtout dans leur fonction sociale.

Il s’agit tout simplement de la démocratie. L’urgence est d’en trouver les modalités à notre époque, selon l’état de nos technologies en tous domaines et selon le délabrement des entreprises, des économies, des institutions. Les lieux de sincérité sont rares, les circuits financiers et les procédures démocratiques sont autant viciés, détournés de leur fin initiale les uns que les autres.

La France est peut-être dans une situation pratique et mentale plus complexe que d’autres pays, mais pas plus difficile. Les Français ont conscience du mal-être national, ils commencent de comprendre les faux-fuyants dans lesquels abusivement ils ont été entrainés : les immigrations, les terrorismes, la mondialisation, la mécanique européenne, d’autres encore à nommer ou qui peuvent apparaître puisque le phénomène des rumeurs donnant explication, sinon solution à tout, n’est pas non plus élucidé. Personne n’est acteur, même les bateleurs. Sans que nous ayons su nous le dire, ni encore maintenant distinguer les impasses et les fausses voies où nous nous sommes fourvoyés, nous commençons de vraiment sentir que plus rien ne fonctionne. Au lieu de continuer comme à nos débuts des années 1960, que marquaient fortement la mémoire de nos erreurs et même de nos catastrophes, mais aussi un goût enthousiaste pour la prospective et l’avenir, nous avons bricolé beaucoup d’arrangements dans notre mode de vie publique nationale. Les remarquer va revenir à baliser les mises en conformité de ce qui nous régit, ne nous plaît plus et ne convient pas, avec l’idéal auquel nous aspirons. Etre maître chacun autant que possible de nos destinées et contribuer à ce que celle de notre ensemble civique, national, européen, planétaire soit juste et beau. Ce serait une révolution si nous y parvenons, une révolution sans le sang, ni la guerre, ni la violence. Pas une utopie non plus. La simple réponse, mais articulée en beaucoup de sens, de nos générations actuelles à des nécessités, à des envies nouvelles.

L’ambition consensuelle du général de Gaulle suscita des oppositions et la durée de son emprise sur le pays fit des laissés pour compte. Une alternative se dessina progressivement, d’abord en forme de succession : Georges Pompidou, longtemps Premier ministre, et plus longtemps encore une des personnes de la confiance du fondateur, n’était pas l’homme du 18-Juin ni celui de la participation. Il combinait en sa mentalité, en ses comportements et en ses décisions ce qu’il avait appris et aimé du premier président de notre République, et ce qui lui semblait atavique, inévitable, naturel des mœurs antérieurs, ceux des Républiques fonctionnant à huis-clos mais débattant beaucoup. Deux décisions marquèrent. L’une était porteuse de tout ce que nous vivons aujourd’hui, du fiasco comme du désir européens : l’Angleterre fut admise dans le Marché Commun, mais sans qu’elle participât à l’esprit commun, que Georges Pompidou avait cependant fait préciser. On irait plus loin qu’avant et que les traités initiaux, on irait vraiment vers une union économique et politique, monétaire aussi, mais cela resterait l’affaire des gouvernements dont les chefs allaient désormais former un Conseil européen doublant, pour la vue des citoyens, la Commission fonctionnant à Bruxelles.

L’élargissement des Communautés européennes, instituées à Six à partir de la proposition de Robert Schuman, qui était franco-allemande, mais ouverte à tous, était une excellente décision. De Gaulle l’avait retardé en préférant que l’ensemble initial soit d’abord cohérent et se distingue vraiment d’autres partenaires, à commencer par les Etats-Unis à qui étaient dû le redressement économique de l’après-guerre et la protection militaire. L’entreprise européenne suppose que tous les peuples européens en fassent partie. Elle implique tout autant qu’ils soient résolus à contribuer au bien commun et capables d’emblée, ou moyennant des périodes transitoires, de vivre au niveau moyen de tous. Ce qui vaut économiquement, financièrement mais aussi socialement et mentalement. Aujourd’hui, ce n’est manifestement pas vécu, si ce le fut jamais. Les mouvements centrifuges ne sont qu’en apparence causés par le dangereux voisinage d’une Russie aussi isolée que dans le système communiste, vivant dans une dictature analogue et cherchant à nouveau un environnement territorial de même envergure, et par les migrations provoquées par la situation de nos voisins d’outre-Méditerranée. Ils sont en réalité le fruit de vies nationales – et nous vivons le même processus – pessimistes, autistes qui confondent maîtrise de soi pour participer à des ensembles plus ambitieux et plus efficaces, avec des replis sur ressources propres. Or, celles-ci sont limitées moins dans l’absolu que dans le relatif : les besoins et les nécessités ont changé, sont bien plus diverses, augmentent sans cesse, plus personne n’est à l’échelle à lui seul, par lui-même, cela vaut en famille, en société, pour chacune de ces personnes si vivantes que sont les peuples. Le premier élargissement, celui de 1973, a malheureusement fait jurisprudence. Défaut de niveau ou résolution de profiter sans contribuer, la Grèce et le Portugal, dans une moindre mesure l’Espagne ont été du premier lot. Les pays anciennement sous le joug soviétique ont été du second [1]. Dans les deux cas, l’excuse absolutoire de l’Union européenne était bien d’arrimer aux exigences démocratiques des peuples qu’on avait durablement placé sous dictature. Seules l’Autriche et la Suède ont fait exception, d’ailleurs le premier élargissement, s’il fut de mauvaise exemple avec la Grande-Bretagne, était sincère et profitable à tous avec l’Irlande et le Danemark. Deux certitudes aujourd’hui. Il n’y a pas d’Europe s’il y manque un seul des peuples que déterminent l’histoire et la géographie. Les élargissements institutionnels et l’abaissement des barrières, protections et fonds dits structurels qui avaient organisé un marché commun pour les membres de la Communauté, ne peuvent ni ne doivent diminuer l’indépendance et le niveau de vie des Européens. Le nivellement, ou plutôt la mise de tous au même niveau de prospérité et d’ambition, doit se faire par le haut et non par le bas. Sans doute, ce ne peut être instantané, mais nous n’y tendons pas assez. Détournements et astuces ont fait les délocalisations, et l’ambiance des dirigeants d’entreprises, de celles habitant la classe dirigeante en économie et en finance, les critères de réussite et de notoriété pour ses acteurs, a étendu ces pratiques au monde entier. Solidarité et ambition proprement européennes, qui sont les prolongements légitimes des solidarités et ambitions de chacune des nations composant notre Vieux Monde : oubliées, perverties, trahies. En somme, les deux classes – car c’en sont – qui dirigent les peuples, tandis que disparaissent les autres en tant que telles à force de persuasion qu’il n’y a plus de salut qu’individuel, se ressemblent. Elles cherchent à survivre et truquent ou méconnaissent les ressorts et le génie propres à leurs vocations respectives : mettre en œuvre, en branle les moyens du bien commun à tous.

L’autre décision prise par le successeur immédiat du général de Gaulle fut contrainte. Georges Pompidou, après trois ans de règne et dans la conscience qu’il avait pris de sa maladie – lui, et bientôt l’opinion publique – avait à répondre à une opposition qui était de moins en moins minoritaire, une opposition surtout qui avait su, entre ses composantes, convenir d’un Programme commun de gouvernement, et qui s’était trouvé un nom, résonnant fort : la gauche, sinon le socialisme, encore accolé à celui de la puissance soviétique. Je suis personnellement entré, sinon en politique-même, en recherche d’un rôle, d’une élection, du moins en observation et en suggestion politiques. Il eut donc l’idée d’abréger la durée du mandat présidentiel, et sans doute même du sien, en cours, pour qu’en soit plus facile le renouvellement. Le quinquennat a là son origine, une opportunité personnelle, critiquable donc en elle-même, mais surtout une vue fausse de nos institutions puisqu’il est postulé que désormais une seule élection doit suffire, celle du président de la République : plus de dissolution, plus de referendum, mais il la faut donc plus fréquente. Cet abrègement de la durée du mandat présidentiel figurait dans le programme commun de gouverenement, pour la gauche. L’erreur a donc été commune à l’ensemble des sesnibilités et des partis politiques dans les trois ans du départ du général de Gaulle. Au contraire, ce dernier engageait la poursuite de son mandat présidentiel à chaque consultation référendaire et à chaque renouvellement de l’Assemblée nationale. Aucun de ses successeurs n’a respecté sa jurisprudence. Des désaveux à l’occasion dess législatives, puis de l’impopularité de plus en plus précisément mesurées par les sondages, d’une impopularité devenant pérenne, il n’a plus été tenu compte à partir de 1986. L’immobilisme a maintenant trente ans d’âge, certaines circonstances ont pu légitimer le maintien en place du président, mais la forme d’un renouvellement de l’Assemblée par dissolution ou d’une consultation référendaire, chacune à la discrétion du président régnant condamnaient celui-ci à partir puisqu’il était désavoué. D’une erreur de lecture commise par l’ensemble des acteurs politiques, se simplifiant d’ailleurs la vie, en limitant les risques à une seule élection et à une seule échéance, nous sommes passés en 1997 et en 2005, au déni de démocratie. Et nous l’avons toléré. Je crois avoir été le seul – un entrefilet du Monde m’accordant l’espace d’un murmure à la fin de Mai – à énoncer que Jacques Chirac, ayant perdu un referendum qu’il avait décidé lui-même, solitude voulue par la Constitution, ne pouvait demeurer à notre tête. Là a commencé la dégénérescence de notre démocratie, déjà latente puisque nous avions cessé d’en vivre et comprendre l’esprit. La gent politique a depuis multiplié les apparences du contraire, les primaires pour que les différents bords choisissent leur champion selon leurs militants ou électeurs en sont le dernier avatar. Le plus tenace est de confondre « l’alternance au pouvoir » avec la démocratie. De là vient aussi une bonne part de notre immobilisme, puisque nous nous illusionnons sur notre marge collective d’influence non le changement des équipes, mais celui des orientations de notre pays et de notre consistance nationale.

J’ai commencé d’analyser et de critiquer au jour le jour les initiatives et comportements des responsables de notre vie sociale, économique et politique quand se sont dites les deux propositions. Celle d’une partie l’ancienne opposition à de Gaulle, devenue clairement la gauche, et celle de la succesion à de Gaulle : Georges Pompidou et la majorité que son élection présidentielle avait maintenue. Je n’ai jamais écrit à ce dernier, alors que si souvent je le fais à votre adresse, par la poste ou par internet, aux bons soins de votre secrétaire général, mais j’avais à l’époque la tribune de plusieurs journaux et je visais plus mes contemporains, mes aînés, car je n’avais que le tiers des années que je porte aujourd’hui en mémoire mais aussi en fatigue, mieux doté mais moins énergique. J’étais donc vraiment lu par le chef de l’Etat, bien plus attentivement que selon sa boîte à lettres ou la disposition de ses parapheurs [2]. Concomitance ? fait de mon âge et des thèmes que j’essaye d’évoquer ou de traiter ? en même temps que la France a perdu le sens et l’utilisation des axes qui avaient été les siens pendant trois ou quatre décennies, les médias écrits se sont fermés à des collaborations occasionnelles, non professionnelles quand elles ne sont pas la plume d’une grande notoriété ou d’un organisme. Fluidité et ouverture des époques d’espérance. Je pâtis qu’elles ne soient plus, mais vous y avez gagné que je m’adresse à vous. Et j’y ai gagné de comprendre que la tolérance, la passivité puis la désespérance de beaucoup de nous face à la médiocrité de ce qui se fait ou ne se fait pas, en notre nom, chez nous et pour l’Europe, sont votre faute, plus encore que celle de vos prédécesseurs immédiats car tout est devenu clair aujourd’hui. Il nous faut revenir à l’air libre, et les plus enfermés sont les acteurs et candidats politiques. Les campagnes démesurément ostentatoires et couteuses pour les primaires se disant de la droite et du centre, le crient.

Monsieur le Président de la République,

ce que j’essaye de vous faire partager avec moi ne m’est pas propre. C’est je crois la réflexion de tous les Français. Je constate, en tâchant de vous écrire qu’il n’est pas facile de réfléchir aux formes actuelles de notre vie mentale collective, à partir desquelles tout se déduit, de notre organisation pratique, institutionnelle à notre effort de solidarité et de redressement.  Et je reviens à notre exemple du début, les options de la France libre et la relation des compagnons de la Libération au pays qu’ils voulaient libérer et voir ressurgir, et à celui qu’ils reconnaissaient – tous – comme l’incarnation de leur mouvement et de leur espérance. Votre responsabilité n’était certainement pas aussi claire au moment de votre campagne présidentielle d’il y a cinq ans et encore moins au jour de votre élection et dans les heures où vous avez pris vos fonctions.

J’essaye aussi de formuler pour vous comme pour moi ce qu’en réalité je porte en moi depuis ces mois et ces années qui suivirent le départ du général de Gaulle, le 28 Avril 1969 à midi. A l’époque, mes formulations étaient sommaires : indépendance et participation. Cela s’affina avec l’évidence que l’opposition, pas celle de droite, d’ailleurs innommée et qui avait mis de Gaulle en ballotage le 5 Décembre 1965, puis en minorité à l’ultime référendum, mais celle de gauche, était légitime. Bien davantage légitime que la succession directe du premier président de notre Cinquième République, quelles que soient les qualités, évidentes, majeures des deux premiers successeurs : Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing n’ont, avec le recul de l’Histoire, ni démérité personnellement, ni endommagé nos patrimoines matériels et intellectuels. Fortement, la comparaison avec eux de vos deux prédécesseurs immédiats et de vous-même selon votre exercice actuel – pardonnez ma franchise – accentue encore cette appréciation. Mais vous-même et l’ensemble du commentaire audiovisuel, de l’historiographie immédiate, laissez la mémoire de chacun, et donc notre mémoire nationale contemporaine, à ses cours individuels. La déploration devient courante qu’on ne puisse plus formuler ce que l’on appelle nouvellement un « récit national » sans d’ailleurs en définir ni la forme ni le contenu. Cela peut se réparer, mais la considération, l’analyse, le discernement de nos périodes successives, des exercices gouvernementaux de ces dernières années ne se font plus. Nous y avions pourtant excellé. Nous nous connaissions nous-même. Histoire, géographie, psychologie allaient bien ensemble.    .




[1] - énumérations et dates
[2] - ce qu’a attesté Alain Peyrefitte, cit. et source, pour Georges Pompidou, et ce qu’indiqua Valéry Giscard d’Estaing à Moktar Ould Daddah, mon éminent ami mauritanien, qui voulait me faire asseoir avec lui au déjeuner de l’Elysée pendant sa visite d’Etat - date

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