Et d’où
vient cette reconnaissance de quelqu’un par d’autres, et dans le cas d’une
société, dans l’aventure nationale, voire dans l’entreprise et la projection
européenne ? sinon qu’une personne parmi d’autres a su répondre à un
double appel : celui des circonstances énonçant une impérieuse nécessité,
celui tout autant d’autres personnes, nombreuses ou pas, ne sachant sans doute
pas leur commune attente, qu’elles ne sont pas seules à espérer selon le
discernement, le déchiffrement, l’interprétation d’un environnement implacable
et dont elles ont la plus vive conscience. C’est cela qui a fait la rencontre
du 18 Juin 1940, virtuelle s’il en est.
Le modèle est là de circonstances s’imposant à une collectivité menacée
dans son être-même, mais provoquant aussi une introspection de la plupart et
une recherche de moyens. Les sociétés et les nations, la vie des peuples en
tant que tels n’ont jamais été figées même si rétrospectivement elles nous
paraissent telles. Même les débuts de notre Cinquième République furent
marquées par la contingence autant que par la nécessité, mais une matrice,
longuement méditée et mise au point, instituée selon des débats très
approfondis, fut approuvée par un referendum qui n’était pas une alternative
mais la consécration d’un consentement à peu près universel des Français
d’alors. Elle fut surtout expérimentée et ajustée pendant une décennie entière
et selon des conjonctures très différentes les unes des autres, de la guerre
d’Algérie presqu’impossible à déterminer à des explosions et contagions pas
encore élucidées vraiment aujourd’hui : les événements dits de Mai 68.
L’époque
de notre re-fondation contemporaine était marquée – explicitement par le
général de Gaulle – d’une recherche d’un consensus sur des questions
précises : la décolonisation, les institutions, et des modalités de la
participation, pas seulement dans le système politique. Nous sommes toujours
dans cette recherche, mais elle n’est plus qu’implicite, elle est le fait de la
société entière, dans les différentes modalités de nos vies personnelles,
individuelles en entreprises, en lieux ou pays d’existence quotidienne, en
ensemble même d’apprentissage et de prière. Municipalités, collectivités
locales, écoles, églises préexistantes à ces recherches et prises de conscience
de ce que notre consensus, le « vivre ensemble » comme c’est à
présent énoncé, et la participation de chacun sont insuffisants. Deux faits
nouveaux coincident ou se suscitent l’un l’autre. D’une part, la politique et
les personnels politiques, un espace et une profession apparemment généralistes
mais en réalité spécialisés ne répondent pas à ce besoin général. Ou bien
sont-ils instinctivement chargés par eux-même ou par tout un chacun d’une
réflexion compliquée ? simple ? d’une mission impossible ? D’autre
part, l’ensemble de ces interrogations ne sont pas vraiment formulées. Notre
société, la planète entière sont bruissantes et muettes à la fois, nos langages
sociaux ne s’articulent plus. Ne cherchons pas à savoir si dans le passé les
fonctionnements sociaux et politiques, les légitimités étaient mieux assurés.
Constatons aussi que la France n’est pas seule à éprouver ce malaise, qui n’est
pas une question d’identité nationale, contrairement à ce qui tend à devenir
une explication universelle chez nous et dans le monde. Le besoin et
l’interrogation sont partout et de tous. Les réponses sont diverses. Beaucoup
sont sommaires, elles sont la dictature et ce qui va avec : la corruption,
la violence aux personnes, le silence sur la réalité psychologique et économique.
C’est l’évidence dans certains pays, ce serait à discerner même chez nous par
pans entiers des comportements publics, avec une différence relativement aux
dictatures, les agents de coercition ne sont pas heureux dans leur emploi et
surtout dans leur fonction sociale.
Il
s’agit tout simplement de la démocratie. L’urgence est d’en trouver les
modalités à notre époque, selon l’état de nos technologies en tous domaines et
selon le délabrement des entreprises, des économies, des institutions. Les
lieux de sincérité sont rares, les circuits financiers et les procédures
démocratiques sont autant viciés, détournés de leur fin initiale les uns que
les autres.
La
France est peut-être dans une situation pratique et mentale plus complexe que
d’autres pays, mais pas plus difficile. Les Français ont conscience du mal-être
national, ils commencent de comprendre les faux-fuyants dans lesquels
abusivement ils ont été entrainés : les immigrations, les terrorismes, la
mondialisation, la mécanique européenne, d’autres encore à nommer ou qui
peuvent apparaître puisque le phénomène des rumeurs donnant explication, sinon
solution à tout, n’est pas non plus élucidé. Personne n’est acteur, même les
bateleurs. Sans que nous ayons su nous le dire, ni encore maintenant distinguer
les impasses et les fausses voies où nous nous sommes fourvoyés, nous
commençons de vraiment sentir que plus rien ne fonctionne. Au lieu de continuer
comme à nos débuts des années 1960, que marquaient fortement la mémoire de nos
erreurs et même de nos catastrophes, mais aussi un goût enthousiaste pour la
prospective et l’avenir, nous avons bricolé beaucoup d’arrangements dans notre
mode de vie publique nationale. Les remarquer va revenir à baliser les mises en
conformité de ce qui nous régit, ne nous plaît plus et ne convient pas, avec
l’idéal auquel nous aspirons. Etre maître chacun autant que possible de nos
destinées et contribuer à ce que celle de notre ensemble civique, national,
européen, planétaire soit juste et beau. Ce serait une révolution si nous y
parvenons, une révolution sans le sang, ni la guerre, ni la violence. Pas une
utopie non plus. La simple réponse, mais articulée en beaucoup de sens, de nos
générations actuelles à des nécessités, à des envies nouvelles.
L’ambition
consensuelle du général de Gaulle suscita des oppositions et la durée de son
emprise sur le pays fit des laissés pour compte. Une alternative se dessina
progressivement, d’abord en forme de succession : Georges Pompidou,
longtemps Premier ministre, et plus longtemps encore une des personnes de la
confiance du fondateur, n’était pas l’homme du 18-Juin ni celui de la
participation. Il combinait en sa mentalité, en ses comportements et en ses
décisions ce qu’il avait appris et aimé du premier président de notre République,
et ce qui lui semblait atavique, inévitable, naturel des mœurs antérieurs, ceux
des Républiques fonctionnant à huis-clos mais débattant beaucoup. Deux
décisions marquèrent. L’une était porteuse de tout ce que nous vivons
aujourd’hui, du fiasco comme du désir européens : l’Angleterre fut admise
dans le Marché Commun, mais sans qu’elle participât à l’esprit commun, que
Georges Pompidou avait cependant fait préciser. On irait plus loin qu’avant et
que les traités initiaux, on irait vraiment vers une union économique et
politique, monétaire aussi, mais cela resterait l’affaire des gouvernements
dont les chefs allaient désormais former un Conseil européen doublant, pour la
vue des citoyens, la Commission fonctionnant à Bruxelles.
L’élargissement
des Communautés européennes, instituées à Six à partir de la proposition de
Robert Schuman, qui était franco-allemande, mais ouverte à tous, était une
excellente décision. De Gaulle l’avait retardé en préférant que l’ensemble
initial soit d’abord cohérent et se distingue vraiment d’autres partenaires, à
commencer par les Etats-Unis à qui étaient dû le redressement économique de
l’après-guerre et la protection militaire. L’entreprise européenne suppose que
tous les peuples européens en fassent partie. Elle implique tout autant qu’ils
soient résolus à contribuer au bien commun et capables d’emblée, ou moyennant
des périodes transitoires, de vivre au niveau moyen de tous. Ce qui vaut
économiquement, financièrement mais aussi socialement et mentalement.
Aujourd’hui, ce n’est manifestement pas vécu, si ce le fut jamais. Les
mouvements centrifuges ne sont qu’en apparence causés par le dangereux
voisinage d’une Russie aussi isolée que dans le système communiste, vivant dans
une dictature analogue et cherchant à nouveau un environnement territorial de
même envergure, et par les migrations provoquées par la situation de nos
voisins d’outre-Méditerranée. Ils sont en réalité le fruit de vies nationales –
et nous vivons le même processus – pessimistes, autistes qui confondent
maîtrise de soi pour participer à des ensembles plus ambitieux et plus
efficaces, avec des replis sur ressources propres. Or, celles-ci sont limitées
moins dans l’absolu que dans le relatif : les besoins et les nécessités
ont changé, sont bien plus diverses, augmentent sans cesse, plus personne n’est
à l’échelle à lui seul, par lui-même, cela vaut en famille, en société, pour
chacune de ces personnes si vivantes que sont les peuples. Le premier
élargissement, celui de 1973,
a malheureusement fait jurisprudence. Défaut de niveau
ou résolution de profiter sans contribuer, la Grèce et le Portugal, dans une
moindre mesure l’Espagne ont été du premier lot. Les pays anciennement sous le
joug soviétique ont été du second [1].
Dans les deux cas, l’excuse absolutoire de l’Union européenne était bien
d’arrimer aux exigences démocratiques des peuples qu’on avait durablement placé
sous dictature. Seules l’Autriche et la Suède ont fait exception, d’ailleurs le
premier élargissement, s’il fut de mauvaise exemple avec la Grande-Bretagne, était
sincère et profitable à tous avec l’Irlande et le Danemark. Deux certitudes
aujourd’hui. Il n’y a pas d’Europe s’il y manque un seul des peuples que
déterminent l’histoire et la géographie. Les élargissements institutionnels et
l’abaissement des barrières, protections et fonds dits structurels qui avaient
organisé un marché commun pour les membres de la Communauté, ne peuvent ni ne
doivent diminuer l’indépendance et le niveau de vie des Européens. Le
nivellement, ou plutôt la mise de tous au même niveau de prospérité et
d’ambition, doit se faire par le haut et non par le bas. Sans doute, ce ne peut
être instantané, mais nous n’y tendons pas assez. Détournements et astuces ont
fait les délocalisations, et l’ambiance des dirigeants d’entreprises, de celles
habitant la classe dirigeante en économie et en finance, les critères de
réussite et de notoriété pour ses acteurs, a étendu ces pratiques au monde
entier. Solidarité et ambition proprement européennes, qui sont les
prolongements légitimes des solidarités et ambitions de chacune des nations
composant notre Vieux Monde : oubliées, perverties, trahies. En somme, les
deux classes – car c’en sont – qui dirigent les peuples, tandis que
disparaissent les autres en tant que telles à force de persuasion qu’il n’y a
plus de salut qu’individuel, se ressemblent. Elles cherchent à survivre et
truquent ou méconnaissent les ressorts et le génie propres à leurs vocations
respectives : mettre en œuvre, en branle les moyens du bien commun à tous.
L’autre
décision prise par le successeur immédiat du général de Gaulle fut contrainte.
Georges Pompidou, après trois ans de règne et dans la conscience qu’il avait
pris de sa maladie – lui, et bientôt l’opinion publique – avait à répondre à
une opposition qui était de moins en moins minoritaire, une opposition surtout qui
avait su, entre ses composantes, convenir d’un Programme commun de gouvernement,
et qui s’était trouvé un nom, résonnant fort : la gauche, sinon le
socialisme, encore accolé à celui de la puissance soviétique. Je suis
personnellement entré, sinon en politique-même, en recherche d’un rôle, d’une
élection, du moins en observation et en suggestion politiques. Il eut donc
l’idée d’abréger la durée du mandat présidentiel, et sans doute même du sien,
en cours, pour qu’en soit plus facile le renouvellement. Le quinquennat a là
son origine, une opportunité personnelle, critiquable donc en elle-même, mais
surtout une vue fausse de nos institutions puisqu’il est postulé que désormais
une seule élection doit suffire, celle du président de la République :
plus de dissolution, plus de referendum, mais il la faut donc plus fréquente.
Cet abrègement de la durée du mandat présidentiel figurait dans le programme
commun de gouverenement, pour la gauche. L’erreur a donc été commune à l’ensemble
des sesnibilités et des partis politiques dans les trois ans du départ du
général de Gaulle. Au contraire, ce dernier engageait la poursuite de son
mandat présidentiel à chaque consultation référendaire et à chaque
renouvellement de l’Assemblée nationale. Aucun de ses successeurs n’a respecté
sa jurisprudence. Des désaveux à l’occasion dess législatives, puis de
l’impopularité de plus en plus précisément mesurées par les sondages, d’une
impopularité devenant pérenne, il n’a plus été tenu compte à partir de 1986.
L’immobilisme a maintenant trente ans d’âge, certaines circonstances ont pu
légitimer le maintien en place du président, mais la forme d’un renouvellement
de l’Assemblée par dissolution ou d’une consultation référendaire, chacune à la
discrétion du président régnant condamnaient celui-ci à partir puisqu’il était
désavoué. D’une erreur de lecture commise par l’ensemble des acteurs
politiques, se simplifiant d’ailleurs la vie, en limitant les risques à une
seule élection et à une seule échéance, nous sommes passés en 1997 et en 2005,
au déni de démocratie. Et nous l’avons toléré. Je crois avoir été le seul – un
entrefilet du Monde m’accordant l’espace d’un murmure à la fin de Mai – à
énoncer que Jacques Chirac, ayant perdu un referendum qu’il avait décidé
lui-même, solitude voulue par la Constitution, ne pouvait demeurer à notre
tête. Là a commencé la dégénérescence de notre démocratie, déjà latente puisque
nous avions cessé d’en vivre et comprendre l’esprit. La gent politique a depuis
multiplié les apparences du contraire, les primaires pour que les différents
bords choisissent leur champion selon leurs militants ou électeurs en sont le
dernier avatar. Le plus tenace est de confondre « l’alternance au
pouvoir » avec la démocratie. De là vient aussi une bonne part de notre
immobilisme, puisque nous nous illusionnons sur notre marge collective
d’influence non le changement des équipes, mais celui des orientations de notre
pays et de notre consistance nationale.
J’ai
commencé d’analyser et de critiquer au jour le jour les initiatives et
comportements des responsables de notre vie sociale, économique et politique quand
se sont dites les deux propositions. Celle d’une partie l’ancienne opposition à
de Gaulle, devenue clairement la gauche, et celle de la succesion à de
Gaulle : Georges Pompidou et la majorité que son élection présidentielle
avait maintenue. Je n’ai jamais écrit à ce dernier, alors que si souvent je le
fais à votre adresse, par la poste ou par internet, aux bons soins de votre
secrétaire général, mais j’avais à l’époque la tribune de plusieurs journaux et
je visais plus mes contemporains, mes aînés, car je n’avais que le tiers des
années que je porte aujourd’hui en mémoire mais aussi en fatigue, mieux doté
mais moins énergique. J’étais donc vraiment lu par le chef de l’Etat, bien plus
attentivement que selon sa boîte à lettres ou la disposition de ses parapheurs [2].
Concomitance ? fait de mon âge et des thèmes que j’essaye d’évoquer ou de
traiter ? en même temps que la France a perdu le sens et l’utilisation des
axes qui avaient été les siens pendant trois ou quatre décennies, les médias
écrits se sont fermés à des collaborations occasionnelles, non professionnelles
quand elles ne sont pas la plume d’une grande notoriété ou d’un organisme. Fluidité
et ouverture des époques d’espérance. Je pâtis qu’elles ne soient plus, mais
vous y avez gagné que je m’adresse à vous. Et j’y ai gagné de comprendre que la
tolérance, la passivité puis la désespérance de beaucoup de nous face à la
médiocrité de ce qui se fait ou ne se fait pas, en notre nom, chez nous et pour
l’Europe, sont votre faute, plus encore que celle de vos prédécesseurs
immédiats car tout est devenu clair aujourd’hui. Il nous faut revenir à l’air
libre, et les plus enfermés sont les acteurs et candidats politiques. Les
campagnes démesurément ostentatoires et couteuses pour les primaires se disant
de la droite et du centre, le crient.
Monsieur
le Président de la République,
ce que
j’essaye de vous faire partager avec moi ne m’est pas propre. C’est je crois la
réflexion de tous les Français. Je constate, en tâchant de vous écrire qu’il
n’est pas facile de réfléchir aux formes actuelles de notre vie mentale
collective, à partir desquelles tout se déduit, de notre organisation pratique,
institutionnelle à notre effort de solidarité et de redressement. Et je reviens à notre exemple du début, les
options de la France libre et la relation des compagnons de la Libération au
pays qu’ils voulaient libérer et voir ressurgir, et à celui qu’ils reconnaissaient
– tous – comme l’incarnation de leur mouvement et de leur espérance. Votre
responsabilité n’était certainement pas aussi claire au moment de votre
campagne présidentielle d’il y a cinq ans et encore moins au jour de votre
élection et dans les heures où vous avez pris vos fonctions.
J’essaye
aussi de formuler pour vous comme pour moi ce qu’en réalité je porte en moi
depuis ces mois et ces années qui suivirent le départ du général de Gaulle, le
28 Avril 1969 à midi. A l’époque, mes formulations étaient sommaires :
indépendance et participation. Cela s’affina avec l’évidence que l’opposition,
pas celle de droite, d’ailleurs innommée et qui avait mis de Gaulle en
ballotage le 5 Décembre 1965, puis en minorité à l’ultime référendum, mais
celle de gauche, était légitime. Bien davantage légitime que la succession
directe du premier président de notre Cinquième République, quelles que soient
les qualités, évidentes, majeures des deux premiers successeurs : Georges
Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing n’ont, avec le recul de l’Histoire, ni
démérité personnellement, ni endommagé nos patrimoines matériels et
intellectuels. Fortement, la comparaison avec eux de vos deux prédécesseurs
immédiats et de vous-même selon votre exercice actuel – pardonnez ma franchise –
accentue encore cette appréciation. Mais vous-même et l’ensemble du commentaire
audiovisuel, de l’historiographie immédiate, laissez la mémoire de chacun, et
donc notre mémoire nationale contemporaine, à ses cours individuels. La
déploration devient courante qu’on ne puisse plus formuler ce que l’on appelle
nouvellement un « récit national » sans d’ailleurs en définir ni la
forme ni le contenu. Cela peut se réparer, mais la considération, l’analyse, le
discernement de nos périodes successives, des exercices gouvernementaux de ces
dernières années ne se font plus. Nous y avions pourtant excellé. Nous nous
connaissions nous-même. Histoire, géographie, psychologie allaient bien
ensemble. .
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