Dimanche 1er
Novembre 1964
carrefour
du Capitaine. dans une tente – nuit noire au dehors.
Pour la première fois, je
ressens concrètement le fait que j’ai quitté la Troupe. Déjà hier soir, en
allant prendre la tente CT au local, je ne me suis pas senti « chez
moi » comme je le sentais pendant les trois dernières années. Les garçons
que j’ai rencontrés : Olivier, Hubert, Patrick, Pascal ont été gentils, et
loquaces, mais quelque chose avait changé entre nous. C’est peut-être
maintenant que l’amitié pourrait naître, alors que nous n’avons plus à nous
voir mais que nous pouvons nous voir. Il faut reconnaître que dans la plupart
des cas, cette amitié n’existera pas. Nos rapports s’établiront plutôt – au
plan plus vrai, plus efficace, mais moins sensible, moins chargé de chaleur
humaine et de consolation, de la Communion des Saints. Je les porterai dans mon
souvenir, dans ma prière, dans mon cœur, comme je l’ai d’ailleurs fait de plus
en plus tandis que j’étais leur chef. Feront-ils de même ? Pourquoi me le
demander d’ailleurs.
J’ai assisté à
Saint-Jean-aux-Bois, à une messe de deux troupes scoutes à 17 heures 30. Il y a
juste deux ans, la troupe campait au carrefour du Capitaine où je suis à
présent (ma tente était placée au même endroit), et nous avions dit la Messe au
même endroit. Nostalgie assez poignante pendant cette messe, et en entrant dans
ma tente, ce soir, cette tente que n’entourent plus quatre ou cinq tentes de
patrouille, cette tente d’où je n’ai plus la sensation physique de veiller sur
une trentaine de garçons. A la recherche du temps perdu ? non, car je suis
convaincu que des jours plus grands m’attendent, que le bonheur m’est promis,
et que je suis heureux, détendu en ce moment. Je ne regrette pas, je me
rappelle avec émotion.
La forêt ne m’a pas
particulièrement rendu joyeux, et méditatif, cet après-midi. Et pourtant la
paix et la joie sont là. Mais c’est plus profond, moins sensible, moins
sentimental. J’ai le sentiment d’avoir raison d’être là. Je ne me sens
absolument pas seul. Mais pas d’enthousiasme, pas de joie débordante.
Simplement, l’impression d’être moi-même et en équilibre stable. Tout va bien.
Je suis au calme. Au fond, on peut prier Dieu, beaucoup plus simplement qu’on
ne le croit, et on peut être joyeux, beaucoup plus gravement et beaucoup moins
sensiblement qu’on le croit. Ce qui m’a frappé, cet après-midi, ce ne sont pas
les couleurs, les arbres, auxquels je m’attendais un peu, c’est l’ôdeur.
L’ôdeur de la terre, indescriptible. L’ôdeur des feuilles. On peut – je crois –
se souvenir d’une image (en en formant une pareille). Mais je crois impossible
se de rappeler ou d’imaginer une ôdeur. C’est par l’odorat que al forêt s’est
imposée à moi. Qu’elle est devenue réelle, et non plus imaginaire. Et il m’a
fallu un chemin, pour le comprendre. Car la route goudronnée qui m’a semblé
longue , et que j’ai suivie pendant deux heures, ne sentait rien.
Ciel blafard et mou. Pas de
lumière. Un ciel laiteux. Mais les couleurs sont elles-mêmes. Aucune clarté.
Aucune brillance ne les rehausse. Elles sont couleurs. Le rouge est rouge.
L’orange est l’orange. La jaune est jaune. Tout est mat. Guère d’ombre. Pas de refets.
Mais des superpositions, des additions, des tons sur tons, des plans divers,
des éloignements, des perspectives. Parce que tout est immobilité. Parfois,
quelque arbuste secoue ses feuilles. Et l’on entend ce bruit, comme s’il était
le seul de la forêt. Ce soir, ce sont d’autres bruits qui se font entendre,
avec la nuit. Comme s’ils n’attendaient que l’obscurité pour surgir, ou comme
s’il fallait la nuit pour les entendre.
Que d’expériences curieuses,
on fait la nuit. En revenant de Saint-Jean-aux-Bois (car j’y suis retourné
après la messe pour prendre quelques poses de l’intérieur illuminé), je en
voyais pas mon épaule. Tout était noir d’encre. Le seul moyen de me diriger
était de sentir le chemin sous mes pieds, et les feuilles qui jonchent la fûtaie
à droite et à gauche, étaient mes alliées qui grinçaient sous mes pas, dès que
je perdais le chemin. Puis, tout est devenu clair, et j’ai pu arriver au
carrefour. Pour retrouver ma tente, je me suis d’abord complètement perdu ou
plutôt, je n’en ai pas eu l’impression. Mais ne trouvant pas, je me suis
soudain vu déboucher sur un chemin. Pendant quelques secondes, je ne l’ai pas
reconnu. En fait, je venais de ce chemin. C’est au fond, pendant les instants
où tel ou tel obhjet très familier nous reste inconnu, qu’on le voit le mieux,
car on le voit tel qu’il est. J’ai vu le chemin tel qu’il était : deux
bandes de sable plus clair qui se distinguaient dans la nuit. Alors que mon
chemin n’existait que charnellement, il existe en tant, comme menant de ma tente
au carrefour.
Peut-être en est-il ainsi
des êtres ? Ainsi, hier soir, Papa, qui m’a tenu de si beaux propos. La
beauté et l’amour qui seuls comptent. C’était bouleversant. Mais je ne pouvais
le comprenbdre et le goûter qu’en faisant abstraction de toute la nervosité et
l’égoisme que j’ai souvent à l’égard de mon père, et qu’en essayant de
découvrir un ami, un inconnu, un être très proche, très semblable, et aimé de
Dieu et qui – s’appelle pourtant : Papa !
______
Ce matin, à la Trinité,
pendant la messe, et n’ayant pas de missel, j’ai soudain réalisé que la fête de
la Toussaint était la fête de tout le monde, que c’est la fête de la Communion
des saints. Et que cette communion, qui est la plus grande réalité qui soit,
après celle de Dieu, et qui vient de Dieu-même, était composée des âmes du
ciel, du purgatoire et des âmes militant sur cette terre. C’était aussi un peu
notre fête. J’ai d’autant plus regretté de ne pouvoir communier. Surtout à la
seconde messe : celle de ce soir, avec les deux troupes. J’ai d’abord eu
le désir humain de m’associer à eux. Et puis aussi, j’ai réalisé à quel point
une messe n’a pas de sens si on n’y communie pas.
Il est frappant de se rendre
compte que le dailogue, que tout dialogue est superficiel, et que le silence à
deux, le regard, ou même l’apparente indifférence sont plus chargés d’amour et
de communication. Ainsi, jeudi soir, en rentrant de Chassillé, il y a quinze
jours, dans l’auto., j’étais plus près que jamais d’André, lorsque nous ne
parlions pas. Et les dialogues que j’ai, ces trois derniers jours, étaient
beaucoup plus significatifs par la convergence de nos pensées, par le courant
d’affection qui nous portait que par les paroles échangées. Mme Caillaux, Père
Lamande, Papa.
Ce matin, j’ai fait le
trajet Paris-Chantilly avec Bernadette Sire. Nous nous sommes mutuellement
inspirés confiance et tout de suite, avons parlé de façon détendue, profonde et
vraie. Comme c’est intéressant, et comme c’est enrichissant, pour l’un et pour
l’autre.
__________
Merci, Seigneur, de cette
journée, de la joie que tu ne m’as pas fait éprouver pour qu’elle soit plus
vraie. Merci de tes arbres, de ta forêt, merci de ta bonté qui me rend ma
solitude légère, alors qu’elle pourrait être insupportable. Merci du calme que
tu me donnes, alors que ce pourrait être la tempête et le désespoir. Sans Toi,
rien de ce qui est, ne serait. Seigneur, Tu es vivant. Seigneur, Tu es vivant,
ressuscité et vivant, vivant et éternel. Et le bonheur que tu me donnes, et que
tu me donneras, n’aura pas de fin. Et le regret, et la nostalgie, et la
non-compréhension n’existeront plus. Et le dialogue ne signifiera plus rien
puisqu’il y aura communion. Et que nous serons tous unis dans Ton père, unis
dans sa lumière. Lumières reflétant sa lumière. Sources nous alimentant à la
source. Et nous boirons le même vin, et nous serons une même vigne. Et ce sera
la Toussaint tous les jours. Et il n’y aura plus de nuit, car le jour aura le
mystère et la profondeur de la nuit, et la nuit la clarté du jour, du
crépuscule à l’aurore.
Aurora lucis rutilat.
Seigneur, merci.
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